CRITIQUE LITTÉRAIRE

L’expression « critique littéraire » recouvre aujourd’hui deux activités relativement autonomes. Elle désigne d’une part les comptes rendus de livres dans la presse, à la radio, à la télévision : parlons ici de « critique journalistique ». Elle renvoie d’autre part au savoir sur la littérature, aux études littéraires ou à la recherche littéraire : parlons cette fois de « critique universitaire » ou « didactique ». Il s’agira ici de ce second emploi, qui pose de plus sérieux problèmes de définition.

1. Qu’est-ce que la critique littéraire ?

Ce double emploi est source de confusion. Ainsi la critique journalistique semble plus conforme à l’étymologie du mot, qui signifiait en grec tri, évaluation, jugement (du verbe kríno, juger ; kritikós, juge de la littérature, apparaît au IVsiècle avant J.-C., comme distinct de grammatikós, grammairien). Dans la presse, on prononce des jugements sur les livres qui paraissent, on tranche entre les bons et les mauvais. En allemand, récemment encore, Kritik  avait ce seul sens journalistique. La critique qui se veut érudite ou scientifique répugne, elle, à porter des jugements, en tout cas explicitement ; à l’université, on fait de la recherche sur la littérature, on décrit, on analyse, on interprète, et l’on dépend des jugements littéraires des autres, ou de soi-même comme autre.

Par ailleurs, la séparation des deux usages de la critique est moderne : on fait de Sainte-Beuve le « premier des critiques », comme si la critique avait commencé avec lui. Or Sainte-Beuve est plutôt l’un des derniers à appartenir aux deux critiques : d’où le reproche, auquel Proust a attaché son nom, d’avoir trop jugé les œuvres et surtout les hommes. Mais un certain discours sur la littérature s’est institué à partir de Sainte-Beuve, qui a cherché à l’expliquer à partir de son contexte d’origine. Quand on dit que la critique date du XIXsiècle, on pense au discours historique sur la littérature. En Allemagne, Schleiermacher a fondé alors l’herméneutique philologique sur le présupposé que le sens original d’une œuvre est reconstructible et qu’il est son sens vrai.

Enfin, la critique journalistique porte plutôt sur la littérature contemporaine et la critique didactique sur la littérature du passé, mais sans exclusive. Cette distinction découle des deux précédentes. On juge les œuvres nouvelles, on explique les œuvres anciennes. Le discours historique et philologique sur la littérature s’est formalisé dans la seconde moitié du XIXsiècle en Europe et en Amérique du Nord, étendant aux littératures médiévales, classiques et même modernes le modèle d’étude des littératures anciennes. D’où l’idée de deux compétences distinctes – évaluative et descriptive –, renforcée par l’observation que les critiques universitaires se sont presque toujours trompés quand ils ont jugé la production contemporaine.

On distingue encore une troisième critique, celle des écrivains. Sans doute est-elle la plus importante. Elle s’écrit parallèlement aux œuvres littéraires, comme chez Henry James ou E. M. Forster, qui n’ont rien à envier aux critiques didactiques pour la sophistication formelle, mais elle est aussi inséparable de la création chez les modernes. Il est devenu banal de rappeler que, depuis Baudelaire, avec Mallarmé, Valéry, Proust, Borges, tout écrivain est aussi ou d’abord un critique.

S’il faut une théorie de la critique – une critique de la critique ou une métacritique – fondant l’objet et le cadre de la critique, sur quels critères s’engager ? L’absence de critères explicites et généralement acceptables est l’une des raisons de l’aspect polémique du champ littéraire, comme si la théorie consistait toujours à trancher entre deux options exagérément opposées : évaluation ou description, contexte ou texte, rhétorique ou histoire, positivisme ou impressionnisme, objectivité ou subjectivisme, généralisme ou particularisme, art ou science, mimésis ou sémiosis, forme ou contenu. La prolifération de ces alternatives, qui se présentent toujours, comme les dichotomies de Platon, avec un mauvais côté à fuir et un bon côté à suivre, est le symptôme de problèmes mal posés.

La recherche d’une définition de la littérature et, simultanément, de la critique postule en général qu’il existe des propriétés des textes littéraires qui les distinguent des autres textes. Par exemple, la « littérarité » d’un texte tient à des éléments linguistiques particuliers, ou à une organisation particulière de matériaux linguistiques ordinaires, ou à l’origine particulière du texte : son auteur est un écrivain. Toutes ces conditions sont réfutables : certains textes littéraires ne s’écartent pas du langage ordinaire, et les traits littéraires se rencontrent aussi dans le langage ordinaire : on a défini la licence poétique, pas la littérature. De même pour l’organisation particulière. Le troisième critère n’est pas plus satisfaisant : logiquement, c’est quand on a décidé qu’un texte est littéraire qu’on en conclut que son auteur est un écrivain. Ces trois critères incluent une évaluation implicite. On ne peut éviter la question de la valeur lorsqu’on veut définir la littérature et la critique.

Cherchant un critère de littérarité, on tombe sur une aporie à laquelle la philosophie du langage nous a habitués. La définition d’un terme – comme « littérature » – ne donnera jamais autre chose que l’ensemble des occurrences dans lesquelles les usagers d’une langue acceptent d’employer ce terme : la littérature, c’est ce qu’on appelle la littérature. Peut-on aller plus loin que cette formulation d’apparence circulaire ? Un peu, car les textes littéraires sont ceux qu’une société utilise sans les rapporter nécessairement à leur contexte d’origine. C’est une société qui décide que certains textes sont littéraires par l’usage qu’elle en fait.

Si l’on veut définir ainsi la littérature, la critique ne saurait constituer tout discours sur ces textes, mais bien celui dont la finalité est d’attester, ou de contester, leur inclusion dans la littérature. Et si la littérature et la critique se définissent solidairement par la décision que, pour certains textes, le contexte d’origine n’a pas la même pertinence que pour les autres, il en résulte que toute analyse qui a pour objet de reconstruire les circonstances originales de la composition d’un texte littéraire, la situation historique dans laquelle l’auteur a écrit ce texte et la réception du premier public peut être intéressante mais n’appartient pas à la critique littéraire. Le contexte d’origine restitue le texte à la non-littérature en renversant le procès qui en fait un texte littéraire.

Tout ce qu’on peut dire d’un texte littéraire n’appartient donc pas à la critique littéraire. Le contexte pertinent pour la critique littéraire d’un texte littéraire, ce n’est pas le contexte d’origine de ce texte, mais la société qui en fait un usage littéraire en le séparant de son contexte d’origine. Selon cette position radicale, la critique biographique ou sociologique, ou la critique qui explique l’œuvre par la tradition littéraire (Sainte-Beuve, Taine, Brunetière), toutes variantes de la critique historique, peuvent être tenues pour extérieures à la littérature.

Mais si la contextualisation historique n’est pas pertinente, la stylistique l’est-elle plus ? La notion de style appartient au langage ordinaire et il faut d’abord l’affiner. Or la recherche d’une définition du style, comme celle de la littérature, est inévitablement polémique. Elle repose toujours sur une variante de l’opposition populaire de la norme et de l’écart, ou de la forme et du contenu, c’est-à-dire encore des dichotomies qui visent à détruire l’adversaire, plutôt que des concepts. Les variations stylistiques ne sont pas descriptibles autrement que comme des différences de signification : leur pertinence est linguistique, et non proprement littéraire.

Les deux grandes classes de définition de la critique – « extrinsèque » et « intrinsèque », comme les appelaient René Wellek et Austin Warren – ne sont pas satisfaisantes : la solution textuelle repose sur l’opposition de la forme et du contenu, et la solution contextuelle sur l’opposition de l’origine historique et de l’impression présente. Historicisme et formalisme réduisent la littérature à la non-littérature : à l’histoire ou au langage. De proche en proche, il est facile de montrer que la critique littéraire n’existe pas dès lors qu’on a retiré les discours historique, sociologique, idéologique, psychanalytique, linguistique, etc., ou que sa nature et ses buts sont impossibles à définir analytiquement.

La critique, comme la littérature, suppose toujours un choix normatif : on porte un jugement sur l’état présent de la critique, on réagit à une situation qui demande à être corrigée et on appelle cela définir la critique. La critique est par nature oppositionnelle, jusqu’au moment – cela semble son destin – où elle s’institue en une pédagogie : c’est pourquoi elle prend si souvent l’allure d’un manifeste. Mais si les définitions de la critique sont des normes pour l’action, aucune ne s’impose logiquement ; elles rivalisent en cherchant à s’exclure l’une l’autre.

Tout est-il permis ?

Les études littéraires ont cet avantage sur la recherche philosophique, historique ou linguistique, qu’on y est d’autant plus libre que l’on ne sait définir ni la littérature ni la critique. Tout est-il donc permis sous la condition de l’originalité et de la virtuosité ? Ou bien des critères permettent-ils de comparer et d’évaluer des approches différentes ? Une appréciation raisonnable est-elle possible ? Y a-t-il une histoire, un progrès de la critique littéraire ?

Quand l’analyse ne parvient pas à ordonner, on en appelle à l’histoire : de nombreux ouvrages racontent les aventures de la critique des origines à nos jours, faute de pouvoir en faire la théorie. Ils sont en général illisibles, ne font qu’accentuer le désordre et donnent le sentiment d’un ressassement sans fin. Une histoire de la critique devrait montrer comment on passe d’un modèle à un autre au cours du temps. Dans les sciences, le modèle ou paradigme est une théorie apparue pour résoudre un problème et appliquée ensuite à d’autres problèmes. Il régit l’activité scientifique puis cède la place au paradigme suivant, lequel constitue un progrès. C’est un cadre théorique, une hypothèse analogue à la précompréhension qui, dans le cercle herméneutique, précède l’explicitation. L’épistémologie moderne reconnaît qu’il n’y a pas de faits observés sans hypothèse préalable, et l’explication scientifique elle-même se pense sur le modèle de la compréhension herméneutique. La critique, comme toute activité explicative ou interprétative, construit son objet, qui ne lui préexiste pas. Le choix de ce qui est littéraire, c’est-à-dire des faits pertinents à étudier, dépend d’une hypothèse théorique. Et la circularité des faits et de l’hypothèse implique qu’un changement de paradigme modifie les faits pertinents : d’où l’absence de communication entre paradigmes différents, qui n’appellent pas « littérature » la même chose.

Dans la critique littéraire, un paradigme ne cède pas la place à un autre parce que son programme s’est ou ne s’est pas réalisé. Les nouveaux paradigmes paraissent dépendre de remaniements des disciplines voisines : phénoménologie, herméneutique, marxisme, psychanalyse, structuralisme, poststructuralisme suscitent chacun une critique littéraire. Et un paradigme n’en évacue pas nécessairement un autre. Au contraire, chacun continue à vivre sa vie en jetant des anathèmes sur les autres, dans le contexte d’une lutte de pouvoir. Innombrables sont les paradigmes disponibles aujourd’hui, et le choix de l’un d’eux est motivé moins par son rendement que par d’autres choix, politiques, religieux, esthétiques, existentiels.

Une histoire de la critique se heurte aux mêmes obstacles qu’une théorie de la critique. Divers modèles ont tour à tour dominé la scène depuis le début du XIXsiècle, mais leur succession ne représente pas un progrès. Elle prend place dans un éternel retour, un va-et-vient indéfini, un rythme alternatif : texte-contexte, dedans-dehors, interne-externe. Ainsi, en France, le modèle philologique ou positiviste a suscité par réaction un modèle intuitif dénonçant l’insuffisance de la méthode historique et prêchant la sympathie. Ensuite, refusant à la fois le positivisme et l’intuition, des modèles d’explication externe se sont appuyés sur d’autres champs intellectuels, comme le marxisme ou la psychanalyse. Ces sollicitations contextuelles ont provoqué alors un retour à des modèles immanents, cherchant les lois propres de la littérature dans une analyse de ses structures. Et ainsi de suite. Les modèles critiques ne meurent pas et le champ de la critique semble aujourd’hui très ouvert, en l’absence d’un paradigme dominant.

2. Les modèles contextuels ou explicatifs

La philologie

Ce qu’on appelle une « édition critique » – comprenant l’établissement du texte, c’est-à-dire le choix d’un texte de base, l’établissement des variantes par rapport à ce texte de base, et toute l’information disponible sur les différents états du texte – reste fidèle au sens premier du mot « critique », lorsqu’il s’est réintroduit en français au XVIsiècle : « grammairien », « critique », « philologue » désignent alors l’éditeur des textes anciens. En anglais, la philologie se nomme encore textual criticism. Il s’agit du modèle le plus ancien et incontestable de la critique littéraire, perpétué depuis la redécouverte des lettres à la Renaissance, étendu aux textes du Moyen Âge au XIXsiècle, puis aux littératures classique et moderne. Le principe de la philologie en France demeure le respect de la dernière édition revue par l’auteur, mais on s’intéresse aussi à la version la plus ancienne d’un texte. Nouveau cas de binarisme : l’histoire de la philologie balance entre deux visions finalisées : le respect de l’intention dernière de l’auteur selon une idée classique valorisant l’achèvement, ou le privilège romantique accordé à la première inspiration.

À côté de la critique externe, qui établit le texte, la tradition philologique distingue la critique interne, qui restitue le contexte, car le sens du texte se déduit à ses yeux des circonstances de son apparition. Cet axiome a été formalisé par l’herméneutique philologique, dont Schleiermacher fut le fondateur en Allemagne, expliquant le texte par son contexte d’origine, et postulant qu’on peut reconstruire ce contexte par la discipline historique.

La philologie n’est plus dominante, mais il y a toujours des philologues, même si on ne pense plus à eux en premier quand on parle de critique littéraire. En Italie, Gianfranco Contini, sous le nom de « critique des variantes », entendue au sens large, a renouvelé au XXsiècle les rapports de la critique et de la philologie. En France, la vieille discipline a été réhabilitée sous l’appellation de « critique génétique », laquelle, marquée par l’approche synchronique et structuraliste, s’intéresse moins au produit qu’à la production, à l’édition critique qu’au processus des états du texte, refusant la vision téléologique qui privilégie l’inspiration première ou l’achèvement parfait.

L’histoire littéraire

Le sixième livre de la Poétique  de Jules César Scaliger (1561), intitulé Criticus, dresse un tableau comparatif des poètes grecs et latins : dès le XVIsiècle, le terme « critique » n’est plus limité à la philologie. Au cours du XVIIsiècle, en France, la critique se sépare de la grammaire et de la rhétorique, et remplace peu à peu la poétique, sous laquelle on a parlé de la littérature jusque-là. Lié au scepticisme, au refus de l’autorité et des règles, à la défense du goût et aux belles-lettres, la critique, au sens moderne, apparaît avec l’esprit historique, lors de la querelle des Anciens et des Modernes, en réaction contre une théorie rationnelle ou aristotélicienne de la littérature postulant des canons éternels et universels du jugement esthétique. La critique est inséparable du criticisme : dans sa Critique de la faculté de juger, Kant établira la subjectivité du jugement de goût, qui fait cependant appel à un jugement général, au sens commun de l’humanité. À la fin du XVIIIsiècle, la critique se présente comme une médiation entre la subjectivité du jugement esthétique et l’objectivité du sens commun, et elle est par définition historique. Herder et les frères Schlegel s’interrogent sur le rapport qui existe entre le jugement personnel et l’objectivité scientifique, l’art et la science.

À son émergence, la critique historique et positiviste, marquée par le romantisme, est relativiste et descriptive. Elle s’oppose à la tradition absolutiste et prescriptive, classique ou néo-classique, jugeant toute œuvre par rapport à des normes intemporelles. Au XIXsiècle, le relativisme est lié à l’affirmation de valeurs nationales et historiques, comme dans De l’Allemagne  de Mme de Staël. Sainte-Beuve, dans ses Critiques et portraits littéraires, explique les œuvres par la vie des auteurs. Taine, ensuite, explique les individus par trois facteurs : la race, le milieu et le moment ; ce sont les débuts de la critique sociologique, qui se développera plus tard dans une perspective marxiste. Enfin, Ferdinand Brunetière ajoute aux déterminations biographique et sociale celle de la tradition littéraire elle-même, représentée par le genre, qui agit sur une œuvre, ou auquel elle réagit. Brunetière calque l’histoire des genres sur celle des espèces selon Darwin.

La philologie et la critique déterministe partagent l’idée que l’écrivain et son œuvre doivent être compris dans leur situation historique. Au tournant du siècle, marqué par l’histoire positiviste mais aussi par la sociologie de Durkheim, Gustave Lanson formula l’idéal d’une critique objective, réagissant à l’impressionnisme de ses contemporains. Sa position est plus souple que celle de Sainte-Beuve, Taine et Brunetière : l’histoire positiviste accumule les faits relatifs à l’œuvre, à son auteur et à leur temps. Loin des grandes lois de Taine et de Brunetière, les sources et les influences deviennent les maîtres mots de l’histoire littéraire, qui multiplie les monographies et renvoie à plus tard le programme général d’une « histoire de la vie littéraire en France ». Dans l’esprit de Lanson, l’histoire littéraire n’est qu’une première étape, qui n’exclut pas le plaisir de lire ni le contact subjectif avec les textes. Il s’agit de contrôler les impressions, pas de les éliminer. L’histoire littéraire lansonienne s’est pourtant rétrécie à mesure qu’elle fournissait le cadre de l’approche scolaire de la littérature. Ce qui reste déterminant, c’est une conception rationaliste du sujet-auteur présidant à l’œuvre, et une vision strictement référentielle du langage.

Comme le modèle philologique, l’histoire littéraire s’est maintenue. Au milieu des années 1960, la polémique, à propos de Racine, entre Raymond Picard, représentant la Sorbonne, et Roland Barthes, promoteur de la « nouvelle critique », montra que l’histoire littéraire restait un enjeu vivace. Elle demeure très présente, notamment dans l’enseignement de la littérature.

Sociologie et psychanalyse de la littérature

Taine rapportait l’individu à ses conditions sociales. Ce sera le principe du tout-venant de la critique marxiste, faisant de la littérature et de l’art un reflet de la situation économique, de la superstructure un décalque de l’infrastructure. De György Lukács à Lucien Goldmann, cette doctrine est devenue plus complexe, dès lors qu’elle a vu les sujets de la création dans les groupes et non plus les individus, mais elle reste foncièrement déterministe. Moins simplistes, et postulant une autonomie relative des formes esthétiques par rapport aux déterminations socio-économiques, les sociocritiques contemporaines s’inspirent, en Allemagne de Theodor W. Adorno et de l’école de Francfort, en Grande-Bretagne de Raymond Williams et du matérialisme culturel, en France de Louis Althusser et de sa conception de l’idéologie calquée sur le modèle de l’inconscient freudien. De même que le structuralisme génétique de Goldmann, elles tentent une synthèse avec l’approche intrinsèque du texte. Par ailleurs, l’influence de Walter Benjamin a corrigé par le messianisme ce que le marxisme et la critique idéologique ont d’automatisé. Enfin, sous l’impulsion de Pierre Bourdieu s’est développée une sociologie de l’institution littéraire – les écrivains, les académies, l’édition, tout l’appareil de la culture –, fondée elle aussi sur l’idée de l’autonomie du champ littéraire et entreprenant une science non de la production de l’œuvre mais de la production de sa valeur.

Comme la sociocritique s’est adossée au marxisme, la psychocritique adapte la psychanalyse à une approche contextuelle et offre une variante de la critique biographique, par exemple dans le livre consacré à Edgar Poe de Marie Bonaparte. Bien sûr, là aussi, on a cherché des compromis avec la critique interne, introduit une « psychanalyse du texte » (Jean Bellemin-Noël), ou encore une « sémanalyse » (Julia Kristeva). Toutes les variantes critiques marquées par le freudisme, ou par le lacanisme, pourraient figurer dans ce tableau, à mesure qu’elles modifient les conceptions du sujet et du langage qui présidaient au positivisme, mais le principe de toute approche psychanalytique de la littérature reste contextuel.

3. Les modèles profonds ou interprétatifs

La critique créatrice

Comme la philologie, la critique créatrice est apparue avec le romantisme. L’apologie de l’intuition et de l’empathie, déjà présente chez Herder, était alors dirigée contre le rationalisme classique, non pas contre la critique historique. Il s’agissait de contempler chaque œuvre dans son unicité. Goethe réclamait une « critique des beautés », productive et non destructive. Baudelaire insiste sur la sympathie et voit dans la critique une expression de soi. Mais, dès ses débuts, la critique historique a suscité l’hostilité des écrivains. Flaubert protestait contre Taine : « Il y a autre chose dans l’Art que le milieu où il s’exerce et les antécédents physiologiques de l’ouvrier. Avec ce système-là, on explique la série, mais jamais l’individualité, le fait spécial qu’on est celui-là. » Proust amplifiera cette objection de principe en insistant sur la différence essentielle qui sépare le moi créateur du moi social : à ses yeux, l’artiste n’a rien à voir avec l’homme ; l’intuition créatrice, fondée sur la mémoire et la sensation, avec l’intelligence. Enfin, Bergson et Valéry sont les précurseurs de la critique antipositiviste de l’entre-deux-guerres en France, attachée aux mécanismes de la création.

En Allemagne, alors que l’herméneutique philologique de Schleiermacher, conforme au positivisme français, postulait que la reconstruction du contexte d’origine était possible et suffisante, Dilthey et surtout Husserl voient dans toute œuvre la manifestation d’une conscience. La tâche du critique est de retrouver cette conscience, comme la précompréhension dont l’œuvre est l’explicitation. Pour cela, il n’y a pas d’autre moyen que de répéter le cheminement créateur. En Italie, Benedetto Croce manifeste un antipositivisme semblable, menant au refus de l’évaluation.

La critique des thèmes, de la conscience et des profondeurs

Aux études historiques, qu’il ne juge pas inutiles mais dont il déplore le caractère statique, Albert Thibaudet, marqué par Bergson, veut substituer une analyse du mouvement de la création, par une méthode intuitive et métaphorique. Avec Charles Du Bos, cette mobilité critique devient une soumission métaphysique, voire une communion mystique. Enfin, les critiques de l’école dite de Genève – Albert Béguin, Marcel Raymond, Georges Poulet –, inspirés à la fois par la critique créatrice française et la phénoménologie allemande, parlent de transposition d’un univers mental dans un autre, de saisie d’une conscience par une autre conscience. Cette identification ne se fait pas avec un texte mais avec une conscience, qui n’est accessible qu’à travers la totalité des écrits d’un auteur. Le temps et l’espace sont les catégories privilégiées de l’interprétation. Jean Rousset et Jean Starobinski ont tenté d’intégrer le structuralisme et la psychanalyse à la critique créatrice.

Cette psychologie des profondeurs rejoint la critique thématique française de Gaston Bachelard et de Jean-Pierre Richard, fondée sur l’étude des sensations. La catégorie fondamentale reste l’imaginaire et l’hypothèse essentielle est toujours l’unité d’une conscience créatrice, donc de l’œuvre entière d’un écrivain. Toutes les variantes de la critique interprétative ont en commun l’idée qu’une subjectivité profonde, cohérente et unifiée, préside à la totalité d’une œuvre.

Le modèle existentialiste

La critique existentialiste a préservé les notions d’individu et de subjectivité promues par les écrivains eux-mêmes. Les grandes monographies de Sartre sur Baudelaire, Genet et Flaubert, empruntant au marxisme et à la psychanalyse, maintiennent la primauté de l’homme à travers une série de médiations, comme la famille et les groupes, qui font passer de la totalité à l’unicité. La relation de l’individu à la totalité est pensée d’une façon singulière et dynamique qui n’est pas si éloignée de Thibaudet, moins l’intuition, ou de Du Bos, moins la phraséologie spiritualiste. Mais les présupposés sur le sujet et le langage restent les mêmes.

Malgré les assauts répétés contre l’auteur, l’homme et le sujet conduits par le structuralisme et le poststructuralisme, au nom de Nietzsche et de Heidegger, de Saussure ou de Lacan, l’hypothèse d’une conscience créatrice, fût-ce sur le modèle d’une intentionnalité transcendantale, demeure l’idéologie la plus commune de la critique littéraire. On la partage spontanément dès qu’on imagine une unité de l’œuvre d’un écrivain, une unité du livre. L’auteur et le livre restent les croyances les plus répandues lorsqu’on parle de littérature. C’est pourquoi la critique interprétative entre moins dans la polémique que la critique historique ou la critique textuelle.

4. Les modèles textuels ou analytiques

Contre l’histoire littéraire et la critique interprétative se sont violemment dressées, en France, à partir des années 1960, des critiques contestant tout empire du sujet, sous sa forme rationnelle ou transcendantale, cartésienne ou phénoménologique, et lui substituant le primat du langage. Une nouvelle conception du langage, venue de Saussure, qui mettait l’accent sur l’arbitraire de la langue et sur son absence de référentialité, a favorisé une nouvelle conception du sujet, désormais pensé comme assujetti au langage ou à la structure, et de la critique, dénonçant l’intention ou l’intentionnalité, refusant de considérer l’auteur comme une instance présidant au sens. Tout cela, en fait, n’était pas si nouveau. D’une part, la parenté est évidente avec les anciennes rhétorique et poétique ; d’autre part, ce retour au texte avait déjà eu lieu partout ailleurs, depuis plusieurs décennies, mais on l’ignorait dans l’hexagone, en particulier à la Sorbonne.

Rhétorique et poétique

Aristote est l’auteur d’une Rhétorique, ou art du discours public, et d’une Poétique, ou art de l’imitation, qui sont les traités fondamentaux pour toute grammaire du discours ou du texte. Rhétorique et poétique étaient des grammaires prescriptives décrivant tous les discours acceptables dans un genre donné et les offrant comme des modèles à suivre pour produire d’autres discours. La Poétique  est une théorie normative des formes de la tragédie et de l’épopée. Cette tradition éminente a été peu à peu démantelée. La rhétorique médiévale, située entre la grammaire et la dialectique dans le trivium  des arts libéraux, était encore un art complet du texte. Mais, au cours de la Renaissance et de l’âge classique, peu à peu réduite à une seule de ses cinq parties, elle est devenue un traité des figures et des tropes. À la fin du XIXsiècle, elle a été écartée de l’enseignement au profit de la discipline historique.

Le projet d’une science du texte apparu dans les années 1960 renoue avec la tradition aristotélicienne, moins son aspect prescriptif, par la volonté d’atteindre des invariants ou des universaux de la littérature, par le souci généraliste et théorique opposé au relativisme historique et herméneutique dominant depuis Kant et s’attachant aux œuvres et aux écrivains dans leur particularité. Non seulement la nouvelle critique a remis en vigueur le terme « poétique » pour désigner autre chose que la stylistique et prosodie d’un écrivain – la « poétique de Chénier » –, mais Roland Barthes a même contribué, deux ou trois générations après la mort de la rhétorique, à sa réhabilitation en lui consacrant un vade-mecum.

La linguistique saussurienne, le formalisme russe, le New Criticism

Pour le nouveau textualisme français, il y a deux ou trois références plus proches que l’aristotélisme : la linguistique saussurienne, le formalisme russe et le New Criticism anglo-américain, tardivement découverts par une culture littéraire et philosophique parisienne relativement isolée du reste du monde.

Quelques principes, extraits du Cours de linguistique générale  de Saussure, sont devenus les articles de foi du structuralisme : l’opposition langue-parole, la conception de la langue comme système de signes, le signe comme opposition de l’image acoustique et du concept (signifiant et signifié), l’arbitraire du signe, la définition du signe comme valeur (comme différence avec les autres signes découpant le monde phénoménal), enfin l’opposition de la synchronie et de la diachronie. Saussure insérait la linguistique dans une sémiologie future qui traiterait des autres systèmes de signes : les principes du saussurianisme vont être ainsi transposés à l’analyse de la littérature et de la culture.

Plus de quarante ans avant le structuralisme français, les formalistes russes – deux groupes de linguistes et de poéticiens formés en 1915 et 1916 –, puis les membres du Cercle linguistique de Prague (1926-1939) – Roman Jakobson fut la cheville ouvrière de tous ces cénacles – avaient entrepris l’étude systématique de la littérature. Un article de 1917 de Viktor B. Chklovski, « L’Art comme procédé », leur servait de manifeste. Sous l’influence du futurisme et contre la poésie symboliste, le formalisme proclame l’autonomie de l’œuvre littéraire et de la science de la littérature. Il s’agit, en mettant l’accent sur la littérature comme ensemble de procédés formels, de fonder son étude scientifique en niant sa dimension représentative ou expressive, en dénonçant l’humanisme lié à la croyance en l’unité essentielle du texte et de sa signification. Ce sont les formalistes qui ont substitué, comme objet de la critique, la littérarité à la littérature, c’est-à-dire ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire, ou encore le système de procédés formels qui rend la littérature possible. La défamiliarisation ou la désautomatisation du langage ordinaire caractériserait la littérature, un ensemble de procédés qui bloquent la perception automatique et provoquent une perception poétique du langage. Mais les procédés littéraires ne restent pas toujours étranges, ils s’automatisent eux-mêmes. La tradition littéraire n’est donc pas immobile ni continue, mais faite de ruptures formelles qui renouvellent le système. Malgré son scientisme, le formalisme ne voit pas la littérarité en termes absolus, mais la conçoit comme un système relationnel changeant dans l’histoire. Au-delà de l’étude intrinsèque du texte individuel et de ses contenus, la visée est bien le système synchronique et ses transformations.

En Angleterre – sous l’influence du poète Thomas Stearns Eliot et du critique Ivor Armstrong Richards – mais surtout aux États-Unis – John Crowe Ransom, Allen Tate, Cleanth Brooks, le poète Robert Penn Warren –, sans passer par l’étape de l’herméneutique phénoménologique, le New Criticism a également remis en cause l’hégémonie de l’histoire littéraire biographique et sociale dès les années 1930. Négativement, le New Criticism se définit par le rejet de l’illusion génétique (genetic fallacy), expliquant l’œuvre par des causes externes, de l’illusion intentionnelle (intentional fallacy), la référant à son auteur, et de l’illusion affective (affective fallacy), l’abordant à partir des émotions qu’elle éveille. Positivement, les new critics  prônent le retour au texte et sa lecture microscopique (close reading), l’analyse des propriétés structurales du poème isolé et considéré comme objet verbal et système clos.

Ainsi, la critique textuelle et analytique moderne retrouve d’anciennes notions de la littérature, comme le généralisme ou même l’universalisme de l’Antiquité et du classicisme – c’est pour ainsi dire un retour aux Anciens contre les Modernes –, mais aussi des modèles formalistes déjà répandus ailleurs en Europe et en Amérique du Nord. En France même, on peut songer à la poiétique  de Valéry et aux efforts confus de Jean Paulhan tendant à l’analyse d’une rhétoricité non normative de la littérature, à leur insistance sur le langage par opposition à tout autre paramètre constitutif de la littérature.

Structuralisme, sémiotique, poétique, narratologie

Entre Saussure, Jakobson et la critique structurale française, Lévi-Strauss a joué un rôle essentiel de médiateur, appliquant le modèle linguistique à d’autres systèmes culturels, d’abord la parenté puis les mythes. L’analyse du récit pouvait suivre (Roland Barthes, Algirdas-Julien Greimas, Umberto Eco, Tzvetan Todorov, Gérard Genette, Julia Kristeva). Le programme d’une sémiologie figurait chez Saussure, et sa théorie du langage a servi de modèle pour l’étude de tous les phénomènes culturels conçus comme systèmes de différences, où la signification dépend des relations entre les éléments. Structuralisme et sémiologie, poétique et narratologie – toutes ces appellations recouvrent plus ou moins la même approche analytique – ont dès lors cherché à décrire les conditions de la signification littéraire sur le patron de la signification linguistique, à savoir un code sous-jacent aux réalisations individuelles, comme la langue s’oppose à la parole.

La poétique et la narratologie visent l’établissement d’une grammaire générale, descriptive et non normative, à la différence d’Aristote et du classicisme, de la littérature dans son immanence, l’équivalent de la langue dont les œuvres seraient la parole ; elles mettent à jour les « catégories qui permettent de saisir à la fois l’unité et la variété de toutes les œuvres littéraires », selon Todorov. L’intention est de découvrir les principes généraux dans les œuvres individuelles plutôt que d’interpréter des œuvres individuelles à partir des principes généraux. En ce sens, les expériences les plus réussies paraissent le système du récit établi par Barthes à partir d’une nouvelle de Balzac (S/Z, 1970), ou le petit traité de narratologie dégagé par Genette de l’œuvre de Proust (« Discours du récit », in Figures III, 1972). Barthes, avec ses Éléments de sémiologie  (1964) et son Système de la mode  (1967), a étendu ce type d’analyse à d’autres phénomènes culturels.

Pour une telle critique, les textes ne sont pas à expliquer ni à interpréter (à la différence des buts que se donnent l’histoire et l’herméneutique), ils sont des moyens pour définir la littérature ou, mieux, la littérarité, comme catégorie universelle. Le structuralisme, institué en pédagogie, n’a-t-il pas cependant oscillé entre deux tentations : celle de fournir une méthode et un outil pour interpréter les textes, séparés de leur contexte historique et social, comme des fonctions du système, et, à l’autre extrême, celle de constituer une épistémologie générale permettant de comprendre le mode d’existence de la littérature ?

Stylistique et tropologie

Apparue au XIXsiècle, la stylistique s’est opposée à la rhétorique comme une discipline historique à une théorie générale. Stylistique de la parole plutôt que de la langue, elle a occupé le vide laissé par la rhétorique et la poétique. Parallèlement, la stylistique d’inspiration phénoménologique de Leo Spitzer remontait des faits de style à la compréhension d’une conscience. Très tôt, avant le structuralisme, la stylistique saussurienne de Charles Bally s’est présentée comme une stylistique de la langue par opposition à la stylistique de la parole. En ce sens, la stylistique a disparu avec le retour de la poétique et de la narratologie. Mais une approche de la productivité textuelle comme celle de Michael Riffaterre, s’opposant à la ligne Jakobson - Lévi-Strauss, montre qu’après l’essoufflement du structuralisme c’est dans le domaine de la stylistique que le formalisme reste le plus vivant.

Quant à la tropologie, elle remonte à un généralisme lui aussi indépendant des modèles textuels et se rattache à la Weltliteratur  de Goethe, posant l’unité de toutes les littératures occidentales par-delà les différences nationales. Erich Auerbach, étudiant l’imitation du réel (la mimésis) depuis Homère jusqu’à Joyce, et Ernst Robert Curtius, démontrant la survivance de topoi  grecs, romains ou bibliques dans la littérature moderne, avaient montré, chacun à sa manière, que la littérature dépendait de systèmes internes sous-jacents. Dans l’éclectisme contemporain, on ne cesse pas de revenir à ces grands travaux.

5. Les modèles « gnostiques » ou indéterminés

Faut-il ajouter un quatrième paradigme pour réunir certaines manières de la critique littéraire contemporaine ? Les trois précédents – explicatif, interprétatif, analytique – relèvent de conceptions du sujet et du langage – positiviste, phénoménologique, structurale – après lesquelles on n’a rien inventé. Toutefois, le modèle textuel ne se situe pas sur le même plan que les autres : il s’intéresse moins aux textes réels qu’au système des textes possibles. La textualité, refusant l’histoire et l’herméneutique, a voulu se garder d’expliquer et d’interpréter : mais on ne peut pas s’en empêcher. Or la textualité entraîne un indéterminisme absolu de l’explication et de l’interprétation. Cet indéterminisme réagit contre le paradigme textuel comme le post-structuralisme (à la fois néo-structuralisme et antistructuralisme) contre le structuralisme : il le porte à ses limites et, ce faisant, le renverse.

On peut aussi rendre compte de l’émergence de modèles critiques indéterministes à partir de l’herméneutique. La philologie jugeait possible (et nécessaire et suffisante) la reconstruction du contexte historique de l’œuvre ; la phénoménologie supposait que le trajet de la précompréhension à l’explicitation pouvait être reparcouru en sens inverse par l’interprète sympathique. Le cercle herméneutique, de Schleiermacher à Dilthey et Husserl, permettait de passer du présent au passé, ou de l’œuvre à la conscience. Mais, avec la philosophie de Heidegger, le cercle herméneutique est devenu vicieux : l’interprète est enfermé dans son propre horizon de précompréhension, sans espoir d’en sortir. Aucune communication n’a plus lieu entre des contextes historiques séparés. Le cercle herméneutique s’est transformé par étapes en une prison « gnostique » où chaque existence historique est réduite à elle-même sans jamais rencontrer l’autre.

La critique indéterministe doit enfin beaucoup à Nietzsche, qui réduisait le langage à la rhétorique, ou plutôt à sa rhétoricité inintentionnelle, et la vérité au jeu des figures et des tropes. Dans la lignée nietzschéenne revivifiée par le poststructuralisme français, le langage n’a plus de relation avec la réalité, le signe avec le référent : le monde est un texte. Le point d’application de la critique se déplace de la production à la réception des textes, car leur sens est tenu pour indéterminé : nous leur en imposons, qu’ils ne possèdent pas par eux-mêmes. Aucune signification n’est ni fixe ni stable ; il n’existe pas de sens unique, final et vrai. Aussi l’interprétation devient-elle totalement libre. L’indéterminisme poststructuraliste et l’herméneutique post-heideggérienne se rejoignent dans un nihilisme critique adopté par quelques professeurs américains, pour lesquels toute interprétation est misinterpretation, contresens ou malentendu. Du coup, il n’y a plus de différence non plus entre critique et littérature ; pour Harold Bloom, toute critique est littérature.

L’esthétique de la réception

L’esthétique de la réception apparaît comme un compromis entre l’histoire littéraire et la philosophie herméneutique. À la question « comment faire encore de l’histoire littéraire après Heidegger ? », elle répond en mettant l’accent sur le lecteur, sur la relation du texte et du lecteur, sur le procès de la lecture.

Son point de départ remonte à Husserl et à l’idée d’une conscience dans la lecture. Le critique allemand Wolfgang Iser s’appuie sur l’esthétique phénoménologique de Roman Ingarden, faisant du texte une structure potentielle que le lecteur concrétise : celui-ci met le texte en rapport avec des normes ou des valeurs extralittéraires, par l’intermédiaire desquelles il donne sens à son expérience textuelle. Iser ne précise pas quelle liberté a le lecteur pour remplir les structures textuelles à partir de ses propres normes, ni quel contrôle a le texte sur la façon dont il est lu. Quoi qu’il en soit, les normes du lecteur sont modifiées par l’expérience de la lecture. Lorsque nous lisons, notre attente est fonction de ce que nous avons déjà lu, mais les événements inattendus nous contraignent à reformuler nos attentes et à réinterpréter ce que nous avons déjà lu. La lecture procède ainsi vers l’avant et vers l’arrière à la fois, un critère de cohérence guidant la recherche du sens, et des révisions continuelles garantissent qu’un sens totalisant se dégage du texte.

Sur la base de la phénoménologie d’Ingarden, Hans Robert Jauss a cherché à historiciser, ou à contextualiser, le procès de la lecture. La concrétisation du texte par la lecture est à ses yeux historique, car elle dépend des « horizons d’attente » selon lesquels on lit et évalue les textes à une date donnée. Mais les horizons d’attente originaux ne constituent pas des significations absolues et universelles, contrairement à ce que voulait Schleiermacher. Jauss prend appui sur l’herméneutique de Hans Georg Gadamer, pour qui le sens du texte dépend d’un dialogue sans fin entre passé et présent, la position relative de l’interprète influençant la réception et la compréhension du passé. Nous ne connaissons jamais le passé qu’à la lumière du présent, dans ce que Jauss appelle une « fusion d’horizons ». La signification et la valeur d’un texte sont donc inséparables de l’histoire de sa réception. Comment passer cependant d’une concrétisation individuelle à un procès général de la réception, ou à un horizon d’attente historique ? Cette tentative pour sauver, après Nietzsche et Heidegger, la philologie et l’histoire littéraire en les transformant en une histoire de la réception reste problématique.

La Reader-Response Theory américaine, sans avoir de théorie unique, a fait virer l’esthétique de la réception vers l’indétermination du sens. Alors que la sémiotique de Riffaterre insiste sur les contraintes que le texte impose au lecteur, Stanley Fish emprunte la voie opposée. Tenant d’abord d’une stylistique affective, il analysait la lecture comme procès temporel et expérience à la manière d’Iser. Il en vint pourtant à reconnaître que ce procès n’est pas celui de la  lecture, mais seulement d’une  lecture, et posa ainsi la notion de « communautés interprétatives », des groupes de lecteurs aux compétences partagées. Selon Fish, c’est la communauté interprétative qui détermine le sens plutôt que les propriétés du texte lui-même, qui se dissout dans la lecture.

La déconstruction

On appelle déconstruction les lectures de textes littéraires qui s’inspirent de la réflexion philosophique de Jacques Derrida sur la phénoménologie et le structuralisme, en jouant l’un contre l’autre et vice versa. Le passage au poststructuralisme a lieu par la critique et la radicalisation du saussurianisme, l’insistance sur la textualité et la différence au détriment du prétexte et de la référence. Le point de départ consiste dans la critique du phonocentrisme et du logocentrisme de la tradition linguistique et philosophique occidentale. Derrida lui reproche de reposer sur la primauté de la parole dans une métaphysique idéaliste de la présence, qui se trouverait derrière ou sous le langage et le texte : l’idée, l’intention, la vérité, le sens, la référence que le langage exprimerait. Pour cette tradition, les mots seraient transparents, la communication possible. Derrida veut montrer que la voix n’est pas première mais suppose « toujours déjà » une écriture, une institution ou un système de différences : la langue de Saussure est une écriture sans laquelle il n’y a pas de parole. Tout langage n’est que différences de différences et traces de traces, sans origine ni présence. L’écriture, la différence, est partout : cela veut dire qu’il n’y a jamais d’origine assignable. L’écriture et la textualité défont les volontés logocentriques à travers les figures et les tropes, la rhétoricité ou figuralité de tout fait de langage. Saussure avançait de quoi miner toute métaphysique de la présence, mais il résista à cette conséquence et tomba lui aussi dans le logocentrisme en privilégiant la parole contre l’écriture, imaginant qu’il existe un moment authentique où le sens s’identifie à l’intention. Or la parole est pour Derrida une forme d’écriture, soumise comme toute écriture à l’instabilité du signe et à l’indécidabilité du sens. De signe en signe ou de signifiant en signifiant, le glissement du sens ne s’arrête jamais.

Cette réflexion avait été annoncée par la métaphysique littéraire de Blanchot, l’un des premiers promoteurs de Heidegger en France. En s’appuyant sur Mallarmé en particulier, Blanchot critiquait l’idée du livre comme totalité présupposant un créateur garant de l’unité du sens, c’est-à-dire l’axiome même de la critique de la conscience. Derrida rencontre également la déconstruction américaine (l’école dite de Yale : Paul de Man, Jay Hillis Miller, Geoffrey Hartman), dans l’idée d’indétermination du sens : le langage et le texte ne « marchent » jamais comme on le voudrait, l’écriture et la textualité font toujours dérailler le « vouloir-dire » comme signifié, comme présence à représenter.

En pratique, la déconstruction engage deux stratégies critiques complémentaires : dénoncer la volonté logocentrique supposée partout à l’œuvre dans le langage et prêter attention à la rhétoricité du texte, au glissement indéfini des signifiants sans signifié dernier, qui minent toute intentionnalité. La signification étant instable et indécidable, et l’interprétation compromise, on ne peut que répéter l’acte de déconstruction et le jeu de la différence à l’œuvre dans le texte, sans atteindre de compréhension ni d’explication. La déconstruction n’est pas une analyse systématique, une méthode ou un métalangage de plus, qui impliquerait encore une signification dernière, mais une performance proche du texte qu’on défait, dans lequel se déplie le paradoxe du logocentrisme et de l’écriture. Selon Derrida, le logocentrisme est inévitable : on peut tout juste le pousser à ses limites, jouer sur ses marges. La déconstruction n’a donc pas plus de fin que l’écriture et la textualité.

Après le livre, depuis Mallarmé, on est passé à la textualité, au travail du texte comme production de signifiants sans origine et sans auteur. La déconstruction rejoint ainsi les positions de Barthes à partir de son rejet du scientisme structuraliste (« La Mort de l’auteur », 1968 ; « De l’œuvre au texte », 1971 ; Le Plaisir du texte, 1973), dans une sorte de comble du structuralisme se dévorant lui-même. Mais Barthes, moins absolu que les déconstructeurs, ne décide pas si la pluralité du sens dépend du texte ou de la lecture, et tend à distinguer deux sortes de textes : ceux de simple plaisir, en somme les vieux livres, et ceux de jouissance, qui minent la production du sens.

Dialogisme et intertextualité

L’œuvre de Mikhaïl Bakhtine est contemporaine du formalisme russe mais son influence s’est fait sentir plus tard, après le structuralisme. Bakhtine se démarquait des formalistes en décrivant le fait linguistique comme procès social et situation communicationnelle. Cette insistance sur l’énonciation a pour conséquence de faire apparaître la pluralité de sens des énoncés, que Bakhtine appelle « hétéroglossie ». Par les notions de « dialogisme » et de « carnaval », qui repèrent la polysémie inhérente au langage en action, Bakhtine anticipait le mouvement de la linguistique vers la parole, par exemple chez Émile Benveniste, après qu’on avait privilégié la langue depuis Saussure.

Bakhtine continue à envisager le texte par le biais de sa production et décrit le roman comme juxtaposition de systèmes de signification, ou encore actualisation dialogique de l’hétéroglossie sociale : il s’agit de rendre une place au réalisme dans le formalisme, au monde dans le texte. Mais les thèses de Bakhtine seront réinterprétées du côté de la réception, confirmant les théories de l’indétermination du sens, notamment à travers Julia Kristeva, qui répandit en France le dialogisme bakhtinien sous le nom d’« intertextualité ». L’idée devient que tout texte est le produit d’autres textes. Comme le langage n’a pas d’autre référent que lui-même, la littérature ne parle jamais que de la littérature, et la poésie est poésie de la poésie. Le dialogisme et l’intertextualité aboutissent ainsi à la notion d’« autoréférentialité », analysant tout texte comme texte du texte.

Le féminisme

Sur le modèle proposé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe  (1949), on a analysé le sexe (gender) comme construction sociale distincte du sexe biologique (sex). Aux États-Unis, où le mouvement féministe a pris son essor dans les années 1960, on a dénoncé les stéréotypes féminins et l’oppression des femmes dans une société jugée patriarcale. Cela a donné lieu à une critique idéologique, au sens marxiste, de l’image des femmes dans la littérature, de la représentation et de la construction des rôles sexuels par la culture. Mais la catégorie de la littérature n’était pas mise en cause, ni l’esthétique représentative et expressive comme forme même de l’oppression. La critique idéologique – sa variante féministe comme les autres – n’a pas touché aux rapports du pouvoir et de la représentation.

Le second départ du féminisme critique a été linguistique, structuraliste et surtout poststructuraliste, liant la tradition occidentale au « phallocentrisme », complément inséparable, selon Derrida, de son phonocentrisme et de son logocentrisme. Luce Irigaray, Hélène Cixous, Julia Kristeva, les championnes de ce second féminisme en France, étaient des linguistes de formation. L’attention s’est alors portée sur la place du féminin dans la langue, et sur les textes des femmes. Les questions de l’écriture et de l’expérience féminine ont été mises au premier plan dans l’analyse littéraire et la définition d’une critique féministe, critique non seulement de l’idéologie mais de la littérature. Le féminisme s’est ainsi révélé solidaire des herméneutiques de la lecture, en ajoutant que le lecteur modèle avait été jusque-là un homme, alors que les femmes apportent une autre expérience à leur attente littéraire, en questionnant la catégorie d’humaine nature comme principe du sens. Aux États-Unis, l’alliance des minorités ethniques et sexuelles (feminist, ethnic, gay and lesbian studies) a donné une vocation de plus en plus politique à la critique, devenue une sorte de militantisme focalisé sur les exclusions et les transgressions sociales.

Le matérialisme culturel

La théorie de l’histoire a changé, et l’effet s’en est aussi fait sentir dans la lecture des textes, y compris littéraires. Contrairement au rêve positiviste, le passé ne nous est accessible que sous la forme de textes, eux-mêmes inséparables de ceux qui constituent notre présent. L’histoire n’est pas une, elle se compose d’une multiplicité d’histoires ou de récits contradictoires, et elle n’a pas le sens unique que les philosophies totalisantes lui voyaient depuis Hegel. L’histoire est un récit, qui met en scène le présent aussi bien que le passé, et elle est analysée elle-même comme du texte, de la littérature, par les théoriciens de l’histoire. Pour eux, l’objectivité ou la transcendance de l’historien est un mirage, car il est engagé dans les discours par lesquels il construit l’objet historique. Sans conscience de cet engagement, l’histoire est seulement une projection idéologique.

Comme l’herméneutique de la réception et la déconstruction, la nouvelle histoire abolit la barrière du texte et du contexte, qui était au principe de toute la critique littéraire, car les contextes ne sont eux-mêmes que des constructions narratives, ou encore des textes. Il n’y a que des textes. Inspiré de Foucault, insistant sur les relations de pouvoir dont toute histoire, comme formation discursive, est le produit, le New Historicism (Stephen Greenblatt, Louis Adrian Montrose, Arthur F. Kinney) américain s’intéresse aux exclus du discours et du pouvoir. Marqué également par la définition de l’idéologie par Althusser et les cultural studies du critique britannique Raymond Williams, le matérialisme culturel américain ne s’occupe quasi plus de la littérature, soupçonnée d’élitisme par son caractère canonique, mais lui préfère toutes les formes de la culture, notamment populaires. On vérifie a contrario que tout parti critique est bien une définition de la littérature, et aussi que jusqu’ici la critique, quelque radicale qu’elle se soit voulue, avait continué à parler à peu près des mêmes textes, de la même littérature, la définissant autrement mais confirmant du coup sa légitimité quelle que soit l’hypothèse faite à son propos. L’état présent de la critique est la destruction de la littérature.

Il y a deux façons de traiter de la critique littéraire dans une encyclopédie : la théorie et la vue d’ensemble. Les deux sont insatisfaisantes. La théorie de la critique aboutit à la confusion parce que toute critique est une idéologie de la littérature. Et le panorama laisse d’immenses trous : on a fait comme si, par exemple, la critique littéraire, liée au criticisme, appartenait à l’Occident moderne. C’est faux s’il est impossible de définir la critique autrement que comme tout discours sur la littérature, et la littérature comme tout texte, et, petit à petit, tout contexte comme texte. Dans la tradition occidentale elle-même, on n’a pas parlé de tout non plus, ce qui n’aurait fait qu’ajouter au chaos.

La critique littéraire, telle qu’elle a été analysée ici, est inséparable de l’enseignement de la littérature. Elle sert à légitimer cet enseignement et elle fournit des pédagogies. Elle permet de parler de la littérature autrement que par jugements de valeur. Elle est dépendante de la littérature comme institution scolaire. Si, dans le passé, des paradigmes critiques ont dominé à tour de rôle et si ce n’est plus le cas, un des motifs de ce changement, et du désordre ou de l’absence de norme critique qui en résulte, tient à la transformation de la nature et des buts de l’école depuis sa démocratisation statistique, ou depuis que la scolarisation n’est plus synonyme de promotion sociale. Le nombre de critiques, c’est-à-dire de professeurs de lettres, a augmenté considérablement depuis la Seconde Guerre mondiale, et avec lui les modèles critiques, cultivant de plus en plus ouvertement l’originalité et la virtuosité. La critique n’est plus une corporation mais une profession qui, au fur et à mesure que son statut social se dégradait, a proclamé de plus en plus fort que rien ne la séparait plus de la littérature et que tout était texte.

 


ARISTOTE

La poétique

La Poétique  d’Aristote, telle qu’elle nous est parvenue, traite de la tragédie et de l’épopée (un second livre, perdu, devait porter sur la comédie). Cet écrit, dont l’influence sur le théâtre devait être considérable à partir de la Renaissance, n’est pas sans rapport avec l’ensemble de la philosophie d’Aristote. Il représente un aspect de ce que devrait être une théorie générale de la poièsis, ou production d’œuvres. La poésie est, d’une façon générale, « imitation » (mimèsis), par quoi il faut entendre non un simple décalque de la réalité, mais une sorte de re-création de cet « acte » (énergeia ) qui constitue la vie. En particulier, la tragédie « imite non pas les hommes, mais une action et la vie, le bonheur et l’infortune ; or le bonheur et l’infortune sont dans l’action, et la fin de la vie est une certaine manière d’agir, non une manière d’être » (6, 1450 a 15). D’où l’importance de l’action dans la tragédie : les caractères viennent aux personnages « par surcroît et en raison de leurs actions », non l’inverse. Aristote conseille d’emprunter l’action de la tragédie à l’histoire, mais seulement parce que l’histoire est garante de la vraisemblance des faits présentés. Même dans ce cas, le poète est créateur, parce que, en choisissant tel ou tel événement réel, il le recrée comme « vraisemblable et possible » (9, 1451 b 27). La poésie diffère en cela de l’histoire : l’histoire raconte ce qui est arrivé ; la poésie présente ce qui pourrait  arriver à chacun d’entre nous et, même lorsqu’elle prend pour thème ce qui est en fait advenu, elle le présente comme pouvant arriver toujours de nouveau ; la poésie atteint par là l’universel et est en cela « plus philosophique que l’histoire » (9, 1451 b 5-6).

Aristote fournit aux auteurs de tragédie de nombreuses règles techniques, dont le classicisme français fera son profit. Il n’y a sans doute pas d’autres exemples dans l’histoire d’un art poétique précédant (et de plusieurs siècles) la pratique de l’écrivain, au lieu de la refléter. La principale règle de la tragédie est que l’action représentée doit être « achevée », former un « tout », « avoir un commencement, un milieu et une fin ». Il y a une limite naturelle de l’action, une étendue optimale : celle qui « permet à une suite d’événements qui se succèdent suivant la vraisemblance ou la nécessité de faire passer le héros du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur » (7, 1451 a 9). Mais cela, qui vaut pour le « drame » en général, ne suffit pas encore à définir la tragédie : le changement, la « péripétie », doit être tel qu’il suscite la « terreur » et la « pitié » du spectateur ; or ces sentiments ne naissent pas lorsque nous voyons un homme bon tomber dans le malheur, ni un méchant passer du malheur au bonheur (car ces deux cas suscitent l’indignation), ni lorsqu’un homme bon passe du malheur au bonheur (car nous nous en réjouissons) ou un méchant du bonheur au malheur (car nous ne le plaignons pas), mais seulement lorsqu’un héros ambigu, qui n’est ni tout à fait innocent ni tout à fait coupable, tombe dans le malheur par suite d’une « erreur » qu’il a commise.

Enfin, Aristote se préoccupe de l’action de la tragédie sur le spectateur : elle provoque une « purification (catharsis) des passions » telles que la pitié et la crainte. On a beaucoup glosé sur cette catharsis  : l’interprétation la plus probable est que le spectateur se libère de ses passions en les éprouvant sur le mode de l’imaginaire ; cette notion se rattache sans doute à des conceptions médicales « homéopathiques » selon lesquelles le semblable se traite par le semblable. Mais les commentateurs donneront de la catharsis  une interprétation plus prosaïque, que l’on retrouvera jusque chez Lessing : la « purification » consisterait à ménager certaines satisfactions aux passions, mais en les contenant dans une juste mesure. Cet exemple montre, entre beaucoup d’autres, ce que la tradition aristotélicienne fera de cette philosophie difficile, pour qui la limite et le « milieu » n’étaient pas compromis, mais « sommet ».

 

SAINTE-BEUVE (C. A.)

Comment parler aujourd’hui de Sainte-Beuve sans être « contre » Sainte-Beuve, avec tous ceux qu’il a méconnus ou calomniés, c’est-à-dire la plupart des grands écrivains de son temps : Balzac, Hugo, Stendhal, Baudelaire..., avec tous ceux qui ont dénoncé l’étroitesse de ses vues, la petitesse de son caractère, la mesquinerie de ses enquêtes biographiques, c’est-à-dire, derrière Proust, avec une cohorte de critiques médiocres qui, forts de l’exemple proustien, dénigrent le prétendu grand maître de la critique littéraire et se défendent de lui rien devoir alors même qu’ils ne font que l’imiter. Mais que nous importent les jalousies et les « poisons » de Sainte-Beuve, ses ambitions et ses maladies ? Les définir, écrire leur histoire, c’est être « pour » lui, c’est marcher sur ses traces, c’est faire cette critique biographique et psychologique qu’il pratiquait mieux que personne, en portraitiste et en causeur, et l’on a cru qu’il s’agissait de critique littéraire.

L’ « avocat » et le portraitiste

Pourtant, même en tant que portraitiste, Sainte-Beuve a commencé par l’illusion. Chroniqueur du Globe , journal modérément romantique, il s’y fait très vite le propagandiste de l’école nouvelle. Dans son Tableau historique et critique de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle  (1828), il veut « chercher dans nos origines quelque chose de national à quoi se rattacher » (Lundi  du 15 octobre 1855) et défendre les jeunes poètes contre l’accusation d’être les imitateurs d’une poésie étrangère. Il pratique, selon son propre mot, une critique « avant-courrière » et devient le « héraut » du génie de Victor Hugo. Mais les enquêtes indiscrètes et véridiques succèdent bientôt aux dithyrambes. Peu après 1830, Sainte-Beuve déclare préférer à l’éloquence et aux effusions romantiques la rigueur de l’analyse selon la méthode des idéologues. Il s’applique à « chercher l’homme dans l’écrivain » et remarque que, pour y parvenir, « on ne saurait étudier de trop près, tandis et à mesure que l’objet vit » (Préface des Critiques et portraits littéraires , 1836). C’est ainsi qu’il s’attachera désormais aux moindres détails pour attraper « le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable » (« Portrait de Diderot », 1831). Une pareille quête semble exiger que celui qui s’y livre ne soit « ni fanatique, ni même trop convaincu ou épris d’une autre passion quelconque » (article Du génie critique et de Beyle , 1835). Mais la critique ainsi comprise consiste beaucoup plus à décrire les particularités morales qu’à analyser des œuvres littéraires.

Le « savant » et le « juge »

C’est en enseignant, à Lausanne, en 1837-1838, l’histoire de Port-Royal  que Sainte-Beuve découvre comment la critique et l’histoire littéraires pourraient servir à l’édification d’une « histoire naturelle morale » et qu’il baptise « science littéraire » la détermination et le classement, à partir de documents, littéraires ou non, des « familles naturelles d’esprits ». Cette entreprise lui paraît impossible à mener à bien dans un monde où sévit le mercantilisme littéraire. Ce n’est donc pas assez d’observer et de classer, il faudrait aussi pouvoir juger et dénoncer la décadence d’une littérature gâtée par « l’industrie », par l’abus des couleurs, la grandiloquence et le faux. Ce nouvel exercice d’une critique fondée sur les arrêts du bon goût apparaît clandestinement dans les Chroniques parisiennes  que Sainte-Beuve écrit pour la Revue suisse  de Lausanne (1843-1845).

Passés les remous et les alertes de la révolution de 1848 (qui l’ont obligé à un second exil, à Liège, et lui ont donné l’occasion de dire son mot sur la fausse grandeur du « père » des romantiques dans le cours sur Chateaubriand et son groupe littéraire), Sainte-Beuve se réjouit de la victoire de l’ordre moral et social, qui rend à nouveau possible l’exercice d’une critique discréditée par l’anarchie de la littérature industrielle.

Les causeries hebdomadaires qu’il commence en 1849 et poursuit quasi officiellement au Moniteur  à partir de 1852 et jusqu’à sa mort à Paris apparaissent comme une entreprise de police littéraire. Face aux dangers de corruption : romantisme et révolution, il importe de défendre la tradition. « Le critique, assure-t-il, n’est qu’un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. » Fausse modestie d’un critique dogmatique qui veut inculquer la supériorité d’un certain classicisme, ignorant les frontières et les préjugés, mais respectueux de la mesure et du bon sens.

Cette magistrature critique se déguise toujours derrière des alibis scientifiques, résumés dans une devise : « le vrai le vrai seul », et dans une méthode : « l’histoire naturelle des esprits ». Sainte-Beuve se fait fort de trouver pour chacun (qu’il s’agisse d’un grand écrivain ou non, et nombreux sont les Lundis  consacrés à des personnages qui ne se sont signalés par aucune œuvre littéraire) le mot qui le caractérise et qui permet de le rattacher à son groupe. Vaste entreprise descriptive qui ne saurait avoir de terme et qui n’apporte aucune connaissance véritable ni de l’homme, ni des œuvres.

Comme s’il était conscient de la vanité de son ambition de naturaliste des esprits, Sainte-Beuve donne parfois une autre définition de sa critique. Elle serait le prolongement de l’œuvre poétique interrompue, et, de portraits en portraits, le causeur des Lundis  va en quête d’émotions nouvelles et se métamorphose en tous ceux qu’il cherche à faire revivre.

Quoi qu’il en soit, plaisir de dilettante ou devoir de moraliste, cette pratique de la critique est apparue comme un modèle. Impressionnisme et nomenclatures pseudoscientifiques, tels sont bien les deux aspects principaux de la critique d’inspiration beuvienne.

Substituer à ce monde imaginaire de la littérature – où l’on ne rencontre que des individus : l’auteur, le lecteur, et le critique, guide du lecteur – la réalité plus complexe d’un monde où ni les œuvres littéraires ni les individus n’existent comme des entités absolument distinctes et « naturellement » définies, telle est la conversion que la critique et l’histoire littéraires n’ont pas fini d’accomplir pour atteindre leur objet véritable : ni pour , ni contre  Sainte-Beuve, mais après  Sainte-Beuve et ses imitateurs.

 

 

BRUNETIÈRE FERDINAND (1849-1906)

Historien de la littérature et critique français, Ferdinand Brunetière poursuit une brillante carrière universitaire en enseignant d’abord à l’École normale supérieure, puis à la Sorbonne à partir de 1886. Dans le même temps, il collabore à La Revue des Deux Mondes, dont il devient directeur en 1893. Il critique sans aucune complaisance ses contemporains et, en 1883, dans Le Roman naturaliste, il condamne l’entreprise de Zola et son «matérialisme scientifique», ainsi que ce qu’il appelle son mépris des valeurs morales et du Beau. Selon les convictions de Brunetière, on ne peut dissocier l’art et la morale. Aussi juge-t-il avec beaucoup de sévérité Baudelaire et tous ses successeurs du Parnasse, qui se réclament de la gratuité de l’art. Historien de la littérature, il manifeste le même dogmatisme ; il trouve dans le principe de l’évolution la méthode rigoureuse d’une critique systématique. Séduit par les théories de Darwin, il considère les genres littéraires comme des espèces vivantes soumises aux actions de la vie. Créant ainsi l’histoire des genres, il écrit successivement L’Évolution de la critique  (1890), où il met au point son instrument dans l’étude de la critique elle-même, Les Époques du théâtre français  (1892) et Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle  (1894). Très attaché à l’idéal classique, il veut remettre à l’honneur le XVIIe siècle. Il y trouve la force morale et la vérité humaine dont il regrette l’absence chez les écrivains contemporains. Les aspirations spirituelles de Brunetière, jointes à un positivisme sans faille, rendent parfois ses jugements discutables. Très bon orateur, il retrouve dans son style l’ampleur et la fermeté de la période classique. Sa pensée et son style fortement architecturés fondent ses Études critiques  (1880-1925) et son Manuel d’histoire de la littérature française  (1898). Il aimait trop le XVIIe siècle pour ne pas se sentir attiré par le catholicisme ; dans cet attrait, les considérations sociales et politiques l’emportaient d’ailleurs, fort classiquement, sur le sens du mystère ou l’appel de la mystique. Sa conversion, tardivement parachevée, lui inspira Sur les chemins de la croyance  (1905).

 

TAINE (H.)

Taine a été l’un des maîtres à penser de la France dans le dernier tiers du XIXsiècle, et il a été admiré hors de France par les Anglais, dont il avait interprété la littérature avec maîtrise et quelque dogmatisme, par Nietzsche en Allemagne, par Brandes en Scandinavie, par nombre d’Italiens et d’Américains. Ses théories trop absolues ont été maintes fois réfutées ; l’éclat de son style un peu artificiel s’est terni ; sa foi en la science n’est plus celle des modernes. Mais, comme critique littéraire et critique d’art, comme psychologue et historien, il reste l’un des penseurs les plus importants et l’une des figures les plus attachantes du XIXe siècle finissant.

La fortune de Taine subit une éclipse lors du succès du bergsonisme, puis de l’irrationalisme des années 1920-1940. Auparavant, Bourget, Barrès, Maurras, après Zola et les naturalistes, avaient été profondément marqués par son influence. Albert Thibaudet, divers historiens britanniques et allemands, les Américains Edmund Wilson et Harry Levin lui ont depuis rendu justice. Ils ont loué l’ardent amour de la littérature et de l’art qui inspirait Taine, et la force émotive qui animait ce romantique à l’allure réservée. « Personne n’est plus capable de passion que les hommes intérieurs », avait-il déclaré en termes révélateurs, dans ces lettres de jeunesse où il s’écriait avec joie : « Je saurai, je croirai ; je sais, je crois déjà [...] Je crois tout possible à l’intelligence humaine. »

Une méthode scientifique

Originaire des Ardennes – il est né à Vouziers –, il resta toujours attaché à son paysage natal de forêts et de rivières. Il y eut toujours en lui un poète panthéiste et il nourrit le désir de transposer dans ses théories critiques l’admiration pour l’organicité et la croissance harmonieuse qu’il avait cru observer dans les arbres. Il suivait de peu la génération de ces épigones du romantisme (Leconte de Lisle, Baudelaire, Flaubert, Fromentin) qui avaient souffert plus que les romantiques eux-mêmes du désaccord entre leurs rêves insensés et la plate réalité. Brillamment reçu à l’École normale supérieure en 1848, il semblait destiné à une brillante carrière dans l’Université. La réaction qui suivit la révolution de 1848 le fit, très injustement, échouer en 1851 à l’agrégation de philosophie. Après la proclamation de l’Empire, Taine refusa avec courage de prêter serment ; envoyé en disgrâce dans des lycées de province, il s’y consolait par la lecture de ses deux penseurs préférés, Spinoza et Hegel ; puis il démissionna. Dès lors, il vécut de sa plume, travaillant avec acharnement ; il voyagea en France, en Angleterre, en Italie ; il se maria en 1868. Ses lettres de jeunesse à ses camarades d’École normale révèlent un romantique et un passionné, déterminé à trouver dans la science une foi qui remplace la religion et à étendre la méthode scientifique aux domaines jusque-là livrés à l’impressionnisme ou au dilettantisme : morale, sociologie, esthétique, critique littéraire, histoire. Ses quelque vingt ouvrages, souvent publiés d’abord sous forme d’articles de revue, s’échelonnent entre 1852 et 1893, l’année de sa mort. Ceux de critique littéraire soutiennent le plus souvent une thèse et s’efforcent de tout déduire de la faculté maîtresse des esprits créateurs étudiés. Ce sont : un Essai sur les fables de La Fontaine  (1852), repris en 1861 sous le titre : La Fontaine et ses Fables ; l’Essai sur Tite-Live  (1855) ; une Histoire de la littérature anglaise  (1856-1863) en cinq volumes, et trois séries d’études inégales, mais le plus souvent remarquables pour leur acuité d’analyse et leurs formules saisissantes, Essais,Nouveaux Essais  et Derniers Essais de critique et d’histoire  (1858, 1865, 1894).

Taine appliqua la même méthode de critique à la peinture et à la sculpture, où l’apparition et le comportement du créateur individuel semblent plus imprévisibles encore qu’en littérature, domaine qui permet du moins de retracer la filiation des idées. Ses plaquettes sur l’art en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas furent réunies en 1882 sous le titre : La Philosophie de l’art.  Il convient d’y joindre le Voyage en Italie  (1866). Dans toutes ses démarches, son esprit reste celui d’un philosophe, soucieux de disséquer les idées à la manière de Condillac ou même de Stendhal, mais aussi de généraliser dans un puissant effort de synthèse. Son livre sur Les Philosophes français du XIXe siècle  (1857) ironise avec mordant sur l’éclectisme timoré de la philosophie universitaire française. L’Intelligence  (1870) est une analyse technique des fonctions de l’intellect et ouvre la voie aux enquêtes psychologiques sur la création imaginative.

Profondément ébranlé par la défaite française de 1870 et par la Commune, Taine appliqua son don de lucide et impérieux analyste à l’étude de la Révolution française, de ses causes, et surtout de ce qu’il considérait comme ses méfaits. Le résultat fut sa grande Histoire des origines de la France contemporaine  (1875-1893). Taine y traitait durement le rationalisme français, l’artificialité de constructions politiques et sociales qui négligent l’empirisme et la lente croissance organique des institutions. L’ouvrage, dogmatique, injuste, beaucoup trop hâtif dans ses conclusions et ne reposant que sur des recherches fragmentaires, est devenu le bréviaire de plusieurs doctrines politiques conservatrices en France et à l’étranger. Enfin, les lettres de Taine, notamment celles de sa jeunesse, réunies dans Taine,sa vie et sa correspondance  en quatre volumes posthumes (1901-1907) comptent parmi les plus ardentes de passion intellectuelle que nous a léguées le XIXe siècle. Bien qu’il ne professât et ne sentît aucune foi, mais de plus en plus hostile au bouleversement irréfléchi des traditions, Taine eut, sur sa demande, des funérailles protestantes à Paris.

Le philosophe et le critique

L’originalité de la pensée de Taine a consisté en l’union qu’il opéra entre la philosophie associationniste et analytique du XVIIIe siècle, qui prétendait tout expliquer par la sensation et l’association, et la foi en l’énergie spirituelle qu’avait professée le romantisme allemand. Les contradictions inhérentes à la pensée et à la vie se résolvent, chez lui, dans une synthèse supérieure qui les surmonte et les projette dans le devenir. Le tout organique n’est pas le résultat d’une combinaison d’éléments, mais préexiste aux diverses parties que l’analyse révèle dans ce tout.

À l’hégélianisme Taine ajoute un sens aigu de l’anthropologie (qui dévoile la lente montée de l’homme depuis l’animal) et de la science des monstres, dont son cher Balzac avait déjà tiré parti dans ses romans. Il s’attache aussi à la recherche de la causalité de l’œuvre : il affirmera qu’on peut la trouver dans la célèbre triade race-milieu-moment, termes qu’il n’a jamais clairement définis. Dans chaque créateur, il croit déceler une faculté maîtresse, dont il déduit tous les autres caractères selon une loi « des dépendances mutuelles ». Derrière la littérature et l’art, il s’efforce d’atteindre la société qui a produit les œuvres, ou les avait rendues possibles.

Ce structuralisme avant la lettre est évidemment trop rigide. Il ne saisit pas l’unicité de l’individu dans son authentique originalité. Il a été souvent réfuté, et tout d’abord par Sainte-Beuve. Mais, du moins, Taine a libéré à jamais la critique de la notion que les grandes œuvres tombent du ciel comme des météores, que rien n’est mesurable dans les sciences humaines et que l’art est sans rapport avec l’état social ou la philosophie latente d’un pays.

L’œuvre historique de Taine est inspirée par un pessimisme profond. « Quel cimetière que l’histoire ! », s’écriait-il devant les musées d’Italie. Il avait cru voir affleurer autour de lui, à une ère de guerres et d’émeutes, la brute à demi enfouie dans l’homme dit civilisé qui menace parfois le fragile édifice de la civilisation. Il s’était convaincu que la France en particulier avait trop souffert de son tour d’esprit abstrait et rationnel à l’excès, qui la pousse à détruire pour tout rebâtir. « En fait d’histoire, écrivait Taine, il vaut mieux continuer que recommencer. » Sa grande fresque de la période révolutionnaire et impériale a de l’éclat ; elle comporte des portraits remarquables ; mais c’est une synthèse d’artiste à l’esprit généralisateur, une tentative de philosophie de l’histoire, plutôt que de l’histoire proprement dite. Le penseur n’avait pas la patience de compulser assez d’archives et il lui manquait la modestie de savoir ignorer.

 

 

LANSON GUSTAVE (1857-1934)

Nom qui soulève encore, parmi les universitaires, passions et controverses. Professeur de littérature française à la Sorbonne et à l’École normale supérieure (dont il fut le directeur), élève de Brunetière, Gustave Lanson dirige et inspire les études littéraires en France quarante ans durant. Il insiste sur les questions de méthode, exige érudition et précision dans l’établissement des faits littéraires, marque sa méfiance à l’égard de l’impressionnisme critique mais aussi de tout esprit de système (Taine), s’attache particulièrement à la recherche des sources, aux inventaires précis, aux investigations de détail, à tout ce qui permet de replacer les œuvres dans les circonstances qui les ont vu naître. Il s’intéresse particulièrement à l’histoire des idées. Sa production est abondante : de très soigneuses éditions critiques de textes littéraires, des monographies sur des auteurs (Bossuet,Boileau,Corneille,Voltaire) et surtout sa célèbre Histoire de la littérature française  (1894). On a beaucoup reproché à Lanson sa lourdeur pointilliste, son refus de la synthèse, son goût trop grand pour l’érudition, sa façon d’isoler le «phénomène littéraire», le dogmatisme de ses jugements esthétiques (passablement rétrogrades en matière de littérature moderne). Des principes et des exigences de Lanson on a fait assez abusivement un système, le «lansonisme», terme aux connotations souvent péjoratives. En effet, après Lanson, la plupart des universitaires français (Mornet, Pommier) se sont trop souvent contentés, en se mettant sous sa bannière, de faire une histoire littéraire scrupuleuse, positiviste et érudite, mais sans perspectives, sans mise en doute de ses présupposés, ne tenant pas suffisamment compte de l’apport des sciences humaines. Actuellement, pour les courants traditionalistes, la méthode et l’esprit de Lanson restent une référence exemplaire ; tout cela ne va pas sans travestissements de sa pensée, plus souple et plus ouverte dans l’ensemble que celle de certains de ses successeurs.

 

FORMALISME RUSSE

« Si on laisse de côté les faibles échos des systèmes idéologiques antérieurs à la Révolution, la seule théorie qui se soit opposée au marxisme en Russie soviétique, dans les dernières années, est la théorie formaliste de l’art. Ce qui est paradoxal ici, c’est que le formalisme russe était étroitement lié au futurisme russe et que, lorsque celui-ci, du point de vue politique, capitula plus ou moins devant le communisme, le formalisme manifesta de toutes ses forces son opposition théorique au marxisme. » Ce jugement de Trotski, extrait de Littérature et révolution, permet de comprendre l’importance qu’avait en Union soviétique, en 1924, l’école de critique littéraire baptisée « théorie formaliste » ou « formalisme ». Plus tard les publicistes marxistes seront moins indulgents et surtout moins beaux joueurs. Lounatcharski disait du formalisme que c’était un légume hors de saison (après la révolution d’Octobre) et, en 1930, l’aboyeur de service les accusait de « criminel sabotage idéologique ». Une chose est certaine : si le formalisme est apparu en 1917, il ne s’est épanoui qu’après la Révolution ; en un sens, il est un fruit du bouleversement, de l’excentricité issue de la Révolution, en dépit de Trotski qui le définit comme « un avorton de l’idéalisme appliqué aux problèmes de l’art », autrement dit comme le dernier refuge de l’idéalisme au pays du matérialisme... Si, certes, le formalisme n’a rien de commun avec le marxisme, comme le fait remarquer Victor Erlikh, le rejet des « bavardages » et l’enthousiasme pour une certaine « technicité » littéraire s’apparente assez bien à l’enthousiasme industriel d’après Octobre. Cependant, la contestation, en U.R.S.S., perdant de plus en plus ses droits, les diatribes se firent de plus en plus féroces contre les formalistes, qui se défendaient maladroitement. Arvatov et un groupe de « sociologues-formalistes » tentèrent un impossible renflouage du formalisme par le marxisme, mais bientôt sonna, à partir de 1930, l’heure des abjurations (Chklovski) ou d’une retraite vers le roman historique et l’érudition (Tynianov, Eichenbaum). Plus que jamais, « formalisme » fut une injure brandie à tout propos dans les homélies officielles. La brillante pléiade de jeunes critiques et écrivains qui avaient, durant trois lustres, animé la scène littéraire russe se dispersait ; leurs œuvres et manifestes, tirés à peu d’exemplaires, devenaient introuvables. Pourtant, le formalisme ne devait pas mourir.

Dès 1920, Roman Jakobson avait transporté à Prague l’esprit des recherches formalistes ; il fondait, en 1926, le Cercle linguistique de Prague, d’où devait sortir le structuralisme linguistique. Une fortune inattendue attendait les idées formalistes. Depuis 1955, on assiste à une véritable redécouverte : reproductions photomécaniques des principaux travaux des formalistes par des éditeurs occidentaux, vogue grandissante de ces ouvrages parmi les slavisants de l’étranger, et plus récemment résurgence de l’héritage formaliste en U.R.S.S. même, où une jeune école de structuralisme littéraire s’est développée à l’université de Tartu. Le problème que pose aujourd’hui le formalisme russe serait plutôt celui de sa renaissance : pourquoi et comment une école de critique littéraire pouvait-elle resurgir trente ans après sa « mort » violente ?

1. Les origines

Le formalisme russe est né de deux cénacles littéraires : l’un, le Cercle moscovite de linguistique, qui se forma en 1915 à Moscou, à l’initiative de quelques étudiants, l’autre constitué à Saint-Pétersbourg et baptisé Société pour l’étude de la langue poétique, en abréviation Opoïaz.  À Moscou le président du cercle était Roman Jakobson, un étudiant qui s’intéressait à l’éthnographie slave et à la philosophie du langage. À Pétersbourg, la plupart des membres de l’Opoïaz étaient des élèves du philosophe Beaudouin de Courtenay, parmi lesquels se distinguèrent Iakoubinski, Victor Chklovski, Boris Eichenbaum. Il y avait deux communs dénominateurs à ces berceaux du formalisme : l’intérêt porté à la linguistique et l’enthousiasme pour la poésie moderne, tout particulièrement le futurisme. Ainsi, Jakobson et Chklovski non seulement étudiaient avec passion les métaphores de Maïakovski, les inventions verbales libres de Vélémir Khlebnikov, d’Alexandre Kroutchenykh ou de David Bourliouk, mais ils frayaient avec les poètes auxquels les liait une amitié turbulente. Cette connivence avec l’avant-garde poétique, un certain goût de la bohème littéraire et du défi aux conventions donnèrent aux premières manifestations « formalistes » un air de provocation juvénile. Tous les formalistes ne partageaient d’ailleurs pas ces goûts : Eichenbaum et Victor Jirmunski se sentaient plus de penchant pour la poésie symboliste et akméiste : l’intimisme psychologique, la syntaxe rapide et parlée des vers d’Anna Akhmatova les attiraient plus que la poésie « transrationnelle » de Kroutchenykh. Au reste, les querelles n’ont pas manqué entre formalistes et les comptes rendus ou chroniques du mouvement, principalement ceux de Chklovski et de Jirmunski, sont souvent en contradiction, voire en belligérance. Chklovski limite le formalisme russe à l’Opoïaz. Jirmunski en fait un mouvement beaucoup plus vaste qui s’articule mieux à ses prédécesseurs symbolistes.

2. Élaboration des thèmes

Une révolution méthodologique

Avant tout le formalisme marqua en littérature une période de crise méthodologique aiguë. La littérature avait toujours été en Russie soumise au carcan d’une critique sociologisante à sous-entendus politiques et idéologiques. Depuis Vissarion Biélinski, et surtout à l’époque positiviste, le critique exigeait du créateur qu’il interprétât la « réalité ». Le lien causal entre la « vie » et la « littérature » était un dogme. Et le moralisme puritain de Tolstoï n’avait fait que renforcer à sa façon cet état d’esprit. Ce joug ne fut vraiment secoué que par la génération symboliste, qui non seulement affirma le lien de l’art avec des réalités spirituelles ou métaphysiques, mais tenta aussi de cerner le mystère de la langue poétique, instrument d’accès aux symboles. Cette tentative prit avec Andréi Biély un aspect scientifique. Aux éditions du Musagète, un groupe de jeunes poètes, où figurait Boris Pasternak, se réunissait sous la direction de Biély pour étudier statistiquement la « morphologie du vers russe ». On peut dire que la première recherche « formaliste » russe fut cet énorme recueil d’articles rassemblés en 1910 par Biély sous le titre Symbolisme. Biély s’y livre à une étude de la « morphologie comparée des poètes lyriques russes » et définit le vers comme une sorte de lutte constante entre le mètre (schéma contraignant) et le rythme (unité intérieure du vers) qui pousse le poète aux « infractions » rythmiques. Cette théorie s’appuyait sur de minutieuses enquêtes. Plus tard, les formalistes renièrent souvent le symbolisme, sa sujétion aux « correspondances » baudelairiennes, à quoi ils opposaient la déformation créatrice des futuristes. Mais, en fait, jamais leur révolution méthodologique n’aurait eu lieu sans celle du symbolisme. Comme les symbolistes, les futuristes sont partis d’études sur la langue poétique et sa spécificité.

Dans une première phase, leurs travaux furent de patientes et savantes nomenclatures des « procédés » poétiques. Rejetant le principe que la poésie se distingue de la prose par ses images (idée canonisée au XIXsiècle par le philologue russe Potebnia), ils s’attachaient à définir « comme trait distinctif de la perception esthétique le principe de la sensation de la forme ». En 1916, puis en 1917, paraissent à Saint-Pétersbourg deux Recueils sur la théorie de la langue poétique. Impertinent et érudit, Chklovski y attaquait les conceptions symbolistes. Les images, dit-il, sont un lot usé et toujours épuisé que l’on se passe d’une génération à l’autre ; elles ne caractérisent rien. « Tout le travail des écoles poétiques n’est qu’accumulation et révélation de nouveaux procédés pour disposer et élaborer le matériau verbal et il consiste beaucoup plus en la disposition des images qu’en leur création. » L’image n’est donc qu’un moyen de la langue poétique entre bien d’autres, les parallélismes, les hyperboles, les comparaisons, les répétitions, etc., qui remplissent tous une même fonction : rendre la forme plus difficile. Car l’art ignore le principe scientifique de la « loi d’économie des forces créatrices ». Le mérite du style n’est pas du tout de « loger le plus de pensée dans le moins de mots » ; la langue poétique masque l’habituel, accumule les difficultés acoustiques. Il est à remarquer que dans ces premières études les formalistes eurent souvent recours à la poésie populaire, une des langues poétiques les plus « formalistes » qui soient : ainsi, Chklovski cite de nombreuses poésies-devinettes, Ossip Brik étudie les répétitions des bylines (épopées populaires), les expressions doublets, ou encore les parallélismes négatifs (comparaisons qui ne sont amenées que pour être aussitôt niées) qui abondent dans la poésie populaire russe.

L’œuvre d’art est une « somme de procédés », mais l’un d’eux prévaut à la suite d’une confrontation et assume le rôle de « dominante ». Le rythme n’est le plus souvent qu’une dominante, qui s’oppose à la syntaxe « prosaïque ». Brik définit le vers non plus comme un schéma métrique traditionnel, mais comme « unité rythmico-syntaxique primordiale ». Le rythme crée sa propre syntaxe : répétitions de La Chanson de Roland, doublets des bylines, parallélismes gogoliens. Cette approche théorique donna de bons travaux sur le vers de Pouchkine, et aussi sur celui d’Akhmatova et de Khlebnikov. Mais il lui arriva d’être poussée jusqu’au paradoxe ; les formalistes ne voyaient dans l’œuvre qu’une addition de procédés, il leur manquait encore une explication de la genèse de l’œuvre et du mouvement des formes littéraires.

 

Le mouvement des formes

Ce fut en somme la deuxième grande étape des recherches formalistes. Les premiers rôles dans cette découverte des lois de la « dynamique » littéraire revinrent à Victor Chklovski et à Iouri Tynianov. Selon Chklovski, les procédés s’usent et s’automatisent continuellement. Inlassablement, l’art s’évertue à rendre neuve notre vision : c’est le procédé de « singularisation », auquel Tolstoï eut sans cesse recours, dans un but de parodie. Par exemple, la nouvelle Kholostomer  nous montre le monde par les yeux d’un cheval. Or ce procédé de singularisation est appelé à se renouveler indéfiniment, pour ne pas se stéréotyper à son tour. Chaque génération rejette la « façon de voir » de ses pères et prend appui sur les genres mineurs et méprisés de l’époque antérieure. C’est ce que Chklovski dénomme la succession d’oncle à neveu, ou encore la « marche du cheval » (titre d’un de ses livres, 1923), d’après le jeu des échecs où le cheval ne se déplace jamais en droite ligne. Par exemple, Pouchkine bousculait la tradition de Lomonossov, que prolongeait encore Küchelbeker, et « canonisait » le genre mineur des « vers de société ». Tolstoï rejetait le romantisme et se nourrissait de Rousseau et de Toepfer. Bientôt, les formalistes furent amenés par leurs recherches à sortir du ghetto des grandes œuvres consacrées et mirent à l’honneur l’étude des genres mineurs (mémoires, bouts rimés, littérature épistolaire) qui, à chaque génération, se juxtaposent aux genres « majeurs ». Tynianov enrichit encore l’étude des successions littéraires par le rôle génétique qu’il attribua à la parodie. C’est souvent par celle-ci qu’une génération désacralise les procédés antérieurs. Ainsi, on avait souvent dit que Dostoïevski avait débuté en imitant Gogol. Tynianov démontre que, dans Le Bourg de Stepantchikovo, Dostoïevski s’est livré à une parodie minutieuse du Gogol prédicateur, celui des Extraits de ma correspondance avec mes amis. C’est que les procédés ne sauraient être étudiés isolément ; ils ont une fonction et Tynianov établit que les fonctions dévolues aux procédés se transforment, que le « fait littéraire » évolue. Enfin, la « série littéraire » elle-même est en corrélation avec la « série sociale ». L’évolution littéraire, loin de se faire par sédimentation, comme le veut la conception traditionnelle, se fait par glissement des phénomènes linguistiques d’une série dans l’autre, selon les lois d’une « demande » littéraire. Ainsi se trouvait corrigée et heureusement complétée la formule célèbre et quelque peu provocante de Chklovski : « Les formes nouvelles créent les contenus nouveaux. »

3. L’héritage

L’héritage des formalistes russes est important et varié. Il semble qu’on peut le classer sous trois rubriques. La première est celle des recherches théoriques : manifestes, travaux, études de courts textes-échantillons, recueils d’articles. Il y a dans cet amas de textes du meilleur et du pire, des outrances démodées et des analyses d’une virtuosité inégalée. Les principaux recueils furent les suivants : les deux Recueils sur la théorie de la langue poétique  de 1916 et de 1917, La Poésie russe contemporaine  de R. Jakobson (1921), Le Vers russe  de B. Tomachevski (1923), À travers la littérature  (1924) de B. Eichenbaum, ainsi que Problèmes de langue poétique  (1924) et Théorie de la littérature  (1925) de Tynianov, les quatre recueils de Poetika  parus à Leningrad de 1926 à 1928, Théorie de la prose  de V. Chklovski (1925), La Prose russe, recueil collectif paru sous la direction d’Eichenbaum et de Tynianov en 1926, et le très important Archaïsants et novateurs  de Tynianov (1929).

La deuxième rubrique est celle des recherches appliquées : elles représentent la maturité des formalistes. Ceux-ci avaient leurs auteurs de prédilection dont l’œuvre se prêtait le mieux à la « dénudation » des procédés. Au tout premier rang, citons Gogol (Comment est fait le Manteau  d’Eichenbaum, 1919, et les nombreuses études de V. Vinogradov), Dostoïevski, dont les formalistes renouvelèrent l’étude du point de vue de la forme (avec les travaux de Tynianov et l’ouvrage important d’un franc-tireur qui n’est qu’apparenté aux formalistes : La Poétique de Dostoïevski  par Bakhtine), Tolstoï, dont les procédés satiriques répondaient à merveille aux définitions formalistes et qui suscita les travaux suivants : Le Jeune Tolstoï  d’Eichenbaum (1922), l’intéressant Léon Tolstoï  du même Eichenbaum (1928 et 1931) et le gros ouvrage de Chklovski, Matériau et style dans Guerre et Paix  (1928). Mention doit être faite des incursions formalistes dans les littératures étrangères. En particulier, le Tristram Shandy  de Sterne et le Don Quichotte  de Cervantès jouèrent un grand rôle dans les travaux de Chklovski. De tous les articles, les plus nombreux et les plus passionnants furent ceux consacrés aux poètes contemporains, à Blok, Akhmatova, Maïakovski, Khlebnikov, par Tynianov, Jirmunski, Jakobson, Vinogradov. Quant aux travaux consacrés à Pouchkine par Tomachevski et Tynianov, à Lermontov par Eichenbaum, à Nekrassov par Tynianov et Eichenbaum, ils sont devenus des « classiques » irremplaçables. Citons enfin une œuvre à part et qui joua un rôle fondamental dans le développement des idées formalistes : « La Morphologie du conte » de V. Propp, parue en 1928 dans Questions de poétique.

Mais l’héritage formaliste est plus vaste et il convient d’ajouter une troisième rubrique à ces deux premières. Brillants et protéiformes, des hommes comme Chklovski ou Tynianov ne concevaient pas la théorie de la littérature sans l’expérience personnelle de l’écriture littéraire. Les lettres russes des années vingt furent marquées par un penchant très vif pour l’expérimentation de formes nouvelles et par une réhabilitation de l’imaginaire en littérature. Les formalistes non seulement jouèrent un rôle actif dans la formation de ce goût nouveau pour la créativité, mais aussi montrèrent l’exemple en devenant eux-mêmes des créateurs. Le groupe d’écrivains qui représente le mieux cet engouement pour l’invention des formes et qui afficha cette tendance en empruntant son nom à un des contes de E.T.A. Hoffmann, « Les Frères de Sérapion », était non seulement très proche des formalistes, mais comprenait même Chklovski, tandis que son manifeste était rédigé par un des élèves de ce dernier, Léon Luntz. Kavérine, auteur de récits fantastiques, imitateur très conscient de Laurence Sterne, était, à bien des égards, l’écrivain type tel que le voulaient les formalistes. Inversement Chklovski, avec son Voyage sentimental  (imité de Sterne, lui aussi), avec Zoo, lettres qui ne parlent pas d’amour, ou la Troisième Héloïse, ou bien encore avec La Troisième Fabrique  (1926), dépassant la critique, créait un genre littéraire hybride et un peu loufoque, mélange de confidences, de cinéma-vérité et de slogans. Tynianov, de son côté, créait un roman historique particulier où l’érudition était une composante de l’unité poétique de l’œuvre : La Mort de Vazir-Moukhtar  (1929). Par ses récits à moitié historiques, à moitié fantastiques (Le Personnage de cire,Le Lieutenant Kijé), il imaginait un genre très actuel de fantastique fondé sur les structures sociales. L’attrait des formalistes pour l’invention des formes nouvelles, pour le jeu sur la construction artistique, bref, pour le « montage », s’étendit tout naturellement au théâtre et surtout au cinéma. Eisenstein, avec son « montage des attractions », pratiquait un formalisme très orthodoxe. Envoûté par les possibilités de l’écriture cinématographique, Tynianov collabora à plusieurs films de Trauberg et Kozintsev. Cherchant dans le Gogol des Récits de Pétersbourg  une vision du mouvement adaptable au mouvement cinématographique, il adapta Le Manteau  avec virtuosité.

Le formalisme russe présenta tant de facettes et de personnalités différentes que les jugements portés sur lui furent souvent contrastés. Dans une étude, Krystina Pomorska fait du formalisme avant tout un répondant « théorique » de l’école futuriste de poésie. C’est peut-être sous-estimer le rôle des symbolistes, en particulier de Biély. D’autres saluent dans le formalisme russe la naissance d’une science de la littérature, d’une poétique structurale épanouie par la suite. Certains rejettent les outrances théoriques et ne retiennent que les grands ouvrages de recherche littéraire, comme ceux d’Eichenbaum sur Tolstoï. Opposés à une longue tradition sociologisante et moralisante de la critique littéraire russe, les formalistes développèrent le germe nouveau né avec le symbolisme russe. Incontestablement, ils représentent un moment aigu et brillant de la conscience littéraire en Russie, une révolution méthodologique qui annonce l’envahissement moderne par le paradiscours, et qui poursuit le rêve de Goethe ou de Valéry d’une grande morphologie de l’art.

 

BAKHTINE MIKHAÏL MIKHAÏLOVITCH (1895-1975)

Né à Orel (république de Russie) dans une famille de vieille noblesse dont plusieurs membres illustrèrent l’histoire et la culture russes, Mikhaïl Bakhtine fait ses études secondaires au lycée d’Odessa. En 1913, il entre à la faculté d’histoire et de philologie de l’université de Novorossiisk (aujourd’hui université d’Odessa) qu’il quitte ensuite pour celle de Saint-Pétersbourg (Leningrad), où enseignaient notamment l’helléniste Zélinski et le logicien Vvédenski. Mais c’est surtout en étudiant par lui-même la philosophie, l’esthétique et la philologie que Bakhtine forge ses idées et ses méthodes de recherche.

Considéré avant tout comme un théoricien et un historien de la littérature, Mikhaïl Bakhtine — qui a écrit certains de ses livres sous un pseudonyme, publié quelques parties seulement d’essais monumentaux, repris et remanié des études cinquante ans après leur première parution — a posé beaucoup de problèmes d’identification aux critiques et au public, notamment français, ce qui explique sans doute la difficile percée de son œuvre, et sa reconnaissance tardive. C’est en 1963, avec la réédition de Problèmes de la poétique de Dostoïevski  — paru originellement en 1929 —, que l’œuvre de Bakhtine s’est affirmée comme essentielle. Traduit en français en 1970, le livre rencontrera un accueil très favorable, notamment grâce à un article de Julia Kristeva. La Poétique de Dostoïevski  est en fait l’aboutissement de recherches antérieures dans lesquelles Bakhtine se distinguait de l’esthétique des «formalistes», critiques, linguistes, écrivains alors très écoutés en Russie. À la suite d’esthètes allemands comme Wölfflin ou Walzel, les formalistes affirmaient que l’art et la littérature sont des entités indépendantes du monde extérieur ainsi que de la vie et de la sensibilité de l’auteur, comme de celles du lecteur. Ils privilégiaient la construction de l’œuvre — procédés narratifs, composition de l’intrigue — sur son contenu et ses relations avec les autres œuvres. Bakhtine réfute l’idée que l’œuvre soit uniquement un matériau : pour lui, il s’agit d’une rencontre entre langage, forme et contenu, rencontre orchestrée par un  homme (l’auteur). Bakhtine veut redonner toute son importance à la littérature comme mode d’expression singulier, décidé par un sujet qui a une histoire, une idéologie, un imaginaire.

Dans l’un de ses premiers essais, L’Auteur et le héros  (repris depuis dans Esthétique de la création verbale, 1984), Bakhtine développe la thèse, qui sera centrale dans sa pensée, selon laquelle le créateur et ses personnages sont dans une situation comparable face au langage. Et Bakhtine de voir dans les romans de Dostoïevski des polyphonies où la voix de l’auteur n’a pas plus d’autorité que celle des héros. Quelques années plus tard, sans connaître les thèses bakhtiniennes, Sartre dira de manière similaire, à propos de Mauriac : «Le romancier n’a pas le droit de juger.» (Bakhtine écrivait : «L’auteur n’est qu’un participant du dialogue.»)

Après cette première période où, lisant Dostoïevski, Bakhtine met en évidence que l’unité appelée «homme» est en réalité plurielle, changeante, dépendant entièrement d’autrui — en cela il annonce les sujets brisés, inachevés de la littérature moderne, ceux de Joyce, Kafka, Artaud, Faulkner —, trois autres cycles vont se succéder dans sa réflexion : l’un sociologique et marxiste, l’autre linguistique, le troisième historico-littéraire. De la période socio-marxiste, deux titres (parus sous le pseudonyme de V. N. Volochinov) sont à retenir : Le Marxisme et la philosophie du langage  (1re édition 1929 ; paru en français en 1977) et Le Freudisme  (1927 ; paru en français en 1980). Pensés à plusieurs mais rédigés par Bakhtine, ces deux ouvrages réaffirment, contre une psychologie et une linguistique subjectives, la primauté du social : le langage et la pensée, qui constituent «l’homme», sont nécessairement intersubjectifs. L’homme n’est vu en son entier que par autrui (ce que Bakhtine appelle l’exotopie), l’Autre suprême étant Dieu. On peut trouver là un écho à la dialectique hégélienne du même et de l’autre, et une annonce de la conscience sartrienne définie par le regard de l’autre. Mais c’est aussi à certains dogmes du christianisme — Bakhtine était très croyant — que font penser pareilles analyses.

Durant les mêmes années 1930, Bakhtine élabore une linguistique qui s’intéresse plus à l’énonciation qu’à l’énoncé. S’opposant à la linguistique structurale et à la poétique formaliste, il considère le langage comme une interaction entre deux personnes, et non pas seulement comme un code. Les principaux écrits de cette période ont été repris soit dans La Poétique de Dostoïevski, soit dans Esthétique et théorie du roman  (1978).

La période historico-littéraire sera surtout marquée par un essai sur Goethe — hélas disparu — et un autre, célèbre, sur Rabelais (François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance, 1965) où Bakhtine étudie plus particulièrement l’importance de la culture populaire — et principalement du carnaval — dans l’œuvre de Rabelais. Pourquoi Bakhtine s’intéresse-t-il au carnaval ; Peut-être parce que le carnaval ignore toute distinction entre auteur et spectateur et qu’il est, ainsi que l’écrit Julia Kristeva, «un théâtre sans scène, donc sans spectacle et sans représentation, car chacun y est son auteur et son acteur, son même et son autre». Peut-être aussi parce que le carnaval mime la vie et  le théâtre, sans trancher entre art et non-art. Car un projet commun se dégage de toutes les recherches bakhtiniennes, souvent éloignées en apparence : celui d’expliquer jusqu’à l’abolir le principe dialogique qui fonde, pour Bakhtine, toute œuvre littéraire d’importance et qui rend nécessaire une conscience rebelle, celle du héros contre celle de l’auteur, celle du lecteur contre celle de l’écrivain.

 

 

MAURON CHARLES (1899-1966)

Critique littéraire français, Charles Mauron est né à Saint-Rémy-de-Provence. Il quittera peu cette région. Après des études scientifiques à la faculté de Marseille, il devient assistant de chimie en 1921. Mais la détérioration de sa vue le contraint à se retirer à la campagne et à se convertir à d’autres intérêts. Il s’intéresse d’abord à l’esthétique. Son excellente connaissance de l’anglais le conduit à traduire de nombreux ouvrages, Les Sept Piliers de la sagesse  de T. E. Lawrence, Orlando  de Virginia Woolf, des textes de D. H. Lawrence, K. Mansfield, Forster ou Fry. Il se lie à des auteurs anglo-saxons et il collabore à leurs revues. Ainsi, pendant les années qui précèdent la guerre, il acquiert une certaine notoriété en Grande-Bretagne alors que les poèmes qu’il publie à Paris ne recueillent qu’un succès assez modeste en dépit de leur beauté (Poèmes en prose, 1930 ; Esquisse pour le tombeau d’un peintre, 1938).

C’est cependant au cours de cette période qu’il met au point la psychocritique, sa contribution principale à la littérature. Dans Mallarmé l’Obscur  (1938), il énonce ses premières découvertes ; le livre passera inaperçu jusqu’à la fin de la guerre. Il introduit une nouvelle lecture du texte littéraire auprès de l’histoire et de la linguistique : c’est, selon sa propre définition, «isoler et étudier, dans la trame du texte, des structures exprimant la personnalité inconsciente de l’écrivain». Pour mener à bien une telle étude, la psychanalyse, dont Mauron s’inspire, dispose de la méthode de l’association libre ; la psychocritique lui substituera la superposition des œuvres comme moyen de repérer le réseau élémentaire de ces structures latentes dans leur unité sous-jacente. Superposant divers poèmes de Mallarmé, il découvre ces métaphores et les «constellations» qu’elles organisent, toutes choses qu’une meilleure biographie du poète confirmera par la suite. Il s’agit là avant tout d’une façon de lire, non de déchiffrer ou d’interpréter. Plus tard, Mauron tentera, à partir de ses observations, d’esquisser le mythe personnel, la figure mythique des auteurs qu’il étudie. Il s’attaque aussi au problème des auteurs de drames et de romans, ce à quoi ne pouvait prêter l’étude Mallarmé ; en superposant les personnages des œuvres fictionnelles d’un même auteur (Racine, Corneille, Hugo, Giraudoux entre autres) à la manière des métaphores d’un même poète, il dégage un réseau cohérent de relations dont l’évolution n’est pas moins suggestive que la persistance. Complètement aveugle depuis 1940, il débute une carrière universitaire et il sera professeur à la faculté d’Aix jusqu’à sa mort. L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine  (1957) est la première manifestation de grande envergure de la méthode mise au point, qui se montre susceptible d’aller fort loin dans l’exploration du processus créateur ; le livre suscitera une polémique aussi violente qu’aveugle. Des métaphores obsédantes au mythe personnel, sa thèse de doctorat soutenue en 1963, représente le stade le plus achevé de la psychocritique. Il la met également en pratique dans Psychocritique du genre comique  (1964) et dans Le Dernier Baudelaire  (1966). Sa lecture, qui échappe au pointillisme de la critique thématique, est l’une des tentatives les plus intéressantes pour retrouver, en matière de critique littéraire, certains des acquis les plus essentiels de la psychanalyse.

Mauron fut aussi un ardent militant provençal ; il fonda une association pour l’étude du provençal dans les écoles primaires.

 

POULET GEORGES (1902-1991)

D’origine belge, Georges Poulet fut professeur à l’université d’Édimbourg, de Baltimore (1952, John Hopkins University), de Zurich (1956), de Nice enfin (1968). Sa bibliographie complète comprend une vingtaine d’ouvrages, d’Études sur le temps humain  (1949) à La Pensée indéterminée  (1985), ainsi que d’innombrables articles et préfaces, et un roman : La Poule aux œufs d’or  (1927). Si l’on établit le tableau synoptique des auteurs traités par Poulet, une curiosité insatiable et variée s’y révèle, qui va de la Renaissance à Barthes ou Michaux et couvre tout le champ littéraire des cinq derniers siècles. Le champ, ou plutôt, pour employer le mot clé de l’œuvre de Poulet, la conscience  littéraire.

Après sa thèse sur Les Relations entre les personnages dans le roman balzacien  faite en 1924 et demeurée inédite jusqu’à ce jour, Georges Poulet publie en 1949 le premier tome de ses Études sur le temps humain  qui en comprendront trois autres : La Distance intérieure  (1952), Le Point de départ  (1964) et Mesure de l’instant  (1968). Lorsque ce premier tome parut, des critiques aussi différents que Maurice Nadeau et Albert Béguin le saluèrent comme un événement considérable, un tournant dans l’histoire de la critique littéraire. Georges Poulet y étudiait l’importance du temps dans la littérature, non pas comme thème mais comme impulsion créatrice. Ses études se situaient à la lisière entre philosophie, psychologie et critique littéraire au sens propre.

Si l’on voulait tenter un pari impossible et résumer en quelques mots le projet de Georges Poulet, on pourrait dire qu’à travers ses multiples études d’œuvres littéraires il cherche à retrouver la conscience qui anime chaque auteur d’une manière unique et à confronter cette conscience avec la sienne. Il ne s’agit nullement d’une identification, mais de «la substitution d’une conscience à l’autre, [de] l’installation de la première dans les lieux où régnait la seconde et d’où l’intrus la déloge», écrit-il dans La Conscience critique  (1971). Et de résumer la position du critique : «Le critique est le coucou installé dans le nid de l’auteur.»

Dans sa Préface à la réédition en poche des Métamorphoses du cercle  (paru initialement en 1961), son disciple et ami Jean Starobinski, commentant le parcours de Poulet, écrivait : «L’expérience première est celle de la lecture, de la fascination exercée par «la pensée d’autrui». Cette première lecture est d’emblée un mouvement qui remonte en deçà des œuvres.» Ce que confirmera Poulet dans le texte qui conclut La Conscience critique, texte qui est une sorte de courte autobiographie intellectuelle où Poulet explique notamment pourquoi il n’écrivit que relativement tard, après qu’il eut découvert, dans l’émerveillement, que «l’œuvre commençait toujours par une cogitation et [que] la critique qui la prenait pour objet d’étude se donnait le même commencement». Il ne s’agissait donc plus tant pour le critique d’accompagner l’œuvre que de retrouver sa source première, ce que Poulet appelle «la prise de conscience» de l’auteur lui-même. Et que cet auteur soit Proust (L’Espace proustien, 1963), Benjamin Constant (Benjamin Constant par lui-même, 1968), Baudelaire (Qui était Baudelaire ;, 1969) ou Rimbaud (La Poésie éclatée, 1980), la lecture nouvelle de Georges Poulet fait apparaître, pour chacun, des espaces au-delà du temps où la voix de l’auteur demande à travers les mots du critique : «Qui suis-je, moi ;». La «leçon» de Poulet est que le critique doit «aller du sujet au sujet à travers les objets», devenir autre sans cesser d’être soi. Le titre Entre moi et moi  (1977) est à cet égard exemplaire. Mais «entre moi et moi», l’autre s’est affirmé, s’est exprimé, a écrit. Et, le lisant, je — critique — suis devenu lui — l’auteur — car «il ne saurait y avoir de critique sans un mouvement premier par lequel la pensée critique se glisse à l’intérieur de la pensée critiquée et s’y installe provisoirement dans le rôle du sujet connaissant».

 

 

BLANCHOT (M.)

Depuis cinquante années d’existence, l’œuvre de Blanchot (né en 1907) ne laisse toujours pas d’impressionner et de fasciner. Souvent qualifiée d’obscure, à juste titre d’ailleurs bien qu’elle n’ait rien de gratuitement hermétique, elle est néanmoins primordiale pour qui veut comprendre quelque chose à la littérature depuis 1945. Rigoureuse et exigeante, elle écarte l’anecdotique (tout comme Henri Michaux, Blanchot a fait en sorte de n’être rien d’autre qu’un texte) et épouvante l’exégèse. Certains commentateurs, comme Roger Laporte, parlent de Blanchot en contant l’impossibilité de parler de lui. Hiératique, cette œuvre néglige les fioritures du beau style pour cultiver la blancheur, la nudité, la pauvreté dans le langage. Intemporelle, elle ignore le progrès habituel à tout itinéraire littéraire pour se constituer en variations infinies sur un thème exposé dès la première prise d’écriture (d’où parfois les versions plurielles d’un texte, ainsi Thomas l’Obscur). En tant que critique, elle dépasse les détails de l’histoire littéraire pour aller droit à l’essentiel : « Admettons que la littérature commence au moment où la littérature devient une question. » L’œuvre de Blanchot est en effet un questionnement continuel de l’écriture. Pourquoi et comment un être devient-il un écrivain ? En quoi l’écriture est-elle une expérience ? Quels sont les rapports de l’être et du langage, du sujet et de sa parole, de l’auteur et de son œuvre ? En bref, qu’est-ce qu’écrire ? Voilà les interrogations apparemment simples, en réalité vertigineuses, qui déterminent sa recherche. Par sa nature, sa terrible intelligence réflexive, sa référence fréquente à Hegel, Nietzsche, Heidegger ou Merleau-Ponty, sa forme de pensée non systématique mais inscrite dans l’aventure de la parole, son projet même d’établir une « critique », au sens kantien du terme (« De même que la raison critique de Kant est l’interrogation des conditions de possibilité de l’expérience scientifique, de même la critique est liée à la recherche de la possibilité de l’expérience littéraire »), cette œuvre semble se situer au seuil de la philosophie. Mais le questionnement de Blanchot, qui se soucie peu d’aboutir à une réponse sur l’être et le monde et débouche souvent sur le paradoxe, l’aporie et le mythe, la place résolument du côté du poétique.

L’espace littéraire

Parcourant les paysages d’écriture les plus divers, en particulier ceux réputés les plus inaccessibles, au gré d’une infatigable lecture qui refuse le jugement, la théorie et l’érudition et qui se veut étonnement et essai d’explicitation des raisons d’existence d’une œuvre, Blanchot a fait de son travail critique une longue traversée de ce qu’il nomme l’espace littéraire. « De l’angoisse au langage » dans Faux Pas, « La Littérature et le droit à la mort » dans La Part du feu  et, pour leur perspective plus ample, L’Espace littéraire  et Le Livre à venir  sont des temps forts de ce travail considérable qui, en raison de ses répétitions et de ses ressassements, se constitue comme un tout. (On laissera de côté ici L’Entretien infini  et L’Amitié  où, à la suite de Bataille dont il fut l’ami, Blanchot apparaît comme un penseur de la religion, du sacré et de la transgression, ainsi que du social et du politique.) Certains auteurs privilégiés représentent des figures limites dans lesquelles Blanchot voit s’incarner l’expérience littéraire dans son maximum de pureté et d’investissement existentiel et sur lesquels il appuie l’ensemble de sa réflexion : Sade, Hölderlin, Rimbaud, Lautréamont et surtout Mallarmé, Rilke et Kafka.

C’est en effet par une réflexion sur le rapport de l’auteur et de l’œuvre, de l’être et de l’écriture que débute la méditation de Blanchot. Il cerne ce rapport en une suite de notations paradoxales : ainsi l’écrivain qui dit « je suis seul » s’adresse pourtant à un lecteur et celui qui dit « je suis malheureux » développe pourtant son désespoir avec les fioritures et les ornements d’un beau style à l’image de cette « détresse qui écrit si bien » et que Valéry raillait chez Pascal. On aboutit à un paradoxe principal : « L’écrivain se trouve dans cette situation de plus en plus comique de n’avoir rien à dire, de n’avoir aucun moyen de l’écrire et d’être contraint par une nécessité extrême de toujours l’écrire. » Ce paradoxe permet à Blanchot de décrire légitimement le rapport de l’auteur et de l’œuvre comme une expérience, et ce dans les termes de la célèbre analyse hégélienne du travail (le travail réalise l’être en le niant et le révèle au terme de la négation) : par le travail de l’écriture, l’écrivain se fait en faisant, devient ce qu’il est.

Le langage, la mort

Par certains de ses aspects (l’écriture conçue comme une négation/affirmation de l’être et perte du dire, l’œuvre achevée comme dépropriation de son auteur, l’écrire comme l’incessant, l’interminable), cette réflexion conduit insensiblement Blanchot à opérer une critique beaucoup plus vaste et radicale : celle du langage, qu’il définit comme le possible absolu et la négation absolue, comme une présence/absence : « Quand nous parlons, nous nous rendons maîtres des choses avec une facilité qui nous satisfait. Je dis cette femme, et immédiatement je dispose d’elle [...]. Pour que je puisse dire cette femme, il faut que, d’une manière ou d’une autre, je lui retire sa réalité d’os et de chair, la rende absente et l’anéantisse. Le mot me donne l’être, mais il me le donne privé d’être. Il est l’absence de cet être, son néant. » Non seulement les choses ne peuvent avoir un sens sans s’évanouir, mais le sujet même ne peut se nommer sans s’absenter : « Quand je parle, la mort parle en moi... Je ne suis plus ma présence ni ma réalité, mais une présence objective, impersonnelle, celle de mon nom, qui me dépasse. » Le silence même qui pourrait préserver la réalité et la vérité des choses est interdit : il participe en effet lui aussi de la signification et du langage. Il est tout aussi impossible de penser le dernier mot que le dernier instant : « je ne parle plus » est une parole irréelle, tout aussi illogique que « je meurs ». Cette circularité parfaite, cette quasi-synonymie de la nomination et de la mort, du vivre et du dire met fin du même coup à la réflexion proprement dite de Blanchot qui ne peut plus se répéter désormais que dans le ressassement éternel de la métaphore, du mythe (le « Lazare, veni foras  » de l’Évangile, le mythe d’Orphée ou le chant des sirènes) et de la fiction.

L’absence et ses récits

La littérature ayant aux yeux de Blanchot pour rôle de dépasser les limites du langage, pour fonction de faire sans cesse apparaître ce qui disparaît, pour « aptitude de rendre les choses absentes », ses propres récits possèdent au plus haut point ces attributs. Si Thomas l’Obscur,Aminadab  et Le Très-Haut  ont encore, comme « romans », le minimum d’histoire, de décors et de personnages suffisant pour les raccrocher approximativement à quelque chose de traditionnel (l’influence de Kafka, un ton d’époque, une apparence de fable plus ou moins perçue les ont fait qualifier d’« existentialistes », voire, comme le fit Sartre, de « fantastiques »), les récits qui suivent, au gré d’une ascèse dont il est peu d’exemples en littérature, ne sont plus vis-à-vis du récit traditionnel que ce que Blanchot disait de la musique de Webern vis-à-vis du contrepoint : « des repères ou les traces, mémorial d’une rigueur qui ne s’impose plus à nous que comme souvenir ou comme absence et nous laisse, dans notre entente, toujours libres ». De l’univers romanesque, on ne trouvera donc que des bribes et des échos lointains : intrigues à peine esquissées, notations temporelles sporadiques, noms de lieux réduits à de seules initiales, espaces stylisés en simples chambres, objets insignifiants mais obsédants ; cela suffit pourtant à répercuter dans une sorte de théâtre de la douleur, dans un univers d’autant plus agressif qu’il est rare, d’autant plus présent qu’il est absent, la thématique de l’absence et de l’agonie essentielle à Blanchot et qui peut aller, dans L’Arrêt de mort, jusqu’à un certain réalisme clinique. Mais le récit se réduit, dans ses ultimes avatars, à l’étrangeté de sa parole.

Qui parle ?

« Elle ne lut que quelques pages et parce qu’il le lui demanda doucement. “Qui parle ?” disait-elle. “Qui parle donc ?” Elle avait le sentiment d’une erreur qu’elle ne parvenait pas à situer » (L’Attente, l’oubli). Étrange parole, en effet, que celle qui traverse les récits de Blanchot : parler impersonnel sans « toi », sans interpellation, sans vocatif, parler impersonnel sans « je », sans origine, sans sujet. Le cogito blanchotien, le « je pense, donc je ne suis pas », se trouve ici dramatisé : c’est à la longue description de la disparition du sujet, à sa mort dans le langage que se livrent les récits de Blanchot. Au départ encore personnage pourvu d’un nom et d’un semblant d’identité, tels Sorge ou Thomas, le locuteur se trouve bien vite réduit au simple « je » pour être aussitôt happé par la zone du « il » : « Il sentait qu’il ne pourrait plus jamais dire “je” » (L’Attente, l’oubli). Dépossédé par l’abstrait (« Ils ne disaient pas “j’ai peur” mais : “la peur”. Et aussitôt la peur emplissait l’univers » [Le Pas au-delà ]), essayant vainement d’avoir le dernier mot, le locuteur est obligé d’assister impuissant à sa perte dans le langage, à son devenir de « conscience sans sujet » ou, comme le dit Foucault, de « pensée du dehors », à son entrée dans le domaine neutre de l’« il y a ». Le Pas au-delà, mêlant définitivement parole critique et parole fictionnelle, ne peut plus que se borner à dire l’infranchissable  du langage : « Je ne suis pas maître du langage. Je l’écoute seulement dans son effacement, m’effaçant en lui, vers cette limite silencieuse où il attend qu’on le reconduise pour parler, là où défaille la présence comme elle défaille là où porte le désir. »

ETIEMBLE RENÉ (1909-)

Pour cerner la personnalité intellectuelle et littéraire d’Etiemble, peut-être conviendrait-il de se référer d’abord à cette préface à La Trahison des clercs  de Benda qu’il écrivait en 1958. De ces clercs prêts « à mourir joyeusement pour ces deux nuées : la justice et la vérité » Etiemble se sent proche, et même s’ils ne meurent pas, pour cause de scepticisme et d’ironie, ils sont là, ceux de sa famille : Montaigne ou Montesquieu, Voltaire ou Zola. Aussi bien, dans un de ses Essais de littérature (vraiment) générale  (1974, 3éd. revue et augmentée, 1975), entend-il retracer ce mouvement qui conduit de la cléricature au sens religieux du terme, fondée sur la vertu et les pouvoirs d’un langage ressenti comme sacré, souvent dangereuse, à cette cléricature laïque qui s’invente dans et se fonde sur la « littérature » ou les « lettres » au sens moderne, mais qui n’ignore pas qu’« entre les valeurs universelles et les exigences pratiques, il y aura toujours opposition et conflit ».

Les croyances irrationnelles, les mystiques, les dogmatismes, les modes excitent une verve qui ne calcule pas ses risques. Les cinq volumes d’Hygiène des lettres  (1952-1967) constituent un excellent répertoire critique des croyances littéraires du XXe siècle : cratylisme, occultisme, spéculations magiques des surréalistes, « réalisme socialiste », « dandystomarxisme », etc. À cet égard, quand il récuse l’équation poésie = mystique, Etiemble rejoint un Queneau ou un Caillois. Se voulant « passionnée mais réfléchie », sa critique n’évite peut-être pas l’excès quand elle estime que « le vers libre concourt à la veulerie générale ». À qui lui demandait quelles mesures prendre pour « restaurer dans l’empire un ordre humain », Confucius, rappelle Etiemble, répondit : « Corrigez les dénominations. » C’est cette foi dans l’ordre et l’éthique du langage qui l’incite à s’engager contre le sabir (Parlez-vous franglais ;, 1964) en quoi la domination des États-Unis transforme une langue jadis universelle. S’il bataille aux Temps modernes  (1946-1952), c’est aussi au nom de l’universel, mais il s’en sépare pour la même raison, contre l’esprit d’orthodoxie (selon l’expression de son ami Jean Grenier) et choisit Paulhan (voir 226 Lettres inédites de J. Paulhan à Etiemble, 1975).

Le romancier de L’Enfant de chœur  (1937) ou de Blason d’un corps  (1961), ce récit d’un érotisme étrangement voltairien, conforte le critique dans les trois volumes publiés du Mythe de Rimbaud  (1952-1967), ouvrage capital consacré à une « affection de l’imaginaire collectif », qui engage l’histoire littéraire sur la voie encore peu explorée de la mythistoire  (Etiemble fut un des premiers à reconnaître le génie de Dumézil), quelque part entre l’histoire des religions et l’anthropologie. Cette thèse de doctorat d’État ouvrit à Etiemble (agrégé de grammaire depuis 1932) les portes de la Sorbonne, où il occupa une chaire de littérature générale et comparée. Son comparatisme militant est tout autant une méthode d’investigation qu’une éthique politique (voir Comparaison n’est pas raison, 1963 ; Ouverture(s) sur un comparatisme planétaire, 1988). Que l’européocentrisme soit une absurdité intellectuelle, qu’il soit par exemple impossible de concevoir une théorie ou une histoire littéraires qui négligent les littératures arabes, indiennes, chinoises, etc., c’est l’évidence même. « Qui a inventé l’imprimerie : Gutenberg ou les Chinois ; » demande Etiemble dans Connaissons-nous la Chine ;  (1964). Travaillé depuis le XVIIIe siècle par la Chine, une Chine souvent mythique, l’Occident s’est construit à partir de Laozi ou de Confucius (Confucius, 1966) tout autant que la Chine moderne, avec et contre eux. Un monumental essai, L’Europe chinoise  (1988 et 1989) retrace l’histoire de cette fascination. Fasciné par l’idéogramme chinois, Etiemble en ferait volontiers le point de départ d’une écriture universelle. Du moins l’encyclopédisme de cet esprit des Lumières n’a-t-il jamais empêché que sa foi dans la raison se tempère d’humour, d’humeur, de rêverie et d’utopie. Ce que démontrent ses Quelques essais de littérature universelle, ouvrage qui a reçu, en 1982, le Grand Prix de la critique littéraire. La même année, il se voyait attribuer le prix international du livre pour son travail de critique, de traducteur et de directeur de la collection « Connaissance de l’Orient » chez Gallimard. Par ailleurs, Lignes d’une vie  (1988-1989) offre un précieux témoignage sur son itinéraire spirituel.

 

GOLDMANN LUCIEN (1913-1970)

Surtout connu pour ses travaux de sociologie de la création littéraire, Lucien Goldmann est né à Bucarest en 1913. Il vient à Paris en 1934, après un bref passage à l’université de Vienne, où il suit les cours de Max Adler. Il poursuit alors, conjointement, des études de droit, d’économie politique et de philosophie. Réfugié en Suisse en 1942, il y devient l’assistant de Jean Piaget et participe à ses recherches d’épistémologie génétique. De retour — en 1945 — à Paris, il entre au C.N.R.S. Il meurt en 1970. D’une œuvre aux multiples centres d’intérêt, on retiendra : Sciences humaines et Philosophie  (1952), Racine  (1956), Le Dieu caché  (1956), Recherches dialectiques  (1959), Pour une sociologie du roman  (1964), Structures mentales et Création culturelle  (1970), Marxisme et Sciences humaines  (1970).

Penseur marxiste, d’un marxisme qui puise essentiellement dans la lecture du jeune Marx et dans l’éclairage qu’en donne Georg Lukács, Lucien Goldmann aimait à citer cette pensée de ce dernier qu’il reconnaissait comme son maître : «Ce n’est pas la prédominance des motifs économiques dans l’explication de l’histoire qui distingue d’une manière décisive le marxisme de la science bourgeoise, c’est le point de vue de la totalité.» L’œuvre littéraire, Goldmann la définit comme l’expression de la conscience d’un groupe social ou d’une classe. Mais cette conscience n’est pas la conscience réelle, découverte empiriquement, des agents sociaux, c’est la «conscience possible» (terme qu’il reprend à Lukács). Cette conscience possible est celle qui résulte nécessairement de l’être historique du sujet social ; elle est une structure déductible de la position du sujet dans la totalité historique et du rapport qu’il entretient avec celle-ci. C’est à travers cette catégorie de pensée — dont il n’est pas difficile de voir la parenté avec l’hégélianisme — que Goldmann étudie, dans sa meilleure œuvre — Le Dieu caché  —, la «conscience» du jansénisme et des auteurs qui l’expriment (Pascal, Racine).

Il confirme ainsi le présupposé de sa recherche : «Les grands écrivains représentatifs sont ceux qui expriment, d’une manière plus ou moins cohérente, une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d’une classe ; c’est le cas partout, pour les philosophes, les écrivains, les artistes.» (Sciences humaines et Philosophie.)

Chaque groupe social peut donc être défini par son «maximum de conscience possible» qu’il ne saurait dépasser. La connaissance de ce maximum est essentielle pour comprendre l’évolution d’une société ; mais elle est essentielle également pour la pratique politique, qu’un marxiste ne saurait mettre entre parenthèses. Goldmann écrira à ce propos : «Dans l’action sociale et politique, il est évident que les alliances entre classes ne peuvent se faire que sur la base d’un programme qui correspond au maximum de conscience possible de la classe la moins avancée.»

 

 

ROBERT MARTHE (1914-)

Née à Paris, Marthe Robert fait ses études à la Sorbonne puis à l’université J. W. Goethe de Francfort-sur-le-Main. De retour à Paris, elle se lie d’amitié avec Roger Gilbert-Lecomte, Arthur Adamov et Antonin Artaud. En compagnie d’Adamov, elle fonde la revue L’Heure nouvelle, où elle publie ses premières traductions de Kafka. En 1946, après un voyage à Rodez où elle voit Antonin Artaud interné, elle aide Arthur Adamov et Michel de M’Uzan — son futur mari — à lancer chez les artistes et les écrivains un vaste mouvement d’opinion pour faire libérer le poète.

Fidèle traductrice de Kafka — on lui doit notamment les traductions du Journal, de la Correspondance 1902-1924, des Lettres à Félice  et de Préparatifs de noces à la campagne  —, mais aussi de Goethe, de Nietzsche ou de Robert Walser, Marthe Robert est également connue comme essayiste et lectrice attentive. L’Ancien et le nouveau  (1963), sous-titré « De Don Quichotte à Franz Kafka », inaugurait avec brio ce qu’on pourrait nommer « la manière Marthe Robert », qui se situe à la confluence de différents courants de pensée et qui peut se résumer en trois temps : une lecture psychanalytique (Marthe Robert fit une cure psychanalytique dont elle a tiré un livre, La Révolution psychanalytique; une lecture des grands mythes fondateurs de notre modernité ; enfin, une lecture plus personnelle d’où la passion, avec ses exigences et ses intransigeances, n’est pas exclue. Psychanalyse et judaïsme fournissent le sujet de l’essai sur Freud : D’Œdipe à  Moïse (1974). Dans L’Ancien et le nouveau, Marthe Robert analyse le mouvement qui a traversé l’histoire du roman, à savoir, ainsi qu’elle l’écrit elle-même, « le mouvement d’une littérature qui, perpétuellement en quête d’elle-même, s’interroge, se met en cause, fait de ses doutes et de sa foi à l’égard de son propre message le sujet même de ses récits ». Le livre devient alors « impossible, sans cesse à faire, sans cesse à recommencer ». Dans Roman des origines et origines du roman  (1972), elle s’intéresse au roman en tant que genre littéraire. Il lui apparaît comme l’unique moyen pour un individu de « reconstituer son histoire intérieure, ou, si l’on préfère, son roman originel ». Et celui qui comprit sans doute le mieux cela, jusqu’à l’incarner de manière brûlante et absolue, c’est Kafka, dont Marthe Robert parle dans presque tous ses livres, décryptant inlassablement l’énigme qu’il a proposée au monde à travers son œuvre et sa vie. Dans Livre de lectures, I  (1977), Marthe Robert confie, en notes éparses, le ravissement que lui procure la lecture quotidienne de cet écrivain. Elle avoue même s’être sentie devenir, certaines fois, « son double ». Mais c’est dans Seul, comme Franz Kafka  (1979) qu’elle a laissé libre cours à sa connaissance et à son amour de l’univers kafkaïen, en le resituant dans la tradition judaïque et en en analysant la structure, l’ambiguïté et la langue volontairement neutre, « sans qualités ». Suivront un essai sur Flaubert : En haine du roman  (1982), fortement marqué par la psychanalyse, et plusieurs autres « livres de lectures », dont La Tyrannie de l’imprimé  (1984), où Marthe Robert se révèle une critique incisive, déplorant l’état de délabrement de la langue française et la pauvreté des comptes rendus littéraires dans laquelle elle voit « un symptôme de mort, ou tout au moins de grave maladie » de la littérature elle-même. Elle poursuit ces réflexions dans son quatrième livre de lectures, Le Puits de Babel  (1987), ainsi intitulé d’après l’aphorisme de Kafka mis en exergue : « Nous creusons le puits de Babel. » La Traversée littéraire  (1994) réunit une belle moisson d’articles, de conférences et d’essais publiés entre 1960 et 1993.

 

STAROBINSKI JEAN (1920-)

Né à Genève, Jean Starobinski y fait des études de lettres, puis de médecine (sa thèse de doctorat portera sur L’Histoire du traitement de la mélancolie). Durant la guerre, il fait partie du groupe de la revue Lettres, aux côtés de Pierre Jean Jouve et de Marcel Raymond. Docteur en médecine, il exerce dans divers hôpitaux, en particulier dans les services de psychiatrie. De 1953 à 1956, il enseigne à l’université Johns Hopkins de Baltimore, où il est le collègue de Georges Poulet et de Leo Spitzer. À partir de 1958, il est professeur d’histoire des idées à la faculté de lettres de l’université de Genève.

Dès ses premiers essais, Montesquieu  (1954) et Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle  (1958), Starobinski définit une approche critique éloignée du structuralisme naissant, et qui fait de lui un des représentants majeurs de ce qu’on appelle parfois l’école de Genève (Marcel Raymond, Jean Rousset, Albert Béguin, Georges Poulet). Dans son avant-propos à Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, il écrit : « À une critique contraignante qui impose du dehors ses valeurs, son ordre, ses classifications préétablis, nous avons préféré une lecture qui s’efforce simplement de déceler l’ordre ou le désordre interne des textes qu’elle interroge, les symboles et les idées selon lesquels la pensée de l’écrivain s’organise. » Leo Spitzer, déjà, avait préconisé une « innocence » du critique qui doit partir « à la recherche » du sens que le texte, et seulement lui, recèle : découvrir ce que l’auteur a voulu dire, non pas sous  le texte — dans un arrière-texte improbable — mais par tel assemblage de mots, tel symbole, tel rythme dans les phrases ; se mettre à l’écoute des propriétés significatives d’un style. C’est ce que fait Starobinski pour qui « l’écriture n’est pas le truchement douteux de l’expérience intérieure, elle est l’expérience même ». De la syntaxe d’une phrase, d’un paragraphe, il dégagera la dynamique d’une pensée. Du rythme d’un vers, ou du choix d’un vocabulaire, il induira l’expression d’une sensibilité. Starobinski conçoit la critique comme une opération de jugement et de goût, ayant pour seule loi « le texte » et pour seul souci sa compréhension. Ainsi, dans L’Œil vivant  (1961), Starobinski étudie l’œuvre de Stendhal, de Corneille, de Racine ou de Rousseau au regard de « ce mouvement singulier d’une écriture » qu’est le style. Reconnaissant l’importance des rapports qui se nouent à l’intérieur même du texte — rapports des mots entre eux, variations sensibles dans l’énoncé du savoir ou des sentiments et, aussi, rapports avec les autres textes, auteurs, arts, histoires —, Starobinski évite l’écueil d’un pur formalisme et instaure une critique qui est une « relation », forcément mouvante, expérimentale, subjective. « L’interprétation, la compréhension ne doivent pas viser à résorber leur objet. Elles mettent à l’épreuve sa résistance », affirme Starobinski. Dans La Relation critique  (1970), il précise son approche des textes, qui respecte à la fois leur complexité formelle et reconnaît le caractère subjectif — humain — des relations qu’ils engendrent. Portrait de l’artiste en saltimbanque, qui parut la même année, peut passer pour une application de cette méthode dans une réflexion sur les œuvres d’art, si nombreuses depuis le romantisme, où l’artiste s’est plu à donner de lui-même une image dérisoire. Après s’être intéressé aux anagrammes de Ferdinand de Saussure dans Les Mots sous les mots  (1971), Starobinski propose avec 1789  : les emblèmes de la raison  (1973), qui fait suite à L’Invention de la liberté  (1964), une lecture synchronique de l’art européen autour de l’année 1789. À travers David, Goya, Mozart, l’architecture utopiste, le livre étudie les systèmes de signes élaborés par cette époque qui voulut saisir les profondes transformations qu’elle vivait, au moment même de leur jaillissement. L’histoire de l’art devient anthropologie, tout comme dans Largesse  (1994), où Starobinski étudie les représentations littéraires et iconographiques du don. Trois Fureurs  (1974) interroge trois figures de la folie à travers l’Ajax  de Sophocle, le récit de l’Évangile de Marc qui relate l’exorcisme du démoniaque de Gerasa par le Christ, une œuvre picturale enfin, Le Cauchemar  de J. H. Füssli. Mais c’est sans doute dans Montaigne en mouvement  (1982) que Jean Starobinski a été le plus loin dans la « relation critique ». Retraçant le parcours des Essais  — de la mélancolie initiale au renoncement au paraître, puis à sa réhabilitation par le détour de la réflexion sceptique —, Starobinski nous livre un Montaigne intime, mais toujours masqué, « à distance critique », et, ce faisant, il écrit, selon Denis de Rougemont, « le meilleur portrait de Jean Starobinski, lecteur de Montaigne ».

JAUSS HANS ROBERT (1921-)

Né à Göppingen, Hans Robert Jauss est avec Wolfgang Iser le fondateur d’un groupe de recherche littéraire connu sous le nom d’école de Constance. À la théorie traditionnelle de la production et de l’imitation littéraires, celle-ci oppose une théorie de la réception qui, pour la première fois, fait du lecteur un protagoniste essentiel de la communication littéraire.

Hans Robert Jauss, professeur de littératures romanes et de théorie de la littérature à l’université de Constance, où il enseigna de 1966 à 1987, commença sa carrière académique avec une thèse très remarquée sur À la recherche du temps perdu  (1957). Sa thèse d’habilitation, La Poésie des animaux au Moyen Âge  (1959), démontre, à travers une analyse du prologue de la première branche du Roman de Renart, de quelle manière ce roman prend en compte les attentes d’un public contemporain et à quel point la forme de l’œuvre nouvelle est fonction de celles-ci. Dans ce contexte, Jauss se sert pour la première fois du terme d’« horizon d’attente » qui devait devenir une des conceptions fondamentales de sa nouvelle esthétique de la réception. Les travaux qui suivront cette étude, et particulièrement ceux concernant l’allégorie médiévale, la querelle des Anciens et des Modernes et sa continuation chez Schiller et Schlegel, aussi bien que ses études sur Diderot et Baudelaire, sont centrés autour d’une poétique de la modernité ayant son origine dans le Moyen Âge chrétien, poétique qui contredit la doctrine d’une permanence extratemporelle des topoi  littéraires, telle qu’Ernst Robert Curtius l’avait proposée dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin.

Par ses recherches dans le domaine de l’allégorie médiévale, mais aussi par le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters  qu’il dirigea avec Erich Köhler et qui continue le Grundriss der romanischen Philologie  de Gustav Gröber, Jauss a donné une impulsion importante à la philologie médiévale.

Sa leçon inaugurale à la nouvelle université de Constance, L’Histoire littéraire comme provocation de la science des lettres  (1966 ; traduite en français en 1978 sous le titre de Pour une esthétique de la réception), amena un changement de paradigme dans la théorie littéraire. C’est dans un dialogue critique avec le structuralisme, le formalisme, le positivisme historique et le marxisme, et tout en s’inspirant de certaines suggestions de la philosophie herméneutique de Hans Georg Gadamer que Jauss marqua sa nouvelle position théorique. Le programme d’une esthétique de la réception formulé ici est centré d’une part autour de la reconstitution de l’horizon d’attente du lecteur contemporain, d’autre part autour de la concrétisation dialogique du sens de l’œuvre dans le processus de son appropriation par des générations toujours nouvelles de lecteurs. Jauss a fait de ce programme un instrument permettant toute une série d’approches nouvelles de l’histoire littéraire.

Dans son œuvre principale L’Expérience esthétique et l’herméneutique littéraire  (1982, trad. franç. partielle : Pour une herméneutique littéraire, 1988), tissu dense de réflexions théoriques et d’exégèses de textes littéraires qui vont du Moyen Âge au temps présent, Jauss se sert du concept d’expérience esthétique pour réhabiliter la jouissance esthétique du texte, mais aussi pour réconcilier le point de vue de la réception avec celui de la perception (aisthesis ) et celui de la production (poiesis ). Tout le champ de la culture occidentale, de l’Ancien Testament au travail poétique de Goethe et de Valéry sur le mythe de Faust, en passant par Le Roman de Renart, La Nouvelle Héloïse, Le Neveu de Rameau  et Le Spleen de Paris, s’y trouve pris en compte. Dans Wege des Verstehens  (1994), Jauss s’interroge de nouveau sur les problèmes de la réception.

Hans Robert Jauss, dont le projet de recherche est, comme celui de Bakhtine, essentiellement dialogique, a créé un forum interdisciplinaire avec le groupe de recherche Poétique et herméneutique, dont il est un des fondateurs. Les publications régulières du groupe, dont seize volumes ont paru jusqu’à présent (entre autres Esthétique immanente-réflexion esthétique. La poésie lyrique comme paradigme de la modernité, 1966 ; Terreur et jeu. Problèmes de la réception des mythes, 1971 ; L’Histoire comme événement et comme narration, 1975 ; L’Identité, 1979 ; Le Dialogue, 1981, Fonctions de la fiction, 1983 ; La Mémoire, 1992, et La Fin, figures d’une forme de la pensée, 1994), reflètent la productivité de ses recherches et de ses suggestions.

 

RICHARD JEAN-PIERRE (1922-)

Né à Marseille en 1922, critique littéraire et grande figure universitaire (après avoir enseigné aux Instituts français de Londres et d’Espagne, puis à Vincennes de 1968 à 1978, il est devenu ensuite professeur à la Sorbonne), Jean-Pierre Richard est le principal continuateur de la critique « thématique » inaugurée principalement par Gaston Bachelard et Georges Poulet (avec lequel il travailla à Édimbourg), mais développée, ciselée et magnifiée par lui jusqu’à devenir quelque chose de tout à fait spécifique et d’assez unique dans son affinement et sa précision de saisie textuelle.

Critique thématique, la critique richardienne ne se veut ni explication ni interprétation, mais description de « paysages » littéraires, inventaire et répertoire du champ perceptif particulier à un auteur. Reconnaître, au gré de l’étude de cette région profonde de la conscience que Bachelard a nommée l’« imagination matérielle » (les sensations, les rêveries substantielles, les pulsions et les répulsions, les euphories et les dysphories que suscitent certains éléments, certaines matières, certains états du monde extérieur), non seulement le sens et l’unité d’une œuvre, mais aussi le style d’un être-au-monde, les grandes coordonnées du séjour d’un écrivain, voilà son principe et son but.

Refusant les schémas théoriques préfabriqués (à moins de grande pertinence et de liens rigoureux avec le texte commenté), recensant simplement les « motifs » d’une œuvre (les objets concrets obsessionnels qui y circulent de façon préférentielle) pour les organiser en « thèmes » (les grandes unités de signification qui la traversent), c’est à partir du texte analysé et du texte seul, dans ses échos et ses résonances, qu’elle trouve les éléments de sa construction. Elle est donc à sa manière une herméneutique ; une psychanalyse aussi, dans la mesure où elle s’efforce de dévoiler l’implicite derrière l’explicite, le latent derrière le manifeste et parfois de montrer, par-delà le tragique apparent de la biographie d’un auteur, la profonde compensation, le « bonheur » procurés par son projet littéraire — ainsi dans Nausée de Céline  (1973).

De par son principe même (son attachement au caractère concret du texte, sa description suggestive de la matérialité des imaginaires littéraires, l’ouverture vers l’existence qu’elle opère dans les œuvres), cette forme de critique est déjà euphorisante et vivifiante ; les qualités propres de Richard la transforment en véritable critique de plaisir. Son ampleur de production et son souci de perfection qui lui font accumuler, au gré de nombreux articles et ouvrages, les coups d’éclat et les événements de lecture ; son gros appétit commentatif qui lui fait absorber tous les grands auteurs français des XIXe et XXe siècles et de surcroît certains auteurs négligés (les Goncourt, Huysmans, Colette ou Giono) ; son aptitude à se glisser dans les univers poétiques les plus subtils et fermés (Onze Études sur la poésie moderne, 1964 ; et surtout L’Univers imaginaire de Mallarmé, 1961) et à chevaucher à travers les grands territoires de prose (Paysage de Chateaubriand, 1967 ; Proust et le monde sensible, 1974) ; son écriture, toute de jubilation et de sensualité, qui impressionne par sa somptuosité verbale, sa variété d’attaques, son bel canto même : il y a dans tout cela l’éminente gourmandise  qui caractérise et anime son œuvre.

Gourmandise qui empêche Richard de s’attarder sur un auteur de prédilection et l’oblige à toujours diversifier ses objets de lecture. Curiosité intellectuelle insatiable aussi, qui ne lui fait rien ignorer des sciences humaines et des recherches littéraires concurrentes : purement thématiques au départ, ses lectures se sont enrichies des apports de la linguistique, des théories de la forme et, surtout, de la psychanalyse qui trouve chez lui une de ses applications les plus fines. Refus de la routine et besoin de renouvellement enfin, qui l’incitent à inaugurer des approches critiques toujours neuves ; c’est ainsi que, après avoir bâti de nombreuses lectures macroscopiques où il tentait de saturer et de concentrer en quelques dizaines de pages l’univers imaginaire d’un auteur, il s’exerce à des « microlectures » strictement inverses où il s’efforce de saisir, au gré d’un commentaire dilatant et grossissant, l’infinitésimal travail de détail d’un texte. Une quinzaine d’entre elles ont été regroupées en recueil, en 1979, dans le premier volet de Microlectures. Il est suivi du deuxième volet intitulé Pages paysages  (1984) où il revient à la critique thématique. La gourmandise de J.-P. Richard se double aussi d’une belle curiosité : à preuve L’État des choses  (1990), consacré à huit écrivains contemporains, huit œuvres en devenir (J. Réda, P. Quignard..., G. Macé, dont Le Manteau de Fortuny  lui inspire de larges traversées intertextuelles partant, bien évidemment, de Proust).

 

 

BARTHES (R.)

L’œuvre de Barthes étonne, de prime abord, par sa variété, son ouverture, son attention tous azimuts. Diverse dans son objet (Barthes semble parler de tout : de Sade et de Beethoven, de Racine et du bifteck-frites, du catch, du strip-tease, du lied allemand et de Brecht) ; diverse dans sa méthode (il paraît changer souvent de vêtements théoriques, essayant tour à tour une critique thématique à la Bachelard dans Michelet par lui-même, une psychanalyse ethnologique inspirée du Freud de Totem et tabou  dans Sur Racine  et un structuralisme strict dans Système de la mode; diverse dans son idéologie (tenu à ses débuts pour un marxiste intransigeant – parce que veillant à l’orthodoxie de l’introduction en France des écrits et des théories de Brecht –, il se fait le champion d’un certain formalisme en défendant Robbe-Grillet et le Nouveau Roman naissant et d’un certain hédonisme en réhabilitant, en esthétique, la valeur du plaisir), cette œuvre apparaît comme une série de blocs distincts, voire contradictoires, dont on voit mal, à première lecture, le dénominateur commun.

Vertige du déplacement

Cela surprend, comme, à certains égards, l’homme lui-même. Roland Barthes vient tard à l’écriture (il naît en 1915, à Cherbourg, et ne publie qu’en 1953 son premier ouvrage). En raison de graves atteintes de tuberculose, il ne mène pas le cursus honorum  habituel aux intellectuels français et ne rejoint l’Université que par des chemins détournés, mais, il est vrai, aux plus hautes fonctions : nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études en 1962, il est élu, en 1976, professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est spécialement consacrée. Longtemps écarté des milieux et des vogues intellectuels, des centres clés d’édition et de pensée, il échappe aux influences et aux goûts du jour pour se forger une culture originale, des pôles d’intérêt spécifiques qui le font traiter de littérature tout aussi bien que de cinéma, de peinture et de musique, exhumer l’œuvre de Michelet et revaloriser le « discours amoureux » à un moment où la sexualité seule fait loi.

Volontiers intempestif, Barthes n’obéit pas à la mode. Bien au contraire, il la gouverne (plus encore que Foucault ou Lacan, il fait germer la « modernité » ; on le cite, on le suit, on le développe ; nombre de ses concepts ont d’ores et déjà fait époque) ; mieux, il la déjoue : dérangeant, ridiculisant ce qui va de soi, bousculant les valeurs fétiches, partout il « déplace ». Et, dans son texte même, il rejette l’acquis, la répétition, la thèse, bref l’autorité, au gré de brisures, de zigzags, de fuites en avant. Son apparent éclectisme n’est que le fruit d’une stratégie concertée. À y regarder d’un peu près, l’essentiel de sa recherche, en fait, est programmé dès ses premiers ouvrages.

« L’Empire des signes »

Que ce soit avec Mythologies  suite d’analyses sarcastiques de quelques représentations de l’idéologie petite-bourgeoise (faits divers, photos, articles de presse...) – ou avec Le Degré zéro de l’écriture, « histoire du langage littéraire qui ne [serait] ni l’histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l’histoire des Signes de la Littérature », l’œuvre de Barthes se propose d’emblée comme une critique de la signification. Signification et non pas « sens » ; non pas les systèmes arbitraires de communication, les langages par lesquels les hommes codifient les rapports entre le monde et eux ou entre eux-mêmes, mais les systèmes annexes, seconds, par lesquels, à travers les langages, ils émettent indirectement des valeurs. Ainsi la phrase « quia ego nominor leo » a un sens propre, traduisible en français ; elle a aussi pour signification d’être simplement un exemple de grammaire. Dans une pièce de Racine, le mot « flamme » veut dire amour ; c’est aussi un simple signe permettant de reconnaître l’univers de la tragédie classique. Un bifteck-frites a des qualités spécifiques ; c’est aussi le symbole d’une certaine francité. Bref, tout objet de discours, outre son message direct, sa dénotation, sa référence au réel, peut recevoir des « connotations » suffisantes pour entrer dans le domaine de la signification, dans le champ des valeurs. Tout peut devenir signe, tout peut être mythe.

Pourquoi donc une critique du mythe (et plus globalement du signe, de la signification) ? D’abord parce que celui-ci est parasite : forme sans contenu, il ne crée pas de langages, mais les vole, les détourne, les exploite à son profit pour, en un métalangage, faire parler obliquement les choses. Ensuite parce qu’il est frauduleux : masquant les traces de sa fabrication, l’historicité de sa production, il se donne hypocritement comme allant de soi ; l’idéologie bourgeoise se constitue en pseudo-Nature, le stéréotype en évidence et la Doxa (« c’est l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé ») en vérité éternelle. Enfin parce qu’il est pullulant : il y a trop de signes et trop de signes exagérés, bouffis, malades ; la signification pléthorique non seulement prolifère mais encore en rajoute, jusqu’à l’écœurement et la nausée (« Combien, dit Barthes, dans une journée, de champs véritablement insignifiants  parcourons-nous ? Bien peu, parfois aucun. » Que l’on songe à la surcharge agressive des affiches, des slogans, des images publicitaires, des gros titres). Et Barthes de rêver du degré zéro de l’écriture (cette écriture blanche de Blanchot, de Robbe-Grillet, de L’Étranger  de Camus), des interprétations sobres d’un Lipatti ou d’un Panzéra, des photos dépouillées d’Agnès Varda, de matériaux mats et frais, comme le bois...

La sémiologie, « un rêve euphorique de la scientificité »

Montrer le déboîtement, la duplicité du mythe par rapport au langage, en révéler les étapes de constitution, les mécanismes, les fonctionnements, en freiner, si possible, l’activité éhontée et superfétatoire, voilà le projet barthien tout tracé. Encore faut-il passer d’analyses plus ou moins impressionnistes à une formalisation plus poussée. À cet égard, « Le Mythe, aujourd’hui », synthèse et condensation théorique des tableautins narquois de Mythologies, pose les premiers jalons et commence à mettre les codes « ventre à l’air ». Mais Barthes, bien vite, va beaucoup plus loin et se propose, tout bonnement, de tenter de construire la sémiologie, « science qui étudierait la vie des signes au sein de la vie sociale » telle que, dès 1910, Saussure l’avait postulée dans son Cours de linguistique générale. C’est ce à quoi s’emploient Système de la mode  et surtout Éléments de sémiologie. Barthes, d’emblée, y retourne l’hypothèse saussurienne. Saussure, en effet, pensait que la linguistique proprement dite serait appelée à se fondre dans une science générale des signes. Barthes démontre le contraire : la signification passant toujours par le langage, la sémiologie ne sera qu’une spécification et non une extension de la linguistique : « La sémiologie n’a eu jusqu’ici à traiter que de codes d’intérêt dérisoire, tel le code routier ; dès que l’on passe à des ensembles doués d’une véritable profondeur sociale, on rencontre de nouveau le langage » (la mode, en particulier, n’a de système qu’en tant qu’elle est écrite, c’est-à-dire représentée et appuyée de légendes). Manière de dire, Benveniste le montrera, que le langage, c’est le social même.

Si donc la sémiologie relève de la linguistique, l’affaire devient relativement simple. Il suffit d’emprunter à la linguistique sa rigueur de méthode et ses concepts les plus opératoires (principalement ces couples fondamentaux que sont : langue/parole, signifiant/signifié, syntagme/paradigme, dénotation/connotation), de prendre pour modèle le système langagier avec ses principes spécifiques d’articulation et de combinaison, pour pouvoir dès lors constituer et analyser en système tout champ social important et traiter en sémiotiques particulières les discours littéraire, cinématographique, musical, voire alimentaire ou vestimentaire. Simple compilation linguistique et préparatoire, contestée du reste par certains linguistes, plus suggestive que profonde, Éléments de sémiologie, pour ce qu’il engendre de recherches multiformes toujours actuelles (les travaux de Julia Kristeva pour la littérature ou de Christian Metz pour le cinéma en sont en grande partie issus), demeure quand même un texte clé de notre temps. Il n’en est que plus surprenant de voir Barthes, bien loin de le développer et de le dépasser, l’abdiquer superbement, passer rapidement à tout autre chose (ce qui deviendra une coutume chez lui) et en finir avec ce qu’il appellera « un rêve euphorique de la scientificité » – laissant à d’autres les destinées de la sémiologie comme science.

Littérature, critique, lecture : vers le « plaisir du texte »

Parallèlement à son entreprise sémiologique, Barthes porte à la littérature une attention continue, une prédilection particulière qui ne se démentira pas (son premier article, daté de 1942, est, significativement, consacré au Journal  de Gide). Que ce soit avec Michelet par lui-même, où il se livre, chez cet auteur, à une surprenante analyse des rêveries substantielles, des euphories/dysphories matérielles là où on attendrait une classique étude historique ou idéologique. Avec Sur Racine, où il expérimente sur l’auteur de Phèdre  une lecture psychanalytique assez novatrice qui fera grincer des dents aux sorbonnards élevés dans la stricte méthode de Lanson – respect des vraisemblances historiques, biographiques, psychologiques (cet ouvrage lancera une querelle déjà ancienne, mais fameuse, autour de ce qu’on a appelé la « nouvelle critique », dans laquelle Barthes exacerbera les passions et se fera nommément attaquer par un pamphlet de Raymond Picard auquel il répondra par Critique et vérité, merveille d’intelligence et de liberté critiques). Ou encore avec Essais critiques  et Nouveaux Essais critiques, où, en des articles devenus canoniques, il parle indifféremment de La Rochefoucauld, de Brecht, de La Bruyère, de Robbe-Grillet, de Loti, de Bataille, de Voltaire, de Proust, de Flaubert, de Queneau, de Tacite, de Fromentin ou de Kafka –, Barthes, ne parlant pas d’un lieu officiel d’énonciation, se souciant peu de traditions commentatives et d’érudition livresque (la littérature, il ne l’enseigne pas), Barthes se veut libre lecteur.

Obéissant apparemment à la recherche sémiologique de Barthes dans son ensemble (à tout prendre, la littérature est, des champs de signification, le plus riche et le mieux organisé : qu’est-ce que la rhétorique sinon l’ensemble des connotations qui font dire à une page, en sus de son message propre : « je suis une page de littérature » ?), le travail de lecture en dirige en fait l’évolution et y opère des déplacements considérables. S’il songe bien pendant un temps, dans l’euphorie de la théorisation, à traiter de la littérature comme d’un système (ce dont témoigne « Introduction à l’analyse structurale des récits » où, sur les traces de Propp et de Brémond, il tente de réduire le récit à une suite de fonctions élémentaires – projet que les premières lignes de S/Z  tourneront en dérision), Barthes met vite fin à ce projet et du même coup à une scientificité trop assertive, autoritaire et incompatible avec l’objet littéraire tel qu’il commence à le concevoir. Plus attentif désormais, en effet, aux procès de structuration qu’à la structure elle-même, aux mouvances et aux pluralités du sens qu’à son organisation, il polarise autour de la notion de Texte, comme l’avait fait la notion de signe, l’essentiel de son activité. Ce qui explique l’importante modification que, dans son principe, son objet et son écriture, enregistre son œuvre à la fin des années 1960, sans du reste rien renier d’elle-même.

Que ce soit avec Sade, Fourier, Loyola  où il se livre à une magistrale déconstruction/reconstruction des figures de la rhétorique sadienne au gré d’un montage de séquences commentatives ; avec S /Z  où il fait éclater en cinq cents lexies (ou unités de lecture) une nouvelle de Balzac dont il réenchaîne les grains aux codes de la narration classique ; et surtout avec Le Plaisir du texte  étonnant recueil de bulles aphoristiques, de petites bouffées de babil – Barthes nous décrit le texte (et non plus l’œuvre), conçu comme un entrelacs de discours et de codes sociaux (son intertextualité), comme tissu de voix (son dialogisme), comme étoilement et migration de sens (son pluriel), comme variation d’impulsions et d’intensités (son grain). Conçu surtout comme générateur de plaisir  dans la mesure où il n’a de fonctionnement que dans le déploiement d’un « pour-moi », que dans la réalisation d’un rapport d’interpellation, d’interlocution avec un lecteur non pas récepteur passif mais scripteur effectif : « Sur la scène du texte, pas de rampe : il n’y a pas derrière le texte quelqu’un d’actif (l’écrivain) et devant lui quelqu’un de passif (le lecteur) : il n’y a pas un sujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales. »

Barthes par Barthes

On comprendra que le texte ne se présente pas comme objet de discours scientifique et de théorie (comme l’était auparavant le signe), mais bien plutôt comme le générateur d’un discours métaphorique et subjectif, bref d’une écriture. « La pratique d’une écriture textuelle, dit Barthes, est la véritable assomption de la théorie du texte. » Entendons qu’il désigne ainsi la mutation personnelle qui l’a changé d’un simple « intellectuel » en un des « écrivains » les plus étonnants et les plus originaux de notre temps. Volontiers portée, au départ, vers la blancheur et la neutralité critique, son écriture, en effet, s’est travaillée au fil des œuvres jusqu’à devenir quelque chose de tout à fait spécifique dans la syntaxe et même la ponctuation (la parenthèse, le tiret, la barre, les deux points jouent un rôle prépondérant), dans l’énonciation (la première personne, ironique et ludique, intervient sans cesse), la durée (Barthes cultive le fragment, l’aphorisme, le haï-ku) et surtout la rhétorique. C’est en ces termes que Philippe Sollers la salue : « Ai-je dit que R. B. avait inventé l’écriture-séquence, le montage flexible, le bloc de prose à l’état fluide, la classification musicale, l’utopie vibrante du détail... ? » De cette écriture, Roland Barthes par Roland Barthes  manuel d’autobiographie ironique – et Fragments d’un discours amoureux  sorte de sémiologie de la sentimentalité – présentent des manières d’apogée qui permettent au discours d’idées théâtralisé dans une mise en scène textuelle (« Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman » ou « C’est un amoureux qui parle et qui dit ») d’échapper à la bêtise du stéréotype et au pouvoir de l’assertion pour conjuguer pleinement la théorie et le plaisir, le savoir et la saveur.

À cette conjugaison euphorique le magistère soudain que dut assumer Barthes a sans doute apporté des limites et des difficultés. La leçon inaugurale au Collège de France et Sollers écrivain, par leur densité un peu crispée, témoignent d’une certaine période de doute et de recherche. Mais un ressaisissement éclatant est donné par La Chambre claire.  Non pas analyse théorique de la photographie, mais lecture affective de la photo. Cette œuvre, toute traversée de nostalgie et d’émotion, admirable par sa justesse d’écriture et sa pudeur de ton, ne peut être lue, malgré la brutalité et l’imbécillité des faits, comme une œuvre testamentaire, tant la voix de Barthes y est pour toujours vibrante et vivante.

 

 

 

DERRIDA JACQUES (1930-)

Jacques Derrida est né en 1930 à El-Biar, près d’Alger. Il entre en 1950 à l’École normale supérieure et rédige en 1953-1954, sous la direction de Jean Hyppolite, son mémoire de maîtrise sur Le Problème de la genèse chez Husserl  (1990). À partir de 1964, il enseigne à l’École normale supérieure, jusqu’en 1983 — date à laquelle il entre à l’École des hautes études en sciences sociales. Durant toute cette période, il donne également des cours dans des universités américaines (Johns Hopkins, Yale, Irvine, Cornell).

Le point de départ de la réflexion de Jacques Derrida se trouve dans la lecture de la phénoménologie de Husserl. Dans l’introduction à la traduction française de L’Origine de la géométrie  de Husserl (1962) et dans La Voix et le phénomène  (1967), Derrida interprète la phénoménologie comme dernière étape historique de la métaphysique occidentale, où l’on voit clairement se manifester le préjugé fondamental qui règne sur la métaphysique depuis ses origines : le logocentrisme. Le primat de la parole sur l’écriture, du signifié sur le signifiant, la supériorité ontologique de la présence constituent les principes non questionnés du code de la métaphysique.

À partir de cette interrogation de la phénoménologie, Derrida va passer à la mise en question du structuralisme. Dans L’Écriture et la différence  (1967) et dans De la grammatologie  (1967), puis dans Marges de la philosophie  (1972), il montre que le structuralisme, qui se pensait comme l’inverse de la phénoménologie, est en fait dominé par la même problématique philosophique, et cela pour ne pas avoir questionné la conception du signe et de la structure telle qu’elle est développée par Ferdinand de Saussure. Cette critique se prolonge dans l’essai que Derrida consacre à Lacan, dans sa lecture du « Séminaire sur “La Lettre volée” » (« Le Facteur de la vérité », in La Carte postale, 1980). On constate ainsi que s’affirme une nécessité historique : celle de la déconstruction du code de la métaphysique. Cette nécessité est comprise par tous les grands penseurs posthégéliens, en particulier par Marx, Nietzsche, Heidegger, auxquels Derrida a consacré plusieurs études (en particulier : Éperons. Les styles de Nietssche, 1978 ; De l’esprit. Heidegger et la question, 1987 ; Spectres de Marx,  1993).

À travers un commentaire serré, Derrida s’efforce de mettre à jour les chaînes de concepts et les métaphores occultées qui fondent le discours philosophique, comme le rapport entre vérité, style et femme chez Nietzsche. Ainsi encore de la détermination de l’être comme présence, essentielle au logocentrisme, et à laquelle Derrida, dans le sillage de Heidegger, oppose la notion de différa nce. Contre le privilège dont jouissent la voix et la parole dans la tradition philosophique, contre la dialectique hégélienne où le négatif n’est jamais qu’un moment au service de la présence, la grammatologie met en avant l’écriture, redéfinie comme trace, écart originaire qui contredit l’identité de l’être avec soi, introduit la mort dans la vie. D’où l’importance particulière que revêt ici l’œuvre de Freud : y trouvant une pensée du temps qui n’est plus assujettie au présent, Derrida revient à plusieurs reprises sur sa théorie des pulsions et de la trace mnésique, que ce soit pour analyser le rôle qu’y joue la métaphore scripturale (« Freud et la scène de l’écriture », in L’Écriture et la différence ), pour se livrer à une exégèse d’« Au-delà du principe de plaisir » (« Spéculer sur Freud », in La Carte postale ), ou encore pour proposer un nouveau concept d’archive à partir de Moïse et le monothéisme  (Mal d’archive, 1995).

Mais il ne faut pas se représenter le rapport entre le dedans et le dehors comme un saut. Derrida montre, au contraire, comment toutes les percées hors de la clôture métaphysique demeurent comprises à l’intérieur de ce qu’elles croient transgresser. Inversement, le texte métaphysique, tout comme il se meut à partir de présupposés implicites, contient, déjà, des contradictions, des symptômes de son propre dehors. À partir de ce moment, l’essentiel de l’effort de Derrida consiste à organiser des stratégies de déconstruction, sans cesse reprises et déplacées, avec pour point d’appui, par exemple, la notion d’« hymen » chez Mallarmé ou de « pharmakon » chez Platon, compris comme « le mouvement, le lieu et le jeu [...] de la différence » (La Dissémination, 1972).

« La dissémination affirme la génération toujours divisée du sens », coupant court à toute univocité, empêchant que la signification trouve jamais sa garantie objective. Bien loin de se limiter au champ philosophique, cette circulation du sens, implicite à la déconstruction, a mis en communication des disciplines ou des savoirs apparemment étrangers les uns aux autres, qu’ils touchent au politique (L’Autre Cap, 1991), au droit (Force de loi, 1994) ou à l’esthétique (La Vérité en peinture, 1978). Sa dimension anthropologique, présente dès De la grammatologie  à travers la lecture de Rousseau et de Lévi-Strauss, s’est amplifiée dans Glas  (1974), puis dans des essais comme Donner le temps  (1991) où, de Baudelaire à Heidegger en passant par Mauss, c’est toute la logique symbolique du don qui se voit interrogée. Parallèlement, Derrida n’a cessé de mettre en rapport littérature et philosophie : « De même qu’il y a des dimensions “littéraires” et “fictionnelles” dans tout discours philosophique [...], de même il y a des philosophèmes à l’œuvre dans tout texte défini comme “littéraire”, et déjà dans le concept somme toute moderne de littérature. » Sensible dès ses articles sur Artaud, Bataille, Jabès (in L’Écriture et la différence ), poursuivie dans des essais sur Blanchot (Parages, 1986),  Joyce (Ulysse gramophone, 1987) ou Ponge (Signéponge, 1988), cette proximité invente sa forme propre dans Glas, où se disposent sur une double colonne et se contaminent deux textes sur Hegel et Genet, dans « Envois » (in La Carte postale ), ou encore dans les variations sur l’aveu de « Circonfession » (in G. Bennington, Jacques Derrida, 1991).

Enfin, l’intérêt que Derrida porte aux concepts fondateurs de la philosophie ne pouvait que l’amener à poser la question de son enseignement, à travers des essais comme Du droit à la philosophie  (1990), mais aussi par la création du Greph (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique) ou encore la fondation, en 1983, du Collège international de philosophie.

 

ECO UMBERTO (1932-)

Né à Alessandria, ville du nord de l’Italie, Umberto Eco fait ses études supérieures à Turin, où il soutient en 1954 une thèse de fin d’études sur l’esthétique chez saint Thomas d’Aquin. Il travaille d’abord comme assistant à la télévision, de 1955 à 1958 ; à partir de 1956, il collabore à la Rivista di estetica.  Il réalise ensuite pour la maison d’édition Bompiani une histoire illustrée des inventions, puis, en 1960, devient directeur d’une collection d’essais philosophiques. En 1963, avec de jeunes intellectuels comme Nanni Balestrini et Alberto Arbasino, il participe à la fondation du Groupe 63. De 1966 à 1970, il enseigne successivement à la faculté d’architecture de Florence, à la New York University et à la faculté d’architecture de Milan. Il obtient en 1971 la chaire de sémiotique de l’université de Bologne et, en 1992, devient titulaire de la chaire européenne au Collège de France. Il dirige également l’Institut des disciplines de la communication et est le président de l’International Association for Semiotic Studies. Ses premières expériences à la télévision italienne ont mis très tôt Umberto Eco en contact avec la communication de masse et de nouvelles formes d’expression, comme les séries télévisées ou la variété. Il y découvre le kitsch, les vedettes du petit écran et, plus généralement, certains aspects de la culture populaire abordés, entre autres, dans  Appocalittici e integrati  (1964), La Guerre du faux, recueil publié en France en 1985 à partir d’articles écrits entre 1963 et 1983, et De Superman au surhomme  (1978). Ses recherches l’amèneront à se pencher sur les genres considérés comme mineurs tels que le roman policier ou le roman-feuilleton, dont il analyse les procédés et les structures, mais également sur certains phénomènes propres à la civilisation contemporaine, comme le football, le vedettariat, la mode ou le terrorisme.

Si la curiosité et le champ d’investigations d’Umberto Eco connaissent peu de limites, le centre constant de son intérêt reste la volonté de « voir du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits ». C’est dans cette optique qu’il a cherché à élaborer une sémiotique générale, exposée, entre autres, dans Traité de sémiotique générale  (1975), et qu’il a contribué au développement d’une esthétique de l’interprétation. Il se préoccupe de la définition de l’art, qu’il tente de formuler dans L’Œuvre ouverte  (1962) : il y pose les premiers jalons de sa théorie en montrant, à travers une série d’articles, que l’œuvre d’art est un message ambigu, ouvert à une infinité d’interprétations dans la mesure où plusieurs signifiés cohabitent au sein d’un seul signifiant. Le texte n’est donc pas un objet fini, mais au contraire un objet « ouvert » que le lecteur ne peut se contenter de recevoir passivement et qui implique, de sa part, un travail d’invention et d’interprétation. L’idée-force de Umberto Eco, reprise et développée dans Lector in fabula  (1979), est que le texte, parce qu’il ne dit pas tout, requiert la coopération du lecteur. C’est pourquoi le sémiologue élabore la notion de « lecteur modèle », lecteur idéal qui répond à des normes prévues par l’auteur et qui non seulement présente les compétences requises pour saisir ses intentions, mais sait aussi  interpréter les non-dit du texte. Le texte se présente comme un champ interactif où l’écrit, par association sémantique, stimule le lecteur, dont la coopération fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre par l’auteur.

Dans Les Limites de l’interprétation  (1991), Umberto Eco s’arrête encore une fois sur cette relation entre l’auteur et son lecteur. Il s’interroge sur la définition de l’interprétation et sur sa possibilité même. Si un texte peut supporter tous les sens, il dit tout et n’importe quoi. Pour que l’interprétation soit possible, il faut donc lui trouver des limites. Elle doit être finie pour pouvoir produire du sens. Umberto Eco s’intéresse là aux applications des systèmes critiques et aux risques de mise à plat du texte, inhérents à toute démarche interprétative. Enfin, dans La Recherche de la langue parfaite  (1993), il étudie les projets fondateurs qui ont animé la quête d’une langue idéale. L’idée développée est que la langue universelle n’est pas une langue à part, langue originelle et utopique ou langue artificielle, mais une langue idéalement constituée de toutes les langues.

Professeur, chroniqueur et chercheur, Umberto Eco est également romancier. Ses œuvres de fiction sont d’une certaine façon l’application des théories avancées dans L’Œuvre ouverte  ou Lector in fabula. Le Nom de la Rose  (1980) et Le Pendule de Foucault  (1988) se présentent comme des romans où se mêlent ésotérisme, humour et enquête policière. À chaque page, l’érudition et la sagacité du lecteur sont sollicitées par une énigme, une allusion, un pastiche ou une citation. Le premier roman, situé en 1327, sur fond de crise politique et religieuse, d’hérésie et d’Inquisition, se déroule dans une abbaye où a lieu une série de crimes qu’un prêtre franciscain tentera d’élucider. Le second mêle histoire et actualité à travers une investigation menée sur plusieurs siècles chez les Templiers et au sein des sectes ésotériques. Enfin, L’Île du jour d’avant  (1994) est une évocation de la petite noblesse terrienne du XVIIe siècle. Il s’agit du récit d’une éducation sentimentale, mais également, à travers le portrait de l’identité piémontaise, d’un roman nostalgique et en partie autobiographique : l’auteur se penche sur ses propres racines.

 

 

FOUCAULT (M.)

Philosophe, et aussi historien de fait et de goût, Michel Foucault fut, à partir des années soixante, l’une des figures les plus influentes du paysage culturel français. Après avoir enseigné aux universités de Clermont-Ferrand, puis de Tunis, et enfin de Paris-VIII (Vincennes), il a été élu en 1970 au Collège de France, où il occupait la chaire d’histoire des systèmes de pensée. Ses ouvrages, qui toujours replacent événements et savoirs dans des perspectives inédites, et dans lesquels la documentation érudite, l’interprétation originale et la description talentueuse sont subtilement indissociables, lui ont gagné la faveur d’un large public volontiers séduit et fasciné. Ses thèses philosophiques ont fait l’objet de maintes controverses, dans la mesure où elles ont paru, sans doute à tort, exclusivement liées au structuralisme.

Michel Foucault ne veut être expressément ni un historien des idées, ni un historien des sciences, au sens classique de ces termes. Seule l’intéresse « la discontinuité anonyme du savoir ». Il veut encore moins être philosophe selon l’acception habituelle : la recherche des « conditions de possibilité » du savoir n’a, chez lui, qu’un rapport d’homonymie avec l’entreprise kantienne. « Le savoir, écrit-il, comme champ d’historicité où apparaissent les sciences, est libre de toute activité constituante, affranchi de toute référence à une origine ou à une téléologie historico-transcendantale, détaché de tout appui sur une subjectivité fondatrice. » Les seuls maîtres dont Foucault se réclame sont Marx et Nietzsche, et G. Bachelard (les « seuils épistémologiques »), G. Canguilhem (les « déplacements et transformations de concepts »), M. Gueroult (« l’unité architectonique des systèmes philosophiques »), pour les contemporains. La seule dénomination qu’il admette pour lui-même est celle d’archéologue, d’un archéologue voué à la reconstitution de ce qui en profondeur  rend compte d’une culture : archéologie du « silence imposé aux fous » (1961), archéologies du regard médical (1963), des sciences humaines (1966), du « savoir » en général (1969), de la société disciplinaire (1975).

Les figures de l’Autre

Dès son premier ouvrage, Maladie mentale et psychologie  (1954), il se préoccupait de déchiffrer une des figures de l’altérité et cherchait la racine et la condition de possibilité de la pathologie mentale « dans un certain rapport, historiquement situé, de l’homme à l’homme fou et à l’homme vrai ». Dans l’histoire de la civilisation occidentale, il est un moment où « la grande confrontation de la raison et de la déraison a cessé de se faire dans la dimension de la liberté, et où la raison a cessé d’être pour l’homme une éthique pour devenir une nature ». C’est d’une dimension de liberté que témoignent encore ces penseurs dont le génie voisine avec la folie : Nerval, Nietzsche, Artaud. Foucault n’a pas hésité à consacrer une étude complète au poète Raymond Roussel, dont l’œuvre « serait le premier inventaire, en forme de littérature, des pouvoirs dédoublants du langage », et dont la déraison « communique sans doute avec la raison de notre monde ».

Le livre le plus achevé de Foucault, l’Histoire de la folie à l’âge classique  (1961), est une minutieuse et émouvante évocation de ce partage de la raison et de la déraison. Les matériaux de l’enquête sont empruntés à la littérature, à l’art, à la philosophie, mais aussi à l’histoire des institutions et des pratiques de la vie quotidienne. Comment est-on passé, se demande Foucault, de l’expérience médiévale humaniste de la folie à cette expérience qui est la nôtre et qui confine la folie dans la maladie mentale, l’exclut et l’aliène ? S’il n’est pas primordial, le rôle de l’institution médicale n’est pas négligeable. Foucault s’efforce ensuite de cerner, dans La Naissance de la clinique, le rapport entre perception du corps et langage sur le corps, dans la médecine de la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, rapport dont l’importance n’est pas seulement méthodologique mais aussi ontologique. On arrive alors, en effet, à tenir sur l’individu un discours à structure scientifique, une fois que se sont modifiés le partage du visible et de l’invisible et le partage de ce qui s’énonce et de ce qui est tu. Le versant médico-légal, l’aspect institutionnel et répressif du renfermement et de l’exclusion sociale ont fait l’objet, depuis 1970, d’un certain nombre de séminaires au Collège de France. Paru en 1975, Surveiller et punir  décrit la « naissance de la prison ». Dans ce « curieux projet d’enfermer pour redresser » qui caractérise notre société disciplinaire, M. Foucault voit l’un des moyens par lesquels le pouvoir s’assure la maîtrise des individus. Du XVIe au XIXsiècle, mesurer, enregistrer, faire manœuvrer, sont autant de « manières d’assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces ». La discipline des prisons rejoint celle de l’armée, des ateliers, des hôpitaux et des collèges. Aujourd’hui, investie par les sciences humaines, la pénalité moderne se veut moins punitive que réadaptative. Néanmoins demeure en elle, pour Foucault, une même « forme mixte d’assujettissement et d’objectivation », un même « pouvoir-savoir ». L’auteur souligne que son ouvrage doit « servir d’arrière-plan historique à diverses études sur le pouvoir de normalisation et la formation du savoir dans la société moderne ».

En dépit des apparences offertes par le titre, c’est une même visée théorique et politique qui anime les recherches de Michel Foucault sur l’Histoire de la sexualité. Le discours sur le sexe, tout comme l’intervention punitive, repose sur des « manipulations réfléchies » des individus et des populations. Le premier volume de ces recherches, La Volonté de savoir, met en question l’hypothèse généralement acceptée selon laquelle, depuis le XVIe siècle, l’on aurait assisté, en Occident, à une répression croissante de la sexualité dont le moment culminant serait le « puritanisme victorien », et dont la « libération » aurait commencé avec le XXe siècle. Foucault replace cette « hypothèse répressive » dans une « économie générale des discours sur le sexe à l’intérieur des sociétés modernes depuis le XVIIe siècle ». Constatation paradoxale : la prétendue « libération » actuelle fait figure de soumission à « l’injonction séculaire d’avoir à connaître le sexe ».

Cependant, les derniers volumes parus opèrent un « recentrement » à partir de la nécessité de tenter un « généalogie de l’homme du désir » dans l’Antiquité gréco-latine, relativisant la problématique chrétienne et ses prolongements modernes, réévaluant une « esthétique de l’existence ».

Les figures du Même

Les figures du Même sont les figures de l’ordre dans les choses, celles qui constituent l’objet de la science. L’ouvrage Les Mots et les Choses  (1966) repère dans le champ épistémologique de la culture occidentale deux grandes discontinuités : celle qui, à la fin du XVIIe siècle, inaugure l’âge classique (solidarité entre la théorie de la représentation et les théories du langage, de la nature, de la richesse) ; celle qui, au début du XIXsiècle, « marque le seuil de notre modernité » (la théorie de la représentation disparaît comme fondement général de tous les ordres possibles, linguistique, biologique, économique et politique, et l’homme devient l’objet d’un savoir possible). L’Archéologie du savoir  (1969) reprend l’instruction du procès commun de l’humanisme et de l’anthropologie et réaffirme une volonté polémique d’analyser les discours scientifiques en leur succession sans les référer à une subjectivité constituante. L’objet de l’« archéologue », ce sont les formations et transformations discursives. Les principes de son étude sont donnés dans la leçon inaugurale au Collège de France en 1970 (L’Ordre du discours, 1971) : introduire à la racine de la pensée le hasard, le discontinu et la matérialité ; faire l’inventaire des procédés qui dans toute société contrôlent la production du discours, en « maîtrisent l’événement aléatoire », en « esquivent la lourde, la redoutable matérialité ». Parmi les tâches actuelles de la philosophie figurent celles qui consistent à remettre en question notre « volonté de vérité », à restituer au discours son caractère d’événement et à lever la souveraineté du signifiant.

On a voulu voir en Michel Foucault le chantre de « la mort de l’Homme » ou encore, comme naguère Gilles Deleuze, un entrepreneur de « destruction froide et concentrée du sujet ». Anti-humaniste peut-être, défenseur de l’individu certainement. Avec Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet, il a fondé en 1971 le G.I.P. (Groupe d’information sur les prisons), contestation politique de l’univers carcéral.

Révéler un nouveau regard, c’est enfin le propre de l’écrivain. Foucault a le don d’« affoler » son lecteur. Penseur de la discontinuité et des violents clivages, il n’en assure pas moins une suave continuité au niveau de l’écriture. La prolifération volontiers baroque des métaphores n’entame en rien la sereine limpidité d’un style égal dans toutes les œuvres de l’auteur. Ne nous étonnons pas non plus si l’entreprise conçue pour nous « décentrer » nous fait vaciller, si le bougé des repères a pour effet le vertige, si le savant maniement des miroirs suscite, l’éblouissement qui précède les nouvelles lucidités comme les nouveaux aveuglements. Sans doute faudra-t-il considérer l’introduction à L’Usage des plaisirs  comme son dernier mot : « entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement », plutôt que théoriser ce que l’on sait déjà.

 

 

 

GIRARD RENÉ (1923-)

Chartiste de formation, René Girard a fait carrière aux États-Unis : archiviste-paléographe, il a été reçu docteur de l’université d’Indiana, puis est devenu professeur à la Johns Hopkins University. Parti de la critique littéraire, il ambitionne bientôt d’élaborer une «anthropologie fondamentale» qui débouche sur la valorisation de «l’Écriture judéo-chrétienne». On peut suivre cet itinéraire à travers ses principaux ouvrages : Mensonge romantique et vérité romanesque  (1961), La Violence et le sacré  (1972), Critiques dans un souterrain  (1976), Des choses cachées depuis la fondation du monde  (1978).

L’entreprise de René Girard commence quand il se heurte, dans sa tentative de rendre compte de «l’expérience romanesque», à l’insuffisance d’une critique «intra-textuelle» : la compréhension de certaines œuvres (les plus grandes à ses yeux, celles de Cervantès, de Flaubert, de Proust...) exige un «répondant inter-textuel», non celui «naïvement extra-textuel» des traditionnelles explications de texte par la vie de l’écrivain, mais, parce qu’il y a discontinuité dans l’œuvre, le surgissement de l’auteur comme «expérience nécessaire de la rupture» (Critiques dans un souterrain). C’est alors l’insuffisance du structuralisme que vise Girard : à s’en tenir aux «valeurs» saussuriennes, on laisse échapper précisément le cœur de l’expérience propre au Dostoïevski de L’Éternel Mari, au Camus de La Chute, à savoir que les différences s’effondrent, qu’en tout cas toute opposition de personnes repose sur l’identité profonde des opposés et que cette identité seule est réelle  ; qu’il y a des livres qui le savent, qui le disent — et d’autres qui sont antérieurs à ce savoir des doubles comme vérité des différences. Girard concède donc que l’objet importe moins que la relation, mais la relation suppose le désir, qui vise dans l’autre à la fois un modèle et un rival.

Généraliser cette attaque locale du structuralisme, c’est généraliser «l’hypothèse-Girard». À l’indifférenciation, dangereuse, annihilante, qui résulte du désir mimétique, toute structure, toute forme, oppose sa défense. C’est pourquoi l’interdit comme tel, non comme règle, est premier : pour qu’il y ait règle, il faut une première exclusion, une «victime émissaire» qui permette toutes les différenciations ultérieures. Ainsi se trouve réactualisée en anthropologie la question de l’origine. Girard juge, par conséquent, que son hypothèse doit affronter au premier chef la psychanalyse, s’il est vrai que le complexe d’Œdipe prétend donner raison du «ressort de toute structuration», de «toute introduction à l’ordre symbolique» (La Violence et le sacré). Mais l’œdipe lui paraît déjà structuré, quand il faudrait expliquer l’émergence des structures. S’il rejoint ici L’Anti-Œdipe  de G. Deleuze et F. Guattari, Girard refuse, en revanche, toute rigueur à un «système du délire», à une «pensée de la différence pure», pour lui préférer sa «dynamique destructurante». Car le délire ne constituerait jamais que l’ultime avatar des rapports qu’entretient une culture avec le savoir des origines, qui en est venue à le fuir dans l’histrionisme, la différence mimée, le jeu des masques, ou à s’y abandonner dans la folie, le dédoublement vécu, c’est-à-dire l’écartèlement, comme Dionysos et le Crucifié.

Ce risque si grand nous introduit au religieux. À mesure que la connaissance se détache du rite, que l’origine se distingue de l’interdit, à mesure que se radicalise la pensée d’une humanité désacralisée, «l’anthropologie fondamentale» se réduit à une question : comment vivre sans interdits, sans méconnaissance sacrificielle, sans boucs émissaires ; Seule une Révélation, celle du Logos d’amour, dénoue le lien tragique entre la destruction et la lucidité. Lui seul «laisse faire ; il se laisse toujours expulser par le Logos de la violence, mais son expulsion est de mieux en mieux révélée, révélant avec elle ce Logos de la violence comme celui qui n’existe qu’en expulsant le vrai Logos et d’une certaine façon en le parasitant» (Des choses cachées depuis la fondation du monde). Girard croit que la simple lecture du Nouveau Testament fait apparaître ce savoir inouï d’un dédoublement sans violence, d’un sacrifice sans raison, d’une pure victime : et qu’elle seule, affirmation de la nullité des conflits humains, nous affranchit de la violence.

 

 

GENETTE GÉRARD (1930-)

Né à Paris, Gérard Genette est un ancien élève de l’École normale supérieure. Agrégé de lettres, il a été de 1956 à 1963 professeur d’hypokhâgne au Mans. Il est actuellement assistant de littérature française à la Sorbonne, maître de conférences à l’École normale supérieure et directeur d’études à l’École des hautes études. D’autre part, il appartient au conseil de rédaction de la revue Poétique  et codirige avec Tzvetan Todorov la collection du même nom. Dès son premier livre, Figures I  (1966), Gérard Genette affirme : « Un livre est une réserve de formes qui attendent leur sens. » Et, en effet, tout son effort consistera à donner, par la critique et la théorie, un sens à ce qui, dans l’œuvre, n’était encore que signe et, ainsi qu’il le dit lui-même, à fixer « ce vertige qu’est la lecture ».

Dans Figures I  et Figures II  (1969), Gérard Genette s’attache à délimiter les frontières du récit, à définir ce territoire particulier du langage, « cet écart dans l’écart » nommé littérature. Sous l’influence avouée de Valéry, Blanchot, Barthes, et surtout Borges, Genette approche les œuvres de Montaigne, Mallarmé, Stendhal, Proust ou Robbe-Grillet du point de vue de leur organisation et de leur circulation internes, voire des figures rhétoriques qu’elles proposent. Partant du postulat que, « à quelques inflexions près, l’écrivain utilise la même langue que les autres usagers, mais [qu’]il ne l’utilise ni de la même manière ni dans la même intention », Gérard Genette établit rigoureusement, scientifiquement pourrait-on dire, de quelle manière un texte devient littéraire, et comment peut naître un langage « poétique » opposé au langage utilitaire. Borges pensait qu’« un livre n’est pas une entité close, mais le centre d’innombrables relations ». Gérard Genette fait sienne cette idée et, pour déterminer les caractères particuliers du poétique, interroge l’ensemble du champ littéraire d’un seul coup, montrant son unité profonde sous sa diversité et illustrant ainsi, théoriquement, la provocante déclaration de Borges selon laquelle « toutes les œuvres sont les œuvres d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme ». La lecture de Genette fait ici autant appel à la poétique baroque — par son refus du langage immédiat — qu’au structuralisme — par sa déconstruction des codes et cadres de l’écriture romanesque.

Dans Figures III  (1972), Genette décrypte plus particulièrement le discours narratif, ses possibilités, ses limites, ses aventures. Pour ce faire, il choisit La Recherche du temps perdu, dans laquelle il voit « l’extrême développement de la narration classique, son dernier grand accomplissement ». Avec Mimologiques  (1976), Genette amorce un tournant radical dans son travail critique : il s’intéressera désormais aux « jeux littéraires. ». Ainsi, dans Mimologiques  — sous-titré « Voyage en Cratylie » —, Genette se demande, après Platon, si les mots peuvent être considérés comme l’image des choses. Certes, le mot « chien » ne mord pas, et le mot « rose » n’a ni odeur ni couleur, mais le mot « effroi » par exemple, aussitôt prononcé, n’évoque-t-il pas — et ne provoque-t-il pas peut-être — le sentiment qu’il nomme ; Dans cette voie, Palimpsestes  (1982) fera l’inventaire des œuvres littéraires qui se réfèrent à d’autres œuvres, les imitant ou les transformant, tandis que Seuils  (1987) s’intéressera de près à ce que Genette appelle les paratextes : présentation éditoriale, nom d’auteur, titres, dédicaces, épigraphes, préfaces, notes, interviews et entretiens. Parallèlement, en 1983, Nouveau Discours du récit  a proposé une relecture du travail accompli depuis Figures. « Les critiques n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la littérature, il s’agit maintenant de la transformer », écrit Gérard Genette. C’est ce qu’il fait à sa façon, puisqu’il avoue ne plus pouvoir lire un livre sans éprouver l’envie de le récrire.

Les études de Fiction et diction  (1991) sont consacrées à la « question des régimes, des critères  et des modes  de la littérarité ». Dans L’Œuvre d’art. Immanence et transcendance  (1994), Genette ne considère plus seulement la littérature mais bien le phénomène esthétique dans sa globalité.

 

 

KRISTEVA JULIA (1941-)

Née en Bulgarie en 1941, agrégée de lettres modernes de l’institut de littérature de l’Académie des sciences (Sofia), Julia Kristeva travaille en France depuis 1966. Après un doctorat de 3e cycle, elle est attachée de recherche au Centre national de la recherche scientifique, secrétaire générale de l’Association internationale de sémiotique, puis rédactrice adjointe de la revue Semiotica. Elle est également psychanalyste et professeur à l’université de Paris-VII.

On peut distinguer deux périodes dans son œuvre. La première, exclusivement théorique, s’emploie à définir l’espace de la littérature et les structures qui lui sont propres. Dès son premier livre, Semeiotikè. Recherches pour une sémanalyse  (1969), Kristeva s’interroge sur le surgissement du texte littéraire ou poétique à l’intérieur du champ historique et social, c’est-à-dire aussi à l’intérieur du langage, mais travaillant contre lui, voulant le rompre (Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé), le transformer (Joyce, Artaud, Céline) ou, plus radicalement encore, le détruire (Sollers, Guyotat). « La littérature, écrit Kristeva, est cette pratique entre toutes énigmatique, archaïque face au déluge audiovisuel, et pourtant si puissante si on y lit ce qu’elle est ; l’unique, l’impossible nomination qui fait être toute expérience subjective en son état d’infini. » Pour dégager la spécificité du texte littéraire, Kristeva s’aide du marxisme — auquel elle emprunte les concepts de « pratique » et de « production » —, de la psychanalyse — notamment parce qu’elle affirme une dérive du sujet par rapport à son propre discours et détermine une nouvelle instance : l’inconscient —, de la linguistique enfin, et plus précisément de la sémiologie, mais en y introduisant de nouveaux concepts tels que l’intertextualité (ou redistribution de la langue par le texte), la signifiance (ou irréductibilité du texte à la représentation et à la communication), la distinction entre phéno-texte (« phénomène verbal tel qu’il se présente dans la structure de l’énoncé concret ») et géno-texte (qui « pose les opérations logiques propres à la constitution du sujet de l’énonciation » et « où les signes sont investis par les pulsions »). Influencée par Bakhtine (qu’elle a grandement contribué à introduire en France) et son affirmation de la polyphonie romanesque et d’une « écriture-lecture », Julia Kristeva se livre à une véritable ouverture de la sémiologie classique afin de penser pleinement « l’objet-littérature ». Abandonnant le seul patronage de la linguistique, elle veut, comme Barthes, lire dans le texte plus qu’un sens unitaire et « savoir comment le sujet se déplace, se dévie et se perd lorsqu’il énonce » (Barthes). Dans cette voie-là, Kristeva étudiera dans La Révolution du langage poétique  (1974) la constitution du langage poétique par rapport au code social général qu’est, structurellement, le langage communicationnel. Dans Polylogue  (1977), elle analysera diverses pratiques de symbolisation : de la plus simple, la langue, en passant par la peinture de la Renaissance (Giotto, Bellini) et la littérature moderne (Artaud, Joyce, Céline, Beckett, Bataille, Sollers), jusqu’à leur étude et leur interprétation par les sciences humaines.

Après différentes participations à des ouvrages collectifs (La Traversée des signes, 1975, et Folle Vérité, 1979), Kristeva semble opter pour un nouvel axe de réflexion, moins scientifique et plus « philosophique », en publiant trois ouvrages centrés chacun sur un thème particulier : Pouvoirs de l’horreur  (1980), Histoires d’amour  (1983) et Soleil noir, dépression et mélancolie  (1987). S’appuyant toujours sur les œuvres littéraires et les grands systèmes de pensée des XIXe et XXe siècles, ainsi que sur les récits de ses patients et de ses patientes, ces essais se cristallisent autour de questions existentielles fondamentales : le mal, l’amour, le spleen. Questions qui mettent fortement, chacune à sa façon, le sujet en péril. Mais l’art reste, affirme Kristeva, un moyen d’exprimer, et donc d’échapper en partie, à nos phobies, nos abandons, nos détresses.

Dans Le Temps sensible  (1994), sous-titré « Proust et l’expérience littéraire », Kristeva propose une lecture psychanalytique d’À la recherche du temps perdu, qui s’appuie notamment sur la lecture des manuscrits et des brouillons.

 

 

 

THÉORIE DE L’INTERTEXTUALITÉ

Né du grand renouvellement de la pensée critique au cours des années soixante, le concept d’intertextualité est aujourd’hui un des principaux outils critiques dans les études littéraires. Sa fonction est l’élucidation du processus par lequel tout texte peut se lire comme l’intégration et la transformation d’un ou de plusieurs autres textes. Mais, en un quart de siècle, ce concept a suscité beaucoup de controverses et ne s’est finalement imposé qu’après plusieurs refontes définitionnelles. Pour comprendre toute son importance, il importe donc de suivre cette évolution pas à pas.

Genèse du concept

La notion d’intertextualité reste, à son origine, indissociable des travaux théoriques du groupe Tel Quel et de la revue homonyme (fondée en 1960 et dirigée par Philippe Sollers) qui diffusa les principaux concepts élaborés par ce groupe de théoriciens qui devaient marquer profondément leur génération. C’est à la période d’apogée de Tel Quel, en 1968-1969, que le concept clé d’intertextualité fit son apparition officielle dans le vocabulaire critique d’avant-garde, à la faveur de deux publications qui exposaient le système théorique du groupe : Théorie d’ensemble  (coll. Tel Quel, Seuil, Paris, 1968), ouvrage collectif où l’on trouvait notamment les signatures de Foucault, Barthes, Derrida, Sollers, Kristeva, et Sèméiôtikè.Recherches pour une sémanalyse  (ibid., 1969), ouvrage de Julia Kristeva réunissant une série d’articles des années 1966-1969. Dans Théorie d’ensemble, Philippe Sollers critique les catégories dites théologiques du sujet, du sens, de la vérité, etc., et propose contre l’image d’un texte plein et figé, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicité, l’hypothèse – empruntée au critique soviétique Mikhaïl Bakhtine – de l’intertextualité : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. » Dans le même ouvrage (« Problème de la structuration du texte »), Julia Kristeva utilise l’exemple du roman médiéval Jehan de Saintré  pour préciser ce qu’il faut entendre par intertextualité  : une « interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte » et qui permet de saisir « les différentes séquences (ou codes) d’une structure textuelle précise comme autant de transforms  de séquences (de codes) prises à d’autres textes. Ainsi la structure du roman français du XVsiècle peut être considérée comme le résultat d’une transformation de plusieurs autres codes [...]. Pour le sujet connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire et s’insère en elle ». Kristeva, qui était partie d’une analyse transformationnelle (empruntée à Chomsky et à Saumjan), se voit contrainte d’ajouter l’hypothèse de l’intertextualité pour atteindre le « social » et l’« historique » qui restent inacessibles dans le dispositif produit par la dichotomie signifiant/signifié, transformation du signifiant/immuabilité du signifié. La réfection méthodologique va consister à y substituer une « méthode transformationnelle » qui, moyennant l’adjonction du concept d’intertextualité, « mène donc à situer la structure littéraire dans l’ensemble social considéré comme un ensemble textuel ». Ainsi posée, l’intertextualité du Petit Jehan de Saintré  se laisse définir comme l’interaction dans ce texte de quatre composantes intertextuelles : le texte de la scolastique  (organisation du roman en chapitres et sous-chapitres, ton didactique, autoréférence à l’écriture, au manuscrit), le texte de la poésie courtoise  (la Dame « centre divinisé d’une société homosexuelle qui se renvoie son image à travers [...] la femme [...] la Vierge », érotique des troubadours), la littérature orale de la ville  (cris publicitaires des marchands, enseignes, texte économique de l’époque) et, enfin, le discours du carnaval  (calembour, quiproquo, rire, problématique du corps et du sexe, masque, etc.). Julia Kristeva conclut que cette connection intertextuelle, qui change la signification de chacun de ces énoncés en les associant dans la structure du texte, peut être posée comme un « ensemble ambivalent » qui constitue une première approche de ce que pourrait être l’« unité discursive » de la Renaissance. En se dotant de la notion d’intertextualité, la méthode transformationnelle permet ainsi de dégager l’« idéologème » du texte, nom donné par Kristeva à cette fonction qui rattache une structure littéraire concrète (par exemple un roman) aux autres structures (par exemple le discours de la science).

L’impact de Théorie d’ensemble  fut considérable dans les milieux de l’avant-garde critique de cet après-Mai-68. Avec Sèméiôtiké.Recherches pour une sémanalyse, Kristeva va revenir sur la définition de cet outil méthodologique et préciser, notamment dans « Le Mot, le dialogue et le roman », ce que la notion d’intertextualité doit aux travaux de Mikhaïl Bakhtine : l’essentiel de ce concept provient d’une « découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité  [...] ». Bakhtine n’emploie pas le terme d’intertextualité, mais cette notion est en germe dans le concept bakhtinien de « dialogisme » tel qu’on le trouve dans Poétique de Dostoïevski  (Moscou, 1963 ; trad. franç. d’Isabelle Kolitcheff, prés. par J. Kristeva, Seuil, 1970), dans François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance  (Moscou, 1965 ; trad. franç. par Andrée Robel, Gallimard, Paris, 1970) ou, un peu plus tard, dans Esthétique et théorie du roman  (Moscou, 1975 ; trad. franç. par Baria Olivier, Gallimard, 1978) et Esthétique de la création verbale  (Moscou 1979 ; trad. franç. par Alfreda Aucouturier, Gallimard, 1984). Mikhaïl Bakhtine met en évidence les phénomènes de résurgence qui font de la culture le lieu de réapparition brutale de traditions oubliées et démontre comment le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sous forme polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels. L’ensemble des échanges ainsi permis, la confrontation des différences sous forme « dialogique » font de cette forme littéraire une sorte de modèle synthétique qui permet de penser la littérarité : « L’auteur participe à son roman (il y est omniprésent) mais presque sans langage direct propre. Le langage du roman, c’est un système de langages qui s’éclairent mutuellement en dialoguant. » Langages, transformation par connexion polyphonique, dialogisme, unités discursives de la culture : ce sont tous ces éléments directement empruntés à Bakhtine qui font la notion d’intertextualité. Son influence est d’ailleurs si nette qu’en 1981 Tsvetan Todorov consacre à ce critique un bel essai, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique  (Seuil, 1981), où, pour y voir plus clair, il propose de faire éclater le « principe dialogique » en deux notions, le dialogisme proprement dit et l’intertextualité telle que Julia Kristeva l’avait définie, cette seconde notion incluant la première : « l’appellation dialogique » étant réservée à « certains cas particuliers de l’intertextualité, tels que l’échange de répliques entre deux interlocuteurs, ou la conception élaborée par Bakhtine de la personnalité humaine ». Cet effort de clarification, et ce « retour aux sources » de la notion n’est pas, en 1981, le privilège du seul Tsvetan Todorov. Au même moment, l’autre codirecteur de la collection Poétique aux éditions du Seuil, Gérard Genette, met une dernière main à l’ouvrage qui va bientôt bousculer tout l’édifice notionnel, Palimpsestes. C’est que depuis Sèméiôtikè  la situation théorique a beaucoup évolué.

Années 1970 : les premières approches

Théorie d’ensemble  et Sèméiôtiké  avaient largement contribué à faire sortir la notion d’intertextualité du cercle de Tel Quel, mais c’est sous l’influence dominante de Roland Barthes qu’elle va bientôt se trouver projetée au premier rang de la scène critique. Le mot garde encore quelques années son parfum de rébellion, l’Université (sauf les toutes jeunes universités de Vincennes et de Paris-VII-Jussieu) préfère ignorer l’idée, mais petit à petit la notion se dissémine. Dès 1972, le terme d’« inter-textualité » fait son entrée discrète dans le domaine lexicographique. En Appendice  du Dictionnaire encylopédique des sciences du langage  (O. Ducrot et T. Todorov, Seuil), François Wahl parle de ce « réseau de connexions multiples à hiérarchie variable » par lequel le texte substitue son ordre aux règles prédéterminantes de la langue. En 1974, Julia Kristeva publie La Révolution du langage poétique [...] Lautréamont et Mallarmé  (Seuil) où « l’avant-garde de la fin du XIXe siècle » (surtout Lautréamont) sert de « banc d’essai » à l’analyse intertextologique de la structure poétique. L’année suivante, la notion paraît suffisamment bien implantée pour que Roland Barthes l’officialise dans l’article « Texte (théorie du) » de l’Encyclopædia Universalis, un article de synthèse encyclopédique. À partir de cette date, l’intertextualité devient une notion admise, mais sous réserve d’inventaire. L’année 1976 apporte sa foison de nouvelles contributions : la revue Poétique  (n27, Seuil) consacre un numéro spécial « L’Intertextualité » à cette notion, avec notamment la contribution de L. Jenny (« La Stratégie de la forme ») et celle de A. Topia (« Contrepoints joyciens ») ; Dominique Maigneneau, de son côté, propose dans Initiation aux méthodes de l’analyse du discours  (Hachette, Paris, 1976) une certaine simplification de la notion qui, sous l’effet de la vulgarisation pédagogique, va se trouver infléchie dans le sens d’une dominante relationnelle, aux dépens de la composante transformationnelle. Définie comme « ensemble de relations avec d’autres textes se manifestant à l’intérieur d’un texte », l’intertextualité devient un concept plus maniable, et plus rassurant aussi, puisque son champ d’application ne paraît plus si éloigné du domaine traditionnel de la critique des « sources », et qu’on peut de proche en proche y adjoindre les secteurs tout aussi classiques de l’étude du pastiche, de la parodie, et – pourquoi pas ? – plusieurs des grandes problématiques de la littérature comparée. Mais un tel élargissement, tout en contribuant beaucoup à généraliser l’usage de ce concept, ne sera pas étranger à un certain flou théorique où l’intertextualité finira par perdre, pour un temps, l’essentiel de sa spécificité notionnelle. Cette malencontreuse évolution – dont les effets se font encore sentir aujourd’hui – fut sans aucun doute aggravée dès les années 1975-1976 par quelques hésitations terminologiques, notamment autour de la notion annexe d’intertexte. Laurent Jenny désignait par là « le texte absorbant une multiplicité de textes tout en restant centré sur un sens » ; mais Michel Arrivé avait proposé de son côté une définition relationnelle encore plus large : « l’ensemble des textes qui se trouvent dans un rapport d’intertextualité ». Michaël Riffaterre ne veut y voir que le texte auquel il est fait référence, et Pierre Malandain, en cherchant à clarifier le lexique, critique cette dimension « objectale » de la notion et suggère : « On peut voir dans l’intertexte plutôt l’espace fictif dans lequel se produisent les échanges dont est faite l’intertextualité. » En marge de ces hésitations, la notion continue à se diffuser dans le vocabulaire critique, mais avec une nette dominante relationnelle. C’est en partie pour surmonter ces risques « déviationnistes » que Julia Kristeva revient, en 1976, sur la dimension transformationnelle du concept redéfini comme « le croisement de la modification réciproque des unités appartenant à différents textes ». Le débat ne fera que s’intensifier en cette fin des années soixante-dix.

Années 1980 : productivité et refonte du concept

Les années 1979-1982, particulièrement riches en nouvelles publications, témoignent de l’entrée du concept d’intertextualité dans sa phase de maturité. Les travaux de Michaël Riffaterre (La Production du texte, Seuil, 1979 ; « La Syllepse intertextuelle », in Poétique, n40, Seuil, nov. 1979 ; « La Trace de l’intertexte », in La Pensée, Paris, oct. 1979 ; Sémiotique de la poésie, Seuil, 1982) occupent incontestablement une position dominante dans ce secteur de la recherche critique. On y voit se définir une conception hyperextensive du concept : « L’intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie », et la démarche de Riffaterre conduit – au moins en principe – à identifier résolument intertextualité et littérarité : « L’intertextualité est [...] le mécanisme propre à la lecture littéraire. Elle seule, en effet, produit la signifiance, alors que la lecture linéaire, commune aux textes littéraires et non littéraires, ne produit que le sens. » Mais, comme le souligne Gérard Genette, qui cite ces définitions dans Palimpsestes, « cette extension de principe s’accompagne d’une restriction de fait, car les rapports étudiés par Riffaterre sont toujours de l’ordre des microstructures sémantico-stylistiques, à l’échelle de la phrase, du fragment ou du texte bref, généralement poétique. La “ trace ” intertextuelle selon Riffaterre est donc davantage (comme l’allusion) de l’ordre de la figure ponctuelle (du détail) que de l’œuvre considérée dans sa structure d’ensemble ». En effet, en dépit de certaines formulations très hégémoniques du concept d’intertextualité, les recherches foisonnantes de Riffaterre (sur Baudelaire, Breton, Desnos, Du Bellay, Eluard, Gautier, Cracq, Hugo, Leiris, Mallarmé, Ponge...) se caractérisent par la mise en œuvre d’un dispositif sémiotique centré sur l’élucidation de phénomènes intertextuels très circonscrits. L’ensemble de ces analyses est bien donné pour représentatif d’un nouveau mode de lecture où se révélerait l’énigme même de la littérarité et où le texte prendrait pleinement sa signifiance, mais en pratique le concept d’intertextualité est utilisé par Riffaterre dans les limites d’une instrumentalité stylistique et sémiotique qui reconduit les hypothèses formulées par Kristeva en les lestant d’une riche et pleine expérience des textes.

La seconde importante contribution du début des années 1980 fut l’ouvrage d’Antoine Compagnon, commencé vers 1975 et publié en 1979, La Seconde Main ou le Travail de la citation  (Seuil), qui donnait pour la première fois une vaste étude systématique de la pratique intertextuelle de la citation. Conçue comme « répétition d’une unité de discours dans un autre discours », la citation est la reproduction d’un énoncé (le texte cité) qui se trouve extrait d’un texte origine (texte 1) pour être introduit dans un texte d’accueil (texte 2). Si cet énoncé proprement dit reste lui-même inchangé du point de vue de son signifiant, le déplacement qu’il subit modifie son signifié, produit une valeur neuve et entraîne une transformation qui affecte tout à la fois le signifié du texte cité et le texte d’accueil où il se réinsère. En systématisant cette description du processus citationnel, Antoine Compagnon propose de penser ce processus comme modèle de l’écriture littéraire qui serait structurellement aux prises avec la même exigence transformationnelle et combinatoire : « Le travail de l’écriture est une récriture  dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent [...] toute écriture est collage et glose, citation et commentaire. » Saisie dans sa nature hybride (à la fois lecture et écriture), la citation est ainsi posée comme ce cas de figure intertextuel par lequel se révélerait un processus beaucoup plus profond dont il ne serait lui-même qu’un effet remarquable : le travail de l’écriture, l’énergie qui circule dans cette structure mobile.

L’étude d’Antoine Compagnon, comme les travaux de Michaël Riffaterre, mais selon un tout autre point de vue, conclut donc dans le sens d’une valeur très générale de l’intertextualité conçue comme une donnée fondamentale pour l’interprétation du phénomène littéraire. Mais cette évaluation extensive reste circonscrite à l’étude d’une des formes les plus explicites de l’intertextualité (la présence effective et littérale d’un texte dans un autre) ; la notion d’intertextualité elle-même demeure stable dans sa double dimension relationnelle et transformationnelle, et, si la littérarité est posée comme son horizon, c’est surtout par la mise en évidence d’une certaine identité de processus entre citer et écrire.

On le voit, après une dizaine d’années de travaux multiples et parfois divergents, le champ des études intertextologiques commence à prendre forme. L’entreprise générale de clarification théorique viendra non de la critique littéraire mais de la poétique  qui cherche précisément à transcender la singularité des textes pour ne s’intéresser qu’à l’architexte, c’est-à-dire à l’ensemble des catégories générales (« types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. ») dont les textes relèvent. D’abord sous forme programmatique dans Introduction à l’architexte  (Seuil, 1979), puis de façon plus détaillée dans Palimpsestes  (Seuil, 1982), Gérard Genette propose une redéfinition complète du domaine théorique dans lequel pourrait se localiser clairement l’espace spécifique de l’intertextualité. Une telle remise en ordre ne pouvait se formuler qu’à partir d’un point de vue extérieur, fondamentalement étranger à la démarche herméneutique. Cette volonté d’écart qui développe un point de vue essentiellement formel et objectif caractérise la notion de transtextualité  dont Genette fait l’objet même de la poétique, qu’il définit comme « transcendance textuelle du texte » et qui englobe « tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes ». Or, loin de s’identifier avec l’intertextualité, la transtextualité fait apparaître de profonds clivages entre les différentes formes de relations que le texte peut entretenir avec d’autres textes. Genette propose de distinguer cinq types de relations transtextuelles qu’il classe « dans un ordre approximativement croissant d’abstraction, d’implicitation et de globalité » : l’intertextualité  au sens où l’avait formulée Julia Kristeva, mais qui doit être circonscrite aux cas de « présence effective d’un texte dans un autre » ; la paratextualité, ou relation que le texte entretient avec son environnement textuel immédiat (titre, sous-titre, intertitre, préface, postface, avertissement, notes, etc.) dans le cadre de cet ensemble textuel que forme l’œuvre littéraire (voir G. Genette, Seuils, Seuil, 1987) ; la métatextualité  ou relation couramment dite de « commentaire », qui unit un texte à un autre dont il parle sans nécessairement le citer : « par excellence la relation critique » ; l’hypertextualité  ou relation par laquelle un texte peut dériver d’un texte antérieur par transformation simple ou par imitation : c’est ici qu’il faut ranger notamment la parodie et le pastiche (Palimpsestes  est consacré à ce type de transtextualité) ; l’architextualité, relation muette, implicite ou laconique, de pure « appartenance taxinomique » du texte à une catégorie générique (voir G. Genette, Introduction à l’architexte).

Un tel dispositif notionnel lève beaucoup des obscurités dans lesquelles le métadiscours critique se débattait jusque-là : il permet par exemple de distinguer le champ strict de l’intertextualité et le domaine – hypertextuel – du pastiche et de la parodie, qui possède ses propres règles de composition interne. Mais, en devenant plus claire, la notion d’intertextualité se trouve aussi définie de manière plus restrictive que par le passé : « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes » ; ou, si l’on préfère, la présence « effective » d’un texte dans un autre (une présence repérable, et l’effet transformationnel de cette présence) avec plusieurs degrés ou modalités possibles dans cette relation : « Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation  (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat  (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous une forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable : ainsi, lorsque Boileau écrit à Louis XIV : “ Au récit que pour toi je suis prêt d’entreprendre / Je crois voir les rochers accourir pour m’entendre [...] ”, ces rochers mobiles et attentifs paraîtront sans doute absurdes à qui ignore les légendes d’Orphée et d’Amphion » (Palimpsestes). Comme le note d’ailleurs au passage Gérard Genette, les travaux contemporains sur l’intertextualité s’inscrivent sans difficulté dans les limites de cette définition : la pratique citationnelle chez Antoine Compagnon, l’étude du plagiat par Julia Kristeva, l’allusion et l’état implicite de l’intertexte chez Michaël Riffaterre. Tout en mettant fin aux conceptions extensives de l’intertextualité, Palimpsestes  laisse à leur place les principales recherches intertextologiques. On ne peut pas dire, pourtant, que cette clarification notionnelle fit immédiatement l’unanimité. Paru en 1982, Palimpsestes  n’a produit ses effets que lentement. L’efficacité de ses clivages s’est cependant imposée dans la plupart des recherches intertextologiques engagées dans le courant des années 1980, et certaines recherches ont même déjà contribué à perfectionner ses propositions définitionnelles. Dans une thèse soutenue en 1988 à l’université Paris-III, intitulée La Pratique intertextuelle de Marcel Proust dans « À la recherche du temps perdu » : les domaines de l’emprunt  (parue aux éditions du Titre en 1990 sous le titre de Marcel Proust. Le jeu intertextuel), Annick Bouillaguet met par exemple en évidence la possibilité de systématiser le domaine de définition de l’emprunt intertextuel par le croisement des deux notions de « littéral » et d’« explicite ». La citation  est un emprunt littéral et explicite, le plagiat  est littéral et non explicite, la référence  est non littérale et explicite, et l’allusion  non littérale et non explicite. Appliqué à l’univers romanesque du texte proustien, ce dispositif permet l’élucidation raisonnée d’un nombre considérable de phénomènes textuels restés jusque-là inaperçus ou énigmatiques. De la même manière, quelques grands romanciers, comme Flaubert par exemple, font actuellement l’objet d’une recherche où l’étude intertextologique croise l’analyse des manuscrits et l’étude de genèse de l’œuvre. Chercher dans l’« avant-texte » comment se construit l’emprunt, à l’état naissant ; comment la citation, le plagiat, la référence et l’allusion résultent aussi d’une appropriation et d’une intégration ayant l’espace même du texte qui s’invente ; comprendre le phénomène intertextuel dans cette troisième dimension du texte qui est celle de sa production, tel serait sans doute l’horizon aujourd’hui ouvert en critique littéraire par l’évidente complémentarité des études intertextologiques et de la recherche en génétique textuelle. Le concept d’intertextualité, loin d’être parvenu à son état d’achèvement, entre vraisemblablement aujourd’hui dans une nouvelle étape de redéfinition.

 

 

 

revue TEL QUEL 

Lorsque paraît en 1960 le premier numéro de la revue Tel Quel, le texte placé en exergue, qui éclaire le choix du titre, n’est pas emprunté à Paul Valéry, mais à Nietzsche : « Je veux le monde et le veux TEL QUEL, et le veux encore... » À ses débuts — alors que le comité de rédaction est constitué par Philippe Sollers, Jean-René Huguenin et Jean-Edern Hallier —, Tel Quel  se cherche dans l’éclectisme. Il lui faut se faire une place, entre Les Temps modernes  et La Nouvelle N.R.F. Deux années seront nécessaires pour que la revue constitue un nouveau comité, dans lequel Philippe Sollers est rejoint par Jean-Pierre Faye, Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset, Jean Ricardou, Denis Roche, Jean Thibaudeau et, plus tard, Julia Kristeva. Tel Quel  devient un groupe. À partir de 1963, une collection est lancée, qui accompagne la revue. En 1964 commence une série de conférences qui prennent le nom de Groupe d’études théoriques. C’est la grande époque du structuralisme, une méthodologie propre à la linguistique nourrissant peu à peu celle des autres sciences humaines. Côté littérature, la critique se veut radicale : critique du surréalisme, considéré comme une investigation superficielle de l’inconscient à l’œuvre dans la production textuelle ; critique de la littérature « engagée », suspecte de n’avoir pas renouvelé les concepts qui étaient opératoires au temps du naturalisme. Le Nouveau Roman, à travers les travaux de Jean Thibaudeau et Jean Ricardou notamment, est, dans les premiers temps, l’un des chevaux de bataille de Tel Quel. Bientôt, le groupe en vient à contester le bien-fondé des notions d’auteur, d’œuvre  et de création, tant au nom de l’intertextualité que de l’activité collective, théorique et pratique (cette contestation de la forme littéraire s’appuie sur la lecture des formalistes russes). Roland Barthes, Jacques Derrida (qui publie là quelques-uns de ses textes fondateurs, comme « La Parole soufflée » et « La Pharmacie de Platon »), mais aussi Jacques Lacan et Louis Althusser aident à libérer l’espace littéraire de concepts encombrants, bientôt qualifiés de « bourgeois » : l’expression et la représentation. La mystification romanesque est dénoncée ; la poésie, dans son humanisme traditionnel, fortement malmenée par un Denis Roche. Il s’agit désormais d’examiner les processus de transformation de la langue qui aboutissent à un texte. L’écriture n’est pas « habit » de la pensée, mais « scription opérante » ; le sens est en travail dans le texte, ni en deçà, ni au-delà de lui. Tel Quel  a souvent été contesté. Les attaques ont été variées : on a reproché à la revue son terrorisme intellectuel, son formalisme froid, ses excès de théorie... À partir de 1966, le groupe se politise et adopte à l’égard du Parti communiste français une position de compagnonnage. Les événements de Mai-68 n’ébranleront pas immédiatement ce dialogue pour le moins difficile, mais c’est sur la question chinoise que surviendra la rupture décisive. Tel Quel  entend que la révolution dans l’action et la révolution dans le langage marchent du même pas, idée que Sollers reconnaîtra plus tard comme illusoire. La pratique politique, aux yeux de Tel Quel, a le tort de ne pas prendre en compte les témoignages essentiels que représentent les textes « refoulés » (Dante, Sade, Lautréamont, Artaud, Bataille...), sans cesse interrogés par la revue.

C’est par le mariage inattendu du matérialisme historique et d’une soudaine passion pour le taoïsme et l’écriture chinoise (sexe et écriture étant compris comme métaphore l’un de l’autre) que Tel Quel  donnera un temps dans un maoïsme militant qui constituera son ultime tentative pour occuper le terrain politique. Peu après, Tel Quel  déniera au marxisme la dimension d’explication totale du monde qu’il revendique. La nécessité d’englober le marxisme dans plus grand que lui conduit à une réflexion quasi « théologique », c’est-à-dire la tentative de rendre compte de deux mille ans de christianisme, depuis les sources hébraïques jusqu’aux avatars récents du totalitarisme.

Tel Quel  n’en poursuit pas moins son investigation littéraire des mêmes phares indéfectibles (ajoutons à la liste Joyce et Céline...) et prône le retour à Freud et à l’individualité comme noyau irréductible des sociétés humaines. En 1983, Philippe Sollers quitte les éditions du Seuil : Tel Quel  devient alors L’Infini, revue que son principal animateur estime être dans le droit-fil, fortement changeant on l’a vu, de Tel Quel.

 

 

GÉNÉTIQUE TEXTUELLE

On appelle « génétique textuelle » la démarche qui, loin de considérer l’œuvre littéraire comme une totalité close sur elle-même, tend au contraire à la confronter à la multiplicité des documents de rédaction qui ont accompagné son élaboration. Le dossier des manuscrits d’une œuvre peut comprendre, outre une éventuelle documentation réunie par l’écrivain, une série plus ou moins diversifiée de documents qui témoignent de l’évolution de son travail : des plans, des scénarios, des ébauches, des brouillons, des mises au net corrigées, un manuscrit définitif, des corrections sur épreuves, etc. Bref, toute une histoire dont le texte procède et dont il paraît être l’aboutissement esthétique, mais une histoire parfois si différente du résultat définitif qu’il faut bien voir aussi une dimension particulière de l’œuvre : une production certes pensable selon l’ordre d’une finalité, mais dont le devenir répond à une logique traversée par d’autres possibles.

Dégager le vaste mouvement par lequel s’élabore de plus en plus précisément ce que sera le texte final, sans dissimuler la pluralité des divergences qui opèrent de l’intérieur cette transformation, tel est le travail critique qui doit accompagner l’analyse des manuscrits de l’œuvre. C’est faire passer l’ensemble du dossier holographe du statut indifférencié de « manuscrits de l’œuvre » au statut critique d’« avant-texte ».

Cette prise en considération systématique de l’existence des manuscrits et l’exigence d’une méthode cohérente pour les établir et les constituer en avant-texte déterminent un nouvel espace de recherches et un nouveau point de vue sur la question : « Qu’est-ce qu’écrire ; » En quoi consiste concrètement cette opération par laquelle un texte, notamment littéraire, s’invente, s’esquisse, s’amplifie, éclate en fragments hétérogènes, se condense, se sélectionne parmi — et contre — plusieurs autres réalisations de la rédaction et finalement se fixe sous la forme stable où il devient (au moins traditionnellement) publiable comme le texte arrêté de l’œuvre (cf. l’édition par P.-M. de Biasi des Carnets de travail  de Flaubert, Paris, 1988).

Si la publication exhaustive d’un dossier de manuscrits reste une réalisation encore relativement exceptionnelle, on ne compte plus les contributions de la génétique textuelle au renouvellement des éditions contemporaines. Des équipes de chercheurs tentent ainsi de trouver un compromis entre les exigences matérielles (dimensions du livre, coût de fabrication) et les possibilités de renouvellement offertes par la publication en annexe d’une sélection de documents de rédaction inédits de l’œuvre. Il faut entre autres travaux de ce type, signaler, pour la littérature française du XIXsiècle. les éditions de Zola (par H. Mitterand), de Balzac (sous la direction de P.-G. Castex), de Michelet (par R. Casanova), de Flaubert (par G. Sagnes et C. Gothot-Mersch pour la nouvelle édition de la Pléiade), de Hugo (par P. Albouy, J. Gaudon, G. Rosa, J. Seebacher), de Nerval (par C. Pichois), de Vigny (par A. Jarry). Pour les œuvres françaises du XXsiècle, un important mouvement de réédition entreprend la présentation génétique de vastes corpus : notamment Céline (par H. Godard), Giono (par P. Citron et R. Ricatte). Proust (sous la direction de J. Y. Tadié pour la nouvelle édition de la Pléiade, et par J. Milly dans la collection G. F.). Sartre (par M. Contat et M. Rybalka), etc.

Une grande partie des travaux en génétique textuelle émanant du secteur universitaire, on ne saurait dissimuler l’importance qu’a eue, dans l’apparition et le développement de ces recherches, la fondation par le C.N.R.S., en 1976, du Centre d’analyse des manuscrits (C.A.M.), transformé en laboratoire en 1982 sous le nom d’Institut des textes et manuscrits modernes (I.T.E.M.).