Marivaux 

Théâtre complet. Tome premier

 

Le Père prudent et équitable

 

Adresse

A Monsieur Rogier

Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges.

Monsieur,

Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite pièce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public.

Je pourrais ici trouver matière à un éloge sincère et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mêler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un très profond respect,

Monsieur,

Le très humble et très obéissant serviteur.

M***

 

Acteurs

Démocrite, père de Philine.

Philine, fille de Démocrite.

Toinette, servante de Philine.

Cléandre, amant de Philine.

Crispin, valet de Cléandre.

Ariste, bourgeois campagnard.

Maître Jacques, paysan suivant Ariste.

Le Chevalier.

Le Financier.

Frontin, fourbe employé par Crispin.

La scène est sur une place publique, d'où l'on aperçoit la maison de Démocrite.

 

Scène première

Démocrite, Philine, Toinette

Démocrite

Je veux être obéi; votre jeune cervelle

Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle.

Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant:

Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc.

Vous rechignez, je crois, petite créature!

Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure

Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour.

Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour!

Il s'offre trois partis: un homme de finance,

Un jeune Chevalier, le plus noble de France,

Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui.

Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui.

Il a de très grands biens, il est près du village;

Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge:

Mais qu'importe après tout? La jeune de Faubon

En est-elle moins bien pour avoir un barbon?

Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine;

Avec son vieux époux sans cesse elle badine;

Elle saute, elle rit, elle danse toujours.

Ma fille, les voilà les plus charmants amours.

Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme.

Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme:

Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux.

Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux,

Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre;

C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre,

Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès,

Peut-être ne viendront qu'après votre décès.

Philine

Si mon coeur...

Démocrite

Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse.

Vous suivez sottement votre amoureux caprice;

C'est faire votre bien que de vous résister,

Et je ne prétends point ici vous consulter.

 

Scène II

Philine, Toinette

Philine

Dis-moi, que faire après ce coup terrible?

Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible.

Quel malheur!

Toinette

Il est vrai.

Philine

Dans un tel embarras,

Plutôt que de choisir, je prendrais le trépas.

 

Scène III

Philine, Toinette, Cléandre, Crispin

Cléandre

N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre père?

A nous unir tous deux est-il toujours contraire?

Philine

Oui, Cléandre.

Cléandre

A quoi donc vous déterminez-vous?

Philine

A rien.

Cléandre

Je l'avouerai, le compliment est doux.

Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse,

Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse.

Nous sommes menacés du plus affreux malheur:

Sans alarme pourtant...

Philine

Doutez-vous que mon coeur,

Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes?

De nos communs chagrins je ressens les atteintes;

Mais quel remède, enfin, y pourrai-je apporter?

Mon père me contraint, puis-je lui résister?

De trois maris offerts il faut que je choisisse,

Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice.

Mais à quoi me résoudre en cette extrémité,

Si de ces trois partis mon père est entêté?

Qu'exigez-vous de moi?

Cléandre

A quoi bon vous le dire,

Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire?

Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien...

Philine

Arrêtez, je comprends, mais je n'en ferai rien.

Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chère.

Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire;

De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais.

Cléandre

Quoi!

Philine

Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais.

Cléandre

Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte.

Votre injuste froideur est enfin découverte.

N'attendez point de moi de marques de douleur;

On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur;

Et ce serait montrer une faiblesse extrême,

Par de lâches transports de prouver qu'on vous aime,

Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité.

Doit-on par des soupirs payer la cruauté?

C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence;

Je vais mettre à vous fuir mon unique constance;

Et si vous m'accablez d'un si cruel destin,

Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin.

Philine

Je ne vous retiens pas, devenez infidèle;

Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle;

Je ne regrette point un amant tel que vous,

Puisque de ma vertu vous n'êtes point jaloux.

Cléandre

Finissons là-dessus; quand on est sans tendresse

On peut faire aisément des leçons de sagesse,

Philine, et quand un coeur chérit comme le mien...

Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien.

Je vous ai mille fois montré toute mon âme,

Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme;

Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé;

Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé.

Mais, dussé-je, Philine, être accablé de haine,

Je sens que je ne puis renoncer à ma chaîne.

Adieu, Philine, adieu; vous êtes sans pitié,

Et je n'exciterais que votre inimité.

Rien ne vous attendrit: quel coeur! qu'il est barbare!

Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare.

Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux!

Plus content mille fois... Que je suis malheureux!

Adieu, chère Philine... (Il s'en va et il revient.) Avant que je vous quitte...

De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite.

Philine, s'en allant aussi et soupirant.

Ah!

Cléandre l'arrête.

Mais où fuyez-vous? arrêtez donc vos pas.

Je suis prêt d'obéir; et ne me fuyez pas.

Toinette

Votre père pourrait, Madame, vous surprendre;

Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre;

Finissez vos débats, et calmez le chagrin...

Crispin

Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin;

Faites la paix tous deux.

Toinette

Quoi! toujours triste mine!

Crispin

Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine?

Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur:

A raconter sa peine on sent de la douceur.

Chassez de votre esprit toute triste pensée.

Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée?

C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal;

Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal.

Nombre de gens, atteints de la même faiblesse,

Dans leur triste gousset logent la sécheresse:

Mais Crispin fut toujours un généreux garçon;

Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon.

Toinette

Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes,

C'est un fort bon moyen que de verser des larmes!

Retournez au logis passer votre chagrin.

Crispin

Et retournons au nôtre y prendre un doigt de vin.

Toinette

Que vous êtes enfants!

Crispin

Leur douloureux martyre,

En les faisant pleurer, me fait crever de rire.

Toinette

Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux!

Crispin

Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux!

Toinette

Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maître.

Hélas! que vous avez de peine à vous connaître!

Crispin

Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les.

On siffle bien aussi messieurs les perroquets.

Cléandre

Promettez-moi, Philine, une vive tendresse.

Philine

Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse.

Crispin

Quel aimable jargon! je me sens attendrir;

Si vous continuez, je vais m'évanouir.

Toinette

Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage!

Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage.

Votre père viendra.

Cléandre

Non, il ne suffit pas

D'avoir pour à présent terminé nos débats.

Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre,

Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre.

Philine, à Toinette.

De mon père tu sais quelle est l'intention.

Il m'offre trois partis: Ariste, un vieux barbon;

L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance;

Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence:

Il a de très grands biens, et mon père aujourd'hui

Pourrait le préférer à tout autre parti.

Il arrive en ce jour.

Toinette

Je le sais, mais que faire?

Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire.

Dans ta tête, Crispin, cherche, invente un moyen.

Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien.

Remue un peu, Crispin, ton imaginative.

Crispin

En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive.

Toinette

Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver.

Crispin, tout d'un coup en enthousiasme.

Silence! par mes soins je prétends vous sauver.

Toinette

Dieux! quel enthousiasme!

Crispin

Halte là! mon génie

Va des fureurs du sort affranchir votre vie.

Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs,

Et vous allez par moi voir finir vos malheurs.

Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre,

Si Crispin est pour vous...

Toinette

Quel bruit pour ne rien faire!

Crispin

Osez-vous me troubler, dans l'état où je suis?

Si ma main... Mais, plutôt, rappelons nos esprits.

J'enfante...

Toinette

Un avorton.

Crispin

Le dessein d'une intrigue.

Toinette

Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue?

Venons, venons au fait.

Crispin

Enfin je l'ai trouvé.

Toinette

Ha! votre enthousiasme est enfin achevé.

Crispin, parlant à Philine.

D'Ariste vous craignez la subite arrivée.

Philine

Peut-être qu'à ce vieux je me verrais livrée.

Crispin, à Cléandre.

Vaines terreurs, chansons. Vous, vous êtes certain

De ne pouvoir jamais lui donner votre main?

Cléandre

Oui vraiment.

Crispin

Avec moi, tout ceci bagatelle.

Cléandre

Hé que faire?

Crispin

Ah! parbleu, ménagez ma cervelle.

Toinette

Benêt!

Crispin

Sans compliment: c'est dans cette journée,

Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée?

Toinette

Sans doute.

Crispin

Du voyage il perdra tous les frais.

Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais.

Quand il sera parti, je prendrai sa figure:

D'un campagnard grossier imitant la posture,

J'irai trouver ce père, et vous verrez enfin

Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin.

Toinette

Mais enfin, lui parti, cet homme de finance,

De La Boursinière, est rival d'importance.

Crispin

Nous pourvoirons à tout.

Toinette

Ce chevalier charmant?...

Crispin

Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent:

Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse.

Qu'il y cherche fortune.

Toinette

Hé oui, mais le temps presse.

Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir

A chasser tous les trois, et même dès ce soir.

Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse,

Des deux autres messieurs...

Crispin

J'ai des tours de souplesse

Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin

De quelque habit de femme.

Cléandre

Hé bien! j'en aurai soin:

Va, je t'en donnerai.

Crispin

Je connais certain drôle,

Que je dois employer, et qui jouera son rôle.

Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit:

Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien:

Tout doit vous réussir, cet oracle est certain.

Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette,

Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrête.

Cléandre

Adieu, chère Philine.

Philine

 

Scène IV

Cléandre, Crispin

Cléandre

Mais dis, Crispin,

Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin?

Crispin

Reposez-vous sur moi, dormez en assurance,

Et méritez mes soins par votre confiance.

De ce que j'entreprends je sors avec honneur,

Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur.

Cléandre

Que tu me rends content! Si j'épouse Philine,

Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine.

Crispin

Je savais autrefois quelques mots de latin:

Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin,

De tous les temps, celui que garde ma mémoire.

C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire,

Vous dites au futur: Ca, tu seras payé;

Pour de présent, caret: vous l'avez oublié.

Cléandre

Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine.

Crispin

Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne.

Sortons; mais quel serait ce grand original?

Ma foi, ce pourrait bien être notre animal.

Allez chez vous m'attendre.

 

Scène V

Crispin, Ariste, Maître Jacques, suivant Ariste.

Maître Jacques

C'est là, monsieur Ariste:

Velà bian la maison, je le sens à la piste;

Mais l'homme que voici nous instruira de ça.

Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau.

Que cherchez-vous, Messieurs?

Ariste

Ne serait-ce pas là

La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite?

Maître Jacques

Je sons partis tous deux pour lui rendre visite.

Crispin

Oui, que demandez-vous?

Ariste

J'arrive ici pour lui.

Maître Jacques

C'est que ce Démocrite avertit celui-ci

Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie;

Je venions assister à la çarimonie.

Je devons épouser la fille de Jacquet,

Et je venions un peu voir comment ça se fait.

Crispin

Est-ce Ariste?

Ariste

C'est moi.

Maître Jacques

Velà sa portraiture,

Tout comme l'a bâti notre mère nature.

Crispin

Moi, je suis Démocrite.

Ariste

Ah! quel heureux hasard!

Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard.

Crispin

Vous vous moquez de moi.

Maître Jacques

Velà donc le biau-père?

Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystère

Que je vous dégauchisse un petit compliment,

En vous remarcissant de votre traitement.

Crispin

Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille

Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille.

On nous a fait de vous un si sage récit.

Ariste

Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit.

Maître Jacques

Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage

Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage;

Mais, margué! je m'en doute.

Crispin

Il ne me sied pas bien

De la louer moi-même et d'en dire du bien.

Vous en pourrez juger, elle est très vertueuse.

Maître Jacques

Biau-père, dites-moi, n'est-elle pas rêveuse?

Crispin

Monsieur sera content s'il devient son époux.

Ariste

C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux;

Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite...

Maître Jacques, vite.

C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite.

Il était emplouyé dans un très grand emploi;

Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi.

Il avait un biau train; quelques farmiers venirent;

Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent

A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris

Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis;

Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire,

Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre.

Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là,

Et de ci les valets, et les cheviaux de là;

Et Monsieur, bien fâché d'une telle avanie,

S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie.

Ariste

Le fait est seulement que, lassé du fracas,

Le séjour du village a pour moi plus d'appas.

Maître Jacques, apercevant Toinette à une fenêtre.

Ah! le friand minois que je vois qui regarde!

Toinette, à la fenêtre.

Eh! qui sont donc ces gens?

Maître Jacques

L'agriable camarde!

Biau-père, c'est l'enfant dont vous voulez parler?

Crispin

Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler.

Ma fille, descendez. (Il fait signe à Toinette.)

Maître Jacques

Morgué, qu'elle est gentille!

 

Scène VI

Ariste, Maître Jacques, Crispin, Toinette

Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas.

Fais ton rôle, entends-tu? je te nomme ma fille,

Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous,

Ma fille, et saluez votre futur époux.

Maître Jacques

Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse.

Ariste

Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse.

Madame a des appas dont on est si charmé,

Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé.

Toinette

Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable?

On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable;

En gros je suis parfaite, et charmante en détail:

Mes yeux sont tout de feu, mes lèvres de corail,

Le nez le plus friand, la taille la plus fine.

Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine.

Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet?

Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net.

Il est tout interdit.

Crispin

Tu réponds à merveilles;

Courage sur ce ton.

Maître Jacques

Ca ravit mes oreilles.

Ariste

Que veut dire ceci? veut-elle badiner?

Cet air et ses discours ont droit de m'étonner.

Toinette

Je vois que le pauvre homme a perdu la parole:

S'il devenait muet, papa, je deviens folle.

Parlez donc, cher amant, petit mari futur;

Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur?

Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine.

Je ferai désormais la fière et l'inhumaine.

Ariste

Je n'y comprends plus rien.

Toinette

Tourne vers moi les yeux,

Et vois combien les miens sont tendres amoureux.

Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse!

O trop heureux mortel de m'avoir pour maîtresse!

Ariste

Dans quel égarement...

Toinette

Vous ne me dites mot!

Je vous croyais poli, mais vous n'êtes qu'un sot.

Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure!

Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature,

Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui!

Ariste, bas.

La guenon!

Toinette

Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui.

Je suis, vous le savez, sujette à la migraine;

L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne.

Que je le hais déjà! je ne le puis souffrir.

S'il devient mon époux, ma vertu va finir;

Je ne réponds de rien.

Ariste

Quelle étrange folie!

Crispin

Son humeur est contraire à la mélancolie.

Ariste

A l'autre!

Crispin

Expliquez-vous, ne vous plaît-elle pas?

Ariste

Sans son extravagance elle aurait des appas.

Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles:

Ils auraient de l'argent à courir dans les villes.

Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous.

Maître Jacques

Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux.

La peste les étouffe.

Crispin

Mon humeur est mutine:

Point de bruit, s'il vous plaît, ou bien sur votre échine

J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara.

Maître Jacques

Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là!

 

Scène VII

Crispin, Toinette

Crispin

Il est congédié.

Toinette

*Grâces à mon adresse.

Crispin

Je te trouve en effet digne de ma tendresse.

Toinette

Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez.

Crispin

Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez?

Toinette

C'est trop se prodiguer.

Crispin

Je ne puis m'en défendre:

Les grands hommes souvent se plaisent à descendre.

Toinette

Démocrite paraît: adieu, songe au projet.

Crispin

Ne t'embarrasse pas: va, je sais mon sujet.

Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite,

Et je saurai chasser les autres dans la suite.

Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver:

Je ne m'écarte point, viens vite me trouver.

Toinette

Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au père.

Crispin

Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire.

 

Scène VIII

Démocrite, Toinette

Démocrite

Toinette!

Toinette

Eh bien! Monsieur?

Démocrite

Puisque c'est aujourd'hui

Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui

L'on prépare un régal: ma fille est prévenue...

Toinette

Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue;

Mais, pour être sa femme, il est un peu trop vieux.

Démocrite

Il a plus de raison.

Toinette

En sera-t-elle mieux?

La raison, à son âge, est, ma foi, bagatelle,

Et la raison n'est pas le charme d'une belle.

Démocrite

Mais elle doit suffire.

Toinette

Oui, pour de vieux époux;

Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux.

Un peu moins de raison, plus de galanterie;

Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie.

Démocrite

C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix:

Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois.

Toinette

Mais...

Démocrite

Mais retirez-vous, et gardez le silence!

Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence!

 

Scène IX

Démocrite, seul.

En effet, est-il rien de plus avantageux?

Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux,

Un jeune homme sans biens à trois partis sortables!

Que faire, sans le bien, des figures aimables?

S'il gagnait son procès, cet amant si chéri,

En ce cas, il pourrait devenir son mari:

Mais vider des procès, c'est une mer à boire.

 

Scène X

Démocrite, Le Chevalier de la Minardinière

Le Chevalier

C'est ici.

Démocrite, ne voyant pas le Chevalier.

C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire.

Le Chevalier

Le seigneur Démocrite est-il pas logé là?

Démocrite

Voulez-vous lui parler?

Le Chevalier

Oui, Monsieur.

Démocrite

Le voilà.

Le Chevalier

La rencontre est heureuse, et ma joie est extrême,

En arrivant d'abord, de vous trouver vous-même.

Philine est le sujet qui m'amène vers vous:

Mon bonheur sera grand si je suis son époux.

Je suis le chevalier de la Minardinière.

Démocrite

Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire;

Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir,

Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir.

Le Chevalier

Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille

Voudra bien consentir d'unir notre famille?

Démocrite

Je suis persuadé que vous lui plairez fort.

Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort;

Mais comme vous avez pressé votre visite,

Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite,

Elle est chez un parent, même assez loin d'ici.

Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui,

Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure.

Le Chevalier

Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure

Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas,

Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas.

Je reviens sur le soir.

 

Scène XI

Démocrite, seul.

Je fais avec prudence

De ne l'avoir trompé par aucune assurance.

Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux,

Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux.

Ariste et l'autre ici doivent bientôt se rendre,

Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre.

Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier,

Il faut attendre Ariste et notre financier.

L'heure approche, et bientôt...

 

Scène XII

Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste.

Crispin

Morbleu de Démocrite!

Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite.

Depuis longtemps ici que je la cherche en vain,

J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin.

Démocrite

Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire

Avec lui?

Crispin

Babillard, vous plaît-il de vous taire?

Vous interroge-t-on?

Démocrite

Mais c'est moi qui le suis.

Crispin

Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris.

Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille,

Et je suis toujours frais, grâce au jus de la treille.

Démocrite

Votre nom, s'il vous plaît?

Crispin

Et mon surnom aussi.

Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui.

Exprès pour épouser votre fille, je pense:

Car le doute est fondé dessus l'expérience.

Démocrite

Vous êtes goguenard; je suis pourtant charmé

De vous voir.

Crispin

Dites-moi, pourrai-je en être aimé?

Voyons-la.

Démocrite

Je le veux: qu'on appelle ma fille.

Crispin

Je me promets de faire une grande famille;

J'aime fort à peupler.

 

Scène XIII

Démocrite, Crispin, Philine

Démocrite

La voilà.

Crispin

Je la vois.

Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois.

Démocrite

Ma fille, c'est Ariste.

Crispin

Oh! oh! que de fontange!

Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange.

Philine

Eh! pourquoi les quitter?

Démocrite

Quelles sont vos raisons?

Crispin

Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons,

Il vous fera beau voir de rubans tout ornée!

Dans huit jours vous serez couleur de cheminée.

Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin:

Tantôt c'est au grenier, pour descendre du foin;

Veiller sur les valets, leur préparer la soupe;

Filer tantôt du lin, et tantôt de l'étoupe;

A faute de valets, souvent laver les plats,

Eplucher la salade, et refaire les draps;

Se lever avant jour, en jupe ou camisole;

Pour éveiller ses gens, crier comme une folle:

Voilà, ma chère enfant, désormais votre emploi,

Et de ce que je veux faites-vous une loi.

Philine

Dieux! quel original! je n'en veux point, mon père!

Démocrite

Ce rustique bourgeois commence à me déplaire.

Crispin

Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons:

Dans une basse-cour, des sabots seront bons.

Philine

Des sabots!

Démocrite

Des sabots!

Crispin

Oui, des sabots, ma fille.

Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille;

Et j'ai même un cousin, à présent financier,

Qui jadis, sans reproche, était un sabotier.

Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante,

Quand, au lieu de damas, habillée en servante,

Et devenue enfin une grosse dondon,

De ma maison des champs vous prendrez le timon.

Démocrite

Le prenne qui voudra: mais je vous remercie.

Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie.

Adieu, sieur campagnard: je vous donne un bonsoir.

Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir.

Laissons-le.

Crispin

Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse;

Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse;

Et que m'importe à moi!

 

Scène XIV

Crispin, seul.

Pour la subtilité,

Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né.

Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome

On ne trouverait pas un aussi galant homme.

Oui, je suis, dans mon genre, un grand original;

Les autres, après moi, n'ont qu'un talent banal.

En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire;

Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire.

Un modèle pareil va tous les effacer.

Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser;

Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice;

Un peu de vanité n'est pas un si grand vice.

Ce n'est pourtant pas tout: reste deux, et partant

Il faut les écarter; le cas est important.

Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite;

Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite.

Toinette m'en assure; elle veille au logis:

Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis.

Je connais nos rivaux: même, par aventure,

A tous les deux jadis je servis de Mercure.

Je vais donc les trouver, et par de faux discours,

Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours.

J'ai déjà prudemment prévenu certain drôle,

Qui d'un faux financier jouera fort bien le rôle.

Mais le voilà qui vient, notre vrai financier.

Courage, il faut ici faire un tour du métier.

Il arrive à propos.

 

Scène XV

Crispin, Le Financier

Le Financier, arrivant sans voir Crispin.

Oui, voilà sa demeure;

Sans doute je pourrai le trouver à cette heure.

Mais, est-ce toi, Crispin?

Crispin

C'est votre serviteur.

Et quel hasard, Monsieur, ou plutôt quel bonheur

Fait qu'on vous trouve ici?

Le Financier

J'y fais un mariage.

Crispin

Vous mariez quelqu'un dans ce petit village?

Le Financier

Connais-tu Démocrite?

Crispin

Hé! je loge chez lui.

Le Financier

Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-même aussi.

Crispin

Hé qu'y faire?

Le Financier

J'y viens pour épouser sa fille.

Crispin

Quoi! vous vous alliez avec cette famille!

Le Financier

Hé, ne fais-je pas bien?

Crispin

Je suis de la maison,

Et je ne puis parler.

Le Financier

Tu me donnes soupçon:

De grâce, explique-toi.

Crispin

Je n'ose vous rien dire.

Le Financier

Quoi! tu me cacherais?...

Crispin

Je n'aime point à nuire.

Le Financier

Crispin, encore un coup...

Crispin

Ah! si l'on m'entendait,

Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait.

Le Financier

Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!...

Crispin

Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse?

Le Financier

Ne t'embarrasse pas.

Crispin

Gardez donc le secret.

Je suis perdu, Monsieur, si vous n'êtes discret.

Je tremble.

Le Financier

Parle donc.

Crispin

Eh bien donc! cette fille,

Son père et ses parents et toute la famille,

Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer.

Le Financier

Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner.

Je venais de ce pas rendre visite au père,

Et peut-être, sans toi, j'eus terminé l'affaire.

A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir,

Je m'en retourne enfin à Paris dès ce soir.

Crispin

Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence.

Le Financier

Tiens!

Crispin

Je n'exige pas, Monsieur, de récompense.

Le Financier

Tiens donc.

Crispin

Vous le voulez, il faut vous obéir.

Adieu, Monsieur: motus!

 

Scène XVI

Le Financier, seul.

Qu'allais-je devenir?

J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage!

Elle m'eût apporté belle dot en partage!

Je serais bien fâché d'être époux à ce prix;

Je ne suis point assez de ses appas épris.

Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance,

A vrai dire, n'est pas de si grande importance.

Démocrite m'attend: avant que de quitter,

Il est bon de le voir et de me rétracter.

 

Scène XVII

Le Financier, Toinette, Démocrite

Le Financier frappe.

Toinette, à la porte.

Que voulez-vous, Monsieur?

Le Financier

Le seigneur Démocrite

Est-il là? je venais pour lui rendre visite.

Toinette

Démocrite, à une fenêtre.

Qui frappe là-bas? à qui donc en veut-on?

Le Financier répond.

Le seigneur Démocrite est-il en sa maison?

Démocrite

J'y suis et je descends.

Le Financier

Vous vous trompiez, la belle.

Toinette

D'accord. (Et à part.) C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle.

Tout ceci va fort mal: les desseins de Crispin,

Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin.

Je ne m'en mêle plus.

 

Scène XVIII

Le Financier, Démocrite

Le Financier

J'étais dans l'espérance

De pouvoir avec vous contracter alliance.

Un accident, Monsieur, m'oblige de partir:

J'ai cru de mon devoir de vous en avertir.

Démocrite

Vous êtes donc Monsieur de la Boursinière?

Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire

Peut, en si peu de temps, causer votre départ?

A cet éloignement ma fille a-t-elle part?

Le Financier

Non, Monsieur.

Démocrite

Permettez pourtant que je soupçonne;

Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne,

J'entrevois que peut-être ici quelque jaloux

Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous.

Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose;

D'un changement si grand apprenez-moi la cause.

J'y suis intéressé; car si des envieux

Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux,

Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire.

Il faut vous détromper.

Le Financier

Que pourrais-je vous dire?

Démocrite

Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer.

Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler.

Le Financier

N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin?

Démocrite

Moi? de ce nom je ne connais personne.

Le Financier

Le fourbe! il m'a trompé.

Démocrite

Eh bien donc? ce Crispin?

Le Financier

Il s'est dit de chez vous.

Démocrite

Il ment, c'est un coquin.

Le Financier

Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille.

Il en a dit autant de toute la famille.

Démocrite

D'un rapport si mauvais je ne puis me fâcher.

Le Financier

Mais il faut le punir, et je vais le chercher.

Démocrite

Allez, je vous attends.

Le Financier

Au reste, je vous prie,

Que je ne souffre point de cette calomnie.

Démocrite

J'ai le coeur mieux placé.

 

Scène XIX

Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier.

Démocrite, sans le voir.

Quelle méchanceté!

Qui peut être l'auteur de cette fausseté?

Frontin, contrefaisant le Financier.

Le rôle que Crispin ici me donne à faire

N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystère.

Démocrite, sans le voir.

Souvent, sans le savoir, on a des ennemis

Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis.

Frontin

Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite?

Je viens exprès ici pour lui rendre visite.

Démocrite

C'est moi.

Frontin

J'en suis ravi: ce que j'ai de crédit

Est à votre service.

Démocrite

Eh! mais, dans quel esprit

Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache,

M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fâche.

Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaît pas?

Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas.

Frontin

En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes.

Démocrite, bas.

Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes.

Frontin

Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom.

Démocrite

Il ne s'agit ici de nom ni de surnom.

Frontin

Vous êtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante:

Mon amitié pourtant n'est pas indifférente.

Démocrite

Finissons, s'il vous plaît.

Frontin

Je le veux. Dites-moi

Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi;

Je veux dès aujourd'hui lui donner sérénade.

Démocrite

Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade,

Que vous importe à vous?

Frontin

Je la connais fort bien;

Elle est riche, papa: mais vous n'en dites rien;

Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire.

Démocrite

Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystère.

Frontin

Vous le dites.

Démocrite

J'en jure.

Frontin

Oh! point de jurement.

Je ne vous en crois pas, même à votre serment.

Démocrite, entre nous, point tant de modestie.

Venons au fait.

Démocrite

Monsieur, avez-vous fait partie

De vous moquer de moi?

Frontin

Morbleu! point de détours.

Faites venir ici l'objet de mes amours.

La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise;

Et vous l'êtes aussi, papa, ne vous déplaise.

J'en suis ravi de même, et nous serons tous trois.

En même temps, ici, plus contents que des rois.

Savez-vous qui je suis?

Démocrite

Il ne m'importe guère.

Frontin

Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire.

Démocrite

Moi!

Frontin

Je gage que si. Je suis, pour abréger...

Démocrite

Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager.

Frontin

C'est qu'il a peur de perdre.

Démocrite

Eh bien! soit: je me lasse

De ce galimatias; expliquez-vous de grâce.

Frontin

Je suis le financier qui devait sur le soir,

Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir.

Démocrite, étonné.

Quelle est donc cette énigme?

Frontin

Un peu de patience;

J'adoucirai bientôt votre aigre révérence.

J'ai mille francs et plus de revenu par jour:

Dites, avec cela peut-on faire l'amour?

Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages.

Quand je me marierai, ma femme aura des pages.

Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux;

Un autre avec cela ferait le glorieux:

Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne:

Vous croiriez ma maison un pays de cocagne.

Voulez-vous voir mon train? il est fort près d'ici.

Démocrite

Je m'y perds.

Frontin

Ma livrée est magnifique aussi.

Papa, savez-vous bien qu'un excès de tendresse

Va rendre votre enfant de tant de biens maîtresse?

Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs.

Partagez-nous-en dix, et nous serons contents.

Après cela, mourez pour nous laisser le reste.

Dites, en vérité, puis-je être plus modeste?

Démocrite

Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier,

Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier;

Je ne puis démêler si c'est la fourberie,

Ou si ce n'est enfin que pure frénésie

Qui vous conduit ici: mais n'y revenez plus.

Frontin

Adieu, je mangerai tout seul mes revenus.

Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille,

J'abandonne à jamais votre ingrate famille.

Frontin sort en riant.

 

Scène XX

Démocrite, seul.

Je ne puis débrouiller tout ce galimatias,

Et tout ceci me met dans un grand embarras.

 

Scène XXI

Démocrite, Crispin, déguisé en femme.

Crispin

N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite?

Démocrite

Crispin

Vous êtes, dit-on, un homme de mérite;

Et j'espère, Monsieur, de votre probité,

Que vous écouterez mon infélicité:

Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte?

Démocrite

Ne craignez rien.

Crispin

O ciel! sois touché de ma plainte!

Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir,

Causé par un ingrat qui m'a su décevoir.

Démocrite

Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose?

Crispin

Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause:

Mais la force me manque, et, dans un tel récit,

Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit.

Démocrite

Calmez les mouvements dont votre âme agitée...

Crispin

Hélas! par les sanglots ma voix est arrêtée:

Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur.

Daigne le juste ciel terminer ma douleur!

J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure,

Qui sut de ses serments déguiser l'imposture,

Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments.

Hélas! de son bonheur je hâtai les moments.

Je l'épousai, Monsieur: mais notre mariage,

A l'insu des parents, se fit dans un village;

Et croyant avoir mis ma conscience en repos,

Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux,

Il différa toujours de m'avouer pour femme.

Je répandis des pleurs pour attendrir son âme.

Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir,

Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir.

Cet ingrat chevalier épouse votre fille.

Démocrite

Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille?

Crispin

Lui-même! vous voyez la noire trahison.

Démocrite

Cette action est noire.

Crispin

Hélas! c'est un fripon.

Cet ingrat m'a séduite: Ha Monsieur, quel dommage

De tromper lâchement une fille à mon âge!

Démocrite

Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler.

Crispin veut s'en aller.

Non, non, je vais sortir.

Démocrite

Pourquoi vous en aller?

Crispin

Ah! c'est un furieux.

Démocrite

Tenez-vous donc derrière;

Il ne vous verra pas.

Crispin

J'ai peur.

Démocrite

Laissez-moi faire.

 

Scène XXII

Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scène, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller.

Le Chevalier

Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir

Et que je dus partir de ces lieux dès ce soir,

J'ai cru devoir encor rétracter ma parole,

Résolu de ne point épouser une folle.

Je suis fâché, Monsieur, de vous parler si franc;

Mais vous méritez bien un pareil compliment,

Puisque vous me trompiez, sans un avis fidèle.

Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle;

Mais les fréquents accès qui troublent son esprit

Ne sont pas de mon goût.

Démocrite

Eh! qui vous l'a donc dit

Qu'elle eût de ces accès?

Le Chevalier

J'ai promis de me taire.

Celui de qui je tiens cet avis salutaire,

Je le connais fort bien, et vous le connaissez.

Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez.

Démocrite

Cet homme a déjà fait une autre menterie:

C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie;

Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi.

Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi?

Vous êtes interdit! que prétendiez-vous faire?

Vous marier deux fois?

Le Chevalier

Quel est donc ce mystère?

Démocrite

Vous devriez rougir d'une telle action:

C'est du ciel s'attirer la malédiction.

Et ne savez-vous pas que la polygamie

Est ici cas pendable et qui coûte la vie?

Le Chevalier

Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport?

Démocrite

Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort.

Le Chevalier

Eh bien?

Démocrite

C'est votre femme.

Le Chevalier

Ah! le plaisant visage,

Le ragoûtant objet que j'avais en partage!

Mais je crois la connaître. Ah parbleu! c'est Crispin,

Lui-même.

Démocrite, étonné.

Ce fripon, cet insigne coquin?

Le Chevalier

Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle,

Réponds donc!

Crispin

Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole.

Démocrite

Arrêtons ce maraud.

Crispin

Oui, je suis un fripon:

Ayez pitié de moi.

Le Chevalier

Mille coups de bâton,

Fourbe, vont te payer.

 

Scène XXIII

Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier

Le Financier

Ma peine est inutile,

Je crois que notre fourbe a regagné la ville,

Je n'ai pu le trouver.

Démocrite

Regardez ce minois;

Le reconnaissez-vous?

Le Financier

Eh! c'est Crispin, je crois.

Démocrite

C'est lui-même.

Le Financier

Voleur!

Crispin, en tremblant.

Ah! je suis prêt à rendre

L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre.

Démocrite, au financier.

Qui m'aurait envoyé tantôt certain fripon?

Il s'est dit financier, et prenait votre nom.

Le Financier

Le mien?

Démocrite

Oui, le coquin ne disait que sottises.

Le Financier, à Crispin.

N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises?

Crispin

Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal;

Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal.

Le Financier

Ah! monsieur l'hypocrite!

 

Scène XXIV

Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de Maître Jacques

Ariste

Il faut nous en instruire.

Maître Jacques

Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire.

Ariste

Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous?

Maître Jacques

C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous.

Velà, Monsieur, Ariste.

Démocrite, avec précipitation.

Ariste?

Maître Jacques

Oui, lui-même.

Démocrite

Mais cela ne se peut, ma surprise est extrême.

Ariste

C'est cependant mon nom.

Maître Jacques

J'étions venus tantôt

Pour le voir: mais j'avons trouvé queuque maraud,

Qui disait comme ça qu'il était Démocrite.

Mais le drôle a bian mal payé notre visite.

Il avait avec lui queuque friponne itou,

Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous:

Alle faisait la folle, et se disait la fille

De ce biau Démocrite; elle était bian habile.

Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà,

Qui venait pour les voir, les a tous plantés là.

Or j'avons vu tantôt passer ce méchant drôle;

J'ons tous deux en ce temps lâché quelque parole,

Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li",

A dit un paysan de ce village-ci.

Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose.

Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose,

Ai-je dit, moi. Pargué! pour être plus certain,

Je venons en tout ça savoir encor la fin.

Ariste

La chose est comme il dit.

Démocrite

C'est encor ton ouvrage,

Dis, coquin?

Crispin

Il est vrai.

Maître Jacques

Quel est donc ce visage?

C'est notre homme!

Démocrite, à Ariste.

C'est lui, mais le fourbe a plus fait,

Il m'a trompé de même, et vous a contrefait.

Crispin

Hélas!

Démocrite

Vous étiez trois qui demandiez ma fille;

Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille,

Ma fille aimait déjà, elle avait fait son choix,

Et refusait toujours d'épouser l'un des trois.

Je vous ménageai tous, dans la douce espérance

Avec un de vous trois d'entrer en alliance;

J'ignore les raisons qui poussent ce coquin.

Crispin

Je vais tout avouer: je m'appelle Crispin,

Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire.

Démocrite frappe.

Un laquais paraît qui fait venir Philine.

Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystère

A-t-elle quelque part?

Crispin

Vous allez le savoir:

Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir,

Et l'un des trois allait devenir votre gendre.

Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre;

Il aime votre fille, il en est fort aimé.

Or, étant son valet, dans cette extrémité,

Je m'offris sur le champ de détourner l'orage,

Et Toinette avec moi joua son personnage.

De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur;

Mais je me repens bien d'être né trop bon coeur:

Sans cela...

Démocrite

Franc coquin!

Et puis à sa fille qui entre.

Vous voilà donc, ma fille!

En fait de tours d'esprit, vous êtes fort habile,

Mais votre habileté ne servira de rien:

Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien.

Déterminez-vous donc.

Philine

Mettez-vous à ma place,

Mon père, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse.

Démocrite, à Crispin.

Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais.

Crispin, s'en allant.

Je puis dire avoir vu le bâton de bien près.

Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre.

Vous venez à propos: quoi! vous osez paraître!

 

Scène XXV et dernière

Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, Maître Jacques.

Cléandre

De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maître;

Pardonnez aux effets d'un violent amour,

Et vous-même dictez notre arrêt en ce jour.

Je me suis, il est vrai, servi de stratagème;

Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime?

On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux,

Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux.

Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille;

Mon procès est gagné, j'adore votre fille:

Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux...

Ariste

De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux.

Le Chevalier

A vos désirs aussi je suis prêt à souscrire

Le Financier

Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire.

Philine

Mon père, faites-moi grâce, et mon coeur est tout prêt

S'il faut à mon amant renoncer pour jamais.

Crispin

Hélas! que de douceur!

Toinette

Monsieur, soyez sensible.

Démocrite

C'en est fait, et mon coeur cesse d'être inflexible.

Levez-vous, finissez tous vos remerciements:

Je ne sépare plus de si tendres amants.

Ces messieurs resteront pour la cérémonie.

Soyez contents tous deux, votre peine est finie.

Crispin, à Toinette.

Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux.

Je suis pressé, Toinette.

Toinette

Es-tu bien amoureux?

Crispin

Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience,

Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance.

Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs:

Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs

Un seul ne suffit pas.

Toinette

Quelle est donc ta folie?

Que fais-tu?

Crispin

Je pelote en attendant partie.

Cléandre

Puisque vous vous aimez, je veux vous marier.

Crispin

Le veux-tu?

Toinette

J'y consens.

Crispin

Tu te fais bien prier!

 

L'Amour et la vérité

 

Dialogue entre l'Amour et la Vérité

Comédie en trois actes et en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720

Dialogue entre l'Amour et la Vérité

L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée.

La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour.

L'Amour. - Elle me regarde.

La Vérité. - Il m'examine.

L'Amour. - Je soupçonne à peu près ce que ce peut être; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire.

La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'êtes-vous pas l'Amour à la mode?

L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour.

La Vérité. - Vous, l'Amour!

L'Amour. - Oui, le voilà. Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'êtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie?

La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité même; je ne suis que cela.

L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas être.

La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage où vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie même. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu même, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent.

L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules.

La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé?

L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-être pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né.

La Vérité. - Comment cela?

L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger.

La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles?

L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouèrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus: il la désira.

La Vérité. - Le malhonnête.

L'Amour. - Mais, comme il craignait d'être rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprès de Vénus: Vous êtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprès d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon côté, moi.

La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure.

L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous êtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là-dessus, qui peut-être lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments où il n'est pas besoin d'être aimé pour être heureux.

La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune.

L'Amour. - Après ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprès de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chère? un moment de fragilité me donna pour frère ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour.

La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui?

L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutôt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractère si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux.

La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux.

L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientôt on le trouva plus badin que moi; moins gênant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagèrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures.

La Vérité. - Eh! que devîntes-vous alors?

L'Amour. - Quelques bonnes gens crièrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prêchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure.

La Vérité. - Il en pouvait bien être quelque chose.

L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'après les plus innocentes faveurs, d'après mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprès d'une femme, et cela s'appelait une déclaration.

La Vérité. - Ah! l'horreur!

L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poètes et les romanciers.

La Vérité. - Cela vous rebuta?

L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rêvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-être, disais-je en moi-même, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût où sont à présent les hommes, peut-être pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade où vous me voyez.

La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnâtes rien.

L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte: tout grenadier que je pensais être, dès que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire.

La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde.

L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes?

La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux.

L'Amour. - Vous avez raison.

La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dès qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidèles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'âge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folâtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lève avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire: Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour être un honnête homme auprès d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine être un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune.

L'Amour. - Il faut bien prendre patience.

La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser: je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage: l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage.

L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer?

La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux.

L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiègle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici?

La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans.

L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là?

La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes près de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltère; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs.

L'Amour. - Nous allons donc être voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens?

La Vérité. - Il est un peu fou.

L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre.

La Vérité. - Et moi, dans mon puits.

 

Divertissement

Ier air: gracieusement.

D'un doux regard elle vous jure

Que vous êtes son favori,

Mais c'est peut-être une imposture

Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri.

2e air: bourrée.

Dans le même instant que son âme

Dédaigneuse d'une autre flamme

Semble se déclarer pour vous,

Le motif de la préférence

Empoisonne la jouissance

D'un bien qui paraissait si doux.

La coquette ne vous caresse

Que pour alarmer la paresse

D'un rival qui n'est point jaloux.

3e air: menuet.

L'amant trahi par ce qu'il aime

Veut-il guérir presque en un jour?

Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-même

Est le remède de l'amour.

4e air: piqué.

Vous qui croyez d'une inhumaine

Ne vaincre jamais la rigueur,

Pressez, la victoire est certaine,

Vous ne connaissez pas son coeur;

Il prend un masque qui le gêne;

Son visage, c'est la douceur.

5e air: gracieusement.

Heureux, l'amant bien enflammé.

Celui qui n'a jamais aimé

Ne vit pas ou du moins l'ignore;

Sans le plaisir d'être charmé

D'un aimable objet qu'on adore

S'apercevrait-on d'être né?

6e air: piqué.

Tel qui devant nous nous admire,

S'en rit peut-être à quatre pas.

Quand à son tour il nous fait rire

C'est un secret qu'il ne sait pas;

Oh! l'utile et charmante ruse

Qui nous unit tous ici-bas;

Qui de nous croit en pareil cas

Etre la dupe qu'on abuse?

7e air: gracieusement

La raison veut que la sagesse

Ait un empire sur l'amour;

O vous, amants, dont la tendresse

Nous attaque cent fois le jour,

Quand il nous prend une faiblesse

Ne pouvez-vous à votre tour

Avoir un instant de sagesse?

Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant:

J'aimais Arlequin et ma foi,

Je crois ma guérison complète;

Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois

Qui peut-être, aussi bien que moi,

Ont besoin d'un coup de baguette.

 

Arlequin poli par l'Amour

 

Acteurs de la comédie

Comédie en un acte, en prose,

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720

Acteurs de la comédie

La Fée.

Trivelin, domestique de la Fée.

Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée.

Silvia, bergère, amante d'Arlequin.

Un berger, amoureux de Silvia.

Autre bergère, cousine de Silvia.

Troupe de danseurs et chanteurs.

Troupe de lutins.

 

Scène première

La Fée, Trivelin

Le jardin de la Fée est représenté.

Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment?

La Fée. - Parle.

Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vîtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui.

La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable?

Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin.

La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre: cela est encore fort naturel.

Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire: c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours après vous allez épouser le même Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'être infidèle; cela serait très vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable: quand une femme est fidèle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir être admirées; vous êtes de celles-là, moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure.

La Fée. - De la gloire à la place où je suis, je serais une grande dupe de me gêner pour si peu de chose.

Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons: vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous êtes en habit de conquête, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté: vous vous approchez, il bâille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort: voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scène si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-être chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie: Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux: Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'êtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la même force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les règles, le second mari doit gâter le premier.

La Fée. - Je vais te répondre en deux mots: la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bêtise ne me rebute point: j'aime, avec les grâces qu'il a déjà, celles que lui prêtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds: Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde: mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-être à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même: si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai.

Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tâchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin?

La Fée. - Non; car en l'épousant même je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre: et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi.

Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit: Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maître à danser.

 

Scène II

Arlequin entre, la tête dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maître à danser, la Fée, Trivelin

La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste: y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise?

Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. (Trivelin rit.)

La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. (Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin.) Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant?

Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem.

La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi?

Arlequin. - Non.

La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime?

Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lève la tête en se mettant à rire niaisement.

La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne?

Arlequin. - Oui-dà.

La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossièrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant.

Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise.

La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute: Baisez la vôtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit: La voilà, en revanche, recevez votre leçon.

Alors le maître à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet.

Arlequin. - Je m'ennuie.

La Fée. - En voilà donc assez: nous allons tâcher de vous divertir.

Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir.

 

Scène III

La Fée, Arlequin, Trivelin

Une troupe de chanteurs et danseurs.

La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d'elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle.

Un Chanteur, à Arlequin.

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, à ce vers, se lève niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, où est-il? (Il l'appelle:) Hé! hé!

Le Chanteur continue.

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut.

Le Chanteur continue en lui montrant la Fée.

Voyez-vous cet objet charmant,

Ces yeux dont l'ardeur étincelle,

Vous répètent à tout moment:

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drôle!

Une Chanteuse bergère vient, et dit à Arlequin.

Aimez, aimez, rien n'est si doux.

Arlequin, là-dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela.

La Chanteuse continue en le regardant.

Ah! que je plains votre ignorance.

Quel bonheur pour moi, quand j'y pense,

Elle montre le chanteur.

Qu'Atys en sache plus que vous!

La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous?

Arlequin. - Je sens un grand appétit.

Trivelin. - C'est-à-dire qu'il soupire après sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, après quoi nous irons manger.

Un paysan danse.

La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser?

Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon père, eh! je ne vois point ma mère!

La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra.

Ils sortent tous.

 

Scène IV

Silvia, Le Berger

La scène change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scène en habit de bergère, une houlette à la main, un berger la suit.

Le Berger.- Vous me fuyez, belle Silvia?

Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour.

Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens.

Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi.

Le Berger. - Voilà ce qui me désespère.

Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergères ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse: depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à être bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne.

Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-même.

Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fâchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous?

Le Berger. - Moi, je vous ai vue: voilà tout.

Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-être, mais ne me gênez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici.

Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise.

Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnête d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergères se cachent de cela.

Le Berger. - Personne ne nous voit.

Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres.

Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi.

Silvia. - Oui, oui.

 

Scène V

Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment après que Silvia a été seule.

Silvia. - Que ce berger me déplaît avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. (Et puis voyant Arlequin.) Mais qui est-ce qui vient là? Ah mon Dieu le beau garçon!

Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps: quand il s'est entièrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrête, et dit. - Vous êtes bien pressée?

Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas.

Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous?

Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien.

Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous êtes jolie!

Silvia. - Vous êtes bien obligeant.

Arlequin. - Oh point, je dis la vérité.

Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous êtes bien joli aussi, vous.

Arlequin. - Tant mieux: où demeurez-vous? je vous irai voir.

Silvia. - Je demeure tout près; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait.

Arlequin. - Ce berger-là vous aime?

Silvia. - Oui.

Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous?

Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout.

Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez?

Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé.

Arlequin. - Tout de bon?

Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais où demeurez-vous aussi?

Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison.

Silvia. - Quoi! chez la fée?

Arlequin. - Oui.

Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur.

Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chère amie?

Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas.

Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. (Et puis tendrement.) Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur.

Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours?

Arlequin. - Tant que je serai en vie.

Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un: il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous?

Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fâchent!

Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir?

Arlequin. - Sans faute. (En disant cela il lui prend la main et il ajoute:) Oh les jolis petits doigts! (Il lui baise la main et dit:) Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela.

Silvia rit et dit. - Adieu donc. (Et puis à part.) Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela.

Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner.

Arlequin. - Mon amie!

Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. (Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin.) Ah! c'est mon mouchoir, donnez.

Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit: - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie: qu'est-ce que vous en faites?

Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec.

Arlequin, en le déployant. - Et par où vous sert-il, afin que je le baise par là?

Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hâte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantôt.

Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi.

 

Scène VI

La fée, Trivelin

La scène change, et représente le jardin de la Fée.

La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté?

Trivelin. - Oui, goûté comme quatre: il excelle en fait d'appétit.

La Fée. - Où est-il à présent?

Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre.

La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est?

Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir.

La Fée. - Je suis ravie de ne m'y être point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus.

Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantôt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tâtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui?

La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper.

Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience?

La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tête, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle.

Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet.

La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous: qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire?

 

Scène VII

La Fée, Trivelin, Arlequin

Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage.

La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à côté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles.

Arlequin arrive au bord du théâtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement.

La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraît singulier. Où a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-être de bon augure.

Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc.

La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promène en long en chantant:

Ter li ta ta li ta.

La Fée. - Bonjour, Arlequin.

Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre très humble serviteur.

La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des manières! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici.

Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne?

La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? (Et puis à Arlequin.) Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin: enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs.

Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà.

La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là?

Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai.

Trivelin. - Il jase vraiment!

La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaît pas: mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez?

Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense.

La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? Où avez-vous pris ce mouchoir?

Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre.

La Fée. - A qui est-il?

Arlequin. - Il est à... (Et puis s'arrêtant.) Je n'en sais rien.

La Fée. - Il y a quelque mystère désolant là-dessous! Donnez-moi ce mouchoir! (Elle lui arrache, et après l'avoir regardé avec chagrin, et à part.) Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien.

Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir.

La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ôter, puisqu'il vous fait plaisir.

Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va.

La Fée, le regardant. - Vous me quittez; où allez-vous?

Arlequin. - Dormir sous un arbre.

La Fée, doucement. - Allez, allez.

 

Scène VIII

La Fée, Trivelin

La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue.

Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure où je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là?

La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraître aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grâces-là! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'être adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux où ils pourront se voir. Cherche de ton côté, va vite, je me meurs.

 

Scène IX

Silvia, une de ses cousines

La scène change et représente une prairie où de loin paissent des moutons.

Silvia. - Arrête-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientôt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dès qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau: vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergères sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientôt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire?

La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévère, cela entretient l'amour d'un amant.

Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir?

La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes.

Silvia. - Eh! comment s'en empêcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gêner.

La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine.

 

Scène X

Silvia, un moment après. - Que je suis inquiète! j'aimerais autant ne point aimer que d'être obligée d'être sévère; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une manière si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi.

 

Scène XI

Silvia, Arlequin

Arlequin arrive.

Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir!

Dès qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantôt il baise le mouchoir, tantôt il caresse Silvia.

Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur?

Silvia, en riant. - Oui, mon amant.

Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir?

Silvia. - Assez.

Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez.

Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage.

Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraît embarrassé.

Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela.

Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots.

Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins.

Arlequin, fâché. - Ne voilà-t-il pas encore? Allez, vous êtes une trompeuse.

Il pleure.

Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas.

Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié.

Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée.

Arlequin. - Non: quand on aime les gens, on ne les empêche pas de baiser sa main. (En lui offrant la sienne.) Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous.

Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là, là, consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empêchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ôterait votre amitié, on me l'a dit.

Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge: ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié.

Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident: toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guère, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie.

Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drôle! je le veux bien; mais avant ce marché-là, laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu.

Silvia. - Baisez, cela est juste.

Arlequin lui baise et rebaise la main, et après, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-être que le marché nous fâchera tous deux.

Silvia. - Eh! quand cela nous fâchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maîtres?

Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrêté?

Silvia. - Oui.

Arlequin. - Cela sera tout divertissant: voyons pour voir. (Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire.) M'aimez-vous beaucoup?

Silvia. - Pas beaucoup.

Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement...

Silvia, riant. - Eh! sans doute.

Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! (Et puis pour badiner encore.) Donnez-moi votre main, ma mignonne.

Silvia. - Je ne le veux pas.

Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien.

Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire.

Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fâché.

Silvia. - Vous badinez, mon amant?

Arlequin, comme tristement toujours. - Non.

Silvia. - Quoi! c'est tout de bon?

Arlequin. - Tout de bon.

Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc.

 

Scène XII

La Fée, Arlequin, Silvia

Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur!

Arlequin, après avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais.

Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi.

Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaît comme tout.

La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. (Elle retourne son anneau.)

Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah!

Arlequin, de son côté. - Ouf!

La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup!

Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là.

La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi.

Après ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire.

Silvia, touchée, dit. - Miséricorde!

La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas.

 

Scène XIII

Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-être qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle: allons. (Silvia là-dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit:) Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute: Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilège aux jambes.

A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever.

Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours!

Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous.

Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis.

Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlèvent en criant.

 

Scène XIV

La scène change et représente le jardin de la Fée.

La Fée paraît avec Arlequin, qui marche devant elle dans la même posture qu'il a fait ci-devant, et la tête baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraître aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergère! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle.

Arlequin, feignant d'être retombé dans sa bêtise. - Qu'est-ce que vous voulez?

La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix.

Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez.

La Fée. - Tu trembles pour elle.

Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne.

La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes.

Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colère contre nous.

La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaître les avantages que je t'offre.

Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous êtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage.

La Fée. - Eh! de quoi?

Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous.

La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas?

Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie.

La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant: si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-même.

Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. (Et puis vite.) Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir.

La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher.

Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous êtes bien fine, si vous êtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée.

La Fée. - Je me retirerai.

Arlequin. - La peste! vous êtes une sorcière, vous nous jouerez un tour comme tantôt, et elle s'en doutera: vous êtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette.

La Fée. - Je te le jure, foi de fée.

Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx.

La Fée. - C'est la même chose.

Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur.

La Fée, après avoir rêvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amène ici.

Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. (Il sort.)

 

Scène XV

La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergère sans être présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit: Appelons-le: Trivelin! Trivelin!

 

Scène XVI

La Fée, Trivelin

Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame?

La Fée. - Faites venir ici cette bergère, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'être point vu d'eux; après quoi, vous me redirez leur discours: entendez-vous? Soyez exact, je vous prie.

Trivelin. - Oui, Madame. (Il sort pour aller chercher Silvia.)

 

Scène XVII

La Fée, Silvia

La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. (Silvia entre. La Fée en colère.) Approchez, approchez.

Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empêcher de l'être.

La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. (Haut.) Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez.

Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire.

La Fée. - Arlequin va paraître ici: je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraîtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos côtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la dernière rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prêt pour votre supplice.

Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi: vous savez bien que cela est immanquable.

La Fée, en colère. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaînez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter.

Des esprit entrent.

Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible?

La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux.

Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela.

La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. (Aux esprits.) Otez-lui ses fers. (A Silvia.) Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'être contente: il va venir, attendez ici. (La Fée sort et les diables aussi.)

 

Scène XVIII

Silvia, Arlequin, Trivelin

Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-même. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient.

Arlequin entre alors triste et la tête penchée, il ne dit mot jusqu'auprès de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et après, Trivelin invisible entre.

Arlequin. - Mon amie!

Silvia, d'un air libre. - Eh bien?

Arlequin. - Regardez-moi.

Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hâte, qu'est-ce que vous voulez?

Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé?

Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir.

Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là, là, remettez-vous, mon petit coeur: dites, êtes-vous une perfide? Allez-vous être la femme d'un vilain berger?

Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai.

Arlequin, là-dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi.

Silvia, à part. - Le courage me manque.

Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche.

Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire?

Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac.

Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrêtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries: (Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à côté d'elle.) Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est.

Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise.

Silvia le soutient.

Trivelin, alors, paraît tout d'un coup à leurs yeux.

Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée.

Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans être vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur: aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidèle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué: soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre côté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous êtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné: elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidèle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tâcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dès qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-même d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maître. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira.

Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense.

Arlequin. - Oh! quel honnête homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards.

Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée.

 

Scène XIX

Arlequin, Silvia

Arlequin. - Ma chère amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela.

Silvia, en l'arrêtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours: on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. (La Fée entre.)

Arlequin, comme en colère. - Allons, petite coquine.

 

Scène XX

La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin

Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'être contente.

Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie!

Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drôle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant: une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. (Et puis Silvia dit à la Fée:) Madame, voulez-vous que je m'en aille?

La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin.

 

Scène XXI

La Fée, Arlequin

La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez

Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela: c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous êtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme.

La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc?

Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fâché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergères des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-être plus envie de moi, à cause que j'ai été si bête?

La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maître, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content?

Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! (Et lui prenant la main.) Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. (C'est son chapeau.) Et puis encore cela. (C'est son épée.)

Là-dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette:

Et je m'en vais mettre ce bâton à mon côté.

Quand il tient la baguette, La Fée, inquiète, lui dit:

Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez.

Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théâtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement!

La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin.

Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là; et soyez sage.

La Fée tombe sur le siège de gazon mis auprès de la grille du théâtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie.

Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantôt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorcière, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin où sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix.

 

Scène dernière

Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits

Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chère amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorcière aussi.

Il lui donne la baguette.

Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux.

A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit:

Vous êtes notre maîtresse, que voulez-vous de nous?

Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur.

Arlequin, fâché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. (A Silvia.) Donnez-moi ce bâton, afin que je les rosse.

Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat après les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin même.

Silvia, lui dit, en l'arrêtant. - En voilà assez, mon ami.

Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi.

Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'êtes donc plus si méchante?

La Fée retourne la tête en jetant des regards de fureur sur eux.

Silvia. - Oh! qu'elle est en colère.

Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maître; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement.

Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux: la compassion est une belle chose.

Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis après nous irons nous faire roi quelque part.

 

Annibal

 

Acteurs

Comédie en trois actes et en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720

Acteurs

Laodice, fille de Prusias.

Flaminius, ambassadeur romain.

Hiéron, confident de Prusias.

Amilcar, confident d'Annibal.

Flavius, confident de Flaminius.

Egine, confidente de Laodice.

La scène est dans le palais de Prusias.

 

Acte premier

 

Scène première

Laodice, Egine

Egine

Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes,

Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes.

Quel important sujet a pu donc aujourd'hui

Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui?

Laodice

Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie?

Egine

Laodice

Pourquoi faut-il que je le voie?

Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal.

O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal!

Ecoute, je veux bien t'apprendre, chère Egine,

Des pleurs que je versais la secrète origine:

Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats

Le même ambassadeur vint trouver Prusias.

Je n'avais jamais vu de Romain chez mon père;

Je pensais que d'un roi l'auguste caractère

L'élevait au-dessus du reste des humains:

Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains.

Je vis du moins mon père, orné du diadème,

Honorer ce Romain, le respecter lui-même;

Et, s'il te faut ici dire la vérité,

Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté.

Cependant ces respects et cette déférence

Blessèrent en secret l'orgueil de ma naissance.

J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour,

Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour,

Et d'un front couronné perdant toute l'audace,

Devant Flaminius n'oser prendre sa place.

J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain

Des regards qui marquaient un généreux dédain.

Mais du destin sans doute un injuste caprice

Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse:

Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens,

Et les siens, sans effort, confondirent les miens.

Jusques au fond du coeur je me sentis émue;

Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue.

Je perdis sans regret un impuissant courroux;

Mon propre abaissement, Egine, me fut doux.

J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée;

Mon père même alors sortit de ma pensée:

Je m'oubliai moi-même, et ne m'occupai plus

Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius.

Egine, ce récit, que j'ai honte de faire,

De tous mes mouvements t'explique le mystère.

Egine

De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur.

Sans doute, à votre tour, vous surprîtes le coeur.

Laodice

J'ignore jusqu'ici si je touchai son âme:

J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme;

J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien:

Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien.

Je le crus cependant, et si sur l'apparence

Il est permis de prendre un peu de confiance,

Egine, il me sembla que, pendant son séjour,

Dans son silence même éclatait son amour.

Mille indices pressants me le faisaient comprendre:

Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre;

Moi-même, que l'amour sut peut-être tromper,

Je les sens, et ne puis te les développer.

Flaminius partit, Egine, et je veux croire

Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire.

Hélas! pour revenir à ma tranquillité,

Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté!

J'appelai vainement la raison à mon aide:

Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède.

Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux,

En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux.

Je ne me servis plus d'un secours inutile;

J'attendis que le temps vînt me rendre tranquille:

Je le devins, Egine, et j'ai cru l'être enfin,

Quand j'ai su le retour de ce même Romain.

Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste

D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste?

Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains,

Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints?

D'où naîtraient dans mon coeur de si promptes alarmes?

Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes?

Cependant, chère Egine, Annibal a ma foi,

Et je suis destinée à vivre sous sa loi.

Sans amour, il est vrai, j'allais être asservie;

Mais j'allais partager la gloire de sa vie.

Mon âme, que flattait un partage si grand,

Se disait qu'un héros valait bien un amant.

Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime,

Je deviendrai bien moins épouse que victime.

N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui,

J'achèverai l'hymen qui doit m'unir à lui,

Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle,

Egine, il a ma foi; je lui serai fidèle.

Egine

Madame, le voici.

 

Scène II

Laodice, Annibal, Egine, Amilcar

Annibal

Puis-je, sans me flatter,

Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter?

Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage,

De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage:

C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur,

Quand on n'a plus de grâce à vanter son ardeur.

Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme,

M'invite en ce moment à vous parler, Madame.

On attend dans ces lieux un agent des Romains,

Et le roi votre père ignore ses desseins;

Mais je crois les savoir. Rome me persécute.

Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute;

Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi

Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi.

Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme

Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome.

A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur

M'en écarte aussitôt par un ambassadeur;

Je puis porter trop loin le succès de leurs armes,

Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes:

Et de l'ambassadeur, peut-être, tout l'emploi

Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi.

Il va même essayer l'impérieux langage

Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage;

Et ce piège grossier, que tend sa vanité,

Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté.

Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse,

Vous possédez du roi l'estime et la tendresse:

Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur

En demander ici l'usage en ma faveur.

Se soustraire au bienfait d'une âme vertueuse,

C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse.

Annibal, destiné pour être votre époux,

N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous:

Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire

Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire.

Laodice

Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur,

L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur.

L'inviolable foi que je vous ai donnée

M'associe aux hasards de votre destinée.

Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins,

Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins.

Croyez à votre tour que j'ai l'âme trop fière

Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une prière.

Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez,

Sera plus vertueux que vous ne le croyez:

Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne,

Vos intérêts n'ont pas besoin qu'on les soutienne.

Annibal

Non, je m'occupe ici de plus nobles projets,

Et ne vous parle point de mes seuls intérêts.

Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire

Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire.

Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur:

Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur.

Quand je serais réduit au plus obscur asile,

J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille,

Si d'un roi généreux les soins et l'amitié,

Le noeud dont avec vous je dois être lié,

N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance

Que ce bras fera foi de ma reconnaissance;

Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix,

Sur de nouveaux sujets établissant vos lois,

Justifiera l'honneur que me fait Laodice,

En souffrant que ma main à la sienne s'unisse.

Oui, je voudrais encor par des faits éclatants

Réparer entre nous la distance des ans,

Et de tant de lauriers orner cette vieillesse,

Qu'elle effaçât l'éclat que donne la jeunesse.

Mais mon courage en vain médite ces desseins,

Madame, si le roi ne résiste aux Romains:

Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être,

Deviendra par degrés son tyran et son maître;

Et que, si votre père obéit aujourd'hui,

Ce maître ordonnera de vous comme de lui;

Qu'on verra quelque jour sa politique injuste

Disposer de la main d'une princesse auguste,

L'accorder quelquefois, la refuser après,

Au gré de son caprice ou de ses intérêts,

Et d'un lâche allié trop payer le service,

En lui livrant enfin la main de Laodice.

Laodice

Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux,

Mon père le reçut comme un présent, des dieux,

Et sans doute il connut quel était l'avantage

De pouvoir acquérir des droits sur son courage,

De se l'approprier en se liant à vous,

En vous donnant enfin le nom de mon époux.

Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée;

Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée.

Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi,

Si jamais les Romains disposeront de moi;

Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre

Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre.

Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui

Juger si vous aurez besoin de mon appui.

 

Scène III

Prusias, Annibal, Amilcar

Prusias

Enfin, Flaminius va bientôt nous instruire

Des motifs importants qui peuvent le conduire.

Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir,

Et déjà je m'apprête à l'aller recevoir.

Annibal

Qu'entends-je? vous, Seigneur!

Prusias

D'où vient cette surprise?

Je lui fais un honneur que l'usage autorise:

J'imite mes pareils.

Annibal

Et n'êtes-vous pas roi?

Prusias

Seigneur, ceux dont je parle ont même rang que moi.

Annibal

Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaître

Des hommes, par abus appelés rois sans l'être;

Des esclaves de Rome, et dont la dignité

Est l'ouvrage insolent de son autorité;

Qui, du trône héritiers, n'osent y prendre place,

Si Rome auparavant n'en a permis l'audace;

Qui, sur ce trône assis, et le sceptre à la main,

S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain;

Des rois qui, soupçonnés de désobéissance,

Prouvent à force d'or leur honteuse innocence,

Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal

Expose en criminels devant son tribunal;

Méprisés des Romains autant que méprisables?

Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables!

Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats,

A de vils concurrents adjuge les Etats;

Ces clients, en un mot, qu'il punit et protège,

Peuvent de ses agents augmenter le cortège.

Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont,

Si vous devez encor imiter ce qu'ils font.

Prusias

Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie,

S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie,

Ce lâche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux,

Autant qu'à vous, Seigneur, me paraît odieux:

Mais donner au Sénat quelque marque d'estime,

Rendre à ses envoyés un honneur légitime,

Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser

Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser;

Je crois pouvoir enfin les imiter moi-même,

Et n'en garder pas moins les droits du rang suprême.

Annibal

Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié,

En courant au-devant des pas d'un envoyé!

C'est montrer votre estime, en produire des marques

Que vous ne croyez pas indignes des monarques!

L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi,

Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi?

Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie

L'âme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie?

Et quel est donc enfin le charme ou le poison

Dont Rome semble avoir altéré leur raison?

Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trône,

Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne;

Et d'un commun accord, ces maîtres des humains,

Sans s'en apercevoir, respectent les Romains!

O rois! et ce respect, vous l'appelez estime!

Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime.

Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement

Qui vous fait un devoir de votre abaissement.

Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance.

Au trône, votre place, attendez sa présence.

Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain,

Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin.

De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre

Des respects qu'à vous-même il ne voudrait pas rendre?

Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur

Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur,

Et vous apercevant dans une foule obscure,

Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure.

De combien cependant êtes-vous au-dessus

De chaque sénateur!...

Prusias

Seigneur, n'en parlons plus.

J'avais cru faire un pas d'une moindre importance:

Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance,

Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui

Des soins moins éclatants m'excusent envers lui.

 

Scène IV

Annibal, Amilcar

Amilcar

Seigneur, nous sommes seuls: oserais-je vous dire

Ce que le ciel peut-être en ce moment m'inspire?

Je connais peu le roi; mais sa timidité

Semble vous présager quelque infidélité.

Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zèle;

Sans doute il a dessein de vous être fidèle:

Mais un prince à qui Rome imprime du respect,

De peu de fermeté doit vous être suspect.

Ces timides égards vous annoncent un homme

Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome.

Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui

Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui?

Pendant que de ces lieux la retraite est facile,

M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile;

Et sans attendre ici...

Annibal

Nomme-moi des Etats

Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias.

Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides;

Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides.

Amilcar

Il en serait peut-être encor de généreux:

Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux:

Et si vous n'espériez d'épouser Laodice,

Peut-être à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice.

Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours

Que me dicte mon zèle et le soin de vos jours.

Annibal

Crois-tu que l'intérêt d'une amoureuse, flamme

Dans cet égarement pût entraîner mon âme?

Penses-tu que ce soit seulement de ce jour

Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour?

De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse;

J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse.

Nous tenterions en vain d'empêcher que nos coeurs

D'un amour imprévu ne sentent les douceurs.

Ce sont là des hasards à qui l'âme est soumise,

Et dont on peut sans honte éprouver la surprise:

Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien,

Et ne font de progrès qu'autant qu'on le veut bien.

Ce feu, dont on nous dit la violence extrême,

Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-même.

Laodice est aimable, et je ne pense pas

Qu'avec indifférence on pût voir ses appas.

L'hymen doit me donner une épouse si belle;

Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle:

Et jamais Annibal ne pourra s'égarer

Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer.

Mais je suis las d'aller mendier un asile,

D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile.

Où conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin

Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin.

Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime:

Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime.

Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur,

Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur.

S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cède,

Des crimes de son coeur le mien sait le remède.

Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi.

Mais sortons. Hâtons-nous de rejoindre le roi;

Ne l'abandonnons point; il faut même sans cesse,

Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse,

L'irriter contre Rome; et mon unique soin

Est de me rendre ici son assidu témoin.

 

Acte II

 

Scène première

Flavius, Flaminius

Flavius

Le roi ne paraît point, et j'ai peine à comprendre,

Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre.

Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état

Des ministres chargés des ordres du Sénat?

Malgré la dignité dont Rome vous honore,

Prusias à vos yeux ne s'offre point encore?

Flaminius

N'accuse point le roi de ce superbe accueil;

Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil.

J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme

Ennemi déclaré des respects dus à Rome.

Le roi de son devoir ne serait point sorti;

C'est du seul Annibal que ce trait est parti.

Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne,

Ne croit plus le respect d'usage sur le trône.

Annibal, de son rang exagérant l'honneur,

Sème avec la fierté la révolte en son coeur.

Quel que soit le succès qu'Annibal en attende,

Les rois résistent peu quand le Sénat commande.

Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir.

Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir.

Flavius

Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne.

Que vous ne venez pas pour le seul Artamène,

Et que la guerre enfin que lui fait Prusias

Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas.

En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystère;

Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire.

Flaminius

Déjà mon amitié te l'eût développé,

Sans les soins inquiets dont je suis occupé.

Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre,

Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre.

Voilà quel est ici mon véritable emploi,

Sans d'autres intérêts qui ne touchent que moi.

Flavius

Quoi! vous?

Flaminius

Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre.

Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre.

Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups

Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous.

Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage,

Rome était en danger d'obéir à Carthage.

Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui

Pourraient bien essayer de se servir de lui;

Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance

Avec moins de frayeur tenter l'indépendance:

Et Rome à les punir aurait un embarras

Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas.

Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites

Par ce même ennemi qui trouve des retraites,

Qui n'a jamais craint Rome, et qui même la voit

Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit;

Son audace, son nom et sa haine implacable,

Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable,

Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous

Qu'il va de Laodice être bientôt l'époux.

Ce coup est important: Rome en est alarmée.

Pour le rompre elle a fait avancer son armée;

Elle exige Annibal, et malgré le mépris

Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris,

Son orgueil inquiet en fait un sacrifice,

Et livre à mon espoir la main de Laodice.

Le roi, flatté par là, peut en oublier mieux

La valeur d'un dépôt trop suspect en ces lieux.

Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée,

Si contraire à la loi que Rome s'est donnée,

Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur

N'aurait peut-être pu sentir le déshonneur,

Cette Rome facile accorde à la princesse

Le titre qui pouvait excuser ma tendresse,

La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas

Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias.

Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-même

D'user ici pour lui d'une rigueur extrême.

Il le faut en effet.

Flavius

Mais depuis quand, Seigneur,

Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur?

L'aimable Laodice a-t-elle fait connaître

Qu'elle-même à son tour...

Flaminius

Prusias va paraître;

Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer

Ce que ma confiance ose te déclarer.

 

Scène II

Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi.

Flaminius

Rome, qui vous observe, et de qui la clémence

Vous a fait jusqu'ici grâce de sa vengeance,

A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous

Vous dire le danger où vous met son courroux.

Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre,

Entre Artamène et vous renouvellent la guerre.

Rome la désapprouve, et déjà le Sénat

Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat.

Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre

Quel parti là-dessus vous feriez bien de prendre;

Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas,

Recours à sa justice, et non à des combats.

Cet auguste Sénat, qui peut parler en maître,

Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être,

Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux,

Vous n'attendriez pas qu'il vous dît: je le veux.

Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce.

Vous allez vous juger en me faisant réponse.

Ainsi, quand le pardon vous est encore offert,

N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd.

Pour écarter de vous tout dessein téméraire,

Empruntez le secours d'un effroi salutaire:

Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois

Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix.

Présentez à vos yeux cette foule de princes,

Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces,

Les autres gémissants; abandonnés aux fers,

De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers.

Voilà, pour imposer silence à votre audace,

Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse.

Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins

Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains.

Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente,

Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente?

Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera

Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra?

Restez en paix, régnez, gardez votre couronne:

Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne.

Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaît;

Je ne vous connais point de plus grand intérêt.

Consultez nos amis: ce qu'ils ont de puissance

N'est que le prix heureux de leur obéissance.

Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition

Respecte un roi qui vit sous sa protection.

Prusias

Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage

Qui fait à tous les rois un si sensible outrage;

Que, sans me conseiller le secours de l'effroi,

Il dirait simplement ce qu'il attend de moi;

Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même

Ce front, qu'avec éclat distingue un diadème,

Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur

N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur.

Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace

Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place.

Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut,

Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut.

C'est de ses actions la raison qui décide,

Et l'outrage jamais ne le rend plus timide.

Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité

Qui de sa part encore n'est pas exécuté:

Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée

Pour venir me surprendre était déjà formée.

Son perfide dessein alors m'étant connu,

J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu.

Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice,

Et d'une lâcheté veut-il être complice?

Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison?

Vos alliés ont-ils le droit de trahison?

Et lorsque je suis prêt d'en être la victime,

M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime?

Flaminius

Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait?

A ce traité vous-même avez-vous satisfait?

Et pourquoi d'Artamène accuser la conduite,

Seigneur, si de la vôtre elle n'est que la suite?

Vous aviez fait la paix: pourquoi dans vos Etats

Avez-vous conservé, même accru vos soldats?

Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle,

Lui laisser soupçonner qu'elle était infidèle,

Et l'engager à prendre une précaution

Qui servît de prétexte à votre ambition?

Mais le Sénat a vu votre coupable ruse,

Et ne recevra point une frivole excuse.

Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux

Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux.

Songez-y; mais surtout tâchez de vous défendre

Du poison des conseils dont on veut vous surprendre.

Annibal

S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs,

Rome ira proposer son esclavage ailleurs.

Prusias indigné poursuivra la conquête

Qu'à lui livrer bientôt la victoire s'apprête.

Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui

Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui.

Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve,

Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve.

Flaminius

Le projet est hardi. Cependant votre état

Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat;

Et votre orgueil, réduit à chercher un asile,

Fournit à Prusias un espoir bien fragile.

Annibal

Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal

A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal.

Cet état où je suis rappelle une matière

Dont votre Rome aurait à rougir la première.

Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains

La victoire avait mis le destin des Romains?

Retracez-vous ce temps où par moi l'Italie

D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie.

Laissons de vains discours, dont le faste menteur

De ma chute aux Romains semble donner l'honneur.

Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource?

Parlez, quelqu'un de vous arrêta-t-il ma course?

Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis,

Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis.

De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse,

Le fer et l'esclavage allaient faire justice;

Et les rois, que soumet sa superbe amitié,

En verraient à présent le reste avec pitié.

O Rome! tes destins ont pris une autre face.

Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce

Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs,

Je laissai respirer ton peuple dans tes murs.

Il échappa depuis, et ma seule imprudence

Des Romains abattus releva l'espérance.

Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas,

Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras;

Et si Flaminius voulait parler sans feindre,

Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre.

En effet, si le roi profite du séjour

Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour,

S'il ose pour lui-même employer mon courage,

Je n'en demande pas à ces dieux davantage.

Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui,

Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui.

Je sais me corriger; il sera difficile

De me réduire alors à chercher un asile.

Flaminius

Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur,

S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur.

Du moins, cette lenteur et cette négligence

Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance;

Et l'aspect de nos murs si remplis de héros

Put bien vous conseiller le parti du repos.

Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique

N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique?

Serait-ce qu'il manquait à votre instruction

La honte d'être encor vaincu par Scipion?

Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire,

Et vous avez raison quand vous en faites gloire.

Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer

Tous les rois dont l'audace osera s'y fier.

Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre

Avait à soutenir le fardeau de la guerre.

L'univers attentif crut la voir en danger,

Douta que ses efforts pussent l'en dégager.

L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre

Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre,

Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin,

Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin,

Et que la terre après, détrompée et surprise,

Apprît à l'avenir à nous être soumise.

Annibal

A tant de vains discours, je vois votre embarras;

Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas.

Rome allait succomber: son vainqueur la néglige;

Elle en a profité; voilà tout le prodige.

Tout le reste est chimère ou pure vanité,

Qui déshonore Rome et toute sa fierté.

Flaminius

Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre:

Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre.

Annibal

Arrêtez, et cessez d'insulter au malheur

D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur;

Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne,

Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne

Doivent du moins apprendre aux Romains généreux

Qu'il a bien mérité d'être respecté d'eux.

Je sors; je ne pourrais m'empêcher de répondre

A des discours qu'il est trop aisé de confondre.

 

Scène III

Prusias, Flaminius, Hiéron

Flaminius

Seigneur, il me paraît qu'il n'était pas besoin

Que de notre entretien Annibal fût témoin,

Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse

Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce.

J'en ai qui de si près touchent cet ennemi,

Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi.

Prusias

Lui! vous me surprenez, Seigneur: de quelle crainte

Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte?

Flaminius

Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié

Travaille à vous sauver de son inimitié.

Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace

Ne lui plaît point dans ceux qui tiennent votre place.

Elle veut que les rois soient soumis au devoir

Que leur a dès longtemps imposé son pouvoir.

Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre

Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre;

De n'oublier jamais que ses intentions

Doivent à la rigueur régler leurs actions;

Et de se regarder comme dépositaires

D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dès qu'ils sont téméraires.

Voilà votre devoir, et vous l'observez mal,

Quand vous osez chez vous recevoir Annibal.

Rome, qui tient ici ce sévère langage,

N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage;

Et si les fiers avis offensent votre coeur,

Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur.

Cette Rome s'explique en maîtresse du monde.

Si sur un titre égal votre audace se fonde,

Si vous êtes enfin à l'abri de ses coups,

Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous.

Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle,

Si, lorsqu'elle voudra, votre trône chancelle,

Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut,

Cette Rome absolue en même temps le peut,

Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable,

Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable.

Le faible, s'il était le juge du plus fort,

Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort.

Annibal est chez vous, Rome en est courroucée:

Pouvez-vous là-dessus ignorer sa pensée?

Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su

Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu?

Prusias

Seigneur, de vos discours l'excessive licence

Semble vouloir ici tenter ma patience.

Je sens des mouvements qui vous sont des conseils

De ne jamais chez eux mépriser mes pareils.

Les rois, dans le haut rang où le ciel les fait naître,

Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maître;

Et sans en appeler à l'équité des dieux,

Leur courroux peut juger de vos droits odieux.

J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace,

Je me dispenserai d'excuser mon audace.

Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaît,

Et pouvoir ignorer quel est votre intérêt.

J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante,

Qu'il est avantageux de la rendre contente.

Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis

Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis.

Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance,

Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance.

Flaminius

Eh bien! daignez souffrir un avis important:

Je demande Annibal, et le Sénat l'attend.

Prusias

Annibal?

Flaminius

Oui, ma charge est de vous en instruire;

Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire.

Rome pour Laodice a fait choix d'un époux,

Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous.

Prusias

Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise.

Flaminius

En ce cas, du Sénat avouez l'entremise.

Après un tel aveu, je pense qu'aucun roi

Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi.

Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse

Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse,

Que sur ce même choix interrogeant son coeur,

Moi-même...

Prusias

Vous pouvez l'en avertir, Seigneur,

J'admire ici les soins que Rome prend pour elle,

Et de son amitié l'entreprise est nouvelle;

Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter

Ce que pour Annibal je dois exécuter.

 

Scène IV

Prusias, Hiéron

Hiéron

Rome de vos desseins est sans doute informée?

Prusias

Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée.

Hiéron

Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux

En est en même temps plus terrible pour vous.

Prusias

Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie

Dont cette Rome veut que je souille ma vie?

Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour,

Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour.

Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille,

De rendre sa valeur l'appui de ma famille,

De confondre à jamais son sort avec le mien,

Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien.

Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime,

S'attend-il que mon coeur achève par un crime?

Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur,

En profitant du coup, il en aurait horreur.

Hiéron

Non: de trop de vertu votre esprit le soupçonne,

Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne.

Ne vous y trompez pas: sa superbe fierté

Vous presse d'un devoir, non d'une lâcheté.

Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidèle,

Puisque lui résister c'est se montrer rebelle.

D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur,

Le péril du refus en ôte la noirceur.

Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire

Les dangereux conseils d'une fatale gloire?

Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux,

Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux?

Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse

D'accomplir sans égard une injuste promesse,

Egorgent par scrupule un monde de sujets,

Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits?

Prusias

Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice,

J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service.

Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats

De servir ses desseins, de fournir des soldats:

J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme,

Sa valeur gênerait l'insolence de Rome;

Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter,

Que ce qu'elle en connaît m'en ferait respecter;

Je me trompais; et c'est son épouvante même

Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrême.

Mais n'importe, Hiéron: Rome a beau menacer,

A rompre mes serments rien ne doit me forcer;

Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence

Peut produire pour moi la ferme résistance.

La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit;

Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit.

 

Acte III

 

Scène première

aodice, Egine

Laodice

Oui, ce Flaminius dont je crus être aimée,

Et dont je me repens d'avoir été charmée,

Egine, il doit me voir pour me faire accepter

Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter.

L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense,

Je ne sais point encor si c'est indifférence;

Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui

Me semble, grâce au ciel, expirer aujourd'hui.

Egine

Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame,

Oserait en ce jour se permettre votre âme?

Il faudrait l'oublier.

Laodice

Hélas! depuis le jour

Que pour Flaminius je sentis de l'amour,

Mon coeur tâcha du moins de se rendre le maître

De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naître.

Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur

Puisse avec fermeté vouloir être vainqueur?

Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce:

Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force;

Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas,

Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas.

Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture,

Se délivre du soin de guérir sa blessure.

C'est ainsi que le mien nourrissait un amour

Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour.

Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse!

Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse.

Mais que dis-je? ah! plutôt ne la rappelons plus:

Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius.

Egine

Contraignez-vous: il vient.

 

Scène II

Laodice, Flaminius, Egine

Flaminius, à part.

Quelle grâce nouvelle

A mes regards surpris la rend encor plus belle!

Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi,

N'a point à lui parler limité mon emploi.

Rome, à qui la vertu fut toujours respectable,

Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable

D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour

Ce qu'elle a pour la vôtre et d'estime et d'amour.

Je n'ose ici mêler mes respects ni mon zèle

Avec les sentiments que j'explique pour elle.

Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur

Que me prête le nom de son ambassadeur,

Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre

Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre,

Il a cru que le soin d'honorer la vertu

Ornait la dignité dont il m'a revêtu.

Madame, en sa faveur, que votre âme indulgente

Fasse grâce à l'époux que sa main vous présente.

Celui qu'il a choisi...

Laodice

Non, n'allez pas plus loin;

Ne dites pas son nom: il n'en est pas besoin.

Je dois beaucoup aux soins où le Sénat s'engage;

Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage.

Cependant vous dirai-je ici mon sentiment

Sur l'estime de Rome et son empressement?

Par où, s'il ne s'y mêle un peu de politique,

Ai-je l'honneur de plaire à votre république?

Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur,

Que le Sénat s'emporte à cet excès d'honneur.

Je n'aurais jamais cru qu'il vît comme un prodige

Des vertus où mon rang, où mon sexe m'oblige.

Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains,

En prive-t-il le coeur du reste des humains?

Et nous a-t-il fait naître avec tant d'infortune,

Qu'il faille nous louer d'une vertu commune?

Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous

L'honneur humiliant d'être admirés de vous.

Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'être ingrate,

Je rends grâce au Sénat, et son zèle me flatte!

Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant

Le choix de cet époux dont il me fait présent.

C'est en dire beaucoup: une telle entreprise

De trop de liberté pourrait être reprise;

Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner

Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner.

Non, son zèle a tout fait, et ce zèle l'excuse;

Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse;

Et c'est trop, entre nous, présumer des effets

Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits,

S'il pense que mon coeur, par un excès de joie,

Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie.

Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé

Est trop fait aux honneurs pour en être charmé.

D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme

Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome;

Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas

Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas;

Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon père!

Non: il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire.

Flaminius

Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux

Vous aime, et ne veut être agréé que de vous.

Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre père,

Hâteraient en ce jour une union si chère,

Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux,

Il vous aimerait trop pour vouloir être heureux.

Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage?

Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage

Pût à tant de révolte encourager son coeur,

Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur?

Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente,

Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante,

Fidèle, et qui, bravant l'injure des refus,

Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus.

Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie.

Arbitre de l'amant dont vous êtes chérie,

Que le courroux du moins n'ait, dans ce même instant,

Nulle part dangereuse à l'arrêt qu'il attend.

Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-être,

Et le vif intérêt que j'ai laissé paraître,

Sans en expliquer plus, vous instruisent assez.

Laodice

Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez,

Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore.

J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore.

Le reste est un secret où je ne dois rien voir.

Flaminius

Vous m'entendez assez pour m'ôter tout espoir;

Il faut vous l'avouer: je vous ai trop aimée,

Et pour dire encore plus, toujours trop estimée,

Pour me laisser surprendre à la crédule erreur

De supposer quelqu'un digne de votre coeur.

Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice

Pouvait en ma faveur disposer Laodice:

Mais après vos refus, qui ne m'ont point surpris,

Je ne m'attendais pas encor à des mépris,

Ni que vous feignissiez de ne point reconnaître

L'infortuné penchant que vous avez vu naître.

Laodice

Un pareil entretien a duré trop longtemps,

Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants;

Je voudrais que pour eux le sort plus favorable

Eût destiné mon coeur à leur être équitable.

Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux,

Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous.

Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre?

Vous rougiriez du mien, je rougirais du vôtre.

Flaminius

Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus!

N'êtes-vous pas Romaine avec tant de vertus?

Ah! pourvu que ce coeur partageât ma tendresse...

Laodice

Non, Seigneur; c'est en vain que le vôtre m'en presse;

Et quand même l'amour nous unirait tous deux...

Flaminius

Achevez; qui pourrait m'empêcher d'être heureux?

Vous aurait-on promise? et le roi votre père

Aurait-il?...

Laodice

N'accusez nulle cause étrangère.

Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons

Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons.

 

Scène III

Flaminius, seul.

Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée

A permettre mes feux s'est en vain abaissée.

Et moi, je l'aime encore, après tant de refus,

Ou plutôt je sens bien que je l'aime encor plus.

Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue?

Quel secret allait-elle exposer à ma vue?

Et quand un même amour nous unirait tous deux...

Où tendait ce discours qu'elle a laissé douteux?

Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidèle?

Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle,

Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...?

Mais à quel piège ici vais-je encor me livrer?

N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse,

M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse?

Le roi vient; et je vois Annibal avec lui.

Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui.

 

Scène IV

Prusias, Annibal, Flaminius

Prusias

J'ignorais qu'en ces lieux...

Flaminius

Non: avant que j'écoute,

Répondez-moi, de grâce, et tirez-moi d'un doute.

L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain.

A quel heureux époux destinez-vous sa main?

Prusias

Que dites-vous, Seigneur?

Flaminius

Est-ce donc un mystère?

Prusias

Ce que vous exigez ne regarde qu'un père.

Flaminius

Rome y prend intérêt, je vous l'ai déjà dit;

Et je crois qu'avec vous cet intérêt suffit.

Prusias

Quelque intérêt, Seigneur, que votre Rome y prenne,

Est-il juste, après tout, que sa bonté me gêne?

Flaminius

Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias:

Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas?

Prusias

Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice;

Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse,

Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé?

Annibal

De qui dépendez-vous, pour être interrogé?

Flaminius

Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grâce:

Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place?

Qu'y faites-vous enfin?

Annibal

J'y viens défendre un roi

Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi;

D'un roi dont Annibal embrasse la fortune,

Et qu'avec trop d'excès votre orgueil importune.

Je blesse ici vos yeux, dites-vous: je le croi;

Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi.

Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraître,

Je suis donc son ministre, et je le fais mon maître.

Flaminius

Dût-il de votre fille être bientôt l'époux,

Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux?

Qu'en dites-vous, Seigneur?

Prusias

Il me marque son zèle,

Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidèle.

Annibal

Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur

Que son agent voudrait jeter dans votre coeur

Déclarez avec qui votre foi vous engage:

J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage.

Flaminius

Qui doit donc épouser Laodice?

Annibal

C'est moi.

Flaminius

Annibal?

Annibal

Oui, c'est lui qui défendra le roi;

Et puisque sa bonté m'accorde Laodice,

Puisque de sa révolte Annibal est complice,

Le parti le meilleur pour Rome est désormais

De laisser ce rebelle et son complice en paix.

A Prusias.

Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire

De finir par l'aveu que je viens de lui faire,

Et vous devez juger, par son empressement,

Que Rome a des soupçons de notre engagement.

J'ose dire encor plus: l'intérêt d'Artamène

Ne sert que de prétexte au motif qui l'amène;

Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur,

Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur;

Que Rome craint de voir conclure un hyménée

Qui m'attache à jamais à votre destinée,

Qui me remet encor les armes à la main,

Qui de Rome peut-être expose le destin,

Qui contre elle du moins fait revivre un courage

Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage.

Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi;

Mais ses précautions trahissent son effroi.

Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice

D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice.

Son Sénat en bienfaits serait moins libéral,

S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal.

En vous développant sa timide prudence,

Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance,

Je veuille encourager votre honneur étonné

A confirmer l'espoir que vous m'avez donné.

Non, je mériterais une amitié parjure,

Si j'osais un moment vous faire cette injure.

Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi?

Est-ce d'être vaincu, de cesser d'être roi?

Si vous n'exercez pas les droits du rang suprême,

Si vous portez des fers avec un diadème,

Et si de vos enfants vous ne disposez pas,

Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats.

Mais vous les défendrez: et j'ose encor vous dire

Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire,

Pour qui cent mille bras peuvent se réunir,

Doit braver les Romains, les vaincre et les punir.

Flaminius

Annibal est vaincu; je laisse à sa colère

Le faible amusement d'une vaine chimère.

Epuisez votre adresse à tromper Prusias;

Pressez; Rome commande et ne dispute pas;

Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance,

Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance.

Le refus d'obéir à ses augustes lois

N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois.

C'est donc à Prusias à qui seul il importe

De se rendre docile aux ordres que j'apporte.

Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien;

Mais laissez-nous après un moment d'entretien.

Je vous cède l'honneur d'une vaine querelle,

Et je dois de mon temps un compte plus fidèle.

Annibal

Oui, je vais m'éloigner: mais prouvez-lui, Seigneur,

Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur.

 

Scène V

Flaminius, Prusias

Flaminius

Gardez-vous d'écouter une audace frivole,

Par qui son désespoir follement se console.

Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui

Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui.

Elle avait défendu qu'on lui donnât retraite;

Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrète:

Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous

Fasse grâce aux vaincus que proscrit son courroux.

Apaisez-la, Seigneur: une nombreuse armée

Pour venir vous surprendre a dû s'être formée;

Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats;

L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas.

Vous, de son désespoir instrument et ministre,

Qui n'en pénétrez pas le mystère sinistre,

Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil

Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil,

Vous périrez, Seigneur; et bientôt Artamène,

Aidé de son côté des troupes qu'on lui mène,

Dépouillera ce front de ce bandeau royal,

Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal.

Annonçant du Sénat la volonté suprême,

J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-même;

J'ai dû de son langage observer la rigueur:

Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur.

Connaissez-le, Seigneur: Laodice m'est chère;

Il doit m'être bien dur de menacer son père.

Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour,

Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour.

Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre

Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre.

Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi,

Et vous ne risquez rien ne refusant que moi.

Mon âme à vous servir n'en sera pas moins prête;

Mais, par reconnaissance, épargnez votre tête.

Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur,

Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur.

A présent trop frappé des malheurs que j'annonce,

Peut-être auriez-vous peine à me faire réponse;

Songez-y; mais sachez qu'après cet entretien,

Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien.

 

Scène VI

Prusias, seul.

Il aime Laodice! Imprudente promesse,

Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse!

Dois-je vous immoler le sang de mes sujets,

Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits?

Toi, dont j'admirai trop la fortune passée,

Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée?

Abattu sous le faix de l'âge et du malheur,

Quel fruit espères-tu d'une infirme valeur?

Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire!

Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire:

Sa lumière importune, en ce fatal moment,

N'est plus une ressource, et n'est qu'un châtiment.

En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice;

Si je ne suis un traître, il faut que j'y périsse.

Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts:

Je puis vivre en infâme, ou mourir dans les fers.

Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude?

Tu n'es déjà qu'un lâche à ton incertitude!

Mais ne puis-je, après tout, balancer sur le choix?

Impitoyable honneur, examinons tes droits.

Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne,

Assuré de ma perte, et certain de la sienne?

Quel projet insensé! La raison et les dieux

Me font-ils un devoir d'un transport furieux?

O ciel! j'aurais peut-être, au gré d'une chimère

Sacrifié mon peuple et conclu sa misère.

Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé:

Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé.

Le parti que je prends, dût-il même être infâme,

Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blâme.

Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains,

Et je vais donc livrer Annibal aux Romains,

L'exposer aux affronts que Rome lui destine!

Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine?

Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour?

Non, de Flaminius sollicitons l'amour.

Mais Annibal revient, et son âme inquiète

Peut-être a pressenti ce que Rome projette.

 

Scène VII

Prusias, Annibal

Annibal

J'ai vu sortir l'ambassadeur.

De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur?

Sans doute il aura fait des menaces nouvelles?

Son Sénat...

Prusias

Il voulait terminer vos querelles:

Mais il ne m'a tenu que les mêmes discours,

Dont vos longs différends interrompaient le cours.

Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse

De l'intérêt que Rome a pris à la princesse.

Il la verra peut-être, et je vais, de ce pas,

D'un pareil entretien prévenir l'embarras.

 

Scène VIII

Annibal, seul.

Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude

Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude.

Observons tout: la mort n'est pas ce que je crains;

Mais j'avais espéré de punir les Romains.

Le succès était sûr, si ce prince timide

Prend mon expérience ou ma haine pour guide.

Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux

Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux.

 

Acte IV

 

Scène première

aodice, seule.

Quel agréable espoir vient me luire en ce jour!

Le roi de mon amant approuve donc l'amour!

Auteur de mes serments, il les romprait lui-même,

Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime.

Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité

Que mon père m'ordonne une infidélité.

Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne

Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne.

Mais que vois-je? Annibal!

 

Scène II

Laodice, Annibal

Annibal

Enfin voici l'instant

Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend.

Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame,

Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon âme.

Dans un pareil danger, il doit m'être permis,

Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis.

J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire

D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire;

Et qu'à ce souvenir votre coeur excité,

Redouble encor pour moi sa générosité.

Je ne vous dirai plus de presser votre père

De tenir les serments qu'il a voulu me faire.

Ces serments me flattaient du bonheur d'être à vous;

Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux.

Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte;

Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte.

Instruisez Annibal; il n'a que vous ici.

Par qui de ses projets il puisse être éclairci.

Des devoirs où pour moi votre foi vous oblige,

Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige.

Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux

L'incorruptible ami que me laissent les dieux.

On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore

Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore.

Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui

Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui,

Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne

Des desseins où l'effroi peut-être l'abandonne.

Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main,

Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin.

Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse

La faveur que ma gloire attend de Laodice.

Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir?

Puis-je vivre, ou faut-il me hâter de mourir?

Laodice

Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-même

Et la gloire et le coeur de ce héros qui m'aime

Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux

Quelqu'un lui réservait un sort injurieux.

Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre,

Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre,

Vous devez être sûr qu'un coeur tel que le mien

Prendra les sentiments qui conviennent au sien;

Et que, me conformant à votre grand courage,

Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage,

Et que la seule mort pût vous en garantir,

Mes larmes couleraient pour vous en avertir.

Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles:

Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles;

Mon père est vertueux; et si le sort jaloux

S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous,

Si par de fiers tyrans sa vertu traversée

A faillir envers vous est aujourd'hui forcée,

Gardez-vous cependant de penser que son coeur

Pût d'une trahison méditer la noirceur.

Annibal

Je vous entends: la main qui me fut accordée,

Pour un nouvel époux Rome l'a demandée,

Voilà quel est le soin que Rome prend de vous.

Mais, dites-moi, de grâce, aimez-vous cet époux?

Vous faites-vous pour moi la moindre violence?

Madame, honorez-moi de cette confidence.

Parlez-moi sans détour: content d'être estimé,

Je me connais trop bien pour vouloir être aimé.

Laodice

C'est à vous cependant que je dois ma tendresse.

Annibal

Et moi, je la refuse, adorable Princesse,

Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux

S'immole en remplissant un devoir rigoureux;

Que d'un si noble effort le prix soit un supplice.

Non, non, je vous dégage, et je me fais justice;

Et je rends à ce coeur, dont l'amour me fut dû,

Le pénible présent que me fait sa vertu.

Ce coeur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime.

Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-même.

Si je le méritais, et que l'offre du mien

Pût plaire à Laodice et me valoir le sien,

Je n'aurais consacré mon courage et ma vie

Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie.

Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour,

Je serais un ingrat d'en croire mon amour.

Je verrai Prusias, résolu de lui dire

Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire,

Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon

Que mon âme inquiète a pris avec raison.

Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine;

Peut-être notre hymen est tout ce qui le gêne:

Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains

Un sort livré peut-être aux fureurs des Romains.

Quand même je fuirais, la retraite est peu sûre.

Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure;

C'est enhardir le crime; et pour l'épouvanter,

Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter.

Il ne m'importe plus d'être informé, Madame,

Du reste des secrets que j'ai lus dans votre âme;

Et ce serait ici fatiguer votre coeur

Que de lui demander le nom de son vainqueur.

Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence,

Et je n'ai pas besoin de cette confidence.

Je sors: si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours,

Laissez mes ennemis en terminer le cours.

Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire

Un trop pénible aveu des faiblesses d'un père.

S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras

Cède à mes ennemis le soin de mon trépas,

Et que, de leur effroi victime glorieuse,

J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse,

Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat

Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat.

Mais je vous quitte, on vient.

Laodice

Seigneur, le temps me presse.

Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse,

Vous m'estimez assez pour ne présumer pas

Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas.

 

Scène III

Laodice, Flaminius

Laodice

J'ai cru trouver en vous une âme bienfaisante;

De mon estime ici remplirez-vous l'attente?

Flaminius

Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter

De l'équité des lois que vous m'allez dicter?

Laodice

On vous a dit à qui ma main fut destinée?

Flaminius

Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnée...

Laodice

Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix

Dont trop longtemps la guerre a privé ses sujets,

En faveur de son peuple a bien voulu se rendre

Aux désirs que par vous Rome lui fait entendre.

Notre hymen est rompu.

Flaminius

Ah! je rends grâce aux dieux,

Qui détournent le roi d'un dessein odieux.

Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame,

Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme?

Laodice

Oui, Seigneur, vous serez content à votre tour,

Si vous ne trahissez vous-même votre amour.

Flaminius

Moi, le trahir! ô ciel!

Laodice

Ecoutez ce qui reste.

Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste.

Ce héros qu'aujourd'hui vous demandez au roi,

Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi;

Que de sa sûreté cette foi fut le gage;

Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage.

Les droits qu'il eut sur moi sont transportés à vous;

Mais enfin ce guerrier dut être mon époux.

Il porte un caractère à mes yeux respectable,

Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable.

Sauvez donc ce héros: ma main est à ce prix.

Flaminius

Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris?

Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse?

Est-ce de votre haine une fatale adresse?

Cherchez-vous un refus, et votre cruauté

Veut-elle ici m'en faire une nécessité?

Votre main est pour moi d'un prix inestimable,

Et vous me la donnez si je deviens coupable!

Ah! vous ne m'offrez rien.

Laodice

Vous vous trompez, Seigneur;

Et j'en ai cru le don plus cher à votre coeur.

Mais à me refuser quel motif vous engage?

Flaminius

Mon devoir.

Laodice

Suivez-vous un devoir si sauvage

Qui vous inspire ici des sentiments outrés,

Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrés?

Annibal, chargé d'ans, va terminer sa vie.

S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie?

Quel devoir!

Flaminius

Vous savez la grandeur des Romains,

Et jusqu'où sont portés leurs augustes destins.

De l'univers entier et la crainte et l'hommage

Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage

Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir,

Qui sur Flaminius borne votre pouvoir.

Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincère

En surprendrait sans doute un ordre moins sévère:

Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir,

L'avantage important de se faire obéir.

Lui déguiser des rois et l'audace et l'offense,

C'est conjurer sa perte et saper sa puissance.

Rome doit sa durée aux châtiments vengeurs

Des crimes révélés par ses ambassadeurs;

Et par là nos avis sont la source féconde

De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde;

Et lorsqu'elle poursuit sur un roi révolté

Le mépris imprudent de son autorité,

La valeur seulement achève la victoire

Dont un rapport fidèle a ménagé la gloire.

Nos austères vertus ont mérité des dieux...

Laodice

Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux?

Ces dieux, Flaminius, auraient cessé de l'être

S'ils voulaient ce que veut le Sénat, votre maître.

Son orgueil, ses succès sur de malheureux rois,

Voilà les dieux dont Rome emprunte tous ses droits;

Voilà les dieux cruels à qui ce coeur austère

Immole son amour, un héros et mon père,

Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main

N'est pas un bien que puisse accepter un Romain.

Cependant cet hymen que votre coeur rejette,

Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette?

Vous ne répondez rien?

Flaminius

C'est avec désespoir

Que je vais m'acquitter de mon triste devoir.

Né Romain, je gémis de ce noble avantage,

Qui force à des vertus d'un si cruel usage.

Voyez l'égarement où m'emportent mes feux;

Je gémis d'être né pour être vertueux.

Je n'en suis point confus: ce que je sacrifie

Excuse mes regrets, ou plutôt les expie;

Et ce serait peut-être une férocité

Que d'oser aspirer à plus de fermeté.

Mais enfin, pardonnez à ce coeur qui vous aime

Des refus dont il est si déchiré lui-même.

Ne rougiriez-vous pas de régner sur un coeur

Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur?

Laodice

Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimérique,

Crime que d'un beau nom couvre la politique.

Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux

D'un lien éternel va m'attacher à vous.

Ce n'est pas tout encor: songez que votre amante

Va trouver avec vous cette union charmante,

Et que je souhaitais de vous avoir donné

Cet amour dont le mien vous avait soupçonné.

Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse

Aux périls du héros pour qui je m'intéresse:

Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est écarté

Des bornes de l'aveu qu'il avait projeté!

N'importe; plus je cède à l'amour qui m'inspire,

Et plus sur vous peut-être obtiendrai-je d'empire.

Me trompé-je, Seigneur? Ai-je trop présumé?

Et vous aurais-je en vain si tendrement aimé?

Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos âmes

Voulûtes allumer de mutuelles flammes;

Contre mon propre amour en vain j'ai combattu;

Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez défendu.

Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice.

Oui, Seigneur, qu'avec soin votre âme y réfléchisse.

Vous ne prévoyez pas, si vous me refusez,

Jusqu'où vont les tourments où vous vous exposez.

Vous ne sentez encor que la perte éternelle

Du bonheur où l'amour aujourd'hui nous appelle;

Mais l'état douloureux où vous laissez mon coeur,

Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur.

Flaminius

Quelle épreuve!

Laodice

Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte!

Flaminius

Dieux! que ne peut-elle être aujourd'hui la plus forte!

Mais Rome...

Laodice

Ingrat! cessez d'excuser vos refus:

Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus.

 

Scène IV

Flaminius, seul.

Elle fuit; je soupire, et mon âme abattue

A presque perdu Rome et son devoir de vue.

Vil Romain, homme né pour les soins amoureux,

Rome est donc le jouet de tes transports honteux!

 

Scène V

Prusias, Flaminius

Flaminius

Prince, vous seriez-vous flatté de l'espérance

De pouvoir par l'amour vaincre ma résistance?

Quand vous la combattez par des efforts si vains,

Savez-vous bien quel sang anime les Romains?

Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime,

Non à fuir, c'est trop peu, mais à haïr le crime;

Qu'à l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait,

S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait?

Ce sont là nos devoirs: avec nous, dans la suite,

Sur ces instructions réglez votre conduite.

A quoi donc à présent êtes-vous résolu?

J'ai donné tout le temps que vous avez voulu

Pour juger du parti que vous aviez à prendre...

Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre?

 

Scène VI

Prusias, Annibal, Flaminius

Annibal

J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas:

Je sors, et n'ai qu'un mot à dire à Prusias.

Restez, de grâce; il m'est d'une importance extrême

Que ce qu'il répondra vous l'entendiez vous-même.

A Prusias.

Laodice est à moi, si vous êtes jaloux

De tenir le serment que j'ai reçu de vous.

Mais enfin ce serment pèse à votre courage,

Et je vois qu'il est temps que je vous en dégage.

Jamais je n'exigeai de vous cette faveur,

Et si vous aviez su connaître votre coeur,

Sans doute vous n'auriez osé me la promettre

Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre.

Mais il vous reste encore un autre engagement,

Qui doit m'importer plus que ce premier serment.

Vous jurâtes alors d'avoir soin de ma gloire,

Et quelque juste orgueil m'aida même à vous croire,

Puisque après tout, Seigneur, pour tenir votre foi,

Je vis que vous n'aviez qu'à vous servir de moi.

Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure!

Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure;

Vous qui, si le sort même eût trahi votre appui,

Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui?

Vous me fuyez pourtant; le Sénat vous menace,

Et de vos procédés la raison m'embarrasse.

Seigneur, je suis chez vous: y suis-je en sûreté?

Ou bien y dois-je craindre une infidélité?

Prusias

Ici? n'y craignez rien, Seigneur.

Annibal

Je me retire.

C'en est assez; voilà ce que j'avais à dire.

 

Scène VII

Flaminius, Prusias

Flaminius

Ce que dans ce moment vous avez répondu,

M'apprend trop qu'il est temps...

Prusias

J'ai dit ce que j'ai dû...

Arrêtez. Le Sénat n'aura point à se plaindre.

Flaminius

Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien à craindre?

Que pensez-vous?

Prusias

Seigneur, je ne m'explique pas;

Mais vous serez bientôt content de Prusias.

Vous devrez l'être, au moins.

 

Scène VIII

Flaminius, seul.

Quel est donc ce mystère

Dont à m'instruire ici sa prudence diffère?

Quoi qu'il en soit, ô Rome! approuve que mon coeur

Souhaite que ce prince échappe à son malheur.

 

Acte V

 

Scène première

Prusias, Hiéron

Prusias

Je vais donc rétracter la foi que j'ai donnée,

Peut-être d'Annibal trancher la destinée.

Dieux! quel coup va frapper ce héros malheureux!

Hiéron

Non, Seigneur, Annibal a le coeur généreux.

Du courroux du Sénat la nouvelle est semée;

On sait que l'ennemi forme une double armée.

Le peuple épouvanté murmure, et ce héros

Doit, en se retirant, faire notre repos;

Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire

Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire.

Prusias

Mais si l'ambassadeur le poursuit, Hiéron?

Hiéron

Eh! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon:

Des fautes du hasard êtes-vous responsable?

Mais le voici.

Prusias

Grands dieux! sa présence m'accable.

Je me sens pénétré de honte et de douleur.

Hiéron

C'est la faute du sort, et non de votre coeur.

 

Scène II

Prusias, Annibal, Hiéron

Prusias

Enfin voici le temps de rompre le silence

Qui porte votre esprit à tant de méfiance?

Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé,

Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé

L'amitié dont pour vous mon âme était remplie,

Et que je garderai le reste de ma vie.

Mais un coup imprévu retarde les effets

De ces mêmes serments que mon coeur vous a faits.

De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre;

Le sort même avec eux travaille à me confondre,

Et semble leur avoir indiqué le moment

Où leurs armes pourront triompher sûrement.

Artamène est vaincu, sa défaite est entière;

Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière,

Tant de sang fut versé dans nos derniers combats,

Que la victoire même affaiblit mes Etats.

A mes propres malheurs je serais peu sensible;

Mais de mon peuple entier la perte est infaillible

Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confié

Veulent qu'à ses périls cède notre amitié.

De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause.

Je ne vous dirai point ce que Rome propose.

Mon coeur en a frémi d'horreur et de courroux;

Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous.

Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage:

Essayons ce moyen pour ralentir leur rage:

Attendons que le ciel, plus propice à nos voeux,

Nous mette en liberté de nous revoir tous deux.

Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable

N'aura point...

Annibal

Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable.

Pour surmonter l'effroi dont il est abattu,

Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu.

Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y règne,

C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne.

J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin

Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain.

Mais je suis libre encor, et ma folle espérance

N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence.

Prusias

Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux...

Annibal

Voilà ce que je puis vous répondre de mieux:

Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre

Ces serments que mon coeur dut refuser du vôtre,

Je me suis cru prudent; vous présumiez de vous,

Et ces mêmes serments déposent contre nous.

Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace,

Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce.

En violant les droits de l'hospitalité,

Vous allez du Sénat rappeler la bonté.

Prusias

Que sur nos ennemis votre âme, moins émue,

Avec attention daigne jeter la vue.

Annibal

Je changerai beaucoup, si quelque légion,

Qui loin d'ici s'assemble avec confusion,

Si quelques escadrons déjà mis en déroute

Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute.

Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux,

Nous voyons ces objets différemment tous deux.

Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle.

Prusias

Oui, Seigneur; mais un jour vous connaîtrez mon zèle.

 

Scène III

Annibal, seul.

Ton zèle! homme sans coeur, esclave couronné!

A quels rois l'univers est-il abandonné!

Tu les charges de fers, ô Rome! et, je l'avoue,

Leur bassesse en effet mérite qu'on t'en loue.

Mais tu pars, Annibal. Imprudent! où vas-tu?

Cet infidèle roi ne t'a-t-il pas vendu?

Il n'en faut point douter, il médite ce crime;

Mais le lâche, qui craint les yeux de sa victime,

Qui n'ose s'exposer à mes regards vengeurs,

M'écarte avec dessein de me livrer ailleurs.

Mais qui vient?

 

Scène IV

Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal

Annibal

Ah! c'est vous, généreuse Princesse.

Vous pleurez: votre coeur accomplit sa promesse.

Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours,

Qui devaient m'avertir du péril que je cours!

Laodice

Oui, je vous rends enfin ce funeste service;

Mais de la trahison le roi n'est point complice.

Fidèle à votre gloire, il veut la garantir:

Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir.

Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traître

Qui pense qu'un forfait obligera son maître,

Qu'Hiéron en secret informe les Romains;

Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains.

Annibal

Je dois beaucoup aux dieux: ils m'ont comblé de gloire,

Et j'en laisse après moi l'éclatante mémoire.

Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux,

C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous.

Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore,

Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore.

Je ne pouvais jamais espérer de retour,

Mais votre coeur me donne autant que son amour.

Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage?

Non, ce coeur généreux m'a donné davantage:

J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité

Voulut même immoler le feu qui l'a flatté.

Eh quoi! vous gémissez, vous répandez des larmes!

Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes!

Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs!

Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs?

Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice;

Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse.

Puisque la mort m'arrache aux injures du sort,

Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort.

Laodice

Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante.

Ne me présentez point cette image sanglante.

Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur

De ce funeste soin que vous devait mon coeur.

Si le terrible effet en eût frappé ma vue,

Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue.

Annibal

Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort.

Laodice

Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort,

Qu'auprès du roi...

Annibal

Madame, il serait inutile;

Les moments me sont chers, je cours à mon asile.

Laodice

A votre asile! ô ciel! Seigneur où courez-vous?

Annibal

Mériter tous vos soins.

Laodice

Quelle honte pour nous!

Annibal

Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime,

Porte de nos bienfaits le salaire elle-même.

Mon admiration, mon respect, mon amour,

Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour;

Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance.

Adieu, chère Princesse.

 

Scène V

Laodice, seule.

O ciel! quelle constance!

Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains,

Etaient donc d'outrager le plus grand des humains!

De quel indigne amant mon âme possédée

Avec tant de plaisir gardait-elle l'idée?

 

Scène VI

Laodice, Flaminius, Flavius

Flaminius

Eh quoi! vous me fuyez, Madame?

Laodice

Laissez-moi.

Hâtez-vous d'achever votre barbare emploi:

Portez les derniers coups à l'honneur de mon père;

Des dieux que vous bravez méritez la colère.

Mes pleurs vont les presser d'accorder à mon coeur

Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur.

 

Scène VII

Flaminius, Flavius

Flaminius

Il me serait heureux de l'ignorer encore,

Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre.

Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir

Si sans aucun témoin Annibal veut me voir.

 

Scène VIII

Flaminius, seul.

J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause;

Souffre ceux qu'à son tour la vertu me propose,

Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux,

Quand sans crime il peut être et tendre et généreux.

Je puis, sans t'offenser, prouver à Laodice

Que, s'il m'est défendu de lui rendre un service,

Sensible cependant à sa juste douleur,

Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur.

Annibal vient: ô ciel! ce que je sacrifie

Vaut bien qu'à me céder ta bonté te convie.

Le motif qui m'engage à le persuader

Est digne du succès que j'ose demander.

 

Scène IX

Annibal, Flaminius

Flaminius

Seigneur, puis-je espérer qu'oubliant l'un et l'autre

Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vôtre,

Et que nous confiant, en hommes généreux,

L'estime qu'après tout nous méritons tous deux,

Vous voudrez bien ici que je vous entretienne

D'un projet que pour vous vient de former la mienne?

Annibal

Seigneur, si votre estime a conçu ce projet,

Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait.

Flaminius

Ce que Rome en ces lieux m'a commandé de faire,

Pour Annibal peut-être est encore un mystère.

Seigneur, je viens ici vous demander au roi;

Vous n'en devez pas être irrité contre moi.

Tel était mon devoir; je l'ai fait avec zèle,

Et vous m'approuverez d'avoir été fidèle.

Prusias, retenu par son engagement,

A cru qu'il suffirait de votre éloignement.

Il a pensé que Rome en serait satisfaite,

Et n'exigerait rien après votre retraite.

Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas

Qu'il ne me fût aisé d'envoyer sur vos pas;

D'autant plus qu'Hiéron aux Romains de ma suite

Promet de révéler le jour de votre fuite.

Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir

Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir:

Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple,

De sa soumission aurait perdu l'exemple.

J'ai donc refusé tout, et Prusias, alors,

Après avoir tenté d'inutiles efforts,

Pour me donner enfin sa réponse précise,

Ne m'a plus demandé qu'une heure de remise.

Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra,

Et ce prince, en un mot, vous abandonnera.

S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hésite;

Mais de son embarras il se fait un mérite.

Il croit que vous serez content de sa vertu,

Quand vous saurez combien il aura combattu.

Et vous, que jusque-là le destin persécute,

Tombez, mais d'un héros ménagez-vous la chute.

Vous l'êtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux.

Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous.

Voudriez-vous attendre ici la violence?

Non, non; qu'une superbe et pleine confiance,

Digne de l'ennemi que vous vous êtes fait,

Que vous honorerez par ce généreux trait,

Vous invitant à fuir des retraites peu sûres,

Où vous deviez, Seigneur, présager vos injures,

Vous guide jusqu'à Rome, et vous jette en des bras

Plus fidèles pour vous que ceux de Prusias.

Voilà, Seigneur, voilà la chute la plus fière

Que puisse se choisir votre audace guerrière.

A votre place enfin, voilà le seul écueil

Où, même en se brisant, se maintient votre orgueil.

N'hésitez point, venez; achevez de connaître

Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-être.

Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus,

C'est pour vous honorer une raison de plus.

Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre

Qu'un si noble vaincu mérita de les vaincre.

Partons sans différer; venez les rendre tous

D'une action si noble admirateurs jaloux.

Annibal

Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre,

Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre.

Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur

Capable de donner ces marques de grandeur,

Et je crois vos Romains, même après ma défaite,

Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite.

Il ne me restait plus, persécuté du sort,

D'autre asile à choisir que Rome ou que la mort.

Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la dernière

Avec assez d'honneur finissait ma carrière.

Le secours du poison...

Flaminius

Je l'avais pressenti:

Du héros désarmé c'est le dernier parti.

Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincère,

Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire.

Le roi s'avance; ô ciel! sa fille en pleurs le suit.

 

Scène X et dernière

Tous les acteurs

Prusias, à Annibal.

Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit?

Annibal

Prusias (car enfin je ne crois pas qu'un homme

Lâche assez pour n'oser désobéir à Rome,

Infidèle à son rang, à sa parole, à moi,

Espère qu'Annibal daigne en lui voir un roi),

Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre

Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre?

Quand même vous m'eussiez remis entre ses mains,

Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains?

La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre

Qu'il faut la mériter pour oser y prétendre.

Non, non; de l'épouvante esclave déclaré,

A des malheurs sans fin vous vous êtes livré.

Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie.

A la Princesse.

Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie,

Et j'expire honoré des soins de la vertu.

Adieu, chère Princesse.

Laodice, à Flaminius.

Enfin Rome a vaincu.

Il meurt, et vous avez consommé l'injustice,

Barbare! et vous osiez demander Laodice!

Flaminius

Malgré tout le courroux qui trouble votre coeur,

Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur.

Quoique de vos refus ma tendresse soupire,

Ils ont droit de paraître, et je dois y souscrire.

Hélas! un doux espoir m'amena dans ces lieux;

Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux.

 

La Surprise de l'amour

 

Acteurs de la comédie

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mai 1722.

Acteurs de la comédie

La Comtesse

Lélio

Le Baron, ami de Lélio

Colombine, suivante de la Comtesse

Arlequin, valet de Lélio

Jacqueline, servante de Lélio

Pierre, jardinier de la Comtesse

La scène est dans une maison de campagne.

 

Acte premier

 

Scène première

Pierre, Jacqueline

Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fâche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.

Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme: eh bian, est-ce que je recule à cela?

Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme?

Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en être si envieuse?

Pierre. - Hé là, là, je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas là contre.

Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi?

Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui.

Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça?

Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il?

Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop.

Pierre. - Eh morguenne, voilà le tu autem; je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire: Jacqueline, épouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi: Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit.

Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins.

Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non.

Jacqueline. - Devine lequel.

Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hé, hé, hé, qu'en dis-tu?

Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable.

Pierre. - Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles.

Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme: tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empêche de parler: après ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim: pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l'aime.

Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine.

Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là, pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. Lélio, mon maître, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous.

Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants.

Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li: noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait être honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'être. Et voilà bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures: ous êtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez: li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté: quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir.

Pierre. - Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maître, parle-li.

Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-être qu'il rêve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passé: va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maîtresse est arrivée, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait.

 

Scène II

Lélio, Arlequin, tous deux d'un air triste.

Lélio. - Le temps est sombre aujourd'hui.

Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous.

Lélio. - Oh, on n'est pas toujours dans la même disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages.

Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guère du brouillard.

Lélio. - Tout le monde en est assez de même.

Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste.

Lélio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine.

Arlequin. - Non.

Lélio. - Tu n'as donc point de tristesse?

Arlequin.- Si fait.

Lélio. - Dis donc pourquoi?

Arlequin. - Pourquoi? En vérité je n'en sais rien; c'est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai.

Lélio. - Va, tu ne sais ce que tu dis.

Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien.

Lélio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire.

Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus.

Lélio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien?

Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé.

Lélio. - C'est une santé de crocheteur, un honnête homme serait heureux de l'avoir.

Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainéantise dans les membres, je bâille sans sujet, je n'ai du courage qu'à mes repas, tout me déplaît; je ne vis pas, je traîne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fût nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fût jour: voilà ma maladie; voilà comment je me porte bien et mal.

Lélio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyé de Paris...? Réponds donc!

Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre côté.

Lélio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cérémonie?

Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai juré de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole à mon serment: cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refâcher contre elles.

Lélio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de coeur; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes.

Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi; quand ces émotions-là me prennent, c'est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous.

Lélio. - Oui-da, mon ami: je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidélité de ta maîtresse t'a rebuté de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebuté de même; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures.

Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensé crever de l'infidélité de Margot: les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête; mais quand je ne songe point à elle, je n'y gagne rien; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de coeur que vous dites viennent me tourmenter: je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-là n'est que de l'*onguent miton-mitaine: je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible.

Lélio. - Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient!

Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien?

Lélio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l'éloge d'une vipère, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en être mordu.

Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir.

Lélio. - Eh, mon cher enfant, la vipère n'ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà-t-il pas des hommes en bel état après? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves? à des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la définir il faudrait la connaître: nous pouvons aujourd'hui en commencer la définition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'à la fin du monde.

Arlequin. - En vérité, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes.

Lélio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces!

Arlequin. - C'est une créature à manger.

Lélio. - Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes: mettez-les sur une femme, dès qu'elles auront touché sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les Grâces qui l'ont habillée, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier?

Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles.

Lélio. - Quel aimable désordre d'idées dans la tête! que de vivacité! quelles expressions! que de naïveté! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'à la femme. A l'égard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour: nous nous répandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'être délicats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour réglément, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des méthodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut être ni tendre ni délicate, ni fâchée ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe à travers son silence?

Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude!

Lélio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur à nous autres est un vrai paralytique: nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse à lui-même; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le répète-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore: ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne? Pour moi, j'étais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mérite m'étonnait: ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bêtise qui m'étonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvé qu'une dupe à la place.

Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire; j'étais tout aussi sot que vous: vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original.

Lélio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme était aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit?

Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli?

Lélio. - Non, tout cela est affreux.

Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-être.

Lélio. - Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisît à la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles?

Arlequin. - Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après.

Lélio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutôt ramassé un écu, que tu ne pourras t'empêcher de vouloir le reste.

Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage: voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là. Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec.

Lélio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beauté, ce sont les agréments d'une femme qui t'arrêtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports.

Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal.

Lélio. - Le tigre enfin paraît après les perles, et ce tigre, c'est un caractère perfide retranché dans l'âme de ta maîtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il déchire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux.

Arlequin. - Ah, c'est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles.

Lélio. - Les aimeras-tu encore?

Arlequin. - Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez.

Lélio. - Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre.

Arlequin. - Oh, voilà qui est fait; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée.

 

Scène III

Lélio, Jacqueline, Pierre

Lélio. - Que me veux-tu, Jacqueline?

Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire.

Lélio. - De quoi s'agit-il?

Jacqueline. - C'est que, ne vous déplaise... mais vous vous fâcherez.

Lélio. - Voyons.

Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants.

Lélio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison.

Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilège.

Lélio. - Quel est-il?

Jacqueline. - C'est que, révérence parler, j'avons le coeur tendre.

Lélio. - Tu as le coeur tendre? voilà un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi?

Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur.

Lélio. - Ah, c'est toi, maître Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre?

Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-même, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel.

Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'à me trouve gentil; et si ce n'était qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés.

Lélio. - Tu es fou, maître Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là: crois-moi, ne t'attache point à elle; laisse-la là, tu cherches malheur.

Jacqueline. - Bon, voilà de biaux contes qu'ous li faites-là, Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante là, ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la liberté de vous attaquer.

Pierre. - Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n'étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court...

Lélio. - Achève donc, il y a une heure que tu traînes.

Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref...

Lélio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait.

Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage.

Lélio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi.

 

Scène IV

Arlequin, Lélio, Pierre, Jacqueline

Pierre, prenant Arlequin à l'écart. - Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur: c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et...

Arlequin. - Tout beau, maître Pierre; dis-moi, as-tu son coeur?

Pierre. - Parguienne oui, à la parfin alle m'a lâché son amiquié.

Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilà le caractère perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien: adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède.

Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc là, avec ce remède et ce caractère?

Pierre. - Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur: je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous.

 

Scène V

Lélio, Arlequin

Arlequin, revenant à son maître. - Monsieur, mon cher maître, il y a une mauvaise nouvelle.

Lélio. - Qu'est-ce que c'est?

Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre?

Lélio. - Oui.

Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler: j'ai mauvaise opinion de cela.

Lélio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle?

Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline à faire du mal.

Lélio. - Et moi enclin à l'éviter: je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage.

Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf!

Lélio. - Qu'as-tu?

Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de coeur qui me prennent.

Lélio. - Benêt! une femme te fait peur?

Arlequin. - Hélas, Monsieur, j'espère en vous et en votre assistance.

Lélio. - Je crois que les voilà qui se promènent, retirons-nous.

Ils se retirent.

 

Scène VI

La Comtesse, Colombine, Arlequin

La Comtesse, parlant de Lélio. - Voilà un jeune homme bien sauvage.

Colombine, arrêtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaît. Oserait-on vous demander d'où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maître?

Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l'eau froide.

La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il?

Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune.

Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire.

Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie!

La Comtesse. - Laisse-le là, je crois qu'il est imbécile.

Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu?

Arlequin. - C'est que mon maître a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien.

Colombine. - Impertinent!

Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bâties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur.

Colombine. - Hélas! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiègle, et j'ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon.

Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied.

La Comtesse. - Va, mon ami, va dire à ton maître que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler.

Arlequin. - Je le vois là qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous: vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire.

 

Scène VII

La Comtesse, Lélio, Colombine

Lélio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service?

La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage: ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j'ai dessein de le faire. Voilà, Monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous êtes retiré.

Lélio. - Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous êtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie: cela vous paraîtra bien bizarre; je ne chercherai point à me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne.

Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin: vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maîtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse.

Lélio. - Si Madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime.

La Comtesse. - Ne vous gênez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à vous; regardons-nous comme hors d'intérêt. Et sur ce pied-là, peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes?

Lélio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte.

La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidélité qui vous a donné tant de colère.

Lélio. - Oui, Madame, c'est une infidélité; mais affreuse, mais détestable.

La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maîtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre?

Lélio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie.

La Comtesse. - Quoi! vous eûtes un successeur? Elle en aima un autre?

Lélio. - Oui, Madame. Comment, cela vous étonne? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance.

Colombine. - Le petit blasphémateur!

La Comtesse. - Oui, votre maîtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser.

Colombine. - D'accord, qu'il la méprise, il n'y a pas à tortiller: c'est une coquine celle-là.

La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général.

Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux.

Lélio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme?

La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est à mon compte connaître sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-même. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point: si votre maîtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre.

Lélio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là.

Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré: décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord.

Lélio. - C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme: l'idée est neuve.

Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous.

Lélio. - On voit bien que vous êtes fâchée, Madame.

La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point à me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espèce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable.

Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu'à nous fâcher contre elle.

Lélio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique?

La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous êtes bien curieux d'être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches; s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter: ne voilà-t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire: vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie.

Lélio. - Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là.

Colombine. - Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur.

Lélio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'être; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie.

Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti.

La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sûreté: nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes.

Lélio. - Volontiers.

Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'à vous en croire; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prêcher la fin du monde? Cela coupe la gorge à tout: soyons raisonnables; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au col; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis égarées; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. A votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends.

La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre à donner: n'oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans.

 

Scène VIII

Le Baron, ami de Lélio, La Comtesse, Lélio

Le Baron. - Ne me trompé-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse?

La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-même.

Le Baron. - Quoi! avec notre ami Lélio! Cela se peut-il?

La Comtesse. - Que trouvez-vous donc là de si étrange?

Lélio. - Je n'ai l'honneur de connaître Madame que depuis un instant. Et d'où vient ta surprise?

Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé.

Lélio. - En quoi?

Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer: dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette.

Lélio. - Mais, que veux-tu dire?

Le Baron. - Songez-vous à tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volonté pour lui; la nature n'a manqué que Madame, le soleil n'éclaire qu'elle chez qui notre espèce n'ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donné l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vôtre.

Lélio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde.

La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon gré que la nature m'ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvé, c'est un ridicule de moins.

Le Baron, sérieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-là ridicule; ménageons les termes: il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête.

La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne.

Le Baron. - Eh bien, il vous tournera: c'est si peu de chose que l'esprit! Après tout, il n'est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme à pronostic: voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme.

Lélio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirés.

La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez.

Le Baron, à Lélio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine?

Lélio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine?

Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande?

Lélio. - Oui, je m'en ressouviens.

Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame; voyons si tu oseras broncher.

Lélio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse: va-t'en la porter à ton benêt d'Amour.

La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu.

Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus.

Lélio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux.

La Comtesse, embarrassée. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant.

Le Baron. - Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien: faisons-la profiter par un petit tour de cercle.

Il l'enferme aussi.

La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries.

Lélio rit.

Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaît, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible.

La Comtesse, sérieusement. - Cherchez-lui donc une maîtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici.

Lélio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler.

Le Baron. - Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit.

La Comtesse, à Lélio. - Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents.

Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre.

La Comtesse, s'en allant doucement. - En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron.

Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous.

 

Scène IX

Le Baron, La Comtesse, Lélio, Colombine

Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi: il a l'air d'un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l'être. Qu'avez-vous donc tous deux?

La Comtesse, sortant. - L'étourdie!

Le Baron. - Laissez-les là, Colombine, ils sont de méchante humeur; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fâchant.

 

Scène X

Colombine, Arlequin, avec un équipage de chasseur.

Colombine, qui a écouté un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui?

Arlequin. - Ouf, ce gibier-là mène un chasseur trop loin: je me perdrais, tournons d'un autre côté... Allons donc... Euh! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles!

Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin?

Arlequin. - Ah! la fine mouche: je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie.

Colombine. - Il ne me plaît pas, moi: passe-le toi-même.

Arlequin. - Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici.

Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme!

Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait à mon maître, il te le donnera pour rien: tu verras si tu n'es pas une vipère.

Colombine. - Ton maître est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice...

Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet.

Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vérité, tu t'ennuies ici, tu pâtis?

Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable.

Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie?

Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en êtes la cause; et malgré tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme!

Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnête homme.

Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'être si jolie et si traîtresse?

Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas.

 

Acte II

 

Scène première

Colombine, La Comtesse,

Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier!

La Comtesse. - Quoi?

Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire: entre deux femmes, cela ne laisse pas d'être fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel?

La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi.

Colombine. - Vous voilà pourtant bien rêveuse.

La Comtesse. - C'est que je songe à une chose.

Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espèce de la chose, je ferai l'estime de votre silence.

La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio.

Colombine. - Hum, il y a du Lélio: votre taciturnité n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n'est pas plus méritoire. Je me taisais à peu près dans le même goût; je ne rêve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rêve au valet.

La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense?

Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio?

La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens: il ne m'a point dit ce qu'il veut donner à la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes.

Colombine. - L'imagination de cela est tout à fait plaisante.

La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire là-dessus?

Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-là. Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux: lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur?

La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idées que vous avez dans l'esprit.

Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vôtres, mais cela viendra.

La Comtesse. - Taisez-vous.

Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, (voilà ce que vous lui avez dit tantôt). Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaît plus?

La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matière à de nouvelles scènes que je suis bien aise d'éviter: tiens, prends ce billet.

Colombine. - Pour qui?

La Comtesse. - Pour Lélio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande réponse.

Colombine. - Un billet à monsieur Lélio, exprès pour ne point donner matière à la plaisanterie! Mais voilà des précautions d'un jugement!...

La Comtesse. - Fais ce que je te dis.

Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence: votre coeur en est à son premier accès de fièvre. Tenez, le billet n'est plus nécessaire, je vois Lélio qui s'approche.

La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission.

 

Scène II

Lélio, Arlequin, Colombine

Lélio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant?

Colombine, présentant le billet. - Monsieur... ma maîtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingénieux.

Lélio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir à me laisser là, quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons.

Arlequin. - Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drôle.

Lélio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j'ai fait réflexion qu'il était assez inutile de nous voir. Oh! très inutile; je l'ai pensé de même. Je prévois que cela vous gênerait; et moi, à qui il n'ennuie pas d'être seule, je serais fâchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la prière que je vous ai faite tantôt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer là-dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. Voilà la femme du caractère le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'étais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle.

Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-là ne vous joue d'un mauvais tour.

Lélio. - Oh non; l'éloignement qu'elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goût: je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'épargne, à moi, la peine de la lui faire.

Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d'elle.

Colombine. - Quoi! ni de moi non plus?

Arlequin. - Oh! je suis honnête; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez.

Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse?

Lélio. - Oui, ma chère enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai près d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps.

Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons à qui aura le dernier.

Colombine. - Vous êtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore.

Lélio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment à l'autre. Attendez là un moment.

Colombine, l'arrêtant. - C'est-à-dire que vous êtes bien charmé du parti que prend ma maîtresse?

Arlequin. - Pardi, cela est admirable!

Lélio. - Oui, assurément cela me fera plaisir.

Colombine. - Cela se passera, allez.

Lélio. - Il faut bien que cela se passe.

Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point à elle.

Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule: je veux causer.

Lélio. - Fais-lui l'honnêteté de rester avec elle, je vais revenir.

 

Scène III

Arlequin, Colombine

Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'être honnête à mes dépens.

Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer.

Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empêcher de le vouloir.

Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empêchais?

Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un côté, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je réponds tout de travers.

Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'à ce prix-là, je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son côté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d'être aimée de ce petit corps-là.

Arlequin, déconcerté, et se promenant de son côté. - C'est une malédiction que cet amour: il m'a tourmenté quand j'en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton.

Colombine, le rencontrant sur le théâtre, et s'arrêtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle: sais-tu la musique?

Arlequin, s'arrêtant aussi. - Oui, je commence à lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou.

Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! Sérieusement je crois qu'il me pique.

Arlequin, de son côté. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle.

Colombine. - Arlequin?

Arlequin. - Hom.

Colombine. - Je commence à me lasser de la promenade.

Arlequin. - Cela se peut bien.

Colombine. - Comment te va le coeur?

Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde à cela.

Colombine. - Gageons que tu m'aimes?

Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours.

Colombine, allant à lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes.

Arlequin. - Encore un petit tour de promenade.

Colombine. - Non, parle, ou je te hais.

Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haïr?

Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi?

Arlequin. - Je te plais donc?

Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez.

Arlequin. - Je suis perdu, j'étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilà?

 

Scène IV

Lélio, Arlequin, Colombine

Lélio. - Qu'as-tu donc?

Arlequin. - Hélas! c'est ce lutin-là qui me prend à la gorge: elle veut que je l'aime.

Lélio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas?

Arlequin. - Vous en parlez bien à votre aise: elle a la malice de me dire qu'elle me haïra.

Colombine. - J'ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j'en vienne à bout. Va, va, c'est partie à remettre.

Arlequin. - Voyez la belle guérison; je suis de la moitié plus fou que je n'étais.

Lélio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maîtresse.

Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fière?

Lélio. - Eh! pourquoi la ferais-je fière? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérêt de la faire autrement?

Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures: l'homme est faible; tous les philosophes du temps passé nous l'ont dit, et je m'en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'êtes point cela; ce que vous êtes est caché derrière tout cela: si j'avais besoin d'indifférence et qu'on en vendît, je ne ferais pas emplette de la vôtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous êtes sérieux tout de bon; tout autant de symptômes d'une indifférence amoureuse.

Lélio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m'ennuie.

Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble: attendez qu'elle s'éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque ornière, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde: n'en dites rien, ma maîtresse est étourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va.

 

Scène V

Lélio, Arlequin

Lélio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire?

Arlequin. - Non.

Lélio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maîtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre: Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'êtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin?

Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goût.

Lélio. - Parbleu, je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu: mais très content.

Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'être si content, à moins qu'on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maître; car si vous tombez, me voilà à bas.

Lélio. - Moi, tomber? Je pars dès demain pour Paris: voilà comme je tombe.

Arlequin. - Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite.

Lélio. - Point du tout, cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non.

Arlequin. - Que ferai-je donc, moi?

Lélio. - Tu me suivras.

Arlequin. - Mais je n'ai rien à prouver à Colombine.

Lélio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine: Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme?

Arlequin. - Je n'ai non plus de mémoire qu'un lièvre, quand je vois cette fille-là.

Lélio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous!

Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'être plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché: mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas?

Lélio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-être: je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piqué, j'aimerais: Cela irait tout de suite.

Arlequin. - J'ai toujours entendu dire: Il a du coeur comme un César; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot.

Lélio, continuant. - Le hasard me fit connaître une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici: je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons à nous revoir; je viens la trouver indifféremment; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne: voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies; équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant: madame la comtesse se met à rêver, et l'idée qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y être sensible.

Arlequin. - Mon cher maître, je crois qu'il faudra que je saute le bâton.

Lélio. - Un billet m'arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme: s'attend-on à cela? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai étonné, déconcerté; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j'y étais. Après quoi, l'amour-propre s'en mêle; je me croirais méprisé, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'être choqué; me voilà fou complet. Deux jours après, c'est de l'amour qui se déclare; d'où vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle: la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées; son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence: elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'être à l'abri de tous ces périls! Le voilà, ce billet insultant, malhonnête; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur; les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse; je suis bien fâché de ne l'avoir pas rendu à Colombine.

Arlequin, entendant nommer sa maîtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage.

Lélio. - Amoureuse! elle amoureuse?

Arlequin. - Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois même qu'elle a tapé du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mène un homme à mal.

Lélio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople.

Arlequin. - Eh! mon maître, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense.

Lélio. - Plus j'y rêve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé.

Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous?

Lélio. - D'elle.

Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle.

Lélio. - Il ne vient pas d'elle?

Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse.

Lélio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor?

Arlequin. - Moi? de Colombine: ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople?

Lélio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias!

Arlequin. - Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager.

Lélio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse.

Arlequin. - Si fait, j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientôt.

Lélio. - Tu rêves.

Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi.

Lélio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve; car je veux savoir à quoi m'en tenir: et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval: je pars.

Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris!

Lélio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela?

Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le coeur vous démange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après? Quand je vois mon maître qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie.

Lélio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir.

Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien.

Lélio. - Ecoute; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là, je ne t'ai jamais conseillé l'impossible.

Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon: entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m'en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire: je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de même. Etre amoureux et ne l'être pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misère: j'aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu, je vais travailler pour vous.

Lélio. - Attends: tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles.

Arlequin. - Pourquoi?

Lélio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis.

Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours: tel valet, tel maître. Je ne m'embarrasse pas d'être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève: par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau.

 

Scène VI

Lélio, Jacqueline

Lélio. - Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré.

Jacqueline. - Monsieur?

Lélio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-être elle est bien aise elle-même que l'autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goût de m'obliger.

Jacqueline. - Monsieur?

Lélio, d'un air fâché et agité. - Eh bien, que veux-tu?

Jacqueline. - Je vians vous demander mon congé.

Lélio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tête remplie de femmes et de tendresses: Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m'assiègent; Arlequin d'un côté, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi.

Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller.

Lélio. - Pourquoi?

Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mésérable-là s'est amouraché de la fille à Thomas: tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruauté des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras: Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire: Va te promener. Oh que les hommes sont traîtres! Voilà qui est fait, j'en suis si soûle, si soûle, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congé.

Lélio. - De quoi s'avise ce coquin-là d'être infidèle?

Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rêve.

Lélio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanité.

Jacqueline. - Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu'on a boutées là dans le monde.

Lélio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles.

Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible: Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends être brouillée.

Lélio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse.

Jacqueline. - Hom! la voilà, cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fâche itou contre elle.

 

Scène VII

Lélio, La Comtesse, qui cherche à terre avec application.

Lélio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantôt: si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraître tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver, je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet.

La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien.

Lélio. - Ce voisinage-là me déplaît, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve près de vous, Madame, vous venez jusqu'à moi; je me trouve irrégulier sans avoir tort!

La Comtesse. - Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas: Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fâchée; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là. Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boîte; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l'ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l'a perdu; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là, il ne m'en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner; peut-être même m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait; à présent que je le sais, je n'userai point d'une prière incivile: fuyez vite, Monsieur, car je continue.

Lélio. - Madame, je ne veux point être incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous.

La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais.

Lélio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur.

La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. (Quand il est parti, elle dit:) Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermière: il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. (Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même.) Quoi! vous revenez, Monsieur?

Lélio, d'un air agité. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose à vous dire; et puisque vous voilà, ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi.

La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il?

Lélio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble.

La Comtesse. - Le commerce forcé? Vous êtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaît, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-là?

Lélio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi.

La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez: il est de votre ouvrage apparemment; je me mêlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards.

Lélio. - Moi, Madame!

La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérêt que j'avais à vous voir fût à charge: je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu.

Lélio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas.

La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vérité, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes: vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai? d'où vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n'en démordrai point.

Lélio. - Eh Madame, vous m'en avez accablé, de preuves d'opiniâtreté; ne m'en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure.

La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi: vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant: vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes.

Lélio, d'un air riant et piqué. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous réjouis, vous n'êtes point ingrate: Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là-dessus; la comédie ne me plaît pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur.

La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise?

Lélio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte, je vous ai déplu d'abord; moi spécialement, je l'ai remarqué: et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre.

La Comtesse. - D'où vous vient cette idée-là? Vous vous trompez, je serais fâchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer: Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer.

Lélio. - J'ai bien de la peine à le croire.

La Comtesse. - Vous êtes injuste, je ne suis pas sans discernement: Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes manières; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit être indifférent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais...

Lélio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame: vous m'avez tantôt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela: Ainsi vous n'avez rien à craindre.

La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gênée avec vous.

Lélio. - Moins gênée? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet.

La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur: allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un à l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaîtrai pas demain.

Lélio. - Et moi, Madame, je vous reconnaîtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point: vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire.

La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable.

Lélio. - Morbleu, Madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premières honnêtetés et avec vos offres d'amitié; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitié qu'en amour: ainsi nous ne nous convenons point.

La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant, si j'étais vaine: Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes.

Lélio. - Un moment; vous êtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens même que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là. Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques.

La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici.

 

Scène VIII

La Comtesse, Lélio, Colombine

Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame?

La Comtesse. - Ce que je veux?

Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne.

La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte?

Colombine. - Des discours très sensés, à mon ordinaire.

La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit.

Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là, et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez...

La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous défends de parler.

Lélio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'être la cause de cette explication-là, mais vous pouvez être persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m'est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux: puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez.

La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'où vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre.

Colombine, à part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientôt bon français.

 

Acte III

 

Scène première

Arlequin, Colombine

Colombine, à part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela; je vous rends la boîte, il est juste que vous la donniez vous-même à madame la Comtesse: adieu, je suis pressée.

Arlequin l'arrête. - Eh là, là, ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur.

Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maîtresse à l'égard de votre maître: Bonjour.

Arlequin. - Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé.

Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps.

Arlequin. - Fi, la mauvaise pensée! Causons pour chasser cela, c'est une migraine.

Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin.

Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnête?

Colombine. - Très honnête; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici?

Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions: Arlequin par-ci, Arlequin par-là; me demander comme tantôt si je vous aime: que sait-on? peut-être je vous répondrai que oui.

Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus.

Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir.

Colombine. - Non, vous haïssez trop les femmes.

Arlequin. - Cela m'a passé, je leur pardonne.

Colombine. - Et moi, à compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là.

Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi?

Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira: que m'importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas?

Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette!

Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fâchée, mon ami; le ciel vous assiste!

Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'étranglerais plutôt: je m'en vais être ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maître de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer.

Colombine. - Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte; à mon égard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intérêts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grâce t'est accordée.

Arlequin. - M'aimeras-tu après cette autre impertinence-là?

Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit.

Arlequin, se mettant à genoux. - Pardi, je le veux bien: je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles.

Colombine. - En diras-tu du bien?

Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est défendu de mentir.

Colombine. - Point de grâce.

Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait?

Colombine. - Hé! la réparation est un peu cavalière; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir.

Arlequin, relevé. - Tu m'aimeras, au moins?

Colombine. - Je l'espère.

Arlequin, sautant. - Je me sens plus léger qu'une plume.

Colombine. - Ecoute, nous avons intérêt de hâter l'amour de nos maîtres, il faut qu'ils se marient ensemble.

Arlequin. - Oui, afin que je t'épouse par-dessus le marché.

Colombine. - Tu l'as dit: n'oublions rien pour les conduire à s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boîte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maître en garde le portrait. Je la vois qui rêve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera.

 

Scène II

La Comtesse, Colombine

La Comtesse, d'un air de méchante humeur. - Ah! vous voilà: a-t-on trouvé mon portrait?

Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher.

La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé? n'a-t-il rien à me dire de la part de son maître?

Colombine. - Je ne l'ai pas vu.

La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu?

Colombine. - Non, Madame.

La Comtesse. - Vous êtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse?

Colombine. - Moi? non, vraiment.

La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaît?

Colombine. - Faute de savoir deviner.

La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous répéter les choses?

Colombine. - Ce qui n'a jamais été dit n'a pas été répété, Madame, cela est clair: demandez cela à tout le monde.

La Comtesse. - Vous êtes une grande raisonneuse!

Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher.

La Comtesse. - Il n'est plus temps.

Colombine. - Il ne faut qu'un instant.

La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard.

Colombine. - Peut-on vous demander où vous vouliez aller, Madame?

La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est à sa terre: J'avais dessein d'y passer quelques jours.

Colombine. - Et la raison de ce dessein-là?

La Comtesse. - Pour quitter Lélio, qui s'avise de m'aimer, je pense.

Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien.

La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie.

Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompée.

La Comtesse. - Vous êtes faite aujourd'hui pour m'impatienter.

Colombine. - Ce n'est pas mon intention.

La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez répondu que des impertinences.

Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper.

La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-là m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là, au moins?

Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donné son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime?

La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guère; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n'être pas la dupe éternelle de vos étourderies!

Colombine. - Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux: cela est bien subtil!

La Comtesse. - En vérité, je vous admire dans vos récits! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piqué, il l'a reçu en colère, il l'a lu de même, il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaît plus à Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompée. Moi, je compte là-dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues.

Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point.

La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux! Il serait à souhaiter qu'il m'aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d'avoir accusé un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bête?

Colombine. - Le ciel m'en préserve!

La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit: Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-même? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-là.

Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais à ces paroles-là, moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques!

La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien.

Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, Madame.

La Comtesse. - Pour la rareté du fait, voyons donc.

Colombine. - Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes; cela posé, examinons ce qu'il vous dit: Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; c'est-à-dire: Pour rester où vous êtes, j'ai besoin d'être certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je décamperais. C'est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête: cela me paraît assez net.

La Comtesse, après avoir rêvé. - Cette fille-là n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint à cela?...

Colombine. - Cet air-là, Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut.

La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là: je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y étais, je m'y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnête homme; car il a donc voulu me faire prendre le change?

Colombine. - Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous êtes fâchée, et j'ai détruit mon ouvrage. J'ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui; que j'avais voulu flatter son maître pour me divertir, et qu'enfin monsieur Lélio était l'homme du monde que vous aimeriez le moins.

La Comtesse.- Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mêlez-vous, Colombine? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité! En vérité, vous avez juré de me désobliger.

Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez.

La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous.

Colombine. - Je vous demande pardon.

La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris.

Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fâcher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez.

La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-là: observez-vous bien dorénavant.

Colombine, à part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine: c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maîtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là, récompensez mon zèle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fâchée. Colombine approchant de sa maîtresse et la caressant.

La Comtesse. - Ah!

Colombine. - Eh bien! voilà un soupir: c'est un commencement de franchise; achevez donc!

La Comtesse. - Colombine!

Colombine. - Madame?

La Comtesse. - Après tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais?

Colombine. - Je crois que oui: mais d'où vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare!

La Comtesse. - Non, je n'aime point encore.

Colombine. - Vous avez l'équivalent de cela.

La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiétudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j'étais triste; tu me demandais ce que j'avais: ah Colombine! c'était un pressentiment du malheur qui devait m'arriver.

Colombine. - Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets.

 

Scène III

Arlequin, La Comtesse, Colombine

Arlequin. - Madame, mon maître m'a dit que vous avez perdu une boîte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvée; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits?

Colombine. - Montre, nigaud! te méfies-tu de Madame? Tu fais là d'impertinentes questions!

Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sûreté: je n'y pense point à mal.

La Comtesse. - Où est-elle, cette boîte?

Arlequin, la montrant. - La voilà, Madame: un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien.

La Comtesse. - C'est la même: tiens, prends cela en revanche.

Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide!

La Comtesse. - Le portrait n'y est pas!

Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maître qui le garde.

La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire?

Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a défendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient.

Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut être morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent.

Arlequin. - Eh! eh! eh!

La Comtesse. - De quoi ris-tu?

Arlequin. - De ce drôle de cousin: mon maître croit bonnement qu'il garde le portrait à cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire.

La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est à cause de moi?

Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures à la copie d'une cousine qui est morte?

Colombine. - Comment, des injures?

Arlequin. - Oui, je l'ai laissé là-bas qui se fâche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit: Oh! de ces soupirs-là, la cousine défunte n'en tâte que d'une dent.

La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi: je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. Où se promène-t-il?

Arlequin. - De ce côté-là; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche.

 

Scène IV

Lélio, Colombine, Arlequin

Arlequin. - Son coeur va-t-il bien?

Colombine. - Oh, je te réponds qu'il va grand train. Mais voici ton maître, laisse-moi faire.

Lélio arrive. - Colombine, où est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler.

Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l'heure pour Paris.

Lélio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit?

Colombine. - C'est bien à vous à vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous?

Lélio. - De quoi je me plains? La question est singulière, mademoiselle Colombine: voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours.

Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon.

Lélio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n'en trouve point là; dorénavant je ferai mieux de n'être ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout.

Colombine. - Lui ferai-je vos compliments?

Arlequin. - Cela sera honnête.

Lélio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goût d'être honnête, je suis las de la bagatelle.

Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se déterminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est; c'est le plus court.

Lélio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficulté: car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas?

Colombine. - Oui, si vous le pensez.

Lélio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté.

Arlequin. - Tirez votre réponse à la courte paille.

Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez.

Lélio. - Mais en vérité, c'est une tyrannie que cette alternative-là; si je vais dire que je l'aime, cela dérangera peut-être madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point...

Colombine. - Peut-être aussi partira-t-elle?

Lélio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant.

Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indifférence, n'est-ce pas?

Lélio. - Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous décidez bien cela à la légère; en savez-vous plus que moi?

Colombine. - Déterminez-vous donc.

Lélio. - Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considération et de respect pour elle.

Arlequin. - Discours de normand que tout cela.

Colombine. - Vous me faites pitié.

Lélio. - Qui, moi?

Colombine. - Oui, et vous êtes un étrange homme, de ne m'avoir pas confié que vous l'aimiez.

Lélio. - Eh, Colombine, le savais-je?

Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti.

Lélio. - Je ne sais où je suis.

Colombine. - Ah! vous voilà dans le ton: songez à dire toujours de même, entendez-vous, monsieur de l'ermitage?

Lélio. - Que signifie cela?

Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre.

 

Scène V

Lélio, Arlequin

Arlequin. - Ah çà, Monsieur, voilà qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire: va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maître, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins: il faut passer par là, ou par la fenêtre.

Lélio. - Ah! je suis un homme sans jugement.

Arlequin. - Je ne vous dispute point cela.

Lélio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes.

Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle.

Lélio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. (Arlequin siffle.) De quoi t'avises-tu de siffler?

Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fâchez pas, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre: cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous.

Lélio, à part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-être ne la sait-elle pas encore.

 

Scène VI

La Comtesse, Lélio, Arlequin

La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amène?

Lélio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant: C'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer.

La Comtesse. - Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose à vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi.

Lélio. - Que serait-ce donc?

La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile.

Lélio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boîte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi, et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle?

Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur!

Lélio. - Quoi?

Arlequin. - Il est dans votre poche.

Lélio. - Vous ne savez ce que vous dites.

Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt, je vous l'ai vu mettre après dans la poche du côté gauche.

Lélio. - Quelle impertinence!

La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-être avez-vous oublié que vous l'avez tenu?

Lélio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire.

Arlequin. - Tenez, Monsieur; tâtez, Madame, le voilà.

La Comtesse, touchant à la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraît que c'est lui.

Lélio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame?

La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur.

Lélio. - Comment donc cela s'est-il fait?

Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à Madame, et cela était vrai.

La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence à cela.

Lélio. - En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là. (A part.) Tu me la paieras.

Arlequin. - Madame la Comtesse! voilà Monsieur qui me menace derrière vous.

Lélio. - Moi!

Arlequin. - Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tôt avoué cela, qu'il me pardonnera.

La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession.

Lélio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. (Arlequin s'en va, et un moment après Lélio continue). Je vous prie, Madame, de n'être point fâchée de ce que j'avais votre portrait, j'étais dans l'ignorance.

La Comtesse, d'un air embarrassé. - Ce n'est rien que cela, Monsieur.

Lélio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier.

La Comtesse. - Effectivement.

Lélio. - Il n'y a personne qui ne se persuade là-dessus que je vous aime.

La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas.

Lélio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante.

La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais.

Lélio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser!

La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là?

Lélio. - Moi, Madame! vous êtes la maîtresse.

La Comtesse. - Et vous le maître, Monsieur.

Lélio. - De quoi le suis-je?

La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas.

Lélio. - Je vous reconnais: l'alternative est bien de vous, Madame.

La Comtesse. - Eh! pas trop.

Lélio. - Pas trop... si j'osais interpréter ce mot-là!

La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie?

Lélio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé.

La Comtesse. - Voyons.

Lélio. - Vous ne me le pardonneriez jamais.

La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative.

Lélio, à part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire.

La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine.

Lélio. - Eh bien, Madame! me voilà expliqué, m'entendez-vous? Vous ne répondez rien, vous avez raison: mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine.

La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur.

Lélio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce.

La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien à présent: reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer.

Arlequin. - Vivat! Enfin, voilà la fin.

Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur Lélio.

Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur.

Lélio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce.

Pierre. - Grand marci; mais morgué, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus.

Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie.

Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; après le mariage, je t'en dispense.

 

Divertissement

Le Chanteur

Je ne crains point que Mathurine

S'amuse à me manquer de foi;

Car drés que je vois dans sa mine

Queuque indifférence envars moi,

Sans li demander le pourquoi,

Je laisse aller la pélerine;

Je ne dis mot, je me tiens coi;

Je batifole avec Claudine.

En voyant ça, la Mathurine

Prend du souci, rêve à part soi;

Et pis tout d'un coup la mutine

Me dit: J'enrage contre toi.

La Chanteuse

Colas me disait l'autre jour:

Margot, donne-moi ton amour.

Je répondis: Je te le donne,

Mais ne va le dire à personne;

Colas ne m'entendit pas bien,

Car l'innocent ne reçut rien.

Arlequin

Femmes, nous étions de grands fous

D'être aux champs pour l'amour de vous.

Si de chaque femme volage

L'amant allait planter des choux,

Par la ventrebille! je gage

Que nous serions condamnés tous

A travailler au jardinage.

 

La Double Inconstance

 

Adresse

Comédie en trois actes

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le mardi 6 avril 1723

A Madame la Marquise de Prie

Madame,

On ne verra point ici ce tas d'éloges dont les épîtres dédicatoires sont ordinairement chargées; à quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir véritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu'il aurait ici tout l'air d'un présent de flatteur, surtout s'adressant à une dame de votre âge, à qui la nature n'a rien épargné de tout ce qui peut inviter l'amour-propre à n'être point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutôt de la vanité que vous m'avez donnée, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmé d'apprendre à toutes les personnes de goût qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intérêts du mien. Je suis avec un profond respect,

Madame,

votre très humble et très obéissant serviteur.

D. M.

 

Acteurs

Le Prince.

Un Seigneur.

Des laquais.

Des filles de chambre.

La scène est dans le palais du Prince.

 

Acte premier

 

Scène première

Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia

Silvia paraît sortir comme fâchée.

Trivelin. - Mais, Madame, écoutez-moi.

Silvia. - Vous m'ennuyez.

Trivelin. - Ne faut-il pas être raisonnable?

Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point.

Trivelin. - Cependant...

Silvia, avec colère. - Cependant, je ne veux point avoir de raison: et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir: que ferez-vous là?

Trivelin. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin.

Silvia. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée: voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait.

Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant...

Silvia, plus en colère. - Eh bien! ne voilà-t-il pas encore un cependant?

Trivelin. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer...

Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.

Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime.

Silvia. - Je ne l'empêche pas, il est le maître: mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.

Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes.

Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis? S'il m'avait dit: Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais répondu: Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon.

Trivelin. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main.

Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux?

Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.

Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié?

Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai.

Silvia. - Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout.

Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaît, me dire en quoi je me trompe.

Silvia, en se tournant vivement de son côté. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui...

Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fâcher.

Silvia. - Vous êtes donc bien maladroit.

Trivelin. - Je suis votre serviteur.

Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise: qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon! Peut-être aussi qu'on le maltraite... (Elle se dérange de sa place.) Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de là, je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos.

Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame.

Silvia. - Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux.

Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher.

Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc?

Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi.

Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre: mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne.

(Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre côté et la regardent sortir.)

 

Scène II

Le Prince, Flaminia, Trivelin

Le Prince, à Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner? Que dit-elle?

Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité.

Le Prince. - N'importe, dis toujours.

Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. (Le Prince rêve tristement.)

Flaminia. - J'ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin.

Trivelin. - Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin.

Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle.

Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin?

Trivelin. - Oui; je l'attends.

Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte.

Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole.

Flaminia. - Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire.

Le Prince. - Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maîtresse.

Trivelin. - Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là, s'il ne veut pas.

Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit.

Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaît déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai?

Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher à boire: je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais: mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle.

Flaminia. - Il faudra mettre à profit l'ignorance où elle est de votre rang; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai.

Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance.

Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir.

Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilà qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin.

 

Scène III

Lisette, Flaminia

Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu?

Flaminia. - Approche un peu que je te regarde.

Lisette. - Tiens, vois à ton aise.

Flaminia, après l'avoir regardée. - Oui-dà, tu es jolie aujourd'hui.

Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait?

Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as là.

Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée.

Flaminia. - Il le faut, te dis-je.

Lisette, en tirant sa boîte à miroir, et ôtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persécutes-tu ma mouche?

Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite.

Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens.

Flaminia. - Tu aimes à plaire?

Lisette. - C'est mon faible.

Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin?

Lisette. - Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraît nécessaire à l'expédition que tu me proposes.

Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nécessaire: il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'être aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nôtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières; c'est de ces manières dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu?

Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi?

Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tête est légère; ton menton porte au vent; tu cours après un air jeune, galant et dissipé; parles-tu aux gens, leur réponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini: mais ici il faut, s'il te plaît, faire main basse sur tous ces agréments-là; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas.

Lisette, étonnée. - Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis.

Flaminia, d'un air naïf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules: mais tu es en sûreté de la part des hommes.

Lisette. - Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai?

Flaminia. - Rien: tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingénu.

Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-là est-il bon?

Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction.

Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas?

Flaminia. - Pour lui-même.

Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule.

Flaminia. - S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame.

Lisette. - Oh! voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là, si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer.

Flaminia. - Je me retire aussi; car voilà Arlequin qu'on amène.

 

Scène IV

Arlequin, Trivelin

Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement.

Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? (Arlequin ne dit mot.) N'est-il pas vrai que voilà une belle maison?

Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? où allons-nous?

Trivelin. - Je suis un honnête homme, à présent votre domestique: je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin.

Arlequin. - Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne.

Trivelin, l'arrêtant. - Doucement.

Arlequin. - Parlez donc, eh! vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maître?

Trivelin. - C'est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien.

Arlequin. - Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi?

Trivelin. - Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent.

Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire?

Trivelin. - Oui, sur Silvia.

Arlequin, charmé, et vivement. - Ah! Silvia! hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler.

Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours?

Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dérobée.

Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs.

Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons.

Trivelin. - Je sais où elle est.

Arlequin, charmé et le caressant. - Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi?

Trivelin. - Vous la verrez ici.

Arlequin, charmé et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie.

Trivelin, à part les premiers mots. - De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose à vous dire.

Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience.

Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez: mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle?

Arlequin, triste. - Oui: il avait la mine d'un hypocrite.

Trivelin. - Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable.

Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau.

Trivelin. - Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté.

Arlequin. - Le babillard!

Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenât ici.

Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste?

Trivelin. - Hum! il y a une petite difficulté: il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en être aimé à son tour.

Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime.

Trivelin. - Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout.

Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilà, le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit?

Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats?

Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela: cela m'est inutile.

Trivelin. - Je vous l'apprends.

Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles.

Trivelin. - Silvia plaît donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui.

Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise.

Trivelin. - Vous avez raison: mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux?

Arlequin, après avoir rêvé. - A la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul.

Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maître. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaître, et qu'elle doit être sa femme; il faut que cela arrive, cela est écrit là-haut.

Arlequin. - Là-haut on n'écrit pas de telles impertinences: pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction?

Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne.

Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre.

Trivelin. - Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage.

Arlequin. - Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher.

Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince?

Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade.

Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitié?

Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre.

Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez.

Arlequin, d'un air négligent. - C'est à cause de cela que je n'y perds rien.

Trivelin. - Maison à la ville, maison à la campagne.

Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne?

Trivelin. - Parbleu, vos valets!

Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois?

Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en même temps.

Arlequin. - Eh bien, innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là, il est inutile d'avoir deux maisons.

Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre.

Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent?

Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques...

Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.

Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors: mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement?

Arlequin. - Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé? N'ai-je pas toutes mes commodités? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien (en montrant ses jambes), je ne verserai point. Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m'a donné? N'est-ce pas là de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes.

Trivelin. - Têtubleu! vous êtes vif: si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers.

Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n'a que sa parole.

Trivelin. - Un moment: vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages.

Arlequin. - Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise.

Trivelin. - La bonne chère vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson: vous l'aurez, et pour toute votre vie. (Arlequin est quelque temps à répondre.) Vous ne répondez rien?

Arlequin. - Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue: mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise.

Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre.

Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru.

Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangé de bons morceaux!

Arlequin. - J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela: voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas?

Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin.

 

Scène V

Lisette, Arlequin, Trivelin

Lisette, à Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande.

Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours: mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence.

Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie.

Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt. (Trivelin sort.)

 

Scène VI

Arlequin, Lisette

Arlequin, se retirant au coin du théâtre. - Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant.

Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia?

Arlequin, froidement. - Oui.

Lisette. - C'est une très jolie fille.

Arlequin, du même ton. - Oui.

Lisette. - Tout le monde l'aime.

Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort.

Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite?

Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi.

Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous.

Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-là?

Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer.

Arlequin. - Et en vertu de quoi étiez-vous surprise?

Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable.

Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi?

Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince.

Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi.

Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point.

Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid: ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien.

Lisette, à part. - Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle.

Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem?

Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce.

Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens.

Lisette. - Il est vrai que la vôtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un.

Arlequin. - Oh très tort: mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie.

Lisette, en le regardant comme étonnée. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde.

Arlequin. - Me voilà pourtant, et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela.

Lisette, d'un air un peu fâché. - Oh j'en suis persuadée.

Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guère?

Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela?

Arlequin. - Eh pour le savoir.

Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire.

Arlequin, à part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette.

Lisette. - Moi?

Arlequin. - Vous-même.

Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez?

Arlequin, d'un air naïf. - Point du tout: il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle.

Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par où voyez-vous donc que je le suis?

Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi!

Lisette. - Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire.

Arlequin. - Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette.

Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez.

Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle: enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point à Silvia.

Lisette. - En vérité vous me divertissez, vous me faites rire.

Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens: adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux.

Trivelin arrive quand il sort.

 

Scène VII

Arlequin, Lisette, Trivelin

Trivelin, à Arlequin. - Vous sortez?

Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen.

Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dîner, cela vous désennuiera.

 

Scène VIII

Le Prince, Flaminia, Lisette

Flaminia, à Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin?

Lisette, d'un air fâché. - Il va très brutalement pour moi.

Flaminia. - Il t'a donc mal reçue?

Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous êtes une coquette: voilà de son style.

Le Prince. - J'en suis fâché, Lisette: mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins.

Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là.

Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure.

Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais.

Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaît à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là, je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là, moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire: Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini:

Lisette, d'un air incrédule. - Tout est fini, rien n'est commencé.

Flaminia. - Tais-toi, esprit court.

Le Prince. - Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien.

Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin.

Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal.

Le Prince. - Je pense de même.

Flaminia, d'un air indifférent. - Eh! nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement: sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête.

Le Prince. - Faites donc à votre fantaisie.

Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient.

 

Scène IX

Arlequin, Trivelin et une suite de valets.

Arlequin. - Par parenthèse, dites-moi une chose: il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux!

Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur.

Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur?

Trivelin. - Oui sans doute.

Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux?

Trivelin. - Personne.

Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi?

Trivelin. - Non.

Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres?

Trivelin. - Nous ne méritons pas cela.

Arlequin, en colère et prenant son bâton. - Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là.

Trivelin. - D'où vient donc cela?

Arlequin. - Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore.

Trivelin. - Vous ne m'entendez pas.

Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement.

Trivelin, en s'enfuyant. - Arrêtez, arrêtez, que faites-vous?

Arlequin court aussi après les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse.

 

Scène X

Arlequin, Trivelin

Arlequin revient sur le théâtre. - Ces maurauds-là! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui: c'est se moquer du monde.

Il se retourne et voit Trivelin qui revient.

Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué?

Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu: mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable.

Arlequin. - Vous le voyez bien.

Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là: s'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets.

Arlequin, remettant sa latte. - Oh! à présent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux.

Trivelin. - Vous m'avez fait mal.

Arlequin. - Je le crois bien, c'était mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête homme, rien.

Trivelin. - C'est cela même.

Arlequin, d'un air dégoûté. - Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable.

Trivelin. - Mais on peut être honorable avec cela.

Arlequin. - Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme, j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur.

Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprès de vous.

Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia.

Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre: adieu, je me retire.

 

Scène XI

Silvia, Flaminia, Arlequin

Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise!

Arlequin, tout étouffé de joie. - Et moi aussi. (Il prend respiration.) Oh! oh! je me meurs de joie.

Silvia. - Là, là, mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'être aimée comme cela!

Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. (Et comme tout bas.) Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue: mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains.

Silvia, lui répondant. - Hélas! c'est que vous êtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin.

Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours?

Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question à faire?

Flaminia, d'un air naturel à Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-même, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà: adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela.

Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fâché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi.

Flaminia sort.

 

Scène XII

Arlequin, Silvia

Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin?

Arlequin. - Eh bien, mon âme?

Silvia. - Nous sommes bien malheureux.

Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience.

Silvia. - Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiète.

Arlequin. - Hélas! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. (Il lui prend la main.) Pauvre petit trésor à moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là, regardez-moi toujours pour me récompenser.

Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose à vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez.

Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux?

Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine.

Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi!

Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi.

Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée?

Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine.

Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'êtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus.

Silvia. - Oui, mon fils: mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours.

Arlequin, en s'arrêtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maîtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà, dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse?

Silvia, bonnement. - Voilà qui va bien, je ne sais point de serments; vous êtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments.

Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même.

Silvia. - Sans doute.

Arlequin. - Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux.

Silvia. - Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout.

Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur.

Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi.

Arlequin. - Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons.

Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage!

Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous.

Silvia, en le regardant. - Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin.

Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-là.

En même temps viennent Flaminia et Trivelin.

 

Scène XIII

Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin

Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre: mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler.

Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous.

Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite.

Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper.

Arlequin. - Oh non; vous êtes de notre parti, vous.

Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt.

Elle sort.

Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrête. - Notre amie, pendant qu'elle sera là, restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer.

Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi: mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous.

Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dîner est prêt.

Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim.

Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin.

Arlequin, doucement. - Croyez-vous?

Flaminia. - Oui.

Arlequin. - Je ne saurais. (A Trivelin.) La soupe est-elle bonne?

Trivelin. - Exquise.

Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage.

Flaminia. - Je crois qu'elle dînera avec sa mère; vous êtes le maître pourtant: mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? Après dîner vous la verrez.

Arlequin. - Je veux bien: mais mon appétit n'est pas encore ouvert.

Trivelin. - Le vin est au frais, et le rôt tout prêt.

Arlequin. - Je suis si triste... Ce rôt est donc friand?

Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine...

Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien.

Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé.

Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance.

Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner.

Arlequin. - Bon, je suis content de vous.

 

Acte II

 

Scène première

Flaminia, Silvia

Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin?

Flaminia. - Il va venir, il dîne encore.

Silvia. - C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-là, il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent: Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; où est la fidélité, la probité, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison: Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? D'où sortent-ils? De quelle pâte sont-ils?

Flaminia. - De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince.

Silvia. - Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire: Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée.

Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content.

Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goût trouve-t-il à cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abîme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné.

Flaminia. - Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton.

Silvia. - Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être: il y a bien à tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince.

Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaîtrez.

Silvia. - Eh bien, qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi: mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien: mais pour moi, cela m'est impossible.

Flaminia. - Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous?

Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle: j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé.

Flaminia. - Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.

Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles, je demeure là, je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle.

Flaminia. - Eh! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles: Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guère.

Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent?

Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? Là-dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'étais dans une colère...

Silvia, fâchée. - Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là.

Flaminia. - Sans difficulté.

Silvia. - Que je les hais, ces femmes-là! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là?

Flaminia. - Oh! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier.

Silvia, piquée, et après avoir un peu regardé Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.

Flaminia. - Ah! qu'elles mériteraient bien d'être punies! Je leur ai dit: Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder.

Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre.

Flaminia. - Voilà de la compagnie qui vous vient.

Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme!

 

Scène II

Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents.

Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission.

Silvia. - Comment, vous voilà, Monsieur? Vous saviez donc bien que j'étais ici?

Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence.

La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines.

Silvia, doucement. - Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal.

Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible.

Silvia, répétant d'un air fâché, et à part, et faisant une révérence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle manière de parler!

Lisette. - Quel âge avez-vous, ma fille?

Silvia. - Je l'ai oubliée, ma mère.

Flaminia, à Silvia. - Bon.

Le Prince paraît et affecte d'être surpris.

Lisette. - Elle se fâche, je pense?

Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-là? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte!

Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naître une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit.

Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vôtre.

Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naïf, en voilà.

Le Prince. - Allez-vous-en, Madame.

Silvia. - Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fâcherai tout de bon.

Le Prince, à Lisette. - Vous vous repentirez de votre procédé.

Lisette, en se retirant d'un air dédaigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix.

 

Scène III

Le Prince, Flaminia, Silvia

Flaminia. - Voilà une créature bien effrontée!

Silvia. - Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là? je ne voudrais pas être changée contre elles.

Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là.

Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore.

Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer?

Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez.

Le Prince. - Ah! que vous êtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours!

Silvia. - Eh bien! aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité: Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse.

Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre.

Silvia, à Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; là, vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien?

Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est.

Silvia. - Ah çà! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. (A Lélio.) Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée.

Le Prince. - Oui, ma chère Silvia, j'y cours; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie.

Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais.

Flaminia. - Allez, Monsieur, hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia.

Le Prince. - Vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Il sort.

 

Scène IV

Flaminia, Silvia

Flaminia. - Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir.

Silvia. - Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là, car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là.

Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas.

Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas après: Pourquoi as-tu pris mes présents?

Flaminia. - Il vous dira: Pourquoi n'en avoir pas pris davantage?

Silvia. - En ce cas-là, j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire.

Flaminia. - Allez, je réponds de tout.

 

Scène V

Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin

Flaminia, à part. - Il me semble que les choses commencent à prendre forme; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur.

Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie.

Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi?

Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues; où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise: Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement: Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit: Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait: par compagnie je me suis mis à rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous?

Flaminia. - D'une bagatelle: c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames.

Arlequin. - C'est donc encore un honneur?

Flaminia. - Oui, vraiment.

Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché.

Flaminia. - Vous êtes gai, j'aime à vous voir comme cela; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté?

Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute.

Flaminia. - Quoi! vous vous êtes encore ressouvenu de moi?

Arlequin. - Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère?

Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia?

Arlequin. - Taisez-vous quand je parle.

Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin.

Trivelin. - Comment, j'ai tort!

Flaminia. - Oui; pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime?

Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince!

Flaminia, comme épouvantée. - Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous.

Arlequin, en colère. - Non, ma bonne. (A Trivelin.) Ecoute, je suis ton maître, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainéant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c'est deux oreilles que tu auras de moins: je te les garantis dans ma poche.

Trivelin. - Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir.

Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien à présent? Va-t'en.

Trivelin. - Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut: mais vous me le paierez, Flaminia.

Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrête; quand il est revenu, il dit

 

Scène VI

Arlequin, Flaminia

Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe.

Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous.

Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fâché d'être triste.

Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin.

Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si près.

Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur!

Arlequin. - Hélas! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra.

Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde.

Arlequin, triste. - Pour la dernière fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maîtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore? et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trépas? seront-ils si barbares?

Flaminia. - En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur.

Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fâché; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé.

Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables.

Arlequin. - Pauvre fille! il est fâcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon?

Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous êtes son portrait?

Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup?

Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais.

Arlequin. - Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout; je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose.

Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous.

Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là.

Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous: mais où cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais où je suis.

Arlequin. - Je suis tout de même.

Flaminia. - J'ai trop de plaisir à vous voir.

Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille.

Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais: adieu.

Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle.

 

Scène VII

Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derrière lui. Arlequin

Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaître? N'est-ce point compromettre mes épaules? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.

Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage.

Trivelin. - Voilà un seigneur qui demande à vous parler.

Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend.

Arlequin, à part. - J'ai vu cet homme-là quelque part.

Le Seigneur. - Je viens vous demander une grâce; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin?

Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. (Et voyant le Seigneur qui se couvre.) Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.

Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur.

Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre.

Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime.

Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.

Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point?

Arlequin. - Pas un brin.

Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté?

Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage.

Le Seigneur. - Je ne me reconnais point à cela.

Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaît-il?

Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est: j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince.

Arlequin. - Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaître à cela.

Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fâché contre moi.

Arlequin. - Il n'aime donc pas les médisants?

Le Seigneur. - Vous le voyez bien.

Arlequin. - Oh! oh! voilà qui me plaît; c'est un honnête homme; s'il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous étiez un mal appris?

Le Seigneur. - Oui.

Arlequin. - Cela est très raisonnable: de quoi vous plaignez-vous?

Le Seigneur. - Ce n'est pas là tout: Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m'y force.

Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.

Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.

Arlequin. - Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.

Le Seigneur. - Il s'est aussi fâché contre eux.

Arlequin. - Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens.

Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaître tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce.

Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage.

Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilé.

Arlequin. - Comment, être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous?

Le Seigneur. - Vraiment non; voilà ce que c'est.

Arlequin. - Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire?

Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'étrange à cela?

Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit?

Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent.

Arlequin saute d'aise. - Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant.

Le Seigneur. - Eh la raison de cela?

Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé.

Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose.

Arlequin. - Qu'est-ce que c'est?

Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je.

Arlequin. - Mais voyons.

Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice, là, d'un garçon de bonne foi.

Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler à la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air? N'avez-vous rien dit que cela?

Le Seigneur. - Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.

Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute?

Le Seigneur. - Oui.

Arlequin. - C'est se moquer, vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.

Le Seigneur. - N'importe, empêchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour: il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires.

Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder.

Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond: ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres.

Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre; voilà une drôle de vanité! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.

Le Seigneur. - Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia?

Arlequin. - Oui, c'est mon intime.

Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.

Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.

Le Seigneur. - Je croyais...

Arlequin. - Ne croyez plus.

Le Seigneur. - Je renonce à mon projet.

Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle.

Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses: adieu, Monsieur Arlequin.

Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin.

 

Scène VIII

Arlequin, Flaminia arrive.

Flaminia. - Mon cher, je vous amène Silvia; elle me suit.

Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt, nous l'aurions attendue en causant ensemble.

Silvia arrive.

 

Scène IX

Arlequin, Flaminia, Silvia

Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-là, les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvrières d'ici sont habiles!

Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite.

Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête.

Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent.

Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'être là ou là? On s'aime partout.

Arlequin. - Comment, nous gêner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi.

Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle.

Flaminia. - Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir.

Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs. (Il dit cela à Flaminia.) Aussi, de notre part, c'est queussi queumi.

Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi.

Arlequin, d'un air négligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords.

Silvia. - Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai?

Flaminia. - Sans doute.

Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée.

Flaminia. - Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point.

Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse.

Silvia. - Allez, allez, Arlequin; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes; ne vous gênez point.

Arlequin fait signe à Flaminia de venir.

Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia.

 

Scène X

Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire, et qui restent derrière. Silvia. Lisette fait de grandes révérences.

Silvia, d'un air un peu piqué. - Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie!

Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mérite.

Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle.

Lisette. - Ah, quelle situation!

Silvia. - Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire?

Lisette. - Je ne puis me résoudre à parler.

Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas: beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance.

Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras: le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler.

Silvia. - Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser?

Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne: mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend.

Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné!

Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi: il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire.

Silvia, d'un air piqué. - Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe.

Lisette. - Cependant cela me paraît possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable.

Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient.

Lisette. - Vous me répondez d'une étrange manière! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir.

Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée: mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir.

Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous.

Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde.

 

Scène XI

Silvia, Flaminia arrive.

Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous êtes bien émue!

Silvia. - J'ai, que je suis en colère; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée?

Flaminia, d'un air vif et d'intérêt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.

Silvia. - Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse.

Flaminia. - Eh! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse.

Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres.

Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse?

Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire?

Flaminia. - Il y a tout à craindre.

Silvia. - Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittée tantôt pour aller goûter; voilà une belle excuse!

Flaminia. - Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille: dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon?

Silvia, d'un air indifférent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien.

Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; lui il a l'air pesant, les manières grossières; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; je vous dirai même que cela vous fait tort.

Silvia. - Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux: mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise.

Flaminia. - Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais à quoi vous déterminez-vous donc?

Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit: Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici...

Flaminia. - Quoi?

Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maîtresse de moi.

Flaminia. - L'aimez-vous?

Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin.

Flaminia. - C'est un homme aimable.

Silvia. - Je le sens bien.

Flaminia. - Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité.

Silvia. - Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure; je serais en droit de lui dire: Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche: mais il n'y a rien à faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est?

Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous: pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.

Silvia. - Mais mon plaisir, où est-il? il n'est ni là, ni là; je le cherche.

Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaît, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt.

 

Scène XII

Silvia, Le Prince, qui entre.

Silvia. - Vous venez: vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine.

Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.

Silvia. - Ne voilà-t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaît; vous vous en irez, s'il me plaît; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose!

Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort?

Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis: Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après?

Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia?

Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince: Arlequin m'inquiète, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête.

Le Prince. - Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer.

Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais.

Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours.

Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis; pour moi, je laisserai tout là; voilà ce que vous gagnerez.

Le Prince. - Je ne veux donc plus vous être à charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia.

Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; où allez-vous? Restez-là, c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être.

Le Prince. - J'ai cru vous obliger.

Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'était vous qui fût le Prince!

Le Prince, d'un air ému. - Eh quand je le serais?

Silvia. - Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître, ce serait mon excuse: mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.

Le Prince, à part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis.

Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fâche? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini.

Le Prince, à part les premiers mots. - Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi: le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui.

Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne.

 

Acte III

 

Scène première

Le Prince, Flaminia

Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez.

Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable!

Flaminia. - Elle l'est infiniment.

Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maîtresse, à force d'amour, nous dit clairement: Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là, imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit: Je vous aime.

Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose?

Le Prince. - Cela est impossible: je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement.

Flaminia. - Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites.

Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin... J'ai vu le moment où elle allait me dire: Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi.

Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu.

Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il?

Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte.

Le Prince. - Fort bien.

Flaminia. - Oh! dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue.

Le Prince. - Comment donc?

Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient.

Ils se retirent tous deux.

 

Scène II

Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre.

Trivelin, après quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre?

Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique.

Trivelin. - Tant qu'il vous plaira.

Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici?

Trivelin. - C'est le Prince.

Arlequin. - Par la sambille! la bonne chère que je fais me donne des scrupules.

Trivelin. - D'où vient donc?

Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'être en pension sans le savoir.

Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha.

Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benêt?

Trivelin. - Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même.

Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires?

Trivelin. - Son secrétaire d'Etat, voulez-vous dire?

Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon père est tout seul.

Trivelin. - Eh bien?

Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne.

Trivelin. - Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ.

Arlequin. - Il faut, après cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage.

Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là-dedans.

Arlequin. - Cela me plaît, à moi.

Trivelin, d'un air mécontent. - Hum!

Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture.

Trivelin, se mettant en état. - Dictez.

Arlequin. - Monsieur.

Trivelin. - Halte-là, dites Monseigneur.

Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse.

Trivelin. - Fort bien.

Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin.

Trivelin. - Doucement. Vous devez dire: Votre Grandeur saura.

Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'Etat?

Trivelin. - Non, mais n'importe.

Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui?

Trivelin, écrivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Après?

Arlequin. - Que j'ai une maîtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur.

Trivelin, écrivant. - Courage!

Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle: ainsi, aussitôt la présente reçue...

Trivelin, s'arrêtant comme affligé. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains.

Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pâmoison-là?

Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle.

Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fâcheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle.

Trivelin. - Des remerciements à coups de bâton! je ne suis pas friand de ces compliments-là. Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux.

Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves.

Il le bat.

Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitié!

 

Scène III

Flaminia arrive, Trivelin sort.

Flaminia, à Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin?

Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans.

Flaminia. - Cela se peut bien.

Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela?

Flaminia.- Que c'est tant pis pour lui.

Arlequin. - Tout de bon?

Flaminia. - Sans doute: mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât?

Arlequin. - Hélas! vous êtes votre maîtresse: mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-être; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite: Oh! de cette part-là, je n'en voudrais rien perdre.

Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur?

Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc?

Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous: en vérité je n'ose m'examiner là-dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux.

Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant: j'ai une maîtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait.

Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie?

Arlequin. - Eh! que serez-vous donc?

Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison.

Arlequin. - Chut: vous allez de compagnie ensemble.

Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise?

Arlequin. - Comme vous voudrez: mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux.

Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour.

En sortant, elle sourit à celui qui entre.

 

Scène IV

Arlequin, Le Seigneur du deuxième acte entre avec des lettres de noblesse.

Arlequin, le voyant. - Voilà mon homme de tantôt; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu.

Le Seigneur. - Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin: mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi: j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole.

Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur.

Le Seigneur. - De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire.

Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez?

Le Seigneur. - Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'êtes un peu.

Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification.

Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur?

Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir.

Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera.

Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc?

Le Seigneur, à part les premiers mots. - En voilà bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever.

Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres?

Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie là qu'un désir de gloire.

Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet.

Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je: ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme?

Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fâché; c'est suivant la fantaisie qu'on a.

Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins.

Arlequin. - J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses à la fois.

Le Seigneur. - Vous m'étonnez.

Arlequin. - Voilà comme je suis bâti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne: mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme: je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâton à cause qu'on n'oserait lui rendre.

Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre?

Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ.

Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse.

Arlequin prend les lettres. - Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bête: allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond.

Le Seigneur. - Je suis charmé de vous voir content; adieu.

Arlequin. - Je suis votre serviteur. (Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle.) Monsieur! Monsieur!

Le Seigneur. - Que me voulez-vous?

Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien? car il faut faire son devoir dans une charge.

Le Seigneur. - Elle oblige à être honnête homme.

Arlequin, très sérieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi?

Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit être généreux.

Arlequin. - Généreux et honnête homme! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme?

Le Seigneur. - Nullement.

Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille?

Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre.

Arlequin. - Est-ce là tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir?

Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus: ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre.

Arlequin. - Tout doucement: ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur!

Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.

Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à-l'âne; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre?

Le Seigneur. - Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.

Arlequin. - Je vous entends, il m'est défendu d'être meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutôt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là? dites-moi votre dernier mot.

Le Seigneur. - Une injure répondue à une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre.

Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.

Le Seigneur. - Vous n'y songez pas.

Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire.

Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si près avec vous.

Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi.

Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur.

Arlequin. - Et moi le vôtre.

 

Scène V

Le Prince arrive, Arlequin

Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne.

Le Prince. - Point d'injure, Arlequin.

Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous?

Le Prince. - Assurément.

Arlequin. - Mardi, vous êtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez: mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi.

Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir.

Arlequin. - Parlez, il vous est libre: mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi.

Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia.

Arlequin. - Votre foi?

Le Prince. - Tu dois m'en croire.

Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous?

Le Prince. - Je te pardonne volontiers.

Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela: si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul.

Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin?

Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste?

Le Prince, à part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent.

Arlequin. - Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres.

Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai: mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime.

Arlequin. - Ne parlons point de ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience: si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde.

Le Prince. - Que lui répondre?

Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela: Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia.

Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste; tu dis que je suis ton prince: marque-le-moi donc par un peu de docilité.

Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-là, vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit: allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose.

Le Prince. - Va, tu me désespères.

Arlequin. - Que je suis à plaindre!

Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien.

Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins.

Le Prince. - Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne: mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêchera pas que tu n'en jouisses.

Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie!

Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice: mais tu n'en es que trop vengé.

Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous êtes trop fâché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison.

Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos.

Arlequin. - Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous?

Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi.

Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilà désolé.

Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus.

Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur!

Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grâce?

Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez.

Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent!

Arlequin. - Et vous aussi, voilà ce qui m'ôte le courage: hélas! que les bonnes gens sont faibles!

Le Prince. - J'admire tes sentiments.

Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté: mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori?

Le Prince. - Et qui le serait donc?

Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne.

Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin: souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande.

Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maîtresse?

Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle.

Il s'en va.

Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal.

 

Scène VI

Arlequin, seul.

Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia là? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot.

 

Scène VII

Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin

Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher.

Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin.

Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu?

Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère.

Arlequin, étonné et déconcerté. - Ah me voilà un joli garçon à présent!

Flaminia. - Je suis au désespoir, moi! me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter: mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur.

Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur?

Flaminia. - Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée.

Arlequin, d'un ton essoufflé: - C'est donc de l'amour?

Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu.

Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte.

Flaminia. - Comment, vous vous seriez mépris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis.

Elle fait un ou deux pas.

Arlequin. - Restez.

Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous?

Arlequin. - Parlons raison.

Flaminia. - Que vous dirai-je?

Arlequin. - C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre; elle est partie: voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf!

Flaminia. - Quelle aventure!

Arlequin. - Je ne suis point marié, par bonheur.

Flaminia. - Il est vrai.

Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content.

Flaminia. - Je n'en doute point.

Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant.

Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble.

Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maîtresse?

Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant?

Arlequin. - Morbleu! le devinais-je?

Flaminia. - Vous étiez assez aimable pour le deviner.

Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi.

Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens: mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir.

Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là.

Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller.

Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... (Après avoir baisé sa main.) Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond.

 

Scène VIII

Flaminia, Silvia

Flaminia. - En vérité, le Prince a raison; ces petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. A quoi rêvez-vous, belle Silvia?

Silvia. - Je rêve à moi, et je n'y entends rien.

Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible?

Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé.

Flaminia. - Vous n'êtes guère vindicative.

Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas?

Flaminia. - Il me le semblait.

Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus.

Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur.

Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable.

Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu près de même.

Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous à peu près? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est: voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non.

Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc?

Silvia. - Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent.

Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez?

Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer: mais à la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire.

Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie.

Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis.

Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison.

Silvia. - Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse.

Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser.

Silvia, avec un petit air d'inquiétude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maîtresse ici?

Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas.

Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir.

Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous?

Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle.

Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée; que vous faut-il donc?

Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place.

Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste.

 

Scène IX

Silvia, Le Prince

Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun.

Silvia.- Bon, importun! je parlais de lui tout à l'heure.

Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia?

Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais.

Le Prince. - Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez.

Silvia. - Hom, vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité: vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer: si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? Là, conseillez-moi dans la bonne foi.

Le Prince. - Comme on n'est pas le maître de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment.

Silvia. - Me parlez-vous en ami?

Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincère.

Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaît, sans qu'il y ait le petit mot à dire.

Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaît point.

Silvia. - Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte.

Le Prince. - Il ne viendra que trop tôt pour moi; lorsque vous le connaîtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi.

Silvia. - Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps.

Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur.

Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par...

Le Prince. - Arrêtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure.

Silvia. - Vous m'empêchez de jurer: cela est joli! j'en suis bien aise.

Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi?

Silvia. - Contre vous! est-ce que vous êtes le Prince?

Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne: je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia.

Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaît.

Le Prince. - Notre union est donc assurée.

 

Scène X et dernière

Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince

Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia.

Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris: voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini.

Le Prince. - Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine.

Arlequin. - A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué; patience, tantôt nous lui en jouerons d'un autre.

 

Le Prince travesti

 

Acteurs

Comédie en trois actes et en prose

Représentée pour la première fois le 5 février 1724 par les comédiens italiens

Acteurs

La Princesse de Barcelone.

Le Prince de Léon, sous le nom de Lélio.

Frédéric, ministre de la Princesse.

Arlequin, valet de Lélio.

Lisette, maîtresse d'Arlequin.

Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur.

Un garde de la Princesse.

Femmes de la Princesse.

La scène est à Barcelone.

 

Acte premier

 

Scène première

La Princesse et sa suite, Hortense

La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrêtent au milieu du théâtre.

La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. (Hortense entre.) Je vous demandais, Hortense.

Hortense. - Vous me paraissez bien agitée, Madame.

La Princesse, à ses femmes. - Laissez-nous.

 

Scène II

La Princesse, Hortense

La Princesse. - Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure.

Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ.

La Princesse. - Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos.

Hortense. - Que vous est-il donc arrivé, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.

La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.

Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude?

La Princesse. - J'aime, voilà ma peine.

Hortense. - Que ne dites-vous: J'aime, voilà mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.

La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup.

Hortense. - Mais vous êtes aimée, sans doute?

La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat.

Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.

La Princesse. - Je règne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects.

Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément: Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut?

La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient.

Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question?

La Princesse. - Vous avez entendu parler de Lélio?

Hortense. - Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.

La Princesse. - Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse...

Hortense. - Est-il jeune?

La Princesse. - Il est dans la fleur de son âge.

Hortense. - De bonne mine?

La Princesse. - Il me le paraît.

Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention.

La Princesse. - Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.

Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose; un peu d'attention, s'il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.

La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier?

Hortense. - Si vous aurez bonne grâce? Eh! qui en empêchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce?

La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.

Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément: "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire.

La Princesse. - Quel fonds de gaieté!... Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier; où prendrez-vous votre postérité?

Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah! c'était un triste personnage après cela que le mien.

La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant.

Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable: ah! que cela est doux à voir! le charmant point de vue pour une femme! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à-vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.

La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.

Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous?

La Princesse. - C'est un homme à Lélio.

Hortense. - Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maître?

La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques.

Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question.

 

Scène III

La Princesse, Hortense, Arlequin

Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller.

La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maître est-il dans le palais?

Arlequin. - Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.

La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître?

Arlequin. - Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? (Hortense rit.) Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur.

La Princesse. - Arrête, arrête...

Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur.

Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.

Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec Lélio?

Arlequin. - Fort bien: nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.

La Princesse, à part. - Il est aussi babillard que joyeux.

Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame?

Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maître; car on dit qu'il est grand seigneur.

Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille.

Hortense. - Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.

Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis: Tant pis. Il me dit: Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis: Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes!

La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact.

Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maître ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.

La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.

Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là... (Quand elles sont parties.) Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon! voilà mon maître.

 

Scène IV

Lélio, Arlequin

Lélio. - Qu'est-ce que tu fais ici?

Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments.

Lélio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? Où est-elle?

Arlequin. - Nous venons de nous quitter.

Lélio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit?

Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit: Que le diable emporte celui qui les connaît! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs: mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit: Je vous salue. Et moi je lui ai dit: Vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout.

Lélio, à part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis?

Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi.

Lélio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maître, je t'en assure.

Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi! au moins vous êtes un bohémien de bon compte.

Lélio. - En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois.

Arlequin. - Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi.

Lélio, à part. - Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par où juges-tu que je pourrais être un prince? Voilà une plaisante idée! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence?

Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince.

Lélio. - On peut avoir le coeur bon sans être prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant.

Arlequin. - Ma foi! cette étude-là ne vous apprendra que misère; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés.

Lélio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus.

Arlequin. - Cela vous gâtera.

Lélio. - D'où vient?

Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez.

Lélio, à part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse.

Arlequin. - De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine?

Lélio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là.

 

Scène V

Lélio, seul.

Lélio. - La Princesse cherche à me connaître, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les Etats de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l'expérience dont j'aurai besoin si je règne un jour, je n'ai fait nulle part un séjour si long qu'ici; à quoi donc aboutira-t-il? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une épouse. Ne dois-je pas m'en tenir à cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaît pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indifférente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs!

 

Scène VI

Lélio, Hortense, à qui un garde dit en montrant Lélio.

[Un Garde.] - Le voilà, Madame.

Lélio, surpris. - Je connais cette dame-là.

Hortense, étonnée. - Que vois-je?

Lélio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame?

Hortense. - Je crois que oui, Monsieur.

Lélio. - Me fuirez-vous encore?

Hortense. - Il le faudra peut-être bien.

Lélio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue?

Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse; je ne sais que vous répondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.

Lélio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.

Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore?

Lélio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur.

Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour être confidente.

Lélio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre.

Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.

Lélio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments?

Hortense. - Le chagrin que vous eûtes en me quittant? et à propos de quoi? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus.

Lélio. - Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare?

Hortense. - Quoi! c'est là ce que vous entendiez? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde.

Lélio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.

Hortense, le regardant de côté. - Vous ne m'avez donc point oubliée?

Lélio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra; mais je vois bien que je me suis trompé.

Hortense. - Je me souviens de ce regard-là, par exemple.

Lélio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi?

Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie.

Lélio. - c'était donc une pure reconnaissance?

Hortense. - J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret.

Lélio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul?

Hortense. - Tout seul! ôtez-moi donc mon coeur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même... Que vous dirai-je? je me méfie de tout.

Lélio. - Il est vrai que votre pitié m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée.

Hortense. - Hé bien, je suis veuve; perdez du moins la moitié de vos chagrins; à l'égard de celui de n'être point aimé...

Lélio. - Achevez, Madame: à l'égard de celui-là?...

Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il?

Lélio. - Il n'aboutira à rien, dès lors qu'il n'est qu'une supposition.

Hortense. - J'avais oublié que je le supposais.

Lélio. - Ne deviendra-t-il jamais réel?

Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. (Elle part.)

 

Scène VII

Lélio, un moment seul.

Lélio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'épouser la Princesse; tâchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi.

 

Scène VIII

Lélio, Hortense

Hortense, revient. - J'oubliais à vous informer d'une chose: la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu.

Lélio, l'arrêtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire...

Hortense. - Voilà de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. (Elle s'en va; Lélio, piqué, l'arrête.)

Lélio. - Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse.

Hortense, l'arrêtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis.

Lélio. - Cette réflexion m'arrête; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n'a que du trouble.

Hortense, d'un air de dépit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fâcher! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins!

Lélio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie.

Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là?

Lélio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour.

Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais.

Lélio. - Je réponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang...

Hortense. - Votre rang est d'être un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis! mon coeur vous ferait là de beaux présents! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient.

Lélio l'arrête. - J'obéirai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grâce; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en présentera, que j'aie encore une conversation avec vous.

Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien.

Lélio. - Ne me refusez pas.

Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir.

Lélio. - Je vous en conjure.

Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez.

 

Scène IX

Lélio, seul.

Lélio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvé ce que j'aimais, j'ai touché le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main.

 

Scène X

Frédéric, Lélio

Frédéric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot?

Lélio. - Volontiers, Monsieur.

Frédéric. - Je me flatte d'être de vos amis.

Lélio. - Vous me faites honneur.

Frédéric. - Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place; dans le rang où je suis; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir; naturellement elle me paraît due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualité de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.

Lélio, le regardant d'un air aisé. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi?

Frédéric. - Assurément.

Lélio. - Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.

Frédéric. - Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours?

Lélio, après l'avoir examiné. - Oui, vous soutenez cela à merveille; l'admirable homme de cour que vous êtes!

Frédéric. - Je ne vous comprends pas.

Lélio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnête homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments.

Frédéric. - Jusqu'à trahir mes sentiments! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie?

Lélio. - Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne.

Frédéric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.

Lélio. - C'est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.

Frédéric, d'un ton sérieux. - Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu'on ne se repentît de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilà la vérité.

Lélio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'être dangereux pour l'Etat? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançât, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnât; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi?

Frédéric. - Vous êtes fâché.

Lélio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.

Frédéric. - Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.

Lélio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler à vous faire ministre.

Frédéric. - Vous refusez l'offre que je vous fais!

Lélio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grâce pour elle; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition; c'est trop aimer la fortune.

Frédéric. - Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner?

Lélio. - Celui qui en serait digne.

Frédéric. - Celui qui en serait digne?

Lélio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine.

Frédéric. - Vous avez bien de la fierté.

Lélio. - Point du tout, ce n'est que du zèle.

Frédéric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour.

Lélio. - Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure.

 

Scène XI

Lélio, Frédéric, La Princesse

La Princesse. - Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espère que vous accepterez l'emploi de mon premier secrétaire d'Etat, que je vous offre.

Lélio. - Vos bontés sont infinies, Madame; mais mon métier est la guerre.

La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre présence sera nécessaire à l'armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables: ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat.

Lélio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu'à moi.

La Princesse. - La supériorité de mérite doit l'emporter en pareil cas sur l'ancienneté de services; et d'ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y étiez pas; mais il m'est affectionné, et je suis sûre qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio; je vous le recommande. Frédéric fait une profonde révérence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fête que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, Frédéric?

Frédéric. - Madame, les fêtes ne me conviennent plus.

 

Scène XII

Frédéric, seul.

Frédéric. - Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là, ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'où il vient, m'arrache le ministère, le fruit de trente années de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommé ce ministre-là: oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m'être utile.

 

Scène XIII

Frédéric, Arlequin

Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau.

Frédéric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche?

Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds?

Frédéric. - Cela est juste.

Arlequin. - Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec!

Frédéric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole.

Arlequin. - Le brave conseiller que vous êtes! (Il saute.) Hi! hi! Vous méritez bien une cabriole.

Frédéric. - Te voilà de meilleure humeur.

Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins.

Frédéric. - J'en suis persuadé.

Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols.

Frédéric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole.

Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau.

Frédéric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre.

Arlequin. - Ho ho deux cabrioles.

Frédéric. - Aimes-tu l'argent?

Arlequin. - Beaucoup.

Frédéric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune?

Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience.

Frédéric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard.

Arlequin. - C'est comme s'il avait gagné aux cartes.

Frédéric. - Le connais-tu?

Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé.

Frédéric. - Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable; à moi, par exemple.

Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous êtes trop vieux.

Frédéric. - Comment, trop vieux!

Arlequin. - Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié.

Frédéric. - J'espère que tu ne seras pas bon prophète; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps.

Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilà comme je dis: Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout; cela n'est-il pas magnifique?

Frédéric. - Tu me cites là de beaux avantages! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour être mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien.

Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux.

Frédéric. - Il n'y a point de comparaison.

Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant!

Frédéric. - Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon.

Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drôle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hâte d'être riche et bien aise.

Frédéric. - Ils te sont assurés, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté.

Arlequin. - Je vous regarde comme mon père.

Frédéric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore.

Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste.

Frédéric. - On ne paie un service qu'après qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume.

Arlequin. - Coutume de vilain que cela!

Frédéric. - Tu n'attendras que trois semaines.

Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte; je ne plaiderai pas contre mon écrit.

Frédéric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hésites-tu?

Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne.

Frédéric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir!

Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là?

Frédéric. - C'est une simple curiosité qui me prend.

Arlequin. - Hom... il y a de la malice là-dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien.

Frédéric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin.

Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empêcher d'être un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille.

Frédéric, à part. - Ce butor-là m'inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'être si longtemps à prendre ton parti? D'où vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds?

Arlequin. - Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience.

Frédéric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maître! Et d'où vient?

Arlequin. - Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise.

Frédéric. - Misérable! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer?

Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation?

Frédéric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien?

Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu.

Frédéric, outré. - Arrête, Arlequin; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-même que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrête, la situation d'esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence.

Arlequin, comme transporté. - Comment! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols: est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir?

Frédéric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achèterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu?

Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde.

Frédéric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent.

Arlequin, réfléchissant. - Pourtant, ce que c'est que d'être honnête homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin.

Frédéric, à part. - Je ne sais où j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. (A Arlequin.) Finissons, mon enfant, que te faut-il?

Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; à cette heure que c'est vous qui l'êtes, je veux prendre ma revanche.

Frédéric soupire. - Ah je suis perdu!

Arlequin, à part. - Il me fait pitié. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous.

Frédéric. - Tu n'as qu'à dire.

Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-là; elle dure plus longtemps qu'une autre.

Frédéric. - Voilà tout ce qui m'en reste.

Arlequin. - Bon; ces pistoles-là, c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois.

Frédéric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maître.

Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an.

Frédéric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire?

Arlequin. - Touchez là; c'est marché fait.

Frédéric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille.

Arlequin, le rappelant. - St st st st st...

Frédéric, revenant. - Que me veux-tu?

Arlequin. - Et à propos, nous oublions cette jolie fille.

Frédéric. - Tu dis que c'est une guenon.

Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons.

Frédéric. - Eh bien! je tâcherai de te la faire avoir.

Arlequin. - Et moi, je tâcherai de me taire.

Frédéric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt; tu la verras. (A part.) Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire.

Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie.

Frédéric. - Sans doute; sortons d'ici.

Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête.

 

Acte II

 

Scène première

Lisette, Arlequin

Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance.

Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un?

Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mérite pas le pain que je mange.

Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait?

Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas.

Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.

Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.

Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai déjà pardonné.

Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'étrangle.

Lisette. - Vous avez dit?...

Arlequin. - J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon.

Lisette, fâchée. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle?

Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti.

Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilà la vérité.

Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois...

Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là? Vous ne m'aviez jamais vue?

Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez.

Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent?

Arlequin. - Vous êtes délicieuse.

Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultée; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus à cela.

Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot!

Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous.

Arlequin, charmé. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise.

Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez?

Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte.

Lisette. - Vous voulez m'épouser?

Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire.

Lisette. - Vous êtes tout à moi?

Arlequin. - Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand.

Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse?

Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie: manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite.

Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours.

Arlequin. - Oh! oh!

Lisette. - Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit: Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin.

Arlequin. - Tout juste.

Lisette. - Il vous aimera.

Arlequin. - Ah! l'habile homme!

Lisette. - Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric; et de là, s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà, vous voulez m'épouser; la prédiction est bien avancée; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.

Arlequin, étonné. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'être un fripon; je n'ai pas voulu l'être, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver.

Lisette. - Prenez garde: on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une.

Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé.

Lisette. - Cela va tout seul.

Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fâché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort.

Lisette. - Sans doute.

Arlequin. - Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse.

Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu.

Arlequin. - Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gâterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue.

Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise.

Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise.

Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là.

Arlequin. - Il l'aura peut-être oublié.

Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui.

Arlequin. - Voilà mon maître; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric.

Lisette. - Ne tardez pas.

 

Scène II

Lélio, Arlequin

Lélio arrive rêveur, sans voir Arlequin qui se retire à quartier. Lélio s'arrête sur le bord du théâtre en rêvant.

Arlequin, à part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensée.

Lélio. - Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer.

Arlequin, à part. - Il est embarrassé.

Lélio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fête, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime.

Arlequin, à part. - Il tremble à cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-là est une affaire d'Etat... vertuchoux!

Lélio. - Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-être fera-t-elle pis.

Arlequin, à part. - Oh! oh!... la dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue.

Lélio. - J'aurais besoin d'une entrevue.

Arlequin, à part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitié pourtant; car peut-être qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. (Il retourne dans le fond du théâtre et de là il accourt comme s'il arrivait, et dit:) Ah! mon cher maître!

Lélio. - Que me veux-tu?

Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune.

Lélio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune?

Arlequin. - C'est que le seigneur Frédéric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure.

Lélio. - Que Frédéric est lâche! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur à ta manière, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'étais, et ce que tu sais.

Arlequin. - Votre foi?

Lélio. - Fais; j'y consens.

Arlequin. - Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la liberté; rien de force.

Lélio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j'ai pour lui.

Arlequin. - Je ferai votre commission.

Lélio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent.

 

Scène III

Arlequin, seul.

Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maître sans lui en demander honnêtement le privilège. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade.

 

Scène IV

La Princesse, Hortense, Arlequin

La Princesse, à Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maître avec toi.

Arlequin. - Il vous a semblé la vérité, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire.

La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai à lui parler.

Arlequin. - J'y cours, Madame. (Il va et revient.) Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai?

La Princesse. - Il ne peut pas encore être loin, tu le trouveras sans doute.

Arlequin, à part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur Frédéric.

 

Scène V

La Princesse, Hortense

La Princesse. - Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi.

Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure.

La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme à qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid.

Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crûment: La Princesse vous aime; il ne m'a pas répondu crûment: J'en suis charmé; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place.

La Princesse. - Vous êtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agréable?

Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montré; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinât; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui.

La Princesse, souriant d'un air forcé. - Vous êtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'équivoque là-dessous? Qu'est-ce que cela signifie?

Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-là?

La Princesse. - Cela est plus clair.

Hortense. - C'est pourtant la même chose.

La Princesse. - Ne vous fâchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mérite un peu d'indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l'avez. Vous êtes aimable, Lélio l'est aussi; vous vous êtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espérances; je me suis égarée là-dessus; j'ai vu mille chimères; vous étiez déjà ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chère Hortense! Où est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas là les faiblesses d'un enfant que je rapporte?

Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démêler avec elles.

La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n'a presque regardé que vous, vous le savez bien.

Hortense. - Moi, Madame?

La Princesse. - Hé bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystère; n'ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute?... Vous ne me répondez pas?

Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystère; si je parle, autre mystère; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu'à la tête. En vérité, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là.

La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'êtes pas mon amie pour rien; vous êtes obligée de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilà mon excuse.

Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vôtre; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat?

La Princesse, d'un air sérieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaît trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur.

Hortense. - Ah la désagréable situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot: je ne saurais donc me corriger; voilà une querelle fondée pour l'éternité; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse; après cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.

La Princesse, la caressant. - Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours.

Hortense. - Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux.

La Princesse. - Non, ma chère; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilà tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera.

Hortense. - Moi, voir Lélio, Madame! Et si Lélio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les détournerai-je? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore: Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'à lui dire: Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'être aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-être pas encore à l'abri de votre chicane.

La Princesse. - Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur; je vous connais: vous êtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui.

Hortense. - Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la même chose?

La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici Lélio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grâce, un air moins triste; je n'ai qu'un mot à lui dire; après l'instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris.

 

Scène VI

Lélio, Hortense, La Princesse

Lélio. - Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler.

La Princesse. - Je vous attendais, Lélio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en délibérer aujourd'hui. Frédéric s'y trouvera; mais c'est à vous seul à décider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là-dessus; je m'en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres à donner; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu.

Elle sort.

 

Scène VII

Lélio, Hortense

Lélio. - Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n'y a point de moments à perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que résolvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dérobe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires?...

Hortense. - Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne; il m'obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus.

Lélio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez?

Hortense. - Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage.

Lélio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur.

Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons là-dessus.

Lélio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'écouter sans aucun risque.

Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vérités que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas: il n'est que trop vrai! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas.

Lélio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez?

Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous êtes arrivé à la cour; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime; vous dépendez d'elle, j'en dépends de même; elle est jalouse de moi: voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remède à cela, puisque je n'en trouve point.

Lélio, étonné. - La Princesse est jalouse de vous?

Hortense. - Oui, très jalouse: peut-être actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver: car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me ménagez point; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer: qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, Lélio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous êtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empêche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'êtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le péril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point; voilà d'où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien.

Lélio, vivement. - C'est votre main qui manque à mon bonheur.

Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durât longtemps.

Lélio, animé. - Mon coeur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d'attention, je vais vous instruire.

Hortense. - Arrêtez, Lélio; j'envisage un malheur qui me fait frémir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilà qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours: c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet.

Lélio. - Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d'être uni pour jamais avec vous m'arrêtait encore ici; je m'étais flatté, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intérêt que l'on prend à un homme à qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de séjour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais.

Il s'éloigne.

Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus où j'en suis; je n'avais pas prévu ce coup-là. (Elle l'appelle.) Lélio!

Lélio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame?

Hortense. - Je n'en sais rien; vous êtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela.

Lélio. - Vous me haïrez si je ne vous quitte.

Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez.

Lélio. - Daignez donc consulter votre coeur.

Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien.

Lélio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance...

Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper à nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrêté? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse.

Elle s'en va comme en colère.

Lélio, d'un ton de dépit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n'y réussirez pas.

Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc à votre tour?

Lélio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir.

Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre.

Lélio, transporté de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports.

Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures...

Lélio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre à vous offrir?

Hortense, avec une surprise modeste. - Vous êtes né prince? Mais vous n'avez qu'à me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons.

Lélio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père.

Hortense. - Arrêtez, Prince; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantôt de vos résolutions.

Lélio. - Je crains encore vos inquiétudes.

Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez.

Lélio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantôt.

 

Scène VIII

L'Ambassadeur, Lélio, Frédéric

Frédéric, à part à l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'où va l'audace de ses espérances.

L'Ambassadeur, à Lélio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maître. Tout invite à le conclure; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances...

Lélio. - Laissons là ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les Etats du roi votre maître. Nous n'avons qu'à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra.

Frédéric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit.

L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le présent, j'y consens; mais la trop grande proximité des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face.

Lélio. - Point du tout; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet Etat se défend contre le vôtre, où sont vos progrès? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez.

L'Ambassadeur. - Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers.

Lélio. - Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilà comment subsistent les Etats: la politique de l'un arrête l'ambition de l'autre.

Frédéric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un même maître.

Lélio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particulières? Etes-vous sûr, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique?

L'Ambassadeur. - Désobéiront-ils à leur souveraine?

Lélio. - Ils lui désobéiront par amour pour elle.

Frédéric. - En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire.

Lélio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'à la fureur d'un ennemi de leur faire un présent si funeste.

Frédéric, à part, à l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit.

L'Ambassadeur, à Lélio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose?

Lélio. - Je ne le rejette point; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes.

Frédéric. - On décidera sur les vôtres.

L'Ambassadeur, à Lélio. Me permettez-vous de vous parler à coeur ouvert?

Lélio. - Vous êtes le maître.

L'Ambassadeur. - Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j'en réponds pour lui.

Lélio, froidement. - Ah! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maître; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une manière noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.

L'Ambassadeur. - Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin; il ne me reste qu'un mot à vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle à présent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nécessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l'on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore.

Lélio. - Vous m'allez encore parler à coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous réussit pas; le Roi votre maître s'en est mal trouvé tout à l'heure, et vous m'inquiétez pour la Princesse.

L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre à ceux qui l'oublient.

Lélio. - Voyons; j'en sais tant là-dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi?

L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance.

Frédéric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimère.

Lélio, regardant Frédéric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnête homme se venge. Revenons.

L'Ambassadeur. - Non, le seigneur Frédéric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l'Etat.

Lélio. - Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret à la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.

L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'égalité d'âge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s'opposent en vous à ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en.

Lélio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus à loisir; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.

L'Ambassadeur, outré. - De vous?

Lélio, froidement. - Oui, de moi.

L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas à qui vous parlez.

Lélio. - Je sais qui je suis, en voilà assez.

L'Ambassadeur. - Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect.

Lélio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les égards que l'on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable.

Il sort fièrement.

 

Scène IX

Frédéric, L'Ambassadeur

Frédéric. - La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses; peut-être sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous...

L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien à présumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé.

Frédéric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-là?

L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime.

Frédéric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres?

L'Ambassadeur. - J'y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite.

Frédéric. - Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général.

L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas à vous: vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d'honneur. Je tâcherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dépêches à faire, nous nous reverrons tantôt.

 

Scène X

Frédéric, Arlequin, arrivant tout essoufflé.

Frédéric, à part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraît bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt à moi.

Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous; vous êtes plus difficile à trouver qu'une botte de foin dans une aiguille.

Frédéric. - Je ne me suis pourtant pas écarté; as-tu quelque chose à me dire?

Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissé ma respiration par les chemins; ouf...

Frédéric. - Reprends haleine.

Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-là, je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Hé non, mon ami! Où diable est-il donc? que la peste l'étouffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau: N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilà.

Frédéric. - Achève; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience.

Arlequin. - Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup.

Frédéric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici.

Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne.

Frédéric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu?

Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan.

Frédéric. - Voyons.

Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole.

Frédéric. - Prends; le voilà pour garant de la mienne; ne me fais plus languir.

Arlequin. - Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c'est une bénédiction, il parlait à lui tout seul...

Frédéric. - Bon!

Arlequin. - Oui, bon!... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle?

Frédéric, après avoir rêvé. - Tu m'en fais venir l'idée. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi à ce que tu m'entendras dire.

 

Scène XI

La Princesse, Hortense, Frédéric, Arlequin

La Princesse. - Eh bien! Frédéric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur?

Frédéric. - Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable.

La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'épouse le roi de Castille?

Frédéric. - Il n'a demandé que le temps d'examiner un peu la chose.

La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dût penser comme vous le dites.

Arlequin, derrière elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres!

La Princesse. - Ah! te voilà? (A Frédéric.) Que faites-vous de son valet ici?

Frédéric. - Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu'il a pour vous l'oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est.

La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il?

Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté.

Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l'oreille aux discours de pareilles gens?

La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue.

Arlequin. - Je n'entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient.

La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment.

Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n'est pas le tout que d'ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j'écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j'étais là; il se virait, je me virais; c'était une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus viré, et puis s'est mis à dire comme cela: Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j'ai deviné qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promené; ensuite il y a pris un grand frisson.

Hortense. - En vérité, Madame, vous m'étonnez.

La Princesse. - Que veux-tu dire: un frisson?

Arlequin. - Oui, il a dit: Je tremble. Et ce n'était pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon: je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-même, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidèle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-là? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses: peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaît.

Hortense, à part. - Quelle aventure!

Frédéric, à la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime.

La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos réflexions. (A Arlequin.) Pour toi, je vais t'apprendre à trahir ton maître, à te mêler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l'impertinente répétition que tu en fais; une étroite prison me répondra de ton silence.

Arlequin, se mettant à genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitié de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misérable conseiller de malheur qui m'a brouillé avec votre charitable personne.

La princesse. - Comment cela?

Frédéric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire.

Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur.

Arlequin, à Frédéric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'être honnête homme.

Frédéric. - Il va vous en imposer, Madame.

La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle.

Arlequin. - Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m'a trouvé comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - Hélas! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilà une pistole. - Grand merci. - En voilà encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignée de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiosité. - Oh! non, mon compère, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissée au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l'âme; il me semblait que je la voyais, qu'elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César; vous m'auriez mangé de plaisir en voyant mon courage; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j'ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas là; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie.

La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille?

Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette créature-là, il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen.

Frédéric. - Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d'impostures?

Arlequin. - Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventé; j'ai dit ce que Monsieur Lélio a dit.

Hortense, à part. - Juste ciel!

La Princesse, à Frédéric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric; mais vous êtes le plus indigne et le plus lâche de tous les hommes.

Arlequin. - Hélas! délivre-moi de la prison.

La Princesse. - Laisse-moi.

Hortense, déconcertée. - Voulez-vous que je vous suive, Madame?

La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'être seule; mais ne vous écartez point.

 

Scène XII

Frédéric, Hortense, Arlequin

Arlequin. - Me voilà bien accommodé! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là (en montrant Frédéric).

Frédéric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation où m'a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce?

Hortense, outrée. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d'être détesté de tous les hommes? Voilà, je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi.

 

Scène XIII

Lélio, arrive, Hortense, Frédéric, Arlequin

Frédéric. - Que vous ai-je fait, Madame

Arlequin, voyant Lélio. - Ah! mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m'avez donné tantôt; eh bien ce privilège est ma perdition: pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles.

Lélio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivé?

Hortense. - Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul.

Lélio. - Eh qu'a-t-il rapporté?

Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l'ôtât, si elle savait que vous l'aimiez.

Lélio. - Et cette dame, l'a-t-on nommée?

Hortense. - Non; mais apparemment on la connaît bien; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet.

Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'étais tout à fait gentil; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles.

Frédéric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tâchant d'arrêter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait être mon dessein? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusée; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu'elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas: les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zèle, je me vois près d'en être la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu'ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l'état où je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent.

Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue.

Lélio, à Frédéric. - Je vous sauverai si je puis, Frédéric; vous me faites du tort; mais l'honnête homme n'est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère.

Frédéric. - Votre pitié!... Adieu, Lélio; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne.

Il s'en va.

Lélio, à Arlequin. - Va m'attendre.

Arlequin sort en pleurant.

 

Scène XIV

Lélio, Hortense

Lélio. - Vous l'avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n'ose presque vous regarder.

Hortense. - Quoi! l'on va peut-être me séparer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir.

Lélio, lui baisant la main. - Je vous adore.

Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient à rien; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout.

Lélio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversé; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer...

Hortense. - Lui dire qui vous êtes!... Je vous le défends; c'est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m'avez donné votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous péririez, j'en suis sûre; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous à lui, il vous connaît bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frémis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donné d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres.

Lélio. - Je vous obéis; mais si l'on s'en prend à vous, vous devez me laisser faire.

 

Acte III

 

Scène première

Hortense, seule.

Hortense. - La Princesse m'envoie chercher: que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore découvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidèle. On n'a permis qu'à lui de voir Lélio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-être la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci.

 

Scène II

Arlequin, Lisette

Lisette. - Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantôt envoyé chercher; est-elle encore fâchée contre nous? Qu'a-t-elle dit?

Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardé d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit: approche. J'ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisième pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains.

Lisette. - Après?...

Arlequin. - Après, nous sommes entrés en conversation; elle m'a dit: veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu: Va-t'en dire à Hortense que ton maître, à qui on t'a permis de parler, t'a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d'honneur.

Lisette. - Vous avez pris le billet?

Arlequin. - Oui, bien proprement.

Lisette. - Et vous l'avez porté à Hortense?

Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une réflexion; j'ai dit: Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin.

Lisette. - Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio?

Arlequin. - Vous l'avez deviné, ma mie.

Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincérité?

Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bête.

Lisette. - Qu'a-t-elle répondu à votre message?

Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjôler, en me disant que j'étais un honnête garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio.

Lisette. - Qu'elle vous a recommandé de lui rendre?

Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait.

Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc?

Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras là-dessus.

Lisette. - Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'était pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'à persuader à Hortense qu'elle pouvait se fier à vous; peut-être même ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela; votre imprudence a réussi; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'à ce prix.

Arlequin. - Votre foi?

Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-être elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivé.

 

Scène III

Arlequin, La Princesse

Arlequin, seul un moment. - Tantôt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci!

La Princesse. - As-tu vu Hortense?

Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance.

La Princesse. - A-t-elle fait réponse?

Arlequin. - Notre tromperie va à merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur Lélio.

La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi.

Arlequin, après avoir fouillé dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percées! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là. Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilà. Non; peut-être que je l'aurai oubliée à l'office, où j'ai été pour me rafraîchir.

La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ...

Arlequin s'en va... Elle continue.

 

Scène IV

La Princesse

La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais réponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avoué sans ce malheureux stratagème, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons après les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre.

 

Scène V

La Princesse, Hortense

Hortense. - Je me rends à vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler.

La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'état où je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'à vous seule à qui je puis ouvrir mon coeur.

Hortense. - Hélas! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens.

La Princesse, à part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confié mon secret comme à la seule amie que j'aie au monde; Lélio ne m'aime point, vous le savez.

Hortense. - On aurait de la peine à se l'imaginer; et à votre place, je voudrais encore m'éclaircir. Il entre peut-être dans son coeur plus de timidité que d'indifférence.

La Princesse. - De la timidité, Madame! Votre amitié pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous êtes bien distraite!

Hortense. - On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame.

La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informé de ma part des sentiments que j'avais pour lui?

Hortense. - J'y pensais tout à l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse; la matière était délicate, je vous aurai peut-être un peu trop ménagée, je me serai expliquée d'une manière obscure, Lélio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute.

La Princesse. - Je crains, à mon tour, que votre ménagement pour moi n'ait été plus loin que vous ne dites; peut-être ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-être l'avez-vous trouvé prévenu pour une autre; et vous, qui prenez à mon coeur un intérêt si tendre, si généreux, vous m'avez fait un mystère de tout ce qui s'est passé; c'est une discrétion prudente, dont je vous crois très capable.

Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadée.

La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une manière énigmatique; je suis outrée, je suis trahie, méprisée, et par qui, Hortense?

Hortense. - Madame, je puis vous être importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez.

La Princesse. - C'est moi qui vous suis à charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance.

Hortense. - Hélas! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiétez.

La Princesse, à part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiétudes sur mon compte; ma situation est triste, à la vérité; j'ai été le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'à découvrir ma rivale, et cela va être fait; vous auriez pu me la faire connaître, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison.

Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chère Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantôt, m'a regardée pendant la fête, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là-dessus, vous n'envisagez que moi: voilà comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prête à partir tout à l'heure, indiquez-moi l'endroit où vous voulez que j'aille, ôtez-moi la liberté, s'il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis; montrez-lui dès aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l'avertisse de vous étudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-être saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilà, de mon côté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n'en pouvoir faire davantage.

La Princesse. - Non, Madame, la vérité même ne peut s'expliquer d'une manière plus naïve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous étiez coupable après cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'égard de Lélio, je donne la place à Frédéric, qui n'a péché, j'en suis sûre, que par excès de zèle. Je l'ai envoyé chercher, et je veux le charger du soin de mettre Lélio en lieu où il ne pourra me nuire; il m'échapperait s'il était libre, et me rendrait la fable de toute la terre.

Hortense. - Ah! voilà d'étranges résolutions, Madame.

La Princesse. - Elles sont judicieuses.

 

Scène VI

La Princesse, Hortense, Arlequin

Arlequin. - Madame, c'est là le billet que Madame Hortense m'a donné... la voilà pour le dire elle-même.

Hortense. - Oh ciel!

La Princesse. - Va-t'en.

Il s'en va.

Hortense. - Souvenez-vous que vous êtes généreuse.

La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai à vous dire, tout dangereux qu'il est peut-être de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidélité, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le péril où vous êtes. Demandez à parler à la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espérer qu'elle touchera le vôtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez après, et laissez à mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vôtre.

La Princesse. - Je ne sais où j'en suis.

Hortense. - C'est lui qui m'a sauvé la vie.

La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me résoudre à ce que je dois faire.

Hortense. - Arrêtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'écoute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire périr? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric; essayons de le gagner lui-même.

 

Scène VII

Frédéric, Hortense

Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien.

Frédéric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame.

Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio.

Frédéric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir.

Hortense. - Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui.

Frédéric. - J'en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point; il devait même lui arriver plus tôt: sa conduite était si hardie...

Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur.

Frédéric. - A l'égard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là-dessus.

Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire.

Frédéric. - J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame.

Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincère?

Frédéric. - Oui, Madame, très sincère, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique.

Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fâcheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger; détournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que Lélio sorte dès à présent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire.

Frédéric. - Des récompenses, Madame! Quand j'aurais l'âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio? Mais, grâces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. A l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir; je rougirais de les mêler avec les miens; c'est à l'Etat à qui ils appartiennent, et c'est à l'Etat à les reprendre.

Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve.

Frédéric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret.

Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète: vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez.

Frédéric. - Madame, modérez l'intérêt que vous prenez à lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excès, et qui se décréditent d'elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là, elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer.

Hortense. - Très aisée, seigneur Frédéric; vous avez raison; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter.

Frédéric. - Sur ce pied-là, Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout.

Hortense. - Qui remédiera à tout!... (A part.) Le scélérat! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect; voyons, de grâce, jusqu'où l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'êtes du bien; car voilà son portrait et le vôtre.

Frédéric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains; Lélio travaillait à se rendre maître de l'Etat; son malheur vous consterne: tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser.

Hortense. - Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien; vous êtes trop méchant pour être à craindre; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils.

Frédéric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre.

 

Scène VIII

L'Ambassadeur, Hortense, Frédéric

Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grâce; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vanté me paraît mériter. La Princesse est irritée contre Lélio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? Lélio m'est cher, c'est aveu que je donne au péril où il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier; vous serez charmé de l'avoir servi, quand vous le connaîtrez, et le roi de Castille même vous saura gré du service que vous lui rendrez.

Frédéric. - Dès que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu'elle l'a jugé coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une prière qui lui déplairait.

L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne désapprouvera pas une action qui d'elle-même est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse.

Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés.

 

Scène IX

La Princesse, Frédéric, L'Ambassadeur

La Princesse. - Qu'on dise à Hortense de venir, et qu'on amène Lélio.

L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espérer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intérêts de son coeur auprès de vous, m'a recommandé encore d'être secourable à tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner à Lélio les sujets de colère que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux désirs de mon maître, il faut que je lui rende justice; il m'a paru très estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui être utile.

Frédéric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour Lélio, Madame; mais je m'expose encore à vous dire qu'il y a du risque à le rendre libre.

L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel.

La Princesse. - Laissez-nous, Frédéric.

Frédéric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame?

La Princesse. - Il n'est pas nécessaire.

 

Scène X

L'Ambassadeur, La Princesse

La Princesse. - La prière que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager à rendre la liberté à Lélio, quand même je n'y aurais pas été déterminée; mais votre recommandation doit hâter mes résolutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire.

 

Scène XI

Lélio, Hortense entrent.

La Princesse. - Lélio, je croyais avoir à me plaindre de vous; mais je suis détrompée. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donné, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez prié si généreusement de pardonner à Lélio, vous pouvez informer le Roi votre maître que je suis prête à recevoir sa main et à lui donner la mienne. J'ai grande idée d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'êtes, et son coeur...

L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siérait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-même qui reçoit le bonheur dont vous le comblez.

La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due à un prince qui la demande d'une manière si galante et si peu attendue.

Lélio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'à vous jurer une reconnaissance éternelle. Vous trouverez dans le prince de Léon tout le zèle qu'il eut pour vous en qualité de ministre; je me flatte qu'à son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements.

Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point: il répond aux sentiments que vous m'avez montrés.

La Princesse, à Hortense. - Allons, Madame, de si grands événements méritent bien qu'on se hâte de les terminer.

Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage.

Lélio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi.

 

La Fausse Suivante ou le fourbe puni

 

Acteurs

Comédie en trois actes et en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 8 juillet 1724

Acteurs

La Comtesse.

Lélio.

Le Chevalier.

Trivelin, valet du Chevalier.

Arlequin, valet de Lélio.

Frontin, autre valet du Chevalier.

Paysans et paysannes.

Danseurs et danseuses.

La scène est devant le château de la Comtesse.

 

Acte premier

 

Scène première

Frontin, Trivelin

Frontin. - Je pense que voilà le seigneur Trivelin; c'est lui-même. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami?

Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent? Je t'ai vu dans un petit négoce qui t'allait bientôt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quitté?

Frontin. - Je suis culbuté, mon enfant; mais toi-même, comment la fortune t'a-t-elle traité depuis que je ne t'ai vu?

Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mérite.

Frontin. - Cela veut dire très mal?

Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation: c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'être. Voilà ma façon de penser.

Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancé! Tu méprises déjà les biens de ce monde!

Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n'est peut-être qu'un beau verbiage; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon!

Frontin. - Hélas! je ne saurais nier cette vérité-là, sans blesser ma conscience.

Trivelin. - Je ne la dirais pas à tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane.

Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami: qu'est-ce que c'est que ce paquet-là que tu portes?

Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions.

Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain.

Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j'ai fait d'efforts pour arriver à un état fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune; je fis trêve avec les miens, pour n'avoir rien à me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il être fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre à l'abri de ces fléaux-là?

Frontin. - Cela est vrai.

Trivelin. - Que te dirai-je enfin? Tantôt maître, tantôt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût; traité poliment sous une figure, menacé d'étrivières sous une autre; changeant à propos de métier, d'habit, de caractère, de moeurs; risquant beaucoup, réussissant peu; libertin dans le fond, réglé dans la forme; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j'ai tâté de tout; je dois partout; mes créanciers sont de deux espèces: les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logé partout, sur le pavé; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilà ce que le monde m'a laissé, l'ingrat! après ce que j'ai fait pour lui! tous ses présents ne valent pas une pistole!

Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton récit qui m'a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos; j'ai un parti à te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'où sors-tu à présent?

Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jeté dans le service.

Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas déserteur par hasard?

Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance était une livrée.

Frontin. - Fort bien.

Trivelin. - Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe.

Frontin. - Toi, une garde-robe?

Trivelin. - Oui, c'étaient trois ou quatre habits que j'avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi à figurer en honnête homme. Je crus devoir m'en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n'en faut pas faire à deux fois; qu'est-ce que c'est que se ménager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire.

Frontin. - Fort bien.

Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidèrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'était la raison qui me versait à boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnête particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'étude: je restai donc chez lui. Là, je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maître était épris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela.

Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes?

Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela?

Frontin. - Non.

Trivelin. - C'est dommage; car c'était un homme qui parlait bien grec.

Frontin. - Il n'était donc pas Français cet homme-là?

Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il était de Québec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maître l'aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène.

Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains noms.

Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France?

Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire: les modernes?

Trivelin. - Tu m'écartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple.

Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!.

Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naître qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver.

Frontin. - Et pourquoi ton maître nous haïssait-il?

Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espèces, les médailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards: il était charmé de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, où logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour.

Frontin. - A merveille!

Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du ménagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort?

Frontin. - Non; tu avais observé toutes les règles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, où l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tînt ma place auprès de mon maître pendant mon absence; veux-tu que je te présente?

Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maître? Fait-il bonne chère? Car, dans l'état où je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine.

Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille...

Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maître?

Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rêve à autre chose.

Trivelin. - Tu me trompes, Frontin.

Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillée en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vérité m'est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie.

Trivelin. - Je le suis dès le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi?

Frontin. - Oui. (A part.) Cachons-lui son rang... Mais la voilà qui vient; retire-toi à l'écart, afin que je lui parle.

Trivelin se retire et s'éloigne.

 

Scène II

Le Chevalier, Frontin

Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvé un domestique?

Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontré...

Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur?

Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects.

Le Chevalier. - Vous n'avez peut-être pas eu l'imprudence de lui dire qui j'étais?

Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos: je sais garder un secret (bas), pourvu qu'il ne m'échappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche?

Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris.

Frontin. - Je n'attends que vos dépêches.

Le Chevalier. - Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi: Vous direz à ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'à la dernière partie de bal où mes amies m'amenèrent dans le déguisement où me voilà, le hasard me fit connaître le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait être encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrêté mon mariage; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l'état de son coeur et de son caractère; qu'enfin nous liâmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio; que je n'aurai jamais d'intérêt plus sérieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrêté; dans un instant j'irai voir si vous êtes parti.

 

Scène III

Le Chevalier, seul.

Le Chevalier. - Je regarde le moment où j'ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maîtresse, et que je ne dépends plus de personne. L'aventure où je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularité de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne.

 

Scène IV

Le Chevalier, Trivelin, Frontin

Frontin, au Chevalier. - Le voilà, Monsieur. (Bas à Trivelin.) Garde-moi le secret.

Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donné, quand tu voudras.

 

Scène V

Le Chevalier, Trivelin

Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous?

Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indifférent: le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde.

Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, à toi?

Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en être chamarré sur toutes les coutures.

Le Chevalier, à part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là? Il m'inquiète.

Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de père en fils très correctement, et dans la dernière fidélité; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous.

Le Chevalier. - Laissez là vos politesses. Un maître ne demande à son valet que l'attention dans ce à quoi il l'emploie.

Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux?

Le Chevalier. - La délicatesse est singulière!

Trivelin.- De grâce, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce.

Le Chevalier, à part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense?

Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'être à vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer.

Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'êtes bon à rien.

Trivelin. - Je ne vous suis bon à rien! Ah! ce que vous dites là ne peut pas être sérieux.

Le Chevalier, à part. - Cet homme-là est un extravagant. (A Trivelin.) Retirez-vous.

Trivelin. - Non, vous m'avez piqué; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose.

Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je.

Trivelin. - Où vous attendrai-je?

Le Chevalier. - Nulle part.

Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne décidons rien.

Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup?

Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un écu à perdre.

Le Chevalier. - Ce coquin-là m'embarrasse. (Il fait comme s'il en allait.) Il faut que je m'en aille. (A Trivelin.) Tu me suis?.

Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractère: ne vous ai-je pas dit que j'étais opiniâtre?

Le Chevalier. -Insolent!

Trivelin. - Cruel!

Le Chevalier. - Comment, cruel!

Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y êtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent.

Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit.

Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premièrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger.

Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son épée. Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites.

Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette manière-là; ce geste-là n'est point de votre compétence; laissez là cette arme qui vous est étrangère: votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au côté.

Le Chevalier. - Ah! je suis trahie!

Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais.

Le Chevalier. - Toi?

Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux.

Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'étais?

Trivelin. - Il m'a dit que vous étiez une fille, et voilà tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualité de personne.

Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste.

Trivelin. - Voyons; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là?

Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal.

Trivelin. - Je le crois bien; si c'était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commodités.

Le Chevalier, à part. - Il faut le tromper. (A Trivelin.) Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maîtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu'elle voudrait détacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse à qui appartient ce château.

Trivelin. - Eh! quelle espèce de commission vous donne-t-elle auprès de ce Lélio? L'emploi me paraît gaillard, soubrette de mon âme.

Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai déjà vu les yeux de la Comtesse s'arrêter plus d'une fois sur moi; si elle vient à m'aimer, je la ferai rompre avec Lélio; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est; elle est aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites.

Trivelin. - Parlons à présent à rez-de-chaussée: as-tu le coeur libre?

Le Chevalier. - Oui

Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas?

Le Chevalier. - Sans doute.

Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient désormais camarades.

Le Chevalier. - Bon.

Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de récompense sur l'exacte discrétion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est à l'amour à me payer mes gages.

Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilà déjà six louis d'or d'avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services.

Trivelin, d'un air indifférent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-là; mais donne; la main qui me les présente étourdit ma générosité.

Le Chevalier. - Voici Monsieur Lélio; retire-toi, et va-t'en m'attendre à la porte de ce château où nous logeons.

Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à-tête. (Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent.)

 

Scène VI

Lélio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derrière leurs maîtres.

Lélio vient d'un air rêveur.

Le Chevalier. - Le voilà plongé dans une grande rêverie.

Arlequin, à Trivelin derrière eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant.

Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous êtes fort bon physionomiste.

Lélio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais.

Le Chevalier. - Qu'avez-vous, Lélio? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m'inquiète.

Lélio. - Je vous dirai ce que c'est. (A Arlequin.) Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantôt.

Arlequin. - Oui, Monsieur. (A Trivelin.) Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite.

Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre manière de hâter le coeur.

 

Scène VII

Lélio, Le Chevalier

Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous être utile à quelque chose?

Lélio. - Très utile.

Le Chevalier. - Parlez.

Lélio. - Etes-vous mon ami?

Le Chevalier. - Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là.

Lélio. - Ne te fâche point, Chevalier; ta vivacité m'oblige; mais passe-moi cette question-là, j'en ai encore une à te faire.

Le Chevalier. - Voyons.

Lélio. - Es-tu scrupuleux?

Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement.

Lélio. - Voilà ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrêtent les sots?

Le Chevalier, à part. - Fi! voilà un vilain début.

Lélio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maîtresse pour se débarrasser d'elle en est-il moins honnête homme à ton gré?

Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme?

Lélio. - Non, vraiment.

Le Chevalier. - De lui faire une perfidie?

Lélio. - Rien que cela.

Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi!

Lélio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là, je te dirai que je n'ai rien à me reprocher; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire.

Le Chevalier, étonné et comme charmé. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah! petit traître, vous êtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignités sur votre compte.

Lélio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; à ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir été l'écueil de bien des coeurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie? Combien as-tu désespéré d'Arianes? Dis.

Le Chevalier. - Hélas! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes très sages.

Lélio. - Tu n'as trouvé que des femmes très sages? Où diantre t'es-tu donc fourré? Tu as fait là des découvertes bien singulières! Après cela, qu'est-ce que ces femmes-là gagnent à être si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au même pour elles. Quant à moi, j'ai toujours dit plus de vérités que de mensonges.

Le Chevalier. - Tu traites ces matières-là avec une légèreté qui m'enchante.

Lélio. - Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiègleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n'es pas extrêmement riche.

Le Chevalier. - C'est raisonner juste.

Lélio. - Tu es beau et bien fait; devine à quel dessein je t'ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune.

Le Chevalier. - J'exauce ta prière. A présent, dis-moi la fortune que je vais faire.

Lélio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver à la conquête de sa main par celle de son coeur.

Le Chevalier. - Tu badines: ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse?

Lélio - Non; je l'aimais ces jours passés, mais j'ai trouvé à propos de ne plus l'aimer.

Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis: Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable.

Lélio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'épouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux à faire; mais dernièrement, pendant que j'étais à ma terre, on m'a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me réponds rien!

Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je réponde à une règle d'arithmétique? Il n'y a qu'à savoir compter pour voir que tu as raison.

Lélio. - C'est cela même.

Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse là-dedans? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'être infidèle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire: Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmétique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide: cela pourrait arrêter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-là l'amuse; il écoute, s'excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat.

Lélio. - Oh! parbleu! de ces titres-là, j'en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'à cette politesse-là; mais il y a une petite épine qui m'arrête: c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet.

Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu! celui d'infidèle n'expose qu'à des reproches, l'autre à des assignations; cela est différent, et je n'ai point de recette pour ton mal.

Lélio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'épouser; elle n'attend plus que l'arrivée de son frère; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu?

Le Chevalier, à part. - Ah! l'honnête homme! (Haut.) Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c'est: si je donne de l'amour à la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t'épouser; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle; n'est-ce pas cela?

Lélio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées.

Le Chevalier. - Elles sont très ingénieuses, très lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiègleries. En effet, l'honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou.

Lélio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais à son estimation.

Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse?

Lélio. - Je n'en doute pas.

Le Chevalier, à part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus.

Lélio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'à suivre cela.

Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-là.

Lélio. - Pourquoi?

Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitié, je serais à son service; mais n'importe.

Lélio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes.

Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas.

Lélio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagné.

Le Chevalier. - Voilà qui est fait; me voilà prêt à exécuter ce que tu souhaites. Si j'épouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu'on doit à son épouse.

Lélio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; après quoi, je crois que j'en serai bien las.

Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente.

Lélio. - Tant que le coeur m'en dira.

Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fût jolie?

Lélio. - On m'écrit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer.

Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois.

Lélio. - En ce cas-là, j'ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, où Madame irait calmer son esprit de vengeance.

Le Chevalier. - Oh! dès que tu as un désert, à la bonne heure; voilà son affaire. Diantre! l'âme se tranquillise beaucoup dans une solitude: on y jouit d'une certaine mélancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'à choisir.

Lélio. - Elle sera la maîtresse.

Le Chevalier. - L'heureux tempérament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose: feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité; elle courrait après toi, et me laisserait là.

Lélio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. (Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraît pas encore, et pendant qu'il y va.)

 

Scène VIII

Le Chevalier

Le Chevalier dit. - Si j'avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d'un désert! Oh! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j'aurai mieux que cela au même prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là, et pour en débarrasser la Comtesse.

 

Scène IX

La Comtesse, Lélio, Le Chevalier

Lélio, à la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-même. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son séjour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiète point: je vous connais; mais il est mon ami; notre amitié doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant.

 

Scène X

La Comtesse, Le Chevalier

La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-être pas.

Le Chevalier. - Mes véritables raisons, Comtesse? Ma foi, Lélio vous les a dites.

La Comtesse. - Comment! que vous vous défiez de votre coeur auprès de moi?

Le Chevalier. - Moi, m'en défier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donné le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrêter le progrès.

La Comtesse, riant. - En vérité, Chevalier, vous êtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j'étais si dangereuse.

Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'être capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalité avec moi, si vous m'ameniez ici.

La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier.

Le Chevalier. - Parbleu! je l'en défie; il ne vous prêtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattée.

La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excès.

Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice.

La Comtesse, riant. - Vous êtes bien galant.

Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait là qu'une bagatelle.

La Comtesse. - Cependant ne vous gênez point, Chevalier: quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous.

Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination à Paris, si vous n'y venez pas. (Il lui prend la main.) A l'égard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprès de vous, ne me l'épargnez pas, Comtesse; c'est un vrai présent que vous me ferez; ce sera même une bonté; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilà tout ce que vous savez faire.

La Comtesse. - Je le fais assez mal.

 

Scène XI

La Comtesse, Le Chevalier, Lélio, etc.

Lélio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantôt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. (Au Chevalier.) Ton valet et le mien sont à la tête, et mènent le branle.

Divertissement

Le Chanteur

Chantons tous l'agriable emplette

Que Lucas a fait de Colette.

Qu'il est heureux, ce garçon-là!

J'aimerais bien le mariage,...

Sans un petit défaut qu'il a:

Par lui la fille la plus sage,

Zeste, vous vient entre les bras.

Et boute, et gare, allons courage:

Rien n'est si biau que le tracas

Des fins premiers jours du ménage.

Mais, morgué! ça ne dure pas;

Le coeur vous faille, et c'est dommage.

Un Paysan

Que dis-tu, gente Mathurine,

De cette noce que tu vois?

T'agace-t-elle un peu pour moi?

Il me semble voir à ta mine

Que tu sens un je ne sais quoi.

L'ami Lucas et la cousine

Riront tant qu'ils pourront tous deux,

En se gaussant des médiseux;

Dis la vérité, Mathurine,

Ne ferais-tu pas bien comme eux?

Mathurine

Voyez le biau discours à faire,

De demander en pareil cas:

Que fais-tu? que ne fais-tu pas?

Eh! Colin sans tant de mystère,

Marions-nous; tu le sauras.

A présent si j'étais sincère,

Je vais souvent dans le vallon,

Tu m'y suivrais, malin garçon:

On n'y trouve point de notaire,

Mais on y trouve du gazon.

On danse.

Branle

Qu'on se dise tout ce qu'on voudra,

Tout ci, tout ça,

Je veux tâter du mariage.

En arrive ce qui pourra,

Tout ci, tout ça;

Par la sangué! j'ons bon courage.

Ce courage, dit-on, s'en va,

Tout ci, tout ça;

Morguenne! il nous faut voir cela.

Ma Claudine un jour me conta

Tout ci, tout ça,

Que sa mère en courroux contre elle

Lui défendait qu'elle m'aimât,

Tout ci, tout ça;

Mais aussitôt, me dit la belle:

Entrons dans ce bocage-là,

Tout ci, tout ça;

Nous verrons ce qu'il en sera.

Quand elle y fut, elle chanta

Tout ci, tout ça:

Berger, dis-moi que ton coeur m'aime;

Et le mien aussi te dira

Tout ci, tout ça,

Combien son amour est extrême.

Après, elle me regarda,

Tout ci, tout ça,

D'un doux regard qui m'acheva.

Mon coeur, à son tour, lui chanta,

Tout ci, tout ça,

Une chanson qui fut si tendre,

Que cent fois elle soupira,

Tout ci, tout ça,

Du plaisir qu'elle eut de m'entendre;

Ma chanson tant recommença,

Tout ci, tout ça,

Tant qu'enfin la voix me manqua.

 

Acte II

 

Scène première

Trivelin, seul.

Trivelin. - Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d'un assez bon rapport, car il m'en revient déjà de l'argent et une maîtresse; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés? ne ferai-je rien qui hâte le succès du projet de ma chère suivante? Si je disais au seigneur Lélio que le coeur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris où on l'attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilà qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fait avec elle.

 

Scène II

Lélio, La Comtesse

Ils entrent tous deux comme continuant de se parler.

La Comtesse. - Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitié avec le Chevalier, vous me l'amenez; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine! Qu'est-ce que c'est que cette idée-là? Vous m'avez dit vous-même que c'était un homme aimable, amusant et effectivement j'ai jugé que vous aviez raison.

Lélio, répétant un mot. - Effectivement! Cela est donc bien effectif? eh bien! je ne sais que vous dire; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là, par exemple.

La Comtesse. - Par malheur, il s'y trouve.

Lélio. - Vous me raillez, Madame.

La Comtesse. - Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour effectivement? Est-ce qu'il n'est pas bon français? L'a-t-on proscrit de la langue?

Lélio. - Non, Madame; mais il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier.

La Comtesse. - Il marque cela? Oh il a tort, et le procès que vous lui faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d'un homme, quand le mérite est réel; et c'est comme j'en use avec le Chevalier.

Lélio. - Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux; sentir est trop; c'est connaître qu'il faudrait dire.

La Comtesse. - Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous m'ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c'est le plus court; il n'y a que ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m'entretenir avec vous.

Lélio. - Eh! Madame, faites grâce à mon amour.

La Comtesse. - Supportez donc mon ignorance; je ne savais pas la différence qu'il y avait entre connaître et sentir.

Lélio. - Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier.

La Comtesse. - Ecoutez; le vôtre ne m'amuse point; il est froid, il me glace; et, si vous voulez même, il me rebute.

Lélio, à part. - Bon! je retirerai mon billet.

La Comtesse. - Quittons-nous, croyez-moi; je parle mal, vous ne me répondez pas mieux; cela ne fait pas une conversation amusante.

Lélio. - Allez-vous, rejoindre le Chevalier?

La Comtesse. - Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu'il y a des moments où vous feriez bien de ne pas vous montrer; entendez-vous?

Lélio. - Vous me trouvez donc bien insupportable?

La Comtesse. - Epargnez-vous ma réponse; vous auriez à vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien.

Lélio. - Et moi, je sens que vous vous retenez; vous me diriez de bon coeur que vous me haïssez.

La Comtesse. - Non; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et cela continuera sans doute.

Lélio. - Il semble que vous le souhaitez.

La Comtesse. - Hum! vous ne feriez pas languir mes souhaits.

Lélio, d'un air fâché et vif. - Vous me désolez, Madame.

La Comtesse. - Je me retiens, Monsieur; je me retiens.

Elle veut s'en aller.

Lélio. - Arrêtez, Comtesse; vous m'avez fait l'honneur d'accorder quelque retour à ma tendresse.

La Comtesse. - Ah! le beau détail où vous entrez là!

Lélio. - Le dédit même qui est entre nous...

La Comtesse, fâchée. - Eh bien! ce dédit vous chagrine? il n'y a qu'à le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver là.

Lélio. - Le rompre! J'aimerais mieux mourir; ne m'assure-t-il pas votre main?

La Comtesse. - Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur?

Lélio. - J'espère avoir l'un et l'autre.

La Comtesse. - Pourquoi me déplaisez-vous donc?

Lélio. - En quoi ai-je pu vous déplaire? Vous auriez de la peine à le dire vous-même.

La Comtesse. - Vous êtes jaloux, premièrement.

Lélio. - Eh! morbleu! Madame, quand on aime...

La Comtesse. - Ah! quel emportement!

Lélio. - Peut-on s'empêcher d'être jaloux? Autrefois vous me reprochiez que je ne l'étais pas assez; vous me trouviez trop tranquille; me voici inquiet, et je vous déplais.

La Comtesse. - Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l'entretien dont vous me régalez depuis une heure; et après cela vous me demanderez en quoi vous me déplaisez! Ah! l'étrange caractère!

Lélio. - Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux; aujourd'hui je le suis; pourquoi le trouvez-vous mauvais?

La Comtesse. - Eh bien! vous direz encore que vous ne m'appelez pas fantasque!

Lélio. - De grâce, répondez.

La Comtesse. - Non, Monsieur, on n'a jamais dit à une femme ce que vous me dites là; et je n'ai vu que vous dans la vie qui m'ayez trouvé si ridicule.

Lélio, regardant autour de lui. - Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame; car ce discours-là ne peut pas s'adresser à moi.

La Comtesse. - Fort bien! me voilà devenue visionnaire à présent; continuez, Monsieur, continuez; vous ne voulez pas rompre le dédit; cependant c'est moi qui ne veux plus; n'est-il pas vrai?

Lélio. - Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort simple, à laquelle vous ne pouvez répondre!

La Comtesse. - Oh! je n'y saurais tenir; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi! le portrait est flatteur! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas; vous m'avez trompée. Je vous passerais de la jalousie; je ne parle pas de la vôtre, elle n'est pas supportable; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas délicatesse chez vous; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est précisément caractère. Oh! ce n'est pas là la jalousie que je vous demandais; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un coeur timide et bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de soi-même; avec cette jalousie-là, Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques; on craint seulement de n'être pas toujours aimé, parce qu'on ne croit pas être digne de l'être.

Mais cela vous passe; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d'une âme comme la vôtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice; vous soupçonnez injurieusement; vous manquez d'estime; de respect, de soumission; vous vous appuyez sur un dédit; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio! Des soupçons! Et vous appelez cela de l'amour! C'est un amour à faire peur. Adieu.

Lélio. - Encore un mot. Vous êtes en colère, mais vous reviendrez, car vous m'estimez dans le fond.

La Comtesse. - Soit; j'en estime tant d'autres! Je ne regarde pas cela comme un grand mérite d'être estimable; on n'est que ce qu'on doit être.

Lélio. - Pour nous accommoder, accordez-moi une grâce. Vous m'êtes chère; le Chevalier vous aime; ayez pour lui un peu plus de froideur; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il s'en retourne à Paris.

La Comtesse. - Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-à-dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre! Non, Monsieur; vous m'en dispenserez, s'il vous plaît. Toute la subtilité possible n'empêchera pas un compliment d'être ridicule, quand il l'est, vous me le prouvez par le vôtre; c'est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez manière insinuante.

Elle se retire.

 

Scène III

Lélio, Trivelin

Lélio, un moment seul et en riant. - Allons, allons, cela va très rondement; j'épouserai les douze mille livres de rente. Mais voilà le valet du Chevalier. (A Trivelin.) Il m'a paru tantôt que tu avais quelque chose à me dire?

Trivelin. - Oui, Monsieur; pardonnez à la liberté que je prends. L'équipage où je suis ne prévient pas en ma faveur; cependant, tel que vous me voyez, il y a là dedans le coeur d'un honnête homme, avec une extrême inclination pour les honnêtes gens.

Lélio. -Je le crois.

Trivelin. - Moi-même, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-même autrefois, j'ai été du nombre de ces honnêtes gens; mais vous savez, Monsieur, à combien d'accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m'a joué; il en a joué bien d'autres; l'histoire est remplie du récit de ses mauvais tours: princes, héros, il a tout malmené, et je me console de mes malheurs avec de tels confrères.

Lélio - Tu m'obligerais de retrancher tes réflexions et de venir au fait.

Trivelin. - Les infortunés sont un peu babillards, Monsieur; ils s'attendrissent aisément sur leurs aventures. Mais je. coupe court; ce petit préambule me servira, s'il vous plaît, à m'attirer un peu d'estime, et donnera du poids à ce que je vais vous dire.

Lélio. - Soit.

Trivelin. - Vous savez que je fais la fonction de domestique auprès de Monsieur le Chevalier.

Lélio - Oui.

Trivelin. - Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur; son caractère donne trop de scandale au mien.

Lélio. - Eh, que lui trouves-tu de mauvais?

Trivelin. - Que vous êtes différent de lui! A peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j'ai dit en moi-même: Ah quelle âme franche! que de netteté dans ce coeur-là!

Lélio. - Tu vas encore t'amuser à mon éloge, et tu ne finiras point.

Trivelin. - Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthèse en sa faveur.

Lélio. - Venons donc au reste à présent.

Trivelin. - De grâce, souffrez qu'auparavant nous convenions d'un petit article.

Lélio. - Parle.

Trivelin. - Je suis fier, mais je suis pauvre, qualités, comme vous jugez bien, très difficiles à accorder. l'une avec l'autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble; voilà ce qui me passe.

Lélio. - Poursuis; à quoi nous mènent ta fierté et ta pauvreté?

Trivelin - Elles nous mènent à un combat qui se passe entre elles; la fierté se défend d'abord à merveille, mais son ennemie est bien pressante; bientôt la fierté plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille à la pauvreté, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libéralité

Lélio. - Je t'entends; tu me demandes quelque argent pour récompense de l'avis que tu vas me donner.

Trivelin. - Vous y êtes; les âmes généreuses ont cela de bon, qu'elles devinent ce qu'il vous faut et vous épargnent la honte d'expliquer vos besoins; que cela est beau!

Lélio. - Je consens à ce que tu demandes, à une condition à mon tour: c'est que le secret que tu m'apprendras vaudra la peine d'être payé; et je serai de bonne foi là-dessus. Dis à présent.

Trivelin. - Pourquoi faut-il que la rareté de l'argent ait ruiné la générosité de vos pareils? Quelle misère! mais n'importe; votre équité me rendra ce que votre économie me retranche, et je commence: Vous croyez le Chevalier votre intime et fidèle ami, n'est-ce pas?

Lélio. - Oui, sans doute.

Trivelin. - Erreur.

Lélio. - En quoi donc?

Trivelin. - Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours?

Lélio. - J'en suis persuadé.

Trivelin. - Erreur, trois fois erreur!

Lélio. - Comment?

Trivelin. - Oui, Monsieur; vous n'avez ni ami ni maîtresse. Quel brigandage dans ce monde! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamoté son coeur: il l'aime, il en est aimé, c'est un fait; je le sais, je l'ai vu, je vous en avertis; faites-en votre profit et le mien.

Lélio. - Eh! dis-moi, as-tu remarqué quelque chose qui te rende sûr de cela?

Trivelin. - Monsieur, on peut se fier à mes observations. Tenez, je n'ai qu'à regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu'elle sent et ce qu'elle sentira, le tout à une virgule près. Tout ce qui se passe dans son coeur s'écrit sur son visage, et j'ai tant étudié cette écriture-là, que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantôt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin à cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais près d'elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folâtrer avec elle. Que vous êtes badin! lui disait-elle, en souriant négligemment à ses enjouements. Tout autre que moi n'aurait rien remarqué dans ce sourire-là; c'était un chiffre. Savez-vous ce qu'il signifiait? Que vous m'amusez agréablement, Chevalier! Que vous êtes aimable dans vos façons! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez?

Lélio. - Cela est bon; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi

Trivelin. - En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fâchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaires, qui avait la paresse de rester exposé à l'injure; mais, en vérité, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc; et je voyais que cela voulait dire: Courage, Chevalier, encore un baiser sur le même ton; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances; je ne dois consentir à rien; mais si vous êtes adroit, je n'y saurais que faire; ce ne sera pas ma faute.

Lélio. - Oui-da; c'est quelque chose que des baisers.

Trivelin. - Voici le plus touchant. Ah! la belle main! s'écria-t-il ensuite; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nécessaire. De grâce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée; cela va *tout de suite... Arrêtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'éventail par là-dessus, coup galant qui signifie: Ne lâchez point; l'éventail est saisi; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient; l'autre vient à son secours; autant de pris encore par l'ennemi: Mais je ne vous comprends point; finissez donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement; elle de rougir; lui de s'animer; elle de se fâcher sans colère; lui de se jeter à ses genoux sans repentance; elle de pousser honteusement un demi-soupir; lui de riposter effrontément par un tout entier; et puis vient du silence; et puis des regards qui sont bien tendres; et puis d'autres qui n'osent pas l'être; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous? Ah je ne sais. Le procès en était là quand vous êtes venu, mais je crois maintenant les parties d'accord: Qu'en dites-vous?

Lélio. - Je dis que ta découverte commence à prendre forme.

Trivelin. - Commence à prendre forme! Et jusqu'où prétendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader? Je désespère de la pousser jamais plus loin; j'ai vu l'amour naissant; quand il sera grand garçon, j'aurai beau l'attendre auprès de la palissade, au diable s'il y vient badiner; or, il grandira, au moins, s'il n'est déjà grandi; car il m'a paru aller bon train, le gaillard.

Lélio. - Fort bon train, ma foi.

Trivelin. - Que dites-vous de la Comtesse? Ne l'auriez-vous pas épousé sans moi? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier!...

Lélio. - En vérité, te paraissait-il qu'elle y prit goût?

Trivelin. - Oui, Monsieur. A part. On dirait qu'il y en prend aussi, lui. A Lélio. Eh bien, trouvez-vous que mon avis mérite salaire?

Lélio. - Sans difficulté. Tu es un coquin.

Trivelin. - Sans difficulté, tu es un coquin: voilà un prélude de reconnaissance bien bizarre.

Lélio. - Le Chevalier te donnerait cent coups de bâton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bâton que tu mérites, ma bonté te les épargne; je ne dirai mot. Adieu; tu dois être content; te voilà payé.

Il s'en va.

 

Scène IV

Trivelin

Trivelin. - Je n'avais jamais vu de monnaie frappée à ce coin-là. Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mérite! De toutes les grimaces que m'a fait la fortune, voilà certes la plus comique; me payer en exemption de coups de bâton! c'est ce qu'on appelle faire argent de tout. Je n'y comprends rien: je lui dis que sa maîtresse le plante là; il me demande si elle y prend goût. Est-ce que notre faux Chevalier m'en ferait accroire? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense?

 

Scène V

Arlequin, Trivelin

Trivelin, à part. - Interrogeons un peu Arlequin là-dessus. (Haut.) Ah! te voilà! où vas-tu?

Arlequin. - Voir s'il y a des lettres pour mon maître.

Trivelin. - Tu me parais occupé; à quoi est-ce que tu rêves?

Arlequin. - A des louis d'or.

Trivelin. - Diantre! tes réflexions sont de riche étoffe.

Arlequin. - Et je te cherchais aussi pour te parler.

Trivelin. - Et que veux-tu de moi?

Arlequin. - T'entretenir de louis d'or.

Trivelin. - Encore des louis d'or! Mais tu as une mine d'or dans ta tête.

Arlequin. - Dis-moi, mon ami, où as-tu pris toutes ces pistoles que je t'ai vu tantôt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire.

Trivelin. - Mon ami, je ne pourrais guère te donner le secret d'en faire; je n'ai jamais possédé que le secret de le dépenser.

Arlequin. - Oh! j'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi; je l'ai appris au cabaret en perfection.

Trivelin. - Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement; mais en y joignant une pincée d'inclination pour le beau sexe, on réussit bien autrement.

Arlequin. - Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là ici.

Trivelin. - Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grâce, instruis-moi d'une chose à ton tour: ton maître et Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup?

Arlequin. - Oui.

Trivelin. - Fi! Se témoignent-ils de grands empressements? Se font-ils beaucoup d'amitiés?

Arlequin. - Ils se disent: Comment te portes-tu? A ton service. Et moi aussi. J'en suis bien aise... Après cela ils dînent et soupent ensemble; et puis: Bonsoir; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des injures?

Trivelin. - Non, mon ami; c'est que j'avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport à quelque aventure qui m'est arrivée ici.

Arlequin. - Toi?

Trivelin. - Oui, j'ai touché le coeur d'une aimable personne, et l'amitié de nos maîtres prolongera notre séjour ici.

Arlequin. - Et où est-ce que cette rare personne-là habite avec son coeur?

Trivelin. - Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de conséquence.

Arlequin. - Quel plaisir! Elle est jeune?

Trivelin. - Je lui crois dix-neuf à vingt ans.

Arlequin. - Ah! le tendron! Elle est jolie?

Trivelin. - Jolie! quelle maigre épithète! Vous lui manquez de respect; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de moi.

Arlequin, touché. - Ah! m'amour! friandise de mon âme!

Trivelin. - Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si précieux.

Arlequin, à ce mot, laisse aller ses bras. - Je n'en puis plus.

Trivelin, à part. - Il me divertit; je veux le pousser jusqu'à l'évanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami: ses discours ont charmé mon coeur; de la manière dont elle m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable. M'aimerez-vous? me disait-elle; puis-je compter sur votre coeur?

Arlequin, transporté. - Oui, ma reine.

Trivelin. - A qui parles-tu?

Arlequin. - A elle; j'ai cru qu'elle m'interrogeait.

Trivelin, riant. - Ah! ah! ah! Pendant qu'elle me parlait, ingénieuse à me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m'a-t-elle dit en me le glissant dans la. main; et comme poliment j'ouvrais ma main avec lenteur: prenez donc, s'est-elle écriée, ce n'est là qu'un échantillon du coffre-fort que je vous destine; alors je me suis rendu; car un échantillon ne se refuse point.

Arlequin jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit. - Ah! mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en toute humilité, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis d'or du Pérou avec; peut-être me fera-t-elle aussi présent de quelque échantillon; je ne veux que la voir, l'admirer, et puis mourir content.

Trivelin. - Cela ne se peut pas, mon enfant; il ne faut pas régler tes espérances sur mes aventures; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque différence.

Arlequin. - Hélas! je te regarde comme le premier cheval du monde.

Trivelin. - Tu abuses de mes comparaisons; je te permets de m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais.

Arlequin. - Montre-moi donc cette fille...

Trivelin. - Cela ne se peut pas; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune: dès aujourd'hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici.

Arlequin, demi-pleurant. - Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois.

Trivelin. - Mon fils, je suis bien aise d'assister à chaque paiement.

Arlequin, en s'en allant et pleurant. - Je ne verrai donc point ma reine? Où êtes-vous donc, petit louis d'or de mon âme? Hélas! je m'en vais vous chercher partout: Hi! hi! hi! hi!... (Et puis d'un ton net.) Veux-tu aller boire le premier mois de fondation?

Trivelin. - Voilà mon maître, je ne saurais; mais va m'attendre.

Arlequin s'en va en recommençant: Hi! hi! hi! hi!

 

Scène VI

Le Chevalier, Trivelin

Trivelin, un moment seul. - Je lui ai renversé l'esprit; ah! ah! ah! ah! le pauvre garçon! Il n'est pas digne d'être associé à notre intrigue. (Le Chevalier vient, et Trivelin dit:) Ah! vous voilà, Chevalier sans pareil. Eh bien! notre affaire va-t-elle bien?

Le Chevalier, comme en colère. - Fort bien, Mons Trivelin; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien.

Trivelin. - C'est bien peu de chose que rien: et vous me cherchiez tout exprès pour me dire cela?

Le Chevalier. - En un mot, tu es un coquin.

Trivelin. - Vous voilà dans l'erreur de tout le monde.

Le Chevalier. - Un fourbe, de qui je me vengerai.

Trivelin. - Mes vertus ont cela de malheureux, qu'elles n'ont jamais été connues de personne.

Le Chevalier. - Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mêlez, d'aller dire à Monsieur Lélio que j'aime la Comtesse?

Trivelin. - Comment! il vous a rapporté ce que je lui ai dit?

Le Chevalier. - Sans doute.

Trivelin. - Vous me faites plaisir de m'en avertir; pour payer mon avis, il avait promis de se taire; il a parlé, la dette subsiste.

Le Chevalier. - Fort bien! c'était donc pour tirer de l'argent de lui, Monsieur le faquin?

Trivelin. - Monsieur le faquin! retranchez ces petits agréments-là de votre discours; ce sont des fleurs de rhétorique qui m'entêtent; je voulais avoir de l'argent, cela est vrai.

Le Chevalier. - Eh! ne t'en avais-je pas donné?

Trivelin. - Ne l'avais-je pas pris de bonne grâce? De quoi vous plaignez-vous? Votre argent est-il insociable? Ne pouvait-il pas s'accommoder avec celui de Monsieur Lélio?

Le Chevalier. - Prends-y garde; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j'ai une maîtresse qui aura soin de toi, je t'en assure.

Trivelin. - Arrêtez; ma discrétion s'affaiblit, je l'avoue; je la sens infirme; il sera bon de la rétablir par un baiser ou deux.

Le Chevalier. - Non.

Trivelin. - Convertissons donc cela en autre chose.

Le Chevalier. - Je ne saurais.

Trivelin. - Vous ne m'entendez point; je ne puis me résoudre à vous dire le mot de l'énigme. (Le Chevalier tire sa montre.) Ah! ah! tu la devineras; tu n'y es plus; le mot n'est pas une montre; la montre en approche pourtant, à cause du métal.

Le Chevalier. - Eh! je vous entends à merveille; qu'à cela ne tienne.

Trivelin. - J'aime pourtant mieux un baiser.

Le Chevalier. - Tiens; mais observe ta conduite.

Trivelin. - Ah! friponne, tu triches ma flamme; tu t'esquives, mais avec tant de grâce, qu'il faut me rendre.

 

Scène VII

Le Chevalier, Trivelin, Arlequin

Arlequin, qui vient, a écouté la fin de la scène par derrière. Dans le temps que le Chevalier donne de l'argent à Trivelin, d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier.

Arlequin. - Ah! je la tiens! ah! m'amour, je me meurs! cher petit lingot d'or, je n'en puis plus. Ah! Trivelin! je suis heureux!

Trivelin. - Et moi volé.

Le Chevalier. - Je suis au désespoir; mon secret est découvert.

Arlequin. - Laissez-moi vous contempler, cassette de mon âme: qu'elle est jolie! Mignarde, mon coeur s'en va, je me trouve mal. Vite un échantillon pour me remettre; ah! ah! ah! ah!

Le Chevalier, à Trivelin. - Débarrasse-moi de lui; que veut-il dire avec son échantillon?

Trivelin. - Bon! bon! c'est de l'argent qu'il demande.

Le Chevalier. - S'il ne tient qu'à cela pour venir à bout du dessein que je poursuis, emmène-le, et engage-le au secret, voilà de quoi le faire taire. (A Arlequin.) Mon cher Arlequin, ne me découvre point; je te promets des échantillons tant que tu voudras. Trivelin va t'en donner; suis-le, et ne dis mot; tu n'aurais rien si tu parlais.

Arlequin. - Malepeste! je serai sage. M'aimerez-vous, petit homme?

Le Chevalier. - sans doute.

Trivelin. - Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation; allons la boire.

Arlequin, sans bouger. - Allons.

Trivelin.. - Viens donc. (Au Chevalier.) Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien.

Arlequin, en s'en allant. - Ah! La belle trouvaille! la belle trouvaille!

 

Scène VIII

La Comtesse, Le Chevalier

Le Chevalier, seul un moment. - A tout hasard, continuons ce que j'ai commencé. Je prends trop de plaisir à mon projet pour l'abandonner; dût-il m'en coûter encore vingt pistoles, le veux tâcher d'en venir à bout. Voici La Comtesse; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi; achevons de la déterminer. Vous me paraissez bien triste, Madame; qu'avez-vous?

La Comtesse, à part. - Eprouvons ce qu'il pense. (Au Chevalier.) Je viens vous faire un compliment qui me déplaît; mais je ne saurais m'en dispenser.

Le Chevalier. - Ahi, notre conversation débute mal, Madame.

La Comtesse. - Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir; et s'il ne tenait qu'à moi, j'en aurais encore beaucoup à vous y voir.

Le Chevalier. - J'entends; je vous épargne le reste, et je vais coucher à Paris.

La Comtesse. - Ne vous en prenez pas à moi, je vous le demande en grâce.

Le Chevalier. - Je n'examine rien; vous ordonnez, j'obéis.

La Comtesse. - Ne dites point que j'ordonne.

Le Chevalier. - Eh! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous êtes trop bonne.

La Comtesse. - Non, vous dis-je; et si vous voulez rester, en vérité vous êtes le maître.

Le Chevalier. - Vous ne risquez rien à me donner carte blanche; je sais le respect que je dois à vos véritables intentions.

La Comtesse. - Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimères.

Le Chevalier. - Il n'y a rien de plus poli que ce discours-là.

La Comtesse. - il n'y a rien de plus désagréable que votre obstination à me croire polie; car il faudra, malgré moi, que je la sois. Je suis d'un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin; aidez-vous.

Le Chevalier, à part. - Sa fierté se meurt, je veux l'achever. (Haut.) Adieu, Madame; je craindrais de prendre le change, je suis tenté de demeurer, et je fuis le danger de mal interpréter vos honnêtetés. Adieu; vous renvoyez mon coeur dans un terrible état.

La Comtesse. - Vit-on jamais un pareil esprit, avec son coeur qui n'a pas le sens commun?

Le Chevalier, se retournant. - Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dégoût à mon égard.

La Comtesse. - Allez, Monsieur; je ne saurais attendre; allez à Paris chercher des femmes qui s'expliquent plus précisément que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me ménage, je sais ce que je me dois; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers.

Le Chevalier. - Vous ferai-je plaisir de rester?

La Comtesse. - Peut-on mettre une femme entre le oui et le non? Quelle brusque alternative! Y a-t-il rien de plus haïssable qu'un homme qui ne saurait deviner? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire.

Le Chevalier, faisant semblant de s'en aller. - Je devine donc; je me sauve.

La Comtesse. - Il devine, dit-il; il devine, et s'en va; la belle pénétration! Je ne sais pourquoi cet homme m'a plu. Lélio n'a qu'à le suivre, je le congédie; je ne veux plus de ces importuns-là chez moi. Ah! que je hais les hommes à présent! Qu'ils sont insupportables! J'y renonce de bon coeur.

Le Chevalier, comme revenant sur ses pas. - Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays où je puis vous rendre quelque service; n'avez-vous rien à m'y commander?

La Comtesse. - Oui-da; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici; voilà tout.

Le Chevalier. - Voilà une commission qui m'en donne une autre, c'est celle de rester, et je m'en tiens à la dernière.

La Comtesse. - Comment! vous comprenez cela? Quel prodige! En vérité, il n'y a pas moyen de s'étourdir sur les bontés qu'on a pour vous; il faut se résoudre à les sentir, ou vous laisser là.

Le Chevalier. - Je vous aime, et ne présume rien en ma faveur.

La Comtesse. - Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus.

Le Chevalier. - Il est donc inutile de me retenir, Madame.

La Comtesse. - Inutile! Comme il prend tout! mais il faut bien observer ce qu'on vous dit.

Le Chevalier. - Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement? Je pars, vous me retenez; je crois que c'est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout; c'est pour me dire: Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. N'est-ce pas là quelque chose de bien tentant? Et moi, Madame, je n'entends point vivre comme cela; je ne saurais, je vous aime trop.

La Comtesse. - Vous avez là un amour bien mutin, il est bien pressé.

Le Chevalier. - Ce n'est pas ma faute, il est comme vous me l'avez donné.

La Comtesse. - Voyons donc; que voulez-vous?

Le Chevalier. - Vous plaire.

La Comtesse. - Hé bien, il faut espérer que cela viendra.

Le Chevalier. - Moi! me jeter dans l'espérance! Oh! que non; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais où je marche.

La Comtesse. - Marchez, marchez; on ne vous égarera pas.

Le Chevalier. - Donnez-moi votre coeur pour compagnon de voyage, et je m'embarque.

La Comtesse. - Hum! nous n'irons peut-être pas loin ensemble.

Le Chevalier. - Hé par où devinez-vous cela?

La Comtesse. - C'est que le vous crois volage.

Le Chevalier. - Vous m'avez fait peur; j'ai cru votre soupçon plus grave; mais pour volage, s'il n'y a que cela qui vous retienne, partons; quand vous me connaîtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce défaut-là.

La Comtesse. - Parlons raisonnablement: vous pourrez me plaire, je n'en disconviens pas; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d'un coup?

Le Chevalier. - Non; mais si vous vous réglez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien; je ne saurais obtenir votre coeur que gratis. Si j'attends que je l'aie gagné, nous n'aurons jamais fait; je connais ce que vous valez et ce que je vaux.

La Comtesse. - Fiez-vous à moi; je suis généreuse, je vous ferai peut-être grâce.

Le Chevalier. - Rayez le peut-être; ce que vous dites en sera plus doux.

La Comtesse. - Laissons-le; il ne peut être là que par bienséance.

Le Chevalier. - Le voilà un peu mieux placé, par exemple.

La Comtesse. - C'est que j'ai voulu vous raccommoder avec lui.

Le Chevalier. - Venons au fait; m'aimerez-vous?

La Comtesse. - Mais, au bout du compte, m'aimez-vous, vous-même?

Le Chevalier. - Oui, Madame; j'ai fait ce grand effort-là.

La Comtesse. - Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d'en être surprise.

Le Chevalier. - Vous, surprise! Il fait jour, le soleil nous luit; cela ne vous surprend-il pas aussi? Car je ne sais que répondre à de pareils discours, moi. Eh! Madame, faut-il vous voir plus d'un moment pour apprendre à vous adorer?

La Comtesse. - Je vous crois, ne vous fâchez point; ne me chicanez pas davantage.

Le Chevalier. - Oui, Comtesse, je vous aime; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n'y en a pas un dont l'amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer à mes caresses; regardez-moi, Madame; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j'y fais naître. Ha quels regards! Qu'ils sont charmants! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu'ils, tomberaient sur moi?

La Comtesse. - En voilà assez; rendez-moi ma main; elle n'a que faire là; vous parlerez bien sans elle.

Le Chevalier. - Vous me l'avez laissé prendre, laissez-moi la garder.

La Comtesse. - Courage; j'attends que vous ayez fini.

Le Chevalier. - Je ne finirai jamais.

La Comtesse. - Vous me faites oublier ce que j'avais à vous dire: je suis venue tout exprès, et vous m'amusez toujours. Revenons; vous m'aimez, voilà qui va fort bien, mais comment ferons-nous? Lélio est jaloux de vous.

Le Chevalier. - Moi, je le suis de lui; nous voilà quittes.

[La Comtesse.] - Il a peur que vous ne m'aimiez.

Le Chevalier. - C'est un nigaud d'en avoir peur; il devrait en être sûr.

La Comtesse. - Il craint que je ne vous aime.

Le Chevalier. - Hé pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m'aimiez, pour le guérir de sa crainte.

La Comtesse. - Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire.

Le Chevalier. - Comment! ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous me ferez grâce?

La Comtesse. - Je vous ai dit: Peut-être.

Le Chevalier. - Ne savais-je pas bien que le maudit peut-être me jouerait un mauvais tour? Hé que faites-vous donc de mieux, si vous ne m'aimez pas? Est-ce encore Lélio qui triomphe?

La Comtesse. - Lélio commence bien à me déplaire.

Le Chevalier. - Qu'il achève donc, et nous laisse en repos.

La Comtesse. - C'est le caractère le plus singulier.

Le Chevalier. - L'homme le plus ennuyant.

La Comtesse. - Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui.

Le Chevalier. - Le parti de la raison.

La Comtesse. - La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon coeur.

Le Chevalier. - Il faut qu'il perde son procès.

La Comtesse. - Me le conseillez-vous? Je crois qu'effectivement il en faut venir là.

Le Chevalier. - Oui; mais de votre coeur, qu'en ferez-vous après?

La Comtesse. - De quoi vous mêlez-vous?

Le Chevalier. - Parbleu! de mes affaires.

La Comtesse. - Vous le saurez trop tôt.

Le Chevalier. - Morbleu!

La Comtesse. - Qu'avez-vous?

Le Chevalier. - C'est que vous avez des longueurs qui me désespèrent.

La Comtesse. - Mais vous êtes bien impatient, Chevalier! Personne n'est comme vous.

Le Chevalier. - Ma foi! Madame, on est ce que l'on peut quand on vous aime.

La Comtesse. - Attendez; je veux vous connaître mieux.

Le Chevalier. - Je suis vif, et je vous adore, me voilà tout entier; mais trouvons un expédient qui vous mette à votre aise: si je vous déplais, dites-moi de partir, et je pars, il n'en sera plus parlé; si je puis espérer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me répondre; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coûtera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer à moins de frais.

La Comtesse. - Ah!

Le Chevalier. - Je suis content.

La Comtesse. - J'étais pourtant venue pour vous dire de nous quitter; Lélio m'en avait prié.

Le Chevalier. - Laissons là Lélio; sa cause ne vaut rien.

 

Scène IX

Le Chevalier, La Comtesse, Lélio

Lélio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie.

Lélio. - Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau; laissons là Lélio, dites-vous! Vous le méprisez bien! Ah! grâces au ciel et à la bonté de Madame, il n'en sera rien, s'il vous plaît. Lélio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu! que dites-vous de lui, Madame? Ne suis-je pas entre les mains d'un ami bien scrupuleux? Son procédé n'est-il pas édifiant?

Le Chevalier. - Eh! Que trouvez-vous de si étrange à mon procédé, Monsieur? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait voeu de rompre avec la beauté, les grâces et tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde? Non, parbleu! Votre amitié est belle et bonne, mais je m'en passerai mieux que d'amour pour Madame. Vous trouvez un rival; eh bien! prenez patience. En êtes-vous étonné, si Madame n'a pas la complaisance de s'enfermer pour vous; vos étonnements ont tout l'air d'être fréquents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez.

Lélio. - Je n'ai rien à vous répondre; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises. (A La Comtesse.) Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame? car je ne vous crois pas extrêmement amusée des discours de Monsieur.

La Comtesse, sérieuse et se retirant. - Où voulez-vous que j'aille? Nous pouvons nous promener ensemble; je ne me plains pas du Chevalier: s'il m'aime, je ne saurais me fâcher de la manière dont il le dit, et je n'aurais tout au plus à lui reprocher que la médiocrité de son goût.

Le Chevalier. - Ah! j'aurai plus de partisans de mon goût que vous n'en aurez de vos reproches, Madame.

Lélio, en colère. - Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame; mais...

La Comtesse. - Ah! je n'aime pas les emportés; je vous reverrai quand vous serez plus calme.

Elle sort.

 

Scène X

Le Chevalier, Lélio

Lélio regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraît plus, il se met à éclater de rire. - Ah! ah! ah! ah! voilà une femme bien dupe! Qu'en dis-tu? ai-je bonne grâce à faire le jaloux? (La Comtesse reparaît seulement pour voir ce qui se passe. Lélio dit bas: ) Elle revient pour nous observer. (Haut.) Nous verrons ce qu'il en sera, Chevalier; nous verrons.

Le Chevalier, bas. - Ah! l'excellent fourbe! (Haut.) Adieu, Lélio! Vous le prendrez sur le ton qu'il vous plaira; je vous en donne ma parole. Adieu.

Ils s'en vont chacun de leur coté.

 

Acte III

 

Scène première

Lélio, Arlequin

Arlequin entre pleurant. - Hi! hi! hi! hi!

Lélio. - Dis-moi donc pourquoi tu pleures; je veux le savoir absolument.

Arlequin, plus fort. - Hi! hi! hi! hi!

Lélio. - Mais quel est le sujet de ton affliction?

Arlequin. - Ah! Monsieur, voilà qui est fini; je ne serai plus gaillard.

Lélio. - Pourquoi?

Arlequin. - Faute d'avoir envie de rire.

Lélio. - Et d'où vient que tu n'as plus envie de rire, imbécile?

Arlequin. - A cause de ma tristesse.

Lélio. - Je te demande ce qui te rend triste.

Arlequin. - C'est un grand chagrin, Monsieur.

Lélio. - Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste à cause d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin?

Arlequin. - Hélas! je vous dis la vérité.

Il soupire.

Lélio. - Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien; t'a-t-on fait du mal?

Arlequin. - Beaucoup de mal.

Lélio. - Est-ce qu'on t'a battu?

Arlequin. - Pû! bien pis que tout, cela, ma foi.

Lélio. - Bien pis que tout cela?

Arlequin. - Oui; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il meure; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas.

Lélio. - Que veut dire: de l'or?

Arlequin. - De l'or du Pérou; voilà comme on dit qu'il s'appelle.

Lélio. - Est-ce que tu en avais?

Arlequin. - Eh! vraiment oui; voilà mon affaire. Je n'en ai plus, je pleure; quand j'en avais, j'étais bien aise.

Lélio. - Qui est-ce qui te l'avait donné, cet or?

Arlequin. - C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait présent de cet échantillon-là.

Lélio. - De quel échantillon?

Arleqùin. - Eh! je vous le dis.

Lélio. - Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là! Sachons pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du Pérou, après cela d'un échantillon: je ne t'entends point; réponds-moi précisément; le Chevalier t'a-t-il donné de l'or?

Arlequin. - Pas à moi; mais il l'avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre; mais cette main propre n'en a point tâté; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n'était pas plus propre que la mienne.

Lélio. - Cet or était-il en quantité? Combien de louis y avait-il?

Arlequin. - Peut-être quarante ou cinquante; je ne les ai pas comptés.

Lélio. - Quarante ou cinquante! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce présent-là?

Arlequin. - Parce que je lui avais demandé un échantillon.

Lélio. - Encore ton échantillon!

Arlequin. - Eh! vraiment oui; Monsieur le Chevalier en avait aussi donné à Trivelin.

Lélio. - Je ne saurais débrouiller ce qu'il veut dire; il y a cependant quelque chose là-dedans qui peut me regarder. Réponds-moi: avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l'engageât à te récompenser.

Arlequin. - Non; mais j'étais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce qu'il avait charmé son coeur et mis de l'or dans sa bourse; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmé et la bourse pleine.

Lélio. - Quel étrange galimatias me fais-tu là?

Arlequin. - Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela.

Lélio. - Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le Chevalier? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes? Tu parles de lui comme d'une femme.

Arlequin. - Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de votre coeur, quand vous le connaîtrez. Allez, pour voir, lui dire: Je vous connais et je garderai le secret.

Vous verrez si ce n'est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou.

Lélio. - Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier?

Arlequin. - Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde.

Lélio. - Je prétends que tu me le dises, moi.

Arlequin. - Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime trop pour le fâcher.

Lélio. - Ce petit semblant d'homme! Que veut-il dire? et que signifie son transport? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu'un autre?

Arlequin. - Ah! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui; il n'y en a point dans le monde; c'est folie que d'en chercher; mais sa mascarade empêche de voir cela.

Lélio. - Sa mascarade! Ce qu'il me dit là me fait naître une pensée que toutes mes réflexions fortifient; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin; je veux le forcer à me dire la vérité, s'il la sait; j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-là. (A Arlequin.) Va-t'en; je tâcherai de te faire ravoir ton argent. Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant

 

Scène II

Lélio, Trivelin

Trivelin entre en rêvant, et, voyant Lélio, il dit. - Voici ma mauvaise paye; la physionomie de cet homme-là m'est devenue fâcheuse; promenons-nous d'un autre côté.

Lélio l'appelle. - Trivelin, je voudrais bien te parler.

Trivelin. - A moi, Monsieur? Ne pourriez-vous pas remettre cela? J'ai actuellement un mal de tête qui ne me permet de conversation avec personne.

Lélio. - Bon, bon! c'est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tête, approche.

Trivelin. - Je n'ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins.

Lélio va à lui, et le prenant par le bras. - Viens donc.

Trivelin. - Eh bien, de quoi s'agit-il? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m'avez donnée tantôt? Je n'ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là; voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie? tenez, ce n'est qu'une vétille, mais les vétilles gâtent tout.

Lélio. - Ecoute, ton verbiage me déplaît.

Trivelin. - Je vous disais bien que je n'étais pas en état de paraître en compagnie.

Lélio. - Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai; je réglerai mon procédé sur le tien.

Trivelin. - Le vôtre sera donc court; car le mien sera bref. Je n'ai vaillant qu'une réplique, qui est que je ne sais rien; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations.

Lélio. - Si tu me dis la vérité, tu n'en seras pas fâché.

Trivelin. - Sauriez-vous encore quelques coups de bâton à m'épargner?

Lélio, fièrement. - Finissons.

Trivelin, s'en allant. - J'obéis.

Lélio. - Où vas-tu?

Trivelin. - Pour finir une conversation, il n'y a rien de mieux que de la laisser là; c'est le plus court, ce me semble.

Lélio. - Tu m'impatientes, et je commence à me fâcher; tiens-toi là; écoute, et me réponds.

Trivelin, à part. - A qui en a ce diable d'homme-là?

Lélio. - Je crois que tu jures entre tes dents?

Trivelin. - Cela m'arrive quelquefois par distraction.

Lélio. - Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t'en prie.

Trivelin. - Oui-da, comme il convient à d'honnêtes gens.

Lélio. - Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier?

Trivelin. - Non, c'est une nouvelle connaissance; la vôtre et la mienne sont de la même date.

Lélio. - Sais-tu qui il est?

Trivelin. - Il se dit cadet d'un aîné gentilhomme; mais les titres, de cet aîné, je ne les ai point vus; si je les vois jamais, je vous en promets copie.

Lélio. - Parle-moi à coeur ouvert.

Trivelin. - Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole; il n'y a point de sûreté de cette force-là nulle part.

Lélio. - Tu me caches la vérité; le nom de Chevalier qu'il porte n'est qu'un faux nom.

Trivelin. - Serait-il l'aîné de sa famille? Je l'ai cru réduit à une légitime; voyez ce que c'est!

Lélio. - Tu bats la campagne; ce Chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l'aimes.

Trivelin. - Eh! je l'aime par la règle générale qu'il faut aimer tout le monde; voilà ce qui le tire d'affaire auprès de moi.

Lélio. - Tu t'y ranges avec plaisir, à cette règle-là.

Trivelin. - Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coûte tant que mes devoirs; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d'une tiédeur pour les nécessaires qui passe l'imagination; qu'est-ce que c'est que nous! N'êtes-vous pas comme moi, Monsieur?

Lélio, avec dépit. - Fourbe! tu as de l'amour pour ce faux Chevalier.

Trivelin. - Doucement, Monsieur; diantre! ceci est sérieux.

Lélio. - Tu sais quel est son sexe.

Trivelin. - Expliquons-nous. De sexes, je n'en connais que deux: l'un qui se dit raisonnable, l'autre qui nous prouve que cela n'est pas vrai; duquel des deux le Chevalier est-il?

Lélio, le prenant par le bouton. - Puisque tu m'y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bâton si tu me joues davantage; m'entends-tu?

Trivelin. - Vous êtes clair.

Lélio.- Ne m'irrite point; j'ai dans cette affaire-ci un intérêt de la dernière conséquence; il y va de ma fortune; et tu parleras, ou je te tue.

Trivelin. - Vous me tuerez si je ne parle? Hélas! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait.

Lélio. - Parle donc.

Trivelin. - Donnez-moi un sujet; quelque petit qu'il soit, je m'en contente, et j'entre en matière.

Lélio, tirant son épée. - Ah! tu ne veux pas! Voici qui te rendra plus docile.

Trivelin, faisant l'effrayé. - Fi donc! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d'honnête homme?

Lélio, le regardant. - Coquin que tu es!

Trivelin. - C'est mon habit qui est un coquin; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet équipage-là, on a de la probité en pure perte; cela ne fait ni honneur ni profit.

Lélio, remettant son épée. - Va, je tâcherai de me passer de l'aveu que je te demandais; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m'arrivera de fâcheux.

Trivelin. - En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais ôter mon chapeau de bonne grâce, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi.

Lélio, en colère. - Retire-toi.

Trivelin, s'en allant. - Il y a une heure que je vous l'ai proposé.

 

Scène III

Le Chevalier, Lélio, rêveur.

Le Chevalier. - Eh bien! mon ami, la Comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris; elle descendra bientôt, et veut se promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d'aller bouder d'un autre côté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la dernière main à notre grand oeuvre, et achever de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j'ai songé à une chose: le dédit que tu as d'elle est-il bon? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien; montre-moi le tien, je m'y connais, en cas qu'il y manquât quelque chose, on pourrait prendre des mesures.

Lélio, à part. - Tâchons de le démasquer si mes soupçons sont justes.

Le Chevalier. - Réponds-moi donc; à qui en as-tu?

Lélio. - Je n'ai point le dédit sur moi; mais parlons d'autre chose.

Le Chevalier. - Qu'y a-t-il de nouveau? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la Comtesse?

Lélio. - Non; je pense à quelque chose de plus sérieux; je veux me couper la gorge.

Le Chevalier. - Diantre! quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à fond; et que t'a fait ta gorge pour la couper?

Lélio. - Point de plaisanterie.

Le Chevalier, à part. - Arlequin aurait-il parlé! (A Lélio.) Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être?

Lélio. - Vous serez de la partie dont je parle.

Le Chevalier. - Moi! je n'ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d'elle.

Lélio. - Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec vous que je veux m'égorger.

Le Chevalier. - Avec moi?

Lélio. - Vous même.

Le Chevalier, riant et le poussant de la main. - Ah! ah! ah! ah! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade.

Lélio. - Suivez-moi.

Le Chevalier, lui tâtant le pouls. - Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau; il faut que tu aies reçu un coup de soleil.

Lélio. - Point tant de raisons; suivez-moi, vous dis-je.

Le Chevalier. - Encore un coup, va te coucher, mon ami.

Lélio. - Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez.

Le Chevalier, avec pitié. - Pauvre homme! après ce que tu me dis là, tu es du moins heureux de n'avoir plus le bon sens.

Lélio. - Oui, vous êtes aussi poltron qu'une femme.

Le Chevalier, à part. - Tenons ferme. (A Lélio.) Lélio, je vous crois malade; tant pis pour vous si vous ne l'êtes pas.

Lélio, avec dédain: - Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une quenouille siérait mieux à votre côté qu'une épée.

Le Chevalier. - Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore.

Lélio. - Oui, dans une ruelle.

Le Chevalier. - Partout. Mais ma tête s'échauffe; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux; je crains encore que ce ne soit un accès de fièvre, voyons. Lélio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j'ai pu m'y tromper. Allons, allons; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage.

Lélio. - Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là.

Le Chevalier. - Hâtons-nous donc. A part. S'il me voit résolue, il sera peut-être poltron. Ils marchent tous deux, quand ils sont tout près de sortir du théâtre:

Lélio se retourne, regarde le Chevalier, et dit. - Vous me suivez donc?

Le Chevalier. - Qu'appelez-vous, je vous suis? qu'est-ce que cette réflexion-là. Est-ce qu'il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse? Oh! il n'est-plus temps; raisonnable ou fou; malade ou sain, marchez; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d'entre les mains des médecins, voyez-vous! Poursuivons.

Lélio le regarde avec attention. - C'est donc tout de bon?

Le Chevalier. - Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être expédié.

Lélio, revenant au théâtre - Doucement, mon ami; expliquons-nous à présent.

Le Chevalier, lui serrant la main. - Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage.

Lélio, à part. - Je me suis, ma foi, trompé; c'est un cavalier, et des plus résolus.

Le Chevalier, mutin. - Vous êtes plus poltron qu'une femme.

Lélio. - Parbleu! Chevalier, je t'en ai cru une; voilà la vérité. De quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage à toilette? Il n'y a point de femme à qui ce visage-là n'allât comme un charme; tu es masqué en coquette.

Le Chevalier. - Masque vous-même; vite au bois!

Lélio. - Non; je ne voulais faire qu'une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l'argent à Arlequin, je ne sais pourquoi.

Le Chevalier, sérieusement. - Parce qu'étant seul il m'avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu'il pouvait rapporter à la Comtesse; voilà pourquoi, Monsieur.

Lélio. - Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille; ta beauté me l'a fait d'abord soupçonner; mais je me rends. Tu es beau,

et encore plus brave; embrassons-nous et reprenons notre intrigue.

Le Chevalier. - Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s'arrêter.

Lélio. - Tu as encore cela de commun avec la femme.

Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne; je vous passe votre méprise; mais elle vaut bien une excuse.

Lélio. - Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon incartade.

Le Chevalier. - Je l'oublie, et suis ravi que notre réconciliation m'épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien à démêler avec les ordonnances.

Lélio. - Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure.

Le Chevalier. - Non, je te le promets.

Lélio, lui donnant la main. - Touche là; je t'en garantis autant.

Arlequin arrive et se trouve là.

 

Scène IV

Le Chevalier, Lélio, Arlequin

Arlequin. - Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l'argent que vous lui avez donné pour moi. J'ai pourtant été bien discret. Vous m'avez ordonné de ne pas dire que vous étiez fille; demandez à Monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot; il n'en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais.

Le Chevalier, étonné - Peste soit du faquin! je n'y saurais plus tenir

Arlequin, tristement. - Comment, faquin! C'est donc comme cela que vous m'aimez? (A Lélio.) Tenez, Monsieur, écoutez mes raisons; je suis venu tantôt, que Trivelin lui disait: Que tu es charmante, ma poule! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l'argent. Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent; mais la mienne était là, et il est tombé dedans. Quand le Chevalier a vu que j'étais là: Mon fils, m'a-t-il dit, n'apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour; mais donnez-moi votre coeur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l'or. Nous avons été boire ensemble, le cabaret en est témoin et je reviens exprès pour avoir l'or et le coeur; et voilà qu'on m'appelle un faquin! Le Chevalier rêve.

Lélio. - Va-t'en, laisse-nous, et ne dis mot à personne.

Arlequin sorts. - Ayez donc soin de mon bien. Hé, hé, hé

 

Scène V

Le Chevalier, Lélio

Lélio. - Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous à répondre?

Le Chevalier. - Rien; il ne ment pas d'un mot.

Lélio. - Vous voilà bien déconcertée, ma mie.

Le Chevalier. - Moi, déconcertée! pas un petit brin, grâces au ciel; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractère.

Lélio. - Ah, ha! il s'agit de savoir à qui vous en voulez ici.

Le Chevalier. - Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela; rendez-moi justice; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette; c'est le plus plaisant.

Lélio. - Venons au fait; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon coeur.

Le Chevalier. - Qu'importe? je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie.

Lélio. - Vous savez mes projets.

Le Chevalier. - Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi; n'est-il pas vrai?

Lélio. - Je l'avoue.

Le Chevalier. - Ils sont pourtant beaux! J'aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours après votre mariage; il n'y a rien de tel.

Lélio. - Votre mémoire est fidèle; mais passons. Qui êtes-vous?

Le Chevalier. - Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous.

Lélio. - Oh! pour celui-là, je vous le cède.

Le Chevalier. - Vous avez tort; vous méconnaissez vos forces.

Lélio. - Qu'êtes-vous venue faire ici?

Le Chevalier. - Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original.

Lélio. - Belle mission!

Le Chevalier. - Pas trop laide. Par cette mission-là, c'est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d'un déguisement.

Lélio, intrigué. - Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie?

Le Chevalier. - Je m'explique: la brebis, c'est ma maîtresse; les douze mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantôt; et le loup qui eût dévoré tout cela, c'est vous, Monsieur.

Lélio. - Ah! je suis perdu.

Le Chevalier. - Non; vous manquez votre proie; voilà tout; il est vrai qu'elle était assez bonne; mais aussi pourquoi êtes-vous loup? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito; on s'est défié de votre conduite. Là-dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal; j'ai de l'esprit et de la malice, on m'y envoie; on m'équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaître; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien; j'en rendrai compte; il n'y a pas un mot à redire.

Lélio. - Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question?

Le Chevalier. - Et votre très humble servante.

Lélio. - Il faut avouer que je suis bien malheureux!

Le Chevalier. - Et moi bien adroite! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n'avez pas fait?

Lélio. - Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore ôté le coeur de la Comtesse? Pourquoi consentir à jouer auprès d'elle le personnage que vous y faites?

Le Chevalier. - Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n'est-ce pas? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie; et quand j'aurais conduit l'affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage; ou bien de tirer finement le dédit d'entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j'aurais menacé de vous perdre auprès des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu; moi payée, crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de ma maîtresse; tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un petit parti d'assez bonne défaite sauf le loup. J'ai manqué mon coup, j'en suis bien fâchée; cependant vous me faites pitié, vous.

Lélio. - Ah! si tu voulais...

Le Chevalier. - Vous vient-il quelque idée? Cherchez.

Lélio. - Tu gagnerais encore plus que tu n'espérais.

Le Chevalier. - Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre aussi mon coeur; je ne crains pas de scandaliser le vôtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer; ce n'est pas la peine entre gens de notre caractère; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un honnête homme; mais convenons de prix pour l'honneur que je vous fournirai; il vous en faut beaucoup.

Lélio. - Eh! demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde.

Le Chevalier. - Motus au moins! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n'en rabattrai pas un sou; moyennant quoi, je vous laisse ma maîtresse, et j'achève avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j'écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même; vous vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous mettrai à même. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi; les autres prendront patience.

Lélio. - Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié.

Le Chevalier. - Oh! pour cette nippe-là, je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez.

Lélio. - Contre cent, ma chère fille.

Le Chevalier. - C'est encore mieux; j'avoue même qu'elle ne les vaut pas.

Lélio. - Allons, ce soir nous écrirons.

Le Chevalier. - Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous?

Lélio, tirant une bague. - Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord.

Le Chevalier. - Bon! Venons aux deux mille écus.

Lélio. - Je te ferai mon billet tantôt.

Le Chevalier. - Oui, tantôt! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n'aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main; je vous le rendrai tantôt pour votre billet.

Lélio, le tirant. - Tiens, le voilà.

Le Chevalier. - Ne me trahissez jamais.

Lélio. - Tu es folle.

Le Chevalier. - Voici la Comtesse. Quand j'aurai été quelque temps avec elle, revenez en colère la presser de décider hautement entre vous et moi; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne nous voie ensemble.

Lélio sort.

 

Scène VI

La Comtesse, Le Chevalier

Le Chevalier. - J'allais vous trouver, Comtesse.

La Comtesse. - Vous m'avez inquiétée, Chevalier. J'ai vu de loin, Lélio vous parler; c'est un homme emporté; n'ayez point d'affaire avec lui, je vous prie.

Le Chevalier. - Ma foi, c'est un original. Savez-vous qu'il se vante de vous obliger à me donner mon congé?

La Comtesse. - Lui? S'il se vantait d'avoir le sien, cela serait plus raisonnable.

Le Chevalier. - Je lui ai promis qu'il l'aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant; expédions-le, ma chère âme.

La Comtesse. - Vous n'êtes qu'un étourdi, Chevalier; vous n'avez pas de raison.

Le Chevalier. - De la raison! que voulez-vous que j'en fasse avec de l'amour? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu'il vous en reste encore de la raison, Comtesse? Me feriez-vous ce chagrin-là? Vous ne m'aimeriez guère.

La Comtesse. - Vous voilà dans vos petites folies; Vous savez qu'elles sont aimables, et c'est ce qui vous rassure; il est vrai que vous m'amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond!

Le Chevalier. - Oh! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio; je vous disais de le renvoyer aujourd'hui; l'amour vous y condamne; il parle, il faut obéir.

La Comtesse. Eh bien je me révolte; qu'en arrivera-t-il?

Le Chevalier. - Non; vous n'oseriez,

La Comtesse: - Je n'oserais! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela!

Le Chevalier. - Non, vous dis-je; je suis sûr de mon fait; car vous m'aimez votre coeur est à moi. J'en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu'il vous plaira; c'est la règle, et vous l'observerez, c'est moi qui vous le dis.

La Comtesse. - Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu'il vaut. Je l'aime! mon coeur est à lui! il nous dit cela avec une aisance admirable; on ne peut pas être plus persuadé qu'il est.

Le Chevalier. - Je n'ai pas le moindre petit doute; c'est une confiance que vous m'avez donnée; et j'en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira.

La Comtesse. - Et vous n'y. songez pas. Dire à un homme qu'il s'en aille!

Le Chevalier. - Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s'il ne m'était pas dû!

La Comtesse. - Badin!

Le Chevalier. - Tiède amante!

La Comtesse. - Petit tyran

Le Chevalier. - Coeur révolté, vous rendrez-vous?

La Comtesse. - Je ne saurais, mon cher Chevalier; j'ai quelques raisons pour en agir plus honnêtement avec lui.

Le Chevalier. - Des raisons, Madame, des raisons! et qu'est-ce que c'est que cela?

La Comtesse. - Ne vous alarmez point; c'est que je lui ai prêté de l'argent.

Le Chevalier. - Eh bien! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu'on n'ose produire en justice?

La Comtesse. - Point du tout; j'en ai son billet.

Le Chevalier. Joignez-y un sergent; vous voilà payée.

La Comtesse. - Il est vrai; mais...

Le Chevalier. - Hé, hé, voilà un mais qui a l'air honteux.

La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Pour m'assurer cet argent-là, j'ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme.

Le Chevalier. - Un dédit, Madame! Ha c'est un vrai transport d'amour que ce dédit-là, c'est une faveur. Il me pénètre, il me trouble, je ne suis pas le maître.

La Comtesse. - Ce misérable dédit! pourquoi faut-il que je l'aie fait? Voilà ce que c'est que ma facilité pour un homme haïssable, que j'ai toujours deviné que je haïrais; j'ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n'ai jamais eu l'esprit d'y prendre garde.

Le Chevalier. - Ah! Madame, il s'est bien accommodé de cette antipathie-là; il en a fait un amour bien tendre! Tenez, Madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l'écoutez avec un plaisir, qu'il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du même serment, que sa bouche cherche la vôtre, et que la vôtre se laisse trouver; car voilà ce qui arrive; enfin je vous vois soupirer; je vois vos yeux s'arrêter sur lui, tantôt vifs, tantôt languissants, toujours pénétrés d'amour, et d'un amour qui croît toujours. Et moi je me meurs; ces objets-là me tuent; comment ferai-je pour le perdre de vue? Cruel dédit, te verrai-je toujours? Qu'il va me coûter de chagrins! Et qu'il me fait dire de folies!

La Comtesse. - Courage, Monsieur; rendez-nous tous deux la victime de vos chimères; que je suis malheureuse d'avoir parlé de ce maudit dédit! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable? Pourquoi vous ai-je vu? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites? Pouvez-vous vous plaindre de moi? Ne vous aimé-je pas assez? Lélio doit-il vous chagriner? L'ai-je aimé autant que je vous aime? Où est l'homme plus chéri que vous l'êtes? plus sûr, plus digne de l'être toujours? Et rien ne vous persuade; et vous vous chagrinez; vous n'entendez rien; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions? Comment vivre avec cela, dites-moi donc?

Le Chevalier. - Le succès de mes impertinences me surprend. C'en est fait, Comtesse; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire! Cela est inconcevable; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie; allons, oublions tout ce qui s'est passé.

La Comtesse. - Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant? Qu'avez-vous fait pour cela?

Le Chevalier. - Hélas! moins que rien; tout vient de votre bonté.

La Comtesse. - C'est que vous êtes plus aimable qu'un autre, apparemment.

Le Chevalier. - Pour tout ce qui n'est pas comme vous, je le serais peut être assez; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour; en vérité, je n'en suis pas digne.

La Comtesse. - Comment donc faut-il être fait pour le mériter?

Le Chevalier. Oh! voilà ce que je ne vous dirai pas.

La Comtesse. - Aimez-moi toujours, et je suis contente.

Le Chevalier. - Pourrez-vous soutenir un goût si sobre?

La Comtesse. - Ne m'affligez plus et tout ira bien.

Le Chevalier. - Je vous le promets; mais, que Lélio s'en aille.

La Comtesse. - J'aurais. souhaité qu'il prît son parti de lui-même, à cause du dédit; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, Chevalier; car enfin, c'est votre bien que je ménage.

Le Chevalier. - Périssent tous les biens du monde, et qu'il parte; rompez avec lui la première, voilà mon bien.

La Comtesse. - Faites-y réflexion.

Le Chevalier. - Vous hésitez encore, vous avez peine à me le sacrifier! Est-ce là comme on aime? Oh! qu'il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi.

La Comtesse. - Eh bien! il ne me manquera plus rien, consolez-vous.

Le Chevalier. - Il vous manquera toujours pour moi.

La Comtesse. - Non; je me rends; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé.

Le Chevalier. - Lui direz-vous qu'il se retire sans cérémonie?

La Comtesse. - Oui.

Le Chevalier. - Non, ma chère Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d'aller plus loin; c'en serait trop; c'est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi.

La Comtesse. - Je vous aime; cela veut tout dire.

Le Chevalier. - M'aimer, cela n'est pas assez, Comtesse; distinguez-moi un peu de Lélio; à qui vous l'avez dit peut-être aussi.

La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise?

Le Chevalier. - Un je vous adore; aussi bien il vous échappera demain; avancez-le-moi d'un jour; contentez ma petite fantaisie, dites.

La Comtesse. - Je veux mourir, s'il ne me donne envie de le dire. Vous devriez être honteux d'exiger cela, au moins.

Le Chevalier. - Quand vous me l'aurez dit, je vous en demanderai pardon.

La Comtesse. - Je crois qu'il me persuadera.

Le Chevalier. - Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là; vous ne risquez rien avec moi; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l'encourager?

La Comtesse. - Ah çà! laissez-moi; ne serez-vous jamais content? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps.

Le Chevalier. - Vous êtes attendrie, profitez de l'instant; je ne veux qu'un mot; voulez-vous que je vous aide? dites comme moi: Chevalier, je vous adore.

La Comtesse. - Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu'il veut.

Le Chevalier à part. - Mon sexe n'est pas mal faible. Haut. Ah! que j'ai de plaisir, mon cher, amour! Encore une fois.

La Comtesse. - Soit; mais ne me demandez plus rien après.

Le Chevalier. - Hé que craignez-vous que je vous demande?

La Comtesse. - Que sais-je, moi? Vous ne finissez point. Taisez-vous:

Le Chevalier. - J'obéis; je suis de bonne composition, et j'ai pour vous un respect que je ne saurais violer.

La Comtesse. - Je vous épouse; en est-ce assez?

Le Chevalier. - Bien plus qu'il ne me faut, si vous me rendez justice.

La Comtesse. - Je suis prête à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon coeur.

Le Chevalier. - Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d'opter entre lui et moi; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l'épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit; vous verrez ce que c'est que cet homme-là. Le voici, je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage.

La Comtesse. - J'agirai comme vous le souhaitez.

 

Scène VII

Lélio, La. Comtesse, Le Chevalier

Lélio. - Permettez, Madame, que j'interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l'indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas...

Le Chevalier. - Il a raison.

Lélio. - Finissons. Mes reproches sont raisonnables; mais je vous déplais; je me suis promis de me taire; et je me tais, quoi qu'il m'en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire? Pourquoi me trouvez-vous haïssable? Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Je suis au désespoir.

Le Chevalier. - Ah, ah, ah, ah, ah.

Lélio. - Vous riez, Monsieur le Chevalier; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre.

Le Chevalier. - Ne te fâche point, Lélio. Tu n'avais qu'un mot à dire, qu'un petit mot; et en voilà plus de cent de bon compte et rien ne s'avance; cela me réjouit.

La Comtesse. - Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez.

Lélio. - Vous prier de m'apprendre qui de nous deux il vous plaît de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame; mon coeur ne peut plus souffrir d'incertitude.

La Comtesse. - Vous êtes vif, Lélio; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu'ici plaisanté ensemble, il est temps que cela finisse; vous m'avez parlé de votre amour, je serais fâchée qu'il fut sérieux; je dois ma main à Lélio, et je suis prête, à recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore?

Lélio. - Non, Madame, vos réflexions sont à mon avantage; et si j'osais...

La Comtesse. - Je vous dispense de me remercier, Lélio; je suis sûre de la joie que je vous donne. (A part.). Sa contenance est plaisante.

Un valet. - Voilà une lettre qu'on vient d'apporter de la poste, Madame.

La Comtesse. - Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire? C'est de mon frère.

 

Scène VIII

Lélio, Le Chevalier

Lélio. - Que diantre signifie cela? elle me prend au mot; que dites-vous de ce qui se passe là?

Le Chevalier. - Ce que j'en dis? rien; je crois que je rêve, et je tâche de me réveiller.

Lélio. - Me voilà en belle posture, avec sa main qu'elle m'offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point?

Le Chevalier. - Ah, que dites-vous là! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d'une chose: pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d'avoir quelque inclination à Paris; je me suis contenté de lui répondre galamment là-dessus; elle a tout d'un coup pris son sérieux; vous êtes entré sur le champ; et ce qu'elle en fait n'est sans doute qu'un reste de dépit, qui va se passer; car elle m'aime.

Lélio. - Me voilà fort embarrassé.

Le Chevalier. - Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remède que j'y trouve, c'est de lui dire que vous l'épouserez, quoique vous ne l'aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d'une manière polie; ajoutez que, si elle ne veut pas le dédit sera son affaire.

Lélio. - Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là.

Le Chevalier. - Du bizarre! Depuis quand êtes-vous si délicat? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous épouser; ne le voulez-vous pas? payer le dédit; donnez-moi votre main ou de l'argent. Voilà tout.

 

Scène IX

Lélio, la Comtesse, Le Chevalier

La Comtesse. - Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez.

Le Chevalier, bas à Lélio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout.

Lélio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement? Je ne trouve plus mon coeur dans sa situation ordinaire.

La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous; ne m'aimez-vous plus?

Lélio. - Je ne dis pas cela tout à fait; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon coeur.

La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire? Qu'est devenu votre désespoir? N'était-ce qu'une passion de théâtre? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre...

Lélio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez.

La Comtesse. - Vous êtes un excellent comédien; et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur?

Lélio. - Nous le tiendrons, Madame; j'aurai l'honneur de vous épouser.

La Comtesse. - Quoi donc! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus!

Lélio. - Cela n'y fait de rien, Madame; cela ne doit pas vous arrêter.

La Comtesse. - Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.

Lélio. - Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter?

La Comtesse. - Qu'entends-je, Lélio? Où est la probité?

Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gênez plus ni l'un ni l'autre; le voilà rompu. Ha, ha, ha.

Lélio. - Ah, fourbe!

Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a écrit qu'elle était belle; on vous a trompé, car la voilà; mon visage est l'original du sien.

La Comtesse. Ah juste ciel!

Le Chevalier. - Ma métamorphose n'est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie; voilà bien de l'amour de perdu; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer.

La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même.

Le Chevalier. - Consolez-vous: vous perdez d'aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. A votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon coeur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent.

Trivelin et Arlequin. - Grand merci!

Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu'ils ont promise.

Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après; ce sera toujours autant de pris.

 

Divertissement

Cet amour dont nos coeurs se laissent enflammer,

Ce charme si touchant, ce doux plaisir d'aimer

Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense.

Livrons-nous donc sans résistance

A l'objet qui vient nous charmer.

Au milieu des transports dont il remplit notre âme,

Jurons-lui mille fois une éternelle flamme.

Mais n'inspire-t-il plus ces aimables transports?

Trahissons aussitôt nos serments sans remords.

Ce n'est plus à l'objet qui cesse de nous plaire

Que doivent s'adresser les serments qu'on a faits,

C'est à l'Amour qu'on les fit faire,

C'est lui qu'on a juré de ne quitter jamais.

Premier couplet.

Jurer d'aimer toute sa vie,

N'est pas un rigoureux tourment.

Savez-vous ce qu'il signifie?

Ce n'est ni Philis, ni Silvie,

Que l'on doit aimer constamment;

C'est l'objet qui nous fait envie.

Deuxième couplet.

Amants, si votre caractère,

Tel qu'il est, se montrait à nous,

Quel parti prendre, et comment faire?

Le célibat est bien austère;

Faudrait-il se passer d'époux?

Mais il nous est trop nécessaire.

Troisième couplet.

Mesdames, vous allez conclure

Que tous les hommes sont maudits;

Mais doucement et point d'injure;

Quand nous ferons votre peinture,

Elle est, je vous en avertis,

Cent fois plus drôle, je vous jure.

 

Le Dénouement imprévu

 

Acteurs

Comédie en un acte, en prose,

Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 décembre 1724

Acteurs

Monsieur Argante.

Mademoiselle Argante, fille de Monsieur Argante.

Dorante, amant de Mademoiselle Argante.

Eraste, amant de Mademoiselle Argante.

Maître Pierre, fermier de Monsieur Argante.

Lisette, suivante de Mademoiselle Argante.

Crispin, valet d'Eraste.

Un domestique de Monsieur Argante.

 

Scène première

Dorante, Maître Pierre

Dorante, d'un air désolé. - Je suis au désespoir, mon pauvre maître Pierre: je ne sais que devenir.

Maître Pierre. - Eh! marguenne, arrêtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt toute ma balle humeur.

Dorante. - Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais aimé: je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m'afflige?

Maître Pierre. - En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! en-dit que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet; si le maître épouse notre demoiselle; il l'emmènera à son châtiau; Lisette suivra: la velà emballée pour le voyage, et c'est autant de pardu pour moi que ce ballot-là; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair: stanpendant, je me tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morgué! quand je vous entends geindre, ça me gâte le courage. Je me dis: Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjôles; si tu faisais bian, tu en prenrais: j'en prends donc. Tenez; tout en parlant de chouse et d'autre, velà-t-il pas qu'il me prend envie de pleurer! et c'est vous qui en êtes cause.

Dorante. - Hélas! mon enfant, rien n'est plus sûr que notre malheur: l'époux qu'on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu'il soit de retour à Paris.

Maître Pierre. - C'en est donc fait? queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maître; ne veut pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne métairie ici; vous êtes un joli garçon, une bonne pâte d'homme, d'une belle et bonne profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n'êtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-là; tant pis et tant mieux font aller le monde: à cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus riche que vous?

Dorante. - Non: mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas.

Maître Pierre. - Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi.

Dorante. - Tu, ne m'entends point: je veux dire qu'il n'y a point de noblesse dans ma famille.

Maître Pierre. - Eh bien! boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute?

Dorante. - Ce n'est point cela; il faut être d'un sang noble.

Maître Pierre. - D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu'il viant du même ruissiau!

Dorante. - Laissons cet article-là; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l'expédient que je lui ai donné.

Maître Pierre. - Oh! vartigué, laissez-moi faire; je parlerons au père itou: il n'a qu'à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en cette qualité, j'ons le parvilège de l'assister de mes avis; je sis accoutumé à ça: il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le réprimande: il est bavard et têtu; moi je suis roide et prudent; je li dis: il faut que ça soit, le bon sens le veut; là-dessus il se démène, je hoche la tête, il se fâche, je m'emporte, il me repart, je li repars: Tais-toi! Non, morgué! Morgué, si! Morgué, non! et pis il jure; et pis je li rends; ça li établit une bonne opinion de mon çarviau, qui l'empêche d'aller à l'encontre de mes volontés: et il a raison de m'obéir; car en vérité, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse: ainsi je varrons ce qu'il en sera.

Dorante. - Si tu me rends service là dedans, maître Pierre, et que Mademoiselle Argante n'épouse pas l'homme en question, je te promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette.

Maître Pierre. - Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le dis; ça se connaît aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout à fait quand je les recevrons.

Dorante. - La preuve t'en est sûre; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t'ai dit.

Maître Pierre. - Tatiguienne! dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent: si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mère, alle est défunte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par conséquent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas?

Dorante. - Sans doute.

Maître Pierre. - Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empêche rian, je sis de tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mère; Mais velà. tout.

Dorante. - Cela n'aboutit à rien; songe seulement à ce que je te promets.

Maître Pierre, - Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles; mais touchez-moi un petit mot de l'expédient quou dites.

Dorante. - Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectât une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des vapeurs.

Maître Pierre. - Dites à la franquette quou voudriais qu'alle fît la folle. Velà bien de quoi! Ca ne coûte rian aux femmes: par bonheur alles ont un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la met à même. Mais velà son père: ôtez-vous de par ici; tantôt je vous rendrons réponse.

 

Scène II

Monsieur Argante, Maître Pierre

Monsieur Argante. - Avec qui étais-tu là?

Maître Pierre. - Eh voire, j'étais avec queuqu'un.

Monsieur Argante. - Eh! qui est-il ce quelqu'un?

Maître Pierre. - Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne.

Monsieur Argante. - Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est Dorante.

Maître Pierre. - Oh bian! cette doutance-là, prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian.,

Monsieur Argante. - Que vient-il faire ici?

Maître Pierre. - M'y voir.

Monsieur Argante. - Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi.

Maître Pierre. - Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres?

Monsieur Argante. - Non, elles ne le sont pas; car je lui défendrai d'y venir davantage.

Maître Pierre. - Bon, je li défendrai! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne.

Monsieur Argante. - Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler.

Maître Pierre. - Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante.

Monsieur Argante. - Il faut toujours que tu raisonnes.

Maître Pierre. - Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-être que je vous lantarne avec la mienne.

Monsieur Argante. - Ah! je vous chicane! c'est-à-dire, maître Pierre, que vous n'êtes pas content de ce que j'ai congédié Dorante?

Maître Pierre. - Je n'approuve rian que de bon, moi.

Monsieur Argante. - Je vous dis! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie!

Maître Pierre. - Acoutez, peut-être que la raison le voudrait; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian.

Monsieur Argante. - Comment donc! est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme?

Maître Pierre. - Bon! le velà bian avancé d'être honnête homme! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnêtes gens.

Monsieur Argante. - Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prêts pour ce soir.

Maître Pierre. - Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle?

Monsieur Argante. - Ce qu'il me plaît.

Maître Pierre. - Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux? Ca n'est pas parmis à un maître de maison.

Monsieur Argante. - Ah! tu m'impatientes.

Maître Pierre. - Parguenne, et vous itou: tenez, j'use trop mon esprit après vous. Par la mardi! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul; par ainsi, prenez un autre farmier: je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge.

Monsieur Argante. - Fort bien! me quitter tout d'un coup dans l'embarras où je suis, et le jour même que je marie ma fille; vous prenez bien votre temps, après toutes les bontés que j'ai eues pour vous!

Maître Pierre. - Voirement, des bontés! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines: mais gardez-les, et grand bian vous fasse.

Monsieur Argante. - Mais enfin, pourquoi me quitter?

Maître Pierre. - C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous; c'est qu'ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier à la mienne; et drès qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drès que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez être le maître par-dessus moi qui sis prudent, drès qu'ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous.

Monsieur Argante. - Me retenir par la bride! belle façon de s'exprimer!

Maître Pierre. - C'est une petite simulitude qui viant fort à propos.

Monsieur Argante. - C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai résolu; elle épousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme!

Maître Pierre. - Ah! nous y velà donc, à la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. (A part.) Sarvons-li d'une bourde. (Haut.) Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un autre homme que moi? Eh! vraiment oui! ce faisait-elle. Eh! que dites-vous de ça? ce faisait-il. Eh! qu'en pourrais-je dire? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas! mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais bref, à la parfin que ferez-vous? Eh! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons donc? Voute père est bian tarrible... Que voulez-vous? comme on me l'a baillé, je l'ai prins...

Monsieur Argante, en colère et s'en allant. - L'impertinente, avec son amant! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maître.

 

Scène III

Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre

Mademoiselle Argante. - Il me semble que mon père sort fâché d'avec toi. De quoi parliez-vous?

Maître Pierre. - De voute noce avec le fils de ce gentilhomme.

Lisette. - Eh bien?

Maître Pierre. - Eh bian! je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide que de coutume avec moi: il m'a bravement injurié et baillé le sobriquet d'impartinent, et m'a enchargé de dire à Mademoiselle Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velà, je li fais ma commission.

Lisette, à Mademoiselle Argante. - Là-dessus, à quoi vous déterminez-vous?

Mademoiselle Argante. - Je ne sais; mais je suis au désespoir de me voir en danger d'épouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il est le fils de l'ami de mon père.

Maître Pierre. - Tenez, tenez, il n'y a point de détarmination à ça. J'avons arrêté, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velà cen que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre nous; il n'y a pus à dire non: faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit échantillon d'extravagance ont voir comment ça fait: en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m'en une.

Mademoiselle Argante. - Oh! laisse-moi, je n'ai point envie de rire.

Lisette. - Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d'étudier notre rôle?

Maître Pierre. - Non; je savons bian vos facultés; mais n'amporte, il s'agit d'avoir l'esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu là-dessus, et songe toujours à noute amiquié: ça ne fait que croître et embellir cheux moi, quand je te regarde.

Lisette. - Je t'en fais mes compliments.

Maître Pierre. - Adieu; noute maître est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante.

 

Scène IV

Mademoiselle Argante, Lisette

Lisette. - Cà, faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose?

Mademoiselle Argante. - Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rôle de folle! Cela est bien laid.

Lisette. - Eh, mort de ma vie! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rôle-là dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous autres honnêtes gens, s'il vous plaît? N'est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent? Eh bien! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres: la tête lui a tourné.

Mademoiselle Argante. - Tu as beau dire; cela me répugne.

Lisette. - Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boîte à mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et on ne l'a pas à la campagne: il n'y a là que de bons gros coeurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les prendre est très aisée; une face large, massive, en fait l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables.

Mademoiselle Argante. - Voilà de fort jolies mignardises!

Lisette. - J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes: ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous êtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari.

Mademoiselle Argante. - Ah! le vilain homme!

Lisette. - Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute?

Mademoiselle Argante. - Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans.

Lisette. - Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car?

Mademoiselle Argante. - Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons; c'est toujours la même personne, les mêmes sentiments: cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout; c'est suivant: quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume: s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, cela ne gâterait rien pourtant.

Lisette. - Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là-dedans?

Mademoiselle Argante. - Peut-être bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce qu'on y trouve.

Lisette. - Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point; n'êtes-vous pas comme moi.

Mademoiselle Argante. - Voilà où j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-là, il a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire: moi, je voudrais qu'il ne me dît rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le coeur; on n'oserait leur dire: Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur dire cela; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux; le beau profit qu'ils font là! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant: Je vous adore; toujours vous regardant avec passion; toujours exigeant que vous le regardiez de même? Le moyen de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire: Je vous aime? On en a quelquefois envie, et on le dit; après cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne.

Lisette. - Mais enfin, épouserez-vous le campagnard?

Mademoiselle Argante. - Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fâchée de le perdre.

Lisette. - Je vois Pierrot qui revient bien intrigué.

 

Scène V

Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre

Lisette. - Où est Dorante?

Maître Pierre. - Hélas! il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n'a pas encore trois jours à vivre.

Mademoiselle Argante. - Comment donc?

Maître Pierre. - Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drès ce soir; car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais autant qu'il ne mourît pas: ce ne serait pas la peine, et ça me fâcherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li.

Lisette. - Dis donc ce qui lui est arrivé.

Mademoiselle Argante. - Est-il malade, empoisonné, blessé? Parle.

Maître Pierre. - Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hériter de li, je sis si découragé, si déconfit, que je sis d'avis itou de coucher mes darnières volontés sur de l'écriture, afin de laisser mes nippes à Lisette.

Lisette. - Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes: il n'y a rien que je haïsse tant que des dernières volontés.

Mademoiselle Argante. - Eh! ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'état où est Dorante.

Maître Pierre. - Ah! le pauvre homme! la diète le pardra.

Lisette. - Eh! depuis quand fait-il diète?

Maître Pierre. - De ce matin.

Lisette. - Peste du benêt!

Maître Pierre. - Tenez, le velà. Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard!

 

Scène VI

Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, Maître Pierre

Dorante, d'un air affligé. - Je suis au désespoir, Madame; votre fermier m'a fait un récit qui m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui nous reste.

Mademoiselle Argante. - Eh bien! remettez-vous, j'extravaguerai; la comédie va commencer; êtes-vous content?

Maître Pierre. - Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir! Je varrons la comédie; alle fera le Poulichinelle, queu contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins.

Dorante. - Vous me rendez la vie, Madame; mais de grâce l'amour seul a-t-il part à ce que vous allez faire?

Mademoiselle Argante. - Eh! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie quelquefois de vous le dire?

Dorante. - Eh! pourquoi l'oubliez-vous?

Mademoiselle Argante. - C'est que cela est fini; je n'y songe plus.

Lisette. - Eh! oui, cela va sans dire: retirons-nous; je crois que votre père est revenu, vous pouvez l'attendre: mais il n'est pas à propos qu'il nous voie, nous autres.

Dorante. - Adieu, Madame; songez que mon bonheur dépend de vous.

Mademoiselle Argante. - J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en. (Seule.) Nous verrons un peu ce que dira mon père, quand il me verra folle. Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur le sujet dont il s'agit, il m'a déjà vue dans quelques écarts, et je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je suis femme: c'est de quoi réussir. Le voilà, prenons une contenance qui prépare les voies.

 

Scène VII

Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son pied

Monsieur Argante. - Que faites-vous là, Mademoiselle?

Mademoiselle Argante. - Rien.

Monsieur Argante. - Rien? belle occupation!

Mademoiselle Argante. - Je vous défie pourtant de critiquer rien.

Monsieur Argante. - Quelle étourdie! comme vous voilà faite!

Mademoiselle Argante. Faite au tour, à ce qu'on dit.

Monsieur Argante. - Hé! je crois que vous plaisantez?

Mademoiselle Argante. - Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin.

Monsieur Argante. - Laissez là votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé.

Mademoiselle Argante. - Ah! laissez-moi faire; le négligé va au coeur... Si j'étais ajustée, on ne verrait que ma parure; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien.

Monsieur Argante. - Oh! oh! que signifie donc ce discours-là?

Mademoiselle Argante. - Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas: je vous convaincrai, papa.

Monsieur Argante. - Je n'y comprends rien. Ma fille?

Mademoiselle Argante. - Me voilà, mon père.

Monsieur Argante. - Avez-vous dessein de me jouer?

Mademoiselle Argante. - Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous réponds; vous vous fâchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? expliquez-vous. Je suis là, vous me voyez, je vous entends, que vous plaît-il?

Monsieur Argante. - En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour une folle?

Mademoiselle Argante. - Eh! eh! eh!...

Monsieur Argante. - Eh! Eh! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai.

Mademoiselle Argante. - J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi.

Monsieur Argante. - Non: il faut m'écouter.

Mademoiselle Argante le salue. - C'est bien de l'honneur à moi, mon père.

Monsieur Argante. - Qu'on a de peine avec les enfants!

Mademoiselle Argante. - Eh! vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez pas mal donné à mon grand-père: vous étiez bien sémillant.

Monsieur Argante. - Taisez-vous, petite fille.

Mademoiselle Argante. - Les petites filles n'obéissent point, mon père; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaît, suivant l'épithète que vous me donnez.

Monsieur Argante. - La patience m'échappera...

Mademoiselle Argante. - Calmez-vous, je me tais: voilà l'agrément qu'il y a d'avoir affaire à une personne raisonnable!

Monsieur Argante. - Je ne sais où j'en suis, ni où elle prend tant d'impertinences: quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot à vous dire: préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser.

Mademoiselle Argante. - Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit: Préparons-nous, à la fête nouvelle.

Monsieur Argante, étonné longtemps. - J'attends que vous ayez achevé votre chanson.

Mademoiselle Argante. - Oh! voilà qui est fait; ce n'était qu'une citation que je voulais faire.

Monsieur Argante: - Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille.

Mademoiselle Argante. - Serait-il possible! moi, sortir du respect! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon père; - où en étions-nous? Je me retrouve: vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversé la tête à force d'y penser: tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure.

Monsieur Argante. - Oh! oh! cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'où vient tant de répugnance pour un mariage qui t'est avantageux?

Mademoiselle Argante. - Eh! me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux?

Monsieur Argante. - Je fais le tout pour ton bien.

Mademoiselle Argante, pleurant. - Et cependant je vous paie d'ingratitude.

Monsieur Argante. - Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris.

Mademoiselle Argante. - Continuez, allez votre train, mon père; continuez, n'écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites: je veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état où je suis: je vous charge de tout ce qui m'arrivera.

Monsieur Argante, attendri. - Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier à moi; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville.

Mademoiselle Argante. - Par ma foi, vous avez raison.

Monsieur Argante. - Par ma foi? de quel terme te sers-tu là? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fâché que tu t'en servisses devant mon gendre futur.

Mademoiselle Argante. - Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori.

Monsieur Argante. - Il ne sied point dans la bouche d'une fille.

Mademoiselle Argante. - Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre: n'est-ce pas cet homme des champs?

Monsieur Argante - Encore! Est-il question d'un autre?

Mademoiselle Argante. - Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre.

Monsieur Argante. - Oh! je n'y saurais tenir. Vous êtes une impertinente; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez.

Mademoiselle Argante. - Doucement, mon père; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare.

Monsieur Argante. - Je vous montrerai que je suis votre père.

Mademoiselle Argante. - Je n'en ai jamais douté; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que moi; je ne chicane point là-dessus; j'aurai votre âge un jour; car nous vieillissons tous dans notre famille. Ecoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous êtes ma fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous.

Monsieur Argante. - Où suis-je? et qu'est-ce que c'est que cela?

Mademoiselle Argante. - Je vous ai donné des maîtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier: va-t'en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons là-dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis: Ma fille? Que vous plaît-il, mon père? me répondez-vous (car vous êtes civile et bien élevée). Je vous marie, ma fille. A qui donc, mon père? A un honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! fi donc! Mais il est gentilhomme. Eh bien! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de cet avis-là. Oh! oh! friponne! ne suis-je pas le maître?.... A cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux; vous vous armez de fermeté, et vous me dites: Vous êtes le maître, distinguo: pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-elle? Je n'en sais rien.

Monsieur Argante. - Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos desseins à présent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices? Mais si tantôt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse: retirez-vous.

Mademoiselle Argante, le saluant. - Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez été à ma place.

Monsieur Argante. - Marchez, vous dis-je.

 

Scène VIII

Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique

Le Domestique. - Monsieur, il y a là-bas un valet qui demande à parler après vous.

Monsieur Argante. - Qu'il entre.

Crispin paraît. - Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis votre serviteur.

Monsieur Argante. - Cela n'en valait pas la peine.

Crispin. - Oh! je vous fais excuse! Vous d'un côté, et Mademoiselle votre fille d'un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues; ce n'est que chacun cinq.

Monsieur Argante. - Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle à cela?

Crispin. - Ventrebleu! quelle part, Monsieur! sa part est meilleure que la vôtre, car nous venons pour l'épouser.

Monsieur Argante. - Pour l'épouser!

Crispin. - Oui. Le seigneur Eraste, mon maître, l'épousera pour femme, et moi pour maîtresse.

Monsieur Argante. - Ah, ah! tu appartiens à Eraste? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m'a parlé?

Crispin. - J'ai l'honneur d'être son associé. C'est lui qui ordonne, c'est moi qui exécute.

Monsieur Argante. - Je t'entends. Eh! où est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu?

Crispin. - Oh! que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugé propos de se faire précéder par une espèce d'ambassade: il m'a donné même quelques petits intérêts à traiter avec vous.

Monsieur Argante. - De quoi s'agit-il donc?

Crispin. - N'y a-t-il personne qui nous écoute?

Monsieur Argante. - Tu le vois bien.

Crispin. - C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine?

Monsieur Argante - Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre?

Crispin. - Vertuchou, Monsieur! vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille d'une femme. Cette oreille-là, voyez-vous, d'une demi-lieue entend ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire.

Monsieur Argante. - Oh bien! je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle.

Crispin. - Oh! la surdité lève tout scrupule; et cela étant, je vous dirai sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de ne point dire à sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un petit ragoût de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui: ce que je dis là n'est-il pas obscur?

Monsieur Argante. - Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-là: qu'il vienne.

Crispin. - Je crois que le voilà; c'est lui-même. A présent je vais chercher mes ballots et les siens; mais de grâce, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans condition, daignez lui en trouver une.

Monsieur Argante. - Va, va, nous verrons.

 

Scène IX

Monsieur Argante, Eraste, Maître Pierre, Lisette

Monsieur Argante. - Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant.

Eraste. - Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur.

Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez?

Monsieur Argante. - Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon?

Eraste. - Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour vérifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-être, en m'épousant, ne fait-elle que vous obéir; cela m'inquiète; et je ne viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tâcher d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage.

Monsieur Argante. - Hé bien! je vais la chercher.

Eraste. - Eh! de grâce, n'y allez point; je ne pourrais m'empêcher de soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvé là-bàs des ouvriers qui demandent à vous parler; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps.

Monsieur Argante. - Mais...

Eraste. - Je vous en supplie.

Monsieur Argante, à part. - Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'à certain point. (A Eraste.) Je me rends.

Eraste. - Il me suffira: que vous disiez à un domestique qu'un de mes amis; qui m'a précédé, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler.

Monsieur Argante. - Holà! Pierrot, Lisette!

Maître Pierre et Lisette paraissent tous deux.

Maître Pierre. - Qu'est-ce quou nous voulez donc?

Monsieur Argante. - Que quelqu'un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des amis d'Eraste, et qu'elle descende.

Maître Pierre - Ca ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tête.

Lisette. - Oui, Monsieur; elle repose.

Eraste. - Je vous assure que je n'ai qu'un mot à lui dire.

Maître Pierre, à part. - Hélas! comme il est douçoureux.

Monsieur Argante. - Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, Lisette. (A maître Pierre.) Et toi, va-t'en. (A Eraste.) Je vous laisse pour vous satisfaire.

Il sort.

Eraste. - Je vous ai une véritable obligation. (Seul.) Ce commencement me paraît triste. J'ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon coeur.

 

Scène X

Eraste, Maître Pierre

Maître Pierre, revenant et regardant, à part. - Le sieur Argante n'y est plus. (Haut.) Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps.

Eraste. - Oui-da, tu me parais amusant.

Maître Pierre. - Je ne sons pas tout à fait bête; le monde prend parfois de mes petits avis, et s'en trouve bian.

Eraste. - Je n'en doute pas!

Maître Pierre, riant. - Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence: j'esteme qu'ou êtes un bon compère; velà ma pensée, parmettez la libarté.

Eraste. - Tu me fais plaisir.

Maître Pierre. - De queu vacation êtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien ou médecin? Tâtez-vous le pouls ou bian la bourse? Dépêchez-vous le corps ou les bians?

Eraste. - Je guéris du mal qu'on n'a pas.

Maître Pierre. - Vous êtes donc médecin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour parsonne.

Eraste. - Comment! mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi.

Maître Pierre. - Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste.

Eraste. - Que veux-tu que je dise? Il épouse la fille de Monsieur Argante.

Maître Pierre. - Acoutez: êtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille?

Eraste. - Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m'ennuie.

Maître Pierre. - Fi! c'est de la malice à lui.

Eraste. - J'ai idée qu'on ne l'épousera pas d'un trop bon coeur ici, et c'est bien fait.

Maître Pierre. - Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là; laissez venir le nigaud: je li gardons des rats.

Eraste. - Qu'appelles-tu des rats?

Maître Pierre. - C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratière: alle a mis par exprès son esprit sens dessus dessous, sens devant darrière, à celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec son sac et ses quilles.

Eraste. - C'est-à-dire qu'elle feindra d'être folle?

Maître Pierre. - Velà cen que c'est: et si, maugré la folie, il la prend pour femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et place, les vaura bian.

Eraste. - Sans difficulté.

Maître Pierre. - Stapendant la fille est sage; mais quand on a bouté son amiquié ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, il faut que sagesse dégarpisse; et pis après, toute voute médecine ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure niais! Mais adieu; veci voute ratière qui viant; ça va bian vous divartir.

 

Scène XI

Mademoiselle Argante, Eraste

Eraste, à part. - Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois perdre?

Mademoiselle Argante, à part, en entrant. - Voilà un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle.

Eraste, à part. - Feignons d'ignorer ses dispositions. (A Mademoiselle Argante.) Mademoiselle, Eraste m'a chargé d'une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinés l'un à l'autre: mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, qu'autant que votre coeur y souscrira: c'est un respect que le sien vous doit, et que vous méritez plus que personne: daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez là-dessus; afin qu'il se conforme à vos volontés.

Mademoiselle Argante. - Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense!

Eraste. - Oui, Madame.

Mademoiselle Argante. - Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai résolu de n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu'il ait la bonté d'attendre: dans deux ans je lui rendrai réponse, s'il ne m'arrive pas d'accident.

Eraste. - Vous lui donnez un terme bien long.

Mademoiselle Argante. - Hélas! je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, pourvu qu'il se tienne tranquille: s'il était pressé, je lui en donnerais pour un siècle. Qu'il me ménage, et qu'il soit docile, entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas! si l'on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse.

Eraste, triste et soupirant. - Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait.

Mademoiselle Argante, le regardant. - Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur.

Eraste. - Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, dispensez-vous du désordre d'esprit que vous affectez; un coeur comme le vôtre doit être libre, et mon ami sera au désespoir de l'extrémité où la crainte d'être à lui vous a réduite. On ne saurait désapprouver le parti que vous avez pris: l'autorité d'un père ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger où vous étiez: mais c'en est fait; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs qu'il vous a données; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il perd.

Il veut s'en aller.

Mademoiselle Argante, à part. - Oh, oh! c'est assurément là Eraste. (Elle le rappelle.) Monsieur?

Eraste. - Avez-vous quelque chose à m'ordonner, Madame?

Mademoiselle Argante. - Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela à me dire? Voyez; je vous écouterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurée.

Eraste. - Il me semble que je n'ai plus rien à dire après ce que je viens d'entendre.

Mademoiselle Argante. - Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain temps; et si vous voulez, j'abrégerai le terme.

Eraste. - Vous le haïssez trop.

Mademoiselle Argante. - Mais pourquoi en êtes-vous si fâché?

Eraste. - C'est que je prends part à ce qui le regarde.

Mademoiselle Argante. - Est-il vrai qu'il vous ressemble?

Eraste. - Il n'est que trop vrai.

Mademoiselle Argante. - Consolez-vous donc.

Eraste. - Eh! d'où vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce discours.

Mademoiselle Argante. - Comment vous l'expliquer?... Dites à Eraste que je l'attends, si vous n'avez pas besoin de sortir pour cela.

Eraste. - Il n'est pas bien loin.

Mademoiselle Argante. - Je le crois de même.

Eraste. - Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'être bien reçu!

Mademoiselle Argante. - Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu'il en sera.

Eraste. - Puis-je espérer que vous me ferez grâce?

Mademoiselle Argante. - J'en ai peut-être trop dit: mais vous serez mon époux. Que ne vous ai-je connu plus tôt?

Eraste. - Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas!

Mademoiselle Argante. - Est-il possible que je vous aie haï? A quoi songiez-vous de ne pas vous montrer?

Eraste. - Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude.

Mademoiselle Argante. - Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus.

Eraste. - Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi.

Mademoiselle Argante. - Vous demeurez à la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les autres hommes; il me convenait, il aspirait à m'épouser, et dans tout ce que j'ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d'être à vous: voilà tout, êtes-vous content?

Eraste, à genoux. - Je vous adore; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir.

 

Scène XII

Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, Maître Pierre

Monsieur Argante, à maître Pierre. - Oh, oh! ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence.

Maître Pierre. - Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs.

Monsieur Argante. - Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur?

Mademoiselle Argante. - Oui, mon père.

Monsieur Argante. - Et tu es contente?

Mademoiselle Argante. - Oui, mon père.

Monsieur Argante. - J'en suis charmé. Ne songeons donc plus qu'à nous réjouir; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fête.

Maître Pierre. - Voilà qui va fort ben. Ou êtes contente. Voute père, voute amant, tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-là, moi et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion.

Monsieur Argante. - Laisse là Dorante.

Mademoiselle Argante. - Si vous vouliez bien lui parler, mon père; on lui doit un peu d'égard, et cela me tirerait d'embarras avec lui.

Maître Pierre. - Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme: baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas.

Eraste. - Je te les donne de bon coeur, moi.

Maître Pierre. - C'est marché fait: chantez et dansez à votre aise, à cette heure, je n'y mets pus d'empêchement.

 

L'Ile des esclaves

 

Acteurs

Comédie en un acte et en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 5 mars 1725

Acteurs

Cléanthis.

Des habitants de l'île.

La scène est dans l'île des Esclaves.

 

Scène première

Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autre quelques arbres et des maisons.

Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin

Iphicrate, après avoir soupiré. - Arlequin!

Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron!

Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette île?

Arlequin. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon sentiment et notre histoire.

Iphicrate. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.

Arlequin. - Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.

Iphicrate. - Dis-moi: quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée: je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suis d'avis que nous les cherchions.

Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie: j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.

Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi: ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.

Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-là?

Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici: tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.

Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maîtres, à la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.

Iphicrate. - Cela est vrai.

Arlequin. - Eh! encore vit-on.

Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie: Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre?

Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste.

Iphicrate. - Suis-moi donc.

Arlequin siffle. - Hu, hu, hu.

Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire?

Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara.

Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? à quoi penses-tu?

Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.

Iphicrate, à part les premiers mots. - (Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce côté.

Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies.

Iphicrate. - Avançons, je t'en prie.

Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous êtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela.

Iphicrate. - Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.

Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela!

Il chante:

L'embarquement est divin

Quand on vogue, vogue, vogue,

L'embarquement est divin,

Quand on vogue avec Catin.

Iphicrate, retenant sa colère. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.

Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la chaloupe.

Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime?

Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.

Iphicrate, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi.

Arlequin, indifféremment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires: que je ne vous dérange pas!

Iphicrate. - Esclave insolent!

Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je n'entends plus.

Iphicrate. - Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave?

Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)

Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. - Juste ciel! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis? Misérable! tu ne mérites pas de vivre.

Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.

 

Scène II

Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.

Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. - Arrêtez, que voulez-vous faire?

Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave.

Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.

Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes!

Trivelin. - Comment vous appelez-vous?

Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez?

Trivelin. - Oui vraiment.

Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade.

Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas?

Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.

Trivelin. - Hé! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il?

Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate.

Trivelin. - Eh bien! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.

Arlequin, sautant de joie, à son maître. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé!

Trivelin, à Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.

Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons!

Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud!

Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu?

Trivelin, à Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous: ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.

Arlequin. - Ah! la belle charge!

Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misérable!

Trivelin. - Il a bien été le vôtre.

Arlequin. - Hélas! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.

Iphicrate. - Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez: qu'on m'accorde encore un bâton.

Arlequin. - Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins.

Trivelin. - Ne craignez rien.

Cléanthis, à Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît.

Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin!

Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate.

Trivelin, continuant. - Tâchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute?

Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens.

Cléanthis. - Et raisonnables.

Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves: la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.

Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte?

Trivelin. - Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre fortune plus mauvaise: commencez votre nouveau régime de vie par la patience.

Arlequin. - Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire?

Trivelin, aux esclaves. - Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. (A Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état; après quoi l'on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise. (Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis.)

 

Scène III

Trivelin, Cléanthis; esclave, Euphrosine, sa maîtresse.

Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde désormais notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.

Cléanthis, saluant. - Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine.

Trivelin. - Cléanthis? passe pour cela.

Cléanthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaît-il de les savoir?

Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils?

Cléanthis. - J'en ai une liste: Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et caetera.

Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous êtes!

Cléanthis. - Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.

Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément.

Euphrosine. - Hélas! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve?

Cléanthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens: fallait-il tant de cérémonies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison; c'est un langage étranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience: je ferai de mon mieux pour l'avancer.

Trivelin, à Cléanthis. - Modérez-vous, Euphrosine. (A Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir: je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous.

Cléanthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende.

Trivelin. - Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice.

Cléanthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons.

Trivelin. - Doucement, point de vengeance.

Cléanthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera? Ne suis-je pas la maîtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait: qu'elle attende!

Euphrosine, à Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre?

Cléanthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres.

Trivelin. - Allons, Euphrosine, modérez-vous.

Cléanthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela.

Trivelin, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère: il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.

Cléanthis. - Oh que cela est bien inventé! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je suis dans mon fort.

Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.

Trivelin. - Hélas! ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez présente.

Cléanthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passée.

Trivelin. - Vaine minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il?

Cléanthis. - Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde? Eh voilà ma chère maîtresse; cela lui ressemble comme son visage.

Euphrosine. - N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur?

Trivelin. - Ah! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir: mais ce ne sont encore là que les grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons?

Cléanthis. - En quoi? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par où commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie: silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente; c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois: voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela.

Euphrosine. - Je n'y saurais tenir.

Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un début.

Cléanthis. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux? vite sur les armes; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre.

Trivelin, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela.

Cléanthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite! que je suis mal bâtie! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre: que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit: donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies? Non, il y a remède à tout: vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire: Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous.

Trivelin, à Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle.

Euphrosine. - Je ne sais où j'en suis.

Cléanthis. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas.

Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste.

Cléanthis. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine: vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais très doux; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je?

Trivelin, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison.

Cléanthis. - Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis: Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable: oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais.

Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage.

Trivelin. - En voila donc assez pour à présent.

Cléanthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive.

Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite.

Cléanthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autre! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens: Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là; et d'un autre côté on veut leur dire aussi: Voyez comme je m'habille, quelle simplicité! il n'y a point de coquetterie dans mon fait.

Trivelin. - Mais je vous ai prié de nous laisser.

Cléanthis. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.

 

Scène IV

Trivelin, Euphrosine

Trivelin. - Cette scène-ci vous a un peu fatiguée; mais cela ne vous nuira pas.

Euphrosine. - Vous êtes des barbares.

Trivelin. - Nous sommes d'honnêtes gens qui vous instruisons; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une petite formalité.

Euphrosine. - Encore des formalités!

Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer?

Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetés sont-elles croyables?

Trivelin. - Oh! très croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous.

Euphrosine. - Ma délivrance! Eh! puis-je l'espérer?

Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis.

Euphrosine. - Bientôt?

Trivelin. - Sans doute.

Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout.

Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir!

Euphrosine. - En vérité, voilà d'étranges conditions! cela révolte!

Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. Déterminez-vous; une liberté très prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait?

Euphrosine. - Mais...

Trivelin. - Quoi?

Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-là.

Trivelin. - Par-ci, par-là, n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? Hâtez-vous, j'ai autre chose à faire.

Euphrosine. - Vous faut-il une réponse si exacte?

Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien.

Euphrosine. - Eh bien...

Trivelin. - Après?

Euphrosine. - Je suis jeune...

Trivelin. - Je ne vous demande pas votre âge.

Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime à plaire.

Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.

Euphrosine. - Je crois qu'oui.

Trivelin. - Eh! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas?

Euphrosine. - Il faut bien l'avouer.

Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chère dame. Allez rejoindre Cléanthis; je lui rends déjà son véritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera.

Euphrosine. - Je m'en fie à vous.

 

Scène V

Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habits, Trivelin

Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altéré depuis que je suis maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république!

Trivelin. - Bon! réjouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin?

Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. (Il prend son maître par la main et danse.) Tala rara la la...

Trivelin. - Vous me réjouissez moi-même.

Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.

Trivelin. - Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays apparemment?

Arlequin. - Eh! là-bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il était quelquefois insupportable; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé; je lui ai donné quittance.

Trivelin. - Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez. C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine?

Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-être que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maître: voilà tout.

Trivelin. - A cause que je suis le maître; vous avez raison.

Arlequin. - Oui, car quand on est le maître, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences.

Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'êtes point méchant.

Arlequin. - Hélas! je ne suis que mutin.

Trivelin, à Iphicrate. - Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. (A Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de caractère?

Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie.

Trivelin. - Ce caractère-là est donc bien plaisant?

Arlequin. - Ma foi, c'est une farce.

Trivelin. - N'importe, nous en rirons.

Arlequin, à Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi?

Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me désespérer? que vas-tu lui dire?

Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon après.

Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandé autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maîtresse.

Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié, des misères, gageons?

Trivelin. - Cela est encore vrai.

Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misère, voilà son paquet; n'est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler? Etourdi par nature! étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'être sage, glorieux d'être fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hâbleur; avec tout plein de maîtresses il ne connaît pas; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? (A Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien.

Trivelin. - Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate.) Vous n'avez plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire.

Iphicrate. - Moi?

Trivelin. - Vous-même; la dame de tantôt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter.

Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon.

Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille.

Trivelin. - Il me faut tout, ou rien.

Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule?

Arlequin.- Qu'importe, quand on l'a été?

Trivelin. - N'avez-vous que cela à me dire?

Iphicrate. - Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.

Trivelin. - Va du tout.

Iphicrate. - Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)

Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.

 

Scène VI

Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine.

Cléanthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez?

Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule.

Cléanthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.

Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards?

Cléanthis. - Eh! mais la belle conversation.

Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.

Cléanthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous à faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde.

Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train.

Cléanthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.

Arlequin. - Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.

Iphicrate. - Peux-tu m'employer à cela?

Arlequin. - La république le veut.

Cléanthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences.

Arlequin. - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens?

Cléanthis. - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement.

Arlequin, à Iphicrate. - Qu'on se retire à dix pas.

Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.

Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour?

Cléanthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.

Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame.

Cléanthis. Comment, vous lui ressemblez?

Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces? (A ce mot il saute de joie.) Oh! oh! oh! oh!

Cléanthis. - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation?

Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis.

Cléanthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.

Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses.

Cléanthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.

Arlequin, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux?

Cléanthis. - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange!

Arlequin, riant à genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.

Cléanthis. - Oh! vous riez, vous gâtez tout.

Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense?

Cléanthis. - Quoi?

Arlequin. - Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.

Cléanthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous?

Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin?

Cléanthis. - Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante?

Arlequin. - Qu'elle est friponne!

Cléanthis. - J'entrevois votre pensée.

Arlequin. - Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela.

Cléanthis. - Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond.

Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux.

Cléanthis. - Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation où il est; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave; mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il à dire à cela? J'ai même un visage de condition; tout le monde me l'a dit.

Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable.

Cléanthis. - Vous allez être content; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire: éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent.

Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui; c'est l'ordre.

Cléanthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus; je comprends cela à merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis; tirez-vous à quartier pour un moment.

Arlequin. - Vantez mon mérite; prêtez-m'en un peu, à charge de revanche...

Çléanthis: - Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.) Cléanthis!

 

Scène VII

Cléanthis et Euphrosine, qui vient doucement.

Cléanthis. - Approchez, et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne saurais attendre.

Euphrosine. - De quoi s'agit-il?

Cléanthis. - Venez-çà, écoutez-moi. Un honnête homme vient de me témoigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate.

Euphrosine. - Lequel?

Cléanthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter.

Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour?

Cléanthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilà bien étourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dédaignent-ils la conquête du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de révérences penchées; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs évaporés: ce n'est point une tête légère, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grâces-là lui manquent à la vérité; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilà tout; et cela est fâcheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espère; imaginez-vous même que je le veux.

Euphrosine. - Où suis-je! et quand cela finira-t-il?

(Elle rêve.)

 

Scène VIII

Arlequin, Euphrosine

Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.

Euphrosine. - Que me voulez-vous?

Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlé de moi?

Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie.

Arlequin. - Eh! là, là, regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée.

Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira.

Arlequin. - M'entendez-vous un peu?

Euphrosine. - Non.

Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit.

Euphrosine, impatiente. - Ahi!

Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiqué les sentiments de mon âme; rien n'est plus obligeant pour vous.

Euphrosine. - Quel état!

Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.

Euphrosine. - Vous?

Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous êtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.

Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune.

Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout à fait.

Euphrosine. - Tu ne l'es déjà que trop.

Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.

Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.

Arlequin. - Bon, bon! à qui est-ce que vous contez cela? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilà, moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous?

Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais.

Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pâte-là; je suis un mouton.

Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'éprouve.

Arlequin. - Hélas! je me mettrais à genoux devant lui.

Euphrosine. - Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans défense; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin; voilà l'état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage: je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre.

Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile. - J'ai perdu la parole.

 

Scène IX

Iphicrate, Arlequin

Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire?

Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu?

Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin?

Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais.

Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.

Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets.

Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin.

Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie?

Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maître; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.

Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus?

Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures?

Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries?

Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.

Arlequin. - C'est la vérité.

Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela!

Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance.

Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts?

Arlequin. - J'ai plus pâti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.

Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance!

Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié: puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens.

Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.

Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron: si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.

Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion.

Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! (Après quoi, il déshabille son maître.)

Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami?

Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre; je ne suis pas digne de le porter.

Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.

 

Scène X

Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin

Cléanthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit?

Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasse les genoux de son maître.)

Cléanthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon?

Arlequin. - C'est pour me châtier de mes insolences.

Cléanthis. - Mais enfin, notre projet?

Arlequin. - Mais enfin, je veux être un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur après! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.

Euphrosine. - Ah! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous!

Iphicrate. - Dites plutôt: quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pénétré.

Cléanthis. - Ah! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de l'or, de l'argent et des dignités! C'était bien la peine de faire tant les glorieux! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent: Et à qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce! Allez, vous devriez rougir de honte.

Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.

Cléanthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque.

Euphrosine, tristement. - Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.

Cléanthis. - Hélas! comment en aviez-vous le courage? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous: voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.

Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel!

Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame?

Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.

Arlequin, à Cléanthis. - Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.

Euphrosine. - La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donné, si nous retournons à Athènes.

 

Scène XI

Trivelin et les acteurs précédents.

Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez!

Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller : et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.

Trivelin. - Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment?

Cléanthis, baisant la main de sa maîtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.

Arlequin, prenant aussi la main de son maître pour la baiser. - Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.

Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous: je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.

 

L'Héritier de village

 

Acteurs de la comédie

Comédie en un acte, en prose,

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 19 août 1725

Acteurs de la comédie

Madame Damis.

Le Chevalier.

Blaise, paysan.

Claudine, femme de Blaise.

Colin, fils de Blaise.

Arlequin, valet de Blaise.

Griffet, clerc de procureur.

La scène est dans un village.

 

Scène première

Blaise, Claudine, Arlequin

Blaise entre, suivi d'Arlequin en guêtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre côté.

Claudine. - Eh je pense que velà Blaise!

Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-même en parsonne.

Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! être quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire!

Blaise. - Eh! à voir mourir mon frère, et je n'y allais que pour ça.

Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait: voilà deux ou trois fois qu'il lantarne.

Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. (Il pleure.) Le pauvre homme a pris sa secousse.

Claudine. - Hélas! il est donc trépassé ce coup-ci?

Blaise. - Oh il est encore pis que ça.

Claudine. - Comment, pis?

Blaise. - Il est entarré.

Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie.

Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué.

Claudine. - Bref! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier; qu'as-tu trouvé?

Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses pièces.

Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire?

Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je.

Claudine. - Pourquoi donc, Nicodème?

Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise.

Claudine. - T'es venu dans la voiture?

Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode.

Claudine. - T'as baillé un écu?

Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà, prenez. Tout comme ça.

Claudine. - Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets?

Blaise. - Oui, par manière de récréation.

Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise?

Blaise. - Oui, mon ami.

Arlequin. - Cinq sols! un héritier, cinq sols! un homme de votre étoffe! et où est la grandeur d'âme?

Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait.

Arlequin prend et fait la révérence.

Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou.

Blaise, à part. - Morgué, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. (Haut.) Femme, cent mille francs!

Claudine. - Queu coq-à-l'âne! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure!

Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frère le mercier.

Claudine. - Eh que dites-vous? Le défunt a laissé cent mille francs, maître Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai?

Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain.

Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rêves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsé?

Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes.

Claudine. - Mais les as-tu vus?

Blaise. - Je leur ons quasiment parlé; j'ons été chez le maltôtier qui les avait de mon frère, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là: car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire.

Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'âme: ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frère! je le pleurons de bon coeur.

Blaise. - Hélas! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance.

Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais où boutrons-je tout ça?

Arlequin, contrefaisant leur langage. - Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez.

Blaise. - Boute, boute donc, femme.

Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltôtier.

Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grâces, Madame.

Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect!

Claudine. - Ca est bien agriable.

Arlequin. - N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur?

Blaise. - Monsieur! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit.

Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet.

Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs?

Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis à la cour.

Blaise. - A la cour! velà bian note affaire: je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane.

Arlequin, à part. - Ils sont encore plus bêtes que moi, profitons-en. (Tout haut.) Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour élever une fille; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre.

Blaise. - Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maître, et ous êtes mon sarviteur.

Arlequin. - Serviteur très humble, très obéissant et très gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage.

Claudine. - Le nom est drôle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner?

Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent écus pour avoir des épingles.

Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique?

Blaise. - Eh morgué! souvians-toi de la nichée des cent mille francs; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà, allons, mon ami, c'est marché fait; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là où ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme.

Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obéis, et j'y cours.

 

Scène II

Blaise, Claudine

Blaise. - Ah çà, Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça.

Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir.

Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme: faut avoir de belles manières.

Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles: tu feras pour toi à l'avenant.

Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste.

Claudine. - De l'honneur! j'en avons à revendre d'abord.

Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-là, il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup.

Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai.

Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là, tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'âme; là, t'en auras biaucoup sans en montrer tant.

Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur!

Blaise. - Eh morgué, tu ne m'entends point: c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout.

Claudine. - Savoir queu badinage on me fera.

Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode: Madame par-ci, Madame par-là; ou êtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis: Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça?

Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord.

Blaise. - Bon.

Claudine. - Puis après, je vais à reculons.

Blaise. - Courage.

Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian: Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélître.

Blaise. - Nous velà tout juste; velà comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui.

Claudine. - Le drôle de trafic! mais pourtant je sis mariée: que dirai-je en réponse?

Blaise. - Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira: Je vous aime bian, Madame, (Il rit,) ha ha ha! velà comme tu feras, ou bian, joliment: Ca vous plaît à dire. Il te repartira: Je ne raille point. Tu repartiras: Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise: eh bian! soit; il n'y a rian de gâté; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras.

Claudine. - Et drès que c'est la mode pour être honnête, je varrons; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nôtre. Mais mon homme, que dira-t-il?

Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous.

Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en ménage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire.

Blaise. - Nous aimer, femme! morgué! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde!

Claudine. - Hélas! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi?

Blaise. - Pargué! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule.

Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras?

Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour être pus sûrs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maîtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guère, et c'est là le plaisir.

Claudine. - Et moi, combian me coûtera un galant? car c'est mon devoir d'honnête madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas?

Blaise. - T'en auras trente, et non pas un.

Claudine. - Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant à demeure?

Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle manière, ça se pratique; mais ce chapitre-là ne me reviant pas.

Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami.

Blaise. - Je le vois bian, mais, morgué! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse.

Claudine. - Faut espérer que le bon exemple t'enhardira.

Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promènent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle.

 

Scène III

Claudine, Le Chevalier, Madame Damis

Claudine, à part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront.

Le Chevalier. - Je suis de votre goût, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre à l'auberge.

Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissé qu'un bien assez en désordre; j'ai besoin de beaucoup d'économie, et le séjour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guère. Ah! vous voilà; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions?

Claudine. - Avec votre parmission, à qui parlez-vous donc, Madame?

Madame Damis. - A qui je parle? à vous, ma mie.

Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maître ni maîtresse.

Madame Damis. - Comment me répondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier?

Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh...

Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane!

Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille?

Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter.

Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle.

Claudine. - Tenez, je vous parle à tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous à votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santé, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez.

Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente?

Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire.

Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrêtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe!

Claudine. - Ah ah ah par ma fiqué! ça est trop drôle.

Madame Damis.- Son mari me fera raison de son insolence.

Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quitté votre châtiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne.

Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pétille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable.

Claudine. - Oh! ceti là vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velà Blaise qui viant.

 

Scène IV

Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs précédents.

Madame Damis. - Voilà son mari. Maître Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me répond que des impertinences.

Blaise, après les avoir tous regardés. - Parsonne ne salue. (A Claudine.) Leur as-tu dit l'héritage du biau-frère?

Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang.

Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle.

Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement.

Le Chevalier, d'un air sérieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois à l'unisson.

Blaise, à Arlequin. - Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint.

Arlequin. - Carrez-vous, enfants.

Colin, riant. - Oh! oh! oh!

Madame Damis. - En vérité, voilà l'aventure la plus singulière que je connaisse.

Blaise. - Ah çà, vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mêlons point du tracas de Madame. C'est peut-être que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames.

Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle?

Arlequin. - Parlez ferme.

Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien à me commander.

Le Chevalier, à Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dérogez-vous point?

Arlequin. - Courage!

Colin. - Laissez-moi en repos, malappris.

Le Chevalier. - Partout le même timbre! (A Arlequin.) Et toi, bélître?

Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de même; c'est moi qui suis le précepteur de la famille.

Blaise, à part. - Les velà bian ébaubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frère, n'est-ce pas?

Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frère?

Blaise. - Il est parti.

Le Chevalier. - Dans quelle voiture?

Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde.

Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste.

Blaise. - La fin en est plus drôle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilà la preuve de mon dire, signé: Rapin.

Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi.

Colette. - J'allons porter le taffetas.

Claudine. - Et an nous portera la queue.

Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave.

Le Chevalier, après avoir lu, à Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thèse.

Madame Damis. - Cent mille francs!

Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. (A Blaise.) Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation; vous êtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'éducation! que de grâces et de gentillesses!

Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop.

Blaise. - Cela vous plaît à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre.

Colette, faisant la révérence. - Monsieur, vos grâces l'emportont sur les nôtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite.

Le Chevalier salue.

Arlequin. - Et vous, Colin?

Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis.

Arlequin. - Colin fait bis.

Le Chevalier. - On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit: cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous êtes trop modestes, et si vous me fâchez, je vous compare aux astres tous tant que vous êtes.

Blaise. - Femme, entends-tu? les astres!

Le Chevalier. - Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grâce; car je n'en fais point le fin, elle possède un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu; mais je lui demande à son tour une grâce. Me l'accorderez-vous, belle personne? (Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser.)

Claudine. - Allons, vous n'êtes qu'un badin.

Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie.

Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte.

Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesuré le terrain: à vous le reste. (Tout bas ce qui suit.) Ne résistez point, j'ai mon dessein; lâchez-lui le titre de Madame.

Claudine, présentant la main à Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fâchée.

Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié.

Claudine. - Je vous gratifions de la même, et je vous désirons bonne chance.

Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilà qui est bien; halte là maintenant; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine.

Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut.

Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, où est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison?

Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite.

Arlequin. - Grand merci de la gasconnade.

Le Chevalier tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous êtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilà une fille; vous n'êtes pas riche, mes finances sont modestes: les légitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'épouser. Ce sont des villageois: mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous êtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes étaient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas.

Madame Damis. - Chevalier, l'idée me paraît assez sensée; mais la démarche est humiliante.

Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrêtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis; ainsi j'achève. (A Blaise et à sa femme.) Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraît piquante.

Blaise. - Holà! précepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez à dix pas.

Les enfants se retirent après avoir salué la compagnie qui les salue aussi.

 

Scène V

Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine

Le Chevalier. - Revenons à nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps.

Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-là.

Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-là. Vous savez donc qui je suis: le cousin Damis avait épousé la cousine. J'ai l'honneur d'être gentilhomme, estimé, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aîné, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodé du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignée; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre côté, voilà Madame Damis, veuve de qualité, jeune et charmante; ses facultés, vous les savez; bonne seigneurie, grand château, ancien comme le temps, un peu délabré, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le défunt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade?

Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussée qu'il y en ait.

Le Chevalier. - Vous y êtes, et la cousine rougit.

Madame Damis. - En vérité, Chevalier, vous êtes un indiscret.

Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel.

Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble.

Madame Damis. - Beaucoup.

Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle.

Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez.

Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardé Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire: Que n'êtes-vous à moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! Là-dessus je me suis mis à regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en même temps a tourné les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beauté dont ils étaient, de ses charmes et de sa douceur, de l'émotion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardé? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'épreuve, et n'en réchapperai point. Voilà toute la connaissance que j'en ai.

Blaise. - Par la jarnigué! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque!

Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins.

Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis.

Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage.

Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passé que Monsieur Blaise eût donné copie des siens à sa fille.

Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillé note mine à nos enfants, pisque ça vous tracasse.

Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen.

Claudine. - Lequeul?

Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guérirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remède.

Blaise. - Madame, êtes-vous d'avis que nous les guarissions?

Le Chevalier. - Belle-mère, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire.

Claudine, à part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons à tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle.

Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni à monter ni à descendre, voyez-vous.

Le Chevalier. - Cousine, répondez; faites voir la modestie de vos sentiments.

Madame Damis. - Puisque vous avez découvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystère; je souscris à tout ce que vous ferez, on sera content de mes manières. Je suis née simple et sans fierté, et votre fils m'a plu; voilà la vérité.

Le Chevalier. - Repartez, beau-père.

Blaise. - Touchez là, mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achèterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vôtre qui est un peu usée. Pour ce qui est d'en cas d'à présent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites à noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie.

Le Chevalier donne la main aux dames, après avoir salué Blaise.

 

Scène VI

Blaise se promène en se carrant

Blaise. - Parlons un peu seul; car à cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes réflexions à cause de mes grandes affaires. Allons, rêvons donc, tout en nous promenant. (Il rêve.) Un père de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. Drès que ça est grand, ça veut tâter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des équipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-là, on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un ménage. Stapendant il m'est avis que je faisons un métier de fous, nous autres honnêtes gens... Mais velà noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian à faire, je savons mon devoir.

 

Scène VII

Le Fiscal, Blaise

Le Fiscal. - Bonjour, maître Blaise.

Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant.

Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussé vos qualités. Soit, Monsieur Blaise, je me réjouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en même temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois.

Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reproché.

Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi?

Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compétence; ça me tournerait à confusion.

Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donné mon argent?

Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas à l'encontre; vous me l'avez baillé, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillé mon écrit, vous n'avez qu'à le garder; venez de jour à autre me demander votre dû, je ne l'empêche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnêtement; velà comme ça se fait.

Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi?

Blaise. - Mais, morgué! boutez-vous à ma place. Voulez-vous que je me parde de réputation pour cinquante chétifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? Pargué ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au préjudice de mon état, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velà. Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas.

Le Fiscal, à part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prêter, dites-vous?

Blaise. - Oh tout à fait parmis.

Le Fiscal. - Effectivement le privilège est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'à un autre; car j'ai toujours remarqué que vous êtes naturellement généreux.

Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mérites, et des mérites bian commodes; car ça ne nous coûte rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velà toute la çarimonie.

Le Fiscal. - Je prévois que vous aurez beaucoup de ces vertus-là, Monsieur Blaise.

Blaise, lui donnant un petit coup sur l'épaule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morgué! vous me plaisez.

Le Fiscal. - Bien de l'honneur à moi.

Blaise. - Je ne dis pas que non.

Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez.

Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions?

Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai là-dessus à la dignité de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira.

Blaise. - Chiquet à chiquet, dans quelques dizaines d'années.

Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'âme belle, et j'ai une grâce à vous demander, laquelle est de vouloir bien me prêter cinquante francs.

Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez.

Le Fiscal. - Je suis honnête homme; voici votre billet que je déchire, me voilà payé.

Blaise. - Vous velà payé, fiscal? jarnigué! ça est bian malhonnête à vous. Morgué! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront.

Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mérites qui ne lui coûteront rien!

 

Scène VIII

Blaise, Arlequin, et ses enfants

Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapé là; mais je li revaudrai.

Arlequin. - Monsieur, que vous plaît-il de moi?

Blaise. - Il me plaît que vous bailliez une petite leçon de bonne manière à nos enfants: dressez-les un petit brin selon leur qualité, à celle fin qu'ils puissent tantôt batifoler à la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça?

Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflé plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mémoire.

Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie?

Arlequin. - Dites: Monsieur, et non papa.

Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon père?

Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit.

Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?...

Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous!

Colin. - Oh oh velà qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui?

Blaise. - De Madame Damis.

Colin, en se frottant les mains. - Tatigué! que j'allons rire!

Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse.

Colette, à Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend?

Blaise. - Monsieur le Chevalier.

Colette. - Eh bian tant mieux, je serai Chevalière.

Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite.

Arlequin. - Allons, étudions.

 

Scène IX

Arlequin, [Colin], Colette

Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. (A part.) Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilà tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilà assez. (Tout haut.) Ah çà, approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par là. Prenez, Monsieur Colin, que vous êtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous répondra; voyons.

Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velà donc?

Colette. - Oui, Monsieur, me voilà! De quoi s'agit-il?

Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles.

Colette. - Et queulles, Monsieur?

Colin. - C'est que la biauté de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça?

Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant.

Arlequin. - Ah! cela va couci-couci.

Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumée à la seconde fois qu'à la première, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout à fait. (A Arlequin.) Fais-je bien?

Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les dernières lignes de votre compliment.

Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopé de l'amour au mariage.

Colin. - C'est que je suis hâtif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empêchera pas que je ne sois votre homme.

Colette. - Eh bian! le vlà encore embarbouillé dans les épousailles.

Colin. - Morgué! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle.

Arlequin. - Vous avez le goût d'une épaisseur!...

Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas à être à l'école; je parlerai à l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurée; je vous salue, noute magister.

 

Scène X

Arlequin, Colette

Arlequin, à part. - Velà une éducation qui m'a coûté bien de la peine; achevons la vôtre, Mademoiselle. Premièrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurée.

Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'à dire, je serai pus hardie; car je me retians à cette heure-ci. Tenez, ce n'était que mon frère qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaît; vous varrez, vous varrez comme ça me démène le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir.

Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon écolière; je vous disais donc quelque chose..., où en étions-nous?

Colette. - A l'endroit où j'étais une mijaurée.

Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les révérences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevée d'une certaine coquetterie...

Colette. - Je boutrai une pincée de chaque sorte, n'est-ce pas?

Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide.

Colette. - Hélas! pourquoi?

Arlequin. - Timide et galante.

Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins.

Arlequin, à part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. (Tout haut.) Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit à petit il deviendra tendre.

Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai à l'avenant.

Arlequin. - Elle veut toujours avancer.

Colette. - Je lui baillerai bonne espérance, et je pardrai mon coeur à proportion que j'aurai le sian.

Arlequin. - Ma foi, vous y êtes.

Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit à petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus.

Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vôtres.

Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilité, ce li ferai-je.

Arlequin. - Que vous êtes aimable! qu'on a de plaisir à vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tête. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goûterait d'admirables félicités! Ah! ma chère Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agréments! votre personne en fourmille, ils ne savent où se mettre... Souriez mignardement là-dessus. (Colette sourit.) Ah, ma déesse! puis-je espérer que vous aurez pour agréable la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, à présent.

Colette, l'imitant. - Comme ça?

Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une manière qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? Répondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez à présent.

Colette. - Bian fort?

Arlequin. - Non, d'un soupir étouffé.

Colette. - Ah!

Arlequin. - Oh! après ce soupir-là il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz: je vous aime.

Colette. - Tenez, tenez, le velà qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais où il faut me rendre, à cette heure.

Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. (A part.) Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sérieusement.

 

Scène XI

Le Chevalier, Colette, Arlequin

Le Chevalier, à Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis né reconnaissant.

Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. (Il se retire.)

 

Scène XII

Le Chevalier, Colette

Le Chevalier. - J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiète, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'êtes-vous pas la recéleuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie.

Colette, à part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. (Haut.) Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça.

Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas?

Colette, faisant la révérence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-là.

Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadédis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol.

Colette, à part. - Je le vois venir le malicieux. (Haut.) Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne.

Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines?

Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant.

Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous?

Colette. - Eh mais, je m'y vois.

Le Chevalier. - Eh donc, voilà ma friponne.

Colette, à part. - Hélas! il sera bientôt mon fripon itou.

Le Chevalier. - Que répondez-vous à ce que je dis?

Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main à la main.

Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable.

Colette. - Queu pitié que tout ça! comment ferai-je donc?

Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expédient; vous m'avez maltraité le coeur, faites les frais de sa guérison; j'attendrai, je suis accommodant, le vôtre me servira de nantissement, je m'en contente.

Colette. - Oui-da! vous êtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-être.

Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une légion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous êtes naive, développez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez?

Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire.

Le Chevalier. - Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire?

Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport.

Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend.

Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons où nous étions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vôtre a peut-être sarvi.

Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable.

Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant?

Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre.

Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là.

Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite.

Colette, à part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. (Elle le regarde.)

Le Chevalier. - Je vous entends, mon âme, ce regard-là décide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tête me tourne; ménagez-moi, je vous prie.

Colette, à part. - Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle.

Le Chevalier. - Le papa vous donne à moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais.

Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça.

Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frère; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort.

 

Scène XIII

Madame Damis, Colin, Le Chevalier

Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on?

Colin. - Je sommes ici pour voir ça.

Le Chevalier. - Achevez donc.

 

Scène XIV

Madame Damis, Colin

Colin, à part. - Tâchons de bian dire. (Haut.) Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biauté est une chose si admirable, que par rapport à noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitié dont je ne dis mot; mais..., morgué tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons à la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons être mariés ensemble, ça me réjouit; ça vous rend-il gaillarde?

Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant.

Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morgué! je sommes tout à fait drôle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mène le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous êtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous?

Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'éducation, Colin.

Colin. - Morgué! l'appétit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette éducation, à quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. Velà parler, ça.

Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais écoutez, Colin; il faudra vous conformer un peu à ce que je vous dirai; j'ai de l'éducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses.

Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre éducation, dites-moi, suis-je pas aimable?

Madame Damis. - Assez.

Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. (Il lui baise la main.)

Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la bienséance.

Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morgué! dites-moi de la douceur.

Madame Damis. - Ca ne se doit pas.

Colin. - Eh bian! ça se prête; et je sis bon pour vous rendre.

Madame Damis. - En vérité, l'Amour est un grand maître! il a déjà rendu ses simplicités agréables.

Colin. - Bon! velà une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres.

 

Scène XV

Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet

On entend les violons.

Le Chevalier, après avoir donné la main à Claudine. - Eh bien mes amis, êtes-vous tous d'accord?

Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velà des violoneux.

Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons à ma bru, comme un reste de collation.

Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnête; où se tient le notaire?

Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; (allons, violons, courage). (La fête se fait, et dans le milieu de la fête, on apporte une lettre à Blaise qui dit: ) Eh velà le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau?

Griffet. - Lisez, Monsieur.

Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'écriture.

Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'état dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays étranger; il doit à plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intéressé moi-même; mais je ne vois nulle espérance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre réponse, et suis...

Le Chevalier, pliant la lettre, dit à Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'à vous répéter ce que le procureur a mis au bas de sa missive (en lui rendant la lettre): et suis... Car les articles de notre contrat sont passés en pays étranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur.

Colette. - Velà donc cet homme qui me voulait bailler tout un régiment de coeurs!

Le Chevalier. - Le régiment, le banqueroutier le réforme, il emporte la caisse.

Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition.

Le Chevalier. - Je t'entends, faquin.

Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard.

Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments à vos aïeux, à cause du bon sens qu'ils vous ont laissé.

Colin. - Pardi! c'est une accordée de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa.

Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent écus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars.

Blaise. - Femme, à quoi penses-tu?

Claudine. - Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste.

Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. (A Arlequin.) Venez boire itou, vous; bon voyage après, et pis, adieu le biau monde.

 

L'Ile de la raison ou les petits hommes

 

Préface

Comédie en trois actes et en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens français le jeudi II septembre 1727

Préface

J'ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n'était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intérêt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'était point susceptible de tout cela: il était d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularité qui m'a trompé: elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément.

Quand elle a été faite, ceux à qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mêmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agréable, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-être, lecture de pièce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela: l'ouvrage m'avait trop peu coûté pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les défauts que je viens de dire; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu être mieux; mais telles qu'elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours été un grand succès.

Mais tout cela a changé sur le théâtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dès lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la pièce perdue.

Si on n'avait fait que la lire, peut-être en aurait-on pensé autrement: et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eût point entendu parler, et qui m'en dît son sentiment après l'avoir lue: elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songé à la faire jouer.

Je l'ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fâchés que moi de sa chute, me l'ont conseillé d'une manière si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choqués: ç'aurait été mépriser leur avis que de le rejeter.

Au reste, je n'en ai rien retranché, pas même les endroits que l'on a blâmés dans le rôle du paysan, parce que je ne les savais pas; et à présent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mêmes. Je comprends seulement que le dégoût qu'on a eu pour le reste les a gâtés, sans compter qu'ils étaient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s'ajustait peut-être point à ce qu'ils ont de rustique.

Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensé, et que cela n'est point de mon caractère. La manière dont j'ai jusqu'ici traité les matières du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains.

 

Acteurs du prologue

Acteurs du prologue

Le Marquis.

Le Chevalier.

La Comtesse.

Le Conseiller.

L'Acteur.

La scène est dans les foyers de la Comédie-Française.

 

Prologue

 

Scène première

Le Marquis, Le Chevalier

Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence.

Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis.

Le Marquis. - La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver?

Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu?

Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais.

Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre.

Le Marquis, avec précipitation. - Quoi! sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver?

Le Chevalier. - Eh! que nous importe?

Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure.

Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est très douteux qu'il s'en agisse; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là: je ne m'y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ.

Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là, m'a accoutumé à des choses pensées, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela.

Le Chevalier, raillant. - Peut-être bien, d'autant plus qu'en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-là.

Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux.

Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi?

Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort: pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela (montrant son front), n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons là-dessus: on ne nous en donne guère; et entre nous, on n'a pas tout le tort.

Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période: mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous.

Le Marquis. - Ah! par vanité: celui-là est impayable.

Le Chevalier. - Oui, vanité pure. Comment donc!

Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience.

Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie?

Le Chevalier. - Très vraie; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'être vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité: il n'y a peut-être que le Français au monde capable de cela.

Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison; un étranger se fâcherait: et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes.

Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre.

Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait.

Le Chevalier. - Ah! nous voilà d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne: elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant.

Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie.

Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir: chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre: on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays: chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts? nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nôtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nôtre ne favorise qu'eux.

Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments.

 

Scène II

Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller

La Comtesse. - Ah! vous voilà, Marquis! Bonjour, Chevalier; êtes-vous venu avec des dames?

Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux.

La Comtesse. - J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener: et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés: comment appelle-t-on celle qu'on va jouer?

Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame.

La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela?

Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien.

La Comtesse. - Assurément, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller?

Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me réjouirait fort.

Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit.

 

Scène III

Tous les acteurs

La Comtesse, à l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? Où les avez-vous pris?

L'Acteur. - Dans la fiction, Madame.

Le Conseiller. - Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits.

L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d'aller dans l'île où on les trouve.

Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine: les nôtres sont fort bons pour figurer en petit: la taille n'y fera rien pour moi.

Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture?

L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres.

La Comtesse. - Mais comment fonder cela?

Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre à cause des dames.

L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous êtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison.

La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas là le séjour de la joie.

L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'ôter que de vous en faire le détail: nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment.

Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira.

 

Acteurs de la comédie

Le Gouverneur.

Parmenès, fils du Gouverneur.

Floris, fille du Gouverneur.

Blectrue, conseiller du Gouverneur.

Un Insulaire.

Une Insulaire.

Mégiste, domestique insulaire.

Suite du Gouverneur.

Le Courtisan.

La Comtesse, soeur du Courtisan.

Fontignac, Gascon, secrétaire du Courtisan.

Spinette, suivante de la Comtesse.

Le Poète.

Le Philosophe.

Le Médecin.

Le paysan Blaise.

La scène est dans l'île de la Raison.

 

Acte premier

 

Scène première

Un Insulaire, les huit Européens

L'Insulaire. - Tenez, petites créatures, mettez-vous là en attendant que le gouverneur vienne vous voir: vous n'êtes plus à moi; je vous ai donné à lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi.

 

Scène II

Les huit Européens, consternés.

Blaise. - Morgué, que nous velà jolis garçons!

Le Poète. - Que signifie tout cela? quel sort que le nôtre!

La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes?

Tous, soupirant. - Ah!

La Comtesse. - J'entends cette réponse-là.

Blaise. - Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darrière.

Fontignac, gascon. - Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine.

La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille.

Blaise. - Ah! c'est la faute de la rareté.

Fontignac. - Oui-da, lé douté là-dessus est pardonnavle.

Le Courtisan. - Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets.

Fontignac. - Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi.

Blaise. - Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays?

Tous. - Oui.

Blaise. - Bon: tout le monde a donc épelé ici? Mais morgué! n'avons-je plus rian à nous dire? Là, tâtez-vous, camarades; tâtez-vous itou, Mademoiselle.

La Comtesse. - Quoi?

Blaise. - N'y a-t-il rian à redire après vous? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire?

Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela?

Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche?

Spinette. - Vous avez raison.

Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congé de ma parsonne.

Le Médecin. - C'est-à-dire?

Blaise. - C'est-à-dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi: je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan.

Tous. - Eh!

Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous êtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres?

Fontignac. - Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble?

Blaise. - Vous? ou êtes de la taille d'un goujon.

Fontignac. - Mé boilà.

Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraît que je le suis devenu?

Fontignac. - Monsieur, bous êtes mon maîtré, hommé de cour et grand seigneur; bous mé démandez cé qué bous êtes; mais jé né bous bois pas; mettez-bous dans un microscope.

Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle: il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits.

Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes.

Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuée; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout: mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette.

 

Scène III

Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, Mégiste, suite du Gouverneur, les huit Européens

L'Insulaire. - Les voilà, Seigneur.

Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire: il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et même à peu près nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons.

Parmenès, se saisissant de la Comtesse. - Mon père, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle.

Floris, prenant le courtisan. - En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi: je crois que c'est un petit mâle.

Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'état où je suis.

Floris. - Ah! mon père, je crois qu'il me répond; mais il n'a qu'un petit filet de voix.

L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensées, et je leur ai fait apprendre notre langue.

Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous êtes aimable!

Parmenès. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose?

La Comtesse. - Vous me paraissez généreux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle.

Parmenès. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mâle.

Floris. - Oh! j'aime mieux mon mâle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins?

Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!...

Floris. En voilà un qui rit de ce que je dis.

Blaise. - Morgué! je ne ris pourtant que du bout des dents.

Le Gouverneur. - Et les autres?

Le Philosophe. - Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables.

Fontignac, avec feu. - Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gâte la taille.

Blaise. - Vartigué! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui débride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morgué! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte.

Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fâchent: allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger; cela les adoucira peut-être.

Le Courtisan, à Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur.

Floris. - Eh! voyez donc, mon père, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié!

Le Philosophe, soupirant. - Ah!

Blaise. - Jarnicoton, queu train!

 

Scène IV

Les Insulaires

Le Gouverneur. - Voilà, par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là?

Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lü dans les registres de l'Etat, qu'il y a près de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là; ils sont dépeints de même. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes: car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croître leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées.

Le Gouverneur. - Que me dites-vous là? qu'ils goûtaient notre raison et nos idées? Etait-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps?

Blectrue. - Peut-être bien.

Le Gouverneur. - Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur âme?

Blectrue. - Je le croirais volontiers.

Parmenès. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous.

Le Gouverneur. - A l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit: mais nous ne savons pas jusqu'où l'instinct des animaux peut aller.

Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mâle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille.

Parmenès. - Vous n'avez pas remarqué les grâces de ma femelle.

Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables: c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tâchez de rétablir leur âme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nôtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bête à l'homme.

Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent.

Blectrue. - Seigneur, dès ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez.

 

Scène V

Blectrue, Mégiste

Blectrue. - Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amène ici.

 

Scène VI

Blectrue, seul.

Blectrue. - Hélas! je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fâchent même les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantôt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point à l'homme.

 

Scène VII

Blectrue, Mégiste, suite, les huit Européens

Blectrue. - Jolies petites marmottes, écoutez-moi; nous soupçonnons que vous êtes des hommes.

Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend là!

Fontignac. - Allez, Monsieur, passez à la certitude; jé bous la garantis.

Blectrue. - Soit.

Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en êtes.

Blectrue. - Point de colère, vous y êtes sujet: ce sont des mouvements de quadrupèdes que je n'aime point à vous voir.

Le Philosophe. - Nous, quadrupèdes!

La Comtesse. - Quelle humiliation!

Fontignac. - Sandis! fortune espiègle, tu mé houspilles rudément.

Blaise. - Par la sangué! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous êtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde?

Spinette. - Maudit pays!

Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer: calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous êtes des hommes, tâchez de devenir raisonnables: on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands.

 

Scène VIII

Les huit Européens

Fontignac. - Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle? Peut-on débénir cé qué l'on est? S'il né fallait qué dé la raison pour être grand dé taillé, jé passérais le chêné en hautur.

Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons à noute affaire.

Le Poète. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, où notre naufrage nous a fait aborder.

Le Philosophe. - Un pays de magie! idée poétique que cela, Monsieur le Poète, car vous m'avez dit que vous l'étiez.

Le Poète. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poète vaut bien une vision de philosophe.

Blaise. - Morgué! si je ne m'y mets, velà de la fourmi qui se va battre: paix donc là, grenaille.

Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires.

Blaise. - Jarnigué, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-là qui nous a boutés ici. Les gens de ce pays l'appelont l'île de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et à Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça: ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'île de la Raison; cela va tout seul.

Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies.

Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui était un songe-creux, que ceux-là qui n'étiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la présence de ceux-là qui étiont raisonnables. Je ne voyions goutte à son idée en ce temps-là: mais morgué! en véci la véréfication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velà ce qui nous rapetisse la taille.

Le Poète. - Comme si les Français n'étaient pas raisonnables.

Blaise. - Eh morgué, non: ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas être nés natifs de deux pays.

Fontignac. - Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité; et j'adopte sa pensée: sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons.

Blaise. - Toujours en dévalant, toujours de pis en pis.

Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimères.

Blaise. - Eh morgué, laissez-li bailler du large à ma pensée.

Fontignac. - Jé bous parlais d'échélons: eh pourquoi ces échélons, cadédis?

Blaise. - C'est peut-être parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres.

Fontignac. - Cet hommé dit d'or; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre.

Blaise. - Eh! là, là, n'appuyez pas si farme.

Fontignac. - Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous.

Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande.

Fontignac. - Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaît pas, la folie né l'attrapé qué dé loin; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue.

Blaise. - La foulie vous blesse tout à fait, vous autres; alle ne fait que m'égratigner, moi: stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes égratignures!

Fontignac. - En suivant lé dégré, j'arribe après lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'être aussi fou qué les autres.

Blaise. - Oh! à voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste.

Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mé suit.

Blaise. - En effet, la chambrière n'est pas si petiote que la maîtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle.

Fontignac. - Ellé né vient pourtant qu'après nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nôtre.

Spinette. - A quelque impertinence près, tout cela me paraîtrait assez naturel.

Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable.

Blaise. - Morgué! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes.

Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille.

Blaise. - Vous n'êtes pas chanceux en aubarges.

Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poète.

Blaise. - Il est, morgué bian écrasé.

Le Poète. - Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison.

Fontignac. - Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célèbre; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme?

Le Poète. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit.

Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende.

Fontignac, à la Comtesse. - A vous lé dé, Madame.

La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas.

Blaise. - Il n'y a qu'à la voir pour juger du paquet. Et noute médecin?

Fontignac. - Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite.

Le Médecin. - Bon! vous nous faites là de beaux contes!

Fontignac, parlant du Courtisan. - Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naître en France; quoiqué dé famille espagnolé; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage.

Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies.

Fontignac. - Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille.

Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maîtres vartigos dans voute tête.

Fontignac. - Paix, silencé; voilà notre homme qui revient.

 

Scène IX

Blectrue, un domestique, les huit Européens

Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi?

Le Poète. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit.

Blaise. - Morgué! je voulais venir, moi; je vianrai donc après.

Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramène les autres.

Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraître; je suis las de toutes ces façons.

Blectrue. - J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gâte.

 

Scène X

Blectrue, Le Poète

Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue.

Le Poète. - Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes; il est vrai que nous sommes petits.

Blectrue. - Oh! extrêmement.

Le Poète. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres.

Blectrue. - En êtes-vous bien sûr? (A part.) Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres.

Le Poète. - Je vous dis la vérité.

Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme?

Le Poète. - Hélas! oui.

Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes?

Le Poète. - Je n'en sais ma foi rien.

Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements?

Le Poète. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie?

Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses.

Le Poète. - Croyez-vous, mon cher ami?

Blectrue. - N'en doutez point, mon cher: j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaître à travers le déguisement humiliant où vous êtes: oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme.

Le Poète. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas! je sais que l'homme est bien peu de chose.

Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point.

Le Poète. - Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies?

Blectrue. - Ah! vous retombez en arrière.

Le Poète. - Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes.

Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne; mais voyons: que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes?

Le Poète. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais.

Blectrue. - Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange?

Le Poète. - Non, quelque chose de très honorable; j'étais homme d'esprit et bon poète.

Blectrue. - Poète! est-ce comme qui dirait marchand?

Le Poète. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres.

Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre.

Le Poète. - On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien?

Blectrue, surpris, l'examine sérieusement. - Voilà qui est fini, je n'espère plus rien; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à-l'âne. Continuez.

Le Poète. - Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes.

Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer là.

Le Poète. - Point du tout; cela les faisait rire.

Blectrue. - Hem?

Le Poète. - Je vous dis qu'ils riaient.

Blectrue. - Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer! les monstrueuses créatures!

Le Poète, à part. - Ce qu'il dit là est assez plaisant.

Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages?

Le Poète. - Pour être loué, et admiré même, si vous voulez.

Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange?

Le Poète. - Eh mais, c'est une chose très gracieuse.

Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant.

Le Poète. - Ce que vous dites là peut se penser.

Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres: Je suis un homme admirable?

Le Poète. - Non, vraiment; cela ne se dit point: j'aurais été ridicule.

Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito.

Le Poète. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte?

Blectrue. - Un sot admiré; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve.

Le Poète, étonné. - Il semblerait qu'il dit vrai.

Blectrue. - N'êtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi?

Le Poète. - Oui, assez; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer.

Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux.

Le Poète. - Souffrez que je me retire; je veux réfléchir tout seul sur moi-même: il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi.

Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sérieuses réflexions sur vous; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut.

 

Scène XI

Blectrue

Blectrue. - Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un?

 

Scène XII

Blectrue, Mégiste

Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures.

Mégiste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. Amènerai-je celle que vous demandez dans la sienne?

Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est.

 

Scène XIII

Blectrue seul

Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espèce. Quelle joie de les voir semblables à nous!

 

Scène XIV

Blectrue, Mégiste, Suite, Blaise, en cage.

Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue: eh! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutôt dindon de basse-cour.

Blectrue. - Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilà ouverte.

Blaise. - Ah! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il?

Blectrue. - Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre île. Cela est-il vrai?

Blaise. - Tenez, velà l'histoire de noute taille. Dès le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied.

Blectrue. - Sur ce pied-là, il faut que vous sachiez une chose.

Blaise. - Deux, si vous voulez.

Blectrue. - Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres.

Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage?

Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'étaient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous.

Blaise. - Eh! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant: apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire.

Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable.

Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par là?

Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas; et sans doute vous êtes de même?

Blaise. - Eh! palsangué, velà donc mon compte de tantôt avec les échelons du Gascon; velà ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable.

Blectrue. - Que cet aveu-là me fait plaisir! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez.

Blaise. - Non, morgué! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en être pus confus; car, morgué! ça est honteux.

Blectrue. - Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point.

Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc: cette taille ne pousse point.

Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut: peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure?

Blaise. - Eh! vrament non.

Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet.

Blaise. - Pargué! il en vaut pourtant bian la peine.

Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir; soyez-en honteux de bonne foi: c'est de quoi il s'agit apparemment.

Blaise. - Morgué! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines; ça serait pus tôt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot où je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse.

Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison.

Blaise. - Ah! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile!

Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous; n'en êtes-vous pas touché?

Blaise. - Ça est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards...

Blectrue. - C'est l'effet de la raison.

Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darnière parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah! morgué, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretière.

Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible.

Blaise. - Ah! Garnigoi, velà que ça reste là.

Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé.

Blaise, étonné et hors d'haleine. - Ça est vrai; j'en sis tout stupéfait: mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achève ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premièrement un ivrogne: parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-même.

Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse.

Blaise. - Hélas! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout: mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle: et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin!

Blectrue. - A merveille.

Blaise. - Et le compère Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal? Par bonheur qu'alle a toujours été rudânière envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie: mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compère, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nôtre?

Blectrue. - Comme il change à vue d'oeil!

Blaise. - Hélas! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grâce que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant là-dessus, qui me dit comme ça: Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velà-t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? Velà-t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l'iau gâte nos vivres; il n'y a pus ni pâte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfèvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez; velà encore une crue qui me prend: on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velà comme j'étais!

Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement.

Blaise. - Vartigué! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas être glorieux! que je vas me carrer!...

Blectrue. - Ah! que dites-vous là, mon cher? Quel sentiment de bête! Vous redevenez petit.

Blaise. - Eh! morgué, ça est vrai; me velà rechuté, je raccourcis. A moi! à moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'être humble. Jamais pus de vanité, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne!

Blectrue. - N'y revenez plus.

Blaise. - Le bon secret que l'humilité pour être grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon père m'a fait, et vous m'avez refait.

Blectrue. - Ménagez-vous donc bien désormais.

Blaise. - Oh! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dépenserai pus en suffisance.

Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi.

Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi: je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantôt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. Drès qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement.

Blectrue. - Vous raisonnez fort juste.

Blaise. - Vrament grand marci à vous.

Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point.

Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaît à dire. C'est vous qui êtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprès de vous, moi: mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition.

Blectrue. - Comment, chétive condition? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur.

Blaise. - Et c'est à cause de ça.

Blectrue. - Et ils vous mépriseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là! Eh bien! tirons parti de leur démence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas.

Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant.

 

Scène XV

Blectrue, Mégiste, Blaise, Fontignac

Mégiste. - Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler.

 

Scène XVI

Blectrue, Blaise, Fontignac

Fontignac. - Sandis! maître Blaise, n'ai-jé pas la verlue! Etés-bous l'éperlan dé tantôt?

Blaise. - Oui, frère, velà le poulet qui viant de sortir de sa coquille.

Blectrue. - Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme.

Fontignac. - Eh! cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là-dessus.

Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble.

 

Scène XVII

Fontignac, Blaise

Fontignac. - Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains; jé vous en récommandé la métamorphose.

Blaise. - Il n'y a rian de si aisé. Boutez de la raison là-dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive.

Fontignac. - Comment, dé la raison! Tantôt nous avons donc déviné juste!

Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'à être bian persuadé qu'ou êtes une bête, et déclarer en quoi.

Fontignac. - Uné bêté? Né pourrait-on changer l'épithéte? Ce n'est pas que j'y répugne.

Blaise. - Nenni, morgué! c'est la plus balle pensée qu'ou aurez de voute vie.

Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaîtré?

Blaise. - Fort bian.

Fontignac. - Eh donc! la bêtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gît mon mal: c'était lé vôtre; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat.

Blaise. - Bon, morgué! c'est ce que je voulons dire: ça va grand train. Il baille appétit de s'accuser, ce garçon-là. Est-ce là tout?

Fontignac. - Non, non: mettez qué jé suis mentur.

Blaise. - Sans doute, puisqu'ou êtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion?

Fontignac. - Entré nous, tout mé sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude.

Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole.

Fontignac. - Comment ça sé fait-il? car jé suis mentur et vavillard en même temps.

Blaise. - N'importe, maugré qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-là qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot.

Fontignac. - Jé né hais pas cetté pensée; elle est fantasque.

Blaise. - Revenons à vos misères. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac.

Fontignac. - Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur.

Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-là, il me faut du conseil; car faura peut-être vous étouffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligé d'en avartir les habitants.

Fontignac. - Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux.

Blaise. - C'est peut-être les rivières?

Fontignac. - Non: pis qué tout céla.

Blaise. - Eh! morgué, parlez vite.

Fontignac. - C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais; jé les rendais avugles; en un mot, j'étais un flattur.

Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est épouvantable, et je sis tout escandalisé.

Fontignac. - Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maîtré, il en a plus dé moitié dé ma façon.

Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-là.

Fontignac. - J'en respiré à peine.

Blaise. - Vous allez donc hausser.

Fontignac. - Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maîtré. N'attendons pas, courons; jé suis pressé.

Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte.

 

Acte II

 

Scène première

Fontignac, Blaise, Spinette

Ils entrent comme se caressant.

Fontignac, à Blaise. - Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi: en un mot; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure.

Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas: mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi; je te dois autant que tu dois à Blaise.

Fontignac. - Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés.

Blaise. - Pargué! j'ons bian de la satisfaction de tout ça: j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian: et velà trois malades qui sont devenus médecins; car vous êtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette.

Spinette. - Hélas! je ne demande pas mieux que de leur rendre service.

Fontignac. - Ah! jé lé crois; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation.

Blaise. - Ça est admirable! Comme on deviant honnêtes gens avec cette raison!

Fontignac. - Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'âmé.

Blaise. - Et la mienne est si bian reposée!

Spinette. - La raison est un si grand trésor.

Blaise. - Morgué! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille.

Spinette. - Je vous suis bien obligée de l'avertissement.

Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes.

Fontignac. - Jé m'estimérais bien fortuné dé l'être autant qu'elle.

Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou êtes purgé à fond.

 

Scène II

Mégiste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le Médecin

Mégiste. - Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grâce de vous l'amener pour vous voir.

Blaise. - Eh! où est-il donc?

Fontignac. - Jé né l'aperçois pas non plus.

Le Médecin. - Me voilà.

Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait là; mais je ne savais pas ce que c'était. Je pense que c'est noute médecin?

Le Médecin. - Lui-même.

Spinette. - Allons! mes amis, il faut tâcher de le tirer d'affaire.

Le Médecin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays.

Fontignac. - Né comptez pas l'estimé dé ces fous.

Le Médecin. - Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre?

Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici?

Le Médecin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il?

Blaise. - Queu pauvreté avec son bian! c'est comme un enfant qui crie après sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez.

Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était.

Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite?

Fontignac. - Sans douté; l'honnur vous appartient; vous êtes lé doyen dé tous.

Blaise. - Eh! morgué, pus d'honneur, je n'en voulons pus tâter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre réchappé des Petites-Maisons.

Fontignac. - Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté.

Spinette. - Moi, Messieurs! c'est à moi à me taire où vous êtes.

Le Médecin. - Eh! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre.

Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilité marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnée l'ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse: mais je vas être brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures: demandez putôt aux camarades.

Fontignac. - Oui, votre santé en dépend.

Le Médecin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point.

Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes.

Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez.

Le Médecin. - Des injures à un docteur de la Faculté!

Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire.

Le Médecin. - Voyons donc ce que c'est.

Fontignac. - Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maître Blaisé, et l'écoutons.

Blaise. - Premièrement, faut commencer par vous dire qu'on êtes un sot d'être médecin.

Le Médecin. - Voilà un paysan bien hardi.

Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fâcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là-bas?

Le Médecin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine.

Blaise. - Maugré la doctraine de la Faculté?

Le Médecin. - Il ne me fut pas possible de la réchapper.

Blaise. - Avez-vous des enfants?

Le Médecin. - Non.

Blaise. - Ni en bien ni en mal?

Le Médecin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans.

Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde?

Le Médecin. - Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre.

Blaise. - C'est que c'était pour la darnière fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou êtes riche?

Le Médecin. - Sans doute.

Blaise. - Eh mais, morgué, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'être médecin. Encore est-ce, quand c'est la pauvreté qui oblige à tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours à dire qu'ou êtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls.

Le Médecin. - Mais enfin...

Fontignac. - Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne.

Spinette. - Assurément.

Le Médecin, en colère. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi.

Spinette. - Il n'a pas laissé que d'être frappé, il y reviendra.

 

Scène III

Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette

Fontignac. - Ah! voilà l'honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras.

Blaise. - Oh! je lui ai déjà rendu mes grâce.

Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'état où vous êtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades.

Blaise. - Je venons d'en *rater un tout à l'heure; et les autres sont bian opiniâtres, surtout le courtisan et le philosophe.

Spinette. - Pour moi, j'espère que je ferai entendre raison à ma maîtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien!

Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-être.

Blaise. - Pargué! noute çarvelle serait biantôt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue: tantôt, en passant, j'ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit: Vous velà donc grand! Ça vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis: Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilèges, c'est moi qui les demande. Et pis vous êtes venu, et j'en avons resté là. Qu'est-ce que ça signifie?

Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration.

Blaise. - Une déclaration d'amour à ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça?

Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi.

Blaise. - Allons, allons, vous êtes un gausseux.

Spinette. - Monsieur Blectrue aime à rire.

Blectrue. - Non, certes, je parle sérieusement.

Fontignac. - Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir.

Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle?

Fontignac. - D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste.

Blaise. - Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse.

Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque?

Blaise. - Adieu la *voiture!

Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servît qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre.

Blaise. - Morgué! les femmes n'ont qu'à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire.

Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés.

Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombée.

Spinette. - Hélas! Monsieur, actuellement j'en ai peur.

Blaise. - Eh! morgué, faites donc vite. Venez à repentance; velà voute taille qui s'en va.

Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement.

Fontignac. - Vous êtes bien pressante.

Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maîtresse gémit; permettez que je travaille à la tirer d'affaire; je veux lui parler.

Blaise. - Laissez-moi vous aider itou.

Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amène.

Fontignac. - Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maître.

 

Scène IV

Blaise, Spinette

Blaise. - Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, à nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça!

Spinette. - Tout me charme ici.

Blaise. - Morgué! tenez, velà cette fille qui m'a tantôt cajolé, qui viant à nous.

 

Scène V

Spinette, Blaise, une Insulaire

L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous êtes.

Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant à l'égard du biau garçon, il n'y a point de ça ici.

L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel.

Blaise, à Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais?

L'Insulaire. - Assurément.

Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. (A Spinette.) Je sis bian sévère, est-ce pas?

L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si désagréable?

Blaise, à part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rêve. Morgué! queu dommage de rudoyer ça!

Spinette. - Maître Blaise, la conquête d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention.

Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu'à m'aimera; qu'alle aille son train.

L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste!

Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore résolu que ça soit divartissant.

L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur.

Blaise. - Là, là, ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous?

L'Insulaire. - Passe pour cela.

Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu.

 

Scène VI

La Comtesse, Spinette, Blaise

La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse.

Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau.

Spinette. - Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste: cela s'est vérifié.

La Comtesse. - Quelles chimères! est-ce que je suis folle?

Blaise. - Eh oui! morgué, velà cen que c'est.

La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrémité suis-je réduite!

Blaise. - Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi.

Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison.

Blaise. - Bon, bon, attrapé! Faut qu'alle oublie sa figure! Velà un biau chiffon pour tant courir après! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout.

Spinette. - Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maîtresse; mais je me suis rendue.

Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour?

Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour.

La Comtesse. - Mes larmes m'empêchent de parler.

Blaise. - Velà qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse: voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian.

Spinette. - Cela est vrai.

Blaise. - Ne vous fâchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons.

La Comtesse, à Spinette. - Mais de grâce, apprenez-moi mes folies!

Spinette. - Eh! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m'en une.

Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse.

Spinette. - Et la beauté?

Blaise. - Ça fait les femmes si sottes!...

La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse?

Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle.

Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou êtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent.

La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie!

Blaise. - Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médecaine.

La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites.

Blaise. - Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée.

Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette.

Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir?

Spinette. - C'est cela même.

Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille.

Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre?

Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait?

Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille: il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier: il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux: tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit: il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre.

La Comtesse, soupirant. - Ah!

Blaise. - Queu tas de balivarnes! Velà une tarrible condition que d'être les yeux d'une coquette!

Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-là? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève: voilà cette tête en état: voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper!

Blaise. - Mais de cette manière-là, vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou êtes comme des fusils.

Spinette. - A peu près, mon pauvre Blaise.

La Comtesse. - Ah ciel!

Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie.

Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance: Qui sont-ils ces gens-là? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-là? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilà bêtes. Etaient-ils vifs? les voilà fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la géante! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire.

La Comtesse. - Arrête, Spinette, arrête, je te prie.

Blaise. - Pargué! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drôle de parfide! Faudrait, morgué! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là. Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanité qui leur dit: Courage! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise: qu'est-ce que c'est que tout ça?

Spinette. - Achevez, maître Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit.

Blaise. - Pargué! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un étourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue: des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on ôte à celle-là; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire.

Spinette. - Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison.

La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre: j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens.

Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie; velà le pus biau jet qui se fera jamais.

Spinette. - Ah! ma chère maîtresse, que je suis contente!

La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et à toi aussi, Spinette!

Blaise. - Morgué; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuée toute roide.

La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse!

Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes.

Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace.

La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvé la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût?

Blaise. - Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné.

La Comtesse. - Très aimable, et je l'ai remarqué.

Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée.

Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur.

 

Scène VII

La Comtesse, Spinette, Blaise, Parmenès, Floris

Floris. - Que vois-je? Ah! mon frère, la jolie personne!

Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantôt.

Spinette. - C'est ma maîtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue.

Parmenès. - Quoi! vous, Madame?

La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire.

Floris. - Et mon petit mâle?

Blaise. - On travaille à li faire sa taille à ceti-là: le Gascon est après, à ce qu'il nous a dit. .

Floris, à la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l'état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié.

La Comtesse. - J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci.

Floris. - Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait à mon frère de s'expliquer là-dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi.

Parmenès. - Doucement, ma soeur.

La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraître; elle ne risquera point de déplaire.

Blaise. - Eh! morgué, à propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut répondre; c'est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C'est les hommes qui font les pimbêches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera.

La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas.

Spinette. - Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue.

Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme.

La Comtesse. - La pratique de cet usage-là m'est bien neuve; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes.

Floris. - Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler.

Spinette. - Oui, oui, cela est extrêmement juste.

La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu.

Spinette. - Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là.

La Comtesse. - Comme vous voudrez.

Floris. - Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangère, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse.

Blaise. - Je sis discret itou, moi.

Spinette. - Et moi aussi, et je sors.

Blaise. - Allons voir si voute petit mâle de tantôt est bian avancé.

Floris, à la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-soeur.

 

Scène VIII

La Comtesse, Parmenès

Parmenès. - Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux.

La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble.

Parmenès. - Nous vous sommes obligés de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier.

La Comtesse soupire. - Hem! oui.

Parmenès. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous être utile.

La Comtesse. - Vous avez bien de la bonté.

Parmenès. - Parlez hardiment, Madame.

La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres.

Parmenès. - Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables?

La Comtesse. - Je suis pénétrée de leur sagesse; mais...

Parmenès. - Quoi! Madame? achevez.

La Comtesse. - J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes.

Parmenès. - Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt.

La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous.

Parmenès. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore.

La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même?

Parmenès. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons.

La Comtesse. - Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie.

Parmenès. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idée; aidez-moi à savoir ce que c'est.

La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple?

Parmenès. - Eh bien! cela n'est pas défendu: l'amour est un sentiment naturel et nécessaire; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler.

La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais.

Parmenès. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un?

La Comtesse. - Oui, Prince.

Parmenès. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible.

La Comtesse. - Me le promettez-vous?

Parmenès. - On ne saurait répondre que de soi.

La Comtesse. - Je le sais bien.

Parmenès. - Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare.

La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah!

Parmenès. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre.

La Comtesse. - Vous êtes aussi généreux qu'aimable.

Parmenès. - Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l'être. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici; mon nom est Parmenès, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts.

 

Scène IX

Parmenès, La Comtesse, Fontignac

Fontignac. - Ah! Madame, je vous réconnais; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmène Madame; l'esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires.

Parmenès. - Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire.

Fontignac. - Il y aura dé la vésogne après lui; car c'est une cervelle dé courtisan.

 

Acte III

 

Scène première

La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise

La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même?

Blaise. - Eh! morgué, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velà Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux: ce qui vous sera bian agriable à entendre.

Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, où vous êtes comme enseveli.

Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-même!

Blaise. - Velà noute médecin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensé étouffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous étoufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostiné, avec ce faiseur de vars, qui est rechuté, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche.

La Comtesse. - Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure.

Spinette. - Il en faut venir là, Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement.

Le Courtisan. - Quelle situation!

Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velà pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandée, et tout ce qu'alle a supporté dans son pauvre esprit, et les bêtises dont je l'avons blâmée; demandez-li le houspillage.

Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous?

Le Courtisan. - Ah! Madame, quel événement! je vous demande en grâce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac.

La Comtesse. - Oui, mon frère, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus.

Fontignac, à Blaise, à part. - Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prêter main-forte si j'en ai bésoin.

Blaise. - Non, je rôderons à l'entour d'ici.

 

Scène II

Le Courtisan, Fontignac

Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé.

Fontignac. - Jé lé crois: la raison et vous, dans lé fond, vous n'êtes vrouillés qué faute dé vous entendre.

Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle?

Fontignac. - L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une manière exemplaire, en vérité.

Le Courtisan. - Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là?

Fontignac. - On dit en effet qué son âme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations: Où en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colères brochant sur le tout. La vanité défendait le logis; mais enfin la raison l'a serrée dé si près, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenêtres, et jé régarde déjà la vôtre commé sautée.

Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilà mon embarras.

Fontignac. - Jé vous fais excuse; vous êtes fourni; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet.

Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point.

Fontignac. - Eh bien! jé vous mettrai en pays dé connaissance!

Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac?

Fontignac. - Moi, plaisanter dans lé ministère qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle! Vous n'y pensez pas.

Le Courtisan. - Où est-il donc cet aveugle?

Fontignac. - Monsieur, avrégeons; la vie est courte; parlons d'affaire.

Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiètes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques.

Fontignac. - Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins; on né peut les rémuer qu'ils né répandent.

Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude?

Fontignac. - C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez? Qué pensez-vous?

Le Courtisan. - Que vous oubliez entièrement à qui vous parlez.

Fontignac. - Eh! cadédis, quittez la bavette; il est bien temps qué vous soyez sévré.

Le Courtisan. - Voilà un faquin que je ne reconnais pas. Où est donc le respect que tu me dois?

Fontignac. - Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot; mais j'ai perdu lé hochet.

Le Courtisan. - Misérable!

Fontignac. - Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre? Céla s'en va-t-il sans doulur? et né va-t-on pas son train? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tête qu'il faut vous rémettre! tête dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut être. Vous criérez: Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd.

Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colère...

Fontignac. - Eh! cadédis, qu'en feriez-vous? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale.

Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous êtes, retirez-vous.

Fontignac. - Pour lé moins entamons lé sujet.

Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici.

 

Scène III

Le Courtisan, Fontignac, Blaise

Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends là? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fâche?

Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde.

Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence.

Blaise. - Qui, li?

Fontignac. - Hélas! maîtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez.

Blaise. - C'est qu'ou êtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras.

Le Courtisan. - La vue de cet impudent-là m'indigne.

Blaise. - Jarnigué! et moi itou. Il li appartient bian de fâcher un mignard comme ça, à cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand.

Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque.

Blaise. - Eh! morgué, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas.

Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti.

Blaise. - Tenez, il m'est obligé, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnête? Il n'est déjà pus si glorieux comme dans ce vaissiau où il ne me regardait pas. Morgué, ça me va au coeur: allons, qu'en se mette à genoux tout à l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour être à son niviau.

Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas.

Blaise, à Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier?

Fontignac. - Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous êtes vénu, jé né faisais que peloter; jé lé préparais.

Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-même; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, à celle fin que ça ne vous apporte guère de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bêtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnêtement. Où en étiez-vous?

Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage.

Blaise. - Je ne prétends pas qu'il vous parle à vous, car il n'en est pas daigne; ce sera à moi qu'il parlera à l'écart.

Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur.

Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis?

Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. (A Fontignac.) Vous rapportez des emprunts: qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende?

Fontignac. - Sans doute; mais il était trop généreux pour payer ses dettes.

Blaise. - Tenez, cet étourdi qui reproche aux gens d'être généreux! (Au Courtisan.) Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de générosité-là; alle a la phisolomie un peu friponne.

Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire.

Fontignac. - Jé m'expliqué: c'est qué Monsieur avait lé coeur grand.

Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian?

Fontignac. - Tout juste. Les grandes âmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice.

Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fût la justice qui eût étouffé la noblesse.

Fontignac. - D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne.

Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble à un brochet dans un étang. Vous n'avez pas été si méchamment goulu que ça, peut-être?

Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là.

Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugé queuque poisson.

Fontignac. - Là-bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien!

Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit.

Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou étiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez.

Fontignac. - Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage?

Blaise, au Courtisan. - Morgué! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face.

Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde: Jé vous aime?...

Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangé de vendre du noir?

Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mêmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font.

Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fâche. Il dit qué vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprès. Cassez-moi ce ressort-là; en dirait d'un torne-broche quand il est monté.

Fontignac. - Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire.

Blaise. - Velà de sottes gens que ces sots-là! Qu'en dites-vous? A-t-il raison?

Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui réponde, dès qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition?

Blaise. - Morgué, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition.

Fontignac. - Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang.

Blaise. - Ah! ça est honnête, et vous devez être content de la diffarance; car velà, par exemple, un animal chargé de vivres: et bian! les vivres sont bons, je serais bian fâché d'en médire; mais de ceti-là qui les porte, il n'y a pas de mal à dire que c'est un animal, n'est-ce pas?

Fontignac. - Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux.

Blaise, au Courtisan. - De l'amiquié? oui-da, baillez-li cette libarté-là, ça vous ravigotera.

Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tâchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction: Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé même. Tu n'as pas tort; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tâche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah! sandis, qué jé t'aime! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grâce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise.

Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traîtreux, vous autres!

Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon éloge.

Fontignac. - Ah! lé fourbe qué j'étais! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé.

Blaise. - Ça est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent.

Fontignac. - Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde: donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à même: la fiction mé fournissait mes matières; c'était lé moyen dé n'en pas manquer.

Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre?

Fontignac, à Blaise. - Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse?

Blaise. - Faut savoir ça. (Au Courtisan.) Voulez-vous à cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça?

Le Courtisan. - Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable

Blaise. - Tout de bon? (A Fontignac.) Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine à s'amender! Bon! le velà à point: velà le niviau. (Il le mesure avec lui.)

Le Courtisan, qui a rêvé, leur tend la main à tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux.

Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? Morgué! vous revenez de loin!

Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasié; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur.

Blaise, à Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle.

 

Scène IV

Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le Poète, Le Philosophe

Blectrue. - Arrête! arrête!

Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du Poète.

Blaise. - D'où viant donc ce tapage-là?

Blectrue. - C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là; car ils ne veulent rien faire pour elles.

Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde?

Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire: mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise.

Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux.

Blaise. - Misérable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requête qui nous blâme?

Le Poète. - Moi, je ne vous veux pas de mal.

Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous?

Le Poète. - Point du tout; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux.

Le Philosophe. - Poète insolent!

Le Poète, se débattant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué.

Le Courtisan. - Faire des vers en cet état-là! cela n'est pas concevable.

Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé.

Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lâche.

Blectrue. - Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui: mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre.

Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point.

Blaise. - Tenez, ne velà-t-il pas un homme bian peigné pour dire: je veux!

Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri?

Blaise. - En devenant sage. (Aux autres.) Laissez-nous un peu dire.

Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse?

Blaise. - C'est de n'être pas fou.

Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guéris pourtant pas.

Le Poète. - Ni ne guériras.

Blaise, au poète. - Taisez-vous, petit sarpent. (Au Philosophe.) Vous dites que vous n'êtes pas fou, pauvre rêveux: qu'en savez-vous si vous ne l'êtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose?

Blectrue. - Fort bien.

Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi.

Blaise. - Eh! pourquoi ça?

Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'être.

Blaise. - Eh bian! morgué, me velà pris; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gâte.

Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux.

Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables.

Le Philosophe. - Comment, on me fera violence?

Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux.

Le Poète. - Un poète aux Petites-Maisons!

Blaise. - Eh! pargué, c'est vous mener cheux vous.

Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne.

Blaise. - Ça fait compassion. (Au Courtisan, à part.)

Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement.

 

Scène V

Floris, le Courtisan, Blaise

Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux.

Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame.

Blaise. - Ah! c'était biau à voir!

Floris. - Que vous êtes aimable de cette façon-là!

Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix; mais, après cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur.

Blaise. - Ah! nous y velà avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criauté.

Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc?

Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrête ici pour voir comment ça fera.

Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien.

Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là. Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là-dessus: quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changées.

Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmité-là.

Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là.

Blaise. - Ça nous ravale trop: je sommes ici la force, et velà la faiblesse.

Floris. - Souvenez-vous que vous êtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends à me résister, mais en même temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse: n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez être, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-même.

Blaise. - Pargué! vélà des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guère.

Le Courtisan. - Il faut donc se rendre à ce qui vous plaît, Madame?

Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime.

Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur...

Floris. - Arrêtez, de grâce, je sens que je vous mépriserais.

Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour à deux mains: vous allez comme une brouette.

Floris. - Vous me forcerez à vous quitter.

Le Courtisan. - J'en serais bien fâché.

Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise?

Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela.

Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable.

Blaise. - Ne vélà-t-il pas encore une taille qui va dégringoler?

Le Courtisan, à Floris qui s'en va. - Madame, écoutez-moi: quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrête point; et assurément vous devez, ce me semble, être contente de mon indifférence. Quand même vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler.

Floris. - Cette indifférence-là ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire.

 

Scène VI

Le Courtisan, Blaise

Le Courtisan, soupirant. - Ah!

Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignité humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint.

Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie.

Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller.

Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime!

Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça à moi, et il n'y a pas de mal à l'aimer en cachette; ça est honnête; et mêmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-là qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maîtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilités et de petits mots qui sont si friands? Mais, morgué, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantôt. Morgué! tenez, je l'aparçois qui viant à moi. Je vas tout à cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollé d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous: là, sans mot dire.

 

Scène VII

Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire

Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquête dont voici lé sujet. (En montrant l'insulaire.)

Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou êtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requête, à quoi prétend-il!

Fontignac. - D'abord à votre coeur, ensuite à votre main.

L'Insulaire. - Voilà ce que c'est.

Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. Voilà bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-là d'une femme? faut bian d'autres çarimonies.

Fontignac. - Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement.

L'Insulaire. - J'ai compté sur l'amitié que vous avez pour Fontignac.

Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian: j'avons une autre arusmétique.

Fontignac. - Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cède la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaît, cetté tendre et charmante fille.

Blaise. - Eh! mais, en vérité, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais où les mettre.

L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine: et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour...

Blaise. - Je ne dis pas ça.

Fontignac. - Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche!

Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence à me rendre las. Je vais signer la requête.

Le Courtisan. - Finis.

Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage.

Blaise, à l'Insulaire. - Morgué! il n'y a donc pus de répit; ou êtes bian pressée, ma mie?

L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer?

Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendré, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillé.

L'Insulaire. - Me voilà contente.

Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velà une autre amoureuse qui viant. (Au Courtisan.) Préparez-li une bonne moue, et regardéz-moi-la par-dessus les épaules.

 

Scène VIII

Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris

Floris. - Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence même commence à m'alarmer.

Le Courtisan la regarde sans rien dire.

Blaise, à Floris. - Vous n'êtes pas encore si malade.

Floris. - Faites-moi la grâce de me répondre.

Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point.

Blaise. - Ca est bon; ça tire honnêtement à sa fin.

Floris. - Mes alarmes que vous ne haïssez point? Expliquez-vous plus clairement.

Le Courtisan la regarde sans répondre.

Blaise. - Morgué! velà des yeux bian clairs!

Floris. - Ils me disent que vous m'aimez.

Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent.

Fontignac. - Cé sont des échos.

Floris. - Les en avouez-vous?

Le Courtisan. - Vous le voyez bien.

Blaise. - Ca est donc bâclé?

Floris. - Oui, cela est fait: en voilà assez; et je me charge du reste auprès de mon père.

Fontignac. - Vous n'irez pas lé chercher, car il entre.

 

Scène IX

Le Gouverneur, Parmenès, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan

La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits: je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils.

Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez.

La Comtesse. - Tendrement.

Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça.

Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils; aimez-vous Madame?

Parmenès, honteusement. - Oui, mon père.

Floris. - J'ai besoin de la même grâce, mon père, et je vous demande Alvarès.

Le Gouverneur. - Je consens à tout. (En montrant Spinette.) Et cette jolie fille?

Blaise. - Je vas faire son compte. (A Fontignac.) Vous m'avez tantôt présenté une requête, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça?

Fontignac. - Jé rougis sous lé chapeau.

Blaise. - Ça veut dire: tope. Où est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour écrire le contrat?

Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fêtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables.

 

Divertissement

M. Legrand chante.

Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse;

Vous pouvez, sans faiblesse,

Former d'amoureux sentiments.

La Raison, dont les lois sont prudentes et sages,

Ne vous défend pas d'être amants,

Mais d'être amants volages.

I. Menuet

dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte.

Mlle Legrand chante.

Quel plaisir de voir l'Amour,

Dans cet heureux séjour,

A la Raison faire sa cour!

Que ses armes

Ont pour nous de charmes!

Tous nos désirs,

Tous nos soupirs

Sont des plaisirs.

II. Menuet

dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand.

Mlle Labatte chante.

Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs,

Dans cette île charmante,

D'une flamme innocente

Nous y ressentons les ardeurs,

Et la Raison gouverne les faveurs

Que l'Amour nous présente.

Vaudeville

I. Couplet par M. Dufresne.

Toi qui fais l'important,

Ta superbe apparence,

Tes grands airs, ta dépense,

Séduisent un peuple ignorant;

Tu lui parais un colosse, un géant.

Ici, ta grandeur cesse;

On voit ta petitesse,

Ton néant, ta bassesse;

Tu n'es enfin, chez la Raison,

Qu'un petit garçon,

Qu'un embryon,

Qu'un myrmidon.

II. Couplet par M. Du Mirail.

Philosophe arrogant,

Qui te moques sans cesse

De l'humaine faiblesse,

Tu t'applaudis d'en être exempt:

Dans l'univers tu te crois un géant.

Par la moindre disgrâce,

Ton courage se passe,

Ta fermeté se lasse.

Tu n'es plus, avec ta raison,

Qu'un petit garçon,

Qu'un embryon,

Qu'un myrmidon.

III. Couplet par Mlle Jouvenot.

Mortel indifférent,

Qui sans cesse déclames

Contre les douces flammes

Que fait sentir le tendre enfant,

Auprès de lui tu te crois un géant.

Qu'un bel oeil se présente,

Sa douceur séduisante

Rend ta force impuissante.

Tu n'es plus, contre Cupidon,

Qu'un petit garçon,

Qu'un embryon,

Qu'un myrmidon.

IV. Couplet par Mlle Legrand.

Qu'un nain soit opulent,

Malgré son air grotesque

Et sa taille burlesque,

Grâce à Plutus, il paraît grand:

L'or et l'argent de lui font un géant,

Mais sans leur assistance,

La plus belle prestance

Perd son crédit en France;

Et l'on n'est, quand Plutus dit non,

Qu'un petit garçon,

Qu'un embryon,

Qu'un myrmidon.

V. Couplet par Mlle Quinault.

Que tu semblais ardent,

Mari, quand tu pris femme!

De l'excès de ta flamme

Tu lui parlais à chaque instant:

Avant l'hymen, tu te croyais géant.

Six mois de mariage

De ce hardi langage

T'ont fait perdre l'usage.

Tu n'es plus, pauvre fanfaron,

Qu'un petit garçon,

Qu'un embryon,

Qu'un myrmidon.

VI. Couplet par M. Quinault.

Il n'y a pas longtemps

Que j'avais la barlue.

Ma foi, j'étais bian grue!

Chez vous, Messieurs les courtisans,

Je croyais voir les plus grands des géants.

Aujourd'hui la leunette

Que la raison me prête

Rend ma visière nette.

Je vois dans toutes vos façons,

Des petits garçons,

Des embryons,

Des myrmidons.

VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre.

Partisans du bon sens,

Vous, dont l'heureux génie

Fut formé par Thalie,

Nous en croirons vos jugements.

Chez vous, des nains ne sont point des géants.

Si notre comédie

Par vous est applaudie,

Nous craindrons peu l'envie,

Vous contraindrez, par vos leçons,

Les petits garçons,

Les embryons,

Les myrmidons.

 

La Seconde surprise de l'amour

 

Adresse

Comédie en trois actes, en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens français le 31 décembre 1727

A son Altesse sérénissime Madame la Duchesse du Maine

Madame,

Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j'étais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-là. Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la délicatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de même; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a même vu Votre Altesse Sérénissime s'y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité; mais elle doit être modeste, et voici pourquoi: les esprits aussi supérieurs que le vôtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goût qu'ils le pèsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu égard à ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a été aussi loin qu'il pouvait aller; et voilà positivement le cas où se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu'elle avait à peu près le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grâce? Ne sait-on pas dans le monde toute l'étendue de vos lumières? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique! La finesse de votre goût n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées; et ce que je dis là, Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là-dessus qu'une réflexion à faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu'on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un très profond respect,

Madame,

de Votre Altesse Sérénissime,

le très humble et très obéissant serviteur,

DE MARIVAUX.

 

Acteurs

La Marquise, veuve.

Le Chevalier.

Le Comte.

Lisette, suivante de la Marquise.

Lubin, valet du Chevalier.

Monsieur Hortensius, pédant.

 

Acte premier

 

Scène première

La Marquise, Lisette

La Marquise entre tristement sur la scène; Lisette la suit sans qu'elle le sache.

La Marquise, s'arrêtant et soupirant. - Ah!

Lisette, derrière elle. - Ah!

La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends là? Ah! c'est vous?

Lisette. - Oui, Madame.

La Marquise. - De quoi soupirez-vous?

Lisette. - Moi? de rien: vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.

La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre?

Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis: j'attends le reste.

La Marquise. - Je vous ai appelée, moi?

Lisette. - Oui, Madame.

La Marquise. - Allez, vous rêvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous.

Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame.

La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi.

Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse.

La Marquise. - Ma tristesse me plaît.

Lisette. - Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.

La Marquise. - Ah! voyons donc où cela ira.

Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.

La Marquise. - Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère.

Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu: il vaut mieux quereller que soupirer.

La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.

Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-là; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.

La Marquise. - Eh! ce que je dis là n'est que trop vrai: il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après!

Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant.

La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je.

Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler: est-ce que tous les hommes sont morts?

La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes?

Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là? Que le ciel les conserve! ne méprisons jamais nos ressources.

La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison!

Lisette. - Comment donc par un effort de raison? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.

La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.

Lisette. - Ah çà, Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est: quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous réussit on ne peut pas mieux.

La Marquise. - Que vous êtes folle! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit.

Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposé; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame.

La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point.

Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela: il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. (On apporte la toilette. Elle prend un siège.) Allons, Madame, mettez-vous là, que je vous ajuste: tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.

La Marquise. - Oh! tu m'ennuies: qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne.

Lisette. - De grâce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.

La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos.

Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.

La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible état.

Lisette. - Il n'y a donc qu'à emporter la toilette? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris.

La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté.

Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis.

La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable?

Lisette. - Extrêmement changée.

La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.

Lisette. - Ah! je respire, vous voilà sauvée: allons, courage, Madame.

On rapporte le miroir.

La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue.

Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux: ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence; ils ne demandent qu'à faire du mal.

La Marquise, rendant le miroir. - Tu rêves; on ne peut pas les avoir plus battus.

Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites: que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.

La Marquise. - Que me veut son maître? je ne vois personne.

Lisette. - Il faut bien l'écouter.

 

Scène II

Lubin, La Marquise, Lisette

Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras...

Lisette. - Abrège, abrège, il t'appartient bien d'embarrasser Madame!

Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'être honnête?

La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il?

Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier.

Lisette. - Quel original!

Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte.

La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux.

Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure; c'est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette après-dînée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras.

Lisette. - Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent.

La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a à me dire? Car je suis dans l'affliction.

Lubin, d'un ton triste, et à la fin pleurant. - Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion à tout le monde.

Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure.

Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnêteté.

Lisette. - Tais-toi.

La Marquise. - Dis à ton maître qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. (Elle soupire en s'en allant.) Ah!

 

Scène III

Lisette, Lubin

Lisette. - La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs.

Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi.

Lisette. - Qu'il s'en garde bien: dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrête que pour cela; ma maîtresse n'en a déjà que trop, et je veux tâcher de l'en guérir: entends-tu?

Lubin. - Pardi! tu cries assez haut.

Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir?

Lubin. - Ma foi, de rien: moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard.

Lisette. - Le plaisant garçon!

Lubin. - Oui, mon maître soupire parce qu'il a perdu une maîtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment.

Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah!

Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange; j'ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en être plus triste. (Il rit.) Eh, eh, eh!

Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit.

Lubin, riant. - Adieu, adieu.

Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense?

Lubin. - Oui-da, je te lorgne.

Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre à pleurer.

Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir?

Lisette. - Va-t'en; ton maître t'attendra.

Lubin. - Je ne l'en empêche pas.

Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain: retire-toi.

Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille.

Lisette. - Bonjour, l'ami.

 

Scène IV

Lisette, seule.

Lisette. - Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothèque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers!

 

Scène V

Hortensius, Lisette

Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle.

Hortensius. - Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendît plus dignes de ma prompte obéissance.

Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique.

Hortensius. - La rhétorique que je sais là-dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise.

Lisette. - Mais ce que vous me dites là est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique.

Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en état de soutenir thèse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme.

Lisette. - Un argument à moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tâter de cela: adieu.

Hortensius. - Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant.

Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela?

Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien: ergo, vous me devez le vôtre.

Lisette. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez: on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien: ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour.

Hortensius, l'arrêtant. - La raison répond...

Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mêle point, les filles de mon âge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme.

Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés.

Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français.

Hortensius. - On peut vous les traduire.

Lisette. - Achevez donc, car j'ai hâte.

Hortensius. - Je crois les avoir serrés dans un livre.

Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. (Elle sort.)

Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j'ai pris la liberté de m'appeler le Pâris de l'aventure: les voilà, cela est galant.

 

Scène VI

La Marquise, Hortensius

La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris? à qui parliez-vous? Voyons ce papier.

Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication.

La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant: où sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur?

Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir?

La Marquise. - Montrez. (Un laquais vient.) Voici Monsieur le Chevalier, Madame.

La Marquise. - Faites entrer. (Et à Hortensius.) Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt.

 

Scène VII

La Marquise, Le Chevalier

Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.

La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste.

Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.

La Marquise. - Que me dites-vous là! Vous m'inquiétez; que vous est-il donc arrivé?

Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.

La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte?

Le Chevalier. - C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père: il a continué de la persécuter; et lasse; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre: il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile; j'ai été témoin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.

La Marquise. - En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.

Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'êtes que trop affligée vous-même.

La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gênez point; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.

Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres.

La Marquise. - J'en suis persuadée; mais venons au reste: que me voulez-vous?

Le Chevalier. - Je ne verrai plus Angélique; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir.

La Marquise. - Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.

Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même; la lire est la seule grâce que je lui demande; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger...

La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire; je sais à présent votre caractère comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier: mais la lettre n'est point cachetée.

Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis: puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.

La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent: lisons la lettre.

Elle lit.

"J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens: après tout, qu'aurais-je été chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir."

Répétant les derniers mots, et s'interrompant.

Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir! Mais cela est étonnant: ce que vous dites là, Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-là! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons.

Elle relit.

"Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être; et j'avoue que j'offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes."

Après avoir lu, et rendant la lettre.

Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là, vous n'êtes point à plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas.

Le Chevalier. - Vous savez combien son amitié m'était chère.

La Marquise. - Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient:

Le Chevalier. - Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore!

La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-là, nous l'avons donc perdu tous deux.

Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.

La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.

Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant.

La Marquise. - En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre.

Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.

La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous: il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique.

Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.

La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.

Le Chevalier. - En vérité, je crois que vous avez raison.

La Marquise. - Nous sommes voisins.

Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.

La Marquise. - Nous sommes affligés, nous pensons de même.

Le Chevalier. - L'amitié nous sera d'un grand secours.

La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture?

Le Chevalier. - Beaucoup.

La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper: il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant: voulez-vous être de la partie?

Le Chevalier. - Voilà qui est fini, Madame; vous me déterminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne: vous avez renoncé à l'amour et moi aussi; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.

La Marquise. - Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis: allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantôt. (Et à part.) En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.

 

Scène VIII

Le Chevalier, Lubin

Le Chevalier, seul, un moment. - Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée; que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore: quelle solidité d'esprit! quelle bonté de coeur! C'est un caractère à peu près comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là; oui, je la préfère à tous les amis du monde. (Il appelle Lubin.) Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin.

 

Scène IX

Lubin, Le Chevalier

Lubin répond derrière le théâtre. - Monsieur!... (Et puis il arrive très triste.) Que vous plaît-il, Monsieur?

Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste?

Lubin. - Hélas! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne; je suis fâché de ce que nous partons; si nous restions, je serais fâché de même.

Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ.

Lubin. - Nous ne partons point!

Le Chevalier. - Non, j'ai changé d'avis.

Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet.

Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à le défaire.

Lubin. - J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne?

Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres.

Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantôt.

Le Chevalier. - Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici.

Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise?

Le Chevalier. - Oui.

Lubin. - Et nous ne changeons point de maison?

Le Chevalier. - Et pourquoi en changer?

Lubin. - Ah! me voilà perdu.

Le Chevalier. - Comment donc?

Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maîtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie?

Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur.

Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver: car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple: tenez, la voilà qui vient, Lisette.

 

Scène X

Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin

Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tâcher de se dissiper.

Le Chevalier. - Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte.

Lubin, faisant un sanglot. - Eh!

Le Chevalier. - Tais-toi.

Le Comte. - Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon?

Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu.

Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette.

Lisette. - Cela est galant: mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; à la fin elle n'y résistera pas: n'entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même.

Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance?

Le Comte. - Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilà tout.

Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites.

Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez?

Le Comte. - Je crois que oui.

Lisette. - De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde.

Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose?

Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur.

Le Chevalier. - Avec douceur! Sérieusement?

Le Comte. - Il me le paraît.

Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-là, vous n'avez donc pas besoin de moi?

Le Comte. - C'est conclure d'une manière qui m'étonne.

Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaît, et je gâterais peut-être tout si je m'en mêlais: cela va tout seul.

Lisette. - Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien.

Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous.

Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra: vous le voulez, malgré mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami.

Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois.

 

Scène XI

Le Chevalier, Lisette, Lubin

Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival.

Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette?

Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert?

Le Chevalier. - Parlez.

Lisette. - Mademoiselle Angélique est perdue pour vous.

Le Chevalier. - Je ne le sais que trop.

Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle.

Lubin. - Cela est friand.

Le Chevalier. - Après?

Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grâce à soupirer? je crois que vous m'entendez?

Lubin. - Courage, Monsieur.

Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle?

Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'état où je vois ma maîtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnête homme?

Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnêtes gens qui ne l'épouseront point.

Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette.

Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout: quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'âme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde: on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin.

Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse; mais votre discours ne me plaît point.

Lubin. - Il est incivil.

Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici.

Lisette. - N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur?

Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage?

Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante.

 

Scène XII

Lubin, Le Chevalier

Le Chevalier, quelque temps sérieux. - Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible.

Lubin. - Ma foi, Angélique me coupe la gorge.

Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilà qui va se remarier; à la bonne heure: je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre.

Lubin. - Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie.

Le Chevalier. - Ah! chère Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour.

Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maître ne veut pas que j'achève; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!...

Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur.

Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi.

Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie: suis-je en état de voir des fêtes? En vérité, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mémoire de son mari?

Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire?

Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens: ne serait-ce pas lui qui entre?

 

Scène XIII

Hortensius, Lubin, Le Chevalier

Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et à qui j'enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l'excellence et sûreté de votre bon goût; partant, Monsieur, que vous plaît-il qu'il en soit?

Le Chevalier. - Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici.

Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez.

 

Scène XIV

Lubin, Hortensius

Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends.

Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus.

Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne défigurez point mon nom.

Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gâter la taille.

Hortensius, à part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde.

Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise?

Hortensius. - Oui.

Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-là?...

Hortensius. - A purger l'âme de toutes ses passions.

Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie.

Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin?

Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve.

Hortensius. - Vous avez là un puissant antidote: je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états.

Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là; purgez-moi plutôt avec de la morale.

Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure.

Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament; servez-moi de la philosophie.

Hortensius. - Ce serait à peu près la même chose.

Lubin. - Voyons donc les belles-lettres.

Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas: mais quel est votre chagrin?

Lubin. - C'est l'amour.

Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour.

Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse?

Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse là.

Lubin. - Qu'on le laisse là? Et s'il ne s'y tient pas? car il court après vous.

Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces.

Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc?

Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils.

Lubin. - Des conseils? Ah! le triste équipage pour gagner pays!

Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remède infaillible? vous pleurez une maîtresse, faites-en une autre.

Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte?

Hortensius, étonné. - Elle va se marier, dites-vous?

Lubin. - Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert.

Hortensius. - Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites?

Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie.

Hortensius, à part. - Bene, bene; je te rends grâce, ô Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre.

Lubin. - Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur?

Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse.

 

Acte II

 

Scène première

Lubin, Hortensius

Lubin, chargé d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante.

Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tête.

Lubin. - Vous?

Hortensius. - Moi-même.

Lubin. - Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête?

Hortensius. - J'en nourris mon esprit.

Lubin. - Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point; je l'ai trouvé maigre.

Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver après dans la bibliothèque, où je vais faire de la place à ces livres.

Lubin. - Allez, allez toujours devant.

 

Scène II

Lubin, Lisette

Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette: je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton.

Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des sièges.

Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là.

Lubin, assis. - Bonjour, m'amour.

Lisette. - Que fais-tu donc ici?

Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi.

Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là? Va, va, porte ton impertinent ballot.

Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'âme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer.

Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en.

Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges?

Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici.

Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer.

Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur?

Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend: veux-tu que je la laisse entrer?

Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer?

Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes.

Lisette. - Non, te dis-je, ton maître ne veut point s'attacher à ma maîtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier.

Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite.

Lisette. - Tais-toi, voici Madame.

Lubin. - Laisse-moi faire.

 

Scène III

La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin

La Marquise. - Lisette, allez dire là-bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilà, Lubin; où est ton maître?

Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui.

La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons.

Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit.

La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il?

Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantôt, quand j'aurai fait votre commission.

La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis.

 

Scène IV

Hortensius, La Marquise

La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier?

Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraît pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun.

La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas?

Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une manière... oh! d'une manière que je trouve admirable.

La Marquise. - Expliquez-moi cette manière.

Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette: primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grâces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaît point, elle séduit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur.

La Marquise. - J'entends bien.

Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beauté si mâle, que pour démêler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est: simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante.

La Marquise. - En voilà assez, je vous comprends: nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers.

Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius...

La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui?

Hortensius. - Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage.

La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent.

Hortensius. - Ce que vous dites est probable.

La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose.

Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte.

La Marquise. - Moi!

Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse à la paix: je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme.

La Marquise. - Vous tenez là de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc?

Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici.

La Marquise, étonnée. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu: ne me cachez rien, parlez.

Hortensius. - Madame, je ne sais rien, là-dessus, que de très vague.

La Marquise. - Du vague, voilà qui est bien instructif; voyons donc ce vague.

Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte...

La Marquise. - Abrégez les qualités.

Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit Comte; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier.

La Marquise. - Voilà, par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens: la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai?

Hortensius. - Je cherche sa réponse littérale.

La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement.

Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose.

La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête.

Hortensius. - La remarque critique est judicieuse.

La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaît! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse.

Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. (A part.) Ceci va bon train pour moi. (A la Marquise.) Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien à craindre?

La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans: vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. (Hortensius tire un livre.)

 

Scène V

Lubin arrive; Hortensius, La Marquise

Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende.

La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons.

Lubin. - Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous.

La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? Achève.

Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colère.

La Marquise, à Hortensius. - Moi, de la colère? ai-je cet air-là, Monsieur?

Hortensius. - La paix règne sur votre visage.

Lubin. - C'est donc que cette paix y règne d'un air fâché?

La Marquise. - Finis, finis.

Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maître qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant.

La Marquise, à Hortensius. - Ah! ah! écoutons; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit.

Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnêtes gens; je les considère beaucoup; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari: vive un cadet dans le ménage!

La Marquise. - Sa vivacité me divertit: tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maître ne se soucie point de moi.

Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train.

La Marquise, à Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous là-dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet?

Hortensius. - Vous l'avez prévu avec sagacité.

Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément; mais, dans l'occurrence, un honnête homme se reprend.

La Marquise. - Tais-toi, en voilà assez.

Lubin. - Hélas! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire; je vous demande seulement d'y faire réflexion.

 

Scène VI

Lisette arrive; les acteurs précédents.

Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame: on dira là-bas que vous n'y êtes pas, et un moment après...

La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose à présent, approche. (Et à Lubin.) Et toi, reste ici, je te prie.

Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie?

Lubin, à Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne.

La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette?

Lisette, regardant Lubin. - Tu es un étourdi.

Lubin. - Ecoute, écoute.

La Marquise. - Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous? (Hortensius rit.)

Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame?

La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maître, dans l'espérance que cela le touchera.

Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte!

Lubin. - Je crois qu'on parle de moi!

La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses?

Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fâcher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort?

La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là?

Lubin. - Attrape, attrape toujours.

La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on!

Lubin, à part. - Voilà notre ménage renversé.

La Marquise, à Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse.

Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maîtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous réussissez à les servir, ils en profitent; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables.

Lubin. - Comme des imbéciles.

Hortensius, à Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu.

La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est éternel; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a là-dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne: car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire: mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi.

Lubin, derrière. - Je ne serais pas si dégoûté.

Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué?

La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il était jaloux? En voici d'une autre espèce.

Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux: voilà ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là-dessus qu'il songeait à vous pour lui-même? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi: eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tête? peut-être qu'il vous aime.

Lubin, derrière. - Il en est bien capable.

La Marquise. - Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite; car il y en a une à tenir là-dedans: j'ignore laquelle, et cela m'inquiète.

Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime: or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse...

La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossières; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse.

Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense.

La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte était présent?

Lisette. - Il n'y était plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival.

La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux; dépendre d'un dépit amoureux! Cela n'est-il pas comique? Assurément: ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-être; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaît; le moyen de tenir à cela? oh! je n'en demeurerai pas là, je n'en demeurerai pas là. Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'éclaircisse absolument.

Hortensius. - Le mépris serait suffisant, Madame.

La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres.

Lubin. - Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là.

Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence.

La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez; j'ai intérêt d'avoir des témoins.

 

Scène VII

Le Chevalier, les acteurs précédents.

Le Chevalier. - Vous m'avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'étais en affaire.

La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardée, voilà tout.

Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait.

Lubin, derrière. - Ahi! ahi! je m'enfuis.

La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte?

Le Chevalier. - Oui, Madame.

La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnête homme.

Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois même d'un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin.

La Marquise. - Il est fort de mes amis.

Le Chevalier. - Il est des miens aussi.

La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mériter cette distinction-là; qu'en dites-vous?

Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'être excepté.

La Marquise, à Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette?

Le Chevalier, à part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. (A la Marquise.) Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais.

La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire.

Le Chevalier. - Vous me faites un étrange compliment.

La Marquise. - Point du tout, et vous allez être content. (A Lisette.) Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là. (A Hortensius.) Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. (Au Chevalier.) Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire.

Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous écoute.

La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais.

Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez?

La Marquise. - Je dis la vérité, ne m'interrompez point.

Le Chevalier. - Cette vérité-là est singulière.

La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'être; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront.

Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense: continuons.

La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique? Elle aurait dû ne vous aimer guère.

Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'être pas du vôtre; cela fait une grande différence.

La Marquise. - Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu.

Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous êtes la maîtresse.

La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaît pas? Vous êtes bien particulier!

Le Chevalier, riant. - Hé! Hé! Hé! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m'avez dit: mais non, Madame, ne vous gênez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire.

La Marquise, en colère. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu.

Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner; achevez, de grâce.

La Marquise. - Je reviens. Vous êtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd'hui d'un caractère naturellement doux et raisonnable; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j'en suis.

Le Chevalier. - Au Comte, qui vous déplaît.

La Marquise. - Eh bien, ce Comte qui me déplaît, vous n'avez pas voulu me parler pour lui; Lisette s'est même imaginé vous voir un air piqué.

Le Chevalier. - Il en pouvait être quelque chose.

La Marquise. - Passe pour cela, c'est répondre, et je vous reconnais: sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas.

Le Chevalier salue en riant. - Cela n'est pas difficile à penser.

La Marquise. - Pourquoi? On ne plaît pas à tout le monde; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d'elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition.

Le Chevalier. - Avec dédain? voilà ce qu'on appelle du fabuleux, de l'impossible.

La Marquise. - Doucement, voici ma question: avez-vous rejeté l'offre de Lisette, comme piqué de l'amour du Comte, ou comme une chose qu'on rebute? Etait-ce dépit jaloux? Car enfin, malgré nos conventions, votre coeur aurait pu être tenté du mien: ou bien était-ce vrai dédain?

Le Chevalier. - Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable; pour de la jalousie...

La Marquise. - Parlez hardiment.

Le Chevalier, d'un air embarrassé. - Que diriez-vous, si je m'avisais d'en avoir?

La Marquise. - Je dirais... que vous seriez jaloux.

Le Chevalier. - Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant?

La Marquise. - Vous ne l'étiez donc point? (Elle le regarde.) Je vous entends, je l'avais bien prévu, et mon injure est avérée.

Le Chevalier. - Que parlez-vous d'injure? Où est-elle? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi?

La Marquise. - Contre vous, Chevalier? non, certes; et pourquoi me fâcherais-je? Vous ne m'entendez point, c'est à l'impertinente Lisette à qui j'en veux: je n'ai point de part à l'offre qu'elle vous a faite, et il a fallu vous l'apprendre, voilà tout; d'ailleurs, ayez de l'indifférence ou de la haine pour moi, que m'importe? J'aime bien mieux cela que de l'amour; au moins, ne vous y trompez pas.

Le Chevalier. - Qui? moi, Madame, m'y tromper! Eh! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m'ont attaché à vous, vous le savez bien; et depuis que j'ai perdu Angélique, j'oublierais presque qu'on peut aimer, si vous ne m'en parliez pas.

La Marquise. - Oh! pour moi, j'en parle sans m'en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place; lisez-moi quelque chose de gai, qui m'amuse.

 

Scène VIII

Hortensius et les acteurs précédents.

La Marquise. - Chevalier, vous êtes le maître de rester si ma lecture vous convient; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper.

Le Chevalier, sérieux. - Pour moi, Madame, je n'en suis point encore aux lectures amusantes.

Il s'en va.

La Marquise, à Hortensius, quand il est parti. - Qu'est-ce que c'est que votre livre?

Hortensius. - Ce ne sont que des réflexions très sérieuses.

La Marquise. - Eh bien, que ne parlez-vous donc? vous êtes bien taciturne! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient?

Hortensius appelle le Chevalier. - Monsieur le Chevalier! Monsieur le Chevalier!

Le Chevalier reparaît. - Que me voulez-vous?

Hortensius. - Madame vous prie de revenir, je ne lirai rien de récréatif.

La Marquise. - Que voulez-vous dire: Madame vous prie? Je ne prie point: vous avez des réflexions... et vous rappelez Monsieur, voilà tout.

Le Chevalier. - Je m'aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien.

La Marquise. - Comme il vous plaira; asseyons-nous donc. (Ils prennent des sièges.)

Hortensius, après avoir toussé, craché, lit. - "La raison est d'un prix à qui tout cède; c'est elle qui fait notre véritable grandeur; on a nécessairement toutes les vertus avec elle; enfin le plus respectable de tous les hommes, ce n'est pas le plus puissant, c'est le plus raisonnable."

Le Chevalier, s'agitant sur son siège. - Ma foi, sur ce pied-là, le plus respectable de tous les hommes a tout l'air de n'être qu'une chimère: quand je dis les hommes, j'entends tout le monde.

La Marquise. - Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres.

Le Chevalier. - Hum! disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr.

La Marquise. - Eh! de grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple...

Le Chevalier. - Vous, Madame? Eh! n'êtes-vous pas exceptée? cela s'en va sans dire et c'est la règle.

La Marquise. - Je ne suis point tentée de vous remercier; poursuivons.

Hortensius lit. - "Puisque la raison est un si grand bien, n'oublions rien pour la conserver; fuyons les passions qui nous la dérobent; l'amour est une de celles..."

Le Chevalier. - L'amour! l'amour ôte la raison? cela n'est pas vrai; je n'ai jamais été plus raisonnable que depuis que j'en ai pour Angélique, et j'en ai excessivement.

La Marquise. - Vous en aurez tant qu'il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte; mais l'auteur n'a point tant de tort; je connais des gens, moi, que l'amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n'embellissent personne, je pense.

Hortensius. - Si Monsieur me donnait la licence de parachever, peut-être que...

Le Chevalier. - Petit auteur que cela, esprit superficiel...

Hortensius, se levant. - Petit auteur, esprit superficiel! Un homme qui cite Sénèque pour garant de ce qu'il dit, ainsi que vous le verrez plus bas, folio 24, chapitre V!

Le Chevalier. - Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu'il dit.

Hortensius. - Cela est impossible.

La Marquise, riant. - En vérité, cela me divertit plus que ma lecture: mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaît point au Chevalier, n'en lisons plus; une autre fois nous serons plus heureux.

Le Chevalier. - C'est votre goût, Madame, qui doit décider.

La Marquise. - Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre.

Hortensius, s'en allant. - Sénèque un petit auteur! Par Jupiter, si je le disais, je croirais faire un blasphème littéraire. Adieu, Monsieur.

Le Chevalier. - Serviteur, serviteur.

 

Scène IX

Le Chevalier, La Marquise

La Marquise. - Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque?

Le Chevalier. - Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame.

La Marquise. - Ah! je demeurerai neutre, si la querelle continue; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer; nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai?

Le Chevalier. - Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser.

La Marquise. - Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon; vous voulez peut-être seul: adieu, je vous laisse.

Le Chevalier. - Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge.

La Marquise. - Je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous calmer l'esprit. (Elle part lentement.)

Le Chevalier, pendant qu'elle marche. - Ah! je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde.

La Marquise, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ce que je lui entends dire là me touche; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là. (Elle revient.) Non, Chevalier, vous ne me rebutez point; ne cédez point à votre douleur: tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler.

Le Chevalier. - Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi: si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible; j'ai le coeur fait pour elle; mais où est-elle? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon coeur.

La Marquise. - Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites? De quoi vous plaignez-vous, voyons? d'une chose que vous avez rendue nécessaire: une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance; à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là-dessus, je n'en suis plus.

Le Chevalier. - Ah! Madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu.

La Marquise. - Je n'en ai point de preuve; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement? Représentez-vous cette action-là de sang-froid; vous êtes galant homme, jugez-vous; où est l'amitié dont vous parlez? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses? L'amour est bien tendre, Chevalier; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir: il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi: qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus.

Le Chevalier. - Oh! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi! car enfin, vous n'accepteriez point la proposition.

La Marquise. - Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais: cependant vous vous plaignez.

Le Chevalier. - Eh! morbleu, Madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d'un coup là-dessus: si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus; c'est là toute la répugnance que je me connais.

La Marquise. - Ah! pour cela, c'en serait trop; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas.

Le Chevalier. - Mais ce serait vous rendre justice; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez? car enfin était-il naturel? C'est que le Comte vous aimait, c'est que vous le souffriez; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres.

La Marquise. - Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente; ce que vous me dites là, je l'éprouve, je le sens; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà, c'est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être; mais que ne me parliez-vous? Que n'êtes-vous venu me dire: Qu'est-ce que c'est que le Comte? Que fait-il chez vous? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé.

Le Chevalier. - Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi; je n'y songe point avec vous.

La Marquise. - Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons.

Le Chevalier. - Vous, Madame?

La Marquise. - Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer?

Le Chevalier. - Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses.

La Marquise. - Eh! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre?

Le Chevalier. - Dois-je vous en croire? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise!

La Marquise. - Ecoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous.

Le Chevalier. - Que vous me charmez! Que vous me donnez de joie! (Il lui baise la main.)

La Marquise, riant. - On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie.

Le Chevalier. - Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant; l'amour est moins vif.

La Marquise. - Et cependant il n'y a rien de trop.

Le Chevalier. - Non, il n'y a rien de trop; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui.

La Marquise. - Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer; voilà toute la façon qu'il faut y faire.

Le Chevalier. - Et le Comte, qu'en ferons-nous? Il m'inquiète un peu.

La Marquise. - On le congédiera aussi; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin.

Le Chevalier. - Allons, Marquise.

 

Acte III

 

Scène première

Hortensius, seul.

Hortensius. - N'est-ce pas une chose étrange, qu'un homme comme moi n'ait point de fortune! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles? O divin Homère! O Virgile! et vous gentil Anacréon! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre; bientôt je n'aurai plus d'asile: j'ai vu la Marquise irritée contre le Chevalier; mais incontinent je l'ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite! Est-ce que l'amour m'expulserait d'ici?

 

Scène II

Hortensius, Lisette, Lubin

Lubin, gaillardement. - Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. (En riant.) Ah, ah, ah!

Hortensius. - A qui en veut cet étourdi-là, avec son transport de joie?

Lubin. - Allons, gai, camarade Docteur; comment va la philosophie?

Hortensius. - Pourquoi me faites-vous cette question-là?

Lubin. - Ma foi, je n'en sais rien, si ce n'est pour entrer en conversation.

Lisette. - Allons, allons, venons au fait.

Lubin. - Encore un petit mot, Docteur: n'avez-vous jamais couché dans la rue?

Hortensius. - Que signifie ce discours?

Lubin. - C'est que cette nuit vous en aurez le plaisir; le vent de bise vous en dira deux mots.

Lisette. - N'amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l'or que Madame m'a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d'elle. A mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante. (Elle lui fait la révérence.)

Lubin. - Et moi votre serviteur.

Hortensius. - Quoi, Madame me renvoie?

Lisette. - Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer.

Lubin. - Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame.

Hortensius. - Savez-vous la raison de cela, Mademoiselle Lisette?

Lisette. - Non: mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l'ennuyez.

Lubin. - Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête.

Lisette. - Tais-toi.

Hortensius. - J'entends, c'est que Madame la Marquise et Monsieur le Chevalier ont de l'inclination l'un pour l'autre.

Lisette. - Je n'en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.

Lubin. - Eh bien! tout coup vaille, quand ce serait de l'inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après: il n'y a rien de si gaillard; on a un coeur, on s'en sert, cela est naturel.

Lisette, à Lubin. - Finis tes sottises. (A Hortensius.) Vous voilà averti, Monsieur; je crois que cela suffit.

Lubin. - Adieu, touchez là, et partez ferme; il n'y aura pas de mal à doubler le pas.

Hortensius. - Dites à Madame que je me conformerai à ses ordres.

 

Scène III

Lisette, Lubin

Lisette. - Enfin, le voilà congédié; c'est pourtant un amant que je perds.

Lubin. - Un amant! Quoi! ce vieux radoteur t'aimait?

Lisette. - Sans doute; il voulait me faire des arguments.

Lubin. - Hum!

Lisette. - Des arguments, te dis-je; mais je les ai fort bien repoussés avec d'autres.

Lubin. - Des arguments! Voudrais-tu bien m'en pousser un, pour voir ce que c'est?

Lisette. - Il n'y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un: tu es un joli garçon, par exemple.

Lubin. - Cela est vrai.

Lisette. - J'aime tout ce qui est joli, ainsi je t'aime: c'est là ce que l'on appelle un argument.

Lubin. - Pardi, tu n'as que faire du Docteur pour cela, je t'en ferai aussi bien qu'un autre. Gageons un petit baiser que je t'en donne une douzaine.

Lisette. - Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre.

Lubin. - Bon! quand nous serons mariés, j'aurai toujours gagné sans faire de gageure.

Lisette. - Paix! j'entends quelqu'un qui vient; je crois que c'est Monsieur le Comte: Madame m'a chargé d'un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas.

 

Scène IV

Le Comte, Lisette, Lubin

Le Comte, d'un air ému. - Bonjour, Lisette; je viens de rencontrer Hortensius, qui m'a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu'il dit, parce qu'elle aime le Chevalier, et qu'elle l'épouse. Cela est-il vrai? Je vous prie de m'instruire...

Lisette. - Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n'y vois pas encore d'apparence: Hortensius lui déplaît, elle le congédie; voilà tout ce que j'en puis dire.

Le Comte, à Lubin. - Et toi, n'en sais-tu pas davantage?

Lubin. - Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette: voilà toutes mes nouvelles.

Lisette. - Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu'elle ne veut pas même voir d'amants: elle m'a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l'aimer.

Le Comte. - Non plus qu'à la voir, sans doute?

Lisette. - Mais je crois que cela revient au même.

Lubin. - Oui, qui dit l'un dit l'autre.

Le Comte. - Que les femmes sont inconcevables! Le Chevalier est ici, apparemment?

Lisette. - Je crois qu'oui.

Lubin. - Leurs sentiments d'amitié ne permettent pas qu'ils se séparent.

Le Comte. - Ah! avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot.

Lisette. - J'y vais de ce pas, Monsieur le Comte.

Lubin sort avec Lisette, en saluant le Comte.

 

Scène V

Le Comte, seul.

Le Comte. - Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre? Le Chevalier va venir, interrogeons son coeur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d'un stratagème, qui, tout commun qu'il est, ne laisse pas souvent que de réussir.

 

Scène VI

Le Chevalier, Le Comte

Le Chevalier. - On m'a dit que vous me demandiez; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur?

Le Comte. - Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger.

Le Chevalier. - Pardi, si je le puis, cela vaut fait.

Le Comte. - Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la Marquise.

Le Chevalier. - Que dites-vous là? je l'aime de tout mon coeur.

Le Comte. - J'entends que vous n'aviez point d'amour pour elle.

Le Chevalier. - Ah! c'est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.

Le Comte. - Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument?

Le Chevalier, riant. - Eh! mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là?

Le Comte. - Moi, je n'en juge point, je vous le demande.

Le Chevalier. - Hum! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit.

Le Comte. - Eh bien, débarrassez-vous de cela; dites-moi oui ou non.

Le Chevalier, riant. - Eh, eh! Monsieur le Comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens; c'est la même chose, assurément: il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Etes-vous content? Cela est-il net? Voilà du français.

Le Comte, à part. - Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j'ai tort; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.

Le Chevalier. - Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire; ouvrez-moi votre coeur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la Marquise?

Le Comte. - Toujours.

Le Chevalier. - Entre nous; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle? on combat sa haine; ne lui déplaisez-vous pas? on espère; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle? par où prendre son coeur? un coeur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on? Je n'en crois rien: et c'est pourtant ce que vous voulez faire.

Le Comte, finement. - Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le coeur de la Marquise n'est pas si mort que vous le pensez: m'entendez-vous? Vous êtes distrait.

Le Chevalier. - Vous vous trompez, je n'ai jamais eu plus d'attention.

Le Comte. - Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.

Le Chevalier. - Elle écoutait?

Le Comte. - Oui, je lui demandais du retour.

Le Chevalier. - C'est l'usage; et à cela quelle réponse?

Le Comte. - On me disait de l'attendre.

Le Chevalier. - C'est qu'il était tout venu.

Le Comte, à part. - Il l'aime... Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez: la Marquise est la femme de France la plus fière.

Le Chevalier. - Ah! je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là.

Le Comte. - Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.

Le Chevalier. - Eh! vous vous moquez, cette femme-là vous adore.

Le Comte. - Je ne dis pas cela.

Le Chevalier. - Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous.

Le Comte. - Ce qui m'en plaît, c'est que vous le dites sans jalousie.

Le Chevalier. - Oh! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.

Le Comte. - Embrassez donc, mon cher.

Le Chevalier. - Ah! ce n'est pas la peine; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.

Le Comte. - Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. A l'égard de la Marquise...

Le Chevalier. - Comte, finissons: vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose: de quoi s'agit-il?

Le Comte. - Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage?

Le Chevalier. - Oh! parbleu, c'en est trop: faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos? Non, Monsieur; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaît. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie; et qui plus est, c'est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête.

Le Comte. - Ma foi, Chevalier, vous me ravissez; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons: vous connaissez ma soeur; que pensez-vous d'elle?

Le Chevalier. - Ce que j'en pense?... Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle.

Le Comte. - Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme: on l'estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un.

Le Chevalier. - En voilà un... vous avez raison... oui... votre idée est admirable: elle est amie de la Marquise, n'est-ce pas?

Le Comte. - Je crois qu'oui.

Le Chevalier. - Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point.

 

Scène VII

Le Chevalier, seul.

Le Chevalier. - Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout: vous m'avez joué, femme que vous êtes; mais vous allez voir combien je m'en soucie.

 

Scène VIII

La Marquise, Le Chevalier

La Marquise. - Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question?

Le Chevalier, sérieusement. - De pures visions de sa part, Marquise; mais des visions qui m'ont chagriné, parce qu'elles vous intéressent, et dont la première a d'abord été de me demander si je vous aimais.

La Marquise. - Mais je crois que cela n'est pas douteux.

Le Chevalier. - Sans difficulté: mais prenez garde, il parlait d'amour, et non pas d'amitié.

La Marquise. -Ah! il parlait d'amour? Il est bien curieux: à votre place, je n'aurais pas seulement voulu les distinguer, qu'il devine.

Le Chevalier. - Non pas, Marquise, il n'y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le coeur plus tendre que je ne mérite; vous voyez bien que cela était sérieux; il fallait une réponse décisive, aussi l'ai-je faite, et l'ai bien assuré qu'il se trompait et qu'absolument il ne s'agissait point d'amour entre nous deux, absolument.

La Marquise. - Mais croyez-vous l'avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d'un ton bien vrai, du ton d'un homme qui le sent?

Le Chevalier. - Oh! ne craignez rien, je l'ai dit de l'air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l'honneur que cela me ferait; mais j'y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue: vous connaissez sa soeur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même.

La Marquise. - Assez médiocrement.

Le Chevalier. - Dans la joie qu'il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l'a proposée; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d'un coup, ma foi j'ai pris mon parti; nous sommes d'accord, et je dois l'épouser. Ce n'est pas là tout, c'est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu'il m'est possible; vous n'aurez pas le coeur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse.

La Marquise, froidement. - Non, Monsieur; je vous avoue que le Comte ne m'a jamais déplu.

Le Chevalier. - Ne vous a jamais déplu! C'est fort bien fait. Mais pourquoi donc m'avez-vous dit le contraire?

La Marquise. - C'est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l'ignore aussi.

Le Chevalier. - Point du tout, Madame, car il vous écoute.

La Marquise. - Lui?

 

Scène IX

La Marquise, Le Chevalier, Le Comte

Le Comte. - J'ai suivi les conseils du Chevalier, Madame; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis.

Il se jette aux genoux de la Marquise.

La Marquise. - Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer.

Le Comte. - Que je suis heureux! et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes.

Le Chevalier, d'un air agité. - Vous n'en avez pas besoin, Monsieur; j'avais promis de parler pour vous; j'ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. (A part.) Je me meurs.

Le Comte. - J'irai te retrouver chez toi.

 

Scène X

La Marquise, le Comte

Le Comte. - Madame, il y a longtemps que mon coeur est à vous; consentez à mon bonheur; que cette aventure-ci vous détermine: souvent il n'en faut pas davantage. J'ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l'amener ici, nous y souperions avec ma soeur qui doit venir vous voir; le Chevalier s'y trouverait; vous verriez ce qu'il vous plairait de faire; des articles sont bientôt passés, et ils n'engagent qu'autant qu'on veut; ne me refusez pas, je vous en conjure.

La Marquise. - Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée; laissez-moi me reposer, je vous prie.

Le Comte. - Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m'assurer vos bontés.

 

Scène XI

La Marquise, seule.

La Marquise. - Ah! je ne sais où j'en suis; respirons; d'où vient que je soupire? les larmes me coulent des yeux; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu'ai-je affaire de l'amitié du Chevalier? L'ingrat qu'il est, il se marie: l'infidélité d'un amant ne me toucherait point, celle d'un ami me désespère; le Comte m'aime, j'ai dit qu'il ne me déplaisait pas; mais où ai-je donc été chercher tout cela?

 

Scène XII

La Marquise, Lisette

Lisette. - Madame, je vous avertis qu'on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu'elle repasserait sur le soir; voulez-vous y être?

La Marquise. - Non, jamais, Lisette; je ne saurais.

Lisette. - Etes-vous indisposée? Madame, vous avez l'air bien abattue; qu'avez-vous donc?

La Marquise. - Hélas! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie.

Lisette. - Vous marier! A qui donc?

La Marquise. - Au plus haïssable de tous les hommes; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m'arracher, malgré moi, des discours que j'ai tenus, sans savoir ce que je disais.

Lisette. - Mais il n'est venu que le Comte.

La Marquise. - Eh! c'est lui-même.

Lisette. - Et vous l'épousez?

La Marquise. - Je n'en sais rien; je te dis qu'il le prétend.

Lisette. - Il le prétend? Mais qu'est-ce que c'est donc que cette aventure-là? Elle ne ressemble à rien.

La Marquise. - Je ne saurais te la mieux dire; c'est le Chevalier, c'est ce misanthrope-là qui est cause de cela: il m'a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment; ils veulent souper ce soir ici; ils ont parlé de notaire, d'articles; je les laissais dire; le Chevalier est sorti, il se marie aussi; le Comte lui donne sa soeur; car il ne manquait qu'une soeur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là...

Lisette. - Quand le Chevalier l'épouserait, que vous importe?

La Marquise. - Veux-tu que je sois la belle-soeur d'un homme qui m'est devenu insupportable?

Lisette. - Hé! mort de ma vie! ne la soyez pas, renvoyez le Comte!

La Marquise. - Hé! sur quel prétexte! Car enfin, quoiqu'il me fâche, je n'ai pourtant rien à lui reprocher.

Lisette. - Oh! je m'y perds, Madame; je n'y comprends plus rien.

La Marquise. - Ni moi non plus: je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs! Qu'est-ce que c'est donc que cet état-là?

Lisette. - Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime.

La Marquise. - Eh! non, Lisette; on voit bien que tu te trompes.

Lisette. - Voulez-vous m'en croire, Madame? ne le revoyez plus.

La Marquise. - Eh! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi! Ne me laissera-t-on jamais en repos? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste!

Lisette. - Votre situation, je la regarde comme une énigme.

 

Scène XIII

La Marquise, Lisette, Lubin

Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion...

La Marquise. - Que veut-il dire? demande-lui ce qu'il a, Lisette.

Lubin. - Hélas! je crois que son bon sens s'en va: tantôt il marche, tantôt il s'arrête; il regarde le ciel, comme s'il ne l'avait jamais vu; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m'envoie savoir si vous voulez bien qu'il vous voie.

La Marquise. - Ne me conseilles-tu pas de le voir? Oui, n'est-ce pas?

Lisette. - Oui, Madame; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille.

Lubin. - Il avait d'abord fait un billet pour vous, qu'il m'a donné.

La Marquise. - Voyons donc.

Lubin. - Tout à l'heure, Madame. Quand j'ai eu ce billet, il a couru après moi: Rends-moi le papier. Je l'ai rendu. Tiens, va le porter. Je l'ai donc repris. Rapporte le papier. Je l'ai rapporté; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l'ai ramassé sans qu'il l'ait vu, afin de vous l'apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu'il a, et s'il y a quelque remède à sa peine.

La Marquise. - Montre donc.

Lubin. - Le voici; et tenez, voilà l'écrivain qui arrive.

 

Scène XIV

La Marquise, Le Chevalier, Lisette

La Marquise, à Lisette. - Sors, il sera peut-être bien aise de n'avoir point de témoins, d'être seul.

 

Scène XV

Le Chevalier, La Marquise

Le Chevalier prend de longs détours. - Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame.

La Marquise. - Vous, Monsieur le Chevalier? et où allez-vous donc?

Le Chevalier. - Où j'allais quand vous m'avez arrêté.

La Marquise. - Mon dessein n'était pas de vous arrêter pour si peu de temps.

Le Chevalier. - Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément.

La Marquise. - Pourquoi donc me quittez-vous?

Le Chevalier. - Pourquoi je vous quitte? Eh! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte?

La Marquise. - Tenez, Chevalier, vous verrez qu'il y a encore du malentendu dans cette querelle-là: ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j'aime mieux avoir tort.

Le Chevalier. - Non, Marquise, c'en est fait; il ne m'est plus possible de rester, mon coeur ne serait plus content du vôtre.

La Marquise, avec douleur. - Je crois que vous vous trompez.

Le Chevalier. - Si vous saviez combien je vous dis vrai! combien nos sentiments sont différents!...

La Marquise. - Pourquoi différents? Il faudrait donner un peu plus d'étendue à ce que vous dites là, Chevalier; je ne vous entends pas bien.

Le Chevalier. - Ce n'est qu'un seul mot qui m'arrête.

La Marquise, avec un peu d'embarras. - Je ne puis deviner, si vous ne me le dites.

Le Chevalier. - Tantôt je m'étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit.

La Marquise. - A propos de billet, vous me faites ressouvenir que l'on m'en a apporté un quand vous êtes venu.

Le Chevalier, intrigué. - Et de qui est-il, Madame?

La Marquise. - Je vous le dirai. (Elle lit.) "Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie; cependant, le croiriez-vous? je pars aussi pénétré d'amour pour vous que je le fus jamais pour elle."

Le Chevalier. - Ce que vous lisez là, Madame, me regarde-t-il?

La Marquise. - Tenez, Chevalier, n'est-ce pas là le mot qui vous arrête?

Le Chevalier. - C'est mon billet! Ah! Marquise, que voulez-vous que je devienne?

La Marquise. - Je rougis, Chevalier, c'est vous répondre.

Le Chevalier, lui baisant la main. - Mon amour pour vous durera autant que ma vie.

La Marquise. - Je ne vous le pardonne qu'à cette condition-là.

 

Scène XVI

La Marquise, Le Chevalier, Le Comte

Le Comte. - Que vois-je, Monsieur le Chevalier? voilà de grands transports!

Le Chevalier. - Il est vrai, Monsieur le Comte; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon coeur que moi; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.

Le Comte. - Et vous, Madame?

La Marquise. - Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse.

Le Comte. - Ah! Ciel!

 

Scène dernière

La Marquise, Le Chevalier, Lisette, Lubin

Lisette. - Madame, il y a là-bas un notaire que le Comte a amené.

Le Chevalier. - Le retiendrons-nous, Madame?

La Marquise. - Faites, je ne me mêle plus de rien.

Lisette, au Chevalier. - Ah! je commence à comprendre: le Comte s'en va, le notaire reste, et vous vous mariez.

Lubin. - Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre: n'est-ce pas, Lisette? Allons, de la joie!

 

Le Triomphe de l'amour

 

Avertissement de l'auteur

Comédie en trois actes

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 12 mars 1732

Avertissement de l'auteur

Le sort de cette pièce-ci a été bizarre. Je la sentais susceptible d'une chute totale ou d'un grand succès; d'une chute totale, parce que le sujet en était singulier, et par conséquent courait risque d'être très mal reçu; d'un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir. Je me suis trompé pourtant; et rien de tout cela n'est arrivé. La pièce n'a eu, à proprement parler, ni chute ni succès; tout se réduit simplement à dire qu'elle n'a point plu. Je ne parle que de la première représentation; car, après cela, elle a eu encore un autre sort: ce n'a plus été la même pièce, tant elle a fait de plaisir aux nouveaux spectateurs qui sont venus la voir; ils étaient dans la dernière surprise de ce qui lui était arrivé d'abord. Je n'ose rapporter les éloges qu'ils en faisaient, et je n'exagère rien: le public est garant de ce que je dis là. Ce n'est pas là tout. Quatre jours après qu'elle a paru à Paris, on l'a jouée à la cour. Il y a assurément de l'esprit et du goût dans ce pays-là; et elle y plut encore au delà de ce qu'il m'est permis de dire. Pourquoi donc n'a-t-elle pas été mieux reçue d'abord? Pourquoi l'a-t-elle été si bien après? Dirai-je que les premiers spectateurs s'y connaissent mieux que les derniers? Non, cela ne serait pas raisonnable. Je conclus seulement que cette différence d'opinion doit engager les uns et les autres à se méfier de leur jugement. Lorsque dans une affaire de goût, un homme d'esprit en trouve plusieurs autres qui ne sont pas de son sentiment, cela doit l'inquiéter, ce me semble, ou il a moins d'esprit qu'il ne pense; et voilà précisément ce qui se passe à l'égard de cette pièce. Je veux croire que ceux qui l'ont trouvée si bonne se trompent peut-être; et assurément c'est être bien modeste; d'autant plus qu'il s'en faut beaucoup que je la trouve mauvaise; mais je crois aussi que ceux qui la désapprouvent peuvent avoir tort. Et je demande qu'on la lise avec attention, et sans égard à ce que l'on en a pensé d'abord, afin qu'on la juge équitablement.

 

Acteurs

Léonide, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion.

Corine, suivante de Léonide, sous le nom d'Hermidas.

Hermocrate, philosophe.

Léontine, soeur d'Hermocrate.

Agis, fils de Cléomène.

Dimas, jardinier d'Hermocrate.

Arlequin, valet d'Hermocrate.

La scène est dans la maison d'Hermocrate.

 

Acte premier

 

Scène première

Léonide, sous le nom de Phocion; Corine, sous le nom d'Hermidas

Phocion. - Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.

Hermidas. - Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n'y connaissons personne?

Phocion. - Non, tout est ouvert; et d'ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j'aurai le temps de te dire ce qu'il faut à présent que tu saches.

Hermidas. - Ah! il y a longtemps que je n'ai respiré si à mon aise! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.

Phocion. - Comme tu voudras.

Hermidas. - D'abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.

Phocion. - Fort bien.

Hermidas. - Et comme vous savez que, par amusement, j'ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l'un est celui d'un homme de quarante-cinq ans, et l'autre celui d'une femme d'environ trente-cinq, tous deux d'assez bonne mine.

Phocion. - Cela est vrai.

Hermidas. - Laissez-moi dire: quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu'on ne vous voit pas; ensuite vous m'habillez en homme, vous en prenez l'attirail vous-même; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d'Hermidas, que vous me donnez; et après un quart d'heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.

Phocion. - Plus que tu ne penses!

Hermidas. - Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés? Qu'est-ce que c'est que cet homme et cette femme qu'ils représentent? Que signifie la mascarade où nous sommes? Que nous importent les jardins d'Hermocrate? Que voulez-vous faire de lui? Que voulez-vous faire de moi? Où allons-nous? Que deviendrons-nous? A quoi tout cela aboutira-t-il? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m'en meurs.

Phocion. - Ecoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux; j'occupe une place qu'autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l'enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu'on eut l'adresse de soustraire à Léonidas, qui n'en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu'il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j'ai succédé moi-même.

Hermidas. - Oui; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j'ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.

Phocion. - Doucement: ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu'une main inconnue enleva dès qu'il fut né, et dont Léonidas ni mon père n'ont jamais entendu parler, j'en ai des nouvelles, moi.

Hermidas. - Le ciel en soit loué! Vous l'aurez donc bientôt en votre pouvoir.

Phocion. - Point du tout; c'est moi qui vais me remettre au sien.

Hermidas. - Vous, Madame! vous n'en ferez rien, je vous jure; je ne le souffrirai jamais: comment donc?

Phocion. - Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l'a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu'il fut sorti de prison; et tout ce que je te dis là, je le sais d'un domestique qui était, il n'y a pas longtemps, au service d'Hermocrate, et qui est venu m'en informer en secret, dans l'espoir d'une récompense.

Hermidas. - N'importe, il faut s'en assurer, Madame.

Phocion. - Ce n'est pourtant pas là le parti que j'ai pris; un sentiment d'équité, et je ne sais quelle inspiration m'en ont fait prendre un autre. J'ai d'abord voulu voir Agis (c'est le nom du Prince). J'appris qu'Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j'ai quitté, comme tu sais, la ville; je suis venue ici, j'ai vu Agis dans cette forêt, à l'entrée de laquelle j'avais laissé ma suite. Le domestique qui m'y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j'avais bien entendu parler de l'amour; mais je n'en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d'aimable; à peine t'imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d'Agis.

Hermidas. - Ce que je commence à imaginer de plus clair, c'est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.

Phocion. - J'oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut; car ce domestique, en se cachant, me dit que c'était lui, et ce philosophe s'arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt; ce qui me marqua qu'il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu'on disait qu'elle y était, et je m'en retournai au château.

Hermidas. - Voilà, certes, une aventure bien singulière.

Phocion. - Le parti que j'ai pris l'est encore davantage; je n'ai feint d'être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l'estime de sa sagesse; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons; je tâcherai d'entretenir Agis, et de disposer son coeur à mes fins. Je suis née d'un sang qu'il doit haïr; ainsi je lui cacherai mon nom; car de quelques charmes dont on me flatte, j'ai besoin que l'amour, avant qu'il me connaisse, les mette à l'abri de la haine qu'il a sans doute pour moi.

Hermidas. - Oui; mais, Madame, si, sous votre habit d'homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu'il ne vous gardera pas chez lui.

Phocion. - J'ai pourvu à tout, Corine, et s'il me reconnaît, tant pis pour lui; je lui garde un piège, dont j'espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu'il me réduise à la nécessité de m'en servir; mais le but de mon entreprise est louable, c'est l'amour et la justice qui m'inspirent. J'ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir: je n'en attends pas davantage, mais il me les faut; et si je ne puis les obtenir qu'aux dépens du philosophe, je n'y saurais que faire.

Hermidas. - Et cette soeur qui est avec lui, et dont apparemment l'humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d'un étranger aussi jeune et d'aussi bonne mine que vous?

Phocion. - Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle; je ne lui ferai pas plus de quartier qu'à son frère.

Hermidas. - Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux; car j'entends ce que vous voulez dire; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas?

Phocion. - Il me répugnerait, sans doute, malgré l'action louable qu'il a pour motif; mais il me vengera d'Hermocrate et de sa soeur qui méritent que je les punisse; qui, depuis qu'Agis est avec eux, n'ont travaillé qu'à lui inspirer de l'aversion pour moi, qu'à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C'est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu'il m'a fallu combattre, qui m'en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m'a rapporté d'après l'entretien qu'il surprit. Eh d'où vient tout le mal qu'ils me font? Est-ce parce que j'occupe un trône usurpé? Mais ce n'est pas moi qui en suis l'usurpatrice. D'ailleurs, à qui l'aurais-je rendu? Je n'en connaissais pas l'héritier légitime; il n'a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n'ont-ils donc pas? Non, Corine, je n'ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d'Hermocrate et de sa soeur. A ton égard, conforme-toi à tout ce qui m'arrivera; et j'aurai soin de t'instruire à mesure de tout ce qu'il faudra que tu saches.

 

Scène II

Arlequin, sans être vu d'abord; Phocion, Hermidas

Arlequin. - Qu'est-ce que c'est que ces gens-là?

Hermidas. - Il y aura bien de l'ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe...

Arlequin, les surprenant. - Ah! ah! Madame! et puis votre sexe! Eh! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes?

Phocion. - Juste ciel! je suis au désespoir.

Arlequin. - Oh! oh! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s'il vous plaît, que nous comptions ensemble: je vous ai d'abord pris pour deux fripons; mais je vous fais réparation: vous êtes deux friponnes.

Phocion. - Tout est perdu, Corine.

Hermidas, faisant signe à Phocion. - Non, Madame; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m'aura point trompée: assurément, il est traitable.

Arlequin. - Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n'a jamais laissé passer de contrebande; ainsi vous êtes une marchandise que j'arrête, je vais faire fermer les portes.

Hermidas. - Oh! je t'en empêcherai bien, moi; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais.

Arlequin. - Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche.

Phocion, donnant plusieurs pièces d'or à Arlequin. - Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves; ne serais-tu pas fâché d'avoir perdu cela?

Arlequin. - Oui-da, il y a toute apparence; car je suis bien aise de l'avoir.

Hermidas. - As-tu encore envie de faire du bruit?

Arlequin. - Je n'ai encore qu'un commencement d'envie de n'en plus faire.

Hermidas. - Achevez de la déterminer, Madame.

Phocion, lui en donnant encore. - Prends encore ceci. Es-tu content?

Arlequin. - Oh! voilà l'abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s'agit-il, mes libérales dames?

Hermidas. - Tiens, d'une bagatelle: Madame a vu Agis dans la forêt, et n'a pu le voir sans lui donner son coeur.

Arlequin. - Cela est extrêmement honnête.

Hermidas. - Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d'elle, et qui l'épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible.

Arlequin. - Encore plus honnête.

Hermidas. - Madame ne saurait le rendre sensible qu'en liant quelque conversation avec lui, qu'en demeurant même quelque temps dans la maison où il est.

Arlequin. - Pour avoir toutes ses commodités.

Hermidas. - Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe; parce qu'Hermocrate ne le permettrait pas, et qu'Agis lui-même la fuirait, à cause de l'éducation qu'il a reçue du philosophe.

Arlequin. - Malepeste! de l'amour dans cette maison-ci? ce serait une mauvaise auberge pour lui; la sagesse d'Agis, d'Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l'amour qu'il y en ait dans le monde; il n'y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre.

Phocion. - Nous le savions bien.

Hermidas. - Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître; ainsi tu vois bien qu'il n'y a point de mal à tout cela.

Arlequin. - Eh! pardi, il n'y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l'amour en passant, pour Agis. Eh bien! qu'est-ce? Chacun prend ce qu'il peut: voilà bien de quoi! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre coeur; faites vos diligences pour en attraper un autre; si on trouve le mien, je le donne.

Phocion. - Va, compte sur ma parole; tu jouiras bientôt d'un sort qui ne te laissera envier celui de personne.

Hermidas. - N'oublie pas, dans le besoin, que Madame s'appelle Phocion, et moi Hermidas.

Phocion. - Et surtout qu'Agis ne sache point qui nous sommes.

Arlequin. - Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là, camarade Hermidas; voilà comme je parle, moi.

Hermidas. - Paix! voilà quelqu'un qui arrive.

 

Scène III

Hermidas, Phocion, Arlequin, Dimas, jardinier.

Dimas. - Avec qui est-ce donc qu'ou parlez là, noute ami?

Arlequin. - Eh! je parle avec du monde.

Dimas. - Eh! pargué! je le vois bian; mais qui est ce monde? à qui en veut-il?

Phocion. - Au seigneur Hermocrate.

Dimas. - Eh bian! ce n'est pas par ici qu'on entre; noute maître m'a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin; par ainsi, vous n'avez qu'à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis.

Phocion. - Nous avons trouvé celle du jardin ouverte; il est permis à des étrangers de se méprendre.

Dimas. - Je ne leur baillons pas cette parmission-là, nous; je n'entendons pas qu'on vianne comme ça sans dire gare: ne tiant-il qu'à enfiler des portes ouvartes? En a l'honnêteté d'appeler un jardinier; en li demande le parvilège; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s'enfile avec la porte.

Arlequin. - Doucement, notre ami! vous parlez à une personne riche et d'importance.

Dimas. - Voirement! je le vois bian qu'alle est riche, pisqu'alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n'a qu'à prenre par ailleurs.

 

Scène IV

Agis, Dimas, Hermidas, Phocion, Arlequin

Agis. - Qu'est-ce que c'est donc que ce bruit-là, jardinier? contre qui criez-vous?

Dimas. - Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers.

Phocion. - Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J'ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler; j'ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j'en sorte.

Agis. - Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu'un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l'accueil rustique de cet homme-là; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses; et vous êtes d'une physionomie qui annonce les égards qu'on vous doit.

Arlequin. - Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages.

Phocion. - Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m'a traité brusquement; mais vos politesses m'en dédommagent; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu'elle pût me rendre.

Agis. - Il ne mérite pas que vous l'estimiez tant, mais, tel qu'il est, elle vous l'a rendu, Seigneur; et quoiqu'il n'y ait qu'un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu'on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu'un que je le suis pour vous.

Arlequin. - Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants.

Hermidas s'écarte avec Arlequin. - Promenons-nous, pour parler du nôtre.

Agis. - Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare?

Phocion. - Pour quelqu'un qui vous en jurerait volontiers une éternelle.

Agis. - Cela ne suffit pas; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt.

Phocion. - Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur.

Agis. - Qu'avez-vous à exiger d'Hermocrate? Je lui dois mon éducation; j'ose dire qu'il m'aime. Avez-vous besoin de lui?

Phocion. - Sa réputation m'attirait ici; je ne voulais, quand je suis venu, que l'engager à me souffrir quelque temps auprès de lui; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant; c'est celui de vous voir le plus longtemps qu'il me sera possible.

Agis. - Et que devenez-vous après?

Phocion. - Je n'en sais rien, vous en déciderez; je ne consulterai que vous.

Agis. - Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue.

Phocion. - Sur ce pied-là, nous serons donc toujours ensemble.

Agis. - Je le souhaite de tout mon coeur; mais voici Léontine qui arrive.

Arlequin, à Hermidas. - Notre maîtresse s'avance; elle a une mine grave qui ne me plaît point du tout.

 

Scène V

Phocion, Agis, Hermidas, Dimas, Léontine, Arlequin

Dimas. - Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage.

Léontine. - On m'a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère; il n'est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu'il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire?

Phocion. - Je n'ai à l'entretenir de rien de secret, Madame; il s'agit d'une grâce que j'ai à obtenir de lui, et je compterai d'avance l'avoir obtenue, si vous voulez bien me l'accorder vous-même.

Léontine. - Expliquez-vous, Seigneur.

Phocion. - Je m'appelle Phocion, Madame; mon nom peut vous être connu; mon père, que j'ai perdu il y a plusieurs années, l'a mis en quelque réputation.

Léontine. - Oui, Seigneur.

Phocion. - Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon coeur et mon esprit.

Dimas, à part. - Et pour cueillir le fruit de nos arbres.

Léontine. - Laissez-nous, Dimas.

Phocion. - J'ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m'ont permis de vivre quelque temps avec eux; et j'ai espéré que l'illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l'honneur qu'ils ont bien voulu me faire.

Léontine. - Il est vrai, Seigneur, qu'à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s'honorer du plaisir de vous l'offrir; d'importantes raisons, qu'Agis sait bien, nous en empêchent; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous.

Arlequin. - D'abord, j'en logerai un, moi, dans ma chambre.

Agis. - Ce ne sont point les appartements qui nous manquent.

Léontine. - Non, mais vous savez mieux qu'un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne.

Agis. - J'ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d'en excepter un ami de la vertu.

Léontine. - Je ne saurais changer de sentiment.

Arlequin, à part. - Tête de femme!

Phocion. - Quoi! Madame, serez-vous inflexible à d'aussi louables intentions que les miennes?

Léontine. - C'est malgré moi.

Agis. - Hermocrate vous fléchira, Madame.

Léontine. - Je suis sûre qu'il pensera comme moi.

Phocion, à part les premiers mots. - Allons aux expédients: Eh bien! Madame, je n'insisterai plus; mais oserais-je vous demander un moment d'entretien secret?

Léontine. - Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire; puisque vous le voulez pourtant, j'y consens.

Phocion, à Agis. - Daignez vous éloigner pour un instant.

 

Scène VI

Léontine, Phocion

Phocion, à part, les premiers mots. - Puisse l'amour favoriser mon artifice! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n'est plus question de vous en presser; mais peut-être m'accorderez-vous une autre grâce, c'est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.

Léontine. - Celui que je vous donnerai, Seigneur, c'est d'attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.

Phocion. - Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J'ai besoin d'une raison moins austère que compatissante; j'ai besoin d'un caractère de coeur qui tempère sa sévérité d'indulgence, et vous êtes d'un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.

Léontine. - Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d'étranger exige des égards; ainsi parlez, je vous écoute.

Phocion. - Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d'ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j'ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n'ai vu nulle part un air si noble; c'est, je crois, la seule physionomie du monde où l'on voie les grâces les plus tendres s'allier, sans y rien perdre, à l'air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s'empêcher de l'aimer, mais d'un amour timide, et comme effrayé du respect qu'elle imprime; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m'a toujours déplu, qui n'a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu'amuser les yeux, sans mériter d'aller au coeur: non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l'on jouit de tout ce que l'on est, dans cet âge où l'âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu'elle a acquise.

Léontine, embarrassée. - Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m'est inconnue, et c'est sans doute un portrait trop flatteur.

Phocion. - Celui que j'en garde dans mon coeur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin; mais cet objet m'arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu'il me fut possible de le voir. Cette dame s'entretenait avec quelqu'un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d'affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.

Léontine, à part. - De qui parle-t-il?

Phocion. - Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j'appris qu'elle est la soeur d'un homme célèbre et respectable.

Léontine, à part. - Où suis-je?

Phocion. - Qu'elle n'est point mariée, et qu'elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l'innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes; enfin, tout ce que j'en appris ne fut qu'un éloge, et ma raison même, autant que mon coeur, acheva de me donner pour jamais à elle.

Léontine, émue. - Seigneur, dispensez-moi d'écouter le reste, je ne sais ce que c'est que l'amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n'entends point.

Phocion. - De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d'amour ne vous rebute point; celui dont je vous parle ne souille point mon coeur, il l'honore, c'est l'amour que j'ai pour la vertu qui allume celui que j'ai pour cette dame; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble; et si j'aime, si j'adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c'est que mon âme y voit partout l'image des beautés de la sienne.

Léontine. - Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte; on m'attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.

Phocion. - J'achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l'aimer toute ma vie, et c'était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d'en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m'instruire, et là, d'employer auprès d'elle tout ce que l'amour, le respect et l'hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d'un présent inestimable.

Léontine, à part. - Quel piège! et comment en sortir?

Phocion. - Ce que j'avais résolu, je l'ai exécuté; je me suis présenté pour parler à son frère: il était absent, et je n'ai trouvé qu'elle, que j'ai vainement conjurée d'appuyer ma demande, qui l'a rejetée, et qui m'a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un coeur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse; tout m'est refusé, Madame; et dans cet état accablant, c'est à vous à qui j'ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.

Il se jette à genoux.

Léontine. - Que faites-vous, Seigneur?

Phocion. - J'implore vos conseils et votre secours auprès d'elle.

Léontine. - Après ce que je viens d'entendre, c'est aux dieux à qui j'en demande moi-même.

Phocion. - L'avis des dieux est dans votre coeur, croyez-en ce qu'il vous inspire.

Léontine. - Mon coeur! ô ciel! c'est peut-être l'ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.

Phocion. - Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse?

Léontine. - Ah! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous; est-ce l'aimer que de venir la surprendre?

Phocion. - Appelez-vous la surprendre, que l'adorer?

Léontine. - Mais enfin, quels sont vos desseins?

Phocion. - Je vous ai consacré ma vie, j'aspire à l'unir à la vôtre; ne m'empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c'est à présent la seule grâce qui soit l'objet de mes souhaits; et si vous me l'accordez, je suis sûr d'Hermocrate.

Léontine. - Vous souffrir ici, vous qui m'aimez!

Phocion. - Eh! qu'importe un amour qui ne fait qu'augmenter mon respect?...

Léontine. - Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l'est pas? Quoi! voulez-vous que mon coeur s'égare? Que venez-vous faire ici, Phocion? Ce qui m'arrive est-il concevable? Quelle aventure! ô ciel! quelle aventure! Faudra-t-il que ma raison y périsse? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n'ai jamais aimé? Est-il temps que je sois sensible? Car enfin vous me flattez en vain; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l'un ni l'autre.

Phocion. - Quel étrange discours!

Léontine. - Oui, Seigneur, je l'avoue, un peu de beauté, dit-on, m'était échue en partage; la nature m'avait départi quelques charmes que j'ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter! Je le dis à ma honte: mais ils ne sont plus, ou le peu qui m'en reste va se passer bientôt.

Phocion. - Eh! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n'est pas? Espérez-vous me persuader avec ces grâces? Avez-vous pu jamais être plus aimable?

Léontine. - Je ne suis plus ce que j'étais.

Phocion. - Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m'êtes pas favorable.

Léontine. - Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.

 

Scène VII

Hermocrate, Agis, Phocion, Léontine, Arlequin

Hermocrate, à Agis. - Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez?

Agis. - Oui, Seigneur, c'est lui-même.

Arlequin. - C'est moi qui ai eu l'honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée.

Léontine. - Vous voyez, Hermocrate, le fils de l'illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici; il aime la sagesse, et voyage pour s'instruire; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux; il attend de vous le même accueil; il le demande avec un empressement qui mérite qu'on s'y rende; j'ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble... Ah!

Agis. - Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur.

Agis s'en va.

Arlequin. - Et moi, j'y ajoute ma voix par-dessus le marché.

Hermocrate, regardant Phocion. - Que vois-je?

Phocion. - Je regarde comme des bienfaits ces instances qu'on vous fait pour moi, Seigneur; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles.

Hermocrate. - Je vous rends grâces, Seigneur, de l'honneur que vous me faites: un disciple tel que vous ne me paraît pas avoir besoin d'un maître qui me ressemble; cependant, pour en mieux juger, j'aurais confidemment quelques questions à vous faire. (A Arlequin.) Retire-toi.

 

Scène VIII

Hermocrate, Phocion

Hermocrate. - Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m'êtes pas inconnu.

Phocion. - Moi, Seigneur?

Hermocrate. - Ce n'est pas sans raison que j'ai voulu vous parler en secret; j'ai des soupçons dont l'éclaircissement ne demande point d'éclat; et c'est à vous à qui je l'épargne.

Phocion. - Quels sont donc ces soupçons?

Hermocrate. - Vous ne vous appelez point Phocion.

Phocion, à part. - Il se ressouvient de la forêt.

Hermocrate. - Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l'apprends par une lettre de Mermécides.

Phocion. - Ce peut être quelqu'un qui se nomme comme moi.

Hermocrate. - Ce n'est pas là tout; c'est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.

Phocion. - Je ne vous entends point, Seigneur.

Hermocrate. - Cet habit-là n'est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.

Phocion, affectant d'être surprise. - Vous dites vrai, Seigneur.

Hermocrate. - Les témoins, comme vous voyez, n'étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.

Phocion. - Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur; et c'est un mouvement que je désavoue; le déguisement où je suis n'enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.

Hermocrate. - Moi, qui entrevois ce projet, je n'y vois cependant rien de si convenable à l'innocence des moeurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir; l'idée de venir m'enlever Agis, mon élève, d'essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son coeur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n'a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.

Phocion. - Agis? qui? ce jeune homme qui vient de paraître ici? Sont-ce là vos soupçons? Ai-je rien en moi qui les justifie? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l'attirent? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le coeur d'Agis; tout élevé qu'il est par vos mains, tout fort qu'il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n'eût pas été nécessaire; si je l'aimais, j'en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n'aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux: son âge et mes faibles appas m'auraient fait raison de son coeur. Mais ce n'est pas à lui à qui le mien en veut; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n'en fais pas ma ressource; je ne les ai pas mis en état de plaire; et je les cache sous ce déguisement parce qu'ils me seraient inutiles.

Hermocrate. - Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu'a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis?

Phocion. - Eh quoi! toujours Agis! Eh! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d'avoir offensé la mienne; n'abusez point contre moi des apparences d'une aventure peut-être encore plus louable qu'innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j'ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d'Agis; je ne songe point à lui, je le répète: en voulez-vous des preuves incontestables? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe; mais je n'en apporte ici ni la vanité ni l'industrie: j'y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s'agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j'aime veut-il me donner sa main? voilà la mienne. Agis n'est point ici pour accepter mes offres.

Hermocrate. - Je ne sais donc plus à qui elles s'adressent.

Phocion. - Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire; je ne m'expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.

Hermocrate. - Moi! Madame?

Phocion. - Vous êtes instruit, Seigneur.

Hermocrate, déconcerté. - Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette: moi, l'objet des mouvements d'un coeur tel que le vôtre!

Phocion. - Seigneur, écoutez-moi; j'ai besoin de me justifier après l'aveu que je viens de faire.

Hermocrate. - Non, Madame, je n'écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n'avez rien à craindre de mes idées; calmez vos inquiétudes là-dessus; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon coeur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.

Phocion. - Eh! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n'ai nul espoir; et si j'en ai, je le désavoue: mais souffrez que j'achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l'injure que me ferait ce discours-là, si je ne m'expliquais pas?

Hermocrate. - Mais la raison me défend d'en entendre davantage.

Phocion. - Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j'aspire, le seul salaire dont mon coeur soit jaloux: qu'est-ce qui vous empêcherait de m'entendre? Je n'ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l'aveu que je vous fais, qu'une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.

Hermocrate. - J'aimerais encore mieux l'ignorer.

Phocion. - Oui, Seigneur, je vous aime; mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit pas ici d'un penchant ordinaire; cet aveu que je vous fais, il ne m'échappe point, je le fais exprès: ce n'est point à l'amour à qui je l'accorde, il ne l'aurait jamais obtenu; c'est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j'ai besoin de la confusion de le dire; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre: je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m'aimiez; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l'amour, j'y consens; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon coeur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai, mais je désire de l'être; ôtez-moi ce désir; c'est contre vous-même que je vous implore.

Hermocrate. - Eh bien! Madame, voici le secours que je vous donne; je ne veux point vous aimer: que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l'écoute.

Phocion. - Grands dieux! à quoi me renvoyez-vous? à une indifférence que j'ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation? Le sage ne l'est-il au profit de personne?

Hermocrate. - Je ne le suis point, Madame.

Phocion. - Eh bien! soit; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.

Hermocrate, toujours ému. - Que m'allez-vous dire encore?

Phocion. - Ecoutez-moi. J'avais entendu parler de vous; tout le public est plein de votre nom.

Hermocrate. - Passons, de grâce, Madame.

Phocion. - Excusez ces traits d'un coeur qui se plaît à louer ce qu'il aime. Je m'appelle Aspasie; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d'une fortune assez grande, avec l'ignorance de l'amour, avec le mépris de tous les efforts qu'on faisait pour m'en inspirer.

Hermocrate. - Que ma complaisance est ridicule!

Phocion. - Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi; je ne savais qui vous étiez d'abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue; il semblait que mon coeur devinait Hermocrate.

Hermocrate. - Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours; abrégeons, quels sont vos desseins?

Phocion. - Ce récit vous paraît frivole, il est vrai; mais le soin de rétablir ma raison ne l'est pas.

Hermocrate. - Mais le soin de garantir la mienne doit m'être encore plus cher; tout sauvage que je suis, j'ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m'aimez.

Phocion. - J'ai des charmes, dites-vous? Eh quoi! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir?

Hermocrate. - Je ne veux pas même m'exposer à les craindre.

Phocion. - Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur? Vous ne m'aimez pas encore; mais vous craignez de m'aimer: vous m'aimerez, Hermocrate, je ne saurais m'empêcher de l'espérer.

Hermocrate. - Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.

Phocion. - Eh bien! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine; j'ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.

Hermocrate. - Allez donc, Aspasie; je vous suis.

 

Scène IX

Hermocrate, Dimas

Hermocrate. - J'ai pensé m'égarer dans cet entretien. Quel parti faut-il que je prenne? Approche, Dimas: tu vois ce jeune étranger qui me quitte; je te charge d'observer ses actions, de le suivre le plus que tu pourras, et d'examiner s'il cherche à entretenir Agis; entends-tu? J'ai toujours estimé ton zèle, et tu ne saurais me le prouver mieux qu'en t'acquittant exactement de ce que je te dis là.

Dimas. - Voute affaire est faite; pas pus tard que tantôt, je vous apportons toute sa pensée.

 

Acte II

 

Scène première

Arlequin, Dimas

Dimas. - Eh! morgué! venez çà, vous dis-je; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n'y a pas moyan de vous parler; vous êtes toujours à chuchoter à l'écart avec ce marmouset de valet.

Arlequin. - C'est par civilité, mon ami; mais je ne t'en aime pas moins, quoique je te laisse là.

Dimas. - Mais la civilité ne veut pas qu'en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué! le vin et l'amiquié, c'est tout un; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c'est.

Arlequin. - Cette comparaison-là est de bon goût, nous en boirons la moitié quand tu voudras, et tu boiras gratis à mes dépens.

Dimas. - Diantre! qu'ou'êtes hasardeux! Vous dites ça comme s'il en pleuvait; avez-vous bian de quoi?

Arlequin. - Ne t'embarrasse pas.

Dimas. - Vartuchoux! vous êtes un fin marle; mais, morgué! je sis marle itou, moi.

Arlequin. - Eh depuis quand suis-je devenu merle?

Dimas. - Bon, bon, ne savons-je pas qu'ou avez de la finance de rencontre, je vous ons vu tantôt compter voute somme.

Arlequin. - Il a raison, voilà ce que c'est que de vouloir savoir son compte.

Dimas, à part les premiers mots. - Il baille dans le paniau. Acoutez, noute ami, il y a bian des affaires, bian du tintamarre dans l'esprit de noute maître.

Arlequin. - Est-ce qu'il m'a vu aussi compter ma finance?

Dimas. - Pou! voirement, c'est bian pis; faut qu'il se doute de toute la manigance; car il m'a enchargé de faire ici le renard en tapinois, pour à celle fin de défricher la pensée de ces deux parsonnes dont il a doutance par rapport à l'intention qu'alles avont, dont il est en peine d'avoir connaissance au juste, vous entendez bian?

Arlequin. - Pas trop; mais, mon ami, je parle donc à un renard?

Dimas. - Chut! n'appriandez rin de ce renard-là; il n'y a tant seulement qu'à voir ce que vous voulez que je li dise. Preumièrement d'abord, faut pas li déclarer ce que c'est que ce monde-là, n'est-ce pas?

Arlequin. - Garde-t'en bien, mon garçon.

Dimas. - Laissez-moi faire. Il n'a tenu qu'à moi d'en dégoiser, car je n'ignore de rin.

Arlequin. - Tu sais donc qui ils sont?

Dimas. - Pargué, si je le savons! je les connaissons de plante et de raçaine.

Arlequin. - Oh! oh! je croyais qu'il n'y avait que moi qui les connaissais.

Dimas. - Vous! par la morgué! peut-être que vous n'en savez rin.

Arlequin. - Oh que si!

Dimas. - Gage que non, ça ne se peut pas; ça est par trop difficile.

Arlequin. - Mais voyez cet opiniâtre! Je te dis qu'elles me l'ont dit elles-mêmes.

Dimas. - Quoi?

Arlequin. - Qu'elles étaient des femmes.

Dimas, étonné. - Alles sont des femmes!

Arlequin. - Comment donc, fripon! est-ce que tu ne le savais pas?

Dimas. - Non morgué, pas le mot; mais je triomphe.

Arlequin. - Ah! maudit renard! vilain merle!

Dimas. - Alles sont des femmes! tatigué, que je sis aise!

Arlequin. - Je suis un misérable.

Dimas. - Queu tapage je m'en vas faire! Comme je vas m'ébaudir à conter ça! queu plaisir!

Arlequin. - Dimas, tu me coupes la gorge.

Dimas. - Je m'embarrasse bian de voute gorge, ha ha! des femmes qui baillont de l'argent en darrière un jardinier, maugré qu'il les treuve dans son jardrin, il n'y a morgué point de gorge qui tianne, faut punir ça.

Arlequin. - Mon ami, es-tu friand d'argent?

Dimas. - Je serais bian dégoûté, si je ne l'étais pas; mais où est-il cet argent?

Arlequin. - Je ferai financer cette dame pour racheter mon étourderie, je te le promets.

Dimas. - Cette étourderie-là n'est pas à bon marché, je vous en avartis.

Arlequin. - Je sais bien qu'elle est considérable.

Dimas. - Mais, par priambule, j'entends et je prétends qu'ou me disiais toute cette friponnerie-là. Ah çà! combien avez-vous reçu de cette dame, tant en monnaie qu'en grosses pièces? Parlez en conscience.

Arlequin. - Elle m'a donné vingt pièces d'or.

Dimas. - Vingt pièces d'or! queu chartée d'argent ça fait! Velà une histoire qui vaut une métairie. Après: cette dame, que vient-elle patricoter ici?

Arlequin. - C'est qu'Agis a pris son coeur dans une promenade.

Dimas. - Eh bian! que ne se garait-il?

Arlequin. - Et elle s'est mise comme ça pour escamoter aussi le coeur d'Agis sans qu'il le voie.

Dimas. - Fort bian! tout ça est d'un bon revenu pour moi; tout ça se peut, moyennant que j'escamote itou. Et ce petit valet Hermidas, est-ce itou une escamoteuse?

Arlequin. - C'est encore un coeur que je pourrais bien prendre en passant.

Dimas. - Ca ne vous conviant pas, à vous qui êtes un apprentif docteux; mais tenez, velà qu'alles viannent; faites avancer l'espèce.

 

Scène II

Arlequin, Dimas, Phocion, Hermidas

Hermidas, à Phocion, en parlant d'Arlequin. - Il est avec le jardinier, il n'y a pas moyen de lui parler.

Dimas, à Arlequin. - Alles n'osont approcher, dites-leur que je sis savant sur leus parsonnes.

Arlequin, à Phocion. - Ne vous gênez point; car je suis un babillard, Madame.

Phocion. - A qui parles-tu, Arlequin?

Arlequin. - Hélas! il n'y plus de mystère, il m'a fait causer avec une attrape.

Phocion. - Quoi! malheureux! tu lui as dit qui j'étais?

Arlequin. - Il n'y a pas une syllabe de manque.

Phocion. - Ah, ciel!

Dimas. - Je savons la parte de voute coeur, et l'escamotage de stila d'Agis: je savons son argent, il n'y a que ceti-là qu'il m'a proumis que je ne savons pas encore.

Phocion. - Corine, c'en est fait, mon projet est renversé.

Hermidas. - Non, Madame, ne vous découragez point; dans votre projet vous avez besoin d'ouvriers, il n'y a qu'à gagner aussi le jardinier, n'est-il pas vrai, Dimas?

Dimas. - Je sis tout à fait de voute avis, Mademoiselle.

Hermidas. - Eh bien! que faut-il pour cela?

Dimas. - Il n'y a qu'à m'acheter ce que je vaux.

Arlequin. - Le fripon ne vaut pas une obole.

Phocion. - Ne tient-il aussi qu'à cela, Dimas; prends toujours d'avance ce que je te donne là, et si tu te tais, sache que tu remercieras toute ta vie le ciel d'avoir été associé à cette aventure-ci; elle est plus heureuse pour toi que tu ne saurais te l'imaginer.

Dimas. - Conclusion, Madame, me velà vendu.

Arlequin. - Et moi, me voilà ruiné; car sans ma peste de langue, tout cet argent-là arrivait dans ma poche, et c'est de mes deniers qu'on achète ce vaurien-là.

Phocion. - Qu'il vous suffise que je vous ferai riches tous deux: mais parlons de ce qui m'amenait ici, et qui m'inquiète: Hermocrate m'a promis tantôt de me garder quelque temps ici; cependant je crains qu'il n'ait changé de sentiment; car il est actuellement en grande conversation, sur mon compte, avec Agis et sa soeur, qui veulent que je reste. Dis-moi la vérité, Arlequin; ne t'est-il rien échappé avec lui de mes desseins sur Agis? Je te cherchais pour savoir cela, ne me cache rien.

Arlequin. - Non, par ma foi, ma belle Dame; il n'y a que ce routier-là qui m'a pris comme avec un filet.

Dimas. - Morgué! l'ami, faut que la prudence vous coupe à présent la langue sur tout ça.

Phocion. - Si tu n'as rien dit, je ne crains rien, vous saurez de Corine à quoi j'en suis avec le philosophe et sa soeur; et vous, Corine, puisque Dimas est des nôtres, partagez entre Arlequin et lui ce qu'il y aura à faire; il s'agit à présent d'entretenir les dispositions du frère et de la soeur.

Hermidas. - Nous réussirons, ne vous inquiétez pas.

Phocion. - J'aperçois Agis; vite, retirez-vous, vous autres; et surtout prenez garde qu'Hermocrate ne nous surprenne ensemble.

 

Scène III

Agis, Phocion

Agis. - Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet; Hermocrate n'est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez; je n'ai encore été mécontent de lui qu'aujourd'hui; il n'allègue rien de raisonnable; ce n'est point encore moi qui l'ai pressé sur votre chapitre, j'étais seulement présent quand sa soeur lui a parlé pour vous: elle n'a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu'il en sera; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l'occupe actuellement, a interrompu leur entretien; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas; pressez-le encore, c'est un ami qui vous en conjure; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.

Phocion. - Quoi! vous m'en conjurez, Agis? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici?

Agis. - Je n'y attends plus que l'ennui, quand vous n'y serez plus.

Phocion. - Il n'y a plus que vous qui m'y arrêtez aussi.

Agis. - Votre coeur partage donc les sentiments du mien?

Phocion. - Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.

Agis. - Laissez-moi vous en demander une preuve: voilà la première fois que je goûte le charme de l'amitié; vous avez les prémices de mon coeur, ne m'apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.

Phocion. - Moi, vous l'apprendre, Agis! Eh! le pourrais-je sans en être la victime?

Agis. - Que je suis touché de votre réponse! Ecoutez le reste: souvenez-vous que vous m'avez dit qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous voir toujours; et sur ce pied-là voici ce que j'imagine.

Phocion. - Voyons.

Agis. - Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d'importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m'en empêchent; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien; demeurez près de nous pour quelque temps; vous y serez dans la solitude, il est vrai; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux coeurs vertueux qui s'aiment?

Phocion. - Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.

Agis. - Je suis content: les dieux m'ont fait naître dans l'infortune; mais puisque vous restez, ils s'apaisent, et voilà le signal des faveurs qu'ils me réservent.

Phocion. - Ecoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j'ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude; l'amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments; un ami ne tient point contre une maîtresse.

Agis. - Moi, de l'amour, Phocion! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne! Vous ne me connaissez pas; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon coeur; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j'y songe, jusqu'au sexe qui nous l'inspire.

Phocion, d'un air sérieux. - Quoi! ce sexe est l'objet de votre haine, Agis?

Agis. - Je le fuirai toute ma vie.

Phocion. - Cet aveu change tout entre nous, Seigneur: je vous ai promis de demeurer en ces lieux; mais la bonne foi me le défend, cela n'est plus possible, et je pars: vous auriez quelque jour des reproches à me faire; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu'à l'amitié que vous m'aviez accordée.

Agis. - Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion! D'où vient ce changement si subit? Qu'ai-je dit qui puisse vous déplaire?

Phocion. - Rassurez-vous, Agis; vous ne me regretterez point; vous avez craint de connaître ce que c'est que la douleur de perdre un ami; je vais l'éprouver bientôt; mais vous ne la connaîtrez point.

Agis. - Moi, cesser d'être votre ami!

Phocion. - Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre; je ne suis qu'un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l'heure.

Agis. - Quoi! ce n'est point Phocion?...

Phocion. - Non, Seigneur; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie; je suis née d'un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu'on m'a laissés me jettent aujourd'hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m'aime, et que je hais. J'appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes; et je n'ai trouvé d'autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J'ai entendu parler d'Hermocrate, et de la solitude qu'il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d'y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m'avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l'ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.

Agis. - Dans l'étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.

Phocion. - Et moi, je le démêle pour vous: adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d'ici; vous m'y souffrez avec peine; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des coeurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.

Agis. - Non, Madame, arrêtez... Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.

Phocion. - Vous me haïssez, Seigneur.

Agis. - Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie; vous êtes dans un état que je plains: je me reprocherais de n'y avoir pas été sensible; et je presserai moi-même Hermocrate, s'il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m'y obligent.

Phocion. - Ainsi vous n'agirez plus que par pitié pour moi: que cette aventure me décourage! Le jeune seigneur qu'on veut que j'épouse me paraît estimable; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre?

Agis. - Je ne vous le conseille pas; Madame; il faut que le coeur et la main se suivent. J'ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d'être uni avec ce qu'on n'aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs; que la vertu même, en nous secourant, nous accable; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu'on vous propose.

Phocion. - Non, Seigneur; ma fuite en est une preuve.

Agis. - Prenez-y donc garde; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.

Phocion. - Non, vous dis-je; je vous ressemble; je n'ai jusqu'ici senti mon coeur que par l'amitié que j'ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d'autre sentiment que celui-là.

Agis, d'un ton embarrassé. - Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse; car je suis toujours le même.

Phocion. - Vous m'aimez donc encore?

Agis. - Toujours, Madame, d'autant plus qu'il n'y a rien à craindre; puisqu'il ne s'agit entre nous que d'amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.

Phocion et Agis, en même temps. - Ah!

Phocion. - Seigneur, personne n'est plus digne que vous de la qualité d'ami: celle d'amant ne vous convient que trop; mais ce n'est pas à moi à vous le dire.

Agis. - Je voudrais bien ne le devenir jamais.

Phocion. - Laissons donc là l'amour, il est même dangereux d'en parler.

Agis, un peu confus. - Voici, je pense, un domestique qui vous cherche: Hermocrate n'est peut-être plus occupé; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.

 

Scène IV

Phocion, Arlequin, Hermidas

Arlequin. - Allez, Madame Phocion, votre entretien tout à l'heure était bien gardé, car il avait trois sentinelles.

Hermidas. - Hermocrate n'a point paru; mais sa soeur vous cherche, et a demandé au jardinier où vous étiez: elle a l'air un peu triste, apparemment que le philosophe ne se rend pas.

Phocion. - Oh! il a beau faire, il deviendra docile, ou tout l'art de mon sexe n'y pourra rien.

Arlequin. - Et le seigneur Agis, promet-il quelque chose; son coeur se mitonne-t-il un peu?

Phocion. - Encore une ou deux conversations, et je l'emporte.

Hermidas. - Quoi, sérieusement, Madame?

Phocion. - Oui, Corine, tu sais les motifs de mon amour, et les dieux m'en annoncent déjà la récompense.

Arlequin. - Ils ne manqueront pas aussi de récompenser le mien, car il est bien honnête.

Hermidas, à Arlequin. - Paix; j'aperçois Léontine, retirons-nous.

Phocion. - As-tu instruit Arlequin de ce qu'il s'agit de faire à présent?

Hermidas. - Oui, Madame.

Arlequin. - Vous serez charmée de mon savoir-faire.

 

Scène V

Phocion, Léontine

Phocion. - J'allais vous trouver, Madame: on m'a appris ce qui se passe; Hermocrate veut se dédire de la grâce qu'il m'avait accordée, et je suis dans un trouble inexprimable.

Léontine. - Oui, Phocion; Hermocrate, par une opiniâtreté qui me paraît sans fondement, refuse de tenir la parole qu'il m'a donnée: vous m'allez dire que je le presse encore; mais je viens vous avouer que je n'en ferai rien.

Phocion. - Vous n'en ferez rien, Léontine?

Léontine. - Non, ses refus me rappellent moi-même à la raison.

Phocion. - Et vous appelez cela retrouver la raison? Quoi? ma tendresse aura borné mes vues; je n'aurai cherché qu'à vous la dire, je vous l'aurai dite, je me serai mis hors d'état de guérir jamais, j'aurai même espéré de vous toucher, et vous voulez que je vous quitte! Non, Léontine, cela n'est pas possible; c'est un sacrifice que mon coeur ne saurait plus vous faire: moi, vous quitter! eh! où voulez-vous que j'en trouve la force? me l'avez-vous laissée? voyez ma situation. C'est à votre vertu même à qui je parle, c'est elle que j'interroge; qu'elle soit juge entre vous et moi. Je suis chez vous; vous m'y avez souffert; vous savez que je vous aime; me voilà pénétré de la passion la plus tendre; vous me l'avez inspirée, et je partirais! Eh! Léontine, demandez-moi ma vie, déchirez mon coeur, ils sont tous deux à vous; mais ne me demandez point des choses impossibles.

Léontine. - Quelle vivacité de mouvements! Non, Phocion, jamais je ne sentis tant la nécessité de votre départ, et je ne m'en mêle plus. Juste ciel! que deviendrait mon coeur avec l'impétuosité du vôtre? Suis-je obligée, moi, de soutenir cette foule d'expressions passionnées qui vous échappent? Il faudrait donc toujours combattre, toujours résister, et ne jamais vaincre. Non, Phocion; c'est de l'amour que vous voulez m'inspirer, n'est-ce pas? Ce n'est pas la douleur d'en avoir que vous voulez que je sente, et je ne sentirais que cela: ainsi, retirez-vous, je vous en conjure, et laissez-moi dans l'état où je suis.

Phocion. - De grâce, ménagez-moi, Léontine; je m'égare à la seule idée de partir; je ne saurais plus vivre sans vous: je vais remplir ces lieux de mon désespoir; je ne sais plus où je suis!

Léontine. - Et parce que vous êtes désolé, il faut que je vous aime? Qu'est-ce que cette tyrannie-là?

Phocion. - Est-ce que vous me haïssez?

Léontine. - Je le devrais.

Phocion. - Les dispositions de votre coeur me sont-elles favorables?

Léontine. - Je ne veux point les écouter.

Phocion. - Oui, mais moi, je ne saurais renoncer à les suivre.

Léontine. - Arrêtez; j'entends quelqu'un.

 

Scène VI

Phocion, Léontine, Arlequin

Arlequin vient se mettre entre eux deux, sans rien dire.

Phocion. - Que fait donc là ce domestique, Madame?

Arlequin. - Le seigneur Hermocrate m'a ordonné d'examiner votre conduite, parce qu'il ne vous connaît point.

Phocion. - Mais dès que je suis avec Madame, ma conduite n'a pas besoin d'un espion comme toi. (A Léontine.) Dites-lui qu'il se retire, Madame, je vous en prie.

Léontine. - Il vaut mieux me retirer moi-même.

Phocion, bas à Léontine. - Si vous vous en allez sans promettre de parler pour moi, je ne réponds plus de ma raison.

Léontine, émue. - Ah! (A Arlequin.) Va-t'en, Arlequin; il n'est pas nécessaire que tu restes ici.

Arlequin. - Plus nécessaire que vous ne pensez, Madame; vous ne savez pas à qui vous avez affaire: ce Monsieur-là n'est pas si friand de la sagesse que des filles sages; et je vous avertis qu'il veut déniaiser la vôtre.

Léontine, faisant signe à Phocion. - Que veux-tu dire, Arlequin? Rien ne m'annonce ce que tu dis là, et c'est une plaisanterie que tu fais.

Arlequin. - Oh! que nenni! Tenez, Madame, tantôt son valet, qui est un autre espiègle, est venu me dire: Eh bien! qu'est-ce? Y a-t-il moyen d'être amis ensemble?... Oh! de tout mon coeur... Que vous êtes heureux d'être ici!... Pas mal... Les honnêtes gens que vos maîtres!... Admirables... Que votre maîtresse est aimable!... Oh! divine... Eh! dites-moi, a-t-elle eu des amants?... Tant qu'elle en a voulu... En a-t-elle à cette heure?... Tant qu'elle en veut... En aura-t-elle encore?... Tant qu'elle en voudra... A-t-elle envie de se marier?... Elle ne me dit pas ses envies... Restera-t-elle fille?... Je ne garantis rien... Qui est-ce qui la voit, qui est-ce qui ne la voit pas? Vient-il quelqu'un, ne vient-il personne?... Et par-ci et par-là... Est-ce que votre maître en est amoureux?... Chut! Il en perd l'esprit: nous ne restons ici que pour lui avoir le coeur, afin qu'elle nous épouse; car nous avons des richesses et des flammes plus qu'il n'en faut pour dix ménages.

Phocion. - N'en as-tu pas dit assez?

Arlequin. - Voyez comme il s'en soucie; il vous donnera le supplément, si vous voulez.

Léontine. - N'est-il pas vrai, seigneur Phocion, qu'Hermidas n'a fait que s'amuser en lui disant cela? Phocion ne répond rien!

Arlequin. - Ahi! ahi! la voix vous manque, ma chère maîtresse; Votre coeur prend congé de la compagnie, on le pille actuellement, et je vais faire venir le seigneur Hermocrate à votre secours.

Léontine. - Arrête, Arlequin, où vas-tu? Je ne veux point qu'il sache qu'on me parle d'amour.

Arlequin. - Oh! puisque le fripon est de vos amis, ce n'est pas la peine de crier au voleur. Que la sagesse s'accommode; mariez-vous; il y aura encore de la place pour elle: le métier de brave femme a bien son mérite. Adieu, Madame; n'oubliez pas la discrétion de votre petit serviteur, qui vous fait ses compliments, et qui ne dira mot.

Phocion. - Va, je me charge de payer ton silence.

Léontine. - Où suis-je? tout ceci me paraît un songe: Voyez à quoi vous m'exposez; mais qui vient encore?

 

Scène VII

Hermidas, Léontine, Phocion

Hermidas, apportant un portrait qu'elle donne à Phocion. - Je vous apporte ce que vous m'avez demandé, Seigneur; voyez si vous en êtes content; il serait encore mieux si j'avais travaillé d'après la personne présente.

Phocion. - Pourquoi me l'apporter devant Madame? Mais voyons: oui, la physionomie s'y trouve; voilà cet air noble et fin, et tout le feu de ses yeux; il me semble pourtant qu'ils sont encore un peu plus vifs.

Léontine. - C'est apparemment d'un portrait dont vous parlez, Seigneur?

Phocion. - Oui, Madame.

Hermidas. - Donnez, Seigneur, j'observerai ce que vous dites là.

Léontine. - Peut-on le voir avant qu'on l'emporte?

Phocion. - Il n'est pas achevé, Madame.

Léontine. - Puisque vous avez vos raisons pour ne le pas montrer, je n'insiste plus.

Phocion. - Le voilà, Madame; vous me le rendrez, au moins.

Léontine. - Que vois-je? c'est le mien!

Phocion. - Je ne veux jamais vous perdre de vue; la moindre absence m'est douloureuse, ne durât-elle qu'un moment; et ce portrait me l'adoucira; cependant vous le gardez.

Léontine. - Je ne devrais pas vous le rendre; mais tant d'amour m'en ôte le courage.

Phocion. - Cet amour ne vous en inspire-t-il pas un peu?

Léontine, soupirant. - Hélas! je n'en voulais point; mais je n'en serai peut-être pas la maîtresse.

Phocion. - Ah! de quelle joie vous me comblez!

Léontine. - Est-il donc arrêté que je vous aimerai?

Phocion. - Ne me promettez point votre coeur; dites que je l'ai, Léontine.

Léontine, toujours émue. - Je ne dirais que trop vrai, Phocion!

Phocion. - Je resterai donc, et vous parlerez à Hermocrate.

Léontine. - Il le faudra bien pour me donner le temps de me résoudre à notre union.

Hermidas. - Cessez cet entretien; je vois Dimas qui vient.

Léontine. - Je me sens dans une émotion de coeur où je ne veux pas qu'on me voie. Adieu, Phocion, ne vous inquiétez pas; je me charge du consentement de mon frère.

 

Scène VIII

Hermidas, Phocion, Dimas

Dimas. - Velà le philosophe qui se pourmène envars ici tout rêvant; faites-nous de la marge, et laissez-nous le tarrain, pour à celle fin que je l'y en baille encore d'une venue.

Phocion. - Courage, Dimas, je me retire, et reviendrai quand il sera parti.

 

Scène IX

Hermocrate, Dimas

Hermocrate. - N'as-tu pas vu Phocion?

Dimas. - Non, mais j'allions vous rendre compte à son sujet.

Hermocrate. - Eh bien, as-tu découvert quelque chose? Est-il souvent avec Agis? Cherche-t-il à le voir?

Dimas. - Oh! que non, il a, ma foi, bian d'autres tracas dans la çarvelle.

Hermocrate, à part les premiers mots. - Ce début me fait craindre le reste. De quoi s'agit-il?

Dimas. - Il s'agit morgué qu'ou avez bian du mérite, et que faut admirer voute science, voute vartu et voute bonne mine.

Hermocrate. - Eh d'où vient ton enthousiasme là-dessus?

Dimas. - C'est que je compare voute face à ce qui arrive; c'est qu'il se passe des choses émerveillables, et qui portont la signifiance de la rareté de voute parsonne; c'est qu'en se meurt, en soupire. Hélas! ce dit-on, que je l'aime ce cher homme, cet agriable homme!

Hermocrate. - Je ne sais de qui tu me parles.

Dimas. - Par ma foi, c'est de vous, et pis d'un garçon qui n'est qu'une fille.

Hermocrate. - Je n'en connais point ici.

Dimas. - Vous connaissez bian Phocion? Eh bian! il n'y a que son habit qui est un homme, le reste est une fille.

Hermocrate. - Que me dis-tu là!

Dimas. - Tatigué, qu'alle est remplie de charmes! Morgué, qu'ou êtes heureux; car tous ces charmes-là, devinez leur intention? Je les avons entendu raisonner. Ils disont comme ça, qu'ils se gardont pour l'homme le pus mortel... Non, non, je me trompe, pour le mortel le pus parfait qui se treuve parmi les mortels de tous les hommes, qui s'appelle Hermocrate.

Hermocrate. - Qui? moi!

Dimas. - Acoutez, acoutez.

Hermocrate. - Que me va-t-il dire encore?

Dimas. - Comme je charchions tantôt à obéir à voute commandement, je l'avons vu qui coupait dans le taillis avec son valet Hermidas, qui est itou un acabit de garçon de la même étoffe. Moi, tout ballement, je travarse le taillis par un autre côté, et pis je les entends deviser; et pis Phocion commence: Ah! velà qui est fait, Corine; il n'y a pus de guarison pour moi, ma mie; je l'aime trop, cet homme-là, je ne saurais pu que faire ni que dire: Eh mais pourtant, Madame, vous êtes si belle! Eh bian! cette biauté, queu profit me fait-elle, pisqu'il veut que je m'en retorne! Eh mais patience, Madame. Eh mais où est-il? Mais que fait-il? Où se tiant la sagesse de sa parsonne?

Hermocrate, ému. - Arrête, Dimas.

Dimas. - Je sis à la fin. Mais que vous dit-il, quand vous li parlez, Madame? Eh mais il me gronde, et moi je me fâche, ma fille. Il me représente qu'il est sage. Et moi itou, ce lui fais-je. Mais je vous plains, ce me fait-il. Mais me velà bian refaite, ce li dis-je. Eh mais! n'avez-vous pas honte? ce me fait-il. Eh bian! qu'est-ce que ça m'avance? ce li fais-je. Mais voute vartu, Madame? Mais mon tourment, Monsieur? Est-ce que les vartus ne se mariont pas ensemble?

Hermocrate. - Il me suffit, te dis-je, c'en est assez.

Dimas. - Je sis d'avis que vous guarissiez cet enfant-là, noute maître, en tombant itou malade pour elle, et pis la prenre pour minagère; car en restant garçon; ça entarre la lignée d'un homme, et ce serait dommage de l'entarrement de la vôtre. Mais en parlant par similitude, n'y aurait-il pas moyen, par votre moyen, de me recommander à l'affection de la femme de chambre, à cause que je savons toutes ces fredaines-là, et que je n'en sonnons mot?

Hermocrate, les premiers mots à part. - Il ne me manquait plus que d'essuyer ce compliment-là! Sois discret, Dimas, je te l'ordonne: il serait fâcheux, pour la personne en question, que cette aventure-ci fût connue; et de mon côté, je vais y mettre ordre en la renvoyant... Ah!

 

Scène X

Phocion, Dimas

Phocion. - Eh bien! Dimas, que pense Hermocrate?

Dimas. - Li, il prétend vous garder.

Phocion. - Tant mieux.

Dimas. - Et pis, il ne prétend pas que vous restiais.

Phocion. - Je ne t'entends plus.

Dimas. - Eh pargué, c'est qu'il ne s'entend pas li-même; il ne voit pus goutte à ce qu'il veut. Ouf! velà sa darnière parole: toute sa philosophie est à vau l'iau, il n'y en reste pas une once.

Phocion. - Il faudra bien qu'il me cède ce reste-là; un portrait vient de terrasser la prud'homie de la soeur, j'en ai encore un au service du frère; car toute sa raison ne mérite pas les frais d'un nouveau stratagème. Cependant Agis m'évite; je ne l'ai presque point vu depuis qu'il sait qui je suis. Il parlait tout à l'heure à Corine, peut-être me cherche-t-il.

Dimas. - Vous l'avez deviné, car le velà qui arrive. Mais, Madame, ayez toujours souvenance que ma fortune est au bout de l'histoire.

Phocion. - Tu peux la compter faite.

Dimas. - Grand marci à vous.

 

Scène XI

Agis, Phocion

Agis. - Quoi! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde?

Phocion. - C'est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.

Agis. - J'en conviens; mais j'avais une inquiétude qui m'agitait, et qui me dure encore.

Phocion. - Peut-on la savoir?

Agis. - Il y a une personne que j'aime; mais j'ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour; car j'en suis là-dessus à mon apprentissage; et je venais vous prier de m'instruire.

Phocion. - Mais je connais cette personne-là, je pense.

Agis. - Cela ne vous est pas difficile; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n'aimais rien.

Phocion. - Oui, et depuis que j'y suis, vous n'avez vu que moi.

Agis. - Concluez donc.

Phocion. - Eh bien! c'est moi; cela va tout de suite.

Agis. - Oui, c'est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j'en suis.

Phocion. - Je n'en sais pas le mot; dites-moi à quoi j'en suis moi-même; car je suis dans le même cas pour quelqu'un que j'aime.

Agis. - Et pour qui donc, Aspasie?

Phocion. - Pour qui? Les raisons qui m'ont fait conclure que vous m'aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul?

Agis. - Il est vrai que vous n'aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.

Phocion. - Je ne suis plus de même, et je n'ai vu que vous. Le reste est clair.

Agis. - C'est donc pour moi que votre coeur est en peine, Aspasie?

Phocion. - Oui; mais tout cela ne nous rend pas plus savants; nous nous aimions avant que d'être inquiets; nous aimons-nous de même, ou bien différemment? C'est de quoi il est question.

Agis. - Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.

Phocion. - Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m'éviter?

Agis. - Une peine infinie.

Phocion. - Cela commence mal. Ne m'évitiez-vous pas à cause que vous aviez le coeur troublé, avec des sentiments que vous n'osiez pas me dire?

Agis. - Me voilà; vous me pénétrez à merveille.

Phocion. - Oui, vous voilà; mais je vous avertis que votre coeur n'en ira pas mieux; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.

Agis. - Ils vous regardent avec un grand plaisir; avec un plaisir qui va jusqu'à l'émotion.

Phocion. - Allons, allons, c'est de l'amour; il est inutile de vous interroger davantage.

Agis. - Je donnerais ma vie pour vous; j'en donnerais mille, si je les avais.

Phocion. - Preuve sur preuve; amour dans l'expression, amour dans les sentiments, dans les regards; amour s'il en fut jamais.

Agis. - Amour comme il n'en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon coeur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre?

Phocion. - Doucement, Agis; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu'on veut, mais de son amour, jamais. D'ailleurs, vous n'êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.

Agis. - Vous avez parlé de mes yeux; il semble que les vôtres m'apprennent que vous n'êtes pas insensible.

Phocion. - Oh! pour de mes yeux, je n'en réponds point; ils peuvent bien vous dire que je vous aime; mais je n'aurai pas à me reprocher de vous l'avoir dit, moi.

Agis. - Juste ciel! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point! Vos sentiments ressemblent aux miens.

Phocion. - Oui, cela est vrai; vous l'avez deviné, et ce n'est pas ma faute. Mais ce n'est pas le tout que d'aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne...

Agis. - Je le respecte et je l'aime. Mais je sens déjà que les coeurs n'ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu'il vous parle; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd'hui, et nous avons besoin d'un peu de temps pour voir ce que nous ferons.

Dimas paraît dans l'enfoncement du théâtre sans approcher, et chante pour avertir de finir la conversation. - Ta ra ta la ra!

Phocion. - C'est bien dit, Agis; allez-y dès ce moment; il faudra bien nous retrouver, car j'ai bien des choses à vous dire.

Agis. - Et moi aussi.

Phocion. - Partez; quand on nous voit longtemps ensemble, j'ai toujours peur qu'on ne se doute de ce que je suis. Adieu!

Agis. - Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.

 

Scène XII

Phocion, Hermocrate, Dimas

Dimas, disant rapidement à Phocion. - Il a, morgué! bian fait de s'en aller; car velà le jaloux qui arrive.

Dimas se retire.

Phocion. - Vous paraissez donc enfin, Hermocrate? Pour dissiper le penchant qui m'occupe, n'avez-vous imaginé que l'ennui où vous me laissez? Il ne vous réussira pas, je n'en suis que plus triste, et n'en suis pas moins tendre.

Hermocrate. - Différentes affaires m'ont retenu, Aspasie; mais il ne s'agit plus de penchant; votre séjour ici est désormais impraticable; il vous ferait tort; Dimas sait qui vous êtes. Vous, dirai-je plus? Il sait le secret de votre coeur; il vous a entendu; ne nous fions ni l'un ni l'autre à la discrétion de ses pareils. Il y va de votre gloire, il faut vous retirer.

Phocion. - Me retirer, Seigneur! Eh dans quel état me renvoyez-vous? Avec mille fois plus de trouble que je n'en avais. Qu'avez-vous fait pour me guérir? A quel vertueux secours ai-je reconnu le sage Hermocrate?

Hermocrate. - Que votre trouble finisse à ce que je vais vous dire. Vous m'avez cru sage; vous m'avez aimé sur ce pied-là: je ne le suis point. Un vrai sage croirait en effet sa vertu comptable de votre repos; mais savez-vous pourquoi je vous renvoie? C'est que j'ai peur que votre secret n'éclate, et ne nuise à l'estime qu'on a pour moi; c'est que je vous sacrifie à l'orgueilleuse crainte de ne pas paraître vertueux, sans me soucier de l'être; c'est que je ne suis qu'un homme vain, qu'un superbe, à qui la sagesse est moins chère que la méprisable et frauduleuse imitation qu'il en fait. Voilà ce que c'est que l'objet de votre amour.

Phocion. - Eh! je ne l'ai jamais tant admiré!

Hermocrate. - Comment donc?

Phocion. - Ah! Seigneur, n'avez-vous que cette industrie-là contre moi? Vous augmentez mes faiblesses en exposant l'opprobre dont vous avez l'impitoyable courage de couvrir les vôtres. Vous dites que vous n'êtes point sage! Et vous étonnez ma raison par la preuve sublime que vous me donnez du contraire!

Hermocrate. - Attendez, Madame. M'avez-vous cru susceptible de tous les ravages que l'amour fait dans le coeur des autres hommes? Eh bien! l'âme la plus vile, les amants les plus vulgaires, la jeunesse la plus folle, n'éprouvent point d'agitations que je n'aie senties; inquiétudes, jalousies, transports, m'ont agité tour à tour. Reconnaissez-vous Hermocrate à ce portrait? L'univers est plein de gens qui me ressemblent. Perdez donc un amour que tout homme pris au hasard mérite autant que moi, Madame.

Phocion. - Non, je le répète encore, si les deux pouvaient être faibles, ils le seraient comme Hermocrate! Jamais il ne fut plus grand, jamais plus digne de mon amour, et jamais mon amour plus digne de lui! Juste ciel! Vous parlez de ma gloire: en est-il qui vaille celle de vous avoir causé le moindre des mouvements que vous dites? Non, c'en est fait, Seigneur, je ne vous demande plus le repos de mon coeur; vous me le rendez par l'aveu que vous me faites; vous m'aimez, je suis tranquille et charmée. Vous me garantissez notre union.

Hermocrate. - Il me reste un mot à vous dire, et je finis par là. Je révélerai votre secret; je déshonorerai cet homme que vous admirez; et son affront rejaillira sur vous-même, si vous ne partez.

Phocion. - Eh bien! Seigneur, je pars: mais je suis sûre de ma vengeance; puisque vous m'aimez, votre coeur me la garde. Allez, désespérez le mien; fuyez un amour qui pouvait faire la douceur de votre vie, et qui va faire le malheur de la mienne. Jouissez, si vous voulez, d'une sagesse sauvage, dont mon infortune va vous assurer la durée cruelle. Je suis venue vous demander du secours contre mon amour; vous ne m'en avez point donné d'autre que m'avouer que vous m'aimiez; c'est après cet aveu que vous me renvoyez; après un aveu qui redouble ma tendresse! Les dieux détesteront cette même sagesse conservée aux dépens d'un jeune coeur que vous avez trompé, dont vous avez trahi la confiance, dont vous n'avez point respecté les intentions vertueuses, et qui n'a servi que de victime à la férocité de vos opinions.

Hermocrate. - Modérez vos cris, Madame; on vient à nous.

Phocion. - Vous me désolez, et vous voulez que je me taise!

Hermocrate. - Vous m'attendrissez plus que vous ne pensez; mais n'éclatez point.

 

Scène XIII

Arlequin, Hermidas, Phocion, Hermocrate

Hermidas, courant après Arlequin. - Rendez-moi donc cela; de quel droit le retenez-vous? Qu'est-ce que cela signifie?

Arlequin. - Non, morbleu; ma fidélité n'entend point raillerie; il faut que j'avertisse mon maître.

Hermocrate, à Arlequin. - Que veut dire le bruit que vous faites? De quoi s'agit-il là? Qu'est-ce que c'est qu'Hermidas te demande?

Arlequin. - J'ai découvert un micmac, seigneur Hermocrate; il s'agit d'une affaire de conséquence; il n'y a que le diable et ces personnages-là qui le sachent; mais il faut voir ce que c'est.

Hermocrate. - Explique-toi.

Arlequin. - Je viens de trouver ce petit garçon qui était dans la posture d'un homme qui écrit: il rêvait, secouait la tête, mirait son ouvrage; et j'ai remarqué qu'il avait une coquille auprès de lui où il y avait du gris, du vert, du jaune, du blanc, et où il trempait sa plume; et comme j'étais derrière lui, je me suis approché pour voir son original de lettre; mais voyez le fripon! ce n'était point des mots ni des paroles, c'était un visage qu'il écrivait; et ce visage-là, c'était vous, Seigneur Hermocrate.

Hermocrate. - Moi!

Arlequin. - Votre propre visage, à l'exception qu'il est plus court que celui que vous portez; le nez que vous avez ordinairement tient lui seul plus de place que vous tout entier dans ce minois: Est-ce qu'il est permis de rapetisser la face des gens, de diminuer la largeur de leur physionomie? Tenez, regardez la mine que vous faites là-dedans.

Il lui donne un portrait.

Hermocrate. - Tu as bien fait, Arlequin, je ne te blâme point. Va-t'en, je vais examiner ce que cela signifie.

Arlequin. - N'oubliez pas de vous faire rendre les deux tiers de votre visage.

 

Scène XIV

Hermocrate, Phocion, Hermidas

Hermocrate. - Quelle était votre idée? Pourquoi m'avez-vous donc peint?

Hermidas. - Par une raison toute naturelle, Seigneur; j'étais bien aise d'avoir le portrait d'un homme illustre, et de le montrer aux autres.

Hermocrate. - Vous me faites trop d'honneur.

Hermidas. - Et d'ailleurs, je savais que ce portrait ferait plaisir à une personne à qui il ne convenait point de le demander.

Hermocrate. - Eh! Cette personne, quelle est-elle?

Hermidas. - Seigneur...

Phocion. - Taisez-vous, Corine.

Hermocrate. - Qu'entends-je! Que dites-vous, Aspasie?

Phocion. - N'en demandez pas davantage, Hermocrate, faites-moi la grâce d'ignorer le reste.

Hermocrate. - Eh, comment à présent voulez-vous que je l'ignore?

Phocion. - Brisons là-dessus; vous me faites rougir.

Hermocrate. - Ce que je vois est à peine croyable. Je ne sais plus ce que je deviens moi-même.

Phocion. - Je ne saurais soutenir cette aventure.

Hermocrate. - Et moi, cette épreuve-ci m'entraîne.

Phocion. - Ah! Corine, pourquoi avez-vous été surprise?

Hermocrate. - Vous triomphez, Aspasie; vous l'emportez, je me rends.

Phocion. - Sur ce pied-là, je vous pardonne la confusion dont ma victoire me couvre.

Hermocrate. - Reprenez ce portrait, il vous appartient, Madame.

Phocion. - Non, je ne le reprendrai point que ce ne soit votre coeur qui me l'abandonne.

Hermocrate. - Rien ne doit vous empêcher de le reprendre.

Phocion, tirant le sien, le lui donne. - Sur ce pied-là, vous devez estimer le mien, et le voilà; marquez-moi qu'il vous est cher.

Hermocrate l'approche de sa bouche. - Me trouvez-vous assez humilié? Je ne vous dispute plus rien.

Hermidas. - Il y manque encore quelque chose. Si le seigneur Hermocrate voulait souffrir que je le finisse, il ne faudrait qu'un instant pour cela.

Phocion. - Puisque nous sommes seuls, et qu'il ne s'agit que d'un instant, ne le refusez pas, Seigneur.

Hermocrate. - Aspasie, ne m'exposez point à ce risque-là; quelqu'un pourrait nous surprendre.

Phocion. - C'est l'instant où je triomphe, dites-vous; ne le laissons pas perdre, il est précieux: vos yeux me regardent avec une tendresse que je voudrais bien qu'on recueillît, afin d'en conserver l'image. Vous ne voyez point vos regards, ils sont charmants, Seigneur. Achève, Corine, achève.

Hermidas. - Seigneur, un peu de côté, je vous prie; daignez m'envisager.

Hermocrate. - Ah ciel! à quoi me réduisez-vous?

Phocion. - Votre coeur rougit-il des présents qu'il fait au mien?

Hermidas. - Levez un peu la tête, Seigneur.

Hermocrate. - Vous le voulez, Aspasie?

Hermidas. - Tournez un peu à droite.

Hermocrate. - Cessez, Agis approche. Sortez, Hermidas.

 

Scène XV

Hermocrate, Agis, Phocion

Agis. - Je venais vous prier, Seigneur, de nous laisser Phocion pour quelque temps; mais j'augure que vous y consentez, et qu'il est inutile que je vous en parle.

Hermocrate, d'un ton inquiet. - Vous souhaitez donc qu'il reste, Agis?

Agis. - Je vous avoue que j'aurais été très fâché qu'il partît, et que rien ne saurait me faire tant de plaisir que son séjour ici; on ne saurait le connaître sans l'estimer, et l'amitié suit aisément l'estime.

Hermocrate. - J'ignorais que vous fussiez déjà si charmés l'un de l'autre.

Phocion. - Nos entretiens, en effet, n'ont pas été fréquents.

Agis. - Peut-être que j'interromps la conversation que vous avez ensemble, et c'est à quoi j'attribue la froideur avec laquelle vous m'écoutez; ainsi je me retire.

 

Scène XVI

Phocion, Hermocrate

Hermocrate. - Que signifie cet empressement d'Agis? Je ne sais ce que j'en dois croire; depuis qu'il est avec moi, je n'ai rien vu qui l'intéressât tant que vous: vous connaît-il? Lui avez-vous découvert qui vous êtes, et m'abuseriez-vous?

Phocion. - Ah! Seigneur, vous me comblez de joie: Vous m'avez dit que vous aviez été jaloux; il ne me restait plus que le plaisir de le voir moi-même, et vous me le donnez: mon coeur vous remercie de l'injustice que vous me faites. Hermocrate est jaloux, il me chérit, il m'adore! Il est injuste, mais il m'aime; qu'importe à quel prix il me le témoigne? Il s'agit pourtant de me justifier: Agis n'est pas loin, je le vois encore; qu'il revienne, rappelons-le, Seigneur; je vais le chercher moi-même; je vais lui parler, et vous verrez si je mérite vos soupçons.

Hermocrate. - Non, Aspasie, je reconnais mon erreur; votre franchise me rassure; ne l'appelez pas, je me rends; il ne faut pas encore que l'on sache que je vous aime: laissez-moi le temps de disposer tout.

Phocion. - J'y consens: voici votre soeur, et je vous laisse ensemble. (A part.) J'ai pitié de sa faiblesse. O ciel! pardonne mon artifice!

 

Scène XVII

Hermocrate, Léontine

Léontine. - Ah! vous voilà, mon frère; je vous demande à tout le monde.

Hermocrate. - Que me voulez-vous, Léontine?

Léontine. - A quoi en êtes-vous avec Phocion? Etes-vous toujours dans le dessein de le renvoyer? Il m'a tantôt marqué tant d'estime pour vous, il m'en a dit tant de bien, que je lui ai promis qu'il resterait, et que vous y consentiriez; je lui en ai donné ma parole: son séjour sera court, et ce n'est pas la peine de m'en dédire.

Hermocrate. - Non, Léontine; vous savez mes égards pour vous, et je ne vous en dédirai point: dès que vous avez promis, il n'y a plus de réplique; il restera tant qu'il voudra, ma soeur.

Léontine. - Je vous rends grâce de votre complaisance, mon frère; et en vérité Phocion mérite bien qu'on l'oblige.

Hermocrate. - Je sens tout ce qu'il vaut.

Léontine. - D'ailleurs, je regarde que c'est, en passant, un amusement pour Agis, qui vit dans une solitude dont on se rebute quelquefois à son âge.

Hermocrate. - Quelquefois à tout âge.

Léontine. - Vous avez raison; on y a des moments de tristesse. Je m'y ennuie souvent moi-même; j'ai le courage de vous le dire.

Hermocrate. - Qu'appelez-vous courage? Et qui est-ce qui ne s'y ennuierait pas? N'est-on pas né pour la société?

Léontine. - Ecoutez; on ne sait pas ce qu'on fait, quand on se confine dans la retraite; et nous avons été bien vite, quand nous avons pris un parti si dur.

Hermocrate. - Allez, ma soeur, je n'en suis pas à faire cette réflexion-là.

Léontine. - Après tout, le mal n'est pas sans remède; heureusement on peut se raviser.

Hermocrate. - Oh! fort bien.

Léontine. - Un homme, à votre âge, sera partout le bienvenu quand il voudra changer d'état.

Hermocrate. - Et vous, qui êtes aimable et plus jeune que moi, je ne suis pas en peine de vous non plus.

Léontine. - Oui, mon frère, peu de jeunes gens vont de pair avec vous; et le don de votre coeur ne sera pas négligé.

Hermocrate. - Et moi, je vous assure qu'on n'attendra pas d'avoir le vôtre pour vous donner le sien.

Léontine. - Vous ne seriez donc pas étonné que j'eusse quelques vues?

Hermocrate. - J'ai toujours été surpris que vous n'en eussiez pas.

Léontine. - Mais, vous qui parlez, pourquoi n'en auriez-vous pas aussi?

Hermocrate. - Eh! que sait-on? Peut-être en aurais-je.

Léontine. - J'en serais charmée, Hermocrate, nous n'avons pas plus de raison que les dieux qui ont établi le mariage; et je crois qu'un mari vaut bien un solitaire. Pensez-y; une autre fois nous en dirons davantage. Adieu.

Hermocrate. - J'ai quelques ordres à donner, et je vous suis. (A part.) A ce que je vois, nous sommes tous deux en bel état, Léontine et moi. Je ne sais à qui elle en veut; peut-être est-ce à quelqu'un aussi jeune pour elle que l'est Aspasie pour moi. Que nous sommes faibles! mais il faut remplir sa destinée.

 

Acte III

 

Scène première

Phocion, Hermidas

Phocion. - Viens que je te parle, Corine. Tout me répond d'un succès infaillible. Je n'ai plus qu'un léger entretien à avoir avec Agis; il le désire autant que moi. Croirais-tu pourtant que nous n'avons pu y parvenir ni l'un ni l'autre? Hermocrate et sa soeur m'ont obsédée tour à tour; ils doivent tous deux m'épouser en secret: je ne sais combien de mesures sont prises pour ces mariages imaginaires. Non, on ne saurait croire combien l'amour égare ces têtes qu'on appelle sages; et il a fallu tout écouter, parce que je n'ai pas encore terminé avec Agis. Il m'aime tendrement comme Aspasie: pourrait-il me haïr comme Léonide?

Hermidas. - Non, Madame, achevez; la princesse Léonide, après tout ce qu'elle a fait, doit lui paraître encore plus aimable qu'Aspasie.

Phocion. - Je pense comme toi; mais sa famille a péri par la mienne.

Hermidas. - Votre père hérita du trône, et ne l'a pas ravi.

Phocion. - Que veux-tu? J'aime et je crains. Je vais pourtant agir comme certaine du succès. Mais, dis-moi, as-tu fait porter mes lettres au château?

Hermidas. - Oui, Madame; Dimas, sans savoir pourquoi, m'a fourni un homme à qui je les ai remises; et comme la distance d'ici au château est petite, vous aurez bientôt des nouvelles. Mais quel ordre donnez-vous au seigneur Ariston, à qui s'adressent vos lettres?

Phocion. - Je lui dis de suivre celui qui les lui rendra; d'arriver ici avec ses gardes et mon équipage: ce n'est qu'en prince que je veux qu'Agis sorte de ces lieux. Et toi, Corine, pendant que je t'attends ici, va te poser à l'entrée du jardin où doit arriver Ariston; et viens m'avertir dès qu'il sera venu. Va, pars, et mets le comble à tous les services que tu m'as rendu.

Hermidas. - Je me sauve. Mais vous n'êtes pas quitte de Léontine; la voilà qui vous cherche.

 

Scène II

Léontine, Phocion

Léontine. - J'ai un mot à vous dire, mon cher Phocion; le sort en est jeté; nos embarras vont finir.

Phocion. - Oui, grâces au ciel.

Léontine. - Je ne dépends que de moi, nous allons être pour jamais unis. Je vous ai dit que c'est un spectacle que je ne voulais pas donner ici, mais les mesures que nous avons prises ne me paraissent pas décentes; vous avez envoyé chercher un équipage, qui doit nous attendre à quelques pas de la maison, n'est-il pas vrai? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de nous en aller ensemble, que je partisse la première, et que je me rendisse à la ville en vous attendant?

Phocion. - Oui-da, vous avez raison; partez, c'est fort bien dit.

Léontine. - Je vais dès cet instant me mettre en état de cela, et dans deux heures je ne serai pas ici; mais, Phocion, hâtez-vous de me suivre.

Phocion. - Commencez par me quitter, pour vous hâter vous-même.

Léontine. - Que d'amour ne me devez-vous pas!

Phocion. - Je sais que le vôtre est impayable, mais ne vous amusez point.

Léontine. - Il n'y avait que vous dans le monde capable de m'engager à la démarche que je fais.

Phocion. - La démarche est innocente, et vous n'y courez aucun hasard; allez vous y préparer.

Léontine. - J'aime à voir votre empressement; puisse-t-il durer toujours!

Phocion. - Et puissiez-vous y répondre par le vôtre car votre lenteur m'impatiente.

Léontine. - Je vous avoue que je ne sais quoi de triste s'empare quelquefois de moi.

Phocion. - Ces réflexions-là sont-elles de saison? Je ne me sens que de la joie, moi.

Léontine. - Ne vous impatientez plus, je pars: car voici mon frère, que je ne veux point voir dans ce moment-ci.

Phocion. - Encore ce frère! Ce ne sera donc jamais fait!

 

Scène III

Hermocrate, Phocion

Phocion. - Eh bien! Hermocrate, je vous croyais occupé à vous arranger pour votre départ.

Hermocrate. - Ah! charmante Aspasie, si vous saviez combien je suis combattu!

Phocion. - Ah! si vous saviez combien je suis lasse de vous combattre! Qu'est-ce que cela signifie? On n'est jamais sûr de rien avec vous.

Hermocrate. - Pardonnez ces agitations à un homme dont le coeur promettait plus de force.

Phocion. - Eh! votre coeur fait bien des façons, Hermocrate; soyez agité tant que vous voudrez; mais partez, puisque vous ne voulez pas faire le mariage ici.

Hermocrate. - Ah!

Phocion. - Ce soupir-là n'expédie rien.

Hermocrate. - Il me reste encore une chose à vous dire, et qui m'embarrasse beaucoup.

Phocion. - Vous ne finissez rien, il y a toujours un reste.

Hermocrate. - Vous confierai-je tout? Je vous ai abandonné mon coeur, et je vais être à vous, ainsi il n'y a plus rien à vous cacher.

Phocion. - Après?

Hermocrate. - J'élève Agis depuis l'âge de huit ans; je ne saurais le quitter si tôt, souffrez qu'il vive avec nous quelque temps, et qu'il vienne nous retrouver.

Phocion. - Eh! Qui est-il donc?

Hermocrate. - Nos intérêts vont devenir communs: apprenez un grand secret. Vous avez entendu parler de Cléomène; Agis est son fils, échappé de la prison dès son enfance.

Phocion. - Votre confidence est en de bonnes mains.

Hermocrate. - Jugez avec combien de soin il faut que je le cache, et de ce qu'il deviendrait entre les mains d'une Princesse qui le fait chercher à son tour, et qui apparemment ne respire que sa mort.

Phocion. - Elle passe pourtant pour équitable et généreuse.

Hermocrate. - Je ne m'y fierais pas; elle est née d'un sang qui n'est ni l'un ni l'autre.

Phocion. - On dit qu'elle épouserait Agis, si elle le connaissait, d'autant plus qu'ils sont du même âge.

Hermocrate. - Quand il serait possible qu'elle le voulût, la juste haine qu'il a pour elle l'en empêcherait.

Phocion. - J'aurais cru que la gloire de pardonner à ses ennemis valait bien l'honneur de les haïr toujours, surtout quand ces ennemis sont innocents du mal qu'on nous a fait.

Hermocrate. - S'il n'y avait pas un trône à gagner en pardonnant, vous auriez raison, mais le prix du pardon gâte tout; quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de cela.

Phocion. - Agis aura lieu d'être content.

Hermocrate. - Il ne sera pas longtemps avec nous; nos amis fomentent une guerre chez l'ennemi, auquel il se joindra; les choses s'avancent, et peut-être bientôt les verra-t-on changer de face.

Phocion. - Se défera-t-on de la Princesse?

Hermocrate. - Elle n'est que l'héritière des coupables; ce serait là se venger d'un crime par un autre, et Agis n'en est point capable: il suffira de la vaincre.

Phocion. - Voilà, je pense, tout ce que vous avez à me dire; allez prendre vos mesures pour partir.

Hermocrate. - Adieu, chère Aspasie; je n'ai plus qu'une heure ou deux à demeurer ici.

 

Scène IV

Phocion, Arlequin, Dimas

Phocion. - Enfin serai-je libre? Je suis persuadée qu'Agis attend le moment de pouvoir me parler; cette haine qu'il a pour moi me fait trembler pourtant. Mais que veulent encore ces domestiques?

Arlequin. - Je suis votre serviteur, Madame.

Dimas. - Je vous saluons, Madame.

Phocion. - Doucement donc!

Dimas. - N'appriandez rin, je sommes seuls.

Phocion. - Que me voulez-vous?

Arlequin. - Une petite bagatelle.

Dimas. - Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.

Arlequin. - Pour voir comment nous sommes ensemble.

Phocion. - Et de quoi est-il question? Faites vite, car je suis pressée.

Dimas. - Ah çà! comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne?

Phocion. - Oui, vous m'avez bien servie tous deux.

Dimas. - Et voute ouvrage à vous, est-il avancé?

Phocion. - Je n'ai plus qu'un mot à dire à Agis qui m'attend.

Arlequin. - Fort bien; puisqu'il vous attend, ne nous pressons pas.

Dimas. - Parlons d'affaire; j'avons vendu du noir, que c'est une marveille! j'avons affronté le tiers et le quart.

Arlequin. - Il n'y a point de fripons comparables à nous.

Dimas. - J'avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.

Arlequin. - Tantôt vous étiez garçon, ce qui n'était pas vrai; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.

Dimas. - Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J'avons jeté voute coeur à tout le monde, pendant qu'il n'était à parsonne de tout ça.

Arlequin. - Des portraits pour attraper les visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.

Phocion. - Mais achèverez-vous? Où cela va-t-il?

Dimas. - Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale?

Phocion. - Que veux-tu dire?

Arlequin. - Achetez le reste de l'aventure; nous la vendrons à un prix raisonnable.

Dimas. - Faites marché avec nous, ou bian je rompons tout.

Phocion. - Ne vous ai-je pas promis de faire votre fortune?

Dimas. - Eh bian! baillez-nous voute parole en argent comptant.

Arlequin. - Oui; car quand on n'a plus besoin des fripons, on les paie mal.

Phocion. - Mes enfants, vous êtes des insolents.

Dimas. - Oh! ça se peut bian.

Arlequin. - Nous tombons d'accord de l'insolence.

Phocion. - Vous me fâchez; et voici ma réponse. C'est que, si vous me nuisez, si vous n'êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis; et je vous avertis que j'en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez. Quant à présent, retirez-vous, je vous l'ordonne; et réparez votre faute par une prompte obéissance.

Dimas, à Arlequin. - Que ferons-je, camarade? Alle me baille de la peur; continuerons-je l'insolence?

Arlequin. - Non, c'est peut-être le chemin du cachot; et j'aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.

 

Scène V

Phocion, Agis

Phocion, à part. - J'ai bien fait de les intimider. Mais voici Agis.

Agis. - Je vous retrouve donc, Aspasie, et je puis un moment vous parler en liberté. Que n'ai-je pas souffert de la contrainte où je me suis vu! J'ai presque haï Hermocrate et Léontine de toute l'amitié qu'ils vous marquent; mais qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Que vous êtes aimable, Aspasie, et qu'il m'est doux de vous aimer!

Phocion. - Que je me plais à vous l'entendre dire, Agis! Vous saurez bientôt, à votre tour, de quel prix votre coeur est pour le mien. Mais, dites-moi; cette tendresse, dont la naïveté me charme, est-elle à l'épreuve de tout? Rien n'est-il capable de me la ravir?

Agis. - Non; je ne la perdrai qu'en cessant de vivre.

Phocion. - Je ne vous ai pas tout dit, Agis; vous ne me connaissez pas encore.

Agis. - Je connais vos charmes; je connais la douceur des sentiments de votre âme, rien ne peut m'arracher à tant d'attraits, et c'en est assez pour vous adorer toute ma vie.

Phocion. - O dieux! que d'amour! Mais plus il m'est cher, et plus je crains de le perdre; je vous ai déguisé qui j'étais, et ma naissance vous rebutera peut-être.

Agis. - Hélas! vous ne savez pas qui je suis moi-même, ni tout l'effroi que m'inspire pour vous la pensée d'unir mon sort au vôtre. O cruelle princesse, que j'ai de raisons de te hair!

Phocion. - Eh! de qui parlez-vous, Agis? Quelle princesse haïssez-vous tant?

Agis. - Celle qui règne, Aspasie; mon ennemie et la vôtre. Mais quelqu'un vient qui m'empêche de continuer.

Phocion. - C'est Hermocrate. Que je le hais de nous interrompre! Je ne vous laisse que pour un moment, Agis, et je reviens dès qu'il vous aura quitté. Ma destinée avec vous ne dépend plus que d'un mot. Vous me haïssez, sans le savoir pourtant.

Agis. - Moi, Aspasie?

Phocion. - On ne me donne pas le temps de vous en dire davantage. Finissez avec Hermocrate.

 

Scène VI

Agis, seul.

Agis. - Je n'entends rien à ce qu'elle veut dire. Quoi qu'il en soit, je ne saurais disposer de moi sans en avertir Hermocrate.

 

Scène VII

Hermocrate, Agis

Hermocrate. - Arrêtez, Prince, il faut que je vous parle... Je ne sais par où commencer ce que j'ai à vous dire.

Agis. - Quel est donc le sujet de votre embarras, Seigneur?

Hermocrate. - Ce que vous n'auriez peut-être jamais imaginé; ce que j'ai honte de vous avouer; mais ce que, toute réflexion faite, il faut pourtant vous apprendre.

Agis. - A quoi ce discours-là nous prépare-t-il? Que vous serait-il donc arrivé?

Hermocrate. - D'être aussi faible qu'un autre.

Agis. - Eh! de quelle espèce de faiblesse s'agit-il, Seigneur?

Hermocrate. - De la plus pardonnable pour tout le monde, de la plus commune; mais de la plus inattendue chez moi. Vous savez ce que je pensais de la passion qu'on appelle amour.

Agis. - Et il me semble que vous exagériez un peu là-dessus.

Hermocrate. - Oui, cela se peut bien; mais que voulez-vous? Un solitaire qui médite, qui étudie, qui n'a de commerce qu'avec son esprit, et jamais avec son coeur, un homme enveloppé de l'austérité de ses moeurs n'est guère en état de porter son jugement sur certaines choses; il va toujours trop loin.

Agis. - Il n'en faut pas douter, vous tombiez dans l'excès.

Hermocrate. - Vous avez raison; je pense comme vous; car que ne disais-je pas? Que cette passion était folle, extravagante, indigne d'une âme raisonnable; je l'appelais un délire; et je ne savais ce que je disais. Ce n'était pas là consulter ni la raison ni la nature; c'était critiquer le ciel même.

Agis. - Oui; car dans le fond, nous sommes faits pour aimer.

Hermocrate. - Comment donc! c'est un sentiment sur qui tout roule.

Agis. - Un sentiment qui pourrait bien se venger un jour du mépris que vous en avez fait.

Hermocrate. - Vous m'en menacez trop tard.

Agis. - Pourquoi donc?

Hermocrate. - Je suis puni.

Agis. - Sérieusement?

Hermocrate. - Faut-il vous dire tout? Préparez-vous à me voir changer bientôt d'état, à me suivre, si vous m'aimez: je pars aujourd'hui, et je me marie.

Agis. - Est-ce là le sujet de votre embarras?

Hermocrate. - Il n'est pas agréable de se dédire; et je reviens de loin.

Agis. - Et moi je vous en félicite: il vous manquait de connaître ce que c'était que le coeur.

Hermocrate. - J'en ai reçu une leçon qui me suffit, et je ne m'y tromperai plus. Si vous saviez au reste avec quel excès d'amour, avec quelle industrie de passion on est venu me surprendre, vous augureriez mal d'un coeur qui ne se serait pas rendu. La sagesse n'instruit point à être ingrat; et je l'aurais été. On me voit plusieurs fois dans la forêt, on prend du penchant pour moi, on essaie de le perdre, on ne saurait: on se résout à me parler, mais ma réputation intimide. Pour ne point risquer un mauvais accueil, on se déguise, on change d'habit, on devient le plus beau de tous les hommes; on arrive ici, on est reconnu. Je veux qu'on se retire; je crois même que c'est à vous à qui on en veut; on me jure que non. Pour me convaincre, on me dit: Je vous aime; en doutez-vous? Ma main, ma fortune, tout est à vous avec mon coeur: donnez-moi le vôtre ou guérissez le mien; cédez à mes sentiments, ou apprenez-moi à les vaincre; rendez-moi mon indifférence, ou partagez mon amour; et l'on me dit tout cela avec des charmes, avec des yeux, avec des tons qui auraient triomphé du plus féroce de tous les hommes.

Agis, agité. - Mais, Seigneur, cette tendre amante qui se déguise, l'ai-je vue ici? Y est-elle venue?

Hermocrate. - Elle y est encore.

Agis. - Je n'y vois que Phocion.

Hermocrate. - C'est elle-même; mais n'en dites mot. Voici ma soeur qui vient.

 

Scène VIII

Léontine, Hermocrate, Agis

Agis, à part. - La perfide! qu'a-t-elle prétendu en me trompant?

Léontine. - Je viens vous avertir d'une petite absence que je vais faire à la ville, mon frère.

Hermocrate. - Hé chez qui allez-vous donc, Léontine?

Léontine. - Chez Phrosine, dont j'ai reçu des nouvelles, et qui me presse d'aller la voir.

Hermocrate. - Nous serons donc tous deux absents; car je pars aussi dans une heure, je le disais même à Agis.

Léontine. - Vous partez, mon frère! Hé chez qui allez-vous à votre tour?

Hermocrate. - Rendre visite à Criton.

Léontine. - Quoi! à la ville comme moi? Il est assez particulier que nous y ayons tous deux affaire; vous vous souvenez de ce que vous m'avez dit tantôt: votre voyage ne cache-t-il pas quelque mystère?

Hermocrate. - Voilà une question qui me ferait douter des motifs du vôtre; vous vous souvenez aussi des discours que vous m'avez tenus?

Léontine. - Hermocrate, parlons à coeur ouvert: tenez, nous nous pénétrons; je ne vais point chez Phrosine.

Hermocrate. - Dès que vous parlez sur ce ton-là, je n'aurai pas moins de franchise que vous; je ne vais point chez Criton.

Léontine. - C'est mon coeur qui me conduit où je vais.

Hermocrate. - C'est le mien qui me met en voyage.

Léontine. - Oh! sur ce pied-là, je me marie.

Hermocrate. - Hé bien, je vous en offre autant.

Léontine. - Tant mieux, Hermocrate, et grâce à notre mutuelle confidence, je crois que celui que j'aime et moi, nous nous épargnerons les frais du départ: il est ici, et puisque vous savez tout, ce n'est pas la peine de nous aller marier plus loin.

Hermocrate. - Vous avez raison, et je ne partirai point non plus; nos mariages se feront ensemble, car celle à qui je me donne est ici aussi.

Léontine. - Je ne sais pas où elle est; pour moi, c'est Phocion que j'épouse.

Hermocrate. - Phocion!

Léontine. - Oui, Phocion.

Hermocrate. - Qui donc? Celui qui est venu nous trouver ici? celui pour lequel vous me parliez tantôt?

Léontine. - Je n'en connais point d'autre.

Hermocrate. - Mais attendez donc, je l'épouse aussi, moi, et nous ne pouvons pas l'épouser tous deux.

Léontine. - Vous l'épousez, dites-vous? vous n'y rêvez pas?

Hermocrate. - Rien n'est plus vrai.

Léontine. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! Phocion qui m'aime d'une tendresse infinie, qui a fait faire mon portrait sans que je le susse!

Hermocrate. - Votre portrait! ce n'est pas le vôtre, c'est le mien qu'il a fait faire à mon insu.

Léontine. - Mais ne vous trompez-vous pas? Voici le sien, le reconnaissez-vous?

Hermocrate. - Tenez, ma soeur, en voilà le double; le vôtre est en homme, et le mien est en femme; c'en est toute la différence.

Léontine. - Juste ciel! où en suis-je?

Agis. - Oh! c'en est fait, je n'y saurais plus tenir; elle ne m'a point donné de portrait, mais je dois l'épouser aussi.

Hermocrate. - Quoi! vous aussi, Agis? quelle étrange aventure!

Léontine. - Je suis outrée, je l'avoue.

Hermocrate. - Il n'est pas question de se plaindre; nos domestiques étaient gagnés, je crains quelques desseins cachés; hâtons-nous, Léontine, ne perdons point de temps: il faut que cette fille s'explique, et nous rende compte de son imposture.

 

Scène IX

Agis, Phocion

Agis; sans voir Phocion. - Je suis au désespoir!

Phocion. - Les voilà donc partis, ces importuns! Mais qu'avez-vous, Agis? Vous ne me regardez pas?

Agis. - Que venez-vous faire ici? Qui de nous trois doit vous épouser, d'Hermocrate, de Léontine ou de moi?

Phocion. - Je vous entends; tout est découvert.

Agis. - N'avez-vous pas votre portrait à me donner, comme aux autres?

Phocion. - Les autres n'auraient pas eu ce portrait, si je n'avais pas eu dessein de vous donner la personne.

Agis. - Et moi, je la cède à Hermocrate. Adieu, perfide; adieu, cruelle! Je ne sais de quels noms vous appeler. Adieu pour jamais. Je me meurs!...

Phocion. - Arrêtez, cher Agis; écoutez-moi.

Agis. - Laissez-moi, vous dis-je.

Phocion. - Non, je ne vous quitte plus; craignez d'être le plus ingrat de tous les hommes, si vous ne m'écoutez pas.

Agis. - Moi, que vous avez trompé!

Phocion. - C'est pour vous que j'ai trompé tout le monde, et je n'ai pu faire autrement; tous mes artifices sont autant de témoignages de ma tendresse, et vous insultez, dans votre erreur, au coeur le plus tendre qui fut jamais. Je ne suis point en peine de vous calmer; tout l'amour que vous me devez, tout celui que j'ai pour vous, vous ne le savez pas. Vous m'aimerez, vous m'estimerez, vous me demanderez pardon.

Agis. - Je n'y comprends rien.

Phocion. - J'ai tout employé pour abuser des coeurs dont la tendresse était l'unique voie qui me restait pour obtenir la vôtre, et vous étiez l'unique objet de tout ce qu'on m'a vu faire.

Agis. - Hélas! puis-je vous en croire, Aspasie?

Phocion. - Dimas et Arlequin, qui savent mon secret, qui m'ont servie, vous confirmeront ce que je vous dis là; interrogez-les, mon amour ne dédaigne pas d'avoir recours à leur témoignage.

Agis. - Ce que vous me dites là est-il possible, Aspasie? On n'a donc jamais tant aimé que vous le faites.

Phocion. - Ce n'est pas là tout; cette Princesse, que vous appelez votre ennemie et la mienne...

Agis. - Hélas! s'il est vrai que vous m'aimiez, peut-être un jour vous fera-t-elle pleurer ma mort; elle n'épargnera pas le fils de Cléomène.

Phocion. - Je suis en état de vous rendre l'arbitre de son sort.

Agis. - Je ne lui demande que de nous laisser disposer du nôtre.

Phocion. - Disposez vous-même de sa vie; c'est son coeur ici qui vous la livre.

Agis. - Son coeur! vous Léonide, Madame?

Phocion. - Je vous disais que vous ignoriez tout mon amour, et le voilà tout entier.

Agis se jette à genoux. - Je ne puis plus vous exprimer le mien.

 

Scène X

Léontine, Hermocrate, Phocion, Agis

Hermocrate. - Que vois-je? Agis à ses genoux! (Il s'approche.) De qui est ce portrait-là?

Phocion. - C'est de moi.

Léontine. - Et celui-ci, fourbe que vous êtes?

Phocion. - De moi. Voulez-vous que je les reprenne, et que je vous rende les vôtres?

Hermocrate. - Il ne s'agit point ici de plaisanterie. Qui êtes-vous? quels sont vos desseins?

Phocion. - Je vais vous les dire, mais laissez-moi parler à Corine qui vient à nous.

 

Scène dernière

Hermidas, Dimas, Arlequin, et le reste des acteurs.

Dimas. - Noute maître, je vous avartis qu'il y a tout plain d'hallebardiers au bas de noute jardrin; et pis des soudards et pis des carrioles dorées.

Hermidas. - Madame, Ariston est arrivé.

Phocion, à Agis. - Allons, Seigneur, venez recevoir les hommages de vos sujets. Il est temps de partir; vos gardes vous attendent. (A Hermocrate et à Léontine.) Vous, Hermocrate, et vous, Léontine, qui d'abord refusiez tous deux de me garder, vous sentez le motif de mes feintes: je voulais rendre le trône à Agis, et je voulais être à lui. Sous mon nom j'aurais peut-être révolté son coeur, et je me suis déguisée pour le surprendre; ce qui n'aurait encore abouti à rien, si je ne vous avais pas abusés vous-mêmes. Au reste, vous n'êtes point à plaindre, Hermocrate; je laisse votre coeur entre les mains de votre raison. Pour vous, Léontine, mon sexe doit avoir déjà dissipé tous les sentiments que vous avait inspirés mon artifice.

 

La Nouvelle colonie ou la ligue des femmes

 

Divertissement

Comédie en trois actes, en prose

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 18 juin 1729

Divertissement

I

Entrée (dansée)

II

Cantatille

Si les lois des hommes dépendent,

Ne vous en plaignez pas, trop aimables objets:

Vous imposez des fers à ceux qui vous commandent,

Et vos maîtres sont vos sujets.

III

Prélude

Vous triomphez par une douce guerre

De l'esprit le plus fort et du coeur le plus fier.

Jupiter d'un regard épouvante la terre:

Vous pouvez d'un regard désarmer Jupiter.

Vos attraits fixent la victoire;

Rien ne saurait vous résister,

Et c'est augmenter votre gloire

Que d'oser vous la disputer.

IV

Menuet

V

Parodie

Minerve guide

Les sages, les vertueux,

Junon préside

Sur les coeurs ambitieux,

Vénus décide

Du sort des amoureux.

Tout ce qui respire

Vit sous l'empire

D'un sexe si flatteur.

Quelque sort qui nous appelle,

C'est une belle

Qui fixe notre ardeur.

VI

Gavotte

VII

Vaudeville

Aimable sexe, vos lois

Ont des droits

Sur les Dieux comme sur les Rois;

Voulez-vous la paix ou la guerre,

Sur vos avis nous savons nous régler:

Pour troubler ou calmer la terre,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Tout est possible à votre art:

Un vieillard

Rajeunit par votre regard.

Pour dompter le coeur d'un Achille,

Pour engager un Hercule à filer,

Et pour rendre un sage imbécile,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Le jugement d'un procès

Au Palais

Ne dépend pas de nos placets:

Que Philis soit notre refuge,

Nous entendrons notre cause appeler;

Pour faire prononcer un juge,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Un avocat bon latin

Cite en vain

Et Bartole et Jean de Moulin:

On est sourd à son éloquence,

Dès qu'au barreau Philis vient s'installer:

Pour faire pencher la balance,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Oh! que l'on voit à Paris

De commis

Qu'en place les belles ont mis.

Si Cloris le veut, un gros âne

Dans un bureau saura bientôt briller;

Pour en faire un chef à la douane,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Je ne vais point au vallon

D'Apollon

Quand je veux faire une chanson.

Le beau feu qu'Aminte m'inspire

Vaut bien celui dont ce dieu fait brûler,

Et pour faire parler ma lyre,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Une jeune fille.

Si j'avais un inconstant

Pour amant,

Je craindrais peu son changement;

J'aurais tort de m'en mettre en peine:

Il en est cent que je puis enrôler,

D'ici j'en vois une douzaine,

Et mes yeux n'ont qu'à parler.

Auteurs, soyez désormais

Plus discrets.

N'attaquez plus ces doux objets.

En vain l'on vante votre ouvrage:

D'un feu divin il a beau pétiller,

Pour vous causer un prompt naufrage,

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

Si vous voulez qu'Arlequin

Soit en train,

Venez, belles, tout sera plein:

Je cabriole pour vous plaire.

Si vous voulez, je saurai redoubler,

Un bis ne m'embarrasse guère:

Deux beaux yeux n'ont qu'à parler.

 

Le Jeu de l'amour et du hasard

 

Acteurs

Comédie en trois actes

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 23 janvier 1730

Acteurs

Monsieur Orgon.

Lisette, femme de chambre de Silvia.

Arlequin, valet de Dorante.

Un laquais.

La scène est à Paris.

 

Acte premier

 

Scène première

Silvia, Lisette

Silvia. - Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments?

Lisette. - C'est que j'ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque joie: moi je lui réponds qu'oui; cela va tout de suite; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai; le non n'est pas naturel.

Silvia. - Le non n'est pas naturel, quelle sotte naïveté! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous?

Lisette. - Eh bien, c'est encore oui, par exemple.

Silvia. - Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à juger de mon coeur par le vôtre...

Lisette. - Mon coeur est fait comme celui de tout le monde; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait comme celui de personne?

Silvia. - Je vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale.

Lisette. - Si j'étais votre égale, nous verrions.

Silvia. - Vous travaillez à me fâcher, Lisette.

Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur Orgon que vous étiez bien aise d'être mariée?

Silvia. - Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille.

Lisette. - Cela est encore tout neuf.

Silvia. - C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.

Lisette. - Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine?

Silvia. - Que sais-je, peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.

Lisette. - On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de bonne mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur caractère; que voulez-vous de plus? Peut-on se figurer de mariage plus doux? D'union plus délicieuse?

Silvia. - Délicieuse! que tu es folle avec tes expressions!

Lisette. - Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour; sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société: Pardi, tout en sera bon, dans cet homme-là, l'utile et l'agréable, tout s'y trouve.

Silvia. - Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un on dit, et je pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi; il est bel homme, dit-on, et c'est presque tant pis.

Lisette. - Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite!

Silvia. - C'est une pensée de très bon sens; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué.

Lisette. - Oh, il a tort d'être fat; mais il a raison d'être beau.

Silvia. - On ajoute qu'il est bien fait; passe.

Lisette. - Oui-da, cela est pardonnable.

Silvia. - De beauté et de bonne mine, je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus.

Lisette. - Vertuchoux! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.

Silvia. - Tu ne sais ce que tu dis; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable qu'à l'aimable homme; en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu'on ne pense. On loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l'esprit? n'en ai-je pas vu, moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste: Aussi l'est-il, répondait-on; je l'ai répondu moi-même; sa physionomie ne vous ment pas d'un mot. Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié; sa femme, ses enfants, son domestique, ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.

Lisette. - Quel fantasque avec ces deux visages!

Silvia. - N'est-on pas content de Léandre quand on le voit? Eh bien chez lui, c'est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible; sa femme ne la connaît point, n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d'ennui, tout ce qui l'environne. N'est-ce pas là un mari bien amusant?

Lisette. - Je gèle au récit que vous m'en faites; mais Tersandre, par exemple?

Silvia. - Oui, Tersandre! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme; j'arrive, on m'annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé, vous auriez dit qu'il sortait de la conversation la plus badine; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe! Voilà ce que c'est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir; je vais du moins risquer d'en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette; si j'allais te faire pitié aussi: Cela est terrible, qu'en dis-tu? Songe à ce que c'est qu'un mari.

Lisette. - Un mari? c'est un mari; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste.

 

Scène II

Monsieur Orgon, Silvia, Lisette

Monsieur Orgon. - Eh bonjour, ma fille. La nouvelle que je viens t'annoncer te fera-t-elle plaisir? Ton prétendu arrive aujourd'hui, son père me l'apprend par cette lettre-ci. Tu ne me réponds rien, tu me parais triste? Lisette de son côté baisse les yeux, qu'est-ce que cela signifie? Parle donc toi, de quoi s'agit-il?

Lisette. - Monsieur, un visage qui fait trembler, un autre qui fait mourir de froid, une âme gelée qui se tient à l'écart, et puis le portrait d'une femme qui a le visage abattu, un teint plombé, des yeux bouffis et qui viennent de pleurer; voilà, Monsieur, tout ce que nous considérons avec tant de recueillement.

Monsieur Orgon. - Que veut dire ce galimatias? Une âme, un portrait: explique-toi donc, je n'y entends rien.

Silvia. - C'est que j'entretenais Lisette du malheur d'une femme maltraitée par son mari; je lui citais celle de Tersandre, que je trouvai l'autre jour fort abattue, parce que son mari venait de la quereller, et je faisais là-dessus mes réflexions.

Lisette. - Oui, nous parlions d'une physionomie qui va et qui vient; nous disions qu'un mari porte un masque avec le monde, et une grimace avec sa femme.

Monsieur Orgon. - De tout cela, ma fille, je comprends que le mariage t'alarme, d'autant plus que tu ne connais point Dorante.

Lisette. - Premièrement, il est beau, et c'est presque tant pis.

Monsieur Orgon. - Tant pis! rêves-tu avec ton tant pis?

Lisette. - Moi, je dis ce qu'on m'apprend; c'est la doctrine de Madame, j'étudie sous elle.

Monsieur Orgon. - Allons, allons, il n'est pas question de tout cela. Tiens, ma chère enfant, tu sais combien je t'aime. Dorante vient pour t'épouser; dans le dernier voyage que je fis en province, j'arrêtai ce mariage-là avec son père, qui est mon intime et mon ancien ami; mais ce fut à condition que vous vous plairiez à tous deux, et que vous auriez entière liberté de vous expliquer là-dessus; je te défends toute complaisance à mon égard: si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il repart; si tu ne lui convenais pas, il repart de même.

Lisette. - Un duo de tendresse en décidera, comme à l'Opéra: Vous me voulez, je vous veux, vite un notaire; ou bien: M'aimez-vous? non; ni moi non plus, vite à cheval.

Monsieur Orgon. - Pour moi, je n'ai jamais vu Dorante, il était absent quand j'étais chez son père; mais sur tout le bien qu'on m'en a dit, je ne saurais craindre que vous vous remerciiez ni l'un ni l'autre.

Silvia. - Je suis pénétrée de vos bontés, mon père, vous me défendez toute complaisance, et je vous obéirai.

Monsieur Orgon. - Je te l'ordonne.

Silvia. - Mais si j'osais, je vous proposerais, sur une idée qui me vient, de m'accorder une grâce qui me tranquilliserait tout à fait.

Monsieur Orgon. - Parle, si la chose est faisable je te l'accorde.

Silvia. - Elle est très faisable; mais je crains que ce ne soit abuser de vos bontés.

Monsieur Orgon. - Eh bien, abuse, va, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez.

Lisette. - Il n'y a que le meilleur de tous les hommes qui puisse dire cela.

Monsieur Orgon. - Explique-toi, ma fille.

Silvia. - Dorante arrive ici aujourd'hui; si je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût; Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne.

Monsieur Orgon, à part. - Son idée est plaisante. (Haut.) Laisse-moi rêver un peu à ce que tu me dis là. (A part.) Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier, elle ne s'y attend pas elle-même... (Haut.) Soit, ma fille, je te permets le déguisement. Es-tu bien sûre de soutenir le tien, Lisette?

Lisette. - Moi, Monsieur, vous savez qui je suis, essayez de m'en conter, et manquez de respect, si vous l'osez; à cette contenance-ci, voilà un échantillon des bons airs avec lesquels je vous attends, qu'en dites-vous? hem, retrouvez-vous Lisette?

Monsieur Orgon. - Comment donc, je m'y trompe actuellement moi-même; mais il n'y a point de temps à perdre, va t'ajuster suivant ton rôle, Dorante peut nous surprendre. Hâtez-vous, et qu'on donne le mot à toute la maison.

Silvia. - Il ne me faut presque qu'un tablier.

Lisette. - Et moi je vais à ma toilette, venez m'y coiffer, Lisette, pour vous accoutumer à vos fonctions; un peu d'attention à votre service, s'il vous plaît.

Silvia. - Vous serez contente, Marquise, marchons.

 

Scène III

Mario, Monsieur Orgon, Silvia

Mario. - Ma soeur, je te félicite de la nouvelle que j'apprends; nous allons voir ton amant, dit-on.

Silvia. - Oui, mon frère; mais je n'ai pas le temps de m'arrêter, j'ai des affaires sérieuses, et mon père vous les dira: je vous quitte.

 

Scène IV

Monsieur Orgon, Mario

Monsieur Orgon. - Ne l'amusez pas, Mario, venez, vous saurez de quoi il s'agit.

Mario. - Qu'y a-t-il de nouveau, Monsieur?

Monsieur Orgon. - Je commence par vous recommander d'être discret sur ce que je vais vous dire, au moins.

Mario. - Je suivrai vos ordres.

Monsieur Orgon. - Nous verrons Dorante aujourd'hui; mais nous ne le verrons que déguisé.

Mario. - Déguisé! Viendra-t-il en partie de masque, lui donnerez-vous le bal?

Monsieur Orgon. - Ecoutez l'article de la lettre du père. Hum... "Je ne sais au reste ce que vous penserez d'une imagination qui est venue à mon fils; elle est bizarre, il en convient lui-même, mais le motif est pardonnable et même délicat; c'est qu'il m'a prié de lui permettre de n'arriver d'abord chez vous que sous la figure de son valet, qui de son côté fera le personnage de son maître."

Mario. - Ah, ah! cela sera plaisant.

Monsieur Orgon. - Ecoutez le reste... "Mon fils sait combien l'engagement qu'il va prendre est sérieux, et il espère, dit-il, sous ce déguisement de peu de durée, saisir quelques traits du caractère de notre future et la mieux connaître, pour se régler ensuite sur ce qu'il doit faire, suivant la liberté que nous sommes convenus de leur laisser. Pour moi, qui m'en fie bien à ce que vous m'avez dit de votre aimable fille, j'ai consenti à tout en prenant la précaution de vous avertir, quoiqu'il m'ait demandé le secret de votre côté; vous en userez là-dessus avec la future comme vous le jugerez à propos..." Voilà ce que le père m'écrit. Ce n'est pas le tout, voici ce qui arrive; c'est que votre soeur, inquiète de son côté sur le chapitre de Dorante, dont elle ignore le secret, m'a demandé de jouer ici la même comédie, et cela précisément pour observer Dorante, comme Dorante veut l'observer. Qu'en dites-vous? Savez-vous rien de plus particulier que cela? Actuellement, la maîtresse et la suivante se travestissent. Que me conseillez-vous, Mario, avertirai-je votre soeur ou non?

Mario. - Ma foi, Monsieur, puisque les choses prennent ce train-là, je ne voudrais pas les déranger, et je respecterais l'idée qui leur est inspirée à l'un et à l'autre; il faudra bien qu'ils se parlent souvent tous deux sous ce déguisement, voyons si leur coeur ne les avertirait pas de ce qu'ils valent. Peut-être que Dorante prendra du goût pour ma soeur, toute soubrette qu'elle sera, et cela serait charmant pour elle.

Monsieur Orgon. - Nous verrons un peu comment elle se tirera d'intrigue.

Mario. - C'est une aventure qui ne saurait manquer de nous divertir, je veux me trouver au début et les agacer tous deux.

 

Scène V

Silvia, Monsieur Orgon, Mario

Silvia. - Me voilà, Monsieur, ai-je mauvaise grâce en femme de chambre? Et vous, mon frère, vous savez de quoi il s'agit apparemment, comment me trouvez-vous?

Mario. - Ma foi, ma soeur, c'est autant de pris que le valet; mais tu pourrais bien aussi escamoter Dorante à ta maîtresse.

Silvia. - Franchement, je ne haïrais pas de lui plaire sous le personnage que je joue, je ne serais pas fâchée de subjuguer sa raison, de l'étourdir un peu sur la distance qu'il y aura de lui à moi; si mes charmes font ce coup-là, ils me feront plaisir, je les estimerai. D'ailleurs, cela m'aiderait à démêler Dorante. A l'égard de son valet, je ne crains pas ses soupirs, ils n'oseront m'aborder, il y aura quelque chose dans ma physionomie qui inspirera plus de respect que d'amour à ce faquin-là.

Mario. - Allons doucement, ma soeur, ce faquin-là sera votre égal.

Monsieur Orgon. - Et ne manquera pas de t'aimer.

Silvia. - Eh bien, l'honneur de lui plaire ne me sera pas inutile; les valets sont naturellement indiscrets, l'amour est babillard, et j'en ferai l'historien de son maître.

Un valet. - Monsieur, il vient d'arriver un domestique qui demande à vous parler; il est suivi d'un crocheteur qui porte une valise.

Monsieur Orgon. - Qu'il entre: c'est sans doute le valet de Dorante; son maître peut être resté au bureau pour affaires. Où est Lisette?

Silvia. - Lisette s'habille, et, dans son miroir, nous trouve très imprudents de lui livrer Dorante, elle aura bientôt fait.

Monsieur Orgon. - Doucement, on vient.

 

Scène VI

Dorante, en valet, Monsieur Orgon, Silvia, Mario

Dorante. - Je cherche Monsieur Orgon, n'est-ce pas à lui à qui j'ai l'honneur de faire la révérence?

Monsieur Orgon. - Oui, mon ami, c'est à lui-même.

Dorante. - Monsieur, vous avez sans doute reçu de nos nouvelles, j'appartiens à Monsieur Dorante, qui me suit, et qui m'envoie toujours devant vous assurer de ses respects, en attendant qu'il vous en assure lui-même.

Monsieur Orgon. - Tu fais ta commission de fort bonne grâce; Lisette, que dis-tu de ce garçon-là?

Silvia. - Moi, Monsieur, je dis qu'il est bienvenu, et qu'il promet.

Dorante. - Vous avez bien de la bonté, je fais du mieux qu'il m'est possible.

Mario. - Il n'est pas mal tourné au moins, ton coeur n'a qu'à se bien tenir, Lisette.

Silvia. - Mon coeur, c'est bien des affaires.

Dorante. - Ne vous fâchez pas, Mademoiselle, ce que dit Monsieur ne m'en fait point accroire.

Silvia. - Cette modestie-là me plaît, continuez de même.

Mario. - Fort bien! Mais il me semble que ce nom de Mademoiselle qu'il te donne est bien sérieux; entre gens comme vous, le style des compliments ne doit pas être si grave, vous seriez toujours sur le qui-vive; allons, traitez-vous plus commodément, tu as nom Lisette, et toi mon garçon, comment t'appelles-tu?

Dorante. - Bourguignon, Monsieur, pour vous servir.

Silvia. - Eh bien, Bourguignon, soit!

Dorante. - Va donc pour Lisette, je n'en serai pas moins votre serviteur.

Mario. - Votre serviteur, ce n'est point encore là votre jargon, c'est ton serviteur qu'il faut dire.

Monsieur Orgon. - Ah! ah! ah! ah!

Silvia, bas à Mario. - Vous me jouez, mon frère.

Dorante. - A l'égard du tutoiement, j'attends les ordres de Lisette.

Silvia. - Fais comme tu voudras, Bourguignon; voilà la glace rompue, puisque cela divertit ces Messieurs.

Dorante. - Je t'en remercie, Lisette, et je réponds sur-le-champ à l'honneur que tu me fais.

Monsieur Orgon. - Courage, mes enfants, si vous commencez à vous aimer, vous voilà débarrassés des cérémonies.

Mario. - Oh, doucement, s'aimer, c'est une autre affaire; vous ne savez peut-être pas que j'en veux au coeur de Lisette, moi qui vous parle. Il est vrai qu'il m'est cruel, mais je ne veux pas que Bourguignon aille sur mes brisées.

Silvia. - Oui, le prenez-vous sur ce ton-là, et moi, je veux que Bourguignon m'aime.

Dorante. - Tu te fais tort de dire je veux, belle Lisette; tu n'as pas besoin d'ordonner pour être servie.

Mario. - Mons Bourguignon, vous avez pillé cette galanterie-là quelque part.

Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, c'est dans ses yeux que je l'ai prise.

Mario. - Tais-toi, c'est encore pis, je te défends d'avoir tant d'esprit.

Silvia. - Il ne l'a pas à vos dépens, et s'il en trouve dans mes yeux, il n'a qu'à prendre.

Monsieur Orgon. - Mon fils, vous perdrez votre procès; retirons-nous, Dorante va venir, allons le dire à ma fille; et vous, Lisette, montrez à ce garçon l'appartement de son maître. Adieu, Bourguignon.

Dorante. - Monsieur, vous me faites trop d'honneur.

 

Scène VII

Silvia, Dorante

Silvia, à part. - Ils se donnent la comédie, n'importe, mettons tout à profit; ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l'aura. Il va m'en conter, laissons-le dire, pourvu qu'il m'instruise.

Dorante, à part. - Cette fille-ci m'étonne, il n'y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur: lions connaissance avec elle. (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle? Elle est bien hardie d'oser avoir une femme de chambre comme toi.

Silvia. - Bourguignon, cette question-là m'annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire des douceurs, n'est-il pas vrai?

Dorante. - Ma foi, je n'étais pas venu dans ce dessein-là, je te l'avoue; tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grandes liaisons avec les soubrettes, je n'aime pas l'esprit domestique; mais à ton égard c'est une autre affaire; comment donc, tu me soumets, je suis presque timide, ma familiarité n'oserait s'apprivoiser avec toi, j'ai toujours envie d'ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure; enfin j'ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec ton air de princesse?

Silvia. - Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.

Dorante. - Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l'histoire de tous les maîtres.

Silvia. - Le trait est joli assurément; mais je te le répète encore, je ne suis point faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne.

Dorante. - C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas?

Silvia. - Non, Bourguignon; laissons là l'amour, et soyons bons amis.

Dorante. - Rien que cela? Ton petit traité n'est composé que de deux clauses impossibles.

Silvia, à part. - Quel homme pour un valet! (Haut.) Il faut pourtant qu'il s'exécute; on m'a prédit que je n'épouserais jamais qu'un homme de condition, et j'ai juré depuis de n'en écouter jamais d'autres.

Dorante. - Parbleu, cela est plaisant, ce que tu as juré pour homme, je l'ai juré pour femme, moi, j'ai fait serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition.

Silvia. - Ne t'écarte donc pas de ton projet.

Dorante. - Je ne m'en écarte peut-être pas tant que nous le croyons, tu as l'air bien distingué, et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir.

Silvia. - Ah, ah, ah, je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait pas les frais.

Dorante. - Eh bien, venge-t'en sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela.

Silvia, à part. - Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n'est pas là de quoi il est question; trêve de badinage, c'est un homme de condition qui m'est prédit pour époux, et je n'en rabattrai rien.

Dorante. - Parbleu, si j'étais tel, la prédiction me menacerait, j'aurais peur de la vérifier, je n'ai point de foi à l'astrologie, mais j'en ai beaucoup à ton visage.

Silvia, à part. - Il ne tarit point... (Haut.) Finiras-tu, que t'importe la prédiction puisqu'elle t'exclut?

Dorante. - Elle n'a pas prédit que je ne t'aimerais point.

Silvia. - Non, mais elle a dit que tu n'y gagnerais rien, et moi je te le confirme.

Dorante. - Tu fais fort bien, Lisette, cette fierté-là te va à merveille, et quoiqu'elle me fasse mon procès, je suis pourtant bien aise de te la voir; je te l'ai souhaitée d'abord que je t'ai vue, il te fallait encore cette grâce-là, et je me console d'y perdre, parce que tu y gagnes.

Silvia, à part. - Mais en vérité, voilà un garçon qui me surprend malgré que j'en aie... (Haut.) Dis-moi, qui es-tu toi qui me parles ainsi?

Dorante. - Le fils d'honnêtes gens qui n'étaient pas riches.

Silvia. - Va, je te souhaite de bon coeur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y contribuer; la fortune a tort avec toi.

Dorante. - Ma foi, l'amour a plus de tort qu'elle, j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton coeur, que d'avoir tous les biens du monde.

Silvia, à part. - Nous voilà grâce au ciel en conversation réglée. (Haut.) Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens; mais je t'en prie, changeons d'entretien, venons à ton maître; tu peux te passer de me parler d'amour, je pense?

Dorante. - Tu pourrais bien te passer de m'en faire sentir, toi.

Silvia. - Ahi, je me fâcherai, tu m'impatientes, encore une fois laisse là ton amour.

Dorante. - Quitte donc ta figure.

Silvia, à part. - A la fin, je crois qu'il m'amuse... (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas finir, faudra-t-il que je te quitte? (A part.) Je devrais déjà l'avoir fait.

Dorante. - Attends, Lisette, je voulais moi-même te parler d'autre chose; mais je ne sais plus ce que c'est.

Silvia. - J'avais de mon côté quelque chose à te dire; mais tu m'as fait perdre mes idées aussi, à moi.

Dorante. - Je me rappelle de t'avoir demandé si ta maîtresse te valait.

Silvia. - Tu reviens à ton chemin par un détour, adieu.

Dorante. - Eh non, te dis-je, Lisette, il ne s'agit ici que de mon maître.

Silvia. - Eh bien soit! je voulais te parler de lui aussi, et j'espère que tu voudras bien me dire confidemment ce qu'il est; ton attachement pour lui m'en donne bonne opinion, il faut qu'il ait du mérite puisque tu le sers.

Dorante. - Tu me permettras peut-être bien de te remercier de ce que tu me dis là; par exemple?

Silvia. - Veux-tu bien ne prendre pas garde à l'imprudence que j'ai eue de le dire?

Dorante. - Voilà encore de ces réponses qui m'emportent; fais comme tu voudras, je n'y résiste point, et je suis bien malheureux de me trouver arrêté par tout ce qu'il y a de plus aimable au monde.

Silvia. - Et moi, je voudrais bien savoir comment il se fait que j'ai la bonté de t'écouter, car assurément, cela est singulier.

Dorante. - Tu as raison, notre aventure est unique.

Silvia, à part. - Malgré tout ce qu'il m'a dit, je ne suis point partie, je ne pars point, me voilà encore, et je réponds! En vérité, cela passe la raillerie. (Haut.) Adieu.

Dorante. - Achevons donc ce que nous voulions dire.

Silvia. - Adieu, te dis-je, plus de quartier. Quand ton maître sera venu, je tâcherai en faveur de ma maîtresse de le connaître par moi-même, s'il en vaut la peine; en attendant, tu vois cet appartement, c'est le vôtre.

Dorante. - Tiens, voici mon maître.

 

Scène VIII

Dorante, Silvia, Arlequin

Arlequin. - Ah, te voilà, Bourguignon; mon porte-manteau et toi, avez-vous été bien reçus ici?

Dorante. - Il n'était pas possible qu'on nous reçût mal, Monsieur.

Arlequin. - Un domestique là-bas m'a dit d'entrer ici, et qu'on allait avertir mon beau-père qui était avec ma femme.

Silvia. - Vous voulez dire Monsieur Orgon et sa fille, sans doute, Monsieur?

Arlequin. - Eh oui, mon beau-père et ma femme, autant vaut; je viens pour épouser, et ils m'attendent pour être mariés; cela est convenu, il ne manque plus que la cérémonie, qui est une bagatelle.

Silvia. - C'est une bagatelle qui vaut bien la peine qu'on y pense.

Arlequin. - Oui, mais quand on y a pensé on n'y pense plus.

Silvia, bas à Dorante. - Bourguignon, on est homme de mérite à bon marché chez vous, ce me semble?

Arlequin. - Que dites-vous là à mon valet, la belle?

Silvia. - Rien, je lui dis seulement que je vais faire descendre Monsieur Orgon.

Arlequin. - Et pourquoi ne pas dire mon beau-père, comme moi?

Silvia. - C'est qu'il ne l'est pas encore.

Dorante. - Elle a raison, Monsieur, le mariage n'est pas fait.

Arlequin. - Eh bien, me voilà pour le faire.

Dorante. - Attendez donc qu'il soit fait.

Arlequin. - Pardi, voilà bien des façons pour un beau-père de la veille ou du lendemain.

Silvia. - En effet, quelle si grande différence y a-t-il entre être marié ou ne l'être pas? Oui, Monsieur, nous avons tort, et je cours informer votre beau-père de votre arrivée.

Arlequin. - Et ma femme aussi, je vous prie; mais avant que de partir, dites-moi une chose, vous qui êtes si jolie, n'êtes-vous pas la soubrette de l'hôtel?

Silvia. - Vous l'avez dit.

Arlequin. - C'est fort bien fait, je m'en réjouis: croyez-vous que je plaise ici, comment me trouvez-vous?

Silvia. - Je vous trouve... plaisant.

Arlequin. - Bon, tant mieux, entretenez-vous dans ce sentiment-là, il pourra trouver sa place.

Silvia. - Vous êtes bien modeste de vous en contenter, mais je vous quitte, il faut qu'on ait oublié d'avertir votre beau-père, car assurément il serait venu, et j'y vais.

Arlequin. - Dites-lui que je l'attends avec affection.

Silvia, à part. - Que le sort est bizarre! aucun de ces deux hommes n'est à sa place.

 

Scène IX

Dorante, Arlequin

Arlequin. - Eh bien, Monsieur, mon commencement va bien; je plais déjà à la soubrette.

Dorante. - Butor que tu es!

Arlequin. - Pourquoi donc, mon entrée est si gentille!

Dorante. - Tu m'avais tant promis de laisser là tes façons de parler sottes et triviales, je t'avais donné de si bonnes instructions, je ne t'avais recommandé que d'être sérieux. Va, je vois bien que je suis un étourdi de m'en être fié à toi.

Arlequin. - Je ferai encore mieux dans les suites, et puisque le sérieux n'est pas suffisant, je donnerai du mélancolique, je pleurerai, s'il le faut.

Dorante. - Je ne sais plus où j'en suis; cette aventure-ci m'étourdit: que faut-il que je fasse?

Arlequin. - Est-ce que la fille n'est pas plaisante?

Dorante. - Tais-toi; voici Monsieur Orgon qui vient.

 

Scène X

Monsieur Orgon, Dorante, Arlequin

Monsieur Orgon. - Mon cher Monsieur, je vous demande mille pardons de vous avoir fait attendre; mais ce n'est que de cet instant que j'apprends que vous êtes ici.

Arlequin. - Monsieur, mille pardons, c'est beaucoup trop et il n'en faut qu'un quand on n'a fait qu'une faute; au surplus, tous mes pardons sont à votre service.

Monsieur Orgon. - Je tâcherai de n'en avoir pas besoin.

Arlequin. - Vous êtes le maître, et moi votre serviteur.

Monsieur Orgon. - Je suis, je vous assure, charmé de vous voir, et je vous attendais avec impatience.

Arlequin. - Je serais d'abord venu ici avec Bourguignon; mais quand on arrive de voyage, vous savez qu'on est si mal bâti, et j'étais bien aise de me présenter dans un état plus ragoûtant.

Monsieur Orgon. - Vous y avez fort bien réussi; ma fille s'habille, elle a été un peu indisposée; en attendant qu'elle descende, voulez-vous vous rafraîchir?

Arlequin. - Oh! je n'ai jamais refusé de trinquer avec personne.

Monsieur Orgon. - Bourguignon, ayez soin de vous, mon garçon.

Arlequin. - Le gaillard est gourmet, il boira du meilleur.

Monsieur Orgon. - Qu'il ne l'épargne pas.

 

Acte II

 

Scène première

Lisette, Monsieur Orgon

Monsieur Orgon. - Eh bien, que me veux-tu, Lisette?

Lisette. - J'ai à vous entretenir un moment.

Monsieur Orgon. - De quoi s'agit-il?

Lisette. - De vous dire l'état où sont les choses, parce qu'il est important que vous en soyez éclairci, afin que vous n'ayez point à vous plaindre de moi.

Monsieur Orgon. - Ceci est donc bien sérieux?

Lisette. - Oui, très sérieux. Vous avez consenti au déguisement de Mademoiselle Silvia, moi-même je l'ai trouvé d'abord sans conséquence, mais je me suis trompée.

Monsieur Orgon. - Et de quelle conséquence est-il donc?

Lisette. - Monsieur, on a de la peine à se louer soi-même, mais malgré toutes les règles de la modestie, il faut pourtant que je vous dise que si vous ne mettez ordre à ce qui arrive, votre prétendu gendre n'aura plus de coeur à donner à Mademoiselle votre fille; il est temps qu'elle se déclare, cela presse, car un jour plus tard, je n'en réponds plus.

Monsieur Orgon. - Eh! d'où vient qu'il ne voudra plus de ma fille, quand il la connaîtra, te défies-tu de ses charmes?

Lisette. - Non; mais vous ne vous méfiez pas assez des miens, je vous avertis qu'ils vont leur train, et que je ne vous conseille pas de les laisser faire.

Monsieur Orgon. - Je vous en fais mes compliments, Lisette. (Il rit.) Ah, ah, ah!

Lisette. - Nous y voilà; vous plaisantez, Monsieur, vous vous moquez de moi, j'en suis fâchée, car vous y serez pris.

Monsieur Orgon. - Ne t'en embarrasse pas, Lisette, va ton chemin.

Lisette. - Je vous le répète encore, le coeur de Dorante va bien vite; tenez, actuellement je lui plais beaucoup, ce soir il m'aimera, il m'adorera demain; je ne le mérite pas, il est de mauvais goût, vous en direz ce qu'il vous plaira; mais cela ne laissera pas que d'être; voyez-vous, demain je me garantis adorée.

Monsieur Orgon. - Eh bien, que vous importe: s'il vous aime tant, qu'il vous épouse.

Lisette. - Quoi! vous ne l'en empêcheriez pas?

Monsieur Orgon. - Non, d'homme d'honneur, si tu le mènes jusque-là.

Lisette. - Monsieur, prenez-y garde, jusqu'ici je n'ai pas aidé à mes appas, je les ai laissé faire tout seuls; j'ai ménagé sa tête: si je m'en mêle, je la renverse, il n'y aura plus de remède.

Monsieur Orgon. - Renverse, ravage, brûle, enfin épouse, je te le permets si tu le peux.

Lisette. - Sur ce pied-là je compte ma fortune faite.

Monsieur Orgon. - Mais, dis-moi, ma fille t'a-t-elle parlé, que pense-t-elle de son prétendu?

Lisette. - Nous n'avons encore guère trouvé le moment de nous parler, car ce prétendu m'obsède; mais à vue de pays, je ne la crois pas contente, je la trouve triste, rêveuse, et je m'attends bien qu'elle me priera de le rebuter.

Monsieur Orgon. - Et moi, je te le défends; j'évite de m'expliquer avec elle, j'ai mes raisons pour faire durer ce déguisement; je veux qu'elle examine son futur plus à loisir. Mais le valet, comment se gouverne-t-il? ne se mêle-t-il pas d'aimer ma fille?

Lisette. - C'est un original, j'ai remarqué qu'il fait l'homme de conséquence avec elle, parce qu'il est bien fait; il la regarde et soupire.

Monsieur Orgon. - Et cela la fâche?

Lisette. - Mais... elle rougit.

Monsieur Orgon. - Bon, tu te trompes; les regards d'un valet ne l'embarrassent pas jusque-là.

Lisette. - Monsieur, elle rougit.

Monsieur Orgon. - C'est donc d'indignation.

Lisette. - A la bonne heure.

Monsieur Orgon. - En bien, quand tu lui parleras, dis-lui que tu soupçonnes ce valet de la prévenir contre son maître; et si elle se fâche, ne t'en inquiète point, ce sont mes affaires. Mais voici Dorante qui te cherche apparemment.

 

Scène II

Lisette, Arlequin, Monsieur Orgon

Arlequin. - Ah, je vous retrouve, merveilleuse dame, je vous demandais à tout le monde; serviteur, cher beau-père, ou peu s'en faut.

Monsieur Orgon. - Serviteur: Adieu, mes enfants, je vous laisse ensemble; il est bon que vous vous aimiez un peu avant que de vous marier.

Arlequin. - Je ferais bien ces deux besognes-là à la fois, moi.

Monsieur Orgon. - Point d'impatience, adieu.

 

Scène III

Lisette, Arlequin

Arlequin. - Madame, il dit que je ne m'impatiente pas; il en parle bien à son aise; le bonhomme.

Lisette. - J'ai de la peine à croire qu'il vous en coûte tant d'attendre, Monsieur, c'est par galanterie que vous faites l'impatient, à peine êtes-vous arrivé! Votre amour ne saurait être bien fort, ce n'est tout au plus qu'un amour naissant.

Arlequin. - Vous vous trompez, prodige de nos jours, un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau; votre premier coup d'oeil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces et le troisième l'a rendu grand garçon; tâchons de l'établir au plus vite, ayez soin de lui puisque vous êtes sa mère.

Lisette. - Trouvez-vous qu'on le maltraite, est-il si abandonné?

Arlequin. - En attendant qu'il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche, pour l'amuser un peu.

Lisette. - Tenez donc, petit importun, puisqu'on ne saurait avoir la paix qu'en vous amusant.

Arlequin, lui baisant la main. - Cher joujou de mon âme! cela me réjouit comme du vin délicieux, quel dommage de n'en avoir que roquille!

Lisette. - Allons, arrêtez-vous, vous êtes trop avide.

Arlequin. - Je ne demande qu'à me soutenir en attendant que je vive.

Lisette. - Ne faut-il pas avoir de la raison?

Arlequin. - De la raison! hélas, je l'ai perdue, vos beaux yeux sont les filous qui me l'ont volée.

Lisette. - Mais est-il possible que vous m'aimiez tant? je ne saurais me le persuader.

Arlequin. - Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste...

Lisette. - Mon miroir ne servirait qu'à me rendre plus incrédule.

Arlequin. - Ah! mignonne, adorable, votre humilité ne serait donc qu'une hypocrite!

Lisette. - Quelqu'un vient à nous; c'est votre valet.

 

Scène IV

Dorante, Arlequin, Lisette

Dorante. - Monsieur, pourrais-je vous entretenir un moment?

Arlequin. - Non: maudite soit la valetaille qui ne saurait nous laisser en repos!

Lisette. - Voyez ce qu'il vous veut, Monsieur.

Dorante. - Je n'ai qu'un mot à vous dire.

Arlequin. - Madame, s'il en dit deux, son congé sera le troisième. Voyons?

Dorante, bas à Arlequin. - Viens donc, impertinent.

Arlequin, bas à Dorante. - Ce sont des injures, et non pas des mots, cela... (A Lisette.) Ma reine, excusez.

Lisette. - Faites, faites.

Dorante, bas. - Débarrasse-moi de tout ceci, ne te livre point; parais sérieux et rêveur, et même mécontent, entends-tu?

Arlequin. - Oui, mon ami, ne vous inquiétez pas, et retirez-vous.

 

Scène V

Arlequin, Lisette

Arlequin. - Ah! Madame, sans lui j'allais vous dire de belle choses, et je n'en trouverai plus que de communes à cette heure, hormis mon amour qui est extraordinaire. Mais à propos de mon amour, quand est-ce que le vôtre lui tiendra compagnie?

Lisette. - Il faut espérer que cela viendra.

Arlequin. - Et croyez-vous que cela vienne?

Lisette. - La question est vive; savez-vous bien que vous m'embarrassez?

Arlequin. - Que voulez-vous? Je brûle, et je crie au feu.

Lisette. - S'il m'était permis de m'expliquer si vite...

Arlequin. - Je suis du sentiment que vous le pouvez en conscience.

Lisette. - La retenue de mon sexe ne le veut pas.

Arlequin. - Ce n'est donc pas la retenue d'à présent qui donne bien d'autres permissions.

Lisette. - Mais, que me demandez-vous?

Arlequin. - Dites-moi un petit brin que vous m'aimez; tenez, je vous aime, moi, faites l'écho, répétez, Princesse.

Lisette. - Quel insatiable! Eh bien, Monsieur, je vous aime.

Arlequin. - Eh bien, Madame, je me meurs; mon bonheur me confond, j'ai peur d'en courir les champs. Vous m'aimez, cela est admirable!

Lisette. - J'aurais lieu à mon tour d'être étonnée de la promptitude de votre hommage; peut-être m'aimerez-vous moins quand nous nous connaîtrons mieux.

Arlequin. - Ah, Madame, quand nous en serons là j'y perdrai beaucoup, il y aura bien à décompter.

Lisette. - Vous me croyez plus de qualités que je n'en ai.

Arlequin. - Et vous, Madame, vous ne savez pas les miennes; et je ne devrais vous parler qu'à genoux.

Lisette. - Souvenez-vous qu'on n'est pas les maîtres de son sort.

Arlequin. - Les pères et mères font tout à leur tête.

Lisette. - Pour moi, mon coeur vous aurait choisi, dans quelque état que vous eussiez été.

Arlequin. - Il a beau jeu pour me choisir encore.

Lisette. - Puis-je me flatter que vous êtes de même à mon égard?

Arlequin. - Hélas, quand vous ne seriez que Perrette ou Margot, quand je vous aurais vue, le martinet à la main, descendre à la cave, vous auriez toujours été ma Princesse.

Lisette. - Puissent de si beaux sentiments être durables!

Arlequin. - Pour les fortifier de part et d'autre, jurons-nous de nous aimer toujours, en dépit de toutes les fautes d'orthographe que vous aurez faites sur mon compte.

Lisette. - J'ai plus d'intérêt à ce serment-là que vous, et je le fais de tout mon coeur.

Arlequin se met à genoux. - Votre bonté m'éblouit, et je me prosterne devant elle.

Lisette. - Arrêtez-vous, je ne saurais vous souffrir dans cette posture-là, je serais ridicule de vous y laisser; levez-vous. Voilà encore quelqu'un.

 

Scène VI

Lisette, Arlequin, Silvia

Lisette. - Que voulez-vous, Lisette?

Silvia. - J'aurais à vous parler, Madame.

Arlequin. - Ne voilà-t-il pas! Hé, ma mie revenez dans un quart d'heure, allez, les femmes de chambre de mon pays n'entrent point qu'on ne les appelle.

Silvia. - Monsieur, il faut que je parle à Madame.

Arlequin. - Mais voyez l'opiniâtre soubrette! Reine de ma vie, renvoyez-la. Retournez-vous-en, ma fille. Nous avons ordre de nous aimer avant qu'on nous marie, n'interrompez point nos fonctions.

Lisette. - Ne pouvez-vous pas revenir dans un moment, Lisette?

Silvia. - Mais, Madame...

Arlequin. - Mais! ce mais-là n'est bon qu'à me donner la fièvre.

Silvia, à part les premiers mots. - Ah le vilain homme! Madame, je vous assure que cela est pressé.

Lisette. - Permettez donc que je m'en défasse, Monsieur.

Arlequin. - Puisque le diable le veut, et elle aussi... patience... je me promènerai en attendant qu'elle ait fait. Ah, les sottes gens que nos gens!

 

Scène VII

Silvia, Lisette

Silvia. - Je vous trouve admirable de ne pas le renvoyer tout d'un coup, et de me faire essuyer les brutalités de cet animal-là.

Lisette. - Pardi, Madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la fois; il faut que je paraisse, ou la maîtresse, ou la suivante, que j'obéisse ou que j'ordonne.

Silvia. - Fort bien; mais puisqu'il n'y est plus, écoutez-moi comme votre maîtresse: vous voyez bien que cet homme-là ne me convient point.

Lisette. - Vous n'avez pas eu le temps de l'examiner beaucoup.

Silvia. - Etes-vous folle avec votre examen? Est-il nécessaire de le voir deux fois pour juger du peu de convenance? En un mot, je n'en veux point. Apparemment que mon père n'approuve pas la répugnance qu'il me voit, car il me fuit, et ne me dit mot; dans cette conjoncture, c'est à vous à me tirer tout doucement d'affaire, en témoignant adroitement à ce jeune homme que vous n'êtes pas dans le goût de l'épouser.

Lisette. - Je ne saurais, Madame.

Silvia. - Vous ne sauriez! Et qu'est-ce qui vous en empêche?

Lisette. - Monsieur Orgon me l'a défendu.

Silvia. - Il vous l'a défendu! Mais je ne reconnais point mon père à ce procédé-là.

Lisette. - Positivement défendu.

Silvia. - Eh bien, je vous charge de lui dire mes dégoûts, et de l'assurer qu'ils sont invincibles; je ne saurais me persuader qu'après cela il veuille pousser les choses plus loin.

Lisette. - Mais, Madame, le futur, qu'a-t-il donc de si désagréable, de si rebutant?

Silvia. - Il me déplaît, vous dis-je, et votre peu de zèle aussi.

Lisette. - Donnez-vous le temps de voir ce qu'il est, voilà tout ce qu'on vous demande.

Silvia. - Je le hais assez sans prendre du temps pour le haïr davantage.

Lisette. - Son valet qui fait l'important ne vous aurait-il point gâté l'esprit sur son compte?

Silvia. - Hum, la sotte! son valet a bien affaire ici!

Lisette. - C'est que je me méfie de lui, car il est raisonneur.

Silvia. - Finissez vos portraits, on n'en a que faire; j'ai soin que ce valet me parle peu, et dans le peu qu'il m'a dit, il ne m'a jamais rien dit que de très sage.

Lisette. - Je crois qu'il est homme à vous avoir conté des histoires maladroites, pour faire briller son bel esprit.

Silvia. - Mon déguisement ne m'expose-t-il pas à m'entendre dire de jolies choses! A qui en avez-vous? D'où vous vient la manie d'imputer à ce garçon une répugnance à laquelle il n'a point de part? Car enfin, vous m'obligez à le justifier; il n'est pas question de le brouiller avec son maître, ni d'en faire un fourbe, pour me faire, moi, une imbécile qui écoute ses histoires.

Lisette. - Oh, Madame, dès que vous le défendez sur ce ton-là, et que cela va jusqu'à vous fâcher, je n'ai plus rien à dire.

Silvia. - Dès que je le défends sur ce ton-là! Qu'est-ce que c'est que le ton dont vous dites cela vous-même? Qu'entendez-vous par ce discours, que se passe-t-il dans votre esprit?

Lisette. - Je dis, Madame, que je ne vous ai jamais vue comme vous êtes, et que je ne conçois rien à votre aigreur. Eh bien, si ce valet n'a rien dit, à la bonne heure, il ne faut pas vous emporter pour le justifier, je vous crois, voilà qui est fini, je ne m'oppose pas à la bonne opinion que vous en avez, moi.

Silvia. - Voyez-vous le mauvais esprit, comme elle tourne les choses! Je me sens dans une indignation... qui... va jusqu'aux larmes.

Lisette. - En quoi donc, Madame? Quelle finesse entendez-vous à ce que je dis?

Silvia. - Moi, j'y entends finesse! moi, je vous querelle pour lui! j'ai bonne opinion de lui! Vous me manquez de respect jusque-là! Bonne opinion, juste ciel! bonne opinion! Que faut-il que je réponde à cela? Qu'est-ce que cela veut dire, à qui parlez-vous? Qui est-ce qui est à l'abri de ce qui m'arrive, où en sommes-nous?

Lisette. - Je n'en sais rien, mais je ne reviendrai de longtemps de la surprise où vous me jetez.

Silvia. - Elle a des façons de parler qui me mettent hors de moi; retirez-vous, vous m'êtes insupportable, laissez-moi, je prendrai d'autres mesures.

 

Scène VIII

Silvia

Silvia. - Je frissonne encore de ce que je lui ai entendu dire; avec quelle impudence les domestiques ne nous traitent-ils pas dans leur esprit? Comme ces gens-là vous dégradent! Je ne saurais m'en remettre, je n'oserais songer aux termes dont elle s'est servie, ils me font toujours peur. Il s'agit d'un valet: ah l'étrange chose! Ecartons l'idée dont cette insolente est venue me noircir l'imagination. Voici Bourguignon, voilà cet objet en question pour lequel je m'emporte; mais ce n'est pas sa faute, le pauvre garçon, et je ne dois pas m'en prendre à lui.

 

Scène IX

Dorante, Silvia

Dorante. - Lisette, quelque éloignement que tu aies pour moi, je suis forcé de te parler, je crois que j'ai à me plaindre de toi.

Silvia. - Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.

Dorante. - Comme tu voudras.

Silvia. - Tu n'en fais pourtant rien.

Dorante. - Ni toi non plus, tu me dis: je t'en prie.

Silvia. - C'est que cela m'est échappé.

Dorante. - Eh bien, crois-moi, parlons comme nous pourrons; ce n'est pas la peine de nous gêner pour le peu de temps que nous avons à nous voir.

Silvia. - Est-ce que ton maître s'en va? Il n'y aurait pas grande perte.

Dorante. - Ni à moi non plus, n'est-il pas vrai? J'achève ta pensée.

Silvia. - Je l'achèverais bien moi-même si j'en avais envie: mais je ne songe pas à toi.

Dorante. - Et moi, je ne te perds point de vue.

Silvia. - Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est en effet, je ne te veux ni bien ni mal, je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai, à moins que l'esprit ne me tourne. Voilà mes dispositions, ma raison ne m'en permet point d'autres, et je devrais me dispenser de te le dire.

Dorante. - Mon malheur est inconcevable, tu m'ôtes peut-être tout le repos de ma vie.

Silvia. - Quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit! Il me fait de la peine: reviens à toi; tu me parles, je te réponds, c'est beaucoup, c'est trop même, tu peux m'en croire, et si tu étais instruit, en vérité, tu serais content de moi, tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je blâmerais dans une autre. Je ne me la reproche pourtant pas, le fond de mon coeur me rassure, ce que je fais est louable, c'est par générosité que je te parle; mais il ne faut pas que cela dure, ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant, et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence de mes intentions; à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien. Ainsi finissons, Bourguignon; finissons je t'en prie; qu'est-ce que cela signifie? c'est se moquer, allons, qu'il n'en soit plus parlé.

Dorante. - Ah, ma chère Lisette, que je souffre!

Silvia. - Venons à ce que tu voulais me dire; tu te plaignais de moi quand tu es entré, de quoi était-il question?

Dorante. - De rien, d'une bagatelle, j'avais envie de te voir, et je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.

Silvia, à part. - Que dire à cela? Quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins.

Dorante. - Ta maîtresse en partant a paru m'accuser de t'avoir parlé au désavantage de mon maître.

Silvia. - Elle se l'imagine, et si elle t'en parle encore, tu peux nier hardiment, je me charge du reste.

Dorante. - Eh, ce n'est pas cela qui m'occupe!

Silvia.- Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.

Dorante. - Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.

Silvia. - Le beau motif qu'il me fournit là! J'amuserai la passion de Bourguignon! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.

Dorante. - Tu me railles, tu as raison, je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande. Adieu.

Silvia. - Adieu, tu prends le bon parti... Mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à savoir: vous partez, m'as-tu dit, cela est-il sérieux?

Dorante. - Pour moi, il faut que je parte, ou que la tête me tourne.

Silvia. - Je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.

Dorante. - Et je n'ai fait qu'une faute, c'est de n'être pas parti dès que je t'ai vue.

Silvia, à part. - J'ai besoin à tout moment d'oublier que je l'écoute.

Dorante. - Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve...

Silvia. - Oh, il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je t'en assure.

Dorante. - Que peux-tu me reprocher? Je ne me propose pas de te rendre sensible.

Silvia. - Il ne faudrait pas s'y fier.

Dorante. - Et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer? hélas! quand même j'aurais ton coeur...

Silvia. - Que le ciel m'en préserve! quand tu l'aurais, tu ne le saurais pas, et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même: tenez, quelle idée il lui vient là!

Dorante. - Il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras?

Silvia. - Sans difficulté.

Dorante. - Sans difficulté! Qu'ai-je donc de si affreux?

Silvia. - Rien, ce n'est pas là ce qui te nuit.

Dorante. - Eh bien, chère Lisette, dis-le-moi cent fois, que tu ne m'aimeras point.

Silvia. - Oh, je te l'ai assez dit, tâche de me croire.

Dorante. - Il faut que je le croie! Désespère une passion dangereuse, sauve-moi des effets que j'en crains; tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras! accable mon coeur de cette certitude-là. J'agis de bonne foi, donne-moi du secours contre moi-même, il m'est nécessaire, je te le demande à genoux. (Il se jette à genoux. Dans ce moment, M. Orgon et Mario entrent et ne disent mot.)

Silvia. - Ah, nous y voilà! il ne manquait plus que cette façon-là à mon aventure; que je suis malheureuse! c'est ma facilité qui le place là; lève-toi donc. Bourguignon, je t'en conjure; il peut venir quelqu'un. Je dirai ce qu'il te plaira, que me veux-tu? je ne te hais point, lève-toi, je t'aimerais si je pouvais, tu ne me déplais point, cela doit te suffire.

Dorante. - Quoi! Lisette, si je n'étais pas ce que je suis, si j'étais riche, d'une condition honnête, et que je t'aimasse autant que je t'aime, ton coeur n'aurait point de répugnance pour moi?

Silvia. - Assurément.

Dorante. - Tu ne me haïrais pas, tu me souffrirais?

Silvia. - Volontiers, mais lève-toi.

Dorante. - Tu parais le dire sérieusement; et si cela est, ma raison est perdue.

Silvia. - Je dis ce que tu veux, et tu ne te lèves point.

 

Scène X

Monsieur Orgon, Mario, Silvia, Dorante

Monsieur Orgon. - C'est bien dommage de vous interrompre, cela va à merveille, mes enfants, courage!

Silvia. - Je ne saurais empêcher ce garçon de se mettre à genoux, Monsieur, je ne suis pas en état de lui en imposer, je pense.

Monsieur Orgon. - Vous vous convenez parfaitement bien tous deux; mais j'ai à te dire un mot, Lisette, et vous reprendrez votre conversation quand nous serons partis: vous le voulez bien, Bourguignon?

Dorante. - Je me retire, Monsieur.

Monsieur Orgon. - Allez, et tâchez de parler de votre maître avec un peu plus de ménagement que vous ne faites.

Dorante. - Moi, Monsieur!

Mario. - Vous-même, mons Bourguignon; vous ne brillez pas trop dans le respect que vous avez pour votre maître, dit-on.

Dorante. - Je ne sais ce qu'on veut dire.

Monsieur Orgon. - Adieu, adieu; vous vous justifierez une autre fois.

 

Scène XI

Silvia, Mario, Monsieur Orgon

Monsieur Orgon. - Eh, bien, Silvia, vous ne nous regardez pas, vous avez l'air tout embarrassé.

Silvia. - Moi, mon père! et où serait le motif de mon embarras? Je suis, grâce au ciel, comme à mon ordinaire; je suis fâchée de vous dire que c'est une idée.

Mario. - Il y a quelque chose, ma soeur, il y a quelque chose.

Silvia. - Quelque chose dans votre tête, à la bonne heure, mon frère; mais, pour dans la mienne, il n'y a que l'étonnement de ce que vous dites.

Monsieur Orgon. - C'est donc ce garçon qui vient de sortir qui t'inspire cette extrême antipathie que tu as pour son maître?

Silvia. - Qui? le domestique de Dorante?

Monsieur Orgon. - Oui, le galant Bourguignon.

Silvia. - Le galant Bourguignon, dont je ne savais pas l'épithète, ne me parle pas de lui.

Monsieur Orgon. - Cependant, on prétend que c'est lui qui le détruit auprès de toi, et c'est sur quoi j'étais bien aise de te parler.

Silvia. - Ce n'est pas la peine, mon père, et personne au monde que son maître ne m'a donné l'aversion naturelle que j'ai pour lui.

Mario. - Ma foi, tu as beau dire, ma soeur, elle est trop forte pour être si naturelle, et quelqu'un y a aidé.

Silvia, avec vivacité. - Avec quel air mystérieux vous me dites cela, mon frère! Et qui est donc ce quelqu'un qui y a aidé? Voyons.

Mario. - Dans quelle humeur es-tu, ma soeur, comme tu t'emportes!

Silvia. - C'est que je suis bien lasse de mon personnage, et je me serais déjà démasquée si je n'avais pas craint de fâcher mon père.

Monsieur Orgon. - Gardez-vous-en bien, ma fille, je viens ici pour vous le recommander. Puisque j'ai eu la complaisance de vous permettre votre déguisement, il faut, s'il vous plaît, que vous ayez celle de suspendre votre jugement sur Dorante, et de voir si l'aversion qu'on vous a donnée pour lui est légitime.

Silvia. - Vous ne m'écoutez donc point, mon père! Je vous dis qu'on ne me l'a point donnée.

Mario. - Quoi! ce babillard qui vient de sortir ne t'a pas un peu dégoûtée de lui?

Silvia, avec feu. - Que vos discours sont désobligeants! M'a dégoûtée de lui, dégoûtée! J'essuie des expressions bien étranges; je n'entends plus que des choses inouïes, qu'un langage inconcevable; j'ai l'air embarrassé, il y a quelque chose, et puis c'est le galant Bourguignon qui m'a dégoûtée, c'est tout ce qui vous plaira, mais je n'y entends rien.

Mario. - Pour le coup, c'est toi qui es étrange. A qui en as-tu donc? D'où vient que tu es si fort sur le qui-vive, dans quelle idée nous soupçonnes-tu?

Silvia. - Courage, mon frère, par quelle fatalité aujourd'hui ne pouvez-vous me dire un mot qui ne me choque? Quel soupçon voulez-vous qui me vienne? Avez-vous des visions?

Monsieur Orgon. - Il est vrai que tu es si agitée que je ne te reconnais point non plus. Ce sont apparemment ces mouvements-là qui sont cause que Lisette nous a parlé comme elle a fait; elle accusait ce valet de ne t'avoir pas entretenue à l'avantage de son maître, et Madame, nous a-t-elle dit, l'a défendu contre moi avec tant de colère, que j'en suis encore toute surprise, et c'est sur ce mot de surprise que nous l'avons querellée; mais ces gens-là ne savent pas la conséquence d'un mot.

Silvia. - L'impertinente! y a-t-il rien de plus haïssable que cette fille-là? J'avoue que je me suis fâchée par un esprit de justice pour ce garçon.

Mario. - Je ne vois point de mal à cela.

Silvia. - Y a-t-il rien de plus simple? Quoi, parce que je suis équitable, que je veux qu'on ne nuise à personne, que je veux sauver un domestique du tort qu'on peut lui faire auprès de son maître, on dit que j'ai des emportements, des fureurs dont on est surprise: un moment après un mauvais esprit raisonne, il faut se fâcher, il faut la faire taire, et prendre mon parti contre elle à cause de la conséquence de ce qu'elle dit? Mon parti! J'ai donc besoin qu'on me défende, qu'on me justifie? On peut donc mal interpréter ce que je fais? Mais que fais-je? de quoi m'accuse-t-on? Instruisez-moi, je vous en conjure; cela est-il sérieux, me joue-t-on, se moque-t-on de moi? Je ne suis pas tranquille.

Monsieur Orgon. - Doucement donc.

Silvia. - Non, Monsieur, il n'y a point de douceur qui tienne. Comment donc, des surprises, des conséquences! Eh qu'on s'explique, que veut-on dire? On accuse ce valet, et on a tort; vous vous trompez tous, Lisette est une folle, il est innocent, et voilà qui est fini; pourquoi donc m'en reparler encore? Car je suis outrée!

Monsieur Orgon. - Tu te retiens, ma fille, tu aurais grande envie de me quereller aussi; mais faisons mieux, il n'y a que ce valet qui est suspect ici, Dorante n'a qu'à le chasser.

Silvia. - Quel malheureux déguisement! Surtout que Lisette ne m'approche pas, je la hais plus que Dorante.

Monsieur Orgon. - Tu la verras si tu veux, mais tu dois être charmée que ce garçon s'en aille, car il t'aime, et cela t'importune assurément.

Silvia. - Je n'ai point à m'en plaindre, il me prend pour une suivante, et il me parle sur ce ton-là; mais il ne me dit pas ce qu'il veut, j'y mets bon ordre.

Mario. - Tu n'en es pas tant la maîtresse que tu le dis bien.

Monsieur Orgon. - Ne l'avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré toi? N'as-tu pas été obligée, pour le faire lever, de lui dire qu'il ne te déplaisait pas?

Silvia, à part. - J'étouffe.

Mario. - Encore a-t-il fallu, quand il t'a demandé si tu l'aimerais, que tu aies tendrement ajouté: volontiers, sans quoi il y serait encore.

Silvia. - L'heureuse apostille, mon frère! mais comme l'action m'a déplu, la répétition n'en est pas aimable. Ah çà, parlons sérieusement, quand finira la comédie que vous donnez sur mon compte?

Monsieur Orgon. - La seule chose que j'exige de toi, ma fille, c'est de ne te déterminer à le refuser qu'avec connaissance de cause; attends encore, tu me remercieras du délai que je demande, je t'en réponds.

Mario. - Tu épouseras Dorante, et même avec inclination, je te le prédis... Mais, mon père, je vous demande grâce pour le valet.

Silvia. - Pourquoi grâce? et moi je veux qu'il sorte.

Monsieur Orgon. - Son maître en décidera, allons-nous-en.

Mario. - Adieu, adieu ma soeur, sans rancune.

 

Scène XII

Silvia, seule; Dorante, qui vient peu après.

Silvia. - Ah, que j'ai le coeur serré! Je ne sais ce qui se mêle à l'embarras où je me trouve, toute cette aventure-ci m'afflige, je me défie de tous les visages, je ne suis contente de personne, je ne le suis pas de moi-même.

Dorante. - Ah, je te cherchais, Lisette.

Silvia. - Ce n'était pas la peine de me trouver, car je te fuis, moi.

Dorante, l'empêchant de sortir. - Arrête donc, Lisette, j'ai à te parler pour la dernière fois, il s'agit d'une chose de conséquence qui regarde tes maîtres.

Silvia. - Va la dire à eux-mêmes, je ne te vois jamais que tu ne me chagrines, laisse-moi.

Dorante. - Je t'en offre autant; mais écoute-moi, te dis-je, tu vas voir les choses bien changer de face, par ce que je te vais dire.

Silvia. - Eh bien, parle donc, je t'écoute, puisqu'il est arrêté que ma complaisance pour toi sera éternelle.

Dorante. - Me promets-tu le secret?

Silvia. - Je n'ai jamais trahi personne.

Dorante. - Tu ne dois la confidence que je vais te faire qu'à l'estime que j'ai pour toi.

Silvia. - Je le crois; mais tâche de m'estimer sans me le dire, car cela sent le prétexte.

Dorante. - Tu te trompes, Lisette: tu m'as promis le secret, achevons. Tu m'as vu dans de grands mouvements, je n'ai pu me défendre de t'aimer.

Silvia. - Nous y voilà; je me défendrai bien de t'entendre, moi; adieu.

Dorante. - Reste, ce n'est plus Bourguignon qui te parle.

Silvia. - Eh, qui es-tu donc?

Dorante. - Ah, Lisette! c'est ici où tu vas juger des peines qu'a dû ressentir mon coeur.

Silvia. - Ce n'est pas à ton coeur à qui je parle, c'est à toi.

Dorante. - Personne ne vient-il?

Silvia. - Non.

Dorante. - L'état où sont toutes les choses me force à te le dire, je suis trop honnête homme pour n'en pas arrêter le cours.

Silvia. - Soit.

Dorante. - Sache que celui qui est avec ta maîtresse n'est pas ce qu'on pense.

Silvia, vivement. - Qui est-il donc?

Dorante. - Un valet.

Silvia. - Après?

Dorante. - C'est moi qui suis Dorante.

Silvia, à part. - Ah! je vois clair dans mon coeur.

Dorante. - Je voulais sous cet habit pénétrer un peu ce que c'était que ta maîtresse, avant de l'épouser. Mon père, en partant, me permit ce que j'ai fait, et l'événement m'en paraît un songe: je hais la maîtresse dont je devais être l'époux, et j'aime la suivante qui ne devait trouver en moi qu'un nouveau maître. Que faut-il que je fasse à présent? Je rougis pour elle de le dire, mais ta maîtresse a si peu de goût qu'elle est éprise de mon valet au point qu'elle l'épousera si on la laisse faire. Quel parti prendre?

Silvia; à part. - Cachons-lui qui je suis... (Haut.) Votre situation est neuve assurément! Mais, Monsieur, je vous fais d'abord mes excuses de tout ce que mes discours ont pu avoir d'irrégulier dans nos entretiens.

Dorante, vivement. - Tais-toi, Lisette; tes excuses me chagrinent, elles me rappellent la distance qui nous sépare, et ne me la rendent que plus douloureuse.

Silvia. - Votre penchant pour moi est-il si sérieux? m'aimez-vous jusque-là?

Dorante. - Au point de renoncer à tout engagement, puisqu'il ne m'est pas permis d'unir mon sort au tien; et dans cet état, la seule douceur que je pouvais goûter, c'était de croire que tu ne me haïssais pas.

Silvia. - Un coeur qui m'a choisie dans la condition où je suis, est assurément bien digne qu'on l'accepte, et je le payerais volontiers du mien, si je ne craignais pas de le jeter dans un engagement qui lui ferait tort.

Dorante. - N'as-tu pas assez de charmes, Lisette? y ajoutes-tu encore la noblesse avec laquelle tu me parles?

Silvia. - J'entends quelqu'un, patientez encore sur l'article de votre valet, les choses n'iront pas si vite, nous nous reverrons, et nous chercherons les moyens de vous tirer d'affaire.

Dorante. - Je suivrai tes conseils.

Il sort.

Silvia. - Allons, j'avais grand besoin que ce fût là Dorante.

 

Scène XIII

Silvia, Mario

Mario. - Je viens te retrouver, ma soeur: nous t'avons laissée dans des inquiétudes qui me touchent; je veux t'en tirer, écoute-moi.

Silvia, vivement. - Ah vraiment, mon frère, il y a bien d'autres nouvelles!

Mario. - Qu'est-ce que c'est?

Silvia. - Ce n'est point Bourguignon, mon frère, c'est Dorante.

Mario. - Duquel parlez-vous donc?

Silvia. - De lui, vous dis-je, je viens de l'apprendre tout à l'heure, il sort, il me l'a dit lui-même.

Mario. - Qui donc?

Silvia. - Vous ne m'entendez donc pas?

Mario. - Si j'y comprends rien, je veux mourir.

Silvia. - Venez, sortons d'ici, allons trouver mon père, il faut qu'il le sache; j'aurais besoin de vous aussi, mon frère: il me vient de nouvelles idées, il faudra feindre de m'aimer, vous en avez déjà dit quelque chose en badinant; mais surtout gardez bien le secret, je vous en prie...

Mario. - Oh je le garderai bien, car je ne sais ce que c'est.

Silvia. - Allons, mon frère, venez, ne perdons point de temps; il n'est jamais rien arrivé d'égal à cela!

Mario. - Je prie le ciel qu'elle n'extravague pas.

 

Acte III

 

Scène première

Dorante, Arlequin

Arlequin. - Hélas, Monsieur, mon très honoré maître, je vous en conjure.

Dorante. - Encore?

Arlequin. - Ayez compassion de ma bonne aventure, ne portez point guignon à mon bonheur qui va son train si rondement, ne lui fermez point le passage.

Dorante. - Allons donc, misérable, je crois que tu te moques de moi! Tu mériterais cent coups de bâton.

Arlequin. - Je ne les refuse point, si je les mérite; mais quand je les aurai reçus, permettez-moi d'en mériter d'autres: voulez-vous que j'aille chercher le bâton?

Dorante. - Maraud!

Arlequin. - Maraud, soit, mais cela n'est point contraire à faire fortune.

Dorante. - Ce coquin! quelle imagination il lui prend!

Arlequin. - Coquin est encore bon, il me convient aussi: un maraud n'est point déshonoré d'être appelé coquin; mais un coquin peut faire un bon mariage.

Dorante. - Comment, insolent, tu veux que je laisse un honnête homme dans l'erreur, et que je souffre que tu épouses sa fille sous mon nom? Ecoute, si tu me parles encore de cette impertinence-là, dès que j'aurai averti Monsieur Orgon de ce que tu es, je te chasse, entends-tu?

Arlequin. - Accommodons-nous: cette demoiselle m'adore, elle m'idolâtre; si je lui dis mon état de valet, et que, nonobstant, son tendre coeur soit toujours friand de la noce avec moi, ne laisserez-vous pas jouer les violons?

Dorante. - Dès qu'on te connaîtra, je ne m'en embarrasse plus.

Arlequin. - Bon, et je vais de ce pas prévenir cette généreuse personne sur mon habit de caractère, j'espère que ce ne sera pas un galon de couleur qui nous brouillera ensemble, et que son amour me fera passer à la table en dépit du sort qui ne m'a mis qu'au buffet.

 

Scène II

Dorante seul, et ensuite Mario

Dorante. - Tout ce qui se passe ici, tout ce qui m'y est arrivé à moi-même est incroyable... Je voudrais pourtant bien voir Lisette, et savoir le succès de ce qu'elle m'a promis de faire auprès de sa maîtresse pour me tirer d'embarras. Allons voir si je pourrai la trouver seule.

Mario. - Arrêtez, Bourguignon, j'ai un mot à vous dire.

Dorante. - Qu'y a-t-il pour votre service, Monsieur?

Mario. - Vous en contez à Lisette?

Dorante. - Elle est si aimable, qu'on aurait de la peine à ne lui pas parler d'amour.

Mario. - Comment reçoit-elle ce que vous lui dites?

Dorante. - Monsieur, elle en badine.

Mario. - Tu as de l'esprit, ne fais-tu pas l'hypocrite?

Dorante. - Non; mais qu'est-ce que cela vous fait? Supposé que Lisette eût du goût pour moi...

Mario. - Du goût pour lui! où prenez-vous vos termes? Vous avez le langage bien précieux pour un garçon de votre espèce.

Dorante. - Monsieur, je ne saurais parler autrement.

Mario. - C'est apparemment avec ces petites délicatesses-là que vous attaquez Lisette; cela imite l'homme de condition.

Dorante. - Je vous assure, Monsieur, que je n'imite personne; mais sans doute que vous ne venez pas exprès pour me traiter de ridicule, et vous aviez autre chose à me dire, nous parlions de Lisette, de mon inclination pour elle et de l'intérêt que vous y prenez.

Mario. - Comment, morbleu! il y a déjà un ton de jalousie dans ce que tu me réponds; modère-toi un peu. Eh bien, tu me disais qu'en supposant que Lisette eût du goût pour toi... Après?

Dorante. - Pourquoi faudrait-il que vous le sussiez, Monsieur?

Mario. - Ah, le voici: c'est que malgré le ton badin que j'ai pris tantôt, je serais très fâché qu'elle t'aimât; c'est que sans autre raisonnement, je te défends de t'adresser davantage à elle; non pas dans le fond que je craigne qu'elle t'aime, elle me paraît avoir le coeur trop haut pour cela, mais c'est qu'il me déplaît à moi d'avoir Bourguignon pour rival.

Dorante. - Ma foi, je vous crois, car Bourguignon, tout Bourguignon qu'il est, n'est pas même content que vous soyez le sien.

Mario. - Il prendra patience.

Dorante. - Il faudra bien; mais Monsieur, vous l'aimez donc beaucoup?

Mario. - Assez pour m'attacher sérieusement à elle, dès que j'aurai pris de certaines mesures; comprends-tu ce que cela signifie?

Dorante. - Oui, je crois que je suis au fait; et sur ce pied-là vous êtes aimé sans doute?

Mario. - Qu'en penses-tu? Est-ce que je ne vaux pas la peine de l'être?

Dorante. - Vous ne vous attendez pas à être loué par vos propres rivaux, peut-être?

Mario. - La réponse est de bon sens, je te la pardonne; mais je suis bien mortifié de ne pouvoir pas dire qu'on m'aime, et je ne le dis pas pour t'en rendre compte, comme tu le crois bien, mais c'est qu'il faut dire la vérité.

Dorante. - Vous m'étonnez, Monsieur, Lisette ne sait donc pas vos desseins?

Mario. - Lisette sait tout le bien que je lui veux, et n'y paraît pas sensible; mais j'espère que la raison me gagnera son coeur. Adieu, retire-toi sans bruit. Son indifférence pour moi, malgré tout ce que je lui offre, doit te consoler du sacrifice que tu me feras... Ta livrée n'est pas propre à faire pencher la balance en ta faveur, et tu n'es pas fait pour lutter contre moi.

 

Scène III

Silvia, Dorante, Mario

Mario. - Ah, te voilà, Lisette?

Silvia. - Qu'avez-vous, Monsieur, vous me paraissez ému?

Mario. - Ce n'est rien, je disais un mot à Bourguignon.

Silvia. - Il est triste, est-ce que vous le querelliez?

Dorante. - Monsieur m'apprend qu'il vous aime, Lisette.

Silvia. - Ce n'est pas ma faute.

Dorante. - Et me défend de vous aimer.

Silvia. - Il me défend donc de vous paraître aimable?

Mario. - Je ne saurais empêcher qu'il ne t'aime, belle Lisette, mais je ne veux pas qu'il te le dise.

Silvia. - Il ne me le dit plus, il ne fait que me le répéter.

Mario. - Du moins ne te le répétera-t-il pas quand je serai présent; retirez-vous, Bourguignon.

Dorante. - J'attends qu'elle me l'ordonne.

Mario. - Encore?

Silvia. - Il dit qu'il attend, ayez donc patience.

Dorante. - Avez-vous de l'inclination pour Monsieur?

Silvia. - Quoi, de l'amour? oh, je crois qu'il ne sera pas nécessaire qu'on me le défende.

Dorante. - Ne me trompez-vous pas?

Mario. - En vérité, je joue ici un joli personnage; qu'il sorte donc. A qui est-ce que je parle?

Dorante. - A Bourguignon, voilà tout.

Mario. - Eh bien, qu'il s'en aille!

Dorante, à part. - Je souffre.

Silvia. - Cédez, puisqu'il se fâche.

Dorante, bas à Silvia. - Vous ne demandez peut-être pas mieux?

Mario. - Allons, finissons.

Dorante. - Vous ne m'aviez pas dit cet amour-là, Lisette.

 

Scène IV

Monsieur Orgon, Mario, Silvia

Silvia. - Si je n'aimais pas cet homme-là, avouons que je serais bien ingrate.

Mario, riant. - Ah! ah! ah! ah!

Monsieur Orgon. - De quoi riez-vous, Mario?

Mario. - De la colère de Dorante qui sort, et que j'ai obligé de quitter Lisette.

Silvia. - Mais que vous a-t-il dit dans le petit entretien que vous avez eu tête à tête avec lui?

Mario. - Je n'ai jamais vu d'homme ni plus intrigué ni de plus mauvaise humeur.

Monsieur Orgon. - Je ne suis pas fâché qu'il soit la dupe de son propre stratagème, et d'ailleurs, à le bien prendre il n'y a rien de si flatteur ni de plus obligeant pour lui que tout ce que tu as fait jusqu'ici; ma fille; mais en voilà assez.

Mario. - Mais où en est-il précisément, ma soeur?

Silvia. - Hélas, mon frère, je vous avoue que j'ai lieu d'être contente.

Mario. - Hélas, mon frère, me dit-elle! Sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'elle dit?

Monsieur Orgon. - Quoi, ma fille, tu espères qu'il ira jusqu'à t'offrir sa main dans le déguisement où te voilà?

Silvia. - Oui, mon cher père, je l'espère.

Mario. - Friponne que tu es, avec ton cher père! tu ne nous grondes plus à présent, tu nous dis des douceurs.

Silvia. - Vous ne me passez rien.

Mario. - Ah! ah! je prends ma revanche; tu m'as tantôt chicané sur mes expressions, il faut bien à mon tour que je badine un peu sur les tiennes; ta joie est bien aussi divertissante que l'était ton inquiétude.

Monsieur Orgon. - Vous n'aurez point à vous plaindre de moi, ma fille, j'acquiesce à tout ce qui vous plaît.

Silvia. - Ah, Monsieur, si vous saviez combien je vous aurai d'obligation! Dorante et moi, nous sommes destinés l'un à l'autre, il doit m'épouser; si vous saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu'il fait aujourd'hui pour moi, combien mon coeur gardera le souvenir de l'excès de tendresse qu'il me montre! si vous saviez combien tout ceci va rendre notre union aimable! Il ne pourra jamais se rappeler notre histoire sans m'aimer, je n'y songerai jamais que je ne l'aime, vous avez fondé notre bonheur pour la vie, en me laissant faire; c'est un mariage unique; c'est une aventure dont le seul récit est attendrissant; c'est le coup de hasard le plus singulier, le plus heureux, le plus...

Mario. - Ah! ah! ah! que ton coeur a de caquet, ma soeur, quelle éloquence!

Monsieur Orgon. - Il faut convenir que le régal que tu te donnes est charmant, surtout si tu achèves.

Silvia. - Cela vaut fait, Dorante est vaincu, j'attends mon captif.

Mario. - Ses fers seront plus dorés qu'il ne pense; mais je lui crois l'âme en peine, et j'ai pitié de ce qu'il souffre.

Silvia. - Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable: il pense qu'il chagrinera son père en m'épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions: je serai charmée de triompher. Mais il faut que j'arrache ma victoire, et non pas qu'il me la donne: je veux un combat entre l'amour et la raison.

Mario. - Et que la raison y périsse?

Monsieur Orgon. - C'est-à-dire que tu veux qu'il sente toute l'étendue de l'impertinence qu'il croira faire: quelle insatiable vanité d'amour-propre!

Mario. - Cela, c'est l'amour-propre d'une femme, et il est tout au plus uni.

 

Scène V

Monsieur Orgon, Silvia, Mario, Lisette

Monsieur Orgon. - Paix, voici Lisette: voyons ce qu'elle nous veut.

Lisette. - Monsieur, vous m'avez dit tantôt que vous m'abandonniez Dorante, que vous livriez sa tête à ma discrétion; je vous ai pris au mot, j'ai travaillé comme pour moi, et vous verrez de l'ouvrage bien fait, allez, c'est une tête bien conditionnée. Que voulez-vous que j'en fasse à présent, Madame me la cède-t-elle?

Monsieur Orgon. - Ma fille, encore une fois, n'y prétendez-vous rien?

Silvia. - Non, je te la donne, Lisette, je te remets tous mes droits, et pour dire comme toi, je ne prendrai jamais de part à un coeur que je n'aurai pas conditionné moi-même.

Lisette. - Quoi! vous voulez bien que je l'épouse, Monsieur le veut bien aussi?

Monsieur Orgon. - Oui, qu'il s'accommode, pourquoi t'aime-t-il?

Mario. - J'y consens aussi, moi.

Lisette. - Moi aussi, et je vous en remercie tous.

Monsieur Orgon. - Attends, j'y mets pourtant une petite restriction; c'est qu'il faudrait, pour nous disculper de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.

Lisette. - Mais si je le lui dis un peu, il le saura tout à fait.

Monsieur Orgon. - Eh bien, cette tête en si bon état ne soutiendra-t-elle pas cette secousse-là? Je ne le crois pas de caractère à s'effaroucher là-dessus.

Lisette. - Le voici qui me cherche, ayez donc la bonté de me laisser le champ libre, il s'agit ici de mon chef-d'oeuvre.

Monsieur Orgon. - Cela est juste, retirons-nous.

Silvia. - De tout mon coeur.

Mario. - Allons.

 

Scène VI

Lisette, Arlequin

Arlequin. - Enfin, ma reine, je vous vois et je ne vous quitte plus, car j'ai trop pâti d'avoir manqué de votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.

Lisette. - Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en était quelque chose.

Arlequin. - Comment donc, ma chère âme, élixir de mon coeur, avez-vous entrepris la fin de ma vie?

Lisette. - Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.

Arlequin. - Ah, que ces paroles me fortifient!

Lisette. - Et vous ne devez point douter de ma tendresse.

Arlequin. - Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la mienne.

Lisette. - Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m'avait pas encore permis de vous répondre; je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour vous dire que vous pouvez lui demander ma main quand vous voudrez.

Arlequin. - Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous; je veux lui rendre mes grâces de la charité qu'elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est véritablement indigne.

Lisette. - Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours.

Arlequin. - Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander, je ne suis pas en peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui que je vous rendrai qui m'inquiète.

Lisette. - Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.

Arlequin. - Ah que nenni, vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.

Lisette. - Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.

Arlequin. - Le présent qu'il vous a fait ne le ruinera pas, il est bien mesquin.

Lisette. - Je ne le trouve que trop magnifique.

Arlequin. - C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.

Lisette. - Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.

Arlequin. - Ne faites point dépense d'embarras; je serais bien effronté, si je n'étais modeste.

Lisette. - Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse honore?

Arlequin. - Ahi! ahi! je ne sais plus où me mettre.

Lisette. - Encore une fois, Monsieur, je me connais.

Arlequin. - Eh, je me connais bien aussi, et je n'ai pas là une fameuse connaissance, ni vous non plus, quand vous l'aurez faite; mais c'est là le diable que de me connaître, vous ne vous attendez pas au fond du sac.

Lisette, à part. - Tant d'abaissement n'est pas naturel. (Haut.) D'où vient me dites-vous cela?

Arlequin. - Et voilà où gît le lièvre.

Lisette. - Mais encore? Vous m'inquiétez: est-ce que vous n'êtes pas?...

Arlequin. - Ahi! ahi! vous m'ôtez ma couverture.

Lisette. - Sachons de quoi il s'agit?

Arlequin, à part. - Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue que je vais lui donner, un mauvais gîte lui fait-il peur? Je vais le loger petitement.

Lisette. - Ah, tirez-moi d'inquiétude! En un mot, qui êtes-vous?

Arlequin. - Je suis... N'avez-vous jamais vu de fausse monnaie? Savez-vous ce que c'est qu'un louis d'or faux? Eh bien, je ressemble assez à cela.

Lisette. - Achevez donc, quel est votre nom?

Arlequin. - Mon nom? (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin? Non; cela rime trop avec coquin.

Lisette. - Eh bien?

Arlequin. - Ah dame, il y a un peu à tirer ici! Haïssez-vous la qualité de soldat?

Lisette. - Qu'appelez-vous un soldat?

Arlequin. - Oui, par exemple, un soldat d'antichambre.

Lisette. - Un soldat d'antichambre! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin?

Arlequin. - C'est lui qui est mon capitaine.

Lisette. - Faquin!

Arlequin, à part. - Je n'ai pu éviter la rime.

Lisette. - Mais voyez ce magot, tenez!

Arlequin. - La jolie culbute que je fais là!

Lisette. - Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet animal-là!

Arlequin. - Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un monsieur.

Lisette, riant. - Ah! ah! ah! je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire, avec sa gloire, et il n'y a plus que ce parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.

Arlequin. - Tout de bon, charitable dame? Ah, que mon amour vous promet de reconnaissance!

Lisette. - Touche là, Arlequin; je suis prise pour dupe: le soldat d'antichambre de Monsieur vaut bien la coiffeuse de Madame.

Arlequin. - La coiffeuse de Madame!

Lisette. - C'est mon capitaine ou l'équivalent.

Arlequin. - Masque!

Lisette. - Prends ta revanche.

Arlequin. - Mais voyez cette magotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion de ma misère!

Lisette. - Venons au fait; m'aimes-tu?

Arlequin. - Pardi oui, en changeant de nom, tu n'as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d'orthographe.

Lisette. - Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous; ne faisons semblant de rien, et n'apprêtons point à rire. Il y a apparence que ton maître est encore dans l'erreur à l'égard de ma maîtresse, ne l'avertis de rien, laissons les choses comme elles sont: je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.

Arlequin. - Et moi votre valet, Madame. (Riant.) Ah! ah! ah!

 

Scène VII

Dorante, Arlequin

Dorante. - Eh bien, tu quittes la fille d'Orgon, lui as-tu dit qui tu étais?

Arlequin. - Pardi oui, la pauvre enfant, j'ai trouvé son coeur plus doux qu'un agneau, il n'a pas soufflé. Quand je lui ai dit que je m'appelais Arlequin, et que j'avais un habit d'ordonnance: Eh bien mon ami, m'a-t-elle dit, chacun a son nom dans la vie, chacun a son habit, le vôtre ne vous coûte rien, cela ne laisse pas que d'être gracieux.

Dorante. - Quelle sotte histoire me contes-tu là?

Arlequin. - Tant y a que je vais la demander en mariage.

Dorante. - Comment, elle consent à t'épouser?

Arlequin. - La voilà bien malade.

Dorante. - Tu m'en imposes, elle ne sait pas qui tu es.

Arlequin. - Par la ventrebleu, voulez-vous gager que je l'épouse avec la casaque sur le corps, avec une souguenille, si vous me fâchez? Je veux bien que vous sachiez qu'un amour de ma façon n'est point sujet à la casse, que je n'ai pas besoin de votre friperie pour pousser ma pointe, et que vous n'avez qu'à me rendre la mienne.

Dorante. - Tu es un fourbe, cela n'est pas concevable, et je vois bien qu'il faudra que j'avertisse Monsieur Orgon.

Arlequin. - Qui? notre père? Ah, le bon homme, nous l'avons dans notre manche; c'est le meilleur humain, la meilleure pâte d'homme!... Vous m'en direz des nouvelles.

Dorante. - Quel extravagant! As-tu vu Lisette?

Arlequin. - Lisette! non; peut-être a-t-elle passé devant mes yeux, mais un honnête homme ne prend pas garde à une chambrière: Je vous cède ma part de cette attention-là.

Dorante. - Va-t'en, la tête te tourne.

Arlequin. - Vos petites manières sont un peu aisées, mais c'est la grande habitude qui fait cela: adieu, quand j'aurai épousé, nous vivrons but à but. Votre soubrette arrive. Bonjour, Lisette, je vous recommande Bourguignon, c'est un garçon qui a quelque mérite.

 

Scène VIII

Dorante, Silvia

Dorante, à part. - Qu'elle est digne d'être aimée! Pourquoi faut-il que Mario m'ait prévenu?

Silvia. - Où étiez-vous donc, Monsieur? Depuis que j'ai quitté Mario, je n'ai pu vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j'ai dit à Monsieur Orgon.

Dorante. - Je ne me suis pourtant pas éloigné, mais de quoi s'agit-il?

Silvia, à part. - Quelle froideur! (Haut.) J'ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à témoin de son peu de mérite, j'ai eu beau lui représenter qu'on pouvait du moins reculer le mariage, il ne m'a pas seulement écoutée; je vous avertis même qu'on parle d'envoyer chez le notaire, et qu'il est temps de vous déclarer.

Dorante. - C'est mon intention; je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira Monsieur Orgon de tout.

Silvia, à part. - Partir! ce n'est pas là mon compte.

Dorante. - N'approuvez-vous pas mon idée?

Silvia. - Mais... pas trop.

Dorante. - Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler moi-même, et je ne saurais m'y résoudre; j'ai d'ailleurs d'autres raisons qui veulent que je me retire: je n'ai plus que faire ici.

Silvia. - Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver, ni les combattre; et ce n'est pas à moi à vous les demander.

Dorante. - Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.

Silvia. - Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de Monsieur Orgon.

Dorante. - Ne voyez-vous que cela?

Silvia. - Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer; mais je ne suis pas folle, et je n'ai pas la vanité de m'y arrêter.

Dorante. - Ni le courage d'en parler; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire: adieu Lisette.

Silvia. - Prenez garde, je crois que vous ne m'entendez pas, je suis obligée de vous le dire.

Dorante. - A merveille! et l'explication ne me serait pas favorable, gardez-moi le secret jusqu'à mon départ.

Silvia. - Quoi, sérieusement, vous partez?

Dorante. - Vous avez bien peur que je ne change d'avis.

Silvia. - Que vous êtes aimable d'être si bien au fait!

Dorante. - Cela est bien naïf: Adieu.

Il s'en va.

Silvia, à part. - S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais... (Elle le regarde aller.) Il s'arrête pourtant, il rêve, il regarde si je tourne la tête, je ne saurais le rappeler, moi... Il serait pourtant singulier qu'il partît, après tout ce que j'ai fait?... Ah, voilà qui est fini, il s'en va, je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais: mon frère est un maladroit, il s'y est mal pris, les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée? Quel dénouement! Dorante reparaît pourtant; il me semble qu'il revient, je me dédis donc, je l'aime encore... Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête: il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.

Dorante, l'arrêtant. - Restez, je vous prie, j'ai encore quelque chose à vous dire.

Silvia. - A moi, Monsieur?

Dorante. - J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.

Silvia. - Eh, Monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi? Ce n'est pas la peine, je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.

Dorante. - Moi, Lisette! est-ce à vous à vous plaindre, vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire?

Silvia. - Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.

Dorante. - Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je! Mario vous aime.

Silvia. - Cela est vrai.

Dorante. - Vous êtes sensible à son amour, je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que je m'en allasse; ainsi, vous ne sauriez m'aimer.

Silvia. - Je suis sensible à son amour! qui est-ce qui vous l'a dit? Je ne saurais vous aimer! qu'en savez-vous? Vous décidez bien vite.

Dorante. - Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.

Silvia. - Instruire un homme qui part!

Dorante. - Je ne partirai point.

Silvia. - Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence, et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments?

Dorante. - Ce qu'ils m'importent, Lisette? peux-tu douter encore que je ne t'adore?

Silvia. - Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois; mais pourquoi m'en persuadez-vous, que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, Monsieur? Je vais vous parler à coeur ouvert. Vous m'aimez, mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous; que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouvez sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement; vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison. Mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte? Qui voulez-vous que mon coeur mette à votre place? Savez-vous bien que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus? Jugez donc de l'état où je resterais, ayez la générosité de me cacher votre amour: moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Dorante. - Ah! ma chère Lisette, que viens-je d'entendre: tes paroles ont un feu qui me pénètre, je t'adore, je te respecte; il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon coeur et ma main t'appartiennent.

Silvia. - En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse, ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font, et croyez-vous que cela puisse durer?

Dorante. - Vous m'aimez donc?

Silvia. - Non, non; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.

Dorante. - Vos menaces ne me font point de peur.

Silvia. - Et Mario, vous n'y songez donc plus?

Dorante. - Non, Lisette; Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me tromper, vous avez le coeur vrai, vous êtes sensible à ma tendresse: je ne saurais en douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr, et vous ne sauriez plus m'ôter cette certitude-là.

Silvia. - Oh, je n'y tâcherai point, gardez-là, nous verrons ce que vous en ferez.

Dorante. - Ne consentez-vous pas d'être à moi?

Silvia. - Quoi, vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune?

Dorante. - Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance: ne disputons point, car je ne changerai jamais.

Silvia. - Il ne changera jamais! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante?

Dorante. - Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre...

Silvia. - Enfin, j'en suis venue à bout; vous... vous ne changerez jamais?

Dorante. - Non, ma chère Lisette.

Silvia. - Que d'amour!

 

Scène dernière

M. Orgon, Silvia, Dorante, Lisette, Arlequin, Mario

Silvia. - Ah, mon père, vous avez voulu que je fusse à Dorante: venez voir votre fille vous obéir avec plus de joie qu'on n'en eut jamais.

Dorante. - Qu'entends-je! vous son père, Monsieur?

Silvia. - Oui, Dorante, la même idée de nous connaître nous est venue à tous deux. Après cela, je n'ai plus rien à vous dire; vous m'aimez, je n'en saurais douter, mais à votre tour jugez de mes sentiments pour vous, juger du cas que j'ai fait de votre coeur par la délicatesse avec laquelle j'ai tâché de l'acquérir.

Monsieur Orgon. - Connaissez-vous cette lettre-là? Voilà par où j'ai appris votre déguisement, qu'elle n'a pourtant su que par vous.

Dorante. - Je ne saurais vous exprimer mon bonheur, Madame; mais ce qui m'enchante le plus, ce sont les preuves que je vous ai données de ma tendresse.

Mario. - Dorante me pardonne-t-il la colère où j'ai mis Bourguignon?

Dorante. - Il ne vous la pardonne pas, il vous en remercie.

Arlequin.- De la joie, Madame! Vous avez perdu votre rang, mais vous n'êtes point à plaindre, puisque Arlequin vous reste.

Lisette. - Belle consolation! il n'y a que toi qui gagnes à cela.

Arlequin. - Je n'y perds pas; avant notre connaissance; votre dot valait mieux que vous; à présent, vous valez mieux que votre dot. Allons, saute, marquis!

 

La Réunion des Amours

 

Acteurs

Comédie Héroïque en un acte en un acte

Représentée pour la première fois

Par les comédiens français

Le 5 novembre 1731

Acteurs

L'Amour.

La Vérité.

La Vertu.

La scène est dans l'Olympe.

 

Scène première

L'Amour, qui entre d'un côté, Cupidon, de l'autre.

Cupidon, à part. - Que vois-je? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches?

L'Amour, à part. - N'est-ce pas là Cupidon, cet usurpateur de mon empire?

Cupidon, à part. - Ne serait-ce pas cet Amour gaulois, ce dieu de la fade tendresse, qui sort de la retraite obscure où ma victoire l'a condamné?

L'Amour, à part. - Qu'il est laid! qu'il a l'air débauché!

Cupidon, à part. - Vit-on jamais de figure plus sotte? Sachons un peu ce que vient faire ici cette ridicule antiquaille. Approchons. A l'Amour. Soyez le bienvenu, mon ancien, le dieu des soupirs timides et des tendres langueurs; je vous salue.

L'Amour. - Saluez.

Cupidon. - Le compliment est sec; mais je vous le pardonne. Un proscrit n'est pas de bonne humeur.

L'Amour. - Un proscrit! Vous ne devez ma retraite qu'à l'indignation qui m'a saisi, quand j'ai vu que les hommes étaient capables de vous souffrir.

Cupidon. - Malepeste! que cela est beau! C'est-à-dire que vous n'avez fui que parce que vous étiez glorieux: et vous êtes un héros fuyard.

L'Amour. - Je n'ai rien à vous répondre. Allez, nous ne sommes pas faits pour discourir ensemble.

Cupidon. - Ne vous fâchez point, mon confrère. Dans le fond, je vous plains. Vous me dites des injures: mais votre état me désarme. Tenez, je suis le meilleur garçon du monde. Contez-moi vos chagrins. Que venez-vous faire ici? Est-ce que vous vous ennuyez dans votre solitude? Eh bien, il y a remède à tout. Voulez-vous de l'emploi? je vous en donnerai. Je vous donnerai votre petite provision de flèches; car celles que vous avez là dans votre carquois ne valent plus rien... Voyez-vous ce dard-là? Voilà ce qu'il faut. Cela entre dans le coeur, cela le pénètre, cela le brûle; cela l'embrasse: il crie, il s'agite, il demande du secours, il ne saurait attendre.

L'Amour. - Quelle méprisable espèce de feux!

Cupidon. - Ils ont pourtant décrié les vôtres. Entre vous et moi, de votre temps les amants n'étaient que des benêts; ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d'alentour. Oh! parbleu! ce n'est plus de même. J'ai supprimé les échos, moi. Je blesse; ahi! vite au remède. On va droit à la cause du mal. Allons, dit-on, je vous aime; voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher; il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point: Je me meurs! Il n'y a rien de si vivant qu'eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n'en est plus question. Fadeur, platitude du temps passé que tout cela. Vous ne faisiez que des sots, que des imbéciles; moi je ne fais que des gens de courage. Je ne les endors pas, je les éveille: ils sont si vifs qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres; leurs regards sont des désirs: au lieu de soupirer, ils attaquent: ils ne demandent pas d'amour, ils le supposent. Ils ne disent point: Faites-moi grâce, ils la prennent. Ils ont du respect, mais ils le perdent. Et voilà celui qu'il faut. En un mot, je n'ai point d'esclaves, je n'ai que des soldats. Allons, déterminez-vous. J'ai besoin de commis; voulez-vous être le mien? sur-le-champ je vous donne de l'emploi.

L'Amour. - Ne rougissez-vous point du récit que vous venez de faire? quel oubli de la vertu!

Cupidon. - Eh bien! quoi, la vertu! que voulez-vous dire? elle a sa charge, et moi la mienne; elle est faite pour régir l'univers, et moi pour l'entretenir, déterminez-vous, vous dis-je: mais je ne vous prends qu'à condition que vous quitterez je ne sais quel air de dupe que vous avez sur la physionomie. Je ne veux point de cela; allons, mon lieutenant, alerte! un peu de mutinerie dans les yeux; les vôtres prêchent la résistance: est-ce là la contenance d'un vainqueur? Avec un Amour aussi poltron que vous, il faudrait qu'un tendron fît tous les frais de la défaite. Eh! éviteriez-vous... (Il tire une de ses flèches.) Je suis d'avis de vous égayer le coeur d'une de mes flèches, pour vous ôter cet air timide et langoureux. Gare que je vous rende aussi fol que moi!

L'Amour, tirant aussi une de ses flèches. - Et moi, si vous tirez, je vous rendrai sage.

Cupidon. - Non pas, s'il vous plaît, j'y perdrais, et vous y gagneriez.

L'Amour. - Allez, petit libertin que vous êtes, votre audace ne m'offense point, et votre empire touche peut-être à sa fin. Jupiter aujourd'hui fait assembler tous les dieux; il veut que chacun d'eux fasse un don au fils d'un grand roi qu'il aime. Je suis invité à l'assemblée. Tremblez des suites que peut avoir cette aventure.

 

Scène II.

Cupidon, seul.

Cupidon. - Comment donc! il dit vrai. Tous les dieux ont reçu ordre de se rendre ici; il n'y a que moi qu'on n'a point averti, et j'ai cru que ce n'était qu'un oubli de la part de Mercure. Le voici qui vient; voyons ce que cela signifie.

 

Scène III.

Cupidon, Mercure, Plutus

Mercure. - Ah! vous voilà, seigneur Cupidon! Je suis votre serviteur.

Plutus. - Bonjour, mon ami.

Cupidon. - Bonjour, Plutus; seigneur Mercure, il y a aujourd'hui assemblée générale et c'est vous qui avez averti tous les dieux, de la part de Jupiter, de se trouver ici.

Mercure. - Il est vrai.

Cupidon. - Pourquoi donc n'ai-je rien su de cela, moi? Est-ce que je ne suis pas une divinité assez considérable?

Mercure. - Eh! où vouliez-vous que je vous prisse? Vous êtes un coureur qu'on ne saurait attraper.

Cupidon. - Vous biaisez, Mercure: Parlez-moi franchement. Etais-je sur votre liste?

Mercure. - Ma foi, non. J'avais ordre exprès de vous oublier tout net.

Cupidon. - Moi! Et de qui l'aviez-vous reçu?

Mercure. - De Minerve, à qui Jupiter a donné la direction de l'assemblée.

Plutus. - Oh! de Minerve, la déesse de la sagesse? Ce n'est pas là un grand malheur. Tu sais bien qu'elle ne nous aime pas; mais elle a beau faire, nous avons un peu plus de crédit qu'elle: nous rendons les gens heureux, nous, morbleu! et elle ne les rend que raisonnable; aussi n'a-t-elle pas la presse.

Cupidon. - Apparemment que c'est elle qui vous a aussi chargé du soin d'aller chercher le dieu de la tendresse, lui dont on ne se ressouvenait plus?

Mercure. - Vous l'avez dit, et ma commission portait même de lui faire de grands compliments.

Cupidon, riant. - La belle ambassade!

Plutus. - Va, va, mon ami, laisse-le venir, ce dieu de la tendresse; quand on le rétablirait, il ne ferait pas grande besogne. On n'est plus dans le goût de l'amoureux martyre; on ne l'a retenu que dans les chansons. Le métier de cruelle est tombé; ne t'embarrasse pas de ton rival; je ne veux que de l'or pour le battre, moi.

Cupidon. - Je le crois. Mais je suis piqué. Il me prend envie de vider mon carquois sur tous les coeurs de l'Olympe.

Mercure. - Point d'étourderie; Jupiter est le maître: on pourrait bien vous casser, car on n'est pas trop content de vous.

Cupidon. - Eh! de quoi peut-on se plaindre, je vous prie?

Mercure. - Oh! de tant de choses! Par exemple, il n'y a plus de tranquillité dans le mariage; vous ne sauriez laisser la tête des maris en repos; vous mettez toujours après leurs femmes quelque chasseur qui les attrape.

Cupidon. - Et moi, je vous dis que mes chasseurs ne poursuivent que ce qui se présente.

Plutus. - C'est-à-dire que les femmes sont bien aises d'être courues?

Cupidon. - Voilà ce que c'est. La plupart sont des coquettes, qui en demeurent là, ou bien qui ne se retirent que pour agacer; qui n'oublient rien pour exciter l'envie du chasseur, qui lui disent: Mirez-moi. On les mire, on les blesse, et elles se rendent. Est-ce ma faute? Parbleu! non; la coquetterie les a déjà bien étourdies avant qu'on les tire.

Mercure. - Vous direz ce qu'il vous plaira. Ce n'est point à moi à vous donner des leçons; mais prenez-y garde: ce sont les hommes, ce sont les femmes qui crient, qui disent que c'est vous qui passez les contrats de la moitié des mariages. Après cela, ce sont des vieillards que vous donnez à expédier à de jeunes épouses, qui ne les prennent vivants que pour les avoir morts, et qui, au détriment des héritiers, ont tout le profit des funérailles. Ce sont de vieilles femmes dont vous videz le coffre pour l'achat d'un mari fainéant, qu'on ne saurait ni troquer ni revendre. Ce sont des malices qui ne finissent point; sans compter votre libertinage: car Bacchus, dit-on, vous fait faire tout ce qu'il veut; Plutus, avec son or, dispose de votre carquois; pourvu qu'il vous donne, toute votre artillerie est à son service, et cela n'est pas joli; ainsi, tenez-vous en repos, et changez de conduite.

Cupidon. - Puisque vous m'exhortez à changer, vous avez donc envie de vous retirer, seigneur Mercure?

Mercure. - Laissons là cette mauvaise plaisanterie.

Plutus. - Quant à moi, je n'ai que faire d'être dans les caquets. Tout ce que je prends de lui, je l'achète, je marchande, nous convenons, et je paie; voilà toute la finesse que j'y sache.

Cupidon. - Celui-là est comique! Se plaindre de ce que j'aime la bonne chère et l'aisance, moi qui suis l'Amour! A quoi donc voulez-vous que je m'occupe? à des traités de morale? Oubliez-vous que c'est moi qui met tout en mouvement, que c'est moi qui donne la vie; qu'il faut dans ma charge un fond inépuisable de bonne humeur, et que je dois être à moi seul plus sémillant, plus vivant que tous les dieux ensemble?

Mercure. - Ce sont vos affaires; mais je pense que voici Apollon qui vient à nous.

Plutus. - Adieu donc, je m'en vais. Le dieu du bel esprit et moi ne nous amusons pas extrêmement ensemble. Jusqu'au revoir, Cupidon.

Cupidon. - Adieu, adieu, je vous rejoindrai.

 

Scène IV.

Cupidon, Mercure, Apollon

Mercure. - Qu'avez-vous, seigneur Apollon? Vous avez l'air sombre.

Apollon. - Le retour du dieu de la tendresse me fâche. Je n'aime pas les dispositions où je vois que Minerve est pour lui. Je vous apprends qu'elle va bientôt l'amener ici, Cupidon.

Cupidon. - Et que veut-elle en faire?

Apollon. - Vous entendre raisonner tous les deux sur la nature de vos feux, pour juger lequel de vos dons on doit préférer dans cette occasion ici: et c'est de quoi même je suis chargé de vous informer.

Cupidon. - Tant mieux, morbleu! tant mieux; cela me divertira. Allez, il n'y a rien à craindre, mon confrère ne plaide pas mieux qu'il blesse.

Mercure. - Croyez-moi pourtant, allez vous préparer pendant quelques moments.

Cupidon. - C'est, parbleu! bien dit; je vais me recueillir chez Bacchus; il y a du vin de Champagne qui est d'une éloquence admirable; j'y trouverai mon plaidoyer tout fait. Adieu, mes amis; tenez-moi des lauriers tout prêts.

 

Scène V.

Mercure, Apollon

Apollon. - Il a beau dire; le vent du bureau n'est pas pour lui, et je me défie du succès.

Mercure. - Eh bien! que vous importe à vous? Quand son rival reviendrait à la mode, vous n'en inspirerez pas moins ceux qui chanteront leurs maîtresses.

Apollon. - Eh! morbleu! cela est bien différent; les chansons ne seront plus si jolies. On ne chantera plus que des sentiments. Cela est bien plat.

Mercure. - Bien plat! que voulez-vous donc qu'on chante?

Apollon. - Ce que je veux? Est-ce qu'il faut un commentaire à Mercure? Une caresse, une vivacité, un transport, quelque petite action.

Mercure. - Ah! vous avez raison. Je n'y songeais pas; cela fait un sujet bien plus piquant, plus animé.

Apollon. - Sans comparaison, et un sujet bien plus à la portée d'être senti. Tout le monde est au fait d'une action.

Mercure. - Oui, tout le monde gesticule.

Apollon. - Et tout le monde ne sent pas. Il y a des coeurs matériels qui n'entendent un sentiment que lorsqu'il est mis sur un canevas bien intelligible.

Mercure. - On ne leur explique l'âme qu'à la faveur du corps.

Apollon. - Vous y êtes; et il faut avouer que la poésie galante a bien plus de prise en pareil cas. Aujourd'hui, quand j'inspire un couplet de chanson ou quelques autres vers, j'ai mes coudées franches, je suis à mon aise. C'est Philis qu'on attaque, qui combat, qui se défend mal; c'est un beau bras qu'on saisit; c'est une main qu'on adore et qu'on baise; c'est Philis qui se fâche; on se jette à ses genoux, elle s'attendrit, elle s'apaise; un soupir lui échappe: Ah! Sylvandre... Ah! Philis... Levez-vous, je le veux... Quoi! cruelle, mes transports... Finissez. Je ne puis. Laissez-moi. Des regards, des ardeurs, des douceurs; cela est charmant. Sentez-vous la gaieté, la commodité de ces objets-là? J'inspire là-dessus en me jouant. Aussi n'a-t-on jamais vu tant de poètes.

Mercure. - Et dont la poésie ne vous coûte rien. Ce sont les Philis qui en font tous les frais.

Apollon. - Sans doute. Au lieu que si la tendresse allait être à la mode, adieu les bras, adieu les mains; les Philis n'auraient plus de tout cela.

Mercure. - Elles n'en seraient que plus aimables, et sans doute plus aimées. Mais laissez-moi recevoir la Vérité qui arrive.

 

Scène VI.

Mercure, Apollon, La Vérité

Mercure. - Il est temps de venir, Déesse; l'assemblée va se tenir bientôt.

La Vérité. - J'arrive. Je me suis seulement amusée un instant à parler à Minerve sur le choix qu'elle a fait de certains dieux pour la cérémonie dont il est question.

Apollon. - Peut-on vous demander de qui vous parliez, Déesse?

La Vérité. - De qui? de vous.

Apollon. - Cela est net. Et qu'en disiez-vous donc?

La Vérité. - Je disais... Mais vous êtes bien hardi d'interroger la Vérité. Vous y tenez-vous?

Apollon. - Je ne crains rien. Poursuivez.

Mercure. - Courage!

Apollon. - Que disiez-vous de moi?

La Vérité. - Du bien et du mal; beaucoup plus de mal que de bien. Continuez de m'interroger. Il ne vous en coûtera pas plus de savoir le reste.

Apollon. - Eh! quel mal y a-t-il à dire du dieu qui peut faire le don de l'éloquence et de l'amour des beaux-arts?

La Vérité. - Oh! vos dons sont excellents; j'en disais du bien; mais vous ne leur ressemblez pas.

Apollon. - Pourquoi?

La Vérité. - C'est que vous flattez, que vous mentez, et que vous êtes un corrupteur des âmes humaines.

Apollon. - Doucement, s'il vous plaît; comme vous y allez!

La Vérité. - En un mot, un vrai charlatan.

Apollon. - Arrêtez, car je me fâcherais.

Mercure. - Laissez-la achever; ce qu'elle dit est amusant.

Apollon. - Il ne m'amuse point du tout, moi. Qu'est-ce que cela signifie? En quoi donc mérité-je tous ces noms-là?

La Vérité. - Vous rougissez; mais ce n'est pas de vos vices; ce n'est que du reproche que je vous en fais.

Mercure, à Apollon. - N'admirez-vous pas son discernement?

Apollon. - Déesse, vous me poussez à bout.

La Vérité. - Je vous définis. Vengez-vous en vous corrigeant.

Apollon. - Eh! de quoi me corriger?

La Vérité. - Du métier vénal et mercenaire que vous faites. Tenez, de toutes les eaux de votre Hippocrène, de votre Parnasse et de votre bel esprit, je n'en donnerais pas un fétu; non plus que de vos neuf Muses, qu'on appelle les chastes soeurs, et qui ne sont que neuf vieilles friponnes que vous n'employez qu'à faire du mal. Si vous êtes le dieu de l'éloquence, de la poésie, du bel esprit, soutenez donc ces grands attributs avec quelque dignité. Car enfin, n'est-ce pas vous qui dictez tous les éloges flatteurs qui se débitent? Vous êtes si accoutumé à mentir que, lorsque vous louez la vertu, vous n'avez plus d'esprit, vous ne savez plus où vous en êtes.

Mercure. - Elle n'a pas tout le tort. J'ai remarqué que la fiction vous réussit mieux que le reste.

La Vérité. - Je vous dis qu'il n'y a rien de si plat que lui, quand il ne ment pas. On est toujours mal loué de lui, dès qu'on mérite de l'être. Mais, dans le fabuleux, oh! il triomphe. Il vous fait un monceau de toutes les vertus, et puis vous les jette à la tête: Tiens, prends, enivre-toi d'impertinences et de chimères.

Apollon. - Mais enfin...

La Vérité. - Mais enfin tant qu'il vous plaira. Vos épîtres dédicatoires, par exemple?

Mercure. - Oh! faites-lui grâce là-dessus. On ne les lit point.

La Vérité. - Dans le grand nombre, il y en a quelques-unes que j'approuve. Quand j'ouvre un livre, et que je vois le nom d'une vertueuse personne à la tête, je m'en réjouis; mais j'en ouvre un autre, il s'adresse à une personne admirable; j'en ouvre cent, j'en ouvre mille; tout est dédié à des prodiges de vertu et de mérite. Et où se tiennent donc tous ces prodiges? Où sont-ils? Comment se fait-il que les personnes vraiment louables soient si rares, et que les épîtres dédicatoires soient si communes? Il me les faut pourtant en nombre égal, ou bien vous n'êtes pas un dieu d'honneur. En un mot, il y a mille épîtres où vous vous écriez: Que votre modestie se rassure, Monseigneur. Il me faut donc mille Monseigneurs modeste. Oh! de bonne foi, me les fourniriez-vous? Concluez.

Apollon. - Mais, Mercure, approuvez-vous tout ce qu'elle me dit là?

Mercure. - Moi? je ne vous trouve pas si coupable qu'elle le croit. On ne sent point qu'on est menteur, quand on a l'habitude de l'être.

Apollon. - La réponse est consolante.

La Vérité. - En un mot, vous masquez tout. Et ce qu'il y a de plaisant, c'est que ceux que vous travestissez prennent le masque que vous leur donnez pour leur visage. Je connais une très laide femme que vous avez appelée charmante Iris. La folle n'en veut rien rabattre. Son miroir n'y gagne rien; elle n'y voit plus qu'Iris. C'est sur ce pied-là qu'elle se montre; et la charmante Iris est une guenon qui vous ferait peur. Je vous pardonnerais tout cela, cependant, si vos flatteries n'attaquaient pas jusqu'aux princes; mais pour cet article-là, je le trouve affreux.

Mercure. - Malepeste! c'est l'article de tout le monde.

Apollon. - Quoi! dire la vérité aux princes!

La Vérité. - Le plus grand des mortels, c'est le Prince qui l'aime et qui la cherche; je mets presque à côté de lui le sujet vertueux qui ose la lui dire. Et le plus heureux de tous les peuples est celui chez qui ce Prince et ce sujet se rencontrent ensemble.

Apollon. - Je l'avoue, il me semble que vous avez raison.

La Vérité. - Au reste, Apollon, tout ce que je vous dis là ne signifie pas que je vous craigne. Vous savez aujourd'hui de quel Prince il est question. Faites tout ce qu'il vous plaira; la Sagesse et moi, nous remplirons son âme d'un si grand amour pour les vertus, que vos flatteurs seront réduits à parler de lui comme j'en parlerai moi-même. Adieu.

Apollon. - C'en est fait, je me rends, Déesse, et je me raccommode avec vous. Allons, je vous consacre mes veilles. Vous fournirez les actions au Prince, et je me charge du soin de les célébrer.

 

Scène VII.

Mercure, Apollon

Mercure. - Seigneur Apollon, je vous félicite de vos louables dispositions. Ce que c'est que les gens d'esprit! Tôt ou tard ils deviennent honnêtes gens.

Apollon. - Voilà ce qui fait qu'on ne doit pas désespérer de vous, seigneur Mercure.

 

Scène VIII.

Cupidon, Mercure, Apollon

Cupidon. - Gare, gare, Messieurs; voici Minerve qui se rend ici avec mon rival.

Mercure. - Eh bien! nous ne serons pas de trop; je serai bien aise d'être présent.

Apollon. - Vous n'auriez pas mal fait de me communiquer ce que vous avez à dire. J'aurais pu vous fournir quelque chose de bon; mais vous ne consultez personne.

Cupidon. - Mons de la Poésie, vous me manquez de respect.

Apollon. - Pourquoi donc?

Cupidon. - Vous croyez avoir autant d'esprit que moi, je pense?

Mercure rit. - Hé, hé, hé, hé.

Apollon. - Je sais pourtant persuader la raison même.

Cupidon. - Et moi, je la fais taire. Taisez-vous aussi.

 

Scène IX.

Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure, Apollon

Minerve. - Vous savez, Cupidon, de quel emploi Jupiter m'a chargée. Peut-être vous plaindrez-vous du secret que je vous ai fait de notre assemblée: mais je croyais vos feux trop vifs. Quoi qu'il en soit, nous ne voulons point que le Prince ait une âme insensible. L'un de vous deux doit avoir quelque droit sur son coeur, mais la raison doit primer sur tout; et vous êtes accusé de ne la ménager guère.

Cupidon. - Oui-da, je l'étourdis quelquefois. Il y a des moments difficiles à passer avec moi mais cela ne dure pas.

Apollon. - Quand on aime, il faut bien qu'il y paraisse.

Mercure. - Tenez, dans la théorie, le dieu de la tendresse l'emporte; mais j'aime mieux sa pratique, à lui.

Minerve. - Messieurs, ne soyez que spectateurs.

Mercure. - Je ne dis plus mot.

Apollon. - Pour moi, serviteur au silence. Je sors.

Minerve. - Vous me faites plaisir.

 

Scène X.

Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure

Minerve. - Allons, Cupidon, je vous écouterai, malgré les défauts qu'on vous reproche.

Cupidon. - Mais qu'est-ce que c'est que mes défauts? Où cela va-t-il? On dit que je suis un peu libertin; mais on n'a jamais dit que j'étais un benêt.

L'Amour. - Eh! de qui l'a-t-on dit?

Cupidon. - A votre place, je ne ferais point cette question-là.

Minerve. - Il ne s'agit point de cela. Terminons. Je ne suis venue ici que pour vous écouter. Voyons (à l'Amour) vous êtes l'ancien, vous; parlez le premier.

L'Amour tousse et crache. - Sage Minerve, vous devant qui je m'estime heureux de réclamer mes droits...

Cupidon. - Je défends les coups d'encensoir.

Minerve. - Retranchez l'encens.

L'Amour. - Je croirais manquer de respect et faire outrage à vos lumières, si je vous soupçonnais capable d'hésiter entre lui et moi.

Cupidon. - La cour remarquera qu'il la flatte.

Minerve, à Cupidon. - Laissez-le donc dire.

Cupidon. - Je ne parle pas. Je ne fais qu'apostiller son exorde.

L'Amour. - Ah! c'en est trop. Votre audace m'irrite, et me fait sortir de la modération que je voulais garder. Qui êtes-vous, pour oser me disputer quelque chose? Vous, qui n'avez pour attribut que le vice, digne héritage d'une origine aussi impure que la vôtre? Divinité scandaleuse, dont le culte est un crime, à qui la seule corruption des hommes a dressé des autels? Vous, à qui les devoirs les plus sacrés servent de victimes? Vous, qu'on ne peut honorer qu'en immolant la vertu? Funeste auteur des plus honteuses flétrissures des hommes, qui, pour récompense à ceux qui vous suivent, ne leur laissez que le déshonneur, le repentir et la misère en partage: osez-vous vous comparer à moi, au dieu de la plus noble, de la plus estimable, de la plus tendre des passions et j'ose dire, de la plus féconde en héros?

Cupidon. - Bon, des héros! Nous voilà bien riches! Est-ce que vous croyez que la terre ne se passera pas bien de ces messieurs-là? Allez, ils sont plus curieux à voir que nécessaires: leur gloire a trop d'attirail. Si l'on rabattait tous les frais qu'il en coûte pour les avoir, on verrait qu'on les achète plus qu'ils ne valent. On est bien dupe de les admirer, puisqu'on en paie la façon. Il faut que les hommes vivent un peu plus bourgeoisement les uns avec les autres, pour être en repos. Vos héros sortent du niveau et ne font que du tintamarre. Poursuivez.

Minerve. - Laissons là les héros. Il est beau de l'être; mais la raison n'admire que les sages.

Cupidon. - Oh! de ceux-là, il n'en a jamais fait, ni moi non plus.

L'Amour. - De grâce, écoutez-moi, Déesse. Qu'est-ce que c'était autrefois que l'envie de plaire? Je vous en atteste vous-même. Qu'est-ce que c'était que l'amour? je l'appelais tout à l'heure une passion. C'était une vertu, Déesse; c'était du moins l'origine de toutes les vertus ensemble. La nature me présentait des hommes grossiers, je les polissais, des féroces, je les humanisais; des fainéants, dont je ressuscitais les talents enfouis dans l'oisiveté et dans la paresse. Avec moi, le méchant rougissait de l'être. L'espoir de plaire, l'impossibilité d'y arriver autrement que par la vertu, forçaient son âme à devenir estimable. De mon temps, la Pudeur était la plus estimable des Grâces.

Cupidon. - Eh bien! il ne faut pas faire tant de bruit; c'est encore de même. Je n'en connais point de si piquante, moi, que la pudeur. Je l'adore, et mes sujets aussi. Ils la trouvent si charmante, qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle l'Amour; mon métier n'est pas d'avoir soin d'elle. Il y a le respect, la sagesse, l'honneur, qui sont commis à sa garde. Voilà ses officiers; c'est à eux à la défendre du danger qu'elle court; et ce danger, c'est moi. Je suis fait pour être ou son vainqueur ou son vaincu. Nous ne saurions vivre autrement ensemble; et sauve qui peut. Quand je la bats, elle me le pardonne: quand elle me bat, je ne l'en estime pas moins, et elle ne m'en hait pas davantage. Chaque chose a son contraire; je suis le sien. C'est sur la bataille des contraires que tout roule dans la nature. Vous ne savez pas cela, vous; vous n'êtes point philosophe.

L'Amour. - Jugez-nous, Déesse, sur ce qu'il vient d'avouer lui-même. N'est-il pas condamnable? Quelle différence des amants de mon temps aux siens! Que de décence dans les sentiments des miens! Que de dignité dans les transports mêmes!

Cupidon. - De la dignité dans l'amour! de la décence pour la durée du monde! voilà des agréments d'une grande ressource! Il ne sait plus ce qu'il dit. Minerve, toute la nature est intéressée à ce que vous renvoyiez ce vieux garçon-là. Il va l'appauvrir à un point qu'il n'y aura plus que des déserts. Vivra-t-elle de soupirs? Il n'a que cela vaillant. Autant en emporte le vent: et rien ne reste que des romans de douze tomes. Encore, à la fin, n'y aura-t-il personne pour les lire. Prenez garde à ce que vous allez faire.

L'Amour. - Juste ciel! faut-il...?

Cupidon. - Bon! des apostrophes au ciel! voilà encore de son jargon. Eh! morbleu! qu'il s'en aille. Tenez, mon ami, je veux bien encore vous parler raison. Vous me reprochez ma naissance, parce qu'elle n'est pas méthodique, et qu'il y manque une petite formalité, n'est-ce pas? Eh bien! mon enfant, c'est en quoi elle est excellente, admirable; et vous n'y entendez rien.

Mercure. - Ceci est nouveau.

Cupidon. - Doucement. La nature avait besoin d'un Amour, n'est-il pas vrai? Comment fallait-il qu'il fût, à votre avis? Un conteur de fades sornettes? Un trembleur qui a toujours peur d'offenser, qui n'eût fait dire aux femmes que ma gloire! et aux hommes que vos divins appas? Non, cela ne valait rien. C'était un espiègle tel que moi qu'il fallait à la nature; un étourdi, sans souci, plus vif que délicat; qui mît toute sa noblesse à tout prendre et à ne rien laisser. Et cet enfant-là, je vous prie, y avait-il rien de plus sage que de lui donner pour père et pour mère des parents joyeux qui le fissent naître sans cérémonie dans le sein de la joie? Il ne fallait que le sens commun pour sentir cela. Mais, dites-vous, vous êtes le dieu du vice? Cela n'est pas vrai; je donne de l'amour, voilà tout: le reste vient du coeur des hommes. Les uns y perdent, les autres y gagnent; je ne m'en embarrasse pas. J'allume le feu; c'est à la raison à le conduire: et je m'en tiens à mon métier de distributeur de flammes au profit de l'univers. En voilà assez; croyez-moi: retirez-vous. C'est l'avis de Minerve.

Minerve. - Je suspends encore mon jugement entre vous deux. Voici la Vertu qui entre; je ne me prononcerai que lorsqu'elle m'aura donné son avis.

 

Scène XI.

La Vertu, les acteurs précédents

Minerve. - Venez, Déesse; nous avons besoin de vous ici. Vous savez les motifs de notre assemblée. Il s'agit à présent de savoir lequel de ces deux Amours nous devons retenir pour nos desseins. Je viens d'entendre leurs raisons; mais je ne déciderai la chose qu'après que vous l'aurez examinée vous-même. Que chacun d'eux vous fasse sa déclaration. Vous me direz, après, laquelle vous aura paru du caractère le plus estimable; et je jugerai par là lequel de leurs dons peut entraîner le moins d'inconvénients dans l'âme du Prince. Adieu, je vous laisse; et vous me ferez votre rapport.

 

Scène XII.

L'Amour, Cupidon, Mercure, La Vertu

Mercure. - L'expédient est très bon.

Cupidon. - Dites-moi, Déesse, ne vaudrait-il pas mieux que nous vous tirassions chacun un petit coup de dard? Vous jugeriez mieux de ce que nous valons par nos coups.

La Vertu. - Cela serait inutile. Je suis invulnérable. Et d'ailleurs, je veux vous écouter de sang-froid, sans le secours d'aucune impression étrangère.

Mercure. - C'est bien dit, point de prévention.

L'Amour. - Il est bien humiliant pour moi de me voir tant de fois réduit à lutter contre lui.

Cupidon. - Mon ancien recule ici? Ses flammes héroïques ont peur de mon feu bourgeois. C'est le brodequin qui épouvante le cothurne.

L'Amour. - Je pourrais avoir peur, si nous avions pour juge une âme commune; mais avec la Vertu, je n'ai rien à craindre.

Cupidon. - Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre.

La Vertu. - Qu'importe? Allons, je vous entends.

Mercure. - Le pas est réglé entre vous. C'est à l'Amour à commencer.

Cupidon. - Sans doute. Il est la tragédie, lui; moi, je ne suis que la petite pièce. Qu'il vous glace d'abord, je vous réchaufferai après.

Mercure et la Vertu sourient.

L'Amour. - Quoi! met-il déjà les rieurs de son côté?

La Vertu. - Laissez-le dire. Commencez, je vous écoute.

Mercure. - Motus.

L'Amour s'écarte, et fait la révérence en abordant la Vertu. - Permettez-moi, Madame, de vous demander un moment d'entretien. Jusques ici mon respect a réduit mes sentiments à se taire.

Cupidon bâille. - Ha, ha, ha.

L'Amour. - Ne m'interrompez donc pas.

Cupidon. - Je vous demande pardon; mais je suis l'Amour et le respect m'a toujours fait bâiller. N'y prenez pas garde.

Mercure. - Ce début me paraît froid.

La Vertu, à l'Amour. - Recommencez.

L'Amour. - Je vous disais, Madame, que mon respect a réduit mes sentiments à se taire. Ils n'ont osé se produire que dans mes timides regards; mais il n'est plus temps de feindre, ni de vous dérober votre victime. Je sais tout ce que je risque à vous déclarer ma flamme. Vos rigueurs vont punir mon audace. Vous allez accabler un téméraire; mais, Madame, au milieu du courroux qui va vous saisir, souvenez-vous du moins que ma témérité n'a jamais passé jusqu'à l'espérance, et que ma respectueuse ardeur...

Cupidon. - Encore du respect! Voilà mes vapeurs qui me reprennent.

Mercure. - Et les voilà qui me gagnent aussi, moi.

L'Amour. - Déesse, rendez-moi justice. Vous sentez bien qu'on m'arrête au milieu d'une période assez touchante, et qui avait quelque dignité.

La Vertu. - Voilà qui est bien; votre langage est décent. Il n'étourdit point la raison. On a le temps de se reconnaître; et j'en rendrai bon compte.

Mercure. - Cela fait une belle pièce d'éloquence. On dirait d'une harangue.

Cupidon. - Oui-da; cette flamme, avec les rigueurs de Madame, la témérité qu'on accable à cause de cette audace qui met en courroux, en dépit de l'espérance qu'on n'a point, avec cette victime qui vient brocher sur le tout: cela est très beau, très touchant, assurément.

L'Amour, à Cupidon. - Ce n'est pas votre sentiment qu'on demande. Voulez-vous que je continue, Déesse?

La Vertu. - Ce n'est pas la peine. En voilà assez. Je vois bien ce que vous savez faire. A vous, Cupidon.

Mercure. - Voyons.

Cupidon. - Non, Déesse adorable, ne m'exposez point à vous dire que je vous aime. Vous regardez ceci comme une feinte; mais vous êtes trop aimable; et mon coeur pourrait s'y méprendre. Je vous dis la vérité; ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me touchez. Je me connais en charmes. Ni sur la terre ni dans les cieux, je ne vois rien qui ne le cède aux vôtres. Combien de fois n'ai-je pas été tenté de me jeter à vos genoux! Quelles délices pour moi d'aimer la Vertu, si je pouvais être aimé d'elle! Eh! pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Que veut dire ce penchant qui me porte à vous, s'il annonce pas que vous y serez sensible? Je sens que tout mon coeur vous est dû. N'avez-vous pas quelque répugnance à me refuser le vôtre? Aimable Vertu, me fuyez-vous toujours? Regardez-moi! Vous ne me connaissez pas. C'est l'Amour à vos genoux qui vous parle. Essayez de le voir. Il est soumis: il ne veut que vous fléchir. Je vous aime, je vous le dis; vous m'entendez; mais vos yeux ne me rassurent pas. Un regard achèverait mon bonheur. Un regard? Ah! quel plaisir, vous me l'accordez. Chère main que j'idolâtre, recevez mes transports. Voici le plus heureux instant qui me soit échu en partage.

La Vertu, soupirant. - Ah! finissez, Cupidon; je vous défends de parler davantage.

L'Amour. - Quoi! la Vertu se laisse baiser la main?

La Vertu. - Il va si vite que je ne la lui ai pas vu prendre.

Mercure. - Ce fripon-là m'a attendri aussi.

Cupidon. - Déesse, pour m'expliquer comme lui, vous plaît-il d'écouter encore deux ou trois petites périodes de conséquence?

La Vertu. - Quoi, voulez-vous continuer? Adieu.

Cupidon. - Mais vous vous en allez et ne décidez rien.

La Vertu. - Je me sauve et vais faire mon rapport à Minerve.

L'Amour. - Adieu, Mercure, je vous quitte, et je vais la suivre.

Cupidon, riant. - Allez, allez lui servir d'antidote.

 

Scène XIII.

Mercure, Cupidon

Cupidon, riant. - Ah! ah! ah! ah! la Vertu se laissait apprivoiser. Je la tenais déjà par la main, toute Vertu qu'elle est: et si elle me donnait encore un quart d'heure d'audience, je vous la garantirais mal nommée.

Mercure. - Oui; mais la Vertu est sage, et vous fuit.

Cupidon. - La belle ressource!

Mercure. - Il n'y en a point d'autre avec un fripon comme vous.

Cupidon. - Qu'est-ce donc, seigneur Mercure? Vous me donnez des épithètes! Vous vous familiarisez, petit commensal!

Mercure. - Quoi! vous vous fâchez?

Cupidon. - Oh! que non. Nous ne pouvons nous passer l'un de l'autre. Mais qu'en dites-vous? Le dieu de la tendresse n'a pas beaucoup brillé, ce me semble?

Mercure. - Vous êtes un étourdi. Vous ne l'avez que trop battu; et je crains que vous n'ayez paru trop fort. Comment donc! vous égratignez, en jouant, jusqu'à la Vertu même? Oh! on ne vous choisira pas pour la cérémonie présente. Vous êtes trop remuant. Vous mettriez la Ville et la Cour sur un joli ton. J'entends quelqu'un. Je suis sûr que c'est Minerve qui va venir vous donner votre congé. C'est elle-même.

 

Scène XIV et dernière.

Tous les acteurs de la pièce

Minerve. - Cupidon, la Vertu décidait contre vous; et moi-même j'allais être de son sentiment, si Jupiter n'avait pas jugé à propos de vous réunir, en vous corrigeant, pour former le coeur du Prince. Avec votre confrère, l'âme est trop tendre, il est vrai; mais avec vous, elle est trop libertine. Il fait souvent des coeurs ridicules; vous n'en faites que de méprisables. Il égare l'esprit; mais vous ruinez les moeurs. Il n'a que des défauts, vous n'avez que des vices. Unissez-vous tous deux: rendez-le plus vif et plus passionné; et qu'il vous rende plus tendre et plus raisonnable: et vous serez sans reproche. Au reste, ce n'est pas un conseil que je vous donne; c'est un ordre de Jupiter que je vous annonce.

Cupidon, embrassant l'Amour. - Allons, mon camarade, je le veux bien. Embrassons-nous. Je vous apprendrai à n'être plus si sot; et vous m'apprendrez à être plus sage.

 

Le Triomphe de Plutus

 

Acteurs

Comédie en un acte, en prose,

Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 22 avril 1728

Acteurs

Apollon, sous le nom d'Ergaste.

Plutus, sous le nom de Richard.

Armidas, oncle d'Aminte.

Aminte, maîtresse d'Apollon et de Plutus.

Arlequin, valet d'Ergaste.

Spinette, suivante d'Aminte.

Un musicien et sa suite.

La scène est dans la maison d'Armidas.

 

Scène première

Plutus, seul.

Plutus. - J'aperçois Apollon; il est descendu dans ces lieux pour y faire sa cour à sa nouvelle maîtresse. Je m'avisai l'autre jour de lui dire que je voulais en avoir une; Monsieur le blondin me railla fort; il me défia d'en être aimé, me traita comme un imbécile, et je viens ici exprès pour souffler la sienne. Il ne se doute de rien; nous allons voir beau jeu. Cet aigrefin de dieu qui veut tenir contre Plutus? contre le dieu des trésors! Chut!... le voilà! ne faisons semblant de rien.

 

Scène II

Plutus, Apollon

Apollon. - Que vois-je? je crois que c'est Plutus déguisé en financier. Venez donc que je vous embrasse.

Plutus. - Bonjour, bonjour, seigneur Apollon.

Apollon. - Peut-on vous demander ce que vous venez faire ici?

Plutus. - J'y viens faire l'amour à une fille.

Apollon. - C'est-à-dire, pour parler d'une façon plus convenable, que vous y avez une inclination.

Plutus. - Une fille ou une inclination, n'est-ce pas la même chose?

Apollon. - Apparemment que la petite contestation que nous avons eue l'autre jour vous a piqué; vous n'en voulez pas avoir le démenti, c'est fort bien fait. Eh! dites-moi, votre maîtresse est-elle aimable?

Plutus. - C'est un morceau à croquer; je l'ai vue l'autre jour en traversant les airs, et je veux lui en dire deux mots.

Apollon. - Ecoutez, Seigneur Plutus, si elle a l'esprit délicat, je ne vous conseille pas de vous servir avec elle d'expressions si massives: Un morceau à croquer; lui en dire deux mots; ce style de douanier la rebuterait.

Plutus. - Bon! bon! vous voilà toujours avec votre esprit pindarisé; je parle net et clair, et outre cela mes ducats ont un style qui vaut bien celui de l'Académie. Entendez-vous?

Apollon. - Ah! je ne songeais pas à vos ducats; ce sont effectivement de grands orateurs.

Plutus. - Et qui épargnent bien des fleurs de rhétorique.

Apollon. - Je connais pourtant des femmes qu'ils ne persuaderont pas, et je viens, comme vous, voir ici une jolie personne auprès de qui je soupçonne que je ne serais rien, si je n'avais que cette ressource; votre maîtresse sera peut-être de même.

Plutus. - Qu'elle soit comme elle voudra, je ne m'embarrasse point; avec de l'argent j'ai tout ce qu'il me faut; mais qu'est-ce que votre maîtresse à vous? Est-elle veuve, fille, et caetera?

Apollon. - C'est une fille.

Plutus. - La mienne aussi.

Apollon. - La mienne est sous la direction d'un oncle qui cherche à la marier; elle est assez riche, et il lui veut un bon parti.

Plutus. - Oh! oh! c'est là l'histoire de ma petite brune; elle est aussi chez un oncle qui s'appelle Armidas.

Apollon. - C'est cela même. Nous aimons donc en même lieu, seigneur Plutus?

Plutus. - Ma foi, j'en suis fâché pour vous.

Apollon. - Ah! ah! ah!

Plutus. - Vous riez, Monsieur le faiseur de madrigaux! Déguisé en muguet, vous vous moquez de moi à cause de votre bel esprit et de vos cheveux blonds.

Apollon. - Franchement, vous n'êtes pas fait pour me disputer un coeur.

Plutus. - Parce que je suis fait pour l'emporter d'emblée.

Apollon. - Nous verrons, nous verrons; j'ai une petite chose à vous dire: c'est que votre belle, je la connais, je lui ai déjà parlé, et, sans vanité, elle est dans d'assez bonnes dispositions pour nous.

Plutus. - Qu'est-ce que cela me fait à moi? J'ai un écrin plein de bijoux qui se moque de toutes ces dispositions-là; laissez-moi faire.

Apollon. - Je ne vous crains point, mon cher rival; mais vous savez que voici où loge la belle. J'en vois sortir sa femme de chambre, je vais l'aborder, je ne me suis déguisé que pour cela. Vous pouvez ici rester, si vous voulez, et lui parler à votre tour; voyez bien que je suis de bonne composition, quand je ne vois point de danger.

Plutus. - Bon, je le veux bien, abordez, j'irai mon train, et vous le vôtre.

 

Scène III

Spinette, Plutus, Apollon

Apollon. - Bonjour, ma chère Spinette; comment se porte ta maîtresse?

Spinette. - Je suis charmée de vous voir de retour, Monsieur Ergaste. Pendant votre absence je vous ai rendu auprès de ma maîtresse tous les petits services qui dépendaient de moi.

Apollon. - Je n'en serai point ingrat, et je t'en témoignerai ma reconnaissance.

Spinette. - J'ai cru que vous disiez que vous alliez me la témoigner.

Plutus. - Eh! donnez-lui quelque madrigal.

Apollon. - Tu ne perdras rien pour attendre, Spinette; je suis né généreux.

Spinette. - Vous me l'avez toujours dit; mais, Monsieur, est-ce que vous allez voir Mademoiselle Aminte avec Monsieur que voilà?

Apollon. - C'est un de mes amis qui m'a suivi, et dont je veux donner la connaissance à Armidas, l'oncle d'Aminte.

Plutus. - Oui, on m'a dit que c'était un si honnête homme, et j'aime tous les honnêtes gens, moi.

Spinette. - C'est fort bien fait, Monsieur. (A Apollon.) Votre ami a l'air bien épais.

Apollon. - Cela passe l'air. Mais je te quitte, Spinette; mon impatience ne me permet pas de différer davantage d'entrer. Venez, Monsieur.

Plutus. - Allez toujours m'annoncer. Je serais bien aise de causer un moment avec ce joli enfant-ci; vous viendrez me reprendre.

Apollon. - Soit, vous êtes le maître.

 

Scène IV

Spinette, Plutus

Spinette. - Peut-on vous demander, Monsieur, ce que vous me voulez?

Plutus. - Je ne te veux que du bien.

Spinette. - Tout le monde m'en veut, mais personne ne m'en fait.

Plutus. - Oh! ce n'est pas de même; je ne m'appelle pas Ergaste, moi; j'ai nom Richard, et je suis bien nommé; en voici la preuve.

Il lui donne une bourse.

Spinette. - Ah! que cette preuve-là est claire! Elle est d'une force qui m'étourdit.

Plutus. - Prends, prends; si ce n'est pas assez d'une preuve, je ne suis pas en peine d'en donner deux, et même trois.

Spinette. - Vous êtes bien le maître de prouver tant qu'il vous plaira, et s'il ne s'agit que de douter du fait, je douterai de reste.

Plutus. - Voilà pour le doute qui te prend.

Il lui donne une bague.

Spinette. - Monsieur, munissez-vous encore pour le doute qui me prendra.

Plutus. - Tu n'as qu'à parler; mais c'est à condition que tu seras de mes amies.

Spinette, à part. - Quel homme est-ce donc que cela? (Haut.) Monsieur, vous demandez, à être de mes amis; comment l'entendez-vous? Est-ce amourette que vous voulez dire? La proposition ne serait point de mon goût, et je suis fille d'honneur.

Plutus. - Oh! garde ton honneur, ce n'est pas là ma fantaisie.

Spinette. - Ah!... Votre fantaisie serait un assez bon goût. Mais qu'exigez-vous donc?

Plutus. - C'est que j'aime ta maîtresse; je suis riche, un richissime négociant, à qui l'or et l'argent ne coûtent rien, et je voudrais bien n'aimer pas tout seul.

Spinette. - Effectivement, ce serait dommage, et vous méritez bien compagnie; mais la chose est un peu difficile, voyez-vous! Ma maîtresse a aussi un honneur à garder.

Plutus. - Mais cela n'empêche pas qu'on ne s'aime.

Spinette. - Cela est vrai, quand c'est dans de bonnes vues; mais les vôtres n'ont pas l'air d'être bien régulières. Si vous demandiez à vous en faire aimer pour l'épouser, riche comme vous êtes, et de la meilleure pâte d'homme qu'il y ait, à ce qu'il me paraît, je ne doute pas que vous ne vinssiez à bout de votre projet, avec mes soins, à condition que les preuves iront leur chemin, quand j'en aurai besoin.

Plutus. - Tant que tu voudras.

Spinette, à part. - Oh! quel homme! (Haut.) Oh ça, est-ce que vous voudriez épouser ma maîtresse?

Plutus. - Oui-da, je ferai tout ce qu'on voudra, moi.

Spinette. - Fort bien, je vous sers de bon coeur à ce prix-là; mais Monsieur Ergaste, votre ami, avec qui vous êtes venu, est amoureux d'Aminte, et je crois même qu'il ne lui déplaît pas; il parle de mariage aussi, il est d'une figure assez aimable, beaucoup d'esprit, et il faudra lutter contre tout cela.

Plutus. - Et moi je suis riche; cela vaut mieux que tout ce qu'il a; car je t'avertis qu'il n'a pour tout vaillant que sa figure.

Spinette. - Je le crois comme vous; car il ne m'a jamais rien prouvé que le talent qu'il a de promettre. Armidas a pourtant de l'amitié pour lui; mais Armidas est intéressé, et vos richesses pourront l'éblouir. Ergaste, au reste, se dit un gentilhomme à son aise, et sous ce titre, il fait son chemin tant qu'il peut dans le coeur de ma maîtresse, qui est un peu précieuse, et qui l'écoute à cause de son esprit.

Plutus. - Aime-t-elle la dépense, ta maîtresse?

Spinette. - Beaucoup.

Plutus. - Nous la tenons, Spinette; ne t'embarrasse pas. Vante-moi seulement auprès d'elle, je lui donnerai tout ce qu'elle voudra; elle n'aura qu'à souhaiter; d'ailleurs je ne me trouve pas si mal fait, moi, on peut passer avec mon air; et pour mon visage, il y en a de pires. J'ai l'humeur franche et sans façon. Dis-lui tout cela; dis-lui encore que mon or et mon argent sont toujours beaux; cela ne prend point de rides; un louis d'or de quatre-vingts ans est tout aussi beau qu'un louis d'or d'un jour, et cela est considérable d'être toujours jeune du côté du coffre-fort.

Spinette. - Malepeste! la belle riante jeunesse! Allez, allez, je ferai votre cour. Tenez; moi d'abord, en vous voyant, je vous trouvais la physionomie assez commune, et l'esprit à l'avenant; mais depuis que je vous connais, vous êtes tout un autre homme, vous me paraissez presque aimable, et dès demain je vous trouverai charmant; du moins il ne tiendra qu'à vous.

Plutus. - Oh! j'aurai des charmes, je t'en assure; je te ferai ta fortune, mais une fortune qui sera bien nourrie; tu verras, tu verras.

Spinette. - Mais, si cela continue, vous allez devenir un Narcisse.

Plutus. - Quelqu'un vient à nous; qui est-ce?

Spinette. - Ah! c'est Arlequin, valet de Monsieur Ergaste.

 

Scène V

Arlequin, Spinette, Plutus

Arlequin. - Bonjour, Spinette, comment te portes-tu? Je suis bien aise de te revoir. Mon maître est-il arrivé?

Spinette. - Oui, il est au logis.

Plutus. - Bonjour, mon garçon.

Arlequin. - Que le ciel vous le rende! Voilà un galant homme qui me salue sans me connaître.

Spinette. - Oh! le plus galant homme qu'on puisse trouver, je t'en assure.

Plutus. - Eh bien! mon fils, tu sers donc Ergaste?

Arlequin. - Hélas! oui, Monsieur; je le sers par amitié, faut dire; car ce n'est pas pour ma fortune.

Plutus. - Est-ce que tu n'es pas grassement chez lui?

Arlequin. - Non, je suis aussi maigre qu'il était quand il m'a pris.

Plutus. - Et tes gages sont-ils bons?

Arlequin. - Bons ou mauvais, je ne les ai pas encore vus. Cependant tous les jours je demande à en avoir un petit échantillon; mais, à vous parler franchement, je crois que mon maître n'a ni l'échantillon ni la pièce.

Spinette. - Je suis de son avis.

Plutus. - As-tu besoin d'argent?

Arlequin. - Oh! besoin, depuis que je suis au monde, je n'ai que ce besoin-là.

Plutus. - Tu me touches, tu as la physionomie d'un bon enfant. Tiens, voilà de quoi boire à ma santé.

Arlequin. - Mais, Monsieur, cela me confond; suis-je bien réveillé? Dix louis d'or pour boire à votre santé! Spinette, fait-il jour? N'est-ce pas un rêve?

Spinette. - Non, Monsieur m'a déjà fait rêver de même.

Arlequin. - Voilà un rêve qui me mènera réellement au cabaret.

Plutus. - Je veux que tu sois de mes amis aussi.

Arlequin. - Pardi! quand vous ne le voudriez pas, je ne saurais m'en empêcher.

Plutus. - J'aime la maîtresse d'Ergaste.

Arlequin. - Mademoiselle Aminte?

Plutus. - Oui; Spinette m'a promis de me servir auprès d'elle, et je serai bien aise que tu en sois de moitié.

Arlequin. - Ne vous embarrassez pas.

Plutus. - Si Ergaste ne te paie pas tes gages, je te les paierai, moi.

Arlequin. - Vous pouvez en toute sûreté m'en avancer le premier quartier; aussi bien y a-t-il longtemps qu'il me l'a promis.

Spinette. - Tu n'es pas honteux, à ce que je vois.

Arlequin. - Ce serait bien dommage, Monsieur est si bon!

Plutus. - Tiens, je ne compte pas avec toi; je te paie à mon taux.

Arlequin. - Et moi, je ne regarde pas après vous; je suis sûr d'avoir mon compte. Que voilà un honnête gentilhomme! Oh! Monsieur, vos manières sont inimitables.

Spinette. - Doucement, voici l'oncle de Mademoiselle Aminte qui va nous aborder. Monsieur, faites-lui votre compliment.

 

Scène VI

Armidas, Plutus, Spinette, Arlequin

Armidas. - Ah! te voilà, Arlequin; est-ce que ton maître est arrivé?

Arlequin. - On dit que oui, Monsieur; car je ne fais que d'arriver moi-même: je m'étais arrêté dans un village pour m'y rafraîchir; et comme il fait extrêmement chaud, vous me permettrez d'en aller faire autant dans l'office.

Armidas. - Tu es le maître.

Plutus. - Monsieur, Spinette m'a dit que vous vous appelez Monsieur Armidas.

Armidas. - Oui, Monsieur; que vous plaît-il de moi?

Plutus. - C'est que si mon amitié pouvait vous accommoder, la vôtre me conviendrait on ne peut pas mieux.

Armidas. - Monsieur, vous me faites bien de l'honneur; le compliment est singulier.

Plutus. - J'y vais rondement, comme vous voyez; mais franchise vaut mieux que politesse, n'est-ce pas?

Armidas. - Monsieur, mon amitié est due à tous les honnêtes gens; et quand j'aurai l'honneur de vous connaître...

Spinette. - Tenez, dans les compliments on s'embrouille, et il y a mille honnêtes gens qui n'en savent point faire. Monsieur me paraît de ce nombre. Voyez de quoi il s'agit: Monsieur est ami du seigneur Ergaste; ils viennent d'arriver ensemble. Monsieur Ergaste est au logis, je vous laisse. (Elle s'en va.)

Plutus. - Et je m'amusais, en attendant, à demander de vos nouvelles à cet enfant.

Armidas. - Monsieur, vous ne pouviez manquer d'être bien venu sous les auspices de Monsieur Ergaste, que j'estime beaucoup. Je suis fâché de n'être pas venu plus tôt; mais j'ai été occupé d'une affaire que je voulais finir.

Plutus. - Ah! pour une affaire, voulez-vous bien me la-dire? C'est que j'ai des expédients pour les affaires, moi.

Armidas. - Eh bien! Monsieur, c'est une terre que j'ai, assez éloignée d'ici, qui n'est pas à ma bienséance, et que je voudrais vendre. J'ai dessein de marier ma nièce près de moi, et je lui donnerai en mariage le provenu de la vente. Elle est de vingt mille écus; mais la personne qui la marchande ne veut m'en donner que quinze, et nous ne saurions nous accommoder.

Plutus. - Touchez là, Monsieur Armidas.

Armidas. - Comment!

Plutus. - Touchez là.

Armidas. - Que voulez-vous dire?

Plutus. - La terre est à moi, et l'argent à vous. Je vais vous la payer.

Armidas. - Mais, Monsieur, j'ai peine à vous la vendre de cette manière; vous ne l'avez pas vue, et vous n'aimeriez peut-être pas le pays où elle est?

Plutus. - Point du tout, j'aime tous les pays, moi; n'est-ce pas des arbres et des campagnes partout?

Armidas. - Je vous en donnerai le plan, si vous voulez.

Plutus. - Je ne m'y connais pas; il suffit, c'est une terre; je ne l'ai point vue, mais je vous vois; vous avez la physionomie d'un honnête homme, et votre terre vous ressemble.

Armidas. - Puisque vous le voulez, Monsieur, j'y consens.

Plutus. - Tenez, connaissez-vous ce billet-là, et la signature?

Armidas. - Oh! Monsieur, cela est excellent; je vous suis entièrement obligé.

Plutus. - Ah! çà! si le marché ne vous plaît pas demain, je vous la revendrai, moi; et je vous ferai crédit, afin que cela ne vous incommode point.

Armidas. - Vous me comblez d'honnêtetés, Monsieur, je ne sais comment les reconnaître.

Plutus. - Oh! que si, vous les reconnaîtriez, si vous vouliez.

Armidas. - Dites-m'en les moyens.

Plutus. - Votre nièce est bien jolie, Monsieur Armidas.

Armidas. - Eh bien, Monsieur?

Plutus. - Eh bien, troquons; reprenez la terre gratis, et je prends la nièce sur le même pied.

Armidas. - Vous l'avez donc vue ma nièce, Monsieur?

Plutus. - Oui, il y a quelques mois que, passant par ici, j'aperçus une moitié de visage qui me fit grand plaisir. Je m'en suis toujours ressouvenu. J'ai demandé qui c'était. On me dit que c'était Mademoiselle Aminte, nièce d'un homme de bien, nommé Monsieur Armidas. Parbleu! dis-je en moi-même, ce visage-là tout entier doit être bien aimable. Je fis dessein de l'avoir à moi. Ergaste, mon ami, me dit quelques jours après qu'il venait ici; je l'ai suivi pour le supplanter; car il aime aussi votre nièce, et je ne m'en soucie guère, si nous sommes d'accord. C'est mon ami, mais je n'y saurais que faire; l'amour se moque de l'amitié, et moi aussi; je suis trop franc pour être scrupuleux.

Armidas. - Il est vrai, Monsieur, qu'Ergaste me paraît rechercher ma nièce.

Plutus. - Bon! bon! la voilà bien lotie, la pauvre fille!

Armidas. - Il se dit gentilhomme assez accommodé et il parle de s'établir ici. Il est d'ailleurs homme de mérite.

Plutus. - Homme de mérite, lui! Il n'a pas le sol.

Armidas. - Si cela est, c'est un grand défaut, et je suis bien aise que vous m'avertissiez. Mais, Monsieur, peut-on vous demander de quelle profession vous êtes?

Plutus. - Moi, j'ai des millions de père en fils; voilà mon principal métier, et par amusement je fais un gros commerce, qui me rapporte des sommes considérables, et tout cela pour me divertir, comme je vous dis. Ce gain-là sera pour les menus plaisirs de ma femme. Au reste, je prouverai sur table, au moins. Voilà ce qu'on appelle avoir du mérite, de l'esprit et de la taille, qui ne me manquent pourtant pas, ni l'un ni l'autre. Est-ce que, si vous étiez fille à marier, ma figure romprait le marché? On voit bien que je fais bonne chère; mon embonpoint fait l'éloge de ma table. Vraiment, si j'épouse Mademoiselle Aminte, je prétends bien que dans six mois vous soyez plus en chair que vous n'êtes. Voilà un menton qui triplera, sur ma parole; et puis du ventre!...

Armidas. - Votre humeur me convient à merveille.

Plutus. - Elle est aussi commode que ma fortune.

Armidas. - Et je parlerai à ma nièce, je vous assure; je suis sûr qu'elle se conformera à mes volontés.

Plutus. - Pardi! un homme comme moi, c'est un trésor.

Armidas. - La voilà qui vient: si vous le voulez bien, après le premier compliment, vous nous laisserez un moment ensemble, et vous irez vous rafraîchir chez moi en attendant.

 

Scène VII

Armidas, Plutus, Aminte, Spinette

Armidas. - Ma nièce, où est donc le seigneur Ergaste?

Aminte. - Il s'est enfermé dans une chambre pour composer un divertissement qu'il veut me donner en musique.

Plutus. - Oh! pour de la musique, Mademoiselle, il vous en apprendra tant, que vous pourrez la montrer vous-même.

Aminte. - Ce n'est pas l'usage que j'en veux faire. Mais Monsieur n'est-il pas la personne qu'Ergaste a amené avec lui? Il ressemble au portrait qu'il m'en a fait.

Armidas. - Oui, ma nièce, Monsieur est un galant homme; qui, depuis le peu de temps que je le connais, m'a déjà donné pour lui une estime toute particulière.

Plutus. - Oh! point du tout, je ne suis qu'un bon homme; mais j'ai de bons yeux; je me connais en beautés, et je déclare tout net que Mademoiselle en est une. Voilà mes galanteries, à moi; je ne sais point chercher mes phrases, Mademoiselle: vous êtes belle comme un astre, et le tout sans compliment.

Aminte. - La comparaison est forte, quoique ordinaire.

Plutus. - Ma foi, je vous la donne comme elle m'est venue.

Armidas. - Passons, passons. Ma nièce, je vous prie de regarder Monsieur comme mon ami, et comme le meilleur que j'aie encore trouvé.

Aminte. - Je vous obéirai, mon cher oncle.

Spinette. - Allez, allez, quand Mademoiselle connaîtra bien Monsieur, on n'aura que faire de lui recommander.

Plutus. - Oh! cela est vrai, on m'aime toujours quand on me connaît bien. Elle n'a pas goûté ma comparaison; une autre fois, je l'attraperai mieux. Il ne tient qu'à moi, par exemple, de vous comparer à Vénus. Aimez-vous mieux celle-là? Vous n'avez qu'à choisir. Je ne serais pas pourtant bien aise que vous lui ressemblassiez tout à fait; la bonne dame a un mari dont je ne voudrais pas être la copie.

Armidas. - Monsieur, ma nièce...

Plutus. - Ce que j'en dis n'est que pour plaisanter. Mais à propos, Ergaste fait des vers à votre louange, et moi il faut bien aussi que je vous imagine quelque chose; je vous quitte pour y rêver. Notre oncle, je me recommande à vous: allez droit en besogne.

 

Scène VIII

Armidas, Spinette, Aminte

Aminte. - Voudriez-vous bien, Monsieur, me dire pourquoi cet homme-là vous plaît tant; ce qui a pu vous le rendre si estimable en un quart d'heure? Pour moi, je le trouve si ridicule, qu'il m'en paraît original.

Spinette. - Pour original, vous avez raison, je ne crois pas même qu'il ait de copie.

Armidas. - Ma nièce, cet homme que vous trouvez si ridicule, encore une fois, je ne puis l'estimer assez.

Spinette. - Faut-il vous dire tout? Il vous a déjà vue en passant par ici, il vous aime; il n'est revenu que pour vous revoir. Savez-vous bien par où il a débuté avec moi afin de m'intéresser à son amour? Tenez, que dites-vous de cette bague-là?

Aminte. - Comment! elle est fort jolie. D'où cela te vient-il?

Armidas. - Gageons qu'il te l'a donnée?

Spinette. - De la meilleure grâce du monde.

Aminte. - Sur ce pied-là, je l'avoue, on ne saurait lui disputer le titre d'homme généreux et magnifique.

Armidas. - Sais-tu bien, ma nièce, que Monsieur Richard fait un commerce étonnant qui lui procure des biens immenses? Devine à quoi il destine ce gain?

Aminte. - Quoi? à bâtir?

Armidas. - A tes menus plaisirs.

Aminte. - Il faut tomber d'accord que vous me contez là des espèces de fables.

Armidas. - Tu ne sais pas? j'ai vendu cette terre dont je destinais l'argent pour te marier.

Aminte. - Est-ce que vous ne le voulez plus, mon cher oncle?

Armidas. - Bon! il est bien question de cela! C'est Monsieur Richard qui a acheté la terre sans l'avoir vue, sur ma parole, au prix que je demandais, sans hésiter. Tenez, m'a-t-il dit, vous voilà payé. En effet, voici des billets que j'en ai reçus.

Aminte. - Ah! quel dommage qu'un homme d'une si brillante fortune soit si rustique!

Armidas. - Lui, rustique!

Spinette. - Monsieur Richard, rustique!

Aminte. - Ah! vous conviendrez qu'il n'a pas d'esprit, et qu'il est d'une figure épaisse.

Spinette. - C'est une épaisseur qui ne vient que d'embonpoint.

Armidas. - Allons, allons, Ergaste disparaît au prix de cela; sans compter qu'il a le caractère un peu gascon.

Aminte. - Mais, mon oncle, le rival que vous lui substituez est bien grossier; cela m'arrête, car je me pique de quelque délicatesse.

Spinette. - Et mort de ma vie, grossier! Et moi je vous dis qu'il a autant d'esprit qu'un autre, mais qu'il ne veut s'en servir qu'à sa commodité.

 

Scène IX

Armidas, Spinette, Aminte, Arlequin

Armidas. - Que nous veux-tu, Arlequin?

Arlequin. - Je venais, ne vous en déplaise, Monsieur, m'acquitter d'une petite commission auprès de Mademoiselle Aminte.

Aminte. - Eh bien! de quoi s'agit-il?

Arlequin. - Oh! mais, je n'oserais parler à cause de Monsieur; cependant, comme je suis hardi de mon naturel, si vous me laissez faire, j'aurai bientôt dit.

Armidas. - Parle; voilà qui est bien mystérieux!

Arlequin. - C'est que j'ai des louis d'or dans ma poche à qui j'ai promis de vous recommander Monsieur Richard, ma belle demoiselle.

Spinette. - Oh! vraiment, à propos, ses libéralités se sont aussi étendues sur Arlequin.

Arlequin. - Il m'a fait l'honneur de me demander ma protection auprès de vous, et, ma foi, il l'a bien payée ce qu'elle vaut.

Armidas. - Cela est étonnant.

Arlequin. - C'est lui qui m'a payé les gages que Monsieur Ergaste me doit; cela est bien honnête.

Spinette. - J'étais témoin de tout ce qu'il vous dit là.

Arlequin. - Je l'épouse aussi, moi, cela est résolu.

Armidas. - Qu'appelles-tu: tu l'épouses?

Arlequin. - Oui, je me donne à lui; il m'a déjà fait les présents de noce.

Armidas. - Ma nièce, il ne faut point que cet homme-là vous échappe.

Arlequin. - Il vous aime comme un perdu; il est drôle, bouffon, gaillard. Il dit toujours: Tiens, prends; et ne dit jamais: Rends. Il a une face de jubilation. Tenez, le voilà lui-même, voyez-le plutôt. Mais il m'a donné une commission, j'y vais.

 

Scène X

Plutus, Armidas, Spinette, Aminte

Plutus. - Eh bien, sommes-nous en joie, ma reine? Mais comment faites-vous donc? Vous êtes encore plus belle que vous n'étiez tout à l'heure. Ergaste vous fait là-haut des vers; chacun a sa poésie, et voilà la mienne.

Spinette. - Une rime à ces vers-là serait bien riche.

Plutus. - Oh! nous rimerons, nous rimerons; j'ai la rime dans ma poche.

Aminte. - Ah! Monsieur, des vers, une chanson, se reçoivent; mais pour un bracelet de cette magnificence, ce n'est pas de même.

Plutus. - Les vers se lisent, et cela se met au bras; voilà toute la différence. Présentez le bras, ma déesse.

Aminte. - Monsieur, en vérité, ce serait trop...

Armidas. - Ma nièce, je vous permets de l'accepter.

Plutus. - Voilà le premier oncle du monde. Tenez, j'ai donné mon coeur, et quand cela est parti, le reste en coûte plus rien à déménager; car je vous aime, il n'y a que moi qui puisse aimer comme cela; et cela ira toujours en augmentant. Quel plaisir! Goûtez-en un peu, mon adorable; je suis le meilleur garçon du monde; j'apprendrai à faire des sornettes, des vaudevilles, des couplets; j'ai bon esprit, mais je n'aime pas à le gêner, il n'y a que mon coeur que je laisse aller. Il va à vous; prenez-le, ma charmante, et en attendant, placez ce petit bracelet.

Spinette. - Peut-on s'expliquer de meilleure grâce?

Aminte. - En vérité, je vous trouve bien pressant.

Plutus. - Là, dites-moi comment vous me trouvez.

Aminte. - Mais, je vous trouve bien.

Plutus. - Tant mieux, je m'en doutais un peu; m'aimeriez-vous aussi? Mon humeur vous revient-elle? On fait de moi ce que l'on veut. Vous serez si heureuse, vous aurez tant de bon temps, que vous n'en saurez que faire. Allons, est-ce marché fait? Je suis pressé; car vos yeux sont si vite en besogne! Finissons-nous, mon oncle? Mettons-nous à genoux devant elle. Spinette, à notre secours!

Armidas. - Rends-toi, ma nièce; peux-tu trouver mieux?

Spinette. - Ma maîtresse, ma chère maîtresse, ayez pitié de l'amour de cet honnête homme.

Plutus. - Je vous en conjure avec cent mille écus que j'ai porté sur moi pour échantillon de ma cassette. Tenez, prenez-les, vous les examinerez vous-même.

Spinette. - Peut-on faire fumer un plus bel encens?

Aminte. - Mais vous m'accablez. (A part.) Je veux mourir si je suis la maîtresse de dire non. Il y a dans ses manières je ne sais quoi d'engageant qui vous entraîne. (Haut.) Il est plusieurs sortes de mérites, et vous avez le vôtre, Monsieur; mais que deviendrait Ergaste?

Plutus. - Eh bien! il partira, et je lui paierai son voyage.

Armidas. - Le voilà qui arrive avec sa chanson.

Spinette. - Ce sont là ses millions, à lui.

Armidas. - Que diable, avec sa musique! on a bien affaire de cela.

 

Scène XI

Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon

Apollon. - Là, là, là! Je prélude, Madame, et voici des acteurs pour exécuter la pièce. Monsieur Armidas, vous serez bien aise d'entendre cela; je le crois joli, pas tout à fait si amusant que la conversation de Monsieur Richard, mais n'importe.

Spinette. - La conversation de Monsieur Richard est magnifique.

Armidas. - Et soutenue d'un bout à l'autre.

Plutus. - Grand merci, notre oncle, je la soutiendrai toujours de même. Qu'en dites-vous, ma reine? Etes-vous de leur avis?

Aminte. - Assurément.

Apollon. - Il vous ennuyait, je gage, et je suis venu bien à propos.

Aminte. - Voyons donc votre musique.

Apollon. - Allons, Messieurs, commencez.

 

Scène XII

Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon, chanteurs et danseurs.

On danse.

Air

Dieu des amants, ne crains plus désormais

Qu'on puisse échapper à tes armes;

Je vois dans ce séjour un objet plein de charmes,

Où tu pourras trouver d'inévitables traits.

Que de triomphes et d'hommages

Tu vas devoir à ses beaux yeux!

On ne verra plus en ces lieux

D'indifférents ni de volages.

On danse.

Apollon. - Il semble que cela n'ait point été de votre goût, Monsieur Armidas.

Armidas. - Oh! ne prenez point garde à moi; toute la musique m'ennuie.

Spinette. - Elle commençait à m'endormir.

Apollon. - Et vous, Madame, vous a-t-elle déplu?

Aminte. - Il y a quelque chose de galant, mais l'exécution m'en a paru un peu froide.

Plutus. - C'est que les musiciens ont la voix enrouée; il faut un peu graisser ces gosiers-là.

Apollon. - Doucement! il n'est pas besoin que vous payiez mes musiciens.

Un Musicien. - Comment, Monsieur! c'est un présent que Monsieur nous fait; que vous importe? Vous ne nous en paierez pas moins, et il ne tient qu'à vous de le faire tout à l'heure.

Plutus. - C'est bien dit; contente-les, si tu peux. J'ai aussi une fête à vous donner, moi, et une musique qui se mesure à l'aune; j'attends ceux qui doivent y danser.

 

Scène XIII

Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon, Arlequin

Arlequin. - Monsieur!

Apollon. - Que veux-tu? Y a-t-il quelque chose de nouveau?

Arlequin. - Oui, Monsieur; mais cela ne vous regarde point. Je viens dire à Monsieur Richard que les musiciens qu'il a mandés seront ici dans un moment.

Apollon. - Je voudrais bien savoir de quoi tu te mêles; sont-ce là tes affaires?

Plutus. - Monsieur Armidas, vous allez entendre une drôle de musique.

Armidas. - Je la crois curieuse.

Plutus. - Des sons moelleux, magnifiques, une harmonie qui fait danser tout le monde; il n'y a personne qui n'ait de l'oreille pour cette musique-là.

Armidas. - J'ai grande envie de l'entendre.

Spinette. - Je m'en meurs d'impatience.

Le Musicien. - Cela n'empêchera pas, Monsieur, si vous voulez, que nous ne vous donnions tantôt un petit divertissement à votre honneur et gloire.

Plutus. - Oui-da, cela ne gâtera rien, et vous vous joindrez à mes danseurs que je vois entrer.

Armidas, après l'entrée des quatre porte-balles. - Je vous avoue, Monsieur, que je n'ai point encore entendu de symphonie de ce goût-là.

Plutus. - Ce qu'il y a de commode, c'est que cela se chante à livre ouvert.

Arlequin. - Voilà ma chanson, à moi, et je déloge.

Plutus. - Allez porter toutes ces musiques-là chez Monsieur Armidas. Hé bien, Mademoiselle, qu'en dites-vous?

Apollon. - Ces airs-là sont-ils aussi de votre goût, Mademoiselle?

Armidas. - Elle serait bien difficile.

Apollon. - Vous ne dites rien. Ah! je ne vois que trop ce que ce silence m'annonce. Qui vous aurait cru de ce caractère, ingrate que vous êtes!

Plutus. - Ah! ah! tu te fâches?

Aminte. - Mais, en effet, je vous trouve admirable, d'en venir avec moi aux invectives! qu'appelez-vous ingrate?

Apollon. - Perfide, est-ce là les fruits de tant de soins? Méritez-vous tant d'amour?

Plutus. - Oh! que voilà qui est chromatique! faisons une petite fugue, ma reine; allons-nous-en.

Armidas. - Allons, ma nièce, c'est trop s'amuser; suis-moi.

Plutus. - Et allons, séparez-vous bons amis, et ne vous revoyez jamais. Il n'y a rien de si beau que les bienséances; crois-moi, Ergaste, ne te fâche que dans un sonnet, ou bien, pour te consoler, va composer un opéra; cela te vaudra toujours quelque chose.

 

Scène XIV

Apollon, Armidas

Apollon. - Arrêtez! Etes-vous de moitié dans l'affront que l'on me fait? Approuvez-vous le procédé de Mademoiselle votre nièce?

Armidas. - Mais... c'est une fille assez raisonnable, comme vous savez.

Apollon. - Vous m'avez pourtant fait espérer...

Armidas. - Espérer! Et quand cela? Je ne me souviens de rien.

Apollon. - Qu'entends-je? Est-ce là tout ce que vous avez à me dire?

Armidas. - Tenez, vous êtes aujourd'hui de mauvaise humeur; nous aurons le temps de nous revoir. Vous ne partez pas ce soir; à demain.

 

Scène XV

Apollon, Spinette, Armidas

Spinette, à Armidas. - Monsieur, on vous attend.

Armidas. - J'y vais. (A Apollon.) Votre valet très humble. (Il s'en va.)

Apollon. - Spinette, de grâce, un petit mot.

Spinette. - Je n'ai guère le temps, au moins.

Apollon. - Quoi! Spinette, où en sommes-nous donc? M'abandonnes-tu aussi? Tu avais tant de bonté pour moi!

Spinette. - Bon! vous étiez bien riche; mais je crois qu'on m'appelle; je suis votre servante.

Apollon. - Oh parbleu, tu me diras la raison de tout ce que je vois.

Spinette. - Et que voyez-vous donc de si rare?

Apollon. - Que ta maîtresse me fuit, que tout le monde m'abandonne.

Spinette. - Je ne sais pas le remède à cela.

Apollon. - Monsieur Richard est donc maître du champ de bataille?

Spinette. - Je ne vous entends point; Où donc est ce champ de bataille?

Apollon. - Tu ne m'entends point? Ignores-tu de quel oeil nous nous regardons, ta maîtresse et moi?

Spinette. - Hé! vous me faites perdre ici mon temps; le dîner est prêt; est-ce que vous n'en êtes point? J'en suis bien fâchée. Adieu, Monsieur; un peu de part dans vos bonnes grâces.

Arlequin. - Spinette, on va servir.

 

Scène XVI

Apollon, Arlequin

Apollon. - Ah! mon pauvre Arlequin, approche; je suis au désespoir.

Arlequin. - Et moi, j'ai une faim canine.

Apollon. - Que dis-tu de ce qui se passe aujourd'hui à mon égard?

Arlequin. - Mais je n'ai rien vu passer de nouveau; je ne sais ce que vous voulez dire.

Apollon. - Veux-tu faire aussi l'imbécile avec moi?

Arlequin. - A qui en avez-vous donc? Mon maître m'attend, dépêchez.

Apollon. - Ton maître? Eh! qui l'est donc, si ce n'est moi?

Arlequin. - Je vous ai servi, moi!

Apollon. - Comment, misérable! avec qui es-tu venu ici?

Arlequin. - Cela est vrai; nous nous tenions compagnie dans le chemin.

Apollon. - Quoi! il n'y a pas jusqu'à mon valet qui me méconnaisse!

Arlequin. - Attendez, attendez; j'ai quelque souvenir éloigné d'avoir autrefois servi un certain Monsieur... aidez-moi, aidez-moi: Monsieur Orga, Orga, Er, Er, Ergaste, oui, Ergaste.

Apollon. - Coquin!

Arlequin. - Non, ce n'était pas un coquin; c'était un fort honnête homme qui ne payait pas ses gens. Oh! nous avons changé tout cela; et je l'ai troqué contre un certain Monsieur Richard, qui habille et paie encore mieux. Oh! cela vaut mieux que Monsieur Ergaste. Adieu, Monsieur. Si vous le voyez, dites-lui que je me recommande à lui. Le pauvre homme!

Apollon. - L'insolent!

 

Scène XVII

Apollon, Un Musicien, Spinette

Le Musicien. - Le seigneur Richard n'est-il pas dans la maison, Monsieur?

Apollon. - Ah! Monsieur, je suis bien aise de vous trouver. Je vous avais ordonné une fête pour ce soir; mais il ne s'agit plus de cela; ainsi, je vous dégage.

Le Musicien: - Oh! Monsieur, nous ne songions pas seulement à vous, nous avons autre chose en tête. C'est Monsieur Richard qui nous emploie, et que nous cherchons.

Apollon. - Il ne manquait plus que ce trait pour achever ma défaite; et me voilà pleinement convaincu que l'or est l'unique divinité à qui les hommes sacrifient.

On frappe.

Spinette. - Qui est là?

Le Musicien. - C'est pour le divertissement que Monsieur Richard nous a demandé.

Spinette. - Je m'en vais faire descendre la compagnie.

Apollon. - Puisque les voilà tous qui se rendent ici, arrêtons un moment pour leur faire voir la honte de leur choix.

 

Scène XVIII

Apollon, Plutus, Armidas, Aminte, Arlequin, Spinette, Un Musicien

Apollon. - Plutus, vous l'emportez sur Apollon; mais je ne suis point jaloux de votre triomphe. Il n'est point honteux pour le dieu du mérite d'être au-dessous du dieu des vices dans le coeur des hommes.

Plutus. - Hé, hé, hé! que le voilà beau garçon avec son mérite!

Armidas. - Que signifie ce que nous venons d'entendre?

Plutus. - Cela signifie qu'Ergaste est Apollon, et moi Plutus, qui lui a escroqué sa maîtresse. Ne vous alarmez pas; je vous laisse les présents que je vous ai faits. Vous vous passerez bien de moi avec cela; n'est-ce pas? Adieu, la compagnie. Vous êtes de bonnes gens; vous m'avez fait gagner la gageure, et je vais bien faire rire l'Olympe de cette aventure. Allons, divertissez-vous; les musiciens sont payés, la fête est prête, qu'on l'exécute!

 

Divertissement

Air

Un suivant de Plutus.

Dieu des trésors, quelle est ta gloire!

Tout l'Univers encense tes autels.

Tes attraits sur tes pas font voler la victoire,

Et tu fais à ton gré le destin des mortels.

Que le dieu de la guerre

Soit prêt à lancer son tonnerre,

Il s'arrête à ta voix;

Et si l'amour règne encore sur la terre,

Il doit à ton secours sa gloire et ses exploits.

On danse.

Reprise: Que le dieu...

Air

Une suivante de Plutus.

Pour le dieu de la richesse,

Que sans cesse

Notre amour s'empresse.

Si pour nous il s'intéresse,

Ah! que nos coeurs seront contents!

Nous aurons un éternel printemps;

C'est la puissance

Qui dispose de l'abondance:

Avec Plutus,

On a Bacchus,

On a Comus,

On a Vénus.

Sous sa loi souveraine,

Tout fléchit même dans les Cieux;

Il entraîne

Les suffrages de tous les dieux.

Reprise: Il entraîne...

Vaudeville

Le chanteur.

N'attendez pas ici qu'on vous révère

Si Plutus n'est votre dieu tutélaire.

Sans son pouvoir,

Tout le savoir

Que l'on fait voir

Ne peut valoir;

Rien ne répond à notre espoir.

Le temps n'y peut rien faire.

Mais quand on tient ce métal salutaire,

Tout ce qu'on dit

Charme et ravit,

Chacun nous rit,

Tout réussit;

Veut-on charge, honneurs ou crédit,

Un jour en fait l'affaire.

Reprise: Tout ce qu'on dit...

Dans ce séjour on met tout à l'enchère,

Rien ne se fait sans l'appât du salaire.

Valets, portiers,

Clercs et greffiers

Commis, fermiers,

Sont sans quartier;

On a beau gémir et crier,

Le temps n'y peut rien faire.

Mais si l'on joint l'argent à la prière,

Le plus rétif,

Le plus tardif,

Devient actif,

Expéditif;

Tout est vif, exact, attentif,

Un jour finit l'affaire.

Le chanteur.

Loin de ces lieux, une tendre bergère

S'en tient au choix que son coeur lui suggère.

Fût-ce un Midas

Pour les ducats,

S'il ne plaît pas,

Il perd ses pas.

De tous ses biens on ne fait cas,

Le temps n'y peut rien faire.

De nos beautés la maxime est contraire.

Fût-ce un palot

Un idiot,

Un maître sot,

Un ostrogot,

S'il est pourvu d'un bon magot,

Un jour finit l'affaire.

Loin de ces lieux, une riche héritière

N'est point l'objet qu'un amant considère;

Sagesse, honneur,

Vertu, douceur,

Sont de son coeur

L'attrait vainqueur;

Ses feux ont toujours même ardeur;

Le temps n'y peut rien faire.

De nos amants la maxime est contraire.

Bons revenus,

Contrats, écus,

Sur les vertus

Ont le dessus.

De tels noeuds sont bientôt rompus;

Un jour en fait l'affaire.

Le chanteur.

Sans dépenser, c'est en vain qu'on espère

De s'avancer au pays de Cythère.

Mari jaloux,

Femme en courroux,

Ferme sur nous

Grille et verroux,

Le chien nous poursuit comme loups;

Le temps n'y peut rien faire.

Mais si Plutus entre dans le mystère,

Grille et ressort

S'ouvrent d'abord,

Le chien s'endort,

Le mari sort,

Femme et soubrette sont d'accord;

Un jour finit l'affaire.

Tant que Philis eut un destin prospère,

Plus d'un amant lui dit d'un air sincère:

Que vos beaux yeux

Sont gracieux!

L'Amour, pour eux,

Fixe mes voeux;

Chaque instant redouble mes feux;

Le temps n'y peut rien faire.

Dès que Plutus cessa de lui complaire,

Plus de trésor,

Plus de Médor,

Flamme et transport

Prirent l'essor;

L'Amour s'enfuit et court encor;

Un jour finit l'affaire.

Lorsqu'un auteur, instruit dans l'art de plaire,

Trouve des traits ignorés du vulgaire,

On l'applaudit,

On le chérit:

Grand et petit

En font récit;

Jamais l'ouvrage ne périt;

Le temps n'y peut rien faire.

Si l'on ne suit qu'une route ordinaire,

Le spectateur,

Fin connaisseur,

Contre l'auteur,

Est en rumeur;

La pièce meurt malgré l'acteur

Un jour en fait l'affaire.

 

Les Serments indiscrets

 

Avertissement

Comédie en prose, en cinq actes,

Représentée pour la première fois par les comédiens français le 8 juin 1732

Avertissement

Il s'agit ici de deux personnes qu'on a destinées l'une à l'autre qui ne se connaissent point, et qui, en secret, ont un égal éloignement pour le mariage; elles ont pourtant consenti à s'épouser, mais seulement par respect pour leurs pères, et dans la pensée que le mariage ne se fera point. Le motif sur lequel elles l'espèrent, c'est que Damis et Lucile (c'est ainsi qu'elles s'appellent) entendent dire beaucoup de bien l'un de l'autre, et qu'on leur donne un caractère extrêmement raisonnable; et de là chacun d'eux conclut qu'en avouant franchement ses dispositions à l'autre, cet autre aidera lui-même à le tirer d'embarras.

Là-dessus, Damis part de l'endroit où il était, arrive où se doit faire le mariage, demande à parler en particulier à Lucile, et ne trouve que Lisette, sa suivante, à qui il ouvre son coeur, pendant que Lucile, enfermée dans un cabinet voisin, entend tout ce qu'il dit, et se sent intérieurement piquée de toute l'indifférence que Damis promet de conserver en la voyant. Lisette lui recommande de tenir sa parole, lui dit de prendre garde à lui, parce que sa maîtresse est aimable; Damis ne s'en épouvante pas davantage, et porte l'intrépidité jusqu'à défier le pouvoir de ses charmes.

Lucile, de son cabinet, écoute impatiemment ce discours, et dans le dépit qu'elle en a, et qui l'émeut sans qu'elle s'en aperçoive, elle sort du cabinet, se montre tout à coup pour venir se réjouir avec Damis de l'heureux accord de leurs sentiments, à ce qu'elle dit; mais en effet pour essayer de se venger de sa confiance, sans qu'elle se doute de ce mouvement d'amour-propre qui la conduit. Or, comme il n'y a pas loin de prendre de l'amour à vouloir en donner soi-même, son coeur commence par être la dupe de son projet de vengeance. Lisette, qui s'aperçoit du danger où sa vanité l'expose, et qui a intérêt que Lucile ne se marie pas, interrompt la conversation de Damis et de sa maîtresse, et profitant du dépit de Lucile, elle l'engage, par raison de fierté même, à jurer qu'elle n'épousera jamais Damis, et à exiger qu'il jure à son tour de n'être jamais à elle; ce qu'il est obligé de promettre aussi, quoiqu'il ait resté fort interdit à la vue de Lucile, et qu'il soit très fâché de tout ce qu'il a dit avant que de l'avoir vue.

C'est de là que part toute cette comédie. Lucile, en quittant Damis, se repent de la promesse qu'elle a exigée de lui, parce que son dépit, avec ce qu'il a d'aimable, lui a déjà troublé le coeur; ce qu'elle manifeste en deux mots à la fin du premier acte. Damis, de son côté, est au désespoir, et de l'éloignement qu'il croit que Lucile a pour lui, et de l'injure qu'il lui a faite par l'imprudence de ses discours avec Lisette.

Voilà donc Lucile et Damis qui s'aiment à la fin du premier acte, ou qui du moins ont déjà du penchant l'un pour l'autre. Liés tous deux par la convention de ne point s'épouser, comment feront-ils pour cacher leur amour? Comment feront-ils pour se l'apprendre? car ces deux choses-là vont se trouver dans tout ce qu'ils diront. Lucile sera trop fière pour paraître sensible; trop sensible pour n'être pas embarrassée de sa fierté. Damis, qui se croit haï, sera trop tendre pour bien contrefaire l'indifférent, et trop honnête homme pour manquer de parole à Lucile, qui n'a contre son amour que sa probité pour ressource. Ils sentent bien leur amour; ils n'en font point de mystère avec eux-mêmes: comment s'en instruiront-ils mutuellement, après leurs conventions? Comment feront-ils pour observer et pour trahir en même temps les mesures qu'ils doivent prendre contre leur mariage? C'est là ce qui fait tout le sujet des quatre autres actes.

On a pourtant dit que cette comédie-ci ressemblait à la Surprise de l'amour, et j'en conviendrais franchement, si je le sentais; mais j'y vois une si grande différence, que je n'en imagine pas de plus marquée en fait sentiment.

Dans la Surprise de l'amour, il s'agit de deux personnes qui s'aiment pendant toute la pièce, mais qui n'en savent rien eux-mêmes, et qui n'ouvrent les yeux qu'à la dernière scène.

Dans cette pièce-ci, il est question de deux personnes qui s'aiment d'abord, et qui le savent, mais qui se sont engagées de n'en rien témoigner, et qui passent leur temps à lutter contre la difficulté de garder leur parole en la violant; ce qui est une autre espèce de situation, qui n'a aucun rapport avec celle des amants de la Surprise de l'amour. Les derniers, encore une fois, ignorent l'état de leur coeur, et sont le jouet du sentiment qu'ils ne soupçonnent point en eux; c'est là ce qui fait le plaisant d'un spectacle qu'ils donnent: les autres, au contraire, savent ce qui se passe en eux, mais ne voudraient ni le cacher, ni le dire, et assurément je ne vois rien là-dedans qui se ressemble: il est vrai que, dans l'une et l'autre situation, tout se passe dans le coeur; mais ce coeur a bien des sortes de sentiments, et le portrait de l'un ne fait pas le portrait de l'autre.

Pourquoi donc dit-on que les deux pièces se ressemblent? En voici la raison, je pense: c'est qu'on y a vu le même genre de conversation et de style: c'est que ce sont des mouvements de coeur dans les deux pièces; et cela leur donne un air d'uniformité qui fait qu'on s'y trompe.

A l'égard du genre de style et de conversation, je conviens qu'il est le même que celui de la Surprise de l'amour et de quelques autres pièces; mais je n'ai pas cru pour cela me répéter en l'employant encore ici: ce n'est pas moi que j'ai voulu copier, c'est la nature, c'est le ton de la conversation en général que j'ai tâché de prendre: ce ton-là a plu extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme singulier, je crois; mais mon dessein était qu'il plût comme naturel, et c'est peut-être parce qu'il l'est effectivement qu'on le croit singulier, et que, regardé comme tel, on me reproche d'en user toujours.

On est accoutumé au style des auteurs, car ils en ont un qui leur est particulier: on n'écrit presque jamais comme on parle; la composition donne un autre tour à l'esprit; c'est partout un goût d'idées pensées et réfléchies dont on ne sent point l'uniformité, parce qu'on l'a reçu et qu'on y est fait: mais si par hasard vous quittez ce style, et que vous portiez le langage des hommes dans un ouvrage, et surtout dans une comédie, il est sûr que vous serez d'abord remarqué; et si vous plaisez, vous plaisez beaucoup, d'autant plus que vous paraissez nouveau: mais revenez-y souvent, ce langage des hommes ne vous réussira plus, car on ne l'a pas remarqué comme tel, mais simplement comme le vôtre, et on croira que vous vous répétez.

Je ne dis pas que ceci me soit arrivé: il est vrai que j'ai tâché de saisir le langage des conversations, et la tournure des idées familières et variées qui y viennent, mais je ne me flatte pas d'y être parvenu; j'ajouterai seulement, là-dessus, qu'entre gens d'esprit les conversations dans le monde sont plus vives qu'on ne pense, et que tout ce qu'un auteur pourrait faire pour les imiter n'approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subite qu'ils y mettent.

Au reste, la représentation de cette pièce-ci n'a pas été achevée: elle demande de l'attention; il y avait beaucoup de monde, et bien des gens ont prétendu qu'il y avait une cabale pour la faire tomber; mais je n'en crois rien: elle est d'un genre dont la simplicité aurait pu toute seule lui tenir lieu de cabale, surtout dans le tumulte d'une première représentation; et d'ailleurs, je ne supposerai jamais qu'il y ait des hommes capables de n'aller à un spectacle que pour y livrer une honteuse guerre à un ouvrage fait pour les amuser. Non, c'est la pièce même qui ne plut pas ce jour-là. Presque aucune des miennes n'a bien pris d'abord; leur succès n'est venu que dans la suite, et je l'aime bien autant, venu de cette manière-là. Que sait-on? peut-être en arrivera-t-il de celle-ci comme des autres: déjà elle a fait plaisir à la seconde représentation, on l'a applaudie à la troisième, ensuite on lui a donné des éloges; et on m'a dit qu'elle avait toujours continué d'être bien reçue, par un nombre de spectateurs assez médiocre, il est vrai; mais aussi a-t-elle été presque toujours représentée dans des jours peu favorables aux spectacles.

 

Acteurs

Lucile, fille de Monsieur Orgon.

Phénice, soeur de Lucile.

Damis, fils de Monsieur Ergaste, amant de Lucile.

Monsieur Ergaste, père de Damis.

Monsieur Orgon, père de Lucile et de Phénice.

Lisette, suivante de Lucile.

Frontin, valet de Damis.

Un domestique.

La scène est à une maison de campagne.

 

Acte premier

 

Scène première

Lucile, un laquais

Lucile est assise à une table, et plie une lettre; un laquais est devant elle, à qui elle dit. - Qu'on aille dire à Lisette qu'elle vienne. (Le laquais part. Elle se lève.) Damis serait un étrange homme, si cette lettre-ci ne rompt pas le projet qu'on fait de nous marier.

Lisette entre.

 

Scène II

Lucile, Lisette

Lucile. - Ah! te voilà, Lisette, approche; je viens d'apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père; et voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.

Lisette. - Quoi! cette idée-là vous dure encore? Non, Madame, je ne ferai point votre message; Damis est l'époux qu'on vous destine; vous y avez consenti; tout le monde est d'accord: entre une épouse et vous, il n'y a plus qu'une syllabe de différence, et je ne rendrai point votre lettre; vous avez promis de vous marier.

Lucile. - Oui, par complaisance pour mon père, il est vrai; mais y songe-t-il? Qu'est-ce que c'est qu'un mariage comme celui-là? Ne faudrait-il pas être folle, pour épouser un homme dont le caractère m'est tout à fait inconnu? D'ailleurs ne sais-tu pas mes sentiments? Je ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais.

Lisette. - Vous? Avec ces yeux-là? Je vous en défie, Madame.

Lucile. - Quel raisonnement! Est-ce que des yeux décident de quelque chose?

Lisette. - Sans difficulté; les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie, par exemple. Examinez-vous: vous ne savez pas les difficultés de l'état austère que vous embrassez; il faut avoir le coeur bien frugal pour le soutenir; c'est une espèce de solitaire qu'une fille, et votre physionomie n'annonce point de vocation pour cette vie-là.

Lucile. - Oh! ma physionomie ne sait ce qu'elle dit; je me sens un fonds de délicatesse et de goût qui serait toujours choqué dans le mariage, et je n'y serais pas heureuse.

Lisette. - Bagatelle! Il ne faut que deux ou trois mois de commerce avec un mari pour expédier votre délicatesse; allez, déchirez votre lettre.

Lucile. - Je te dis que mon parti est pris, et je veux que tu la portes. Est-ce que tu crois que je me pique d'être plus indifférente qu'une autre? Non, je ne me vante point de cela, et j'aurais tort de le faire, car j'ai l'âme tendre, quoique naturellement vertueuse: et voilà pourquoi le mariage serait une très mauvaise condition pour moi. Une âme tendre est douce, elle a des sentiments, elle en demande; elle a besoin d'être aimée, parce qu'elle aime; et une âme de cette espèce-là entre les mains d'un mari n'a jamais son nécessaire.

Lisette. - Oh! dame, ce nécessaire-là est d'une grande dépense, et le coeur d'un mari s'épuise.

Lucile. - Je les connais un peu, ces messieurs-là; je remarque que les hommes ne sont bons qu'en qualité d'amants, c'est la plus jolie chose du monde que leur coeur, quand l'espérance les tient en haleine; soumis, respectueux et galants, pour le peu que vous soyez aimable avec eux, votre amour-propre est enchanté; il est servi délicieusement; on le rassasie de plaisirs, folie, fierté, dédain, caprices, impertinences, tout nous réussit, tout est raison, tout est loi; on règne, on tyrannise, et nos idolâtres sont toujours à nos genoux. Mais les épousez-vous, la déesse s'humanise-t-elle, leur idolâtrie finit où nos bontés commencent. Dès qu'ils sont heureux, les ingrats ne méritent plus de l'être.

Lisette. - Les voilà.

Lucile. - Oh! pour moi, j'y mettrai bon ordre, et le personnage de déesse ne m'ennuiera pas, messieurs, je vous assure. Comment donc! Toute jeune, et tout aimable que je suis, je n'en aurais pas pour six mois aux yeux d'un mari, et mon visage serait mis au rebut! De dix-huit ans qu'il a, il sauterait tout d'un coup à cinquante? Non pas, s'il vous plaît; ce serait un meurtre; il ne vieillira qu'avec le temps, et n'enlaidira qu'à force de durer; je veux qu'il n'appartienne qu'à moi, que personne n'ait que voir à ce que j'en ferai, qu'il ne relève que de moi seule. Si j'étais mariée, ce ne serait plus mon visage; il serait à mon mari, qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d'autres; j'aimerais autant n'en point avoir. Non, non, Lisette, je n'ai point envie d'être coquette; mais il y a des moments où le coeur vous en dit, et où l'on est bien aise d'avoir les yeux libres, ainsi, plus de discussion; va porter ma lettre à Damis, et se range qui voudra sous le joug du mariage!

Lisette. - Ah! Madame, que vous me charmez! que vous êtes une déesse raisonnable! Allons! je ne vous dis plus mot; ne vous mariez point; ma divinité subalterne vous approuve et fera de même. Mais de cette lettre que je vais porter, en espérez-vous beaucoup?

Lucile. - Je marque mes dispositions à Damis; je le prie de les servir; je lui indique les moyens qu'il faut prendre pour dissuader son père et le mien de nous marier; et si Damis est aussi galant homme qu'on le dit, je compte l'affaire rompue.

 

Scène III

Lucile, Lisette, Frontin

Un valet de la maison entre.

Le Valet. - Madame, voici un domestique qui demande à vous parler.

Lucile. - Qu'il vienne.

Frontin entre. - Madame, cette fille-ci est-elle discrète?

Lisette. - Tenez, cet animal qui débute par me dire une injure!

Frontin. - J'ai l'honneur d'appartenir à Monsieur Damis, qui me charge d'avoir celui de vous faire la révérence.

Lisette. - Vous avez eu le temps d'en faire quatre: allons, finissez.

Lucile. - Laisse-le achever. De quoi s'agit-il?

Frontin. - Ne la gênez point, Madame; je ne l'écoute pas.

Lucile. - Voyons, que me veut ton maître?

Frontin. - Il vous demande, Madame, un moment d'entretien avant que de paraître ici tantôt avec son père; et j'ose vous assurer que cet entretien est nécessaire.

Lucile, à part, à Lisette. - Me conseilles-tu de le voir, Lisette?

Lisette. - Attendez, Madame, que j'interroge un peu ce harangueur. Dites-nous, Monsieur le personnage, vous qui jugez cet entretien si important, vous en savez donc le sujet?

Frontin. - Mon maître ne me cache rien de ce qu'il pense.

Lisette. - Hum! à voir le confident, je n'ai pas grande opinion des pensées; venez çà, pourtant; de quoi est-il question?

Frontin. - D'une réponse que j'attends.

Lisette. - Veux-tu parler?

Frontin. - Je suis homme, et je me tais; je vous défie d'en faire autant.

Lucile. - Laisse-le, puisqu'il ne veut rien dire. Va, ton maître n'a qu'à venir.

Frontin. - Il est à vous sur-le-champ, Madame; il m'attend dans une des allées du bois.

Lisette. - Allons, pars.

Frontin. - M'amie, vous ne m'arrêterez pas.

 

Scène IV

Lucile, Lisette

Lisette. - Que ne m'avez-vous dit de lui donner votre lettre? Elle vous eût dispensée de voir son maître.

Lucile. - Je n'ai point dessein de le voir non plus, mais il faut savoir ce qu'il me veut, et voici mon idée. Damis va venir, et tu n'as qu'à l'attendre, pendant que je vais me retirer dans ce cabinet, d'où j'entendrai tout. Dis-lui qu'en y faisant réflexion, j'ai cru que dans cette occasion-ci je ne devais point me montrer, et que je le prie de s'ouvrir à toi sur ce qu'il a à me dire, et s'il refuse de parler, en marquant quelque empressement pour me voir, finis la conversation, en lui donnant ma lettre.

Lisette. - J'entends quelqu'un; cachez-vous, Madame.

 

Scène V

Lisette, Damis

Lisette. - C'est Damis... morbleu! qu'il est bien fait! Allons, le diable nous amène là une tentation bien conditionnée... C'est sans doute ma maîtresse que vous cherchez, Monsieur?

Damis. - C'est elle-même, et l'on m'avait dit que je la trouverais ici.

Lisette. - Il est vrai, Monsieur; mais elle a cru devoir se retirer, et m'a chargée de vous prier de sa part de me confier ce que vous voulez lui dire.

Damis. - Eh! pourquoi m'évite-t-elle? Est-ce que le mariage dont il s'agit ne lui plaît pas?

Lisette. - Mais, Monsieur, il est bien hardi de se marier si vite.

Damis. - Oh! très hardi.

Lisette. - Je vois bien que Monsieur pense judicieusement.

Damis. - On ne saurait donc la voir?

Lisette. - Excusez-moi, Monsieur; la voilà: c'est la même chose, je la représente.

Damis. - Soit, j'en serai même plus libre à vous dire mes sentiments, et vous me paraissez fille d'esprit.

Lisette. - Vous avez l'air de vous y connaître trop bien pour que j'en appelle.

Damis. - Venons à ce qui m'amène; mon père, que je ne puis me résoudre de fâcher, parce qu'il m'aime beaucoup...

Lisette. - Fort bien: votre histoire commence comme la nôtre.

Damis. - A souhaité le mariage qu'on veut faire entre votre maîtresse et moi.

Lisette. - Ce début-là me plaît.

Damis. - Attendez jusqu'au bout; j'étais donc à mon régiment, quand mon père m'a écrit ce qu'il avait projeté avec celui de Lucile; c'est, je pense, le nom de la prétendue future?

Lisette. - La prétendue, toujours à merveille.

Damis. - Il m'en faisait un portrait charmant.

Lisette. - Style ordinaire.

Damis. - Cela se peut bien; mais elle est dans sa lettre la plus aimable personne du monde.

Lisette. - Souvenez-vous que je représente l'original, et que je serai obligée de rougir pour lui.

Damis. - Mon père, ensuite, me presse de venir, me dit que je ne saurais, sur la fin de ses jours, lui donner de plus grande consolation qu'en épousant Lucile; qu'il est ami intime de son père, que d'ailleurs elle est riche, et que je lui aurai une obligation éternelle du parti qu'il me procure; et qu'enfin, dans trois ou quatre jours, ils vont, son ami, sa famille et lui, m'attendre à leurs maisons de campagne qui sont voisines, et où je ne manquerai pas de me rendre, à mon retour de Paris.

Lisette. - Eh bien?

Damis. - Moi, qui ne saurais rien refuser à un père si tendre, j'arrive, et me voilà.

Lisette. - Pour épouser?

Damis. - Ma foi, non, s'il est possible.

Ici Lucile sort à moitié du cabinet.

Lisette. - Quoi! tout de bon?

Damis. - Je parle très sérieusement; et comme on dit que Lucile est d'un esprit raisonnable, et que je lui dois être fort indifférent, j'avais dessein de lui ouvrir mon coeur, afin de me tirer de cette aventure-ci.

Lisette, riant. - Eh! quel motif avez-vous pour cela? Est-ce que vous aimez ailleurs?

Damis. - N'y a-t-il que ce motif-là qui soit bon? Je crois en avoir d'aussi sensés; c'est qu'en vérité je ne suis pas d'un âge à me lier d'un engagement aussi sérieux; c'est qu'il me fait peur, que je sens qu'il bornerait ma fortune, et que j'aime à vivre sans gêne, avec une liberté dont je sais tout le prix et qui m'est plus nécessaire qu'à un autre, de l'humeur dont je suis.

Lisette. - Il n'y a pas le petit mot à dire à cela.

Damis. - Dans le mariage, pour bien vivre ensemble, il faut que la volonté d'un mari s'accorde avec celle de sa femme, et cela est difficile; car de ces deux volontés-là, il y en a toujours une qui va de travers, et c'est assez la manière d'aller des volontés d'une femme, à ce que j'entends dire. Je demande pardon à votre sexe de ce que je dis là: il peut y avoir des exceptions; mais elles sont rares, et je n'ai point de bonheur.

Lucile regarde toujours.

Lisette. - Que vous êtes aimable d'avoir si mauvaise opinion de notre esprit!

Damis. - Mais vous qui riez, est-ce que mes dispositions vous conviennent?

Lisette. - Je vous dis que vous êtes un homme admirable.

Damis. - Sérieusement?

Lisette. - Un homme sans prix.

Damis. - Ma foi, vous me charmez.

Lucile continue de regarder.

Lisette. - Vous nous rachetez; nous vous dispensons même de la bonté que vous avez de supposer quelques exceptions favorables parmi nous.

Damis. - Oh! je n'en suis pas la dupe; je n'y crois pas moi-même.

Lisette. - Que le ciel vous le rende; mais peut-on se fier à ce que vous dites là? Cela est-il sans retour? Je vous avertis que ma maîtresse est aimable.

Damis. - Et moi je vous avertis que je ne m'en soucie guère: je suis à l'épreuve; je ne crois pas votre maîtresse plus redoutable que tout ce que j'ai vu, sans lui faire tort, et je suis sûr que ses yeux seront d'aussi bonne composition que ceux des autres.

Lucile regarde.

Lisette. - Morbleu! n'allez pas nous manquer de parole.

Damis. - Si je n'avais pas peur d'être ridicule, je vous recommanderais, pour vous piquer, de ne m'en pas manquer vous-même.

Lisette. - Tenez, votre départ sera de toutes vos grâces celle qui nous touchera le plus; êtes-vous content?

Damis. - Vous me rendrez justice; de mon côté, je défie vos appas, et je vous réponds de mon coeur.

 

Scène VI

Lucile, sortant promptement du cabinet, Damis, Lisette

Lucile. - Et moi du mien, Monsieur, je vous le promets, car je puis hardiment me montrer après ce que vous venez de dire; allons, Monsieur, le plus fort est fait, nous n'avons à nous craindre ni l'un ni l'autre: vous ne vous souciez point de moi, je ne me soucie point de vous; car je m'explique sur le même ton, et nous voilà fort à notre aise; ainsi convenons de nos faits; mettez-moi l'esprit en repos; comment nous y prendrons-nous? J'ai une soeur qui peut plaire; affectez plus de goût pour elle que pour moi; peut-être cela vous sera-t-il aisé. Je m'en plaindrai, vous vous excuserez et vous continuerez toujours. Ce moyen-là vous convient-il? Vaut-il mieux nous plaindre d'un éloignement réciproque? Ce sera comme vous voudrez; vous savez mon secret; vous êtes un honnête homme; expédions.

Lisette. - Nous ne barguignons pas, comme vous voyez; nous allons rondement; faites-vous de même?

Lucile. - Qu'est-ce que c'est que cette saillie-là qui me compromet?... Faites-vous de même?... Voulez-vous divertir Monsieur à mes dépens?

Damis. - Je trouve sa question raisonnable, Madame.

Lucile. - Et moi, Monsieur, je la déclare impertinente; mais c'est une étourdie qui parle.

Damis. - Votre apparition me déconcerte, je l'avoue; je me suis expliqué d'une manière si libre, en parlant de personnes aimables, et surtout de vous, Madame!

Lucile. - De moi, Monsieur? vous m'étonnez; je ne sache pas que vous ayez rien à vous reprocher. Quoi donc! serait-ce d'avoir promis que je ne vous paraîtrais pas redoutable? Eh! tant mieux; c'est m'avoir fait votre cour que cela. Comment donc! est-ce que vous croyez ma vanité attaquée? Non, Monsieur, elle ne l'est point: supposez que j'en aie, que vous me trouviez redoutable ou non, qu'est-ce que cela dit? Le goût d'un homme seul ne décide rien là-dessus; et de quelque façon qu'il se tourne, on n'en vaut ni plus ni moins; les agréments n'y perdent ni n'y gagnent; cela ne signifie rien; ainsi, Monsieur, point d'excuse; au reste, pourtant, si vous en voulez faire, si votre politesse a quelque remords qui la gêne, qu'à cela ne tienne, vous êtes bien le maître.

Damis. - Je ne doute pas, Madame, que tout ce que je pourrais vous dire ne vous soit indifférent; mais n'importe, j'ai mal parlé, et je me condamne très sérieusement.

Lucile, riant. - Eh bien! soit; allons, Monsieur, vous vous condamnez, j'y consens. Votre prétendue future vaut mieux que tout ce que vous avez vu jusqu'ici; il n'y a pas de comparaison, je l'emporte; n'est-il pas vrai que cela va là? Car je me ferai sans façon, moi, tous les compliments qu'il vous plaira, ce n'est pas la peine de me les plaindre, ils ne sont pas rares, et l'on en donne à qui en veut.

Damis. - Il ne s'agit pas de compliments, Madame; vous êtes bien au-dessus de cela, et il serait difficile de vous en faire.

Lucile. - Celui-là est très fin, par exemple, et vous aviez raison de ne le vouloir pas perdre; mais restons-en là, je vous prie; car à la fin, tant de politesses me supposeraient un amour-propre ridicule, et ce serait une étrange chose qu'il fallût me demander pardon de ce qu'on ne m'aime point. En vérité, l'idée serait comique. Ce serait en m'aimant qu'on m'embarrasserait: mais grâce au ciel, il n'en est rien; heureusement mes yeux se trouvent pacifiques; ils applaudissent à votre indifférence; ils se la promettaient, c'est une obligation que je vous ai, et la seule de votre part qui pouvait m'épargner une ingratitude; vous m'entendez; vous avez eu quelque peur des dispositions que je pouvais avoir; mais soyez tranquille. Je me sauve, Monsieur, je vous échappe; j'ai vu le péril, et il n'y paraît pas.

Damis. - Ah! Madame, oubliez un discours que je n'ai tenu tantôt qu'en plaisantant; je suis de tous les hommes celui à qui il est le moins permis d'être vain, et vous de toutes les dames celle avec qui il serait le plus impossible de l'être; vous êtes d'une figure qui ne permet ce sentiment-là à personne; et si je l'avais, je serais trop méprisable.

Lisette. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là, tous deux, vous ne tenez rien; je n'aime point ce verbiage-là; ces yeux pacifiques, ces apostrophes galantes à la figure de Madame, et puis des vanités, des excuses, où cela va-t-il? Ce n'est pas là votre chemin; prenez garde que le diable ne vous écarte; tenez, vous ne voulez point vous épouser: abrégeons, et tout à l'heure entre mes mains cimentez vos résolutions d'une nouvelle promesse de ne vous appartenir jamais; allons, Madame, commencez pour le bon exemple, et pour l'honneur de votre sexe.

Lucile. - La belle idée qu'il vous vient là! le bel expédient, que je commence! comme si tout ne dépendait pas de Monsieur, et que ce ne fût pas à lui à garantir ma résolution par la sienne! Est-ce que, s'il voulait m'épouser, il n'en viendrait pas à bout par le moyen de mon père, à qui il faudrait obéir? C'est donc sa résolution qui importe, et non pas la mienne que je ferais en pure perte.

Lisette. - Elle a raison, Monsieur; c'est votre parole qui règle tout; partez.

Damis. - Moi, commencer! cela ne me siérait point, ce serait violer les devoirs d'un galant homme, et je ne perdrai point le respect, s'il vous plaît.

Lisette. - Vous l'épouserez par respect; car ce n'est que du galimatias que toutes ces raisons-là; j'en reviens à vous, Madame.

Lucile. - Et moi, je m'en tiens à ce que j'ai dit: Car il n'y a point de réplique. Mais que Monsieur s'explique, qu'on sache ses intentions sur la difficulté qu'il fait: est-ce respect? est-ce égard? est-ce badinage? est-ce tout ce qu'il vous plaira? Qu'il se détermine: il faut parler naturellement dans la vie.

Lisette. - Monsieur vous dit qu'il est trop poli pour être naturel.

Damis. - Il est vrai que je n'ose m'expliquer.

Lisette. - Il vous attend.

Lucile, brusquement. - Eh bien! terminons donc, s'il n'y a que cela qui vous arrête, Monsieur; voici mes sentiments: je ne veux point être mariée, et je n'en eus jamais moins d'envie que dans cette occasion-ci; ce discours est net et sous-entend tout ce que la bienséance veut que je vous épargne. Vous passez pour un homme d'honneur, Monsieur; on fait l'éloge de votre caractère, et c'est aux soins que vous vous donnerez pour me tirer de cette affaire-ci, c'est aux services que vous me rendrez là-dessus que je reconnaîtrai la vérité de tout ce qu'on m'a dit de vous. Ajouterai-je encore une chose? Je puis avoir le coeur prévenu, je pense qu'en voilà assez, Monsieur, et que ce que je dis là vaut bien un serment de ne vous épouser jamais; serment que je fais pourtant, si vous le trouvez nécessaire. Cela suffit-il?

Damis. - Eh! Madame, c'en est fait, et vous n'avez rien à craindre. Je ne suis point de caractère à persécuter les dispositions où je vous vois; elles excluent notre mariage; et quand ma vie en dépendrait, quand mon coeur vous regretterait, ce qui ne serait pas difficile à croire, je vous sacrifierais et mon coeur et ma vie, et vous les sacrifierais sans vous le dire; c'est à quoi je m'engage, non par des serments qui ne signifieraient rien, et que je fais pourtant comme vous si vous les exigez, vous, mais parce que votre coeur, parce que la raison, mon honneur et ma probité dont vous l'exigez, le veulent; et comme il faudra nous voir, et que je ne saurais partir ni vous quitter sur-le-champ, si, pendant le temps que nous nous verrons, il m'allait par hasard échapper quelque discours qui pût vous alarmer, je vous conjure d'avance de n'y rien voir contre ma parole, et de ne l'attribuer qu'à l'impossibilité qu'il y aurait de n'être pas galant avec ce qui vous ressemble. Cela dit, je ne vous demande plus qu'une grâce; c'est de m'aider à vous débarrasser de moi, et de vouloir bien que je n'essuie point tout seul les reproches de nos parents: il est juste que nous les partagions, vous les méritez encore plus que moi. Vous craignez plus l'époux que le mariage, et moi je ne craignais que le dernier. Adieu, Madame; il me tarde de vous montrer que je suis du moins digne de quelque estime.

Il se retire.

Lisette. - Mais vous vous en allez sans prendre de mesures.

Damis. - Madame m'a dit qu'elle avait une soeur à qui je puis feindre de m'attacher; c'est déjà un moyen d'indiqué.

Lucile, triste. - Et d'ailleurs nous aurons le temps de nous revoir. Suivez Monsieur, Lisette, puisqu'il s'en va, et voyez si personne ne regarde!

Damis, à part, en sortant. - Je suis au désespoir.

 

Scène VII

Lucile, seule.

Lucile. - Ah! il faut que je soupire, et ce ne sera pas pour la dernière fois. Quelle aventure pour mon coeur! Cette misérable Lisette, où a-t-elle été imaginer tout ce qu'elle vient de nous faire dire?

 

Acte II

 

Scène première

Monsieur Orgon, Lisette

Monsieur Orgon, comme déjà parlant. - Je ne le vante point plus qu'il ne vaut, mais je crois qu'en fait d'esprit et de figure, on aurait de la peine à trouver mieux que Damis; à l'égard des qualités du coeur et du caractère, l'éloge qu'on en fait est général, et sa physionomie dit qu'il le mérite.

Lisette. - C'est mon avis.

Monsieur Orgon. - Mais ma fille pense-t-elle comme nous? C'est pour le savoir que je te parle.

Lisette. - En doutez-vous, Monsieur? Vous la connaissez. Est-ce que le mérite lui échappe? Elle tient de vous, premièrement.

Monsieur Orgon. - Il faut pourtant bien qu'elle n'ait pas fait grand accueil à Damis, et qu'il ait remarqué de la froideur dans ses manières.

Lisette. - Il les a vues tempérées, mais jamais froides.

Monsieur Orgon. - Qu'est-ce que c'est que tempérées?

Lisette. - C'est comme qui dirait... entre le froid et le chaud.

Monsieur Orgon. - D'où vient donc qu'on voit Damis parler plus volontiers à sa soeur?

Lisette. - C'est Damis, par exemple, qui a la clef de ce secret-là.

Monsieur Orgon. - Je crois l'avoir aussi, moi; c'est apparemment qu'il voit que Lucile a de l'éloignement pour lui.

Lisette. - Je crois avoir à mon tour la clef d'un autre secret: je pense que Lucile ne traite froidement Damis que parce qu'il n'a pas d'empressement pour elle.

Monsieur Orgon. - Il ne s'éloigne que parce qu'il est mal reçu.

Lisette. - Mais, Monsieur, s'il n'était mal reçu que parce qu'il s'éloigne?

Monsieur Orgon. - Qu'est-ce que c'est que ce jeu de mots-là? Parle-moi naturellement: ma fille te dit ce qu'elle pense. Est-ce que Damis ne lui convient pas? Car enfin, il se plaint de l'accueil de Lucile.

Lisette. - Il se plaint, dites-vous! Monsieur, c'est un fripon, sur ma parole; je lui soutiens qu'il a tort; il sait bien qu'il ne nous aime point.

Monsieur Orgon. - Il assure le contraire.

Lisette. - Eh! où est-il donc, cet amour qu'il a? Nous avons regardé dans ses yeux, il n'y a rien; dans ses paroles, elles ne disent mot; dans le son de sa voix, rien ne marque; dans ses procédés, rien ne sort; de mouvements de coeur, il n'en perce aucun. Notre vanité, qui a des yeux de lynx, a fureté partout; et puis Monsieur viendra dire qu'il a de l'amour, à nous qui devinons qu'on nous aimera avant qu'on nous aime, qui avons des nouvelles du coeur d'un amant avant qu'il en ait lui-même! Il nous fait là de beaux contes, avec son amour imperceptible!

Monsieur Orgon. - Il y a là dedans quelque chose que je ne comprends pas. N'est-ce pas là son valet? Apparemment qu'il te cherche.

 

Scène II

Monsieur Orgon, Lisette, Frontin

Monsieur Orgon, à Frontin, qui se retire. - Approche, approche; pourquoi t'enfuis-tu?

Frontin. - Monsieur, c'est que nous ne sommes pas extrêmement camarades.

Monsieur Orgon. - Viens toujours, à cela près.

Frontin. - Sérieusement, Monsieur?

Monsieur Orgon. - Viens, te dis-je.

Frontin. - Ma foi, Monsieur, comme vous voudrez: on m'a quelquefois dit que ma conversation en valait bien une autre, et j'y mettrai tout ce que j'ai de meilleur. Où en êtes-vous? La Bourgogne, dit-on, a donné beaucoup cette année-ci; cela fait plaisir. On dit que les Turcs à Constantinople...

Monsieur Orgon. - Halte-là, laissons Constantinople.

Lisette. - Il en sortirait aussi légèrement que de Bourgogne.

Frontin. - Je vous menais en Champagne un instant après; j'aime les pays de vignoble, moi.

Monsieur Orgon. - Point d'écart, Frontin, parlons un peu de votre maître. Dites-moi confidemment, que pense-t-il sur le mariage en question? son coeur est-il d'accord avec nos desseins?

Frontin. - Ah! Monsieur, vous me parlez là d'un coeur qui mène une triste vie; plus je vous regarde, et plus je m'y perds. Je vois des cruautés dans vos enfants qu'on ne devinerait pas à la douceur de votre visage.

Lisette hausse les épaules.

Monsieur Orgon. - Que veux-tu dire avec tes cruautés? De qui parles-tu?

Frontin. - De mon maître, et des peines secrètes qu'il souffre de la part de Mademoiselle votre fille.

Lisette. - Cet effronté qui vous fait un roman! Qu'a-t-on fait à ton maître, dis? Où sont les chagrins qu'on a eu le temps de lui donner? Que nous a-t-il dit jusqu'ici? Que voit-on de lui que des révérences? Est-ce en fuyant que l'on dit qu'on aime? Quand on a de l'amour pour une soeur aînée, est-ce à sa soeur cadette à qui on va le dire?

Frontin. - Ne trouvez-vous pas cette fille-là bien revêche, Monsieur?

Monsieur Orgon. - Tais-toi, en voilà assez; tout ce que j'entends me fait juger qu'il n'y a, peut-être, que du malentendu dans cette affaire-ci. Quant à ma fille, dites-lui, Lisette, que je serais très fâché d'avoir à me plaindre d'elle: c'est sur sa parole que j'ai fait venir Damis et son père; depuis qu'elle a vu le fils, il ne lui déplaît pas, à ce qu'elle dit; cependant ils se fuient, et je veux savoir qui des deux a tort; car il faut que cela finisse.

Il s'en va.

 

Scène III

Frontin, Lisette, se regardant quelque temps.

Lisette. - Demandez-moi pourquoi ce faquin-là me regarde tant!

Frontin chante. - La la ra la ra.

Lisette. - La la ra ra.

Frontin. - Oui-da! il y a de la voix, mais point de méthode.

Lisette. - Va-t'en; qu'est-ce que tu fais ici?

Frontin. - J'étudie tes sentiments sur mon compte.

Lisette. - Je pense que tu n'es qu'un sot; voilà tes études faites. Adieu.

Elle veut s'en aller.

Frontin l'arrête. - Attends, j'ai à te parler sur nos affaires. Tu m'as la mine d'avoir le goût fin; j'ai peur de te plaire, et nous voici dans un cas qui ne le veut point.

Lisette. - Toi, me plaire! Il faut donc que tu n'aies jamais rencontré ta grimace nulle part, puisque tu le crains. Allons, parle, voyons ce que tu as à me dire; hâte-toi, sinon je t'apprendrai ce que valent mes yeux, moi.

Frontin. - Ahi! j'ai la moitié du coeur emporté de ce coup d'oeil-là. Bon quartier, ma fille, je t'en conjure; ménageons-nous, nos intérêts le veulent; je ne suis resté que pour te le dire.

Lisette. - Achève, de quoi s'agit-il?

Frontin. - Tu me parais être le mieux du monde avec ta maîtresse.

Lisette. - C'est moi qui suis la sienne: je la gouverne.

Frontin. - Bon! les rangs ne sont pas mieux observés entre mon maître et moi; supposons à présent que ta maîtresse se marie.

Lisette. - Mon autorité expire, et le mari me succède.

Frontin. - Si mon maître prenait femme, c'est un ménage qui tombe en quenouille; nous avons donc intérêt qu'ils gardent tous deux le célibat.

Lisette. - Aussi ai-je défendu à ma maîtresse d'en sortir, et heureusement son obéissance ne lui coûte rien.

Frontin. - Ta pupille est d'un caractère rare; pour mon jeune homme, il hait naturellement le noeud conjugal, et je lui laisse la vie de garçon; ces Messieurs-là se sauvent; le pays est bon pour les maraudeurs. Or, il s'agit de conserver nos postes; les pères de nos jeunes gens sont attaqués de vieillesse, maladie incurable et qui menace de faire bientôt des orphelins; ces orphelins-là nous reviennent, ils tombent dans notre lot; ils sont d'âge à entrer dans leurs droits, et leurs droits nous mettront dans les nôtres. Tu m'entends bien?

Lisette. - Je suis au fait, il ne faut pas que ce que tu dis soit plus clair.

Frontin. - Nous réglerons fort bien chacun notre ménage.

Lisette. - Oui-da; c'est un embarras qu'on prend volontiers, quand on aime le bien d'un maître.

Frontin. - Si nous nous aimions tous deux, nous n'écarterions plus l'amour que nos orphelins pourraient prendre l'un pour l'autre; ils se marieraient, et adieu nos droits.

Lisette. - Tu as raison, Frontin, il ne faut pas nous aimer.

Frontin. - Tu ne dis pas cela d'un ton ferme.

Lisette. - Eh! c'est que la nécessité de nous haïr gâte tout.

Frontin. - Ma fille, brouillons-nous ensemble.

Lisette. - Les parties méditées ne réussissent jamais.

Frontin. - Tiens, disons-nous quelques injures pour mettre un peu de rancune entre l'amour et nous: je te trouve laide, par exemple. Eh bien! tu ne souffles pas!

Lisette, riant. - Bon! c'est que tu n'en crois rien.

Frontin. - Quoi! vous pensez, m'amie... Morbleu! détourne ton visage, il fait peur à mes injures.

Lisette. - Je ne sais plus ce que sont devenues toutes les laideurs du tien.

Frontin. - Nous nous ruinons, ma fille.

Lisette. - Allons, ranimons-nous, voilà qui est fini: tiens, je ne saurais te souffrir.

Frontin. - Quelqu'un vient, je n'ai pas le temps de m'acquitter, mais vous n'y perdrez rien, petite fille.

 

Scène IV

Lisette, Frontin, Phénice

Phénice. - Je suis bien aise de vous trouver là, Frontin, surtout avec Lisette, qui rendra compte à ma soeur de ce que je vais vous dire; voici plusieurs fois dans ce jour que j'évite Damis, qui s'obstine à me suivre, à me parler, tout destiné qu'il est à ma soeur; et comme il ne se corrige point, malgré tout ce que je lui ai pu dire, je suis charmée qu'on sache mes sentiments là-dessus, et Lisette me sera témoin que je vous charge de lui rapporter ce que vous venez d'entendre, et que je le prie nettement de me laisser en repos.

Frontin. - Non, Madame, je ne saurais; votre commission n'est pas faisable; je ne rapporte jamais rien que de gracieux à mon maître; et d'ailleurs il n'est pas possible que le plus galant homme de la terre ait pu vous ennuyer.

Lisette. - Le plus galant homme de la terre me paraît admirable, à moi! On lui destine tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde, et Monsieur n'est pas content; apparemment qu'il n'y voit goutte.

Phénice. - Qu'est-ce que cela veut dire, il n'y voit goutte? Doucement, Lisette; personne n'est plus aimable que ma soeur; mais que je la vaille ou non, ce n'est pas à vous à en décider.

Lisette. - Je n'attaque personne, Madame; mais qu'un homme quitte ma maîtresse et fasse un autre choix, il n'y a pas à le marchander: c'est un homme sans goût; ce sont de ces choses décidées, depuis qu'il y a des hommes. Oui, sans goût, et je n'aurais qu'un moment à vivre qu'il faudrait que je l'employasse à me moquer de lui; je ne pourrais pas m'en passer; sans goût.

Phénice. - Je ne m'arrêtais pas ici pour lier conversation avec vous: mais en quoi, s'il vous plaît, serait-il si digne d'être moqué?

Lisette. - Ma réponse est sur le visage de ma maîtresse.

Frontin. - Si celui de Madame voulait s'aider, vous ne brilleriez guère.

Phénice, s'en allant. - Vos discours sont impertinents, Lisette, et l'on m'en fera raison.

 

Scène V

Lisette, Frontin, un moment seuls, Lucile

Frontin, en riant. - Nous lui avons donné là une bonne petite dose d'émulation; continuons, ma fille; le feu prend partout, et le mariage s'en ira en fumée. Adieu, je me retire: voilà ta maîtresse qui accourt; confirme-la dans ses dégoûts.

Il s'en va.

Lucile. - Que se passe-t-il donc ici? Vous parliez bien haut avec ma soeur, et je l'ai vu de loin comme en colère. D'un autre côté, mon père ne me parle point. Qu'avez-vous donc fait? D'où cela vient-il?

Lisette. - Réjouissez-vous, Madame, nous vous débarrasserons de Damis.

Lucile. - Fort bien, je gage que ce que vous me dites là me pronostique quelque coup d'étourdie.

Lisette. - Ne craignez rien, vous ne demandez qu'un prétexte légitime pour le refuser, n'est-il pas vrai? Eh bien! j'ai travaillé à vous en donner un; et j'ai si bien fait, que votre soeur est actuellement éprise de lui; ce qui nous produira quelque chose.

Lucile. - Ma soeur actuellement éprise de lui! Je ne vois pas trop à quoi ce moyen hétéroclite peut m'être bon. Ma soeur éprise! Et en vertu de quoi le serait-elle? Et d'où vient qu'il faut qu'elle le soit?

Lisette. - N'est-on pas convenu que Damis ferait la cour à votre soeur? Si avec cela elle vient à l'aimer, vous pouvez vous retirer sans qu'on ait le mot à vous dire; je vous défie d'imaginer rien de plus adroit: écoutez-moi.

Lucile. - Supprimez l'éloge de votre adresse; point de réponse qui aille à côté de ce qu'on vous demande: vous parlez de Damis, ne le quittez point; finissons ce sujet-là.

Lisette. - J'achève; Frontin était avec moi; votre soeur l'a vu, elle est venue lui parler.

Lucile. - Damis n'est point encore là, et je l'attends.

Lisette. - De quelle humeur êtes-vous donc aujourd'hui, Madame?

Lucile. - Bon! régalez-moi, par-dessus le marché, d'une réflexion sur mon humeur.

Lisette. - Donnez-moi donc le temps de vous parler. Frontin, lui a-t-elle dit, votre maître ne s'adresse qu'à moi, quoique destiné à ma soeur; on croit que j'y contribue, cela me déplaît, et je vous charge de l'en instruire.

Lucile. - Eh bien! que m'importe que ma soeur ait une vanité ridicule? Je la confondrai quand il me plaira.

Lisette. - Gardez-vous-en bien. J'en ai senti tout l'avantage pour vous, de cette vanité-là; je l'ai agacée, je l'ai piquée d'honneur; mon ton vous aurait réjouie.

Lucile. - Point du tout, je le vois d'ici; passez.

Lisette. - Damis est joli de négliger ma maîtresse! ai-je dit en riant.

Lucile. - Lui, me négliger! Mais il ne me néglige point. Où avez-vous pris cela? Il obéit à nos conventions, cela est différent.

Lisette. - Je le sais bien; mais il faut cacher ce secret-là, et j'ai continué sur le même ton. Le parti qu'il prend est comique, ai-je ajouté. Qu'est-ce que c'est que comique? a repris votre soeur. C'est du divertissant, ai-je dit. Vous plaisantez, Lisette. Je dis mon sentiment, Madame. Il est vrai que ma soeur est aimable, mais d'autres le sont aussi. Je ne connais point ces autres-là, Madame. Vous me choquez. Je n'y tâche point. Vous êtes une sotte. J'ai de la peine à le croire. Taisez-vous. Je me tais. - Là-dessus elle est partie avec des appas révoltés, qui se promettent bien de l'emporter sur les vôtres; qu'en dites-vous?

Lucile. - Ce que j'en dis? Que je vous ai mille obligations, que mon affront est complet, que ma soeur triomphe, que j'entends d'ici les airs qu'elle se donne, qu'elle va me croire attaquée de la plus basse jalousie du monde, et qu'on ne saurait être plus humiliée que je le suis.

Lisette. - Vous me surprenez! N'avez-vous pas dit vous-même à Damis de paraître s'attacher à elle?

Lucile. - Vous confondez grossièrement les idées, et dans un petit génie comme le vôtre, cela est à sa place. Damis, en feignant d'aimer ma soeur, me donnait une raison toute naturelle de dire: Je n'épouse point un homme qui paraît en aimer une autre. Mais refuser d'épouser un homme, ce n'est pas être jalouse de celle qu'il aime, entendez-vous? Cela change d'espèce; et c'est cette distinction-là qui vous passe; c'est ce qui fait que je suis trahie, que je suis la victime de votre petit esprit, que ma soeur est devenue sotte, et que je ne sais plus où j'en suis. Voilà tout le produit de votre zèle, voilà comme on gâte tout quand on n'a point de tête. A quoi m'exposez-vous? Il faudra donc que j'humilie ma soeur, à mon tour, avec ses appas révoltés?

Lisette. - Vous ferez ce qu'il vous plaira; mais j'ai cru que le plus sûr était d'engager votre soeur à aimer Damis, et peut-être Damis à l'aimer, afin que vous eussiez raison d'être fâchée et de le refuser.

Lucile. - Quoi! vous ne sentez pas votre impertinence, dans quelque sens que vous la preniez? Eh! pourquoi voulez-vous que ma soeur aime Damis? Pourquoi travailler à l'entêter d'un homme qui ne l'aimera point? Vous a-t-on demandé cette perfidie-là contre elle? Est-ce que je suis assez son ennemie pour cela? Est-ce qu'elle est la mienne? Est-ce que je lui veux du mal? Y a-t-il de cruauté pareille au piège que vous lui tendez? Vous faites le malheur de sa vie, si elle y tombe; vous êtes donc méchante? vous avez donc supposé que je l'étais? Vous me pénétrez d'une vraie douleur pour elle. Je ne sais s'il ne faudra point l'avertir; car il n'y a point de jeu dans cette affaire-ci. Damis lui-même sera peut-être forcé de l'épouser malgré lui. C'est perdre deux personnes à la fois. Ce sont deux destinées que je rends funestes. C'est un reproche éternel à me faire; et je suis désolée.

Lisette. - Eh bien! Madame, ne vous alarmez point tant; allez, consolez-vous; car je crois que Damis l'aime, et qu'il s'y livre de tout son coeur.

Lucile. - Oui-da! Voilà ce que c'est; parce que vous ne savez plus que dire, les coeurs à donner ne vous coûtent plus rien, vous en faites bon marché, Lisette! Mais voyons, répondez-moi; c'est votre conscience que j'interroge. Si Damis avait un parti à prendre, doutez-vous qu'il ne me préférât pas à ma soeur? Vous avez dû remarquer qu'il aurait moins d'éloignement pour moi que pour elle, assurément.

Lisette. - Non, je n'ai point fait cette remarque-là.

Lucile. - Non? Vous êtes donc aveugle, impertinente que vous êtes? Du moins mentez sans me manquer de respect.

Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez mieux qu'elle; mais tous les jours on laisse le plus pour prendre le moins.

Lucile. - Tous les jours? Vous êtes bien hardie de mettre l'exception à la place de la règle générale.

Lisette. - Oh! il est inutile de tant crier; je ne m'en mêlerai plus; accommodez-vous, ce n'est pas moi qu'on menace de marier et vous n'avez qu'à dire vos raisons à ceux qui viennent; défendez-vous à votre fantaisie.

Elle sort.

 

Scène VI

Lucile, seule.

Lucile. - Hélas! tu ne sais pas ce que je souffre, ni toute la douleur et tout le penchant dont je suis agitée!

 

Scène VII

Monsieur Orgon, Monsieur Ergaste, Damis, Lucile

Monsieur Orgon. - Ma fille, nous vous amenons, Monsieur Ergaste et moi, quelqu'un dont il faut que vous guérissiez l'esprit d'une erreur qui l'afflige: c'est Damis. Vous savez nos desseins, vous y avez consenti; mais il croit vous déplaire, et dans cette idée-là, à peine ose-t-il vous aborder.

Monsieur Ergaste. - Pour moi, Madame, malgré toute la joie que j'aurais d'un mariage qui doit m'unir de plus près à mon meilleur ami, je serais au désespoir qu'il s'achevât, s'il vous répugne.

Lucile. - Jusqu'ici, Monsieur, je n'ai rien fait qui puisse donner cette pensée-là; on ne m'a point vu de répugnance.

Damis. - Il est vrai, Madame, j'ai cru voir que je ne vous convenais point.

Lucile. - Peut-être aviez-vous envie de le voir.

Damis. - Moi, Madame? je n'aurais donc ni goût ni raison.

Monsieur Orgon. - Ne le disais-je pas? Dispute de délicatesse que tout cela; rendez-vous plus de justice à tous deux. Monsieur Ergaste, les gens de notre âge effarouchent les éclaircissements; promenons-nous de notre côté; pour vous, mes enfants, qui ne vous haïssez pas, je vous donne deux jours pour terminer vos débats; après quoi je vous marie; et ce sera dès demain, si on me raisonne.

Ils se retirent.

 

Scène VIII

Lucile, Damis

Damis. - Dès demain, si on me raisonne! Eh bien! Madame, dans ce qui vient de se passer, j'ai fait du mieux que j'ai pu; j'ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance; mais que pensez-vous de ce qu'ils disent?

Lucile. - Qu'effectivement ceci commence à devenir difficile.

Damis. - Très difficile, au moins.

Lucile. - Oui, il en faut convenir, nous aurons de la peine à nous tirer d'affaire.

Damis. - Tant de peine, que je ne voudrais pas gager que nous nous en tirions.

Lucile. - Comment ferons-nous donc?

Damis. - Ma foi, je n'en sais rien.

Lucile. - Vous n'en savez rien, Damis; voilà qui est à merveille; mais je vous avertis d'y songer pourtant; car je ne suis pas obligée d'avoir plus d'imagination que vous.

Damis. - Oh! parbleu, Madame, je ne vous en demande pas au-delà de ce que j'en ai, non plus; cela ne serait pas juste.

Lucile. - Mais prenez donc garde; si nous en manquons l'un et l'autre, comme il y a toute apparence, je vous prie de me dire où cela nous conduira.

Damis. - Je dirai encore de même: je n'en sais rien, et nous verrons.

Lucile. - Le prenez-vous sur ce ton-là, Monsieur? Oh! j'en dirai bien autant: je n'en sais rien, et nous verrons.

Damis. - Mais oui, Madame, nous verrons; je n'y sache que cela, moi. Que puis-je répondre de mieux?

Lucile. - Quelque chose de plus net, de plus positif, de plus clair; nous verrons ne signifie rien; nous verrons qu'on nous mariera, voilà ce que nous verrons: êtes-vous curieux de voir cela? Car votre tranquillité m'enchante; d'où vous vient-elle? Quoi? que voulez-vous dire? Vous fiez-vous à ce que votre père et le mien voient que leur projet ne vous plaît pas? Vous pourriez vous y tromper.

Damis. - Je m'y tromperais sans difficulté; car ils ne voient point ce que vous dites là.

Lucile. - Ils ne le voient point?

Damis. - Non, Madame, ils ne sauraient le voir; cela n'est pas possible; il y a de certaines figures, de certaines physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes. Qui est-ce qui croira que je ne vous aime pas, par exemple? Personne. Nous avons beau faire, il n'y a pas d'industrie qui puisse le persuader.

Lucile. - Cela est vrai, vous verrez que tout le monde est aveugle! Cependant, Monsieur, comme il s'agit ici d'affaires sérieuses, voudriez-vous bien supprimer votre qui est-ce qui croira, qui n'est pas de mon goût, et qui a tout l'air d'une plaisanterie que je ne mérite pas. Car, que signifient, je vous prie, ces physionomies qu'on ne saurait soupçonner d'être indifférentes? Eh! que sont-elles donc? je vous le demande. De quoi voulez-vous qu'on les soupçonne? Est-ce qu'il faut absolument qu'on les aime? Est-ce que j'ai une de ces physionomies-là, moi? Est-ce qu'on ne saurait s'empêcher de m'aimer quand on me voit? Vous vous trompez, Monsieur, il en faut tout rabattre; j'ai mille preuves du contraire, et je ne suis point de ce sentiment-là. Tenez, j'en suis aussi peu que vous, qui vous divertissez à faire semblant d'en être; et vous voyez ce que deviennent ces sortes de compliments quand on les presse.

Damis. - Il vous est fort aisé de les réduire à rien, parce que je vous laisse dire, et que moyennant quoi, vous en faites ce qui vous plaît; mais je me tais, Madame, je me tais.

Lucile. - Je me tais, Madame, je me tais. Ne dirait-on pas que vous y entendez finesse, avec votre sérieux? Qu'est-ce que c'est que ces discours-là, que j'ai la sotte bonté de relever, et qui nous écartent? Est-ce que vous avez envie de vous dédire?

Damis. - Ne vous ai-je pas dit, Madame, qu'il pourrait, dans la conversation, m'échapper des choses qui ne devaient point vous alarmer? Soyez donc tranquille; vous avez ma parole, je la tiendrai.

Lucile. - Vous y êtes aussi intéressé que moi.

Damis. - C'est une autre affaire.

Lucile. - Je crois que c'est la même.

Damis. - Non, Madame, toute différente: car enfin, je pourrais vous aimer.

Lucile. - Oui-da! mais je serais pourtant bien aise de savoir ce qui en est, à vous parler vrai.

Damis. - Ah! c'est ce qui ne se peut pas, Madame; j'ai promis de me taire là-dessus. J'ai de l'amour, ou je n'en ai point; je n'ai pas juré de n'en point avoir; mais j'ai juré de ne le point dire en cas que j'en eusse; et d'agir comme s'il n'en était rien. Voilà tous les engagements que vous m'avez fait prendre, et que je dois respecter de peur du reproche. Du reste, je suis parfaitement le maître, et je vous aimerai, s'il me plaît; ainsi, peut-être que je vous aime, peut-être que je me sacrifie, et ce sont mes affaires.

Lucile. - Mais voilà qui est extrêmement commode! Voyez avec quelle légèreté Monsieur traite cette matière-là! Je vous aimerai, s'il me plaît; peut-être que je vous aime? Pas plus de façon que cela; que je l'approuve ou non, on n'a que faire que je le sache, il faut donc prendre patience. Mais dans le fond, si vous m'aimiez avec cet air dégagé que vous avez, vous seriez assurément le plus grand comédien du monde, et ce caractère-là n'est pas des plus honnêtes à porter, entre vous et moi.

Damis. - Dans cette occasion-ci; il serait plus fatigant que malhonnête.

Lucile. - Quoi qu'il en soit, en voilà assez; je m'aperçois que ces plaisanteries-là tendent à me dégoûter de la conversation. Vous vous ennuyez, et moi aussi; séparons-nous. Voyez si mon père et le vôtre ne sont plus dans le jardin, et quittons-nous, s'ils ne nous observent plus.

Damis. - Eh! non, Madame; il n'y a qu'un moment que nous sommes ensemble.

 

Scène IX

Damis, Lucile, Lisette

Lisette. - Madame, il vient d'arriver compagnie, qui est dans la salle avec Monsieur Orgon, et il m'envoie vous dire qu'on va se mettre au jeu.

Lucile. - Moi jouer! Eh! mais mon père sait bien que je ne joue jamais qu'à contrecoeur; dites-lui que je le prie de m'en dispenser.

Lisette. - Mais, Madame, la compagnie vous demande.

Lucile. - Oh! que la compagnie attende; dites que vous ne me trouvez pas.

Lisette. - Et Monsieur, vient-il? apparemment qu'il joue?

Damis. - Moi, je ne connais pas les cartes.

Lucile. - Allez, dites à mon père que je vais dans mon cabinet, et que je ne me montrerai qu'après que les parties seront commencées.

Lisette, en s'en allant. - Que diantre veulent-ils dire, de ne venir ni l'un ni l'autre?

 

Scène X

Damis, Lucile

Damis, d'un air embarrassé. - Vous n'aimez donc pas le jeu, Madame?

Lucile. - Non Monsieur.

Damis. - Je me sais bon gré de vous ressembler en cela.

Lucile. - Ce n'est là ni une vertu ni un défaut; mais, Monsieur, puisqu'il y a compagnie, que n'y allez-vous? Elle vous amuserait.

Damis. - Je ne suis pas en humeur de chercher des amusements.

Lucile. - Mais est-ce que vous restez avec moi?

Damis. - Si vous me le permettez.

Lucile. - Vous n'avez pourtant rien à me dire.

Damis. - En ce moment, par exemple, je rêve à notre aventure, elle est si singulière, qu'elle devrait être unique.

Lucile. - Mais je crois qu'elle l'est aussi.

Damis. - Non, Madame, elle ne l'est point. Il n'y a pas plus de six mois qu'un de mes amis et une personne qu'on voulait qu'il épousât, se sont trouvés tous deux dans le même cas que vous et moi: même résolution de ne point se marier, avant que de se connaître, même convention entre eux, mêmes promesses que moi de la défaire de lui.

Lucile. - C'est-à-dire qu'il y manqua; cela n'est pas rare.

Damis. - Non, Madame, il les tint: mais notre coeur se moque de nos résolutions.

Lucile. - Assez souvent, à ce qu'on dit.

Damis. - La dame en question était très aimable; beaucoup moins que vous pourtant. Voilà toute la différence que je trouve dans cette histoire.

Lucile. - Vous êtes bien galant.

Damis. - Non, je ne suis qu'historien exact; au reste, Madame, je vous raconte ceci dans la bonne foi, pour nous entretenir et sans aucun dessein.

Lucile. - Oh! je n'en imagine pas davantage; poursuivez. Qu'arriva-t-il entre la dame et votre ami?

Damis. - Qu'il l'aima.

Lucile. - Cela était embarrassant.

Damis. - Oui, certes; car il s'était engagé à se taire aussi bien que moi.

Lucile. - Vous m'allez dire qu'il parla?

Damis. - Il n'eut garde à cause de la parole donnée, et il ne vit qu'un parti à prendre, qui est singulier; ce fut de lui dire, comme je vous disais tout à l'heure, ou je vous aime, ou je ne vous aime pas, et d'ajouter qu'il ne s'enhardirait à dire la vérité que lorsqu'il la verrait elle-même un peu sensible; je fais un récit, souvenez-vous en.

Lucile. - Je le sais; mais votre ami était un impertinent, de proposer à une femme de parler la première! Il faudrait être affamée d'un coeur pour l'acheter à ce prix-là.

Damis. - La dame en question n'en jugea pas comme vous, Madame; il est vrai qu'elle avait du penchant pour lui.

Lucile. - Ah! c'est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d'un coeur! C'est dire à une femme: Veux-tu savoir mon amour? subis l'opprobre de m'avouer le tien; déshonore-toi, et je t'instruis. Quelle épouvantable chose! et le vilain ami que vous avez là!

Damis. - Prenez garde; cette dame sentit que cette proposition, toute horrible qu'elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son coeur n'osait se risquer sans la permission du sien; l'aveu d'un amour qui eût déplu n'eût fait qu'alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage; elle sentit tout cela.

Lucile. - Ah! n'achevez pas. J'ai pitié d'elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s'y prend une femme en pareil cas; de quel tour peut-elle se servir? J'oublierais le français, moi, s'il fallait dire je vous aime avant qu'on me l'eût dit.

Damis. - Il en agit plus noblement; elle n'eut pas la peine de parler.

Lucile. - Ah! passe pour cela.

Damis. - Il y a des manières qui valent des paroles; on dit je vous aime avec un regard, et on le dit bien.

Lucile. - Non, Monsieur, un regard! c'est encore trop; je permets qu'on le rende, mais non pas qu'on le donne.

Damis. - Pour vous, Madame, vous ne rendriez que de l'indignation.

Lucile. - Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur? Est-ce qu'il est question de moi ici? Je crois que vous vous divertissez à mes dépens. Vous vous amusez, je pense, vous en avez tout l'air; en vérité, vous êtes admirable! Adieu, Monsieur; on dit que vous aimez ma soeur: terminez la désagréable situation où je me trouve, en l'épousant. Voilà tout ce que je vous demande.

Damis. - Je continuerai de feindre de la servir, Madame; c'est tout ce que je puis vous promettre. (En s'en allant.) Que de mépris!

 

Scène XI

Lucile, seule.

Lucile. - Il faut avouer qu'on a quelquefois des inclinations bien bizarres! D'où vient que j'en ai pour cet homme-là, qui n'est point aimable?

 

Acte III

 

Scène première

Phénice, Damis

Phénice. - Non, Monsieur, je vous l'avoue, je ne saurais plus souffrir le personnage que vous jouez auprès de moi, et je le trouve inconcevable: vous n'êtes venu que pour épouser ma soeur; elle est aimable et vous ne lui parlez point; ce n'est qu'à moi que vos conversations s'adressent. J'y comprendrais quelque chose si l'amour y avait part; mais vous ne m'aimez point, il n'en est pas question.

Damis. - Rien ne serait pourtant plus aisé que de vous aimer, Madame.

Phénice. - A la bonne heure; mais rien ne serait plus inutile, et je ne serais pas en situation de vous écouter. Quoi qu'il en soit, ces façons-là ne me conviennent point; je l'ai déjà marqué, je vous l'ai fait dire, et je vous demande en grâce de cesser vos poursuites; car enfin vous n'avez pas dessein de me désobliger, je pense.

Damis. - Moi, Madame?

Phénice. - Sur ce pied-là, finissez donc, ou je vous y forcerai moi-même.

Damis. - Vous me défendrez donc de vous voir?

Phénice. - Non, Monsieur; mais on s'imagine que vous m'aimez; vos façons l'ont persuadé à tout le monde; et je ne le nierai pas, je ne paraîtrai point m'y déplaire, et je vous réduirai, peut-être ou à la nécessité de m'épouser en dépit de votre goût, ou à fuir en homme imprudent (j'adoucis le terme), en homme inexcusable, qui n'aura pas rougi de violer tous les égards, et de se moquer, tour à tour, de deux filles de condition, dont la moindre peut fixer le plus honnête homme: de sorte que vous risquez ou le sacrifice de votre coeur, ou la perte de votre réputation; deux objets qui valent bien qu'on y pense. Mais, dites-moi, est-ce que vous n'aimez point ma soeur?

Damis. - Si je l'épousais, je n'en serais pas fâché.

Phénice. - Ou je n'y connais rien, ou je crois qu'elle ne le serait pas non plus. Pourquoi donc ne vous accordez-vous pas?

Damis. - Ma foi, je l'ignore.

Phénice. - Mais ce n'est pas là parler raison.

Damis. - Je ne saurais pourtant y en mettre davantage.

Phénice. - Ce sont vos affaires, et je m'en tiens à ce que je vous ai dit. Voici mon père avec ma soeur; de grâce, retirez-vous, avant qu'ils puissent vous voir.

Damis. - Mais, Madame...

Phénice. - Oh! Monsieur, trêve de raillerie.

 

Scène II

Monsieur Orgon, Lucile, Phénice

Monsieur Orgon, parlant à Lucile, avec qui il entre. - Non, ma fille, je n'ai jamais prétendu vous contraindre: quelque chose que vous me disiez, il est certain que vous ne l'aimez pas; ainsi n'en parlons plus. (Phénice veut s'en aller. Monsieur Orgon continue.) Restez, Phénice, je vous cherchais, et j'ai un mot à vous dire. Ecoutez-moi toutes deux. Damis voulait épouser votre soeur; c'était là notre arrangement. Nous sommes obligés de le changer; le coeur de Lucile en dispose autrement: elle ne l'avoue pas, mais ce n'est que par pur complaisance pour moi, et j'ai quitté ce projet-là.

Lucile. - Mais, mon père, vous dirais-je que j'aime Damis? Cela ne siérait pas; c'est un langage qu'une fille bien née ne saurait tenir, quand elle en aurait envie.

Monsieur Orgon. - Encore! Et si je vous disais que c'est de Lisette elle-même que je sais qu'il ne vous plaît pas, ma fille? A quoi bon s'en défendre? Je vous dispense de ces considérations-là pour moi; et pour trancher net, vous ne l'épouserez point: vos dégoûts pour lui n'ont été que trop marqués, et je le destine à votre soeur à qui son coeur se donne, et qui ne lui refuse pas le sien, quoiqu'elle aille de son côté me dire le contraire à cause de vous.

Phénice. - Moi, l'épouser, mon père!

Monsieur Orgon. - Nous y voilà; je savais votre réponse avant que vous me la fissiez; je vous connais toutes deux: l'une, de peur de me fâcher, épouserait ce qu'elle n'aime pas; l'autre, par retenue pour sa soeur, refuserait d'épouser ce qu'elle aime. Vous voyez bien que je suis au fait, et que je sais vous interpréter; d'ailleurs, je suis bien instruit, et je ne me trompe pas.

Lucile, à part, à Phénice. - Parlez donc, vous voilà comme une statue.

Phénice. - En vérité, je ne saurais penser que ceci soit sérieux.

Lucile. - Prenez garde à ce que vous ferez, mon père; vous vous méprenez sur ma soeur, et je lui vois presque la larme à l'oeil.

Monsieur Orgon. - Si elles ne sont pas folles, c'est moi qui ai perdu l'esprit: adieu, je vais informer Monsieur Ergaste du nouveau mariage que je médite, son amitié ne m'en dédira pas. Pour vous, mes enfants, plaignez-vous; c'est moi qui ai tort: en effet, j'abuse du pouvoir que j'ai sur vous; plaignez-vous, je vous le conseille, et cela soulage; mais je ne veux pas vous entendre, vous m'attendririez trop: allez, sortez sans me répondre, et laissez-moi parler à Monsieur Ergaste, qui arrive.

Lucile, en partant. - J'étouffe.

 

Scène III

Monsieur Ergaste, Monsieur Orgon, Frontin

Monsieur Ergaste. - Vous voyez un homme consterné; mon cher ami, je ne vois nulle apparence au mariage en question, à moins que de violenter des coeurs qui ne semblent pas faits l'un pour l'autre: je ne saurais cependant pardonner à mon fils d'avoir cédé si vite à l'indifférence de Lucile; j'ai même été jusqu'à le soupçonner d'aimer ailleurs, et voici son valet à qui j'en parlais; mais, soit que je me trompe, ou que ce coquin n'en veuille rien dire, tout ce qu'il me répond, c'est que mon fils ne plaît pas à Lucile, et j'en suis au désespoir.

Frontin, derrière. - Messieurs, un coquin n'est pas agréable à voir; voulez-vous que je me retire?

Monsieur Ergaste. - Attends.

Monsieur Orgon. - Ne vous fâchez pas, Monsieur Ergaste; il y a remède à tout, et nous n'y perdrons rien, si vous voulez.

Monsieur Ergaste. - Parlez, mon cher ami; j'applaudis d'avance à vos intentions.

Monsieur Orgon. - Nous avons une ressource.

Monsieur Ergaste. - Je n'osais la proposer: mais effectivement j'en vois une, avec tout le monde.

Monsieur Orgon. - Il n'y a qu'à changer d'objet; substituons la cadette à l'aînée, nous ne trouverons point d'obstacle: c'est un expédient que l'amour nous indique.

Monsieur Ergaste. - Entre vous et moi, mon fils a paru tout d'un coup pencher de ce côté-là.

Monsieur Orgon. - A vous parler confidemment, ma cadette ne hait pas son penchant.

Monsieur Ergaste. - Il n'y a personne qui n'ait remarqué ce que nous disons là; c'est un coup de sympathie visible.

Monsieur Orgon. - Ma foi, rendons-nous-y, marions-les ensemble.

Monsieur Ergaste. - Vous y consentez? Le ciel en soit loué! Voilà ce qu'on appelle une véritable union de coeurs, un vrai mariage d'inclination, et jamais on n'en devrait faire d'autres. Vous me charmez; est-ce une chose conclue?

Monsieur Orgon. - Assurément; je viens d'en avertir ma fille.

Monsieur Ergaste. - Je vous rends grâce; souffrez à présent que je dise un mot à ce valet, et je vous rejoins sur-le-champ.

Monsieur Orgon. - Je vous attends; faites.

 

Scène IV

Monsieur Ergaste, Frontin

Monsieur Ergaste. - Approche.

Frontin. - Me voilà, Monsieur.

Monsieur Ergaste. - Ecoute, et retiens bien la commission que je te donne.

Frontin. - Je n'ai pas beaucoup de mémoire, mais avec du zèle on s'en passe.

Monsieur Ergaste. - Tu diras à mon fils que ce n'est plus à Lucile à qui on le destine, et qu'on lui accorde aujourd'hui ce qu'il aime.

Frontin. - Et s'il me demande ce que c'est qu'il aime, que lui dirai-je?

Monsieur Ergaste. - Va, va, il saura bien que c'est de Phénice dont on parle.

Frontin, en s'en allant. - Je n'y manquerai pas, Monsieur.

Monsieur Ergaste. - Où vas-tu?

Frontin. - Faire ma commission.

Monsieur Ergaste. - Tu es bien pressé, ce n'est pas là tout.

Frontin. - Allons, Monsieur, tant qu'il vous plaira; ne m'épargnez point.

Monsieur Ergaste. - Dis-lui qu'il remercie Monsieur Orgon de la bonté qu'il a de n'être pas fâché dans cette occasion-ci; car si Damis n'épouse pas Lucile, je gagerais bien que c'est à lui à qui il faut s'en prendre: dis-lui que je lui pardonne, en faveur de ce nouveau mariage, le chagrin qu'il a risqué de me donner; mais que s'il me trompait encore, si après les empressements qu'il a marqués pour Phénice il hésitait à l'épouser, s'il faisait encore cette injure à Monsieur Orgon, je ne veux le voir de ma vie, et que je le déshérite; je ne lui parlerai pas même que je ne sois content de lui.

Frontin, riant. - Eh! eh! eh!... je remarque que ce n'est qu'en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter; vous en êtes effrayé vous-même; la tendresse paternelle est admirable!

Monsieur Ergaste. - Faquin, on a bien affaire de tes réflexions! obéis; le reste me regarde.

 

Scène V

Frontin, Lisette

Lisette. - Je te cherchais, Frontin, et j'attendais que Monsieur Ergaste t'eût quitté pour te parler, et savoir ce qu'il te disait: il semble que les affaires vont mal; ma maîtresse ne me voit pas de bon oeil; sais-tu de quoi il s'agit?... Réponds donc!

Frontin. - La peur d'être déshérité me coupe la parole.

Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire?

Frontin. - D'être déshérité, te dis-je, ou d'épouser Phénice.

Lisette. - Comment donc, d'épouser Phénice! Ah! Frontin, où en sommes-nous? Voilà donc pourquoi Lucile m'a si bien reçue tout à l'heure: elle a su que j'ai dit à son père qu'elle n'aimait point Damis, que Damis se déclarait pour sa soeur; on veut à présent qu'il l'épouse; je n'ai point prévu ce coup-là, et je me compte disgraciée; j'ai vu Lucile trop inquiète: apparemment que ton maître ne lui est point indifférent; et je perds tout, si elle me congédie.

Frontin. - Je ne vois donc de tous côtés pour nous que des diètes.

Lisette. - Voilà ce que c'est que de n'avoir pas laissé aller les choses: je crois que nos gens s'aimeraient sans nous. Maudite soit l'ambition de gouverner chacun notre ménage!

Frontin. - Ah! mon enfant, tu as beau dire, tous les gouvernements sont lucratifs; et le célibat où nous les tenions n'était pas mal imaginé; le pis que j'y trouve, c'est que je t'aime et que tu n'en es pas quitte à meilleur marché que moi.

Lisette. - Eh! que n'as-tu eu l'esprit de m'aimer tout d'un coup? J'aurais fait changer d'avis à Lucile.

Frontin. - Voilà notre tort; c'est de n'avoir pas prévu l'infaillible effet de nos mérites. Mais, m'amie, notre mal est-il sans remède? Je soupçonne, comme toi, que nos gens ne se haïssent point dans le fond, et il n'y aurait qu'à les en faire convenir pour nous tirer d'affaire: tâchons de leur rendre ce service-là.

Lisette. - Nous avons bien aigri les choses. N'importe, voici ton maître; changeons adroitement de batterie, et tâchons de le gagner.

 

Scène VI

Frontin, Lisette, Damis

Damis. - Ah! te voilà, Frontin? Bonjour, Lisette. De quoi mon père t'a-t-il chargé pour moi, Frontin? Il vient de m'avertir, sans vouloir l'expliquer, que tu avais quelque chose à me dire de sa part.

Frontin. - Oui, Monsieur, il s'agit de deux ou trois petits articles que je disais à Lisette, et qui ne sont pas fort curieux.

Damis. - Dis-les sans les compter.

Frontin. - Vous m'excuserez, le calcul arrange. Le premier, c'est qu'il ne veut plus entendre parler de vous.

Damis. - Qui? mon père?

Frontin. - Lui-même. Mais ce n'est pas là l'essentiel; le second, c'est qu'il vous déshérite.

Damis. - Moi! ce que tu me dis là n'est pas concevable.

Frontin. - Il ne m'a pas chargé de vous le faire concevoir. Enfin le troisième, c'est que les deux premiers seront nuls si vous épousez Phénice.

Damis. - Quoi! l'on veut m'obliger...

Frontin. - Prenez garde, Monsieur; ne confondons point, parlons exactement. Ma commission ne porte point qu'on vous oblige; on n'attaque point votre liberté, voyez-vous; vous êtes le maître d'opter entre Phénice ou votre ruine, et l'on s'en rapporte à votre choix.

Lisette. - La jolie grâce! C'est que, sur le penchant qu'on vous croit pour elle, on ne veut pas que vous balanciez à l'épouser, après le refus que vous avez paru faire de sa soeur.

Frontin. - Mais cette soeur, nous ne la refusons point, dans le fond: n'est-il pas vrai, Monsieur?

Damis. - Passe encore, s'il était question d'elle.

Lisette. - Eh! Monsieur, que n'avez-vous parlé? Pourquoi ne m'avoir pas confié vos sentiments?

Damis. - Mais, mes sentiments, quand ils seraient tels que vous les croyez, ne savez-vous pas bien les siens, Lisette?

Lisette. - Ne vous y trompez pas; depuis vos conventions, je ne la vois plus que triste et rêveuse.

Frontin. - Je l'ai rencontrée ce matin qui étouffait un soupir en s'essuyant les yeux.

Lisette. - Elle qui aimait sa soeur, et qui était toujours avec elle, je la vois aujourd'hui la fuir et se détourner pour l'éviter. Qu'est-ce que cela signifie?

Frontin. - Et moi, quand je la salue, elle a toujours envie de me le rendre. D'où vient cela, sinon de l'honneur que j'ai d'être à vous?

Lisette. - Tu n'as peut-être pas tant de tort. Au moins, Monsieur, je vous demande le secret; profitez-en, voilà tout.

Damis. - Je vous l'avoue, Lisette, tout ce que vous me dites là, si vous êtes sincère, pourrait m'être d'un bon augure; et si j'osais soupçonner la moindre des dispositions dans son coeur...

Frontin. - Iriez-vous lui donner le vôtre? Ah! Monsieur, le beau présent que vous lui feriez là!

Damis. - Ecoutez: c'est pourtant cette même personne qui, au premier instant qu'elle m'a vu, a marqué assez nettement de l'aversion pour moi, qui m'a fait soupçonner qu'elle aimait ailleurs!

Lisette. - Purs discours de mauvaise humeur qu'elle a tenu là, je vous assure.

Damis. - Soit: mais souvenez-vous qu'elle a exigé que je ne l'épousasse point; qu'elle me l'a demandé par tout l'honneur dont je suis capable; que c'est elle, peut-être, qui, pour se débarrasser tout à fait de moi, contribue aujourd'hui au nouveau mariage qu'on veut que je fasse; en un mot, je ne sais qu'en penser moi-même. Je puis me tromper, peut-être vous trompez-vous aussi; et sans quelques preuves un peu moins équivoques de ses sentiments, je ne saurais me déterminer à violer les paroles que je lui ai données; non pas que je les estime plus qu'elles valent; elles ne seraient rien pour un homme qui plairait: mais elles doivent lier tout homme qu'on hait, et dont on les a exigées comme une sûreté contre lui. Quoi qu'il en soit, voici Lucile qui vient; je n'attends d'elle que le moindre petit accueil pour me déclarer, et son seul abord va décider de tout.

 

Scène VII

Lucile, Lisette, Damis, Frontin

Lucile. - J'ai à vous parler pour un moment, Damis; notre entretien sera court; je n'ai qu'une question à vous faire; vous, qu'un mot à me répondre; et puis je vous fuis, je vous laisse.

Damis. - Vous n'y serez point obligée, Madame, et j'aurai soin de me retirer le premier. (A part.) Eh bien, Lisette?

Lucile. - Le premier ou le dernier; je vous donne la préférence: Etes-vous si pressé? Retirez-vous tout à l'heure: Lisette vous rendra ce que j'ai à vous dire.

Damis, se retirant. - Je prends donc ce parti comme celui qui vous convient le mieux, Madame.

Il feint de s'en aller.

Lucile. - Qu'il s'en aille; l'arrêtera qui voudra.

Lisette. - Eh! mais vous n'y pensez pas; revenez donc, Monsieur; est-ce que la guerre est déclarée entre vous deux?

Damis. - Madame débute par m'annoncer qu'elle n'a qu'un mot à me dire, et puis qu'elle me fuit; n'est-ce pas m'insinuer qu'elle a de la peine à me voir?

Lucile. - Si vous saviez l'envie que j'ai de vous laisser là!

Damis. - Je n'en doute pas, Madame; mais ce n'est pas à présent qu'il faut me fuir; c'était dès le premier instant que vous m'avez vu, et que je vous déplaisais, qu'il fallait le faire.

Lucile. - Vous fuir dès le premier instant! Pourquoi donc, Monsieur? Cela serait bien sauvage; on ne fuit point ici à la vue d'un homme.

Lisette. - Mais quel est le travers qui vous prend à tous deux? Faut-il que des personnes qui se veulent du bien se parlent comme si elles ne pouvaient se souffrir? Et vous, Monsieur, qui aimez ma maîtresse; car vous l'aimez, je gage. (Ces mots-là se disent en faisant signe à Damis.)

Lucile. - Que vous êtes sotte! Allez, visionnaire, allez perdre vos gageures ailleurs. A qui en veut-elle?

Lisette. - Oui, Madame, je sors; mais avant que de partir, il faut que je parle. Vous me demandez à qui j'en veux. A vous deux, Madame, à vous deux. Oui, je voudrais de tout mon coeur ôter à Monsieur qui se tait, et dont le silence m'agite le sang, je voudrais lui ôter le scrupule du ridicule engagement qu'il a pris avec vous, que je me repens de vous avoir laissé prendre, et dont vous souffrez autant l'un que l'autre. Pour vous, Madame, je ne sais pas comment vous l'entendez; mais si jamais un homme avait fait serment de ne me pas dire: Je vous aime, oh! je ferais serment qu'il en aurait le démenti; il saurait le respect qui me serait dû, je n'y épargnerais rien de tout ce qu'il y a de plus dangereux, de plus fripon, de plus assassin dans l'honnête coquetterie des mines, du langage et du coup d'oeil. Voilà à quoi je mettrais ma gloire, et non pas à me tenir douloureusement sur mon quant-à-moi, comme vous faites, et à me dire: Voyons ce qu'il dit, voyons ce qu'il ne dit pas; qu'il parle, qu'il commence; c'est à lui, ce n'est pas à moi; mon sexe, ma fierté, les bienséances, et mille autres façons inutiles avec Monsieur qui tremble, et qui a la bonté d'avoir peur que son amour ne vous alarme et ne vous fâche. De l'amour nous fâcher! De quel pays venez-vous donc? Eh! mort de ma vie, Monsieur, fâchez hardiment; faites-nous cet honneur-là; courage, attaquez-nous; cette cérémonie-là fera votre fortune, et vous vous entendrez: car jusqu'ici on ne voit goutte à vos discours à tous deux; il y a du oui, du non, du pour, du contre; on fuit, on revient, on se rappelle, on n'y comprend rien. Adieu, j'ai tout dit; vous voilà débrouillés, profitez-en. Allons, Frontin.

 

Scène VIII

Damis, Lucile

Lucile. - Juste ciel! quelle impertinente! Où a-t-elle pris tout ce qu'elle nous dit là? D'où lui viennent surtout de pareilles idées sur votre compte? Au reste, elle ne me ménage pas plus que vous.

Damis. - Je ne m'en plains point, Madame.

Lucile. - Vous m'excuserez, je me mets à votre place; il n'est point agréable de s'entendre dire de certaines choses en face.

Damis. - Quoi, Madame! est-ce l'idée qu'elle a que je vous aime, que vous trouvez si désagréable pour moi?

Lucile. - Mais désagréable; je ne dis pas que son erreur vous fasse injure; mon humilité ne va pas jusque-là. Mais à propos de quoi cette folle-là vient-elle vous pousser là-dessus?

Damis. - A propos de la difficulté qu'elle s'imagine qu'il y a à ne vous pas aimer, cela est tout simple; et si j'en voulais à tous ceux qui me soupçonneraient d'amour pour vous, j'aurais querelle avec tout le monde.

Lucile. - Vous n'en auriez pas avec moi.

Damis. - Oh! vraiment, je le sais bien. Si vous me soupçonniez, vous ne seriez pas là; vous fuiriez, vous déserteriez.

Lucile. - Qu'est-ce que c'est que déserter, Monsieur? Vous avez là des expressions bien gracieuses, et qui font un joli portrait de mon caractère; j'aime assez l'esprit hétéroclite que cela me donne. Non, Monsieur, je ne déserterais point; je ne croirais pas tout perdu; j'aurais assez de tête pour soutenir cet accident-là, ce me semble, alors comme alors, on prend son parti, Monsieur, on prend son parti.

Damis. - Il est vrai qu'on peut ou haïr ou mépriser les gens de près comme de loin.

Lucile. - Il n'est pas question de ce qu'on peut. J'ignore ce qu'on fait dans une situation où je ne suis pas; et je crois que vous ne me donnerez jamais la peine de vous haïr.

Damis. - J'aurai pourtant un plaisir; c'est que vous ne saurez point si je suis digne de haine à cet égard-là; je dirai toujours: peut-être.

Lucile. - Ce mot-là me déplaît, Monsieur, je vous l'ai déjà dit.

Damis. - Je ne m'en servirai plus, Madame, et si j'avais la liste des mots qui vous choquent, j'aurais grand soin de les éviter.

Lucile. - La liste est encore amusante. Eh bien! je vais vous dire où elle est, moi; vous la trouverez dans la règle des égards qu'on doit aux dames; vous y verrez qu'il n'est pas bien de vous divertir avec un peut-être, qui ne fera pas fortune chez moi, qui ne m'intriguera pas; car je sais à quoi m'en tenir: c'est en badinant que vous le dites; mais c'est un badinage qui ne vous sied pas; ce n'est pas là le langage des hommes; on n'a pas mis leur modestie sur ce pied-là. Parlons d'autre chose; je ne suis pas venue ici sans motif; écoutez-moi: vous savez, sans doute, qu'on veut vous donner ma soeur?

Damis. - On me l'a dit, Madame.

Lucile. - On croit que vous l'aimez; mais moi, qui ai réfléchi sur l'origine des empressements que vous avez marqués pour elle, je crains qu'on ne s'abuse, et je viens vous demander ce qui en est.

Damis. - Eh que vous importe, Madame!

Lucile. - Ce qu'il m'importe? Voilà bien la question d'un homme qui n'a ni frère ni soeur, et qui ne sait pas combien ils sont chers! C'est que je m'intéresse à elle, Monsieur; c'est que, si vous ne l'aimez pas, ce serait manquer de caractère, ce me semble, ce serait même blesser les lois de cette probité à qui vous tenez tant, que de l'épouser avec un coeur qui s'éloignerait d'elle.

Damis. - Pourquoi donc, Madame, avez-vous inspiré qu'on me la donne? Car j'ai tout lieu de soupçonner que vous en êtes cause, puisque c'est vous qui m'avez d'abord proposé de l'aimer; au reste, Madame, ne vous inquiétez point d'elle, j'aurai soin de son sort plus sincèrement que vous; elle le mérite bien.

Lucile. - Qu'elle le mérite ou non, ce n'est pas son éloge que je vous demande, ni à vos imaginations que je viens répondre; parlez, Damis, l'aimez-vous? Car s'il n'en est rien, ou ne l'épousez pas, ou trouvez bon que j'avertisse mon père qui s'y trompe, et qui serait au désespoir de s'y être trompé.

Damis. - Et moi, Madame, si vous lui dites que je ne l'aime point; si vous exécutez un dessein qui ne tend qu'à me faire sortir d'ici avec la haine et le courroux de tout le monde; si vous l'exécutez, trouvez bon qu'en revanche je retire toutes mes paroles avec vous, et que je dise à Monsieur Orgon que je suis prêt de vous épouser quand on le voudra, dès aujourd'hui, s'il le faut.

Lucile. - Oui-da, Monsieur, le prenez-vous sur ce ton menaçant? Oh! je sais le moyen de vous en faire prendre un autre. Allez votre chemin, Monsieur; poursuivez; je ne vous retiens pas. Allez pour vous venger, violer des promesses dont l'oubli ne serait tout au plus pardonnable qu'à quiconque aurait de l'amour. Courez vous punir vous-même, vous ne manquerez pas votre coup; car je vous déclare que je vous y aiderai, moi. Ah! vous m'épouserez, dites-vous, vous m'épouserez! Et moi aussi, Monsieur, et moi aussi. Je serai bien aussi vindicative que vous, et nous verrons qui se dédira de nous deux; assurément le compliment est admirable! c'est une jolie petite partie à proposer.

Damis. - Eh bien! cessez donc de me persécuter, Madame. J'ai le coeur incapable de vous nuire; mais laissez-moi me tirer de l'état où je suis; contentez-vous de m'avoir déjà procuré ce qui m'arrive; on ne m'offrirait pas aujourd'hui votre soeur, si, pour vous obliger, je n'avais pas paru m'attacher à elle, ou si vous n'aviez pas dit que je l'aimais. Souvenez-vous que j'ai servi vos dégoûts pour moi avec un honneur, une fidélité surprenante, avec une fidélité que je ne vous devais point, que tout autre, à ma place, n'aurait jamais eu, et ce procédé si louable, si généreux, mérite bien que vous laissiez en repos un homme qui peut avoir porté la vertu jusqu'à se sacrifier pour vous; je ne veux pas dire que je vous aime; non, Lucile, rassurez-vous; mais enfin vous ne savez pas ce qui en est, vous en pourriez douter; vous êtes assez aimable pour cela, soit dit sans vous louer; je puis vous épouser, vous ne le voulez pas, et je vous quitte. En vérité, Madame, tant d'ardeur à me faire du mal récompense mal un service que tout le monde, hors vous, aurait soupçonné d'être difficile à rendre. Adieu, Madame.

Il s'en va.

Lucile. - Mais attendez donc, attendez, donnez-moi le temps de me justifier; ne tient-il qu'à s'en aller, quand on a chargé les gens de noirceurs pareilles?

Damis. - J'en dirais trop si je restais.

Lucile. - Oh! vous ferez comme vous pourrez; mais il faut m'entendre.

Damis. - Après ce que vous m'avez dit, je n'ai plus rien à savoir qui m'intéresse.

Lucile. - Ni moi plus rien à vous répondre; il n'y a qu'une chose qui m'étonne, et dont je ne devine pas la raison, c'est que vous osiez vous en prendre à moi d'un mariage que je vois qui vous plaît. Le motif de cette hypocrisie-là me paraît aussi ridicule qu'inconcevable. A moins que ce ne soit ma soeur qui vous y engage, pour me cacher l'accord de vos coeurs et la part qu'elle a à un engagement que j'ai refusé, dont je ne voudrais jamais, et que je la trouve bien à plaindre de ne pas refuser elle-même.

Elle sort.

 

Scène IX

Frontin, Damis, consterné.

Frontin. - Eh bien! Monsieur, à quoi en êtes-vous?

Damis. - Au plus malheureux jour de ma vie, laisse-moi.

Il sort.

 

Scène X

Frontin

Frontin. - Voilà une aventure qui a tout l'air de nous souffler notre patrimoine.

 

Acte IV

 

Scène première

Damis, Frontin

Damis. - Non, Frontin, il n'y a plus rien à tenter là-dessus; Lisette a beau dire, on ne saurait s'expliquer plus nettement que l'a fait Lucile, et voilà qui est fini, il ne s'agit plus que d'éviter l'embarras où je suis du côté de Phénice. Va-t-elle bientôt venir! Te l'a-t-elle bien assuré?

Frontin. - Oui, Monsieur, je lui ai dit que vous l'attendiez ici, et vous allez la voir arriver dans un instant.

Damis. - Quelle bizarre situation que la mienne!

Frontin. - Ma foi, j'ai bien peur que Phénice n'en profite.

Damis. - Serait-il possible qu'elle voulût épouser un homme qu'elle n'aime point?

Frontin. - Ah! Monsieur, une fille qui se marie n'y regarde pas de si près; elle est trop curieuse pour être délicate. Le mariage rend tous les hommes si graciables! et d'ailleurs il est si aisé de s'accommoder de votre figure...

Damis. - Ah! quel contretemps! je crois que voici mon père; je me sauve; il ne te parlera peut-être pas; en tout cas reviens me chercher ici près.

 

Scène II

Frontin, Monsieur Ergaste

Monsieur Ergaste. - Mon fils n'était-il pas avec toi tout à l'heure?

Frontin. - Oui, Monsieur, il me quitte.

Monsieur Ergaste. - Il me semble qu'il m'a évité.

Frontin. - Lui, Monsieur! je crois qu'il vous cherche.

Monsieur Ergaste. - Tu me trompes.

Frontin. - Moi, Monsieur! j'ai le caractère aussi vrai que la physionomie.

Monsieur Ergaste. - Tu ne fais pas leur éloge; mais passons. Je sais que tu ne manques pas d'esprit, et que mon fils te dit assez volontiers ce qu'il pense.

Frontin. - Il pense donc bien peu de chose, car il ne me dit presque rien.

Monsieur Ergaste. - Il aime Phénice qu'il va épouser; je remarque cependant qu'il est triste et rêveur.

Frontin. - Effectivement, et j'avais envie de lui en dire un mot.

Monsieur Ergaste. - Est-ce qu'il n'est pas content?

Frontin. - Bon! Monsieur, qui est-ce qui peut l'être dans la vie?

Monsieur Ergaste. - Maraud!

Frontin. - Je ne le suis pas de l'épithète, par exemple.

Monsieur Ergaste, à part les premiers mots. - Je vois bien que je n'apprendrai rien. Mais dis-moi, lui as-tu rapporté ce que je t'avais chargé de lui dire?

Frontin. - Mot à mot.

Monsieur Ergaste. - Que t'a-t-il répondu?

Frontin. - Attendez; je crois que vous ne m'avez pas dit de retenir sa réponse.

Monsieur Ergaste. - J'ai résolu de le laisser faire; mais tu peux l'avertir que je lui tiendrai parole, s'il ne se conduit pas comme il le doit. Pour toi, sois sûr que je n'oublierai pas tes impertinences.

Frontin. - Oh! Monsieur, vous avez trop de bonté pour avoir tant de mémoire.

 

Scène III

Frontin, Phénice arrive.

Frontin, à part. - Il est, parbleu! fâché; mais il était temps qu'il partît; voilà Phénice qui arrive.

Phénice. - Eh bien! tu m'as dit que ton maître m'attendait ici, et je ne le vois pas.

Frontin. - C'est qu'il s'est retiré à cause de Monsieur Ergaste; mais il se promène ici près, où j'ai ordre de l'aller prendre.

Phénice. - Va donc.

Frontin. - Madame, oserais-je auparavant me flatter d'un petit moment d'audience?

Phénice. - Parle.

Frontin. - Dans mon petit état de subalterne, je regarde, j'examine, et, chemin faisant, je vois par-ci, par-là, des gens que je n'aime point, d'autres qui me reviennent et à qui je me donnerais pour rien: ce ne laisserait pas que d'être un présent.

Phénice. - Sans doute; mais à quoi peut aboutir ce préambule?

Frontin. - A vous préparer à la liberté que je vais prendre, Madame, en vous disant que vous êtes une de ces personnes privilégiées pour qui ce mouvement sympathique m'est venu.

Phénice. - Je t'en suis obligée, mais achève.

Frontin. - Si vous saviez combien je m'intéresse à votre sort, à qui je vois prendre un si mauvais train...

Phénice. - Explique-toi mieux.

Frontin. - Vous allez épouser Damis?

Phénice. - On le dit.

Frontin. - Motus! Je vous avertis que vous ne pouvez en épouser que la moitié.

Phénice. - La moitié de Damis! Que veux-tu dire?

Frontin. - Son coeur ne se marie pas, Madame, il reste garçon.

Phénice. - Tu crois donc qu'il ne m'aime pas?

Frontin. - Oh! oh! vous n'en êtes pas quitte à si bon marché.

Phénice. - C'est-à-dire qu'il me hait?

Frontin. - Ne sera-t-il pas trop malhonnête de vous l'avouer?

Phénice. - Eh! dis-moi, n'aimerait-il pas ma soeur?

Frontin. - A la fureur.

Phénice. - Eh! que ne l'épouse-t-il?

Frontin. - C'est encore une autre histoire que cette affaire-là.

Phénice. - Parle donc!

Frontin. - C'est qu'ils ont d'abord débuté ensemble par un vertigo; ils se sont liés mal à propos par je ne sais quelle convention de ne s'aimer ni de s'épouser, et ont délibéré que, pour faire changer de dessein aux pères, qu'on ferait semblant de vous trouver de son goût; rien que semblant, vous entendez bien?

Phénice. - A merveille.

Frontin. - Et comme le coeur de l'homme est variable, il se trouve aujourd'hui que leur coeur et leur convention ne riment pas ensemble, et qu'on est fort embarrassé de savoir ce qu'on fera de vous: vous entendez bien? car la discrétion ne veut pas que j'en dise davantage.

Phénice. - En voilà bien assez: je suis au fait, et de peur d'être ingrate, je te confie à mon tour que ta discrétion mériterait le châtiment du bâton.

Frontin. - Sur ce pied-là, gardez-moi le secret; je vois mon maître, et je vais lui dire d'approcher.

 

Scène IV

Phénice, Damis

Phénice, un moment seule. - Je leur servais donc de prétexte! Oh! je prétends m'en venger, ils le méritent bien; mais puisqu'ils s'aiment, je veux que ma conduite, en les inquiétant, les force de s'accorder. Eh bien! Monsieur, que me voulez-vous?

Damis. - Je crois que vous le savez, Madame.

Phénice. - Moi! non, je n'en sais rien.

Damis. - Ignorez-vous que notre mariage est conclu?

Phénice. - N'est-ce que cela? Je vous l'avais prédit; cela ne pouvait pas manquer d'arriver.

Damis. - Je ne croyais pas que les choses dussent aller si loi, et je vous demande pardon d'en être cause.

Phénice. - Vous vous moquez, je n'ai point de rancune à garder contre un homme qui va devenir mon époux.

Damis. - Ne me raillez point, Madame, je sais bien que ce n'est pas à moi à qui vous destinez cet honneur-là, dont je me tiendrais fort heureux.

Phénis. - Si vous dites vrai, votre bonheur est sûr; je vous promets que je n'y mettrai point d'obstacle.

Damis. - Ma foi, il ne me siérait pas d'y en mettre non plus, et je ne serais pas excusable, surtout après les empressements que j'ai marqués pour vous, Madame.

Phénice. - Notre mariage ira donc tout de suite?

Damis. - Oh! morbleu, je vous le garantis fait, s'il n'y a que moi qui l'empêche.

Phénice. - Je vous crois.

Damis, à part les premiers mots. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là? faisons-lui peur. Ecoutez, Madame, toute plaisanterie cessante, ne vous y fiez pas; on a toujours du penchant de reste pour les personnes qui vous ressemblent, et je vous assure que je ne suis point embarrassé d'en avoir pour vous.

Phénice. - Je vous avoue que je m'en flatte.

Damis. - Tenez, ne badinons point; car je vous aimerai, je vous en avertis.

Phénice. - Il le faut bien, Monsieur.

Damis. - Mais vous, Madame, il faudra que vous m'aimiez aussi, et vous m'aviez tantôt fait comprendre que vous aimiez ailleurs.

Phénice. - Dans ce temps-là, vous épousiez ma soeur; il ne m'était pas permis de vous voir, et je dissimulais.

Damis, à part le premier mot. - Voyons donc où cela ira. Encore une fois, faites-y vos réflexions; vous comptez peut-être que je vous tirerai d'affaire, et vous vous trompez: n'attendez rien de mon coeur, il vous prendra au mot, je ne suis que trop disposé à vous le donner.

Phénice. - N'hésitez point, Monsieur, donnez.

Damis. - Je vous aimerai, vous dis-je.

Phénice. - Aimez.

Damis. - Vous le voulez? Ma foi, Madame, puisqu'il faut l'avouer, je vous aime.

Phénice, à part. - Il me trompe.

Damis. - Vous rougissez, Madame.

Phénice. - Il est vrai que je suis émue d'un aveu si subit.

Damis, à part le premier mot. - Continuons. Oui, Madame, mon coeur est à vous, et je n'ai souhaité de vous voir que pour vous éprouver là-dessus.

Monsieur Ergaste et Monsieur Orgon entrent dans le moment, et s'arrêtent en voyant Damis et Phénice.

 

Scène V

Monsieur Orgon, Monsieur Ergaste, Phénice, Damis

Damis continue. - Les circonstances où je me trouvais ont d'abord retenu mes sentiments, je n'osais vous en parler; mais puisque ma situation est changée, qu'il ne s'agit plus de se contraindre, et que vous approuvez mon amour (il se met à genoux), laissez-moi vous exprimer ma joie, et me dédommager par l'aveu le plus tendre...

Monsieur Orgon. - Monsieur Ergaste, voilà des amants qu'il ne faudra pas prier de signer leur contrat de mariage.

Damis se relève vite. - Ah! je suis perdu!

Phénice, honteuse. - Que vois-je?

Monsieur Orgon. - Ne rougissez point, ma fille; vos sentiments sont avoués de votre père, et vous pouvez souffrir à vos genoux un homme que vous allez épouser.

Monsieur Ergaste. - Mon fils, je n'avais résolu de vous parler qu'à l'instant de votre mariage avec Madame; vos procédés m'avaient déplu; mais je vous pardonne, et je suis content; les sentiments où je vous vois me réconcilient avec vous.

Monsieur Orgon. - Cette jeunesse et sa vivacité me réjouissent: je suis charmé de ce hasard-ci; nous attendons tantôt le notaire, et nous allons au-devant de quelques amis qui nous viennent de Paris. Adieu; puissiez-vous vous aimer toujours de même!

 

Scène VI

Phénice, Damis

Damis, triste et à part. - Nous ne nous aimerons donc guère. Que je suis malheureux!

Phénice, riant. - Damis, que dites-vous de cette aventure-ci?

Damis. - Je dis, Madame... que je viens d'être surpris à vos genoux.

Phénice. - Il me semble que vous en êtes devenu tout triste.

Damis. - Il me paraît que vous n'en êtes pas trop gaie.

Phénice. - J'ai d'abord été étourdie, je vous l'avoue; mais je me suis remise en vous voyant fâché: votre chagrin m'a rassurée contre la comédie que vous avez jouée tout à l'heure. Vous vous seriez bien passé de l'opinion que vous venez de donner de vos sentiments, n'est-il pas vrai? Il n'y a en vérité rien de plus plaisant; car après ce qu'on vient de voir, qui est-ce qui ne gagerait pas que vous m'aimez?

Damis, d'un ton vif. - Eh bien! Madame, on gagnerait la gageure; je ne me dédirai pas, et ne me perdrai point d'honneur.

Phénice, riant. - Quoi! votre amour tient bon?

Damis. - Je me sacrifierais plutôt.

Phénice. - Je vous trouve encore un peu l'air de victime.

Damis. - Tout comme il vous plaira, Madame.

Phénice. - Tant mieux pour vous si vous m'aimez, au reste; car mon parti est pris, et je ne vous refuserais pas, quand vous en aimeriez une autre, quand je ne vous aimerais pas moi-même.

Damis. - Et d'où pourrait vous venir cette étrange intrépidité-là?

Phénice. - C'est que si vous ne m'aimiez point, notre mariage ne se ferait point, parce que vous n'iriez point jusque-là; c'est qu'en y consentant, moi, c'est une preuve d'obéissance que je donnerais à mon père à fort bon marché, et que par là je le gagnerais pour un mariage plus à mon gré, qui pourrait se présenter bientôt: vous voyez bien que j'aurais mon petit intérêt à vous laisser démêler cette intrigue; ce qui vous serait aisé en retournant à ma soeur qui ne vous hait pas, et que je croyais que vous ne haïssiez pas non plus; sans quoi, point de quartier.

Damis. - Ah! Madame, où en suis-je donc?

Phénice. - Qu'avez-vous? Ce que je vous dis là ne vous fait rien; rappelez-vous donc que vous m'aimez.

Damis. - Vous ne m'aimez pas vous-même.

Phénice. - Eh! qu'importe? Ne vous embarrassez pas: j'ai de la vertu; avec cela on a de l'amour quand il faut.

Damis, en lui prenant la main, qu'il baise. - Par tout ce que vous avez de plus cher, ne me laissez point dans l'état où je suis: je vous en conjure, ne vous y exposez pas vous-même.

Phénice, riant. - Damis, il y a aujourd'hui une fatalité sur vos tendresses; voilà ma soeur qui vous voit baiser ma main.

Damis, en se retirant ému. - Je sors; adieu, Madame.

Phénice. - Adieu donc, Damis, jusqu'au revoir.

 

Scène VII

Lucile, Phénice

Lucile, agitée. - Je venais vous parler, ma soeur.

Phénice. - Et moi, j'allais vous trouver dans le même dessein.

Lucile. - Avant tout, instruisez-moi d'une chose. Est-ce que cet homme-là vous dit qu'il vous aime?

Phénice. - De quel homme parlez-vous?

Lucile. - Hé de Damis! est-ce que vous en avez deux? Je ne vous connais que celui-là: encore vaudrait-il mieux que vous ne l'eussiez point.

Phénice. - Pourquoi donc? J'allais pourtant vous apprendre que nous serons mariés ce soir.

Lucile. - Et vous veniez exprès pour cela! La nouvelle est fort touchante pour une soeur qui vous aime.

Phénice. - En vérité, vous m'étonnez; car je croyais que vous vous en réjouiriez avec moi, parce que je vous en débarrasse. Me voilà bien trompée!

Lucile. - Oh! trompée au-delà de ce qu'on peut dire, assurément. Jamais sujet de réjouissance ne le fut moins pour moi, et vous ne savez ce que vous faites, sans compter qu'il ne sied pas tant à une fille de se réjouir de ce qu'elle se marie.

Phénice. - Voulez-vous qu'on soit fâchée d'épouser ce que l'on aime? Je vous parle franchement.

Lucile. - C'est qu'il ne faut point aimer, Mademoiselle; c'est que cela ne convient point non plus; c'est qu'il y va de tout le repos de votre vie; c'est que je vous persécuterai jusqu'à ce que vous ayez quitté cet amour-là; c'est que je ne veux point que vous le gardiez, et vous ne le garderez point: c'est moi qui vous le dis, qui vous en empêcherai bien. Aimer Damis? épouser Damis? Ah! je suis votre soeur, et il n'en sera rien. Vous avez affaire à une amitié qui vous désolera plutôt que de vous laisser tomber dans ce malheur-là.

Phénice. - Est-ce que ce n'est pas un honnête homme?

Lucile. - Eh! qu'en sait-on? Cet honnête homme ne vous aime pas, cependant il vous épouse. Est-ce là de l'honneur, à votre avis? Peut-on traiter plus cavalièrement le mariage?

Phénice. - Quoi! Damis qui se jette à mes genoux, que vous avez trouvé tout prêt à s'y jeter encore!...

Lucile. - Voilà une petite narration de bon goût que vous me faites là; je ne vous conseille pas de la faire à d'autres qu'à moi. Elle est encore plus l'histoire de vos faiblesses que de sa mauvaise foi, le fourbe qu'il est!

Phénice. - Mais enfin, d'où savez-vous qu'il ne m'aime point?

Lucile. - Je vais vous dire d'où je le sais. Tenez, voilà Lisette qui passe; elle est instruite, appelons-la. (Elle appelle.) Lisette, Lisette, venez ici.

 

Scène VIII

Lisette, Lucile, Phénice

Lisette. - De quoi s'agit-il, Madame?

Lucile. - Je ne l'ai point préparée, comme vous voyez. Ah ça! Lisette, dites sans façon ce que vous pensez: nous parlons de Damis; croyez-vous qu'il aime ma soeur?

Lisette. - Non, certes, je ne le crois pas; car je sais le contraire, et vous aussi, Madame.

Lucile, à Phénice. - Entendez-vous?

Lisette. - Il se désolait tantôt du mariage en question.

Lucile. - Voilà qui est net.

Lisette. - Et si j'avais quelque pouvoir ici, il n'épouserait point Madame.

Lucile, à Phénice. - Eh bien! ai-je tort de trembler pour vous?

Lisette. - Pour dire la vérité, il n'aime ici que ma maîtresse.

Phénice. - Qui ne l'aime pas, apparemment.

Lisette. - C'est à elle à éclaircir ce point-là; elle est bonne pour répondre.

Phénice. - On dirait que Lisette vous épargne.

Lisette. - Moi, Madame?

Lucile. - Qu'est-ce que cela signifie? Ce discours-là est obscur; on sait que j'ai refusé Damis.

Phénice. - On peut le croire, mais on n'en est pas sûr; quoi qu'il en soit, je n'ai pas peur qu'on me l'enlève. Adieu, ma soeur, je vous quitte; je pense que nous n'avons plus rien à nous dire.

Lucile. - Vous n'êtes pas mal fière, ma soeur. On est bien payée des inquiétudes qu'on a pour vous.

Phénice, en s'en allant. - Je serais peut-être dupe si j'étais reconnaissante.

 

Scène IX

Lisette, Lucile

Lisette. - Elle ne craint point qu'on le lui enlève, dit-elle; ma foi, Madame, je vous renonce si cela ne vous pique pas; car enfin il est temps de convenir que Damis ne vous déplaît point, d'autant plus qu'il vous aime.

Lucile. - Quand il vous plaira que je le haïsse, la recette est immanquable, vous n'avez qu'à me dire que je l'aime. Mais il ne s'agit pas de cela; je veux avoir raison de l'impertinent orgueil de ma soeur; et je le puis, s'il est vrai que Damis m'aime, comme vous m'en êtes garant. Le succès de la commission que je vais vous donner roule tout entier sur cette vérité-là que vous me garantissez.

Lisette. - Voyons.

Lucile. - Je vous charge donc d'aller trouver Damis comme de vous-même, entendez-vous? car ne n'est pas moi qui vous y envoie, c'est vous qui y allez.

Lisette. - Que lui dirai-je?

Lucile. - Est-ce que vous ne le devinez-pas? Apparemment que vous n'y allez pas pour lui dire que je le hais: mais vous avez plus de malice que d'ignorance.

Lisette. - Je lui ferai donc entendre que vous l'aimez?

Lucile. - Oui, Mademoiselle, oui, que je l'aime, puisque vous me forcez à prononcer moi-même un mot qui m'est désagréable, et dont je ne me sers ici que par raison. Au reste, je ne vous indique rien de ce qui peut appuyer cette fausse confidence: vous êtes fille d'esprit, vous pénétrez les mouvements des autres; vous lisez dans les coeurs; l'art de les persuader ne vous manquera pas, et je vous prie de m'épargner une instruction plus ample. Il y a certaine tournure, certaine industrie que vous pouvez employer: vous aurez remarqué mes discours, vous m'aurez vue inquiète, j'aurai soupiré si vous voulez. Je ne vous prescris rien. Le peu que je vous en dis me révolte, et je gâterais tout si je m'en mêlais. Ménagez-moi le plus qu'il sera possible. Cependant persuadez Damis; dites-lui qu'il vienne; qu'il avoue hardiment qu'il m'aime; que vous sentez que je le souhaite; que les paroles qu'il m'a données ne sont rien: comme en effet ce ne sont que des bagatelles; que je les traiterai de même; et le reste. Allez, hâtez-vous; il n'y a point de temps à perdre. Mais que vois-je? le voici qui vient. Oubliez tout ce que je vous ai dit.

 

Scène X

Damis, Lucile, Lisette

Damis, à part les premiers mots. - Puisse le ciel favoriser ma feinte! Eprouvons encore si son coeur ne me regretterait pas. Enfin, Madame, il n'est plus question de notre mariage; vous voilà libre, et puisqu'il le faut, j'épouserai Phénice.

Lisette, à part: - Que nous vient-il dire?

Damis. - Quoique le bonheur de vous plaire ne m'ait pas été réservé, puis-je du moins, Madame, au défaut des sentiments dont je n'étais pas digne, me flatter d'obtenir ceux de l'amitié que je vous demande?

Lucile. - Ce soin-là ne doit point vous occuper aujourd'hui, Monsieur, et je ferais scrupule de vous retenir plus longtemps. Ah!

Elle veut se retirer.

Damis. - Quoi, Madame! notre mariage vous déplaît-il?

Lucile. - J'ai trouvé que vous ne me conveniez point, et je vous avoue que, si l'on m'en croyait, vous ne conviendriez pas mieux à Phénice, et peut-être même pourrais-je en dire ma pensée. (En s'en allant.) L'ingrat!

 

Scène XI

Damis, Lisette

Damis. - Ah! Lisette, est-ce là cette personne qui avait tant de penchant pour moi?

Lisette. - Quoi! vous osez me parler encore? Est-ce pour me demander mon amitié aussi, à moi? je vous la refuse. Adieu. (A part.) Je vais pourtant voir ce qu'on peut faire pour lui.

Damis. - Arrête! je me meurs, et je ne sais plus ce que je deviendrai.

 

Acte V

 

Scène première

Frontin, Lisette

Frontin. - Je te dis qu'il est au désespoir, et qu'il aurait déjà disparu si je ne l'arrêtais pas.

Lisette. - Qu'on est sot quand on aime!

Frontin. - C'est bien pis quand on épouse!

Lisette. - Le plus court serait que ton maître allât se jeter aux pieds de ma maîtresse, je suis persuadée que cela terminerait tout.

Frontin. - Il n'y a pas moyen; il dit qu'il a suffisamment éprouvé le coeur de Lucile, et qu'il est si mal disposé pour lui, que peut-être publierait-elle l'aveu de son amour pour le perdre.

Lisette. - Quelle imagination!

Frontin. - Que veux-tu? Le danger où il est d'épouser Phénice, l'impossibilité où il se trouve de la refuser avec honneur, l'idée qu'il a des sentiments de Lucile, tout cela lui tourne la tête et la tournerait à un autre: il ne voit pas les choses comme nous, il faut le plaindre; malheureusement c'est un garçon qui a de l'esprit; cela fait qu'il subtilise, que son cerveau travaille; et dans de certains embarras, sais-tu bien qu'il n'appartient qu'aux gens d'esprit de n'avoir pas le sens commun? Je l'ai tant éprouvé moi-même!

Lisette. - Quoi qu'il en soit, qu'il se garde bien de s'en aller avant que de savoir à quoi s'en tenir; car j'espère que la difficulté que nous avons fait naître, et la conduite que nous faisons tenir à Lucile, le tireront d'affaire; je n'ai pas eu de peine à persuader à ma maîtresse que ce mariage-ci lui faisait une véritable injure, qu'elle avait droit de s'en plaindre, et Monsieur Orgon m'a paru aussi très embarrassé de ce que j'ai été lui dire de sa part; mais toi, de ton côté, qu'as-tu dit au père de Damis? Lui as-tu fait sentir le désagrément qu'il y avait pour son fils de n'entrer dans une maison que pour y brouiller les deux soeurs?

Frontin. - Je me suis surpassé, ma fille; tu sais le talent que j'ai pour la parole et l'art avec lequel je mens quand il faut: je lui ai peint Lucile si ennemie de mon maître, remplissant la maison de tant de murmures, menaçant sa soeur d'une rupture si terrible si elle l'épouse! J'ai peint Monsieur Orgon si consterné, Phénice si découragée, Damis si stupéfait!

Lisette. - A cela qu'a-t-il répondu?

Frontin. - Rien, sinon qu'à mon récit il a soupiré, levé les épaules et m'a quitté pour parler à Monsieur Orgon et pour consoler son fils, qui est averti, et qui, de son côté, l'attend avec une douleur inconsolable.

Lisette. - Voilà, ce me semble, tout ce qu'on peut faire en pareil cas pour ton maître, et j'ai bonne opinion de cela; mais retire-toi; voici Lucile qui me cherche apparemment; je lui ai toujours dit qu'elle aimait Damis sans qu'elle l'ait avoué, et je vais changer de ton afin de la forcer à en changer elle-même.

Frontin. - Adieu; songe qu'il faut que je t'épouse, ou que la tête me tourne aussi.

Lisette. - Va, va, ta tête a pris les devants; ne crains plus rien pour elle.

 

Scène II

Lucile, Lisette

Lucile. - Eh bien! Lisette, avez-vous vu mon père?

Lisette. - Oui, Madame, et autant qu'il m'a paru, je l'ai laissé très inquiet de vos dispositions; pour de réponse, Monsieur Ergaste qui est venu le joindre ne lui a pas donné le temps de m'en faire. Il m'a seulement dit qu'il vous parlerait.

Lucile. - Fort bien: cependant les préparatifs du mariage se font toujours.

Lisette. - Vous verrez ce qu'il vous dira.

Lucile. - Je verrai! la belle ressource! Pouvez-vous être de ce sang-froid-là, dans les circonstances où je me trouve?

Lisette. - Moi! de sang-froid, Madame? Je suis peut-être plus fâchée que vous.

Lucile. - Ecoutez, vous auriez raison de l'être: je vous dois l'injure que j'essuie, et j'ai fait une triste épreuve de l'imprudence de vos conseils. Vous n'êtes point méchante; mais, croyez-moi, ne vous attachez jamais à personne; car vous n'êtes bonne qu'à nuire.

Lisette. - Comment donc! est-ce que vous croyez que je vous porte malheur?

Lucile. - Hé pourquoi non? Est-ce que tout n'est pas plein de gens qui vous ressemblent? Vous n'avez qu'à voir ce qui m'arrive avec vous.

Lisette. - Mais vous n'y songez pas, Madame.

Lucile. - Oh! Lisette, vous en direz tout ce qu'il vous plaira, mais voilà des fatalités qui me passent et qui ne m'appartiennent point du tout.

Lisette. - Et de là vous concluez que c'est moi qui vous les procure? Mais, Madame, ne soyez donc point injuste. N'est-ce pas vous qui avez renvoyé Damis?

Lucile. - Oui, mais qui est-ce qui en est cause? Depuis que nous sommes ensemble, avez-vous cessé de me parler des douceurs de je ne sais quelle liberté qui n'est que chimère? Qui est-ce qui m'a conseillé de ne me marier jamais?

Lisette. - L'envie de faire de vos yeux ce qu'il vous plairait, sans en rendre compte à personne.

Lucile. - Les serments que j'ai faits, qui est-ce qui les a imaginés?

Lisette. - Que vous importent-ils? Ils ne tombent que sur un homme que vous n'aimez point.

Lucile. - Eh pourquoi donc vous êtes-vous efforcée de me persuader que je l'aimais? D'où vient me l'avoir répété si souvent que j'en ai presque douté moi-même?

Lisette. - C'est que je me trompais.

Lucile. - Vous vous trompiez. Je l'aimais ce matin, je ne l'aime pas ce soir. Si je n'en ai pas d'autre garant que vos connaissances, je n'ai qu'à m'y fier, me voilà bien instruite. Cependant, dans la confusion d'idées que tout cela me donne à moi, il arrive, en vérité, que je me perds de vue. Non, je ne suis pas sûre de mon état; cela n'est-il pas désagréable?

Lisette. - Rassurez-vous, Madame; encore une fois vous ne l'aimez point.

Lucile. - Vous verrez qu'elle en saura plus que moi. Eh! que sais-je si je ne l'aurais pas aimé, si vous m'aviez laissée telle que j'étais, si vos conseils, vos préjugés, vos fausses maximes ne m'avaient pas infecté l'esprit? Est-ce moi qui ai décidé de mon sort? Chacun a sa façon de penser et de sentir, et apparemment que j'en ai une; mais je ne dirai pas ce que c'est, je ne connais que la vôtre. Ce n'est ni ma raison ni mon coeur qui m'ont conduit, c'est vous. Aussi n'ai-je jamais pensé que des impertinences. Et voilà ce que c'est: on croit se déterminer, on croit agir, on croit suivre ses sentiments, ses lumières, et point du tout; il se trouve qu'on n'a qu'un esprit d'emprunt, et qu'on ne vit que de la folie de ceux qui s'emparent de votre confiance.

Lisette. - Je ne sais où j'en suis!

Lucile. - Dites-moi ce que c'était, à mon âge, que l'idée de rester fille? Qui est-ce qui ne se marie pas? Qui est-ce qui va s'entêter de la haine d'un état respectable, et que tout le monde prend? La condition la plus naturelle d'une fille est d'être mariée. Je n'ai pu y renoncer qu'en risquant de désobéir à mon père. Je dépends de lui. D'ailleurs, la vie est pleine d'embarras: un mari les partage. On ne saurait avoir trop de secours. C'est un véritable ami qu'on acquiert. Il n'y avait rien de mieux que Damis, c'est un honnête homme. J'entrevois qu'il m'aurait plu. Cela allait tout de suite. Mais malheureusement vous êtes au monde; et la destination de votre vie est d'être le fléau de la mienne. Le hasard vous place chez moi, et tout est renversé. Je résiste à mon père, je fais des serments; j'extravague; et ma soeur en profite!

Lisette. - Je vous disais tout à l'heure que vous n'aimiez pas Damis; à présent je suis tentée de croire que vous l'aimez.

Lucile. - Eh! le moyen de s'en être empêchée avec vous? Eh bien! oui, je l'aime, Mademoiselle; êtes-vous contente? Oui, et je suis charmée de l'aimer pour vous mettre dans votre tort, et vous faire taire.

Lisette. - Eh! mort de ma vie, que ne le disiez-vous plus tôt? Vous nous auriez épargné bien de la peine à tous, et à Damis qui vous aime, et à Frontin et moi qui nous aimons aussi et qui nous désespérions; mais laissez-moi faire, il n'y a encore rien de gâté.

Lucile. - Oui, je l'aime, il n'est que trop vrai, et il ne me manquait plus que le malheur de n'avoir pu le cacher; mais s'il vous en échappe un mot, vous pouvez renoncer à moi pour la vie.

Lisette. - Quoi! vous ne voulez pas?...

Lucile. - Non, je vous le défends.

Lisette. - Mais, Madame, ce serait dommage, il vous adore.

Lucile. - Qu'il me le dise lui-même, et je le croirai. Quoi qu'il en soit, il m'a plu.

Lisette. - Il le mérite bien, Madame.

Lucile. - Je n'en sais rien, Lisette; car quand j'y songe, notre amour ne fait pas toujours l'éloge de la personne aimée; il fait bien plus souvent la critique de la personne qui aime: je ne le sens que trop. Notre vanité et notre coquetterie, voilà les plus grandes sources de nos passions, voilà d'où les hommes tirent le plus souvent tout ce qu'ils valent. Qui nous ôterait les faiblesses de notre coeur ne leur laisserait guère de qualités estimables. Ce cabinet où j'étais cachée pendant que Damis te parlait, qu'on le retranche de mon aventure, peut-être que je n'aurais pas d'amour; car pourquoi est-ce que j'aime? Parce qu'on me défiait de plaire, et que j'ai voulu venger mon visage; n'est-ce pas là une belle origine de tendresse? Voilà pourtant ce qu'a produit un cabinet de plus dans mon histoire.

Lisette. - Eh! Madame, Damis n'a que faire de cette aventure-là pour être aimable: laissez-moi vous conduire.

Lucile. - Vous savez ce que je vous ai défendu, Lisette.

Lisette. - Je sors, car voilà votre père; mais vous aurez beau dire, si Damis se voyait forcé d'épouser Phénice, ne vous attendez pas que je reste muette.

 

Scène III

Monsieur Orgon, Lucile

Monsieur Orgon. - Ma fille, que signifie donc ce que Lisette m'est venu dire de votre part? Comment! vous ne voulez pas voir le mariage de votre soeur? vous ne le lui pardonnerez jamais? vous demandez à vous retirer? Monsieur Ergaste, son fils, Phénice et moi, vous nous chagrinez tous: et de qui s'agit-il? de l'homme du monde qui vous est le plus indifférent!

Lucile. - Très indifférent, je l'avoue, mais la manière dont mon père me traite ne me l'est pas.

Monsieur Orgon. - Eh que vous ai-je fait, ma fille?

Lucile. - Non, il est certain que je n'ai point de part aux bontés de votre coeur; ma soeur en emporte toutes les tendresses.

Monsieur Orgon. - De quoi pouvez-vous vous plaindre?

Lucile. - Ce n'est pas que je trouve mauvais que vous l'aimiez, assurément. Je sais bien qu'elle est aimable, et si vous ne l'aimiez pas, j'en serais très fâchée; mais qu'on n'aime qu'elle, qu'on ne songe qu'à elle, qu'on la marie aux dépens du peu d'estime qu'on pouvait faire de mon esprit, de mon coeur, de mon caractère, je vous avoue, mon père, que cela est bien triste, et que c'est me faire payer bien chèrement son mariage.

Monsieur Orgon. - Mais que veux-tu dire? Tout ce que j'y vois, moi, c'est qu'elle est ta cadette, et qu'elle épouse un homme qui t'était destiné: mais ce n'est qu'à ton refus. Si tu avais voulu de Damis, il ne serait pas à elle, ainsi te voilà hors d'intérêt; et dans le fond, ton coeur t'a bien conduit: Damis et toi, vous n'étiez pas nés l'un pour l'autre. Il a plu sans peine à ta soeur; nous voulions nous allier, Monsieur Ergaste et moi, et nous profitons de leur penchant mutuel: c'est te débarrasser d'un homme que tu n'aimes point, et tu dois en être charmée.

Lucile. - Enfin, je n'ai rien à dire, et vous êtes le maître; mais je devais l'épouser. Il n'était venu que pour moi, tout le monde en est informé; je ne l'épouse point, tout le monde en sera surpris. D'ailleurs, je pouvais quelque jour vouloir me marier moi-même, et me voilà forcée d'y renoncer.

Monsieur Orgon. - D'y renoncer, dis-tu? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là?

Lucile. - Oui, me voilà condamnée à n'y plus penser; on ne revient jamais de l'accident humiliant qui m'arrive aujourd'hui: il faut désormais regarder mon coeur et ma main comme disgraciés; il ne s'agit plus de les offrir à personne, ni de chercher de nouveaux affronts; j'ai été dédaignée, je le serai toujours, et une retraite éternelle est l'unique parti qui me reste à prendre.

Monsieur Orgon. - Tu es folle; on sait que tu as refusé Damis, encore une fois, il le publie lui-même, et tout le risque que tu cours dans cette affaire-ci c'est de passer pour avoir le goût bizarre, voilà tout; ainsi, tranquillise-toi, et ne va pas toi-même, par un mécontentement mal entendu, te faire soupçonner de sentiments que tu n'as point: voici ta soeur qui vient nous joindre, et à qui j'avais donné ordre de te parler, et je te prie de la recevoir avec amitié.

 

Scène IV

Phénice, Lucile, Monsieur Orgon

Monsieur Orgon. - Approchez, Phénice; votre soeur vient de me dire les motifs de son dégoût pour votre mariage. Quoique Damis ne lui convienne point, on sait qu'il était venu pour elle, et elle croyait qu'on pouvait mieux faire que de vous le donner; mais elle ne songe plus à cela, voilà qui est fini.

Phénice. - Si ma soeur le regrette, et que Damis la préfère, il est encore à elle; je le cède volontiers, et n'en murmurerai point.

Lucile. - Croyez-moi, ma soeur, un peu moins de confiance; s'il vous entendait, j'aurais peur qu'il ne vous prît au mot.

Phénice. - Oh! non, je parle à coup sûr; il n'y a rien à craindre, je lui ai répété plus de vingt fois ce que je vous dis là.

Lucile. - Ah! si vous n'avez rien risqué à lui tenir ce discours, vous m'en avez quelque obligation; mes manières n'ont pas nui à la constance qu'il a eue pour vous.

Phénice. - Laissez-moi pourtant me flatter qu'il m'a choisie.

Lucile. - Et moi je vous dis qu'il est mieux que vous ne vous en flattiez pas, Mademoiselle; vous en serez plus attentive à lui plaire, et son amour aura besoin de ce secours-là.

Monsieur Orgon. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air de dispute que vous prenez entre vous deux? Est-ce là comme vous répondez aux soins que je me donne pour vous voir unies?

Lucile. - Mais vous voyez bien qu'on le prend sur un ton qui n'est pas supportable.

Phénice. - Eh! que puis-je faire de plus que de renoncer à Damis, si votre coeur le souhaite?

Lucile. - On vous dit que si mon coeur le souhaitait, on n'aurait que faire de vous, et que la vanité de vos offres est bien inutile sur un objet qu'on vous ôterait avec un regard, si on en avait envie. En voilà assez. Finissons.

Monsieur Orgon. - La jolie conversation! Je vous croyais à toutes deux plus de respect pour moi.

Phénice. - Je ne dirai plus mot; je n'étais venue que dans le dessein d'embrasser ma soeur, et j'y suis encore prête, si ses sentiments me le permettent.

Lucile. - Ah! qu'à cela ne tienne.

Elles s'embrassent.

Monsieur Orgon. - Eh bien! voilà ce que je demandais; allons, mes enfants, réconciliez-vous, et soyez bonnes amies: voici Damis qui vient fort à propos.

 

Scène V

Damis, Lucile, Monsieur Orgon, Phénice

Damis. - Je crois, Monsieur, que vous êtes bien persuadé du désir extrême que j'avais de voir terminer notre mariage; mais vous savez l'obstacle qu'y a apporté Madame; et plutôt que de jeter le trouble dans une famille...

Monsieur Orgon. - Non, Damis, vous n'en jetterez aucun. Je vous annonce que nous sommes tous d'accord, que nous vous estimons tous, et que mes filles viennent de s'embrasser tout à l'heure.

Phénice. - Et même de bon coeur, à ce que je pense.

Lucile. - Oh! le coeur n'a que faire ici; rien ne l'intéresse.

Monsieur Orgon. - Eh! sans doute. Adieu, je vais porter cette bonne nouvelle à Monsieur Ergaste et dans un moment revenir avec lui ici pour conclure.

 

Scène VI

Damis, Lucile, Phénice

Phénice, riant en les regardant. - Ha! ha! ha!... Que vous me divertissez tous deux, vous vous taisez, vous me regardez d'un oeil noir, ha! ha! ha!...

Lucile. - Où est donc le mot pour rire?

Phénice. - Oh! il y est beaucoup pour moi, et il n'y est pas encore pour vous, j'en conviens; mais cela va venir... Approchez, Damis.

Damis, faisant mine de reculer. - De quoi s'agit-il, Madame?

Phénice. - De quoi s'agit-il, Madame? Est-ce que vous me fuyez? Le joli prélude de tendresse! N'est-ce pas là un homme bien disposé à m'épouser? (Elle va à lui.). Approchez, vous dis-je, venez ici, et laissez-vous conduire; allons, Monsieur, rendez hommage à votre vainqueur, et jetez-vous à ses genoux tout à l'heure... à ses genoux, vous dis-je: et vous, ma soeur, tenez-vous un peu fière; ne lui tendez pas la main en signe de paix, mais ne la retirez pas non plus; laissez-la aller, afin qu'il la prenne; voilà mon projet rempli: adieu; le reste vous regarde.

 

Scène VII

Damis, Lucile

Lucile, à Damis à genoux. - Mais qu'est-ce que cela signifie, Damis?

Damis. - Que je vous adore depuis le premier instant, et que je n'osais vous le dire.

Lucile. - Assurément, voilà qui est particulier; mais levez-vous donc pour vous expliquer.

Damis se lève.

Damis. - Si vous saviez combien j'ai souffert du silence timide que j'ai gardé, Madame! Non, je ne puis vous exprimer ce que devint mon coeur la première fois que je vous vis, ni tout le désespoir où je fus d'avoir parlé à Lisette comme j'avais fait.

Lucile. - Je ne m'attendais pas à ce discours-là; car vous me promîtes alors de rompre notre mariage.

Damis. - Madame, je ne vous promis rien, souvenez-vous-en, je ne fis que céder à l'éloignement où je vous vis pour moi; je ne me rendis qu'à vos dispositions, qu'au respect que j'avais pour elles, qu'à la peur de vous déplaire, et qu'à l'extrême surprise où j'étais.

Lucile. - Je vous crois, mais j'admire la conjoncture où cela tombe; car enfin, si j'avais su vos sentiments, que sais-je? ils auraient pu me déterminer; mais à présent, comment voulez-vous qu'on fasse? En vérité, cela est bien embarrassant.

Damis. - Ah! Lucile, si mon coeur pouvait fléchir le vôtre!

Lucile. - Vous verrez que notre histoire sera d'un ridicule qui me désole.

Damis. - Je ne serai jamais à Phénice, je ne puis être qu'à vous seule, et si je vous perds, toute ma ressource est de fuir, de ne me montrer de ma vie, et de mourir de douleur.

Lucile. - Cette extrémité-là serait terrible; mais dites-moi, ma soeur sait donc que vous m'aimez?

Damis. - Il faut qu'on le lui ait dit, ou qu'elle l'ait soupçonné dans nos conversations, et qu'elle ait voulu m'encourager à vous le dire.

Lucile. - Hum! si elle a soupçonné que vous m'aimiez, je suis sûre qu'elle se sera doutée que j'y suis sensible.

Damis, en lui baisant la main. - Ah! Lucile, que viens-je d'entendre? Dans quel ravissement me jetez-vous?

Lucile. - Notre aventure fera rire, mais notre amour m'en console. Je crois qu'on vient.

 

Scène dernière

M. Orgon, M. Ergaste, Phénice, Damis, Lisette, Frontin, Lucile

Monsieur Ergaste. - Allons, mon fils, hâtez-vous de combler ma joie, et venez signer votre bonheur.

Damis. - Mon père, il n'est plus question de mariage avec Madame; elle n'y a jamais pensé, et mon coeur n'appartient qu'à Lucile.

Monsieur Orgon. - Qu'à Lucile?

Lisette. - Oui, Monsieur, à elle-même, qui ne le refusera pas; mariez hardiment; tantôt nous vous dirons le reste.

Monsieur Orgon. - Etes-vous d'accord de ce qu'on dit là, ma fille?

Lucile, donnant la main à Damis. - Ne me demandez point d'autre réponse, mon père.

Frontin. - Eh bien! Lisette, qu'en sera-t-il?

Lisette, lui donnant la main. - Ne me demande point d'autre réponse.