Beaumarchais

Théâtre

 

 

L'Autre Tartuffe ou la mère coupable

 

Un mot sur La Mère coupable

Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce, uniquement pour prévenir l'abus d'une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d'être froissés par les agents de la Terreur, s'ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols (car alors tout était péril), se crurent obligés de les défigurer, d'altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.

Honorablement rappelé dans ma patrie après quatre années d'infortune, et la pièce étant désirée par les anciens acteurs du Théâtre français, dont on connaît les grands talents, je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j'avoue.

Parmi les vues de ces artistes, j'approuve celle de présenter en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaieté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralité de la dernière; mais elles ont, dans le plan de l'auteur, une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de La Mère coupable.

J'ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public: Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous les hommes.

Après avoir, le second jour, gaiement considéré, dans La Folle Journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres.

Par le tableau de sa vieillesse, et voyant La Mère coupable, venez vous convaincre avec nous que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bon quand l'âge des passions s'éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père! C'est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ces détails feront ressortir.

Et moi, l'auteur, j'ajoute ici: Venez juger La Mère coupable, avec le bon esprit qui l'a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée; si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu'on verse au théâtre, sur des maux simulés, qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont bien douces. On est meilleur quand on se sent pleurer. On se trouve si bon après la compassion!

Auprès de ce tableau touchant, si j'ai mis sous vos yeux le machinateur, l'homme affreux qui tourmente aujourd'hui cette malheureuse famille, ah! je vous jure que je l'ai vu agir; je n'aurais pas pu l'inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion: aussi, de toute la famille d'Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, a l'art profond de s'attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu'il dépouille. C'est celui-là qu'il fallait démasquer. C'est pour vous garantir des pièges de ces monstres (et il en existe partout), que j'ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le-moi en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la pièce. Ce cinquième acte m'a coûté; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss, si je l'avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités, si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.

Peut-être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l'âge. Il m'a tourmenté bien longtemps! Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j'hésitais de m'en occuper: je craignais de, manquer de force; et peut-être n'en ai-je plus à l'époque où je l'ai tenté; mais enfin, je l'ai composé dans une intention droite et pure: avec la tête froide d'un homme et le coeur brûlant d'une femme, comme on l'a pensé de Rousseau. J'ai remarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu'on ne le croit.

Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, La Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles: peines auxquelles malheureusement le divorce, très bon d'ailleurs, ne remédie point. Quoi qu'on fasse, ces plaies secrètes, il les déchire au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du coeur, l'indulgence en sont les uniques remèdes. Voilà ce que j'ai voulu peindre et graver dans tous les esprits.

Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d'un drame. Ce dernier genre, trop dédaigné de quelques juges prévenus, ne leur paraissait pas de force à comporter ces deux éléments réunis. L'intrigue, disaient-ils, est le propre des sujets gais, c'est le nerf de la comédie; on adapte le pathétique à la marche simple du drame pour en soutenir la faiblesse. Mais ces principes hasardés s'évanouissent à l'application, comme on peut s'en convaincre en s'exerçant dans les deux genres. L'exécution, plus ou moins bonne, assigne à chacun son mérite; et le mélange heureux de ces deux moyens dramatiques, employés avec art, peut produire un très grand effet. Voici comment je l'ai tenté.

Sur des événements antécédents connus (et c'est un fort grand avantage), j'ai fait en sorte qu'un drame intéressant existât aujourd'hui entre le Comte Almaviva, la Comtesse et les deux enfants. Si j'avais reporté la pièce à l'âge inconsistant où les fautes se sont commises, voici ce qui fût arrivé.

D'abord le drame eût dû s'appeler, non La Mère coupable, mais L'Epouse infidèle, ou Les Epoux coupables. Ce n'était déjà plus le même genre d'intérêt; il eût fallu y faire entrer des intrigues d'amour, des jalousies, du désordre, que sais-je? de tout autres événements: et la moralité que je voulais faire sortir d'un manquement si grave aux devoirs de l'épouse honnête, cette moralité, perdue, enveloppée dans les fougues de l'âge, n'aurait pas été aperçue.

Mais c'est vingt ans après que les fautes sont consommées, quand les passions sont usées, que leurs objets n'existent plus, que les conséquences d'un désordre presque oublié viennent peser sur l'établissement et sur le sort de deux enfants malheureux qui les ont toutes ignorées, et qui n'en sont pas moins les victimes. C'est de ces circonstances graves que la moralité tire toute sa force, et devient le préservatif des jeunes personnes bien nées qui, lisant peu dans l'avenir, sont beaucoup plus près du danger de se voir égarées, que de celui d'être vicieuses. Voilà sur quoi porte mon drame.

Puis, opposant au scélérat notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très attaché, le seul être que le fripon n'a pu tromper dans la maison, l'intrigue qui se noue entre eux s'établit sous cet autre aspect.

Le scélérat inquiet se dit: "En vain j'ai le secret de tout le monde ici, en vain je me vois près de le tourner à mon profit; si je ne parviens pas à faire chasser ce valet, il pourra m'arriver malheur."

D'autre côté, j'entends le Figaro se dire: "Si je ne réussis à dépister ce monstre, à lui faire tomber le masque, la fortune, l'honneur, le bonheur de cette maison, tout est perdu." La Suzanne, jetée entre ces deux lutteurs, n'est ici qu'un souple instrument, dont chacun entend se servir pour hâter la chute de l'autre.

Ainsi, la comédie d'intrigue, soutenant la curiosité, marche tout au travers du drame, dont elle renforce l'action, sans en diviser l'intérêt, qui se porte tout entier sur la mère. Les deux enfants, aux yeux du spectateur, ne courent aucun danger réel. On voit bien qu'ils s'épouseront si le scélérat est chassé, car ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage, c'est qu'ils ne sont parents à nul degré, qu'ils sont étrangers l'un à l'autre: ce que savent fort bien, dans le secret du coeur, le Comte, la Comtesse, le scélérat, Suzanne et Figaro, tous instruits des événements; sans compter le public qui assiste à la pièce, et à qui nous n'avons rien caché.

Tout l'art de l'hypocrite, en déchirant le coeur du père et de la mère, consiste à effrayer les jeunes gens, à les arracher l'un à l'autre, en leur faisant croire à chacun qu'ils sont enfants du même père; c'est là le fond de son intrigue. Ainsi marche le double plan, que l'on peut appeler complexe.

Une telle action dramatique peut s'appliquer à tous les temps, à tous les lieux où les grands traits de la nature, et tous ceux qui caractérisent le coeur de l'homme et ses secrets ne seront pas trop méconnus.

Diderot, comparant les ouvrages de Richardson avec tous ces romans que nous nommons l'histoire, s'écrie, dans son enthousiasme pour cet auteur juste et profond: "Peintre du coeur humain! c'est toi seul qui ne mens jamais!" Quel mot sublime! Et moi aussi j'essaye encore d'être peintre du coeur humain: mais ma palette est desséchée par l'âge et les contradictions. La Mère coupable a dû s'en ressentir!

Que si ma faible exécution nuit à l'intérêt de mon plan, le principe que j'ai posé n'en a pas moins toute sa justesse. Un tel essai peut inspirer le dessein d'en offrir de plus fortement concertés. Qu'un homme de feu l'entreprenne, y mêlant, d'un crayon hardi, l'intrigue avec le pathétique, qu'il broie et fonde savamment les vives couleurs de chacun, qu'il nous peigne à grands traits l'homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, ses fautes et ses malheurs, avec la vérité frappante que l'exagération même, qui fait briller les autres genres, ne permet pas toujours de rendre aussi fidèlement: touchés, intéressés, instruits, nous ne dirons plus que le drame est un genre décoloré, né de l'impuissance de produire une tragédie ou une comédie. L'art aura pris un noble essor; il aura fait encore un pas.

O mes concitoyens! vous à qui j'offre cet essai; s'il vous paraît faible ou manqué, critiquez-le, mais sans m'injurier. Lorsque je fis mes autres pièces, on m'outragea longtemps, pour avoir osé mettre au théâtre ce jeune Figaro, que vous avez aimé depuis. J'étais jeune aussi, j'en riais. En vieillissant, l'esprit s'attriste, le caractère se rembrunit. J'ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l'occasion de mes ouvrages: on n'est pas maître de cela.

Critiquez la pièce: fort bien. Si l'auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peut profiter à d'autres. L'injure ne profite à personne, et même elle n'est pas de bon goût. On peut offrir cette remarque à une nation renommée par son ancienne politesse, qui la faisait servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd'hui celui de la haute vaillance.

 

Personnages

Le Comte Almaviva, grand seigneur espagnol, d'une fierté noble, et sans orgueil.

La Comtesse Almaviva, très malheureuse, et d'une angélique piété.

Le Chevalier Léon, leur fils, jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves.

Florestine, pupille et filleule du Comte Almaviva, jeune personne d'une grande sensibilité.

M. Bégearss, Irlandais, major d'infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du Comte; homme très profond, et grand machinateur d'intrigues, fomentant le trouble avec art.

Figaro, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du Comte; homme formé par l'expérience du monde et des événements.

Suzanne, première camariste de la Comtesse, épouse de Figaro; excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge.

M. Fal, notaire du Comte, homme exact et très honnête.

Guillaume, valet allemand de M. Bégearss, homme trop simple pour un tel maître.

La scène est à Paris, dans l'hôtel occupé par la famille du Comte, et se passe à la fin de 1790.

L'autre Tartuffe ou La Mère coupable

 

Acte Premier

Le théâtre représente un salon fort orné.

 

Scène I

Suzanne, seule, tenant des fleurs obscures dont elle fait un bouquet.

Que madame s'éveille et sonne; mon triste ouvrage est achevé. (Elle s'assied avec abandon.) A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d'une fatigue... Son dernier ordre, en la couchant, m'a gâté ma nuit tout entière... Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets. - Au portier: Que, de la journée, il n'entre personne pour moi. - Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul oeillet blanc au milieu... Le voilà. - Pauvre maîtresse! Elle pleurait!... Pour qui ce mélange d'apprêts?... Eeeh! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd'hui la fête de son fils Léon... (avec mystère) et d'un autre homme qui n'est plus! (Elle regarde les fleurs.) Les couleurs du sang et du deuil! (Elle soupire.) Ce coeur blessé ne guérira jamais! - Attachons-le d'un crêpe noir, puisque c'est là sa triste fantaisie. (Elle attache le bouquet.)

 

Scène II

Suzanne, Figaro, regardant avec mystère.

(Cette scène doit marcher chaudement.)

Suzanne

Entre donc, Figaro! Tu prends l'air d'un amant en bonne fortune chez ta femme!

Figaro

Peut-on vous parler librement?

Suzanne

Oui, si la porte reste ouverte.

Figaro

Et pourquoi cette précaution?

Suzanne

C'est que l'homme dont il s'agit peut entrer d'un moment à l'autre.

Figaro, appuyant.

Honoré Tartuffe Bégearss?

Suzanne

Et c'est un rendez-vous donné. - Ne t'accoutume donc pas à charger son nom d'épithètes; cela peut se redire et nuire à tes projets.

Figaro

Il s'appelle Honoré!

Suzanne

Mais non pas Tartuffe.

Figaro

Morbleu!

Suzanne

Tu as le ton bien soucieux!

Figaro

Furieux. (Elle se lève.) Est-ce là notre convention? M'aidez-vous franchement, Suzanne, à prévenir un grand désordre? Serais-tu dupe encore de ce très méchant homme?

Suzanne

Non; mais je crois qu'il se méfie de moi: il ne me dit plus rien. J'ai peur, en vérité, qu'il ne nous croie raccommodés.

Figaro

Feignons toujours d'être brouillés.

Suzanne

Mais qu'as-tu donc appris qui te donne une telle humeur?

Figaro

Recordons-nous d'abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Almaviva... (Il faut bien lui donner son nom, puisqu'il ne souffre plus qu'on l'appelle Monseigneur...).

Suzanne, avec humeur.

C'est beau! et madame sort sans livrée! Nous avons l'air de tout le monde!

Figaro

Depuis, dis-je, qu'il a perdu, pour une querelle de jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous! comme l'humeur du Comte est devenue sombre et terrible!

Suzanne

Tu n'es pas mal bourru non plus!

Figaro

Comme son autre fils paraît lui devenir odieux!

Suzanne

Que trop!

Figaro

Comme madame est malheureuse!

Suzanne

C'est un grand crime qu'il commet!

Figaro

Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine! comme il fait surtout des efforts pour dénaturer sa fortune!

Suzanne

Sais-tu, mon pauvre Figaro! que tu commences à radoter? Si je sais tout cela, qu'est-il besoin de me le dire?

Figaro

Encore faut-il bien s'expliquer pour s'assurer que l'on s'entend! N'est-il pas avéré pour nous que cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire, quelques ambassades auprès du Comte, s'est emparé de leurs secrets à tous? Que ce profond machinateur a su les entraîner de l'indolente Espagne en ce pays, remué de fond en comble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent pour séparer le mari de la femme, épouser la pupille, et envahir les biens d'une maison qui se délabre?

Suzanne

Enfin, moi! que puis-je à cela?

Figaro

Ne jamais le perdre de vue; me mettre au cours de ses démarches.

Suzanne

Mais je te rends tout ce qu'il dit.

Figaro

Oh! ce qu'il dit... n'est que ce qu'il veut dire! Mais saisir, en parlant, les mots qui lui échappent, le moindre geste, un mouvement; c'est là qu'est le secret de l'âme! Il se trame ici quelque horreur. Il faut qu'il s'en croie assuré; car je lui trouve un air... plus faux, plus perfide et plus fat; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès. Ne peux-tu être aussi perfide que lui? l'amadouer, le bercer d'espoir? quoi qu'il demande, ne pas le refuser?

Suzanne

C'est beaucoup!

Figaro

Tout est bien, et tout marche au but, si j'en suis promptement instruit.

Suzanne

... Et si j'en instruis ma maîtresse?

Figaro

Il n'est pas temps encore: ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas: tu nous perdrais sans les sauver. Suis-le partout, comme son ombre... et moi, je l'épie au-dehors...

Suzanne

Mon ami, je t'ai dit qu'il se défie de moi; et s'il nous surprenait ensemble... Le voilà qui descend... Ferme! ayons ait de quereller bien fort. (Elle pose le bouquet sur la table.)

Figaro, élevant la voix.

Moi, je ne le veux pas! Que je t'y prenne une autre fois!...

Suzanne, élevant la voix.

Certes! oui, je te crains beaucoup!

Figaro, feignant de lui donner un soufflet.

Ah! tu me crains!... Tiens, insolente!

Suzanne, feignant de l'avoir reçu.

Des coups à moi... chez ma maîtresse!

 

Scène III

Le Major Bégearss, Figaro, Suzanne.

Bégearss en uniforme, un crêpe noir au bras.

Eh! mais quel bruit! Depuis une heure j'entends disputer de chez moi...

Figaro, à part.

Depuis une heure!

Bégearss

Je sors, je trouve une femme éplorée...

Suzanne, feignant de pleurer.

Le malheureux lève la main sur moi!

Bégearss

Ah! l'horreur, monsieur Figaro! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l'autre sexe?

Figaro, brusquement.

Eh morbleu! monsieur, laissez-nous! Je ne suis point un galant homme; et cette femme n'est point une personne de l'autre sexe: elle est ma femme, une insolente qui se mêle dans des intrigues, et qui croit pouvoir me braver, parce qu'elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah! j'entends la morigéner...

Bégearss

Est-on brutal à cet excès?

Figaro

Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que tout autre; et vous savez trop bien pourquoi!

Bégearss

Vous me manquez, monsieur; je vais m'en plaindre à votre maître.

Figaro, raillant.

Vous manquer! moi? c'est impossible. (Il sort.)

 

Scène IV

Bégearss, Suzanne.

Bégearss

Mon enfant, je n'en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement?

Suzanne

Il m'est venu chercher querelle; il m'a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir, de jamais oser vous parler. J'ai pris votre parti; la dispute s'est échauffée; elle a fini par un soufflet... Voilà le premier de sa vie; mais moi, je veux me séparer. Vous l'avez vu...

Bégearss

Laissons cela. - Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi; mais ce débat l'a dissipé.

Suzanne

Sont-ce là vos consolations?

Bégearss

Va, c'est moi qui t'en vengerai! il est bien temps que je m'acquitte envers toi, ma pauvre Suzanne! Pour commencer, apprends un grand secret... Mais sommes-nous bien sûrs que la porte est fermée? (Suzanne y va voir. - Il dit à part) Ah! si je puis avoir seulement trois minutes l'écrin au double fond que j'ai fait faire à la Comtesse, où sont ces importantes lettres...

Suzanne, revient.

Eh bien! ce grand secret?

Bégearss

Sers ton ami; ton sort devient superbe. - J'épouse Florestine; c'est un point arrêté; son père le veut absolument.

Suzanne

Qui, son père?

Bégearss, en riant.

Eh, d'où sors-tu donc? Règle certaine, mon enfant: lorsque telle orpheline arrive chez quelqu'un comme pupille ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari. (D'un ton sérieux.) Bref, je puis l'épouser... si tu me la rends favorable.

Suzanne

Oh! mais Léon en est très amoureux.

Bégearss

Leur fils? (Froidement.) Je l'en détacherai.

Suzanne, étonnée.

Ha!... Elle aussi, elle est fort éprise!

Bégearss

De lui?

Suzanne

Bégearss, froidement.

Je l'en guérirai.

Suzanne, plus surprise.

Ha! ha!... Madame, qui le sait, donne les mains à leur union.

Bégearss, froidement.

Nous la ferons changer d'avis.

Suzanne, stupéfaite.

Aussi?... Mais Figaro, si je vois bien, est le confident du jeune homme.

Bégearss

C'est le moindre de mes soucis. Ne serais-tu pas aise d'en être délivrée?

Suzanne

S'il ne lui arrive aucun mal...

Bégearss

Fi donc! la seule idée flétrit l'austère probité. Mieux instruits sur leurs intérêts, ce sont eux-mêmes qui changeront d'avis.

Suzanne, incrédule.

Si vous faites cela, monsieur...

Bégearss, appuyant.

Je le ferai. - Tu sens que l'amour n'est pour rien dans un pareil arrangement. (L'air caressant.) Je n'ai jamais vraiment aimé que toi.

Suzanne, incrédule.

Ah? si madame avait voulu...

Bégearss

Je l'aurais consolée sans doute; mais elle a dédaigné mes voeux!... Suivant le plan que le Comte a formé, la Comtesse va au couvent.

Suzanne, vivement.

Je ne me prête à rien contre elle.

Bégearss

Que diable! il la sert dans ses goûts! je t'entends toujours dire: Ah! C'est un ange sur la terre!

Suzanne, en colère.

Eh bien! faut-il la tourmenter?

Bégearss, riant.

Non; mais du moins la rapprocher de ce ciel, la patrie des anges, dont elle est un moment tombée!... Et puisque, dans ces nouvelles et merveilleuses lois, le divorce s'est établi...

Suzanne, vivement.

Le Comte veut s'en séparer?

Bégearss

S'il peut.

Suzanne, en colère.

Ah! les scélérats d'hommes! quand on les étranglerait tous!...

Bégearss, riant.

J'aime à croire que tu m'en exceptes?

Suzanne

Ma foi!... pas trop.

Bégearss, riant.

J'adore ta franche colère: elle met à jour ton bon coeur! Quant à l'amoureux chevalier, il le destine à voyager... longtemps. - Le Figaro, homme expérimenté,. sera son discret conducteur. (Il lui prend la main.) Et voici ce qui nous concerne. Le Comte, Florestine et moi, habiterons le même hôtel; et la chère Suzanne à nous, chargée de toute la confiance, sera notre surintendant, commandera la domesticité, aura la grande main sur tout. Plus de mari, plus de soufflets, plus de brutal contradicteur; des jours filés d'or et de soie, et la vie la plus fortunée!...

Suzanne

A vos cajoleries, je vois que vous voulez que je vous serve auprès de Florestine?

Bégearss, caressant.

A dire vrai, j'ai compté sur tes soins. Tu fus toujours une excellente femme! J'ai tout le reste dans ma main; ce point seul est entre les tiennes. (Vivement.) Par exemple, aujourd'hui tu peux nous rendre un signalé... (Suzanne l'examine. Bégearss se reprend.) Je dis un signalé, par l'importance qu'il y met. (Froidement.) Car, ma foi! c'est bien peu de chose! Le Comte aurait la fantaisie... de donner à sa fille, en signant le contrat, une parure absolument semblable aux diamants de la Comtesse. Il ne voudrait pas qu'on le sût.

Suzanne, surprise.

Ha! ha!

Bégearss

Ce n'est pas trop mal vu! De beaux diamants terminent bien des choses! Peut-être il va te demander d'apporter l'écrin de sa femme, pour en confronter les dessins avec ceux de son joaillier.

Suzanne

Pourquoi comme ceux de madame? C'est une idée assez bizarre!

Bégearss

Il prétend qu'ils soient aussi beaux... Tu sens, pour moi, combien c'était égal! Tiens, vois-tu? le voici qui vient.

 

Scène V

Le Comte, Suzanne, Bégearss.

Le Comte

Monsieur Bégearss; je vous cherchais.

Bégearss

Avant d'entrer chez vous, monsieur, je venais prévenir Suzanne que vous avez dessein de lui demander cet écrin...

Suzanne

Au moins, Monseigneur, vous sentez...

Le Comte

Eh! laisse là ton Monseigneur! N'ai-je pas ordonné, en passant dans ce pays-ci?...

Suzanne

Je trouve, Monseigneur, que cela nous amoindrit.

Le Comte

C'est que tu t'entends mieux en vanité qu'en vraie fierté. Quand on veut vivre dans un pays, il n'en faut point heurter les préjugés.

Suzanne

Eh bien! monsieur, du moins vous me donnez votre parole...

Le Comte, fièrement.

Depuis quand suis-je méconnu?

Suzanne

Je vais donc vous l'aller chercher. (A part.) Dame! Figaro m'a dit de ne rien refuser!...

 

Scène VI

Le Comte, Bégearss.

Le Comte

J'ai tranché sur le point qui paraissait l'inquiéter.

Bégearss

Il en est un, monsieur, qui m'inquiète beaucoup plus; je vous trouve un air accablé...

Le Comte

Te le dirai-je, ami! la perte de mon fils me semblait le plus grand malheur: un chagrin plus poignant fait saigner ma blessure, et rend ma vie insupportable.

Bégearss

Si vous ne m'aviez pas interdit de vous contrarier là-dessus, je vous dirais que votre second fils...

Le Comte, vivement.

Mon second fils! je n'en ai point!

Bégearss

Calmez-vous, monsieur;. raisonnons. La perte d'un enfant chéri peut vous rendre injuste envers l'autre, envers votre épouse, envers vous. Est-ce donc sur des conjectures qu'il faut juger de pareils faits?

Le Comte

Des conjectures? Ah! j'en suis trop certain! Mon grand chagrin est de manquer de preuves. Tant que mon pauvre fils vécut, j'y mettais fort eu d'importance. Héritier de mon nom, de mes places, de ma fortune... que me faisait cet autre individu? Mon froid dédain, un nom de terre, une croix de Malte, une pension m'auraient vengé de sa mère et de lui! Mais conçois-tu mon désespoir, en perdant un fils adoré, de voir un étranger succéder à ce rang, à ces titres; et, pour irriter ma douleur, venir tous les jours me donner le nom odieux de son père?

Bégearss

Monsieur, je crains de vous aigrir, en cherchant à vous apaiser; mais la vertu de votre épouse...

Le Comte, avec colère.

Ah! ce n'est qu'un crime de plus. Couvrir d'une vie exemplaire un affront tel que celui-là! Commander vingt ans, par ses moeurs, et la piété la plus sévère, l'estime et le respect du monde, et verser sur moi seul, par cette conduite affectée, tous les torts qu'entraîne après soi ma prétendue bizarrerie!... Ma haine pour eux s'en augmente.

Bégearss

Que vouliez-vous donc qu'elle fît, même en la supposant coupable? Est-il au monde quelque faute qu'un repentir de vingt années ne doive effacer à la fin? Fûtes-vous sans reproche vous-même? Et cette jeune Florestine, que vous nommez votre pupille, et qui vous touche de plus près...

Le Comte

Qu'elle assure donc ma vengeance! Je dénaturerai mes biens, et les lui ferai tous passer. Déjà trois millions d'or, arrivés de la Vera-Cruz, vont lui servir de dot; et c'est à toi que je les donne. Aide-moi seulement à jeter sur ce don un voile impénétrable. En acceptant mon portefeuille et te présentant comme époux, suppose un héritage, un legs de quelque parent éloigné.

Bégearss montrant le crêpe de son bras.

Voyez que, pour vous obéir, je me suis déjà mis en deuil.

Le Comte

Quand j'aurai l'agrément du Roi pour l'échange entamé de toutes mes terres d'Espagne contre des biens dans ce pays je trouverai moyen de vous en assurer la possession à tous deux.

Bégearss, vivement.

Et moi, je n'en veux point. Croyez-vous que, sur des soupçons... peut-être encore très peu fondés, j'irai me rendre le complice de la spoliation entière de l'héritier de votre nom, d'un jeune homme plein de mérite? car il faut avouer qu'il en a...

Le Comte, impatienté.

Plus que mon fils, voulez-vous dire? Chacun le pense comme vous; cela m'irrite contre lui!...

Bégearss

Si votre pupille m'accepte, et si, sur vos grands biens, vous prélevez pour la doter ces trois millions d'or du Mexique, je ne supporte point l'idée d'en devenir propriétaire, et ne les recevrai qu'autant que le contrat en contiendra la donation que mon amour sera censé lui faire.

Le Comte le serre dans ses bras.

Loyal et franc ami! Quel époux je donne à ma fille!

 

Scène VII

Suzanne, Le Comte, Bégearss.

Suzanne

Monsieur, voilà le coffre aux diamants. Ne le gardez pas trop longtemps, que je puisse le remettre en place avant qu'il soit jour chez madame.

Le Comte

Suzanne, en t'en allant, défends qu'on entre, à moins que je ne sonne.

Suzanne, à part.

Avertissons Figaro de ceci. (Elle sort.)

 

Scène VIII

Le Comte, Bégearss.

Bégearss

Quel est votre projet sur l'examen de cet écrin?

Le Comte tire de sa poche un bracelet entouré de brillants.

Je ne veux plus te déguiser tous les détails de mon affront; écoute. Un certain Léon d'Astorga, qui fut jadis mon page, et que l'on nommait Chérubin...

Bégearss

Je l'ai connu; nous servions dans le régiment dont je vous dois d'être major. Mais il y a vingt ans qu'il n'est plus.

Le Comte

C'est ce qui fonde mon soupçon. Il eut l'audace de l'aimer. Je la crus éprise de lui, je l'éloignai d'Andalousie, par un emploi dans ma légion. Un an après la naissance du fils... qu'un combat détesté m'enlève (il met la main à ses yeux), lorsque je m'embarquai vice-roi du Mexique, au lieu de rester à Madrid, ou dans mon palais à Séville, ou d'habiter Aguas Frescas, qui est un superbe séjour, quelle retraite, ami, crois-tu que ma femme choisit? Le vilain château d'Astorga, chef-lieu d'une méchante terre que j'avais achetée des parents de ce page. C'est là qu'elle a voulu passer les trois années de mon absence: qu'elle y a mis au monde... (après neuf ou dix mois, que sais-je?) ce misérable enfant, qui porte les traits d'un perfide! jadis, lorsqu'on m'avait peint pour le bracelet de la Comtesse, le peintre, ayant trouvé ce page fort joli, désira d'en faire une étude; c'est un des beaux tableaux de mon cabinet.

Bégearss

Oui... (il baisse les yeux) à telles enseignes que votre épouse...

Le Comte, vivement.

Ne veut jamais le regarder? Eh bien! sur ce portrait j'ai fait faire celui-ci, dans ce bracelet, pareil en tout au sien, fait par le même joaillier qui monta tous ses diamants; je vais le substituer à la place du mien. Si elle en garde le silence, vous sentez que ma preuve est faite. Sous quelque forme qu'elle en parle une explication sévère éclaircit ma honte à l'instant.

Bégearss

Si vous demandez mon avis, monsieur, je blâme un tel projet.

Le Comte

Pourquoi?

Bégearss

L'honneur répugne à de pareils moyens. Si quelque hasard, heureux ou malheureux, vous eût présenté certains faits, je vous excuserais de les approfondir. Mais tendre un piège! des surprises! Eh! quel homme, un peu délicat, voudrait prendre un tel avantage sur son plus mortel ennemi?

Le Comte

Il est trop tard pour reculer: le bracelet est fait, le portrait du page est dedans...

Bégearss prend l'écrin.

Monsieur, au nom du véritable honneur...

Le Comte a enlevé le bracelet de l'écrin.

Ah! mon cher portrait, je te tiens! j'aurai du moins la joie d'en orner le bras de ma fille, cent fois plus digne de le porter! (Il y substitue l'autre.)

Bégearss feint de s'y opposer. Ils tirent chacun l'écrin de leur coté; Bégearss fait ouvrir adroitement le double fond, et dit avec colère:

Ah! voilà la boîte brisée!

Le Comte regarde.

Non; ce n'est qu'un secret que le débat a fait ouvrir. Ce double fond renferme des papiers!

Bégearss, s'y opposant.

Je me flatte, monsieur, que vous n'abuserez point...

Le Comte, impatient.

"Si quelque heureux hasard vous eût présenté certains faits, me disais-tu dans le moment, je vous excuserais de les approfondir..." Le hasard me les offre, et je vais suivre ton conseil. (Il arrache les papiers.)

Bégearss, avec chaleur.

Pour l'espoir de ma vie entière, je ne voudrais pas devenir complice d'un tel attentat! Remettez ces papiers, monsieur, ou souffrez que je me retire. (Il s'éloigne. - Le Comte tient des papiers et lit. - Bégearss le regarde en dessous, et s'applaudit secrètement.)

Le Comte, avec fureur.

Je n'en veux pas apprendre davantage; renferme tous les autres; et moi, je garde celui-ci.

Bégearss

Non; quel qu'il soit, vous avez trop d'honneur pour commettre une...

Le Comte, fièrement.

Une?... Achevez! tranchez le mot; je puis l'entendre.

Bégearss, se courbant.

Pardon, monsieur, mon bienfaiteur! et n'imputez qu'à ma douleur l'indécence de mon reproche.

Le Comte

Loin de t'en savoir mauvais gré, je t'en estime davantage. (Il rejette sur un fauteuil.) Ah! perfide Rosine! car, malgré mes légèretés, elle est la seule pour qui j'aie éprouvé... J'ai subjugué les autres femmes! Ah! je sens à ma rage combien cette indigne passion... Je me déteste de l'aimer!

Bègearss

Au nom de Dieu, monsieur, remettez ce fatal papier!

 

Scène IX

Figaro, Le Comte, Bégearss.

Le Comte se lève.

Homme importun, que voulez-vous?

Figaro

J'entre, parce qu'on a sonné.

Le Comte, en colère.

J'ai sonné? Valet curieux!...

Figaro

Interrogez le joaillier, qui l'a entendu comme moi.

Le Comte

Mon joaillier? que me veut-il?

Figaro

Il dit qu'il a un rendez-vous pour un bracelet qu'il a fait. (Bégearss, s'apercevant qu'il cherche à voir l'écrin qui est sur la table fait ce qu'il peut pour le masquer.)

Le Comte

Ah!... Qu'il revienne un autre jour.

Figaro, avec malice.

Mais pendant que monsieur a l'écrin de madame ouvert, il serait peut-être à propos...

Le Comte, en colère.

Monsieur l'inquisiteur, partez; et s'il vous échappe un seul mot...

Figaro

Un seul mot? J'aurais trop à dire; je ne veux rien faire à demi. (Il examine l'écrin, le papier que tient le Comte, lance un fier coup d'oeil à Bégearss, et sort.)

 

Scène X

Le Comte, Bégearss.

Le Comte

Refermons ce perfide écrin. J'ai la preuve que je cherchais. Je la tiens, j'en suis désolé: pourquoi l'ai-je trouvée? Ah! Dieu! lisez, lisez, monsieur Bégearss.

Bégearss, repoussant le papier.

Entrer dans de pareils secrets! Dieu préserve qu'on m'en accuse!

Le Comte

Quelle est donc la sèche amitié qui repousse mes confidences? Je vois qu'on n'est compatissant que pour les maux qu'on éprouva soi-même.

Bégearss

Quoi! pour refuser ce papier!... (Vivement.) Serrez-le donc, voici Suzanne. (Il referme vite le secret de l'écrin. - Le Comte met la lettre dans sa veste, sur sa poitrine.)

 

Scène XI

Suzanne, Le Comte, Bégearss. (Le Comte est accablé.)

Suzanne accourt.

L'écrin, l'écrin! Madame sonne.

Bégearss le lui donne.

Suzanne, vous voyez que tout y est en bon état.

Suzanne

Qu'a donc monsieur? il est troublé!

Bégearss

Ce n'est rien qu'un peu de colère contre votre indiscret mari qui est entré malgré ses ordres.

Suzanne, finement.

Je l'avais dit pourtant de manière à être entendue. (Elle sort.)

 

Scène XII

Léon, Le Comte, Bégearss.

Le Comte veut sortir, il voit entrer Léon.

Voici l'autre!

Léon, timidement, veut embrasser le Comte.

Mon père, agréez mon respect. Avez-vous bien passé la nuit?

Le Comte, sèchement le repousse.

Où fûtes-vous, monsieur, hier au soir?

Léon

Mon père, on me mena dans une assemblée estimable...

Le Comte

Où vous fîtes une lecture?

Léon

On m'invita d'y lire un essai que j'ai fait sur l'abus des voeux monastiques et le droit de s'en relever.

Le Comte, amèrement.

Les voeux des chevaliers en sont?

Bégearss

Qui fut, dit-on, très applaudi?

Léon

Monsieur, on a montré quelque indulgence pour mon âge.

Le Comte

Donc, au lieu de vous préparer à partir pour vos caravanes, à bien mériter de votre ordre, vous vous faites des ennemis? vous allez composant, écrivant sur le ton du jour!... Bientôt on ne distinguera plus un gentilhomme savant!

Léon, timidement.

Mon père, on en distinguera mieux un ignorant d'un homme instruit, et l'homme libre de l'esclave.

Le Comte

Discours d'enthousiaste! On voit où vous en voulez venir. (Il veut sortir.)

Léon

Mon père!...

Le Comte, dédaigneux.

Laissez à l'artisan des villes ces locutions triviales. Les gens de notre état ont un langage plus élevé. Qui est-ce qui dit mon père, à la Cour, monsieur? Appelez-moi monsieur! Vous sentez l'homme du commun! Son père!... (Il sort; Léon le suit en regardant Bégearss qui lui fait un geste de compassion.) Allons, monsieur Bégearss, allons!

 

Acte deuxième

Le théâtre représente la bibliothèque du Comte.

 

Scène I

Le Comte.

Puisqu'enfin je suis seul, lisons cet étonnant écrit, qu'un hasard presque inconcevable a fait tomber entre mes mains (Il tire de son sein la lettre de l'écrin, et la lit en pesant sur tous les mots.) "Malheureux insensé! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours; la violence 'qui s'en est suivie, enfin votre crime, - le mien... (il s'arrête) le mien reçoit sa juste punition. Aujourd'hui, jour de saint Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l'honneur est sauf; mais la vertu n'est plus. - Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu'elles n'effaceront point un crime... dont l'effet reste subsistant. Ne me voyez jamais; c'est l'ordre irrévocable de la misérable Rosine... qui n'ose plus signer un autre nom." (Il porte ses mains avec la lettre à son front et se promène.)... Qui n'ose plus signer un autre nom!... Ah! Rosine! où est le temps?... Mais tu t'es avilie!... (Il s'agite.) Ce n'est point là l'écrit d'une méchante femme! Un misérable corrupteur... Mais voyons la réponse écrite sur la même lettre. (Il lit.) "Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m'est odieuse et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d'un fort où je ne suis point commandé.

"Je vous renvoie tous vos reproches, le portrait que j'ai fait de vous, et la boucle de cheveux que je vous dérobai. L'ami qui vous rendra ceci quand je ne serai plus est sûr. Il a vu tout mon désespoir. Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'on va donner à l'héritier... d'un autre plus heureux!... puis-je espérer que le nom de Léon vous rappellera quelquefois le souvenir du malheureux... qui expire en vous adorant, et signe pour la dernière fois, Chérubin-Léon d'Astorga..." Puis, en caractères sanglants!... "Blessé à mort, je rouvre cette lettre, et vous écris avec mon sang ce douloureux, cet éternel adieu. Souvenez-vous..."

Le reste est effacé par des larmes... (Il s'agite.) Ce n'est point là non plus l'écrit d'un méchant homme! Un malheureux égarement... (Il s'assied et reste absorbé.) Je me sens déchiré!

 

Scène II

Bégearss, Le Comte. (Bégearss, en entrant, s'arrête, le regarde, et se mord le doigt avec mystère.)

Le Comte

Ah! mon cher ami, venez donc!... Vous me voyez dans un accablement...

Bégearss

Très effrayant, monsieur, je n'osais avancer.

Le Comte

Je viens de lire cet écrit. Non, ce n'étaient point là des ingrats ni des monstres, mais de malheureux insensés, comme ils se le disent eux-mêmes...

Bégearss

Je l'ai présumé comme vous.

Le Comte se lève et se promène.

Les misérables femmes, en se laissant séduire, ne savent guère les maux qu'elles apprêtent! Elles vont, elles vont... les affronts s'accumulent... et le monde injuste et léger accuse un père qui se tait, qui dévore en secret ses peines! On le taxe de dureté pour les sentiments qu'il refuse au fruit d'un coupable adultère!... Nos désordres, à nous, ne leur enlèvent presque rien; ne peuvent, du moins, leur ravir la certitude d'être mères, ce bien inestimable de la maternité! tandis que leur moindre caprice, un goût, une étourderie légère, détruit dans l'homme le bonheur... le bonheur de toute sa vie, la sécurité d'être père. - Ah! ce n'est point légèrement qu'on a donné tant d'importance à la fidélité des femmes! Le bien, le mal de la société, sont attachés à leur conduite; le paradis ou l'enfer des familles dépend à tout jamais de l'opinion qu'elles ont donnée d'elles.

Bégearss

Calmez-vous; voici votre fille.

 

Scène III

Florestine, Le Comte, Bégearss.

Florestine, un bouquet au côté.

On vous disait, monsieur, si occupé, que je n'ai pas osé vous fatiguer de mon respect.

Le Comte

Occupé de toi, mon enfant! ma fille! Ah! je me plais à te donner ce nom; car j'ai pris soin de ton enfance. Le mari de ta mère était fort dérangé; en mourant il ne laissa rien. Elle-même, en quittant la vie, t'a recommandée à mes soins. Je lui engageai ma parole; je la tiendrai, ma fille, en te donnant un noble époux. Je te parle avec liberté devant cet ami qui nous aime. Regarde autour de toi; choisis! Ne trouves-tu personne ici digne de posséder ton coeur?

Florestine, lui baisant la main.

Vous l'avez tout entier, monsieur; et si je me vois consultée, je répondrai que mon bonheur est de ne point changer d'état. - Monsieur votre fils en se mariant... (car, sans doute, il ne restera plus dans l'ordre de Malte aujourd'hui), monsieur votre fils, en se mariant, peut se séparer de son père. Ah! permettez que ce soit moi qui prenne soin de vos vieux jours! C'est un devoir, monsieur, que je remplirai avec joie.

Le Comte

Laisse, laisse monsieur, réservé pour l'indifférence; on ne sera point étonné qu'une enfant si reconnaissante me donne un nom plus doux! Appelle-moi ton père.

Bégearss

Elle est digne, en honneur, de votre confidence entière... Mademoiselle, embrassez ce bon, ce tendre protecteur. Vous lui devez plus que vous ne pensez. Sa tutelle n'est qu'un devoir. Il fut l'ami... l'ami secret de votre mère... et, pour tout dire en un seul mot...

 

Scène IV

Figaro, La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss. (La Comtesse est en robe à peigner.)

Figaro, annonçant.

Madame la Comtesse.

Bégearss jette un regard furieux sur Figaro. (A part.)

Au diable le faquin

La Comtesse, au Comte.

Figaro m'avait dit que vous vous trouviez mal; effrayée, j'accours, et je vois...

Le Comte

... Que cet homme officieux vous a fait encore un mensonge.

Figaro

Monsieur, quand vous êtes passé, vous aviez un air si défait... Heureusement il n'en est rien. (Bégearss l'examine.)

La Comtesse

Bonjour, monsieur Bégearss... Te voilà, Florestine; je te trouve radieuse... Mais voyez donc comme elle est fraîche et belle! Si le ciel m'eût donné une fille, je l'aurais voulue comme toi de figure et de caractère... Il faudra bien que tu m'en tiennes lieu. Le veux-tu, Florestine?

Florestine, lui baisant la main.

Ah! madame!

La Comtesse

Qui t'a donc fleurie si matin?

Florestine, avec joie.

Madame, on ne m'a point fleurie; c'est moi qui ai fait des bouquets. N'est-ce pas aujourd'hui saint Léon?

La Comtesse

Charmante enfant, qui n'oublie rien! (Elle la baise au front. - Le Comte fait an geste terrible; Bégearss le retient.)

La Comtesse, à Figaro.

Puisque nous voilà rassemblés, avertissez mon fils que nous prendrons ici le chocolat.

Florestine

Pendant qu'ils vont le préparer, mon parrain, faites-nous donc voir ce beau buste de Washington, que vous avez, dit-on, chez vous.

Le Comte

J'ignore qui me l'envoie: je ne l'ai demandé à personne; et, sans doute, il est pour Léon. Il est beau; je l'ai là dans mon cabinet: venez tous. (Bégearss, en sortant le dernier, se retourne deux fois pour examiner Figaro qui le regarde de même. Ils ont l'air de se menacer sans parier.)

 

Scène V

Figaro, seul, rangeant la table et les tasses pour le déjeuner.

Serpent ou basilic! tu peux me mesurer, me lancer des regards affreux! Ce sont les miens qui te tueront!... Mais où reçoit-il ses paquets? Il ne vient rien pour lui de la poste à l'hôtel! Est-il monté seul de l'enfer?... Quelque autre diable correspond!... Et moi, je ne puis découvrir...

 

Scène VI

Figaro, Suzanne.

Suzanne, accourt, regarde, et dit très vivement à l'oreille de Figaro.

C'est lui que la pupille épouse. - Il a la promesse du Comte. Il guérira Léon de son amour. - Il détachera Florestine. - Il fera consentir madame. - Il te chasse de la maison. - Il cloître ma maîtresse en attendant que l'on divorce. - Fait déshériter le jeune homme, et me rend maîtresse de tout. Voilà les nouvelles du jour. (Elle s'enfuit.)

 

Scène VII

Figaro, seul.

Non, s'il vous plaît, monsieur le Major! nous compterons ensemble auparavant. Vous apprendrez de moi qu'il n'y a que les sots qui triomphent. Grâce à l'Ariane Suzon, je tiens le fil du labyrinthe, et le minotaure est cerné... Je t'envelopperai dans tes pièges et te démasquerai si bien!... Mais quel intérêt assez pressant lui fait faire une telle école, desserre les dents d'un tel homme? S'en croirait-il assez sûr pour?... La sottise et la vanité sont compagnes inséparables! Mon politique babille et se confie! il a perdu le coup. Y a faute.

 

Scène VIII

Guillaume, Figaro.

Guillaume, avec une lettre.

Meissieïr Bégearss! Ché vois qu'il est pas pour ici?

Figaro, rangeant le déjeuner.

Tu peux l'attendre, il va rentrer.

Guillaume, reculant.

Meingoth! ch'attendrai pas meissieïr en gombagnie té vous! Mon maître il voudrait point, jé chure.

Figaro

Il te le défend? Eh bien! donne la lettre; je vais la lui remettre en rentrant.

Guillaume, reculant.

Pas plis à vous té lettres! O tiaple! il voudra pientôt me jasser.

Figaro, à part.

Il faut pomper le sot. - (Haut.) Tu... viens de la poste, je crois?

Guillaume

Tiable! non, ché viens pas.

Figaro

C'est sans doute quelque missive du gentleman... du parent irlandais dont il vient d'hériter? Tu sais cela, toi, bon Guillaume?

Guillaume, riant niaisement.

Lettre d'un qu'il est mort, meissieïr! Non, ché vous prie! Celui-là, ché crois pas, partié! Ce sera pien plitôt d'un autre. Peut-être il viendrait d'un qu'ils sont là... pas contents, dehors.

Figaro

D'un de nos mécontents, dis-tu?

Guillaume

Oui, mais ch'assure pas...

Figaro, à part.

Cela se peut; il est fourré dans tout. (A Guillaume.) On pourrait voir au timbre, et s'assurer...

Guillaume

Ch'assure pas; pourquoi? Les lettres il vient chez M. O'Connor; et puis, je sais pas quoi c'est timpré, moi.

Figaro, vivement.

O'Connor! banquier irlandais?

Guillaume

Mon foi!

Figaro, revient à lui, froidement.

Ici près, derrière l'hôtel?

Guillaume

Ein fort choli maison, partié! tes chens très... beaucoup gracieux, si j'osse dire. (Il se retire à l'écart.)

Figaro, à lui-même.

O fortune! ô bonheur!

Guillaume, revenant.

Parle pas, fous, de s'té banquier, pour personne, entende-fous? ch'aurais pas dû... Tertaïfle! (Il frappe du pied.)

Figaro

Va, je n'ai garde; ne crains rien.

Guillaume

Mon maître, il dit, meissieïr... vous âfre tout l'esprit, et moi pas... Alors c'est chuste... Mais peut-être ché suis mécontent d'avoir dit à fous.

Figaro

Et pourquoi?

Guillaume

Ché sais pas. - La valet trahir, voye-fous... L'être un péché qu'il est parpare, vil, et même... puéril.

Figaro

Il est vrai; mais tu n'as rien dit.

Guillaume, désolé.

Mon Thié! mon Thié! ché sais pas, là... quoi tire... ou non... (Il se retire en soupirant.) Ah! (Il regarde niaisement les livres de la bibliothèque.)

Figaro, à part.

Quelle découverte! Hasard! je te salue. (Il cherche ses tablettes.) Il faut pourtant que je démêle comment un homme si caverneux s'arrange d'un tel imbécile... De même que les brigands redoutent les réverbères... Oui, mais un sot est un falot; la lumière passe à travers. (Il dit en écrivant sur ses tablettes:) O'Connor, banquier irlandais. C'est là qu'il faut que j'établisse mon noir comité de recherches. Ce moyen-là n'est pas trop constitutionnel; ma! Perdio! l'utilité! Et puis, j'ai mes exemples! (Il écrit.) Quatre ou cinq louis d'or au valet chargé du détail de la poste, pour ouvrir dans un cabaret chaque lettre de l'écriture d'Honoré-Tartuffe Bégearss... Monsieur le tartuffe honoré! vous cesserez enfin de l'être! Un dieu m'a mis sur votre piste. (Il serre ses tablettes.) Hasard! dieu méconnu! les anciens t'appelaient Destin! nos gens te donnent un autre nom.

 

Scène IX

La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss, Figaro, Guillaume.

Bégearss aperçoit Guillaume, et dit avec humeur, en lui prenant la lettre:

Ne peux-tu pas me les garder chez moi?

Guillaume

Ché crois celui-ci, c'est tout comme... (Il sort.)

La Comtesse, au Comte.

Monsieur, ce buste est un très beau morceau: votre fils l'a-t-il vu?

Bégearss, la lettre ouverte.

Ah! lettre de Madrid! du secrétaire du ministre! il y a un mot qui vous regarde. (Il lit.) "Dites au Comte Almaviva que le courrier qui part demain lui porte l'agrément du Roi pour l'échange de toutes ses terres." (Figaro écoute, et se fait, sans parler, un signe d'intelligence.)

La Comtesse

Figaro, dis donc à mon fils que nous déjeunons tous ici.

Figaro

Madame, je vais l'avertir. (Il sort.)

 

Scène X

La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss.

Le Comte, à Bégearss.

J'en veux donner avis sur-le-champ à mon acquéreur. Envoyez-moi du thé dans mon arrière-cabinet.

Florestine

Bon papa, c'est moi qui vous le porterai.

Le Comte, bas à Florestine.

Pense beaucoup au peu que je t'ai dit. (Il la baise au front et sort.)

 

Scène XI

Léon, La Comtesse, Florestine, Bégearss.

Léon, avec chagrin.

Mon père s'en va quand j'arrive! il m'a traité avec une rigueur...

La Comtesse, sévèrement.

Mon fils, quels discours tenez-vous? Dois-je me voir toujours froissée par l'injustice de chacun? Votre père a besoin d'écrire à la personne qui échange ses terres

Florestine, gaiement.

Vous regrettez votre papa? nous aussi nous le regrettons. Cependant, comme il sait que c'est aujourd'hui votre fête, il m'a chargée, monsieur, de vous présenter ce bouquet.

(Elle lui fait une grande révérence.)

Léon, pendant qu'elle l'ajuste à sa boutonnière.

Il n'en pouvait tuer quelqu'un qui me rendît ses bontés aussi chères... (Il l'embrasse.)

Florestine, se débattant.

Voyez, madame, si jamais on peut badiner avec lui, sans qu'il abuse au même instant...

La Comtesse, souriant.

Mon enfant, le jour de sa fête, on peut lui passer quelque chose.

Florestine, baissant les yeux.

Pour l'en punir, madame, faites-lui lire le discours qui fut, dit-on, tant applaudi hier à l'assemblée.

Léon

Si maman juge que j'ai tort, j'irai chercher ma pénitence.

Florestine

Ah! madame, ordonnez-le-lui.

La Comtesse

Apportez-nous, mon fils, votre discours: moi je vais prendre quelque ouvrage, pour l'écouter avec plus d'attention.

Florestine, gaiement.

Obstiné! c'est bien fait; et je l'entendrai malgré vous.

Léon, tendrement.

Malgré moi, quand vous l'ordonnez? Ah! Florestine, j'en défie! (La Comtesse et Léon sortent chacun de leur côté.)

 

Scène XII

Florestine, Bégearss.

Bégearss, bas.

Eh bien! mademoiselle, avez-vous deviné l'époux qu'on vous destine?

Florestine, avec joie.

Mon cher monsieur Bégearss, vous êtes à tel point notre ami, que je me permettrai de penser tout haut avec vous. Sur qui puis-je porter les yeux? Mon parrain m'a bien dit: Regarde autour de toi, choisis. Je vois l'excès de sa bonté: ce ne peut être que Léon. Mais moi, sans biens, dois-je abuser?...

Bégearss, d'un ton terrible.

Qui? Leon! son fils? votre frère?

Florestine, avec un cri douloureux.

Ah! monsieur!...

Bégearss

Ne vous a-t-il pas dit: Appelle-moi ton père? Réveillez-vous, ma chère enfant! écartez un songe trompeur, qui pouvait devenir funeste.

Florestine

Ah! oui; funeste pour tous deux!

Bégearss

Vous sentez qu'un pareil secret doit rester caché dans votre âme. (Il sort en la regardant.)

 

Scène XIII

Florestine, seule en pleurant.

O ciel! il est mon frère et j'ose avoir pour lui... Quel coup d'une lumière affreuse! et dans un tel sommeil, qu'il est cruel de s'éveiller! (Elle tombe accablée sur un siège.)

 

Scène XIV

Léon, un papier à la main, Florestine.

Léon, joyeux, à part.

Maman n'est pas rentrée, et monsieur Bégearss est sorti profitons d'un moment heureux. - Florestine, vous êtes ce matin, et toujours, d'une beauté parfaite; mais vous avez un air de joie, un ton aimable de gaieté qui ranime mes espérances.

Florestine, au désespoir.

Ah! Léon! (Elle retombe.)

Léon

Ciel! vos yeux noyés de larmes et votre visage défait m'annoncent quelque grand malheur!

Florestine

Des malheurs! Ah! Léon, il n'y en a plus que pour moi.

Léon

Floresta, ne m'aimez-vous plus? lorsque mes sentiments pour vous...

Florestine, d'un ton absolu.

Vos sentiments? ne m'en parlez jamais.

Léon

Quoi? l'amour le plus pur...

Florestine, au désespoir.

Finissez ces cruels discours, ou je vais vous fuir à l'instant.

Léon

Grand Dieu! qu'est-il donc arrivé? Monsieur Bégearss vous a parlé, mademoiselle. Je veux savoir ce que vous a dit ce Bégearss.

 

Scène XV

La Comtesse, Florestine, Léon.

Léon, continue.

Maman, venez à mon secours! Vous me voyez au désespoir: Florestine ne m'aime plus!

Florestine, pleurant.

Moi, madame, ne plus l'aimer! Mon parrain, vous et lui, c'est le cri de ma vie entière.

La Comtesse

Mon enfant, je n'en doute pas. Ton coeur excellent m'en répond. Mais de quoi donc s'afflige-t-il?

Léon

Maman, vous approuvez l'ardent amour que j'ai pour elle?

Florestine, se jetant dans les bras de la Comtesse.

Ordonnez-lui donc de se taire! (En pleurant.) Il me fait mourir de douleur!

La Comtesse

Mon enfant, je ne t'entends point. Ma surprise égale la sienne... Elle frissonne entre mes bras! Qu'a-t-il donc fait qui puisse te déplaire?

Florestine, se renversant sur elle.

Madame, il ne me déplaît point. Je l'aime et le respecte à l'égal de mon frère; mais qu'il n'exige rien de plus.

Léon

Vous l'entendez, maman! Cruelle fille, expliquez-vous.

Florestine

Laissez-moi! laissez-moi! ou vous me causerez la mort.

 

Scène XVI

La Comtesse, Florestine, Léon, Figaro arrivant avec l'équipage du thé; Suzanne, de l'autre côté, avec un métier de tapisserie.

La Comtesse

Remporte tout, Suzanne, il n'est pas plus question de déjeuner que de lecture. Vous, Figaro, servez du thé à votre maître; il écrit dans son cabinet. Et toi, ma Florestine, viens dans le mien rassurer ton amie. Mes chers enfants, je vous porte en mon coeur! - Pourquoi l'affligez-vous l'un après l'autre sans pitié? Il y a ici des choses qu'il m'est important d'éclaircir. (Elles sortent.)

 

Scène XVII

Suzanne, Figaro, Léon.

Suzanne, à Figaro.

Je ne sais pas de quoi il est question; mais je parierais bien que c'est là du Bégearss tout pur. Je veux absolument prémunir ma maîtresse.

Figaro

Attends que je sois plus instruit: nous nous concerterons ce soir. Oh! j'ai fait une découverte...

Suzanne

Et tu me la diras? (Elle sort.)

 

Scène XVIII

Figaro, Léon.

Léon, désolé.

Ah! dieux!

Figaro

De quoi s'agit-il donc, monsieur?

Léon

Hélas! je l'ignore moi-même. Jamais je n'avais vu Floresta de si belle humeur, et je savais qu'elle avait eu un entretien avec mon père. Je la laisse un instant avec monsieur Bégearss; je la trouve seule, en rentrant, les yeux remplis de larmes, et m'ordonnant de la fuir pour toujours. Que peut-il donc lui avoir dit?

Figaro

Si je ne craignais pas votre vivacité, je vous instruirais sur des points qu'il vous importe de savoir. Mais lorsque nous avons besoin d'une grande prudence, il ne faudrait qu'un mot de vous, trop vif, pour me faire perdre le fruit de dix années d'observations.

Léon

Ah! s'il ne faut qu'être prudent... Que crois-tu donc qu'il lui ait dit?

Figaro

Qu'elle doit accepter Honoré Bégearss pour époux; que c'est une affaire arrangée entre monsieur votre père et lui.

Léon

Entre mon père et lui! Le traître aura ma vie.

Figaro

Avec ces façons-là, monsieur, le traître n'aura pas votre vie; mais il aura votre maîtresse, et votre fortune avec elle.

Léon

Eh bien! ami, pardon; apprends-moi ce que je dois faire.

Figaro

Deviner l'énigme du sphinx, ou bien en être dévoré. En d'autres termes, il faut vous modérer, le laisser dire, et dissimuler avec lui.

Léon, avec fureur.

Me modérer!... Oui, je me modérerai. Mais j'ai la rage dans le coeur! - M'enlever Florestine! Ah! le voici qui vient: je vais m'expliquer... froidement.

Figaro

Tout est perdu si vous vous échappez.

 

Scène XIX

Bégearss, Figaro, Léon.

Léon, se contenant mal.

Monsieur, monsieur, un mot. Il importe à votre repos que vous répondiez sans détour. - Florestine est au désespoir: qu'avez-vous dit à Florestine?

Bégearss, d'un ton glacé.

Et qui vous dit que je lui aie parlé? Ne peut-elle avoir des chagrins, sans que j'y sois pour quelque chose?

Léon, vivement.

Point d'évasions, monsieur. Elle était d'une humeur charmante: en sortant d'avec vous, on la voit fondre en larmes. De quelque part qu'elle en reçoive, mon coeur partage ses chagrins. Vous m'en direz la cause, ou bien vous m'en ferez raison.

Bégearss

Avec un ton moins absolu, on peut tout obtenir de moi; je ne sais point céder à des menaces.

Léon, furieux.

Eh bien! perfide, défends-toi. J'aurai ta vie, ou tu auras la mienne! (Il met la main à son épée.)

Figaro les arrête.

Monsieur Bégearss! au fils de votre ami! dans sa maison où vous logez!

Bégearss, se contenant.

Je sais trop ce que je me dois... Je vais m'expliquer avec lui; mais je n'y veux point de témoins. Sortez, et laissez-nous ensemble.

Léon

Va, mon cher Figaro: tu vois qu'il ne peut m'échapper. Ne lui laissons aucune excuse.

Figaro

Moi, je cours avertir son père. (Il sort.)

 

Scène XX

Léon, Bégearss.

Léon, lui barrant la porte.

Il vous convient peut-être mieux de vous battre que de parler. Vous êtes le maître du choix; mais je n'admettrai rien d'étranger à ces deux moyens.

Bégearss, froidement.

Léon! un homme d'honneur n'égorge pas le fils de son ami... Devais-je m'expliquer devant un malheureux valet, insolent d'être parvenu à presque gouverner son maître?

Léon, s'asseyant.

Au fait, monsieur, je vous attends...

Bégearss

Oh! que vous allez regretter une fureur déraisonnable!

Léon

C'est ce que nous verrons bientôt.

Bégearss, affectant une dignité froide.

Léon! vous aimez Florestine; il y a longtemps que je le vois... Tant que votre frère a vécu, je n'ai pas cru devoir servir un amour malheureux qui ne vous conduisait à rien. Mais depuis qu'un funeste duel, disposant de sa vie, vous a mis en sa place, j'ai eu l'orgueil de croire mon influence capable de disposer monsieur votre père à vous unir à celle que vous aimez. Je l'attaquais de toutes les manières, une résistance invincible a repoussé tous mes efforts. Désolé de le voir rejeter un projet qui me paraissait fait pour le bonheur de tous... Pardon, mon jeune ami, je vais vous affliger; mais il le faut en ce moment, pour vous sauver d'un malheur éternel. Rappelez bien votre raison, vous allez en avoir besoin. - J'ai forcé votre père à rompre le silence, à me confier son secret. O mon ami! m'a dit enfin le Comte, je connais l'amour de mon fils; mais puis-je lui donner Florestine pour femme? Celle que l'on croit ma pupille... elle est ma fille, elle est sa soeur.

Léon, reculant vivement.

Florestine?... Ma soeur?...

Bégearss

Voilà le mot qu'un sévère devoir... Ah! je vous le dois à tous deux: mon silence pouvait vous perdre. Eh bien! Léon, voulez-vous vous battre avec moi?

Léon

Mon généreux ami! Je ne suis qu'un ingrat, un monstre! oubliez ma rage insensée...

Bégearss, bien tartuffe.

Mais c'est à condition que ce fatal secret ne sortira jamais. Dévoiler la honte d'un père, ce serait un crime...

Léon, se jetant dans ses bras.

Ah! jamais.

 

Scène XXI

Le Comte, Figaro, Léon, Bégearss.

Figaro, accourant.

Les voilà, les voilà!

Le Comte

Dans les bras l'un de l'autre! Eh! vous perdez l'esprit?

Figaro, stupéfait.

Ma foi, monsieur... on le perdrait à moins.

Le Comte, à Figaro.

M'expliquerez-vous cette énigme?

Léon, tremblant.

Ah! c'est à moi, mon père, à l'expliquer. Pardon! je dois mourir de honte! Sur un sujet assez frivole, je m'étais... beaucoup oublié. Son caractère généreux, non seulement me rend à la raison, mais il a la bonté d'excuser ma folie en me la pardonnant. Je lui en rendais grâce lorsque vous nous avez surpris.

Le Comte

Ce n'est pas la centième fois que vous lui devez de la reconnaissance. Au fait, nous lui en devons tous. (Figaro sans parler se donne un coup de poing au front, Bégearss l'examine et sourit.)

Le Comte, à son fils.

Retirez-vous, monsieur. Votre aveu seul enchaîne ma colère.

Bégearss

Ah! monsieur, tout est oublié.

Le Comte, à Léon.

Allez vous repentir d'avoir manqué à mon ami, au vôtre, à l'homme le plus vertueux...

Léon, s'en allant.

Je suis au désespoir!

Figaro, à part, avec colère.

C'est une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint.

 

Scène XXII

Le Comte, Bégearss, Figaro.

Le Comte, à Bégearss, à part.

Mon ami, finissons ce que nous avons commencé. (A Figaro.) Vous, monsieur l'étourdi, avec vos belles conjectures, donnez-moi les trois millions d'or que vous m'avez vous-même apportés de Cadix, en soixante effets au porteur. Je vous avais chargé de les numéroter.

Figaro

Je l'ai fait.

Le Comte

Remettez-m'en le portefeuille.

Figaro

De quoi? de ces trois millions d'or?

Le Comte

Sans doute. Eh bien! qui vous arrête?

Figaro, humblement.

Moi, monsieur?... Je ne les ai plus.

Bégearss

Comment, vous ne les avez plus?

Figaro, fièrement.

Non, monsieur.

Bégearss, vivement.

Qu'en avez-vous fait?

Figaro

Lorsque mon maître m'interroge, je lui dois compte de mes actions: mais à vous, je ne vous dois rien.

Le Comte, en colère.

Insolent! qu'en avez-vous fait?

Figaro, froidement.

Je les ai portés en dépôt chez monsieur Fal, votre notaire.

Bégearss

Mais de l'avis de qui?

Figaro, fièrement.

Du mien; et j'avoue que j'en suis toujours.

Bégearss

Je vais gager qu'il n'en est rien.

Figaro

Comme j'ai sa reconnaissance, vous courez risque de perdre la gageure.

Bégearss

Ou s'il les a reçus, c'est pour agioter. Ces gens-là partagent ensemble.

Figaro

Vous pourriez un peu mieux parler d'un homme qui vous a obligé.

Bégearss

Je ne lui dois rien.

Figaro

Je le crois; quand on a hérité de quarante mille doublons de huit...

Le Comte, se fâchant.

Avez-vous donc quelque remarque à nous faire aussi là-dessus?

Figaro

Qui? moi, monsieur? J'en doute d'autant moins, que j'ai beaucoup connu le parent dont monsieur hérite. Un jeune homme assez libertin, joueur, prodigue et querelleur, sans frein, sans moeurs, sans caractère, et n'ayant rien à lui, pas même les vices qui l'ont tué; qu'un combat des plus malheureux... (Le Comte frappe du pied.)

Bégearss, en colère.

Enfin, nous direz-vous pourquoi vous avez déposé cet or?

Figaro

Ma foi, monsieur, c'est pour n'en être plus chargé. Ne pouvait-on pas le voler? Que sait-on? Il s'introduit souvent de grands fripons dans les maisons...

Bégearss, en colère.

Pourtant monsieur veut qu'on le rende.

Figaro

Monsieur peut l'envoyer chercher.

Bégearss

Mais ce notaire s'en dessaisira-t-il, s'il ne voit son récépissé?

Figaro

Je vais le remettre à monsieur; et quand j'aurai fait mon devoir, s'il en arrive quelque mal, il ne pourra s'en prendre à moi.

Le Comte

Je l'attends dans mon cabinet.

Figaro, au Comte.

Je vous préviens que monsieur Fal ne les rendra que sur votre reçu; je le lui ai recommandé. (Il sort.)

 

Scène XXIII

Le Comte, Bégearss.

Bégearss, en colère.

Comblez cette canaille, et voyez ce qu'elle devient! En vérité, monsieur, mon amitié me force à vous le dire: vous devenez trop confiant; il a deviné nos secrets. De valet, barbier, chirurgien, vous l'avez établi trésorier, secrétaire; une espèce de factotum. Il est notoire que ce monsieur fait bien ses affaires avec vous.

Le Comte

Sur la fidélité, je n'ai rien à lui reprocher, mais il est vrai qu'il est d'une arrogance...

Bégearss

Vous avez un moyen de vous en délivrer en le récompensant.

Le Comte

Je le voudrais souvent.

Bégearss, confidentiellement.

En envoyant le chevalier à Malte, sans doute vous voulez qu'un homme affidé le surveille? Celui-ci, trop flatté d'un aussi honorable emploi, ne peut manquer de l'accepter: vous en voilà défait pour bien du temps.

Le Comte

Vous avez raison, mon ami. Aussi bien m'a-t-on dit qu'il vit très mal avec sa femme. (Il sort.)

 

Scène XXIV

Bégearss, seul.

Encore un pas de fait!... Ah! noble espion, la fleur des drôles, qui faites ici le bon valet et voulez nous souffler la dot, en nous donnant des noms de comédie! Grâce aux soins d'Honoré Tartuffe, vous irez partager le malaise des caravanes, et finirez vos inspections sur nous.

 

Acte troisième

Le théâtre représente le cabinet de la Comtesse, orné de fleurs de toutes parts.

 

Scène I

La Comtesse, Suzanne.

La Comtesse

Je n'ai pu rien tirer de cette enfant. - Ce sont des pleurs, des étouffements!... Elle se croit des torts envers moi, m'a demandé cent fois pardon; elle veut aller au couvent. Si je rapproche tout ceci de sa conduite envers mon fils, je présume qu'elle se reproche d'avoir écouté son amour, entretenu ses espérances, ne se croyant pas un parti assez considérable pour lui. - Charmante délicatesse! excès d'une aimable vertu! Monsieur Bégearss apparemment lui en a touché quelques mots qui l'auront amenée à s'affliger sur elle! car c'est un homme si scrupuleux et si délicat sur l'honneur, qu'il s'exagère quelquefois, et se fait des fantômes où les autres ne voient rien.

Suzanne

J'ignore d'où provient le mal; mais il se passe ici des choses bien étranges! Quelque démon y souffle un feu secret. Notre maître est sombre à périr; il nous éloigne tous de lui. Vous êtes sans cesse à pleurer. Mademoiselle est suffoquée; monsieur votre fils, désolé!... Monsieur Bégearss lui seul, imperturbable comme un dieu, semble n'être affecté de rien, voit tous vos chagrins d'un oeil sec...

La Comtesse

Mon enfant, son coeur les partage. Hélas! sans ce consolateur, qui verse un baume sur nos plaies, dont la sagesse nous soutient, adoucit toutes les aigreurs, calme mon irascible époux, nous serions bien plus malheureux!

Suzanne

Je souhaite, madame, que vous ne vous abusiez pas.

La Comtesse

Je t'ai vue autrefois lui rendre plus de justice! (Suzanne baisse les yeux.) Au reste, il peut seul me tirer du trouble où cette enfant m'a mise. Fais-le prier de descendre chez moi.

Suzanne

Le voici qui vient à propos; vous vous ferez coiffer plus tard. (Elle sort.)

 

Scène II

La Comtesse, Bégearss.

La Comtesse, douloureusement.

Ah! mon pauvre Major! que se passe-t-il donc ici? Touchons-nous enfin à la crise que j'ai si longtemps redoutée, que j'ai vue de loin se former? L'éloignement du Comte pour mon malheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétré jusqu'à lui.

Bégearss

Madame, je ne le crois pas.

La Comtesse

Depuis que le ciel m'a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolument changé: au lieu de travailler avec l'ambassadeur à Rome pour rompre les voeux de Léon, je le vois s'obstiner à l'envoyer à Malte. Je sais de plus, monsieur Bégearss, qu'il dénature sa fortune, et veut abandonner l'Espagne pour s'établir dans ce pays. - L'autre jour à dîner, devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d'une façon à me faire frémir.

Bégearss

J'y étais, je m'en souviens trop.

La Comtesse, en larmes.

Pardon, mon digne ami; je ne puis pleurer qu'avec vous!

Bégearss

Déposez vos douleurs dans le sein d'un homme sensible.

La Comtesse

Enfin, est-ce lui, est-ce vous qui avez déchiré le coeur de Florestine? Je la destinais à mon fils. - Née sans biens, il est vrai, mais noble, belle et vertueuse; élevée au milieu de nous: mon fils, devenu héritier, n'en a-t-il pas assez pour deux?

Bégearss

Que trop, peut-être; et c'est d'où vient le mal!

La Comtesse

Mais, comme si le ciel n'eût attendu aussi longtemps que pour me mieux punir d'une imprudence tant pleurée, tout semble s'unir à la fois pour renverser mes espérances. Mon époux déteste mon fils... Florestine renonce à lui. Aigrie par je ne sais quel motif, elle veut le fuir pour toujours. Il en mourra, le malheureux! voilà ce qui est bien certain. (Elle joint les mains.) Ciel vengeur! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez-vous à l'horreur de voir ma faute découverte? Ah! que je sois seule misérable! mon Dieu, je ne m'en plaindrai pas; mais que mon fils ne porte point la peine d'un crime qu'il n'a pas commis! Connaissez-vous, monsieur Bégearss, quelque remède à tant de maux?

Bégearss

Oui, femme respectable! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint une chose, tous nos regards se portent vers cet objet trop alarmant: quoi qu'on dise ou qu'on fasse, la frayeur empoisonne tout! Enfin, je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encore être heureuse.

La Comtesse

L'est-on avec une âme déchirée de remords?

Bégearss

Votre époux ne fuit point Léon; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance.

La Comtesse, vivement.

Monsieur Bégearss!

Bégearss

Et tous ces mouvements que vous prenez pour de la haine ne sont que l'effet d'un scrupule. Oh! que je vais vous soulager!

La Comtesse, ardemment.

Mon cher monsieur Bégearss!

Bégearss

Mais enterrez dans ce coeur allégé le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous, c'est la naissance de Léon: le sien est celle de Florestine; (plus bas) il est son tuteur... et son père.

La Comtesse, joignant les mains.

Dieu tout-puissant, qui me prends en pitié!

Bégearss

Jugez de sa frayeur en voyant ces enfants amoureux l'un de l'autre! Ne pouvant dire son secret, ni supporter qu'un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre, bizarre; et s'il veut éloigner son fils, c'est pour éteindre, s'il se peut, par cette absence et par ces voeux, un malheureux amour qu'il croit ne pouvoir tolérer.

La Comtesse, priant avec ardeur.

Source éternelle des bienfaits! ô mon Dieu! tu permets qu'en partie je répare la faute involontaire qu'un insensé me fit commettre; que j'aie de mon côté quelque chose à remettre à cet époux que j'offensai! O Comte Almaviva! mon coeur flétri, fermé par vingt années de peines, va se rouvrir enfin pour toi! Florestine est ta fille; elle me devient chère comme si mon sein l'eût portée. Faisons, sans nous parler, l'échange de notre indulgence! Oh! monsieur Bégearss, achevez!

Bégearss

Mon amie, je n'arrête point ces premiers élans d'un bon coeur; les émotions de la joie ne sont point dangereuses comme celles de la tristesse; mais au nom de votre repos, écoutez-moi jusqu'à la fin.

La Comtesse

Parlez, mon généreux ami: vous à qui je dois tout, parlez.

Bégearss

Votre époux, cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu'il croit incestueux, m'a proposé de l'épouser; mais indépendamment du sentiment profond et malheureux que mon respect pour vos douleurs...

La Comtesse, douloureusement.

Ah! mon ami, par compassion pour moi...

Bégearss

N'en parlons plus. Quelques mots d'établissement, tournés d'une forme équivoque, ont fait penser à Florestine qu'il était question de Léon. Son jeune coeur s'en épanouissait, quand un valet vous annonça. Sans m'expliquer depuis sur les vues de son père, un mot de moi, la ramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dont votre fils ni vous ne pénétriez le motif.

La Comtesse

Il en était bien loin, le pauvre enfant!

Bégearss

Maintenant qu'il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d'une union qui répare tout?...

La Comtesse, vivement.

Il faut s'y tenir, mon ami; mon coeur et mon esprit sont d'accord sur ce point, et c'est à moi de la déterminer. Par là, nos secrets sont couverts; nul étranger ne les pénétrera. Après vingt années de souffrances, nous passerons des jours heureux, et c'est à vous, mon digne ami, que ma famille les devra.

Bégearss, élevant le ton.

Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de le faire.

La Comtesse

Hélas! je veux les faire tous.

Bégearss, l'air imposant.

Ces lettres, ces papiers d'un infortuné qui n'est plus, il faudra les réduire en cendres.

La Comtesse, avec douleur.

Ah! Dieu!

Bégearss

Quand cet ami mourant me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu'il fallait sauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l'altérer.

La Comtesse

Dieu! Dieu!

Bégearss

Vingt ans se sont passés sans que j'aie pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelle douleur s'éloignât de vos yeux. Mais indépendamment du mal que tout cela vous fait, voyez quel danger vous courez!

La Comtesse

Eh! que peut-on avoir à craindre!

Begearss, regardant si on peut l'entendre. (Parlant bas.)

Je ne soupçonne point Suzanne; mais une femme de chambre, instruite que vous conservez ces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s'en faire un moyen de fortune? Un seul remis à votre époux, que peut-être il payerait bien cher, vous plongerait dans des malheurs...

La Comtesse

Non, Suzanne a le coeur trop bon...

Bégearss, d'un ton plus élevé, très ferme.

Ma respectable amie, vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirs de tous les genres; et si vous êtes satisfaite de la conduite d'un ami, j'en veux avoir la récompense. Il faut brûler tous ces papiers, éteindre tous ces souvenirs d'une faute autant expiée! Mais pour ne jamais revenir sur un sujet si douloureux, j'exige que le sacrifice en soit fait dans ce même instant.

La Comtesse, tremblante.

Je crois entendre Dieu qui parle! Il m'ordonne de l'oublier, de déchirer le crêpe obscur dont sa mort a couvert ma vie. Oui, mon Dieu! je vais obéir à cet ami que vous m'avez donné. (Elle sonne.) Ce qu'il exige en votre nom, mon repentir le conseillait: mais ma faiblesse a combattu.

 

Scène III

Suzanne, La Comtesse, Bégearss.

La Comtesse

Suzanne, apporte-moi le coffret de mes diamants. - Non, je vais le prendre moi-même; il te faudrait chercher la clef...

 

Scène IV

Suzanne, Bégearss.

Suzanne, un peu troublée.

Monsieur Bégearss, de quoi s'agit-il donc? Toutes les têtes sont renversées! Cette maison ressemble à l'hôpital des fous! Madame pleure; mademoiselle étouffe; le chevalier Léon parle de se noyer; monsieur est enfermé, et ne veut voir personne. Pourquoi ce coffre aux diamants inspire-t-il en ce moment tant d'intérêt à tout le monde?

Bégearss, mettant son doigt sur sa bouche, en signe de mystère.

Chut! ne montre ici nulle curiosité! Tu le sauras dans peu... Tout va bien; tout est bien... Cette journée vaut... Chut...

 

Scène V

La Comtesse, Bégearss, Suzanne.

La Comtesse, tenant le coffret aux diamants.

Suzanne, apporte-nous du feu dans le brasero du boudoir.

Suzanne

Si c'est pour brûler des papiers, la lampe de nuit allumée est encore là dans l'athénienne. (Elle l'avance.)

La Comtesse

Veille à la porte, et que personne n'entre.

Suzanne, en sortant, à part.

Courons, avant, avertir Figaro.

 

Scène VI

La Comtesse, Bégearss.

Bégearss

Combien j'ai souhaité pour vous le moment auquel nous touchons!

La Comtesse, étouffée.

O mon ami! quel jour nous choisissons pour consommer ce sacrifice! celui de la naissance de mon malheureux fils! A cette époque, tous les ans, leur consacrant cette journée, je demandais pardon au ciel, et je m'abreuvais de mes larmes en relisant ces tristes lettres. Je me rendais au moins le témoignage qu'il y eut entre nous plus d'erreur que de crime. Ah! faut-il donc brûler tout ce qui me reste de lui?

Bégearss

Quoi! madame, détruisez-vous ce fils qui vous le représente? Ne lui devez-vous pas un sacrifice qui le préserve de mille affreux dangers? Vous vous le devez à vous-même, et la sécurité de votre vie entière est attachée peut-être à cet acte imposant! (Il ouvre le secret de l'écrin et en tire les lettres.)

La Comtesse, surprise.

Monsieur Bégearss, vous l'ouvrez mieux que moi!... Que je les lise encore!

Bégearss, sévèrement.

Non, je ne le permettrai pas.

La Comtesse

Seulement la dernière, où, traçant ses tristes adieux du sang qu'il répandit pour moi, il m'a donné la leçon du courage dont j'ai tant besoin aujourd'hui.

Bégearss, s'y opposant.

Si vous lisez un mot, nous ne brûlerons rien. Offrez au ciel un sacrifice entier, courageux, volontaire, exempt des faiblesses humaines! ou, si vous n'osez l'accomplir, c'est à moi d'être fort pour vous. Les voilà toutes dans le feu. (Il y jette le paquet.)

La Comtesse, vivement.

Monsieur Bégearss! cruel ami! c'est ma vie que vous consumez! Qu'il m'en reste au moins un lambeau. (Elle veut se précipiter sur les lettres enflammées. - Bégearss la retient à bras-le-corps.)

Bégearss

J'en jetterai la cendre au vent.

 

Scène VII

Suzanne, Le Comte, Figaro, La Comtesse, Bégearss.

Suzanne accourt.

C'est monsieur, il me suit; mais amené par Figaro.

Le Comte, les surprenant en cette posture.

Qu'est-ce donc que je vois, madame! D'où vient ce désordre? quel est ce feu, ce coffre, ces papiers? Pourquoi ce débat et ces pleurs? (Bégearss et la Comtesse restent confondus.) Vous ne répondez point?

Bégearss se remet, et dit d'un ton pénible.

J'espère, monsieur, que vous n'exigez pas qu'on s'explique devant vos gens. J'ignore quel dessein vous fait surprendre ainsi madame! Quant à moi, je suis résolu de soutenir mon caractère en rendant un hommage pur à la vérité, quelle qu'elle soit.

Le Comte, à Figaro et à Suzanne.

Sortez tous deux.

Figaro

Mais, monsieur, rendez-moi du moins la justice de déclarer que je vous ai remis le récépissé du notaire sur le grand objet de tantôt.

Le Comte

Je le fais volontiers, puisque c'est réparer un tort. (A Bégearss.) Soyez certain, monsieur, que voilà le récépissé. (Il le remet dans sa poche. - Figaro et Suzanne sortent chacun de leur côté.)

Figaro, bas à Suzanne, en s'en allant.

S'il échappe à l'explication!...

Suzanne, bas.

Il est bien subtil!

Figaro, bas.

Je l'ai tué!

 

Scène VIII

La Comtesse, Le Comte, Bégearss.

Le Comte, d'un ton sérieux.

Madame, nous sommes seuls.

Bégearss, encore ému.

C'est moi qui parlerai. Je subirai cet interrogatoire. M'avez-vous vu, monsieur, trahir la vérité dans quelque occasion que ce fût?

Le Comte, sèchement.

Monsieur... je ne dis pas cela.

Bégearss, tout à fait remis.

Quoique je sois loin d'approuver cette inquisition peu décente, l'honneur m'oblige à répéter ce que je disais à madame, en répondant à sa consultation :

"Tout dépositaire de secrets ne doit jamais conserver de papiers s'ils peuvent compromettre un ami qui n'est plus, et qui les mit sous notre garde. Quelque chagrin qu'on ait à s'en défaire, et quelque intérêt même qu'on eût à les garder, le saint respect des morts doit avoir le pas devant tout." (Il montre Le Comte.) Un accident inopiné ne peut-il pas en rendre un adversaire possesseur? (Le Comte le tire par la manche pour qu'il ne pousse pas l'explication plus loin.) Auriez-vous dit, monsieur, autre chose en ma position? Qui cherche des conseils timides ou le soutien d'une faiblesse honteuse, ne doit point s'adresser à moi! vous en avez des preuves l'un et l'autre, et vous surtout, monsieur Le Comte! (Le Comte lui fait un signe.) Voilà sur la demande que m'a faite madame, et sans chercher à pénétrer ce que contenaient ces papiers, ce qui m'a fait lui donner un conseil pour la sévère exécution duquel je l'ai vue manquer de courage; je n'ai pas hésité d'y substituer le mien, en combattant ses délais imprudents. Voilà quels étaient nos débats; mais, quelque chose qu'on en pense, je ne regretterai point ce que j'ai dit, ce que j'ai fait. (Il lève les bras.) Sainte amitié! tu n'es rien qu'un vain titre, si l'on ne remplit pas tes austères devoirs. - Permettez que je me retire.

Le Comte, exalté.

O le meilleur des hommes! Non, vous ne nous quitterez ras. - Madame, il va nous appartenir de plus près; je lui donne ma Florestine.

La Comtesse, avec vivacité.

Monsieur, vous ne pouviez pas faire un plus digne emploi du pouvoir que la loi vous donne sur elle. Ce choix a mon assentiment si vous le jugez nécessaire et le plus tôt vaudra le mieux.

Le Comte, hésitant.

Eh bien!... ce soir... sans bruit... votre aumônier...

La Comtesse, avec ardeur.

Eh bien! moi qui lui sers de mère, je vais la préparer à l'auguste cérémonie: mais laisserez-vous votre ami seul généreux envers ce digne enfant? J'ai du plaisir à penser le contraire.

Le Comte, embarrassé.

Ah! madame... croyez...

La Comtesse, avec joie.

Oui, monsieur, je le crois. C'est aujourd'hui la fête de mon fils; ces deux événements réunis me rendent cette journée bien chère. (Elle sort.)

 

Scène IX

Le Comte, Bégearss

Le Comte, la regardant aller.

Je ne reviens pas de mon étonnement. Je m'attendais à des débats, à des objections sans nombre; et je la trouve juste, bonne, généreuse envers mon enfant! Moi qui lui sers de mère, dit-elle... Non, ce n'est point une méchante femme! elle a dans ses actions une dignité qui m'impose... un ton qui brise les reproches, quand on voudrait l'en accabler. Mais, mon ami, je m'en dois à moi-même, pour la surprise que j'ai montrée en voyant brûler ces papiers.

Bégearss

Quant à moi, je n'en ai point eu, voyant avec qui vous veniez. Ce reptile vous a sifflé que j'étais là pour trahir vos secrets? De si basses imputations n'atteignent point un homme de ma hauteur: je les vois ramper loin de moi. Mais, après tout, monsieur, que vous importaient ces papiers? n'aviez-vous pas pris malgré moi tous ceux que vous vouliez garder? Ah! plût au ciel qu'elle m'eût consulté plus tôt! vous n'auriez pas contre elle des preuves sans réplique!

Le Comte, avec douleur.

Oui, sans réplique! (Avec ardeur.) Otons-les de mon sein: elles me brûlent la poitrine. (Il tire la lettre de son sein, et la met dans sa poche.)

Bégearss continue avec douceur.

Je combattrais avec plus d'avantage en faveur du fils de la loi; car enfin il n'est pas comptable du triste sort qui l'a mis dans vos bras.

Le Comte, reprend sa fureur.

Lui dans mes bras? jamais!

Bégearss

Il n'est point coupable non plus dans son amour pour Florestine; et cependant, tant qu'il reste près d'elle, puis-je m'unir à cette enfant, qui, peut-être éprise elle-même, ne cédera qu'à son respect pour vous? La délicatesse blessée...

Le Comte

Mon ami, je t'entends! et ta réflexion me décide à le faire partir sur-le-champ. Oui, je serai moins malheureux quand ce fatal objet ne blessera plus mes regards. Mais comment entamer ce sujet avec elle? Voudra-t-elle s'en séparer? Il faudra donc faire un éclat?

Bégearss

Un éclat!... non... mais le divorce, accrédité chez cette nation hasardeuse, vous permettra d'user de ce moyen.

Le Comte

Moi, publier ma honte! Quelques lâches l'ont fait! c'est le dernier degré de l'avilissement du siècle. Que l'opprobre soit le partage de qui donne un pareil scandale, et des fripons qui le provoquent!

Bégearss

J'ai fait envers elle, envers vous, ce que l'honneur me prescrivait. Je ne suis point pour les moyens violents, surtout quand il s'agit d'un fils...

Le Comte

Dites d'un étranger, dont je vais hâter le départ.

Bégearss

N'oubliez pas cet insolent valet.

Le Comte

J'en suis trop las pour le garder. Toi, cours, ami, chez mon notaire; retire, avec mon reçu que voila, mes trois millions d'or déposés. Alors tu peux à juste titre être généreux au contrat, qu'il nous faut brusquer aujourd'hui... car te voilà bien possesseur... (Il lui remet le reçu, le prend sous le bras, et ils sortent.) Et ce soir à minuit, sans bruit, dans la chapelle de madame... (On n'entend pas le reste.)

 

Acte quatrième

Le théâtre représente le même cabinet de la Comtesse.

 

Scène I

Figaro, seul, agité, regardant de côté et d'autre.

Elle me dit: "Viens à six heures au cabinet: c'est le plus sûr pour nous parler..." Je brusque tout dehors, et Je rentre en sueur! Où est-elle? (Il se promène en s'essuyant.) Ah! parbleu, je ne suis pas fout je les ai vus sortir d'ici, monsieur le tenant sous le bras!... Eh bien! pour un échec, abandonnons-nous la partie? Un orateur fuit-il lâchement la tribune pour un argument tué sous lui? Mais quel détestable endormeur! (Vivement.) Parvenir à brûler les lettres de madame, pour qu'elle ne voie pas qu'il en manque; et se tirer d'un éclaircissement!... C'est l'enfer concentré tel que Milton nous l'a dépeint! (D'un ton badin.) J'avais raison tantôt, dans ma colère: Honoré Bégearss est le diable que les Hébreux nommaient Légion; et, si l'on y regardait bien, on verrait le lutin avoir le pied fourchu, seule partie, disait ma mère, que les démons ne peuvent déguiser. (Il rit.) Ah! ah! ah! ma gaieté me revient; d'abord, parce que j'ai mis l'or du Mexique en sûreté chez Fal; ce qui nous donnera du temps. (Il frappe d'un billet sur sa main); et puis... Docteur en toute hypocrisie! Vrai major d'infernal Tartuffe! grâce au hasard qui régit tout, à ma tactique, à quelques louis semés, voici qui me promet une lettre de toi, où, dit-on, tu poses le masque, à ne rien laisser désirer! (Il ouvre le billet et dit :) Le coquin qui l'a lue en veut cinquante louis?... eh bien! il les aura, si la lettre les vaut; une année de mes gages sera bien employée, si je parviens à détromper un maître à qui nous devons tant... Mais où es-tu, Suzanne, pour en rire? O che piacere!... A demain donc! car je ne vois pas que rien périclite ce soir... Et pourquoi perdre un temps? Je m'en suis toujours repenti... (Très vivement.) Point de délai, courons attacher le pétard, dormons dessus: la nuit porte conseil, et demain matin nous verrons qui des deux fera sauter l'autre.

 

Scène II

Bégearss, Figaro.

Bégearss, raillant.

Eeeh! c'est mons Figaro! La place est agréable, puisqu'on y retrouve monsieur.

Figaro, du même ton.

Ne fût-ce que pour avoir la joie de l'en chasser une autre fois.

Bégearss

De la rancune pour si peu! Vous êtes bien bon d'y songer! chacun n'a-t-il pas sa manie?

Figaro

Et celle de monsieur est de ne plaider qu'à huis clos?

Bégearss, lui frappant sur l'épaule.

Il n'est pas essentiel qu'un sage entende tout, quand il sait si bien deviner.

Figaro

Chacun se sert des petits talents que le ciel lui a départis.

Bégearss

Et l'intrigant compte-t-il gagner beaucoup avec ceux qu'il nous montre ici?

Figaro

Ne mettant rien à la partie, j'ai tout gagné... si je fais perdre l'autre.

Bégearss, piqué.

On verra le jeu de monsieur.

Figaro

Ce n'est pas de ces coups brillants qui éblouissent la galerie. (Il prend un air niais.) Mais chacun pour soi, Dieu pour tous, comme a dit le roi Salomon,

Bégearss, souriant.

Belle sentence! N'a-t-il pas dit aussi: le soleil luit pour tout le monde?

Figaro, fièrement.

Oui, en dardant sur le serpent prêt à mordre la main de son imprudent bienfaiteur! (Il sort.)

 

Scène III

Bégearss, seul, le regardant aller.

Il ne farde plus ses desseins! Notre homme est fier? Bon signe, il ne sait rien des miens; il aurait la mine bien longue s'il était instruit qu'à minuit... (Il cherche dans ses poches vivement.) Eh bien! qu'ai-je fait du papier? Le voici. (Il lit.) "Reçu de monsieur Fal, notaire, les trois millions d'or spécifiés dans le bordereau ci-dessus. A Paris, le... Almaviva." - C'est bon; je tiens la pupille et l'argent! Mais ce n'est point assez: cet homme est faible, il ne finira rien pour le reste de sa fortune. La Comtesse lui en impose; il la craint, l'aime encore... Elle n'ira point au couvent, si je ne les mets aux prises, et ne le force à s'expliquer... brutalement. (Il se promène.) - Diable! ne risquons pas ce soir un dénouement aussi scabreux! En précipitant trop les choses, on se précipite avec elles! Il sera temps demain, quand j'aurai bien serré le doux lien sacramentel qui va les enchaîner à moi! (Il appuie ses deux mains sur sa poitrine.) Eh bien, maudite joie, qui me gonfles le coeur! ne peux-tu donc te contenir?... Elle m'étouffera, la fougueuse, ou me livrera comme un sot, si je ne la laisse un peu s'évaporer pendant que je suis seul ici. Sainte et douce crédulité! l'époux te doit la magnifique dot! Pâle déesse de la nuit, il te devra bientôt sa froide épouse. (Il frotte ses mains de joie.) Bégearss! heureux Bégearss!... Pourquoi l'appelez-vous Bégearss? n'est-il donc pas plus d'à moitié le seigneur Comte Almaviva? (D'un ton terrible.) Encore un pas, Bégearss! et tu l'es tout à fait. - Mais il te faut auparavant... Ce Figaro pèse sur ma poitrine! car c'est lui qui l'a fait venir!... Le moindre trouble me perdrait... Ce valet-là me portera malheur... C'est le plus clairvoyant coquin!... Allons, allons, qu'il parte avec son chevalier errant!

 

Scène IV

Bégearss, Suzanne.

Suzanne, accourant, fait un cri d'étonnement de voir un autre que Figaro.

Ah! (A part.) Ce n'est pas lui!

Bégearss

Quelle surprise? Et qu'attendais-tu donc?

Suzanne, se remettant.

Personne. On se croit seule ici...

Bégearss

Puisque je t'y rencontre, un mot avant le comité.

Suzanne

Que parlez-vous de comité? Réellement, depuis deux ans, on n'entend plus du tout la langue de ce pays.

Bégearss, riant sardoniquement.

Hé! hé! (Il pétrit dans sa boîte une prise de tabac, d'un air content de lui.) Ce comité, ma chère, est une conférence entre la Comtesse, son fils, notre jeune pupille et moi, sur le grand objet que tu sais.

Suzanne

Après la scène que j'ai vue, osez-vous encore l'espérer?

Bégearss, bien fat.

Oser l'espérer!... Non. Mais seulement... je l'épouse ce soir.

Suzanne, virement.

Malgré son amour pour Léon?

Bégearss

Bonne femme, qui me disais: Si vous faites cela, monsieur...

Suzanne

Eh! qui eût pu l'imaginer?

Bégearss, prenant son tabac en plusieurs fois.

Enfin que dit-on? parle-t-on? Toi qui vis dans l'intérieur, qui as l'honneur des confidences, y pense-t-on du bien de moi? car c'est là le point important.

Suzanne

L'important serait de savoir quel talisman vous employez pour dominer tous les esprits. Monsieur ne parle de vous qu'avec enthousiasme, ma maîtresse vous porte aux nues, son fils n'a d'espoir qu'en vous seul, notre pupille vous révère!...

Bégearss, d'un ton bien fat, secouant le tabac de son jabot.

Et toi, Suzanne, qu'en dis-tu?

Suzanne

Ma foi, monsieur, je vous admire! Au milieu du désordre affreux que vous entretenez ici, vous seul êtes calme et tranquille; il me semble entendre un génie qui fait tout mouvoir à son gré.

Bégearss, bien fat.

Mon enfant, rien n'est plus aisé. D'abord, il n'est que deux pivots sur qui roule tout dans le monde: la morale et la politique. La morale, tant soit peu mesquine, consiste à être juste et vrai; elle est, dit-on, la clef de quelques vertus routinières,

Suzanne

Quant à la politique?...

Bégearss, avec chaleur.

Ah! c'est l'art de créer des faits, de dominer, en se jouant les événements et les hommes; l'intérêt est son but, l'intrigue son moyen: toujours sobre de vérités, ses vastes et riches conceptions sont un prisme qui éblouit. Aussi profonde que l'Etna, elle brûle et gronde longtemps avant d'éclater au-dehors; mais alors rien ne lui résiste. Elle exige de hauts talents: le scrupule seul peut lui nuire; (en riant) c'est le secret des négociateurs.

Suzanne

Si la morale ne vous échauffe pas, l'autre, en revanche, excite en vous un assez vif enthousiasme!

Bégearss, averti, revient a lui.

Eh!... ce n'est pas elle; c'est toi! - Ta comparaison d'un génie... - Le chevalier vient; laisse-nous.

 

Scène V

Léon, Bégearss.

Léon

Monsieur Bégearss, je suis au désespoir!

Bégearss, d'un ton protecteur.

Qu'est-il arrivé, jeune ami?

Léon

Mon père vient de me signifier, avec une dureté!... que j'eusse à faire, sous deux jours, tous les apprêts de mon départ pour Malte. Point d'autre train, dit-il, que Figaro, qui m'accompagne, et un valet qui courra devant nous.

Bégearss

Cette conduite est en effet bizarre pour qui ne sait pas son secret; mais nous qui l'avons pénétré, notre devoir est de le plaindre. Ce voyage est le fruit d'une frayeur bien excusable: Malte et vos voeux ne sont que le prétexte; un amour qu'il redoute est son véritable motif.

Léon, avec douleur.

Mais, mon ami, puisque vous l'épousez?

Bégearss, confidentiellement.

Si son frère le croit utile à suspendre un fâcheux départ!... Je ne verrais qu'un seul moyen...

Léon

O mon ami! dites-le-moi.

Bégearss

Ce serait que madame votre mère vainquît cette timidité qui l'empêche, avec lui, d'avoir une opinion à elle; car sa douceur vous nuit bien plus que ne ferait un caractère trop ferme. - Supposons qu'on lui ait donné quelque prévention injuste: qui a le droit, comme une mère, de rappeler un père à la raison? Engagez-la à le tenter... non pas aujourd'hui, mais... demain, et sans y mettre de faiblesse,

Léon

Mon ami, vous avez raison: cette crainte est son vrai motif. Sans doute, il n'y a que ma mère qui puisse le faire changer. La voici qui vient avec celle... que je n'ose plus adorer. (Avec douleur.) O mon ami! rendez-la bien heureuse!

Bégearss, caressant.

En lui parlant tous les jours de son frère.

 

Scène VI

La Comtesse, Florestine, Bégearss, Suzanne, Léon.

La Comtesse, coiffée, parée, portant une robe rouge et noire, et son bouquet de même couleur.

Suzanne, donne mes diamants. (Suzanne va les chercher.)

Bégearss, affectant de la dignité.

Madame, et vous mademoiselle, je vous laisse avec cet ami; je confirme d'avance tout ce qu'il va vous dire. Hélas! ne pensez point au bonheur que j'aurais de vous appartenir à tous; votre repos doit seul vous occuper. Je n'y veux concourir que sous la forme que vous adopterez: mais, soit que mademoiselle accepte ou non mes offres, recevez ma déclaration que toute la fortune dont je viens d'hériter lui est destinée de ma part, dans un contrat, ou par un testament; je vais en faire dresser les actes: mademoiselle choisira. Après ce que je viens de dire, il ne conviendrait pas que ma présence ici gênât un parti qu'elle doit rendre en toute liberté: mais, quel qu'il soit, ô mes amis! sachez qu'il est sacré pour moi: je l'adopte sans restrictions. (Il salue profondément et sort.)

 

Scène VII

La Comtesse, Léon, Florestine.

La Comtesse le regarde aller.

C'est un ange envoyé du ciel pour réparer tous nos malheurs.

Léon, avec une douleur ardente.

O Florestine! il faut céder: ne pouvant être l'un à l'autre, nos premiers élans de douleur nous avaient fait jurer de n'être jamais à personne; j'accomplirai ce serment pour nous deux. Ce n'est pas tout à fait vous perdre, puisque je retrouve une soeur où j'espérais posséder une épouse. Nous pourrons encore nous aimer.

 

Scène VIII

La Comtesse, Léon, Florestine, Suzanne. (Suzanne apporte l'écrin.)

La Comtesse, en parlant, met ses boucles d'oreilles, ses bagues, son bracelet, sans rien regarder.

Florestine! épouse Bégearss, ses procédés l'en rendent digne: et puisque cet hymen fait le bonheur de ton parrain, il faut l'achever aujourd'hui. (Suzanne sort et emporte l'écrin.)

 

Scène IX

La Comtesse, Léon, Florestine.

La Comtesse, à Léon.

Nous, mon fils, ne sachons jamais ce que nous devons ignorer. Tu pleures, Florestine!

Florestine, pleurant.

Ayez pitié de moi, madame! Eh! comment soutenir autant d'assauts dans un seul jour? A peine j'apprends qui je suis, qu'il faut renoncer à moi-même et me livrer... Je meurs de douleur et d'effroi. Dénuée d'objections contre monsieur Bégearss, je sens mon coeur à l'agonie en pensant qu'il peut devenir... Cependant il le faut, il faut me sacrifier au bien de ce frère chéri, à son bonheur... que je ne puis plus faire. Vous dites que je pleure! Ah! je fais plus pour lui que si je lui donnais ma vie! Maman, ayez pitié de nous..., bénissez vos enfants! ils sont bien malheureux! (Elle se jette à genoux. Léon en fait autant.)

La Comtesse, leur imposant les mains.

Je vous bénis, mes chers enfants. Ma Florestine, je t'adopte. Si tu savais à quel point tu m'es chère! Tu seras heureuse, ma fille, et du bonheur de la vertu; celui-là peut dédommager des autres. (Ils se relèvent.)

Florestine

Mais, croyez-vous, madame, que mon dévouement le ramène à Léon, à son fils? car il ne faut pas se flatter: son injuste prévention va quelquefois jusqu'à la haine.

La Comtesse

Chère fille, j'en ai l'espoir.

Léon

C'est l'avis de monsieur Bégearss: il me l'a dit; mais il m'a dit aussi qu'il n'y a que maman qui puisse opérer ce miracle. Aurez-vous donc la force de lui parler en ma faveur?

La Comtesse

Je l'ai tenté souvent, mon fils, mais sans aucun fruit apparent.

Léon

O ma digne mère! c'est votre douceur qui m'a nui. La crainte de le contrarier vous a trop empêchée d'user de la juste influence que vous donnent votre vertu et le respect profond dont vous êtes entourée. Si vous lui parliez avec force, il ne vous résisterait pas.

La Comtesse

Vous le croyez, mon fils? je vais l'essayer devant vous. Vos reproches m'affligent presque autant que son injustice. Mais pour que vous ne gêniez pas le bien que je dirai de vous, mettez-vous dans mon cabinet; vous m'entendrez, de là, plaider une cause si juste: vous n'accuserez plus une mère de manquer d'énergie quand il faut défendre son fils! (Elle sonne.) Florestine, la décence ne te permet pas de rester: va t'enfermer; demande au ciel qu'il m'accorde quelque succès et rende enfin la paix à ma famille désolée. (Florestine sort.)

 

Scène X

Suzanne, La Comtesse, Léon.

Suzanne

Que veut madame? elle a sonné.

La Comtesse

Prie monsieur, de ma part, de passer un moment ici.

Suzanne, effrayée.

Madame! vous me faites trembler! Ciel! que va-t-il donc se passer? Quoi! monsieur qui ne vient jamais... sans...

La Comtesse

Fais ce que je te dis, Suzanne, et ne prends nul souci du reste. (Suzanne sort, en levant les bras au ciel de terreur.)

 

Scène XI

La Comtesse, Léon.

La Comtesse

Vous allez voir, mon fils, si votre mère est faible en défendant vos intérêts! Mais laissez-moi me recueillir, me préparer, par la prière, à cet important plaidoyer. (Léon entre au cabinet de sa mère.)

 

Scène XII

La Comtesse, seule, une genou sur son fauteuil.

Ce moment me semble terrible comme le jugement dernier! Mon sang est prêt à s'arrêter... O mon Dieu! donnez-moi la force de frapper au coeur d'un époux! (Plus bas.) Vous seul connaissez les motifs qui m'ont toujours fermé la bouche! Ah! s'il ne s'agissait du bonheur de mon fils, vous savez, ô mon Dieu! si j'oserais dire un seul mot pour moi! Mais enfin, s'il est vrai qu'une faute pleurée vingt ans ait obtenu de vous un pardon généreux, comme un ami sage m'en assure, ô mon Dieu, donnez-moi la force de frapper au coeur d'un époux!

 

Scène XIII

La Comtesse, Le Comte, Léon caché.

Le Comte, sèchement.

Madame, on dit que vous me demandez?

La Comtesse, timidement.

J'ai cru, monsieur, que nous serions plus libres dans ce cabinet que chez vous.

Le Comte

M'y voilà, madame; parlez.

La Comtesse, tremblante.

Asseyons-nous, monsieur, je vous conjure, et prêtez-moi votre attention.

Le Comte, impatient,

Non, j'entendrai debout; vous savez qu'en parlant je ne saurais tenir en place.

La Comtesse, s'asseyant, avec un soupir, et parlant bas. Il s'agit de mon fils... monsieur.

Le Comte, brusquement.

De votre fils, madame?

La Comtesse

Et quel autre intérêt pourrait vaincre ma répugnance à engager un entretien que vous ne recherchez jamais? Mais je viens de le voir dans un état à faire compassion: l'esprit troublé, le coeur serré de l'ordre que vous lui donnez de partir sur-le-champ; surtout du ton de dureté qui accompagne cet exil. Eh! comment a-t-il encouru la disgrâce d'un p... d'un homme si juste? Depuis qu'un exécrable duel nous a ravi notre autre fils...

Le Comte, les mains sur le visage, avec un air de douleur.

Ah!...

La Comtesse

Celui-ci, qui jamais ne dût connaître le chagrin, a redoublé de soins et d'attentions pour adoucir l'amertume des nôtres!

Le Comte, se promenant doucement.

Ah!...

La Comtesse

Le caractère emporté de son frère, son désordre, ses goûts et sa conduite déréglée nous en donnaient souvent de bien cruels. Le ciel sévère, mais sage en ses décrets, en nous privant de cet enfant, nous en a peut-être épargné de plus cuisants pour l'avenir.

Le Comte, avec douleur.

Ah!... ah!...

La Comtesse

Mais enfin, celui qui nous reste a-t-il jamais manqué à ses devoirs? Jamais le plus léger reproche fut-il mérité de sa part? Exemple des hommes de son âge, il a l'estime universelle: il est aimé, recherché, consulté. Son p... protecteur naturel, mon époux seul, paraît avoir les yeux fermés sur un mérite transcendant, dont l'éclat frappe tout le monde. (Le Comte se promène plus vite sans parler. - La Comtesse, prenant courage de son silence, continue d'un ton plus ferme, et l'élève par degrés.) En tout autre sujet, monsieur, je tiendrais à fort grand honneur de vous soumettre mon avis, de modeler mes sentiments, ma faible opinion sur la vôtre; mais il s'agit... d'un fils... (Le Comte s'agite en marchant.) Quand il avait un frère aîné, l'orgueil d'un très grand nom le condamnant au célibat, l'ordre de Malte était son sort. Le préjugé semblait alors couvrir l'injustice de ce partage entre deux fils (timidement) égaux en droits.

Le Comte s'agite plus fort. A part, d'un ton étouffé.

Egaux en droits!...

La Comtesse, un peu plus fort.

Mais depuis deux années qu'un accident affreux... les lui a tous transmis, n'est-il pas étonnant que vous n'ayez rien entrepris pour le relever de ses voeux? Il est de notoriété que vous n'avez quitté l'Espagne que pour dénaturer vos biens, par la vente ou par des échanges. Si c'est pour l'en priver, monsieur, la haine ne va pas plus loin! Puis, vous le chassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p... par vous habitée. Permettez-moi de vous le dire, un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu'a-t-il fait pour le mériter?

Le Comte s'arrête; d'un ton terrible.

Ce qu'il a fait!

La Comtesse, effrayée.

Je voudrais bien, monsieur, ne pas vous offenser!

Le Comte, plus fort.

Ce qu'il a fait, madame? Et c'est vous qui le demandez?

La Comtesse, en désordre.

Monsieur, monsieur! vous m'effrayez beaucoup!

Le Comte, avec fureur.

Puisque vous avez provoqué l'explosion du ressentiment qu'un respect humain enchaînait, vous entendrez son arrêt et le vôtre.

La Comtesse, plus troublée.

Ah! monsieur! Ah! monsieur!

Le Comte

Vous demandez ce qu'il a fait?

La Comtesse, levant les bras.

Non, monsieur, ne me dites rien!

Le Comte, hors de lui.

Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous osez nommer mon fils!

La Comtesse, au désespoir, veut se lever.

Laissez-moi m'enfuir, je vous prie.

Le Comte, la clouant sur son fauteuil.

Non, vous ne fuirez pas; vous n'échapperez point à la conviction qui vous presse. (Lui montrant sa lettre.) Connaissez-vous cette écriture? Elle est tracée de votre main coupable! et ces caractères sanglants qui lui servirent de réponse...

La Comtesse, anéantie.

Je vais mourir! je vais mourir!

Le Comte, avec force.

Non, non! vous entendrez les traits que j'en ai soulignés! (Il lit avec égarement.) "Malheureux insensé! notre sort est rempli; votre crime, le mien, reçoit sa punition. Aujourd'hui, jour de saint Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir..." (Il parle.) Et cet enfant est né le jour de saint Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera-Cruz! (Pendant qu'il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.)

La Comtesse, priant, les mains jointes.

Grand Dieu! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni!

Le Comte

... Et de la main du corrupteur. (Il lit.) "L'ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr."

La Comtesse, priant.

Frappe, mon Dieu, car je l'ai mérité!

Le Comte, lit.

"Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'on va donner à ce fils, héritier 'un autre..."

La Comtesse, priant.

Accepte l'horreur que j'éprouve, en expiation de ma faute!

Le Comte, lit.

"Puis-je espérer que le nom de Léon..." (Il parle.) Et ce fils s'appelle Léon!

La Comtesse, égarée, les yeux fermés.

O Dieu! mon crime fut bien grand, s'il égala ma punition! Que ta volonté s'accomplisse!

Le Comte, plus fort.

Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui?

La Comtesse, priant toujours.

Qui suis-je pour m'y opposer, lorsque ton bras s'appesantit?

Le Comte

Et, lorsque vous plaidez pour l'enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait!

La Comtesse, en le détachant, le regarde.

Monsieur, monsieur, je le rendrai; je sais que je n'en suis pas digne. (Dans le plus grand égarement.) Ciel! que m'arrive-t-il? Ah! je perds la raison! Ma conscience troublée fait naître des fantômes! - Réprobation anticipée! - Je vois ce qui n'existe pas... Ce n'est plus vous, c'est lui qui me fait signe de le suivre, d'aller le rejoindre au tombeau!

Le Comte, effrayé.

Comment? Eh bien! non, ce n'est pas...

La Comtesse, en délire.

Ombre terrible! éloigne-toi!...

Le Comte crie avec douleur.

Ce n'est pas ce que vous croyez!

La Comtesse jette le bracelet par terre.

Attends... Oui, je t'obéirai...

Le Comte, plus troublé.

Madame, écoutez-moi...

La Comtesse

J'irai... Je t'obéis... Je meurs. (Elle reste évanouie.)

Le Comte, effrayé, ramasse le bracelet.

J'ai passé la mesure. Elle se trouve mal... Ah! Dieu, courons lui chercher du secours. (Il sort, il s'enfuit. - Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.)

 

Scène XIV

Léon, accourant; La Comtesse, évanouie.

Léon, avec force.

O ma mère! ma mère! c'est moi qui te donne la mort!

(Il l'enlève et la remet sur son fauteuil, évanouie.) Que ne suis-je parti sans rien exiger de personne! j'aurais prévenu ces horreurs!

 

Scène XV

Le Comte, Suzanne, Léon, La Comtesse, évanouie.

Le Comte, en rentrant, s'écrie:

Et son fils!

Léon, égaré.

Elle est morte! Ah! je ne lui survivrai pas! (Il l'embrasse en criant.)

Le Comte, effrayé.

Des sels! des sels! Suzanne! Un million si vous la sauvez!

Léon

O malheureuse mère!

Suzanne

Madame, aspirez ce flacon. Soutenez-la, monsieur; je vais tâcher de la desserrer.

Le Comte, égaré.

Romps tout, arrache tout! Ah! j'aurais dû la ménager!

Léon, criant avec délire.

Elle est morte! elle est morte!

 

Scène XVI

Le Comte, Suzanne, Léon, La Comtesse, évanouie, Figaro, accourant.

Figaro

Eh! qui morte? madame? Apaisez donc ces cris! c'est vous qui la ferez mourir! (Il lui prend le bras.) Non, elle ne l'est pas: ce n'est qu'une suffocation; le sang qui monte avec violence. Sans perdre de temps, il faut la soulager. Je vais chercher ce qu'il lui faut.

Le Comte, hors de lui.

Des ailes, Figaro! ma fortune est à toi.

Figaro, vivement.

J'ai bien besoin de vos promesses lorsque madame est en péril! (Il sort en courant.)

 

Scène XVII

Le Comte, Léon, La Comtesse, évanouie, Suzanne.

Léon, lui tenant le flacon sous le nez.

Si l'on pouvait la faire respirer! O Dieu! rends-moi ma malheureuse mère!... La voici qui revient.

Suzanne, pleurant.

Madame! allons, madame!...

La Comtesse, revenant à elle.

Ah! qu'on a de peine à mourir!

Léon, égaré.

Non, maman, vous ne mourrez pas!

La Comtesse, égarée.

O ciel! Entre mes juges! entre mon époux et mon fils! tout est connu... et, criminelle envers tous deux... (Elle se jette à terre et se prosterne.) Vengez-vous l'un et l'autre! Il n'est plus de pardon pour moi! (Avec horreur.) Mère coupable! épouse indigne! un instant nous a tous perdus. J'ai mis l'horreur dans ma famille! j'allumai la guerre intestine entre le père et les enfants! Ciel juste, il Fallait bien que ce crime fût découvert! Puisse ma mort expier mon forfait!

Le Comte, au désespoir.

Non, revenez à vous! votre douleur a déchiré mon âme! Asseyons-la, Léon!... mon fils! (Léon fait un grand mouvement.) Suzanne, asseyons-la. (Ils la remettent sur le fauteuil.)

 

Scène XVIII

Les Précédents, Figaro.

Figaro, accourant.

Elle a repris sa connaissance?

Suzanne

Ah! Dieu! j'étouffe aussi. (Elle se desserre.)

Le Comte crie.

Figaro! vos secours!

Figaro, étouffé.

Un moment, calmez-vous. Son état n'est plus si pressant. Moi qui étais dehors, grand Dieu! Je suis rentré bien à propos!... Elle m'avait fort effrayé! Allons, madame, du courage!

La Comtesse, priant, renversée.

Dieu de bonté, fais que je meure!

Léon, en l'asseyant mieux.

Non, maman, vous ne mourrez pas, et nous réparerons nos torts. Monsieur! vous que je n'outragerai plus en vous donnant un autre nom, reprenez vos titres, vos biens; je n'y avais nul droit: hélas! je l'ignorais. Mais, par pitié, n'écrasez point d'un déshonneur public cette infortunée qui fut vôtre... Une erreur expiée par vingt années de larmes est-elle encore un crime, a lors qu'on fait justice? Ma mère et moi, nous nous bannissons de chez vous.

Le Comte, exalté.

Jamais! Vous n'en sortirez point.

Léon

Un couvent sera sa retraite; et moi, sous mon nom de Léon, sous le simple habit d'un soldat, je défendrai la liberté de notre nouvelle patrie. Inconnu, je mourrai pour elle, ou je la servirai en zélé citoyen. (Suzanne pleure dans un coin; Figaro est absorbé dans l'autre.)

La Comtesse, péniblement.

Léon! mon cher enfant! ton courage me rend la vie. Je puis encore la supporter, puisque mon fils a la vertu de ne pas détester sa mère. Cette fierté dans le malheur sera ton noble patrimoine. Il m'épousa sans biens; n'exigeons rien de lui. Le travail de mes mains soutiendra ma faible existence, et toi, tu serviras l'Etat.

Le Comte, avec désespoir.

Non, Rosine! jamais! C'est moi qui suis le vrai coupable! De combien de vertus je privais ma triste vieillesse!

La Comtesse

Vous en serez enveloppé. - Florestine et Bégearss vous restent. Floresta, votre fille, l'enfant chéri de votre coeur!...

Le Comte, étonné.

Comment?... d'où savez-vous?... qui vous l'a dit?...

La Comtesse

Monsieur, donnez-lui tous vos biens; mon fils et moi n'y mettrons point d'obstacle; son bonheur nous consolera. Mais, avant de nous séparer, que j'obtienne au moins une grâce! Apprenez-moi comment vous êtes possesseur d'une lettre que je croyais brûlée avec les autres? Quelqu'un m'a-t-il trahie?

Figaro, s'écriant.

Oui! l'infâme Bégearss! Je l'ai surpris tantôt qui la remettait à monsieur.

Le Comte, parlant vite.

Non, je la dois au seul hasard. Ce matin, lui et moi, pour un tout autre objet, nous examinions votre écrin, sans nous douter qu'il eût un double fond. Dans le débat, et sous ses doigts, le secret s'est ouvert soudain, à son très grand étonnement. Il a cru le coffre brisé!

Figaro, criant plus fort.

Son étonnement d'un secret? Monstre! c'est lui qui l'a fait faire!

Le Comte

Est-il possible?

La Comtesse

Il est trop vrai!

Le Comte

Des papiers frappent nos regards; il en ignorait l'existence; et, quand j'ai voulu les lui lire, il a refusé de les voir.

Suzanne, s'écriant.

Il les a lus cent fois avec madame!

Le Comte

Est-il vrai? Les connaissait-il?

La Comtesse

Ce fut lui qui me les remit, qui les apporta de l'armée, lorsqu'un infortuné mourut.

Le Comte

Cet ami sûr, instruit de tout?...

Figaro, La Comtesse, Suzanne, ensemble, criant.

C'est lui!

Le Comte

O scélératesse infernale! Avec quel art il m'avait engagé! A présent je sais tout.

Figaro

Vous le croyez!

Le Comte

Je connais son affreux projet. Mais, pour en être plus certain, déchirons le voile en entier. Par qui savez-vous donc ce qui touche ma Florestine?

La Comtesse, vite.

Lui seul m'en a fait confidence.

Léon, vite.

Il me l'a dit sous le secret.

Suzanne, vite.

Il me l'a dit aussi.

Le Comte, avec horreur.

O monstre! Et moi j'allais la lui donner! mettre ma fortune en ses mains!

Figaro, vivement.

Plus d'un tiers y serait déjà, si je n'avais porté, sans vous le dire, vos trois millions d'or en dépôt chez monsieur Fal; vous alliez l'en rendre le maître; heureusement je m'en suis douté; je vous ai donné son reçu...

Le Comte, vivement.

Le scélérat vient de me l'enlever pour en aller toucher la somme.

Figaro, désolé.

O proscription sur moi! Si l'argent est remis, tout ce que j'ai fait est perdu! Je cours chez monsieur Fal. Dieu veuille qu'il ne soit pas trop tard!

Le Comte, à Figaro.

Le traître n'y peut être encore.

Figaro

S'il a perdu un temps, nous le tenons. J'y cours. (Il veut sortir.)

Le Comte, vivement, l'arrête.

Mais, Figaro, que le fatal secret dont ce moment vient de t'instruire reste enseveli dans ton sein!

Figaro, avec une grande sensibilité.

Mon maître, il y a vingt ans qu'il est dans ce sein-là, et dix que je travaille à empêcher qu'un monstre n'en abuse! Attendez surtout mon retour, avant de prendre aucun parti.

Le Comte, vivement.

Penserait-il se disculper?

Figaro

Il fera tout pour le tenter. (Il tire une lettre de sa poche.) Mais voici le préservatif. Lisez le contenu de cette épouvantable lettre; le secret de l'enfer est là. Vous me saurez bon gré d'avoir tout fait pour me la procurer. (Il lui remet la lettre de Bégearss.) Suzanne! des gouttes à ta maîtresse. Tu sais comment je les prépare. (Il lui donne un flacon.) Passez-la sur sa chaise longue; et le plus grand calme autour d'elle. Monsieur, au moins ne recommencez pas; elle s'éteindrait dans nos mains!

Le Comte, exalté.

Recommencer! Je me ferais horreur!

Figaro, à la Comtesse.

Vous l'entendez, madame? Le voilà dans son caractère! Et c'est mon maître que j'entends. Ah! je l'ai toujours dit de lui: la colère, chez les bons coeurs, n'est qu'un besoin pressant de pardonner! (Il s'enfuit. - Le Comte et Léon la prennent sous les bras, ils sortent tous.)

 

Acte cinquième

Le théâtre représente le grand salon du premier acte.

 

Scène I

Le Comte, La Comtesse, Léon, Suzanne. (La Comtesse, sans rouge, dans le plus grand désordre de parure.)

Léon, soutenant sa mère.

Il fait trop chaud, maman, dans l'appartement intérieur. Suzanne, avance une bergère. (On l'assied.)

Le Comte, attendri, arrangeant les coussins.

Etes-vous bien assise? Eh quoi! pleurer encore?

La Comtesse, accablée.

Ah! laissez-moi verser des larmes de soulagement! Ces récits affreux m'ont brisée! cette infâme lettre surtout.

Le Comte, délirant.

Marié en Irlande, il épousait ma fille! Et tout mon bien placé sur la banque de Londres eût fait vivre un repaire affreux jusqu'à la mort du dernier de nous tous!... Et qui sait, grand Dieu, quels moyens?...

La Comtesse

Homme infortuné, calmez-vous! mais il est temps de faire descendre Florestine; elle avait le coeur si serré de ce qui devait lui arriver! Va la chercher, Suzanne; et ne l'instruis de rien.

Le Comte, avec dignité.

Ce que j'ai dit à Figaro, Suzanne, était pour vous comme pour lui.

Suzanne

Monsieur, celle qui vit madame pleurer, prier pendant vingt ans, a trop gémi de ses douleurs pour rien faire qui les accroisse! (Elle sort.)

 

Scène II

Le Comte, La Comtesse, Léon.

Le Comte, avec un vif sentiment.

Ah! Rosine, séchez vos pleurs; et maudit soit qui vous affligera!

La Comtesse

Mon fils! embrasse les genoux de ton généreux protecteur, et rends-lui grâce pour ta mère. (Il veut se mettre à genoux.)

Le Comte le relève.

Oublions le passé, Léon. Gardons-en le silence, et n'émouvons plus votre mère. Figaro demande un grand calme. Ah! Respectons surtout la jeunesse de Florestine, en lui cachant soigneusement les causes de cet accident.

 

Scène III

Florestine, Suzanne, Les Précédents.

Florestine, accourant.

Mon Dieu! maman, qu'avez-vous donc?

La Comtesse

Rien que d'agréable à t'apprendre; et ton parrain va t'en instruire.

Le Comte

Hélas! ma Florestine, je frémis du péril où j'allais plonger ta jeunesse. Grâce au ciel, qui dévoile tout, tu n'épouseras point Bégearss! Non, tu ne seras point la femme du plus épouvantable ingrat!...

Florestine

Ah! Ciel! Léon!...

Léon

Ma soeur, il nous a tous joués!

Florestine, au Comte.

Sa soeur!

Le Comte

Il nous trompait. Il trompait les uns par les autres, et tu étais le prix de ses horribles perfidies. Je vais le chasser de chez moi.

La Comtesse

L'instinct de ta frayeur te servait mieux que nos lumières. Aimable enfant, rends grâces au ciel qui te sauve d'un tel danger.

Léon

Ma soeur, il nous a tous joués!

Florestine, au Comte.

Monsieur, il m'appelle sa soeur!

La Comtesse, exaltée.

Oui, Floresta, tu es à nous. C'est là notre secret chéri. Voilà ton père, voilà ton frère; et moi, je suis ta mère pour la vie. Ah! garde-toi de l'oublier jamais! (Elle tend la main au Comte.) Almaviva, pas vrai qu'elle est ma fille?

Le Comte, exalté.

Et lui, mon fils; voilà nos deux enfants. (Tous se serrent dans les bras l'un de l'autre.)

 

Scène IV

Figaro, M. Fal, notaire; Les Précédents.

Figaro, accourant et jetant son manteau.

Malédiction! Il a le portefeuille. J'ai vu le traître l'emporter, quand je suis entré chez monsieur.

Le Comte

O monsieur Fal! vous vous êtes pressé!

M. Fal, vivement.

Non, monsieur, au contraire. Il est resté plus d'une heure avec moi, m'a fait achever le contrat, y insérer la donation qu'il fait. Puis il m'a remis mon reçu, au bas duquel était le vôtre, en me disant que la somme est à lui, qu'elle est un fruit d'hérédité, qu'il vous l'a remise en confiance...

Le Comte

O scélérat! Il n'oublie rien!

Figaro

Que de trembler sur l'avenir!

M. Fal

Avec ces éclaircissements, ai-je pu refuser le portefeuille qu'il exigeait? Ce sont trois millions au porteur. Si vous rompez le mariage et qu'il veuille garder l'argent, c'est un mal presque sans remède.

Le Comte, avec véhémence.

Que tout l'or du monde périsse, et que je sois débarrassé de lui!

Figaro, jetant son chapeau sur un fauteuil,

Dussé-je être pendu, il n'en gardera pas une obole. (A Suzanne.) Veille au-dehors, Suzanne. (Elle sort.)

M. Fal

Avez-vous un moyen de lui faire avouer devant de bons témoins qu'il tient ce trésor de monsieur? Sans cela, je défie qu'on puisse le lui arracher.

Figaro

S'il apprend par son Allemand ce qui se passe dans l'hôtel, il n'y rentrera plus.

Le Comte, vivement.

Tant mieux! c'est tout ce que je veux. Ah! qu'il garde le reste.

Figaro, vivement.

Lui laisser par dépit l'héritage de vos enfants? ce n'est pas vertu, c'est faiblesse.

Léon, fâché.

Figaro!

Figaro, plus fort.

Je ne m'en dédis point. (Au Comte.) Qu'obtiendra donc de vous l'attachement, si vous payez ainsi la perfidie?

Le Comte, se fâchant.

Mais l'entreprendre sans succès, c'est lui ménager un triomphe...

 

Scène V

Les Précédents, Suzanne.

Suzanne, à la porte et criant.

Monsieur Bégearss qui rentre! (Elle sort.)

 

Scène VI

Les Précédents, excepté Suzanne. (Ils font tous un grand mouvement.)

Le Comte, hors de lui.

Oh! traître!

Figaro, très vite.

On ne peut plus se concerter; mais si vous m'écoutez et me secondez tous pour lui donner une sécurité profonde, j'engage ma tête au succès.

M. Fal

Vous allez lui parler du portefeuille et du contrat?

Figaro, très vite.

Non pas; il en sait trop pour l'entamer si brusquement! Il faut l'amener de plus loin à faire un aveu volontaire. (Au Comte.) Feignez de vouloir me chasser.

Le Comte, troublé.

Mais, mais... sur quoi?

 

Scène VII

Les Précédents, Suzanne, Bégearss.

Suzanne, accourant.

Monsieur Bégeaaaaaaarss! (Elle se range près de La Comtesse. - Bégearss montre une grande surprise.)

Figaro, s'écrie en le voyant.

Monsieur Bégearss! (Humblement.) Eh bien! ce n'est qu'une humiliation de plus. Puisque vous attachez à l'aveu de mes torts le pardon que je sollicite, j'espère que monsieur ne sera pas moins généreux.

Bégearss, étonné.

Qu'y a-t-il donc? je vous trouve assemblés!

Le Comte, brusquement.

Pour chasser un sujet indigne.

Bégearss, plus surpris encore, voyant le notaire.

Et monsieur Fal?

M. Fal, lui montrant le contrat.

Voyez qu'on ne perd point de temps; tout ici concourt avec vous.

Bégearss, surpris.

Ha! Ha!...

Le Comte, impatient, à Figaro.

Pressez-vous; ceci me fatigue. (Pendant cette scène, Bégearss les examine l'un après l'autre avec la plus grande attention.)

Figaro, l'air suppliant, adressant la parole au Comte.

Puisque la feinte est inutile, achevons mes tristes aveux. Oui, pour nuire à monsieur Bégearss, je répète avec confusion que je me suis mis à l'épier, le suivre et le troubler partout: (au Comte) car monsieur n'avait pas sonné lorsque je suis entré chez lui pour savoir ce qu'on y faisait du coffre aux brillants de madame, que j'ai trouvé là tout ouvert.

Bégearss

Certes! ouvert à mon grand regret!

Le Comte fait un mouvement inquiétant. A part.

Quelle audace!

Figaro, se courbant, le tire par l'habit pour l'avertir.

Ah! mon maître!

M. Fal, effrayé.

Monsieur!

Bégearss, du Comte, à part.

Modérez-vous, ou nous ne saurons rien. (Le Comte frappe du pied; Bégearss l'examine.)

Figaro, soupirant, dit au Comte:

C'est ainsi que, sachant madame enfermée avec lui, pour brûler de certains papiers dont je connaissais l'importance, je vous ai fait venir subitement.

Bégearss, au Comte.

Vous l'ai-je dit? (Le Comte mord son mouchoir de fureur).

Suzanne, bas à Figaro, par-derrière.

Achève, achève!

Figaro

Enfin, vous voyant tous d'accord j'avoue que j'ai fait l'impossible pour provoquer entre madame et vous la vive explication... qui n'a pas eu la fin que j'espérais...

Le Comte, à Figaro, avec colère.

Finissez-vous ce plaidoyer?

Figaro, bien humble.

Hélas! je n'ai plus rien à dire, puisque c'est cette explication qui a fait chercher monsieur Fal, pour finir ici le contrat. L'heureuse étoile de monsieur a triomphé de tous mes artifices... Mon maître! en faveur de trente ans...

Le Comte, avec humeur.

Ce n'est pas à moi de juger. (Il marche vite.)

Figaro

Monsieur Bégearss!

Bégearss, qui a repris sa sécurité, dit ironiquement:

Qui! moi? cher ami, je ne comptais guère vous avoir tant d'obligations! (Elevant son ton.) Voir mon bonheur accéléré par le coupable effort destiné à me le ravir! (A Léon et Florestine.) O jeunes gens! quelle leçon! Marchons avec candeur dans le sentier de la vertu. Voyez que tôt ou tard l'intrigue est la perte de son auteur.

Figaro, prosterné.

Ah! Oui!

Bégearss, au Comte.

Monsieur, pour cette fois encore, et qu'il parte!

Le Comte, à Bégearss, durement.

C'est là votre arrêt?... J'y souscris.

Figaro, ardemment.

Monsieur Bégearss! je vous le dois. Mais je vois M. Fal pressé d'achever un contrat...

Le Comte, brusquement.

Les articles m'en sont connus.

M. Fal

Hors celui-ci. Je vais vous lire la donation que monsieur fait... (Cherchant l'endroit.) M, M, M, messire James-Honoré Bégearss... Ah! (Il lit.) "Et pour donner à la demoiselle future épouse une preuve non équivoque de son attachement pour elle, ledit seigneur futur époux lui fait donation entière de tous les grands biens qu'il possède; consistant aujourd'hui (il appuie en lisant) ainsi qu'il le déclare et les a exhibés à nous notaires soussignés, en trois millions d'or ici joints, en très bons effets au porteur." (Il tend la main en lisant.)

Bégearss

Les voilà dans ce portefeuille. (Il donne le portefeuille à Fal.)! Il manque deux milliers de louis, que je viens d'en ôter pour fournir aux apprêts des noces.

Figaro, montrant le Comte, et vivement.

Monsieur a décidé qu'il payerait tout; j'ai l'ordre.

Bégearss, tirant les effets de sa poche, et les remettant au notaire.

En ce cas, enregistrez-les; que la donation soit entière! (Figaro, retourné, se tient la bouche pour ne pas rire. M. Fal ouvre le portefeuille, y remet les effets.)

M. Fal, montrant Figaro.

Monsieur va tout additionner, pendant que nous achèverons. (Il donne le portefeuille ouvert à Figaro qui, voyant les effets, dit:)

Figaro, l'air exalté.

Et moi j'éprouve qu'un bon repentir est comme toute bonne action, qu'il porte aussi sa récompense.

Bégearss

En quoi?

Figaro

J'ai le bonheur de m'assurer qu'il est ici plus d'un généreux homme. Oh! que le ciel comble les voeux de deux amis aussi parfaits! Nous n'avons nul besoin d'écrire. ,(Au Comte.) Ce sont vos effets au porteur: oui, monsieur, je les reconnais. Entre monsieur Bégearss et vous, c'est un combat de générosité: l'un donne ses biens à l'époux, l'autre les rend à sa future! (Aux jeunes gens.) Monsieur, mademoiselle! ah! quel bienfaisant protecteur, et que vous allez le chérir!... Mais que dis-je? l'enthousiasme m'aurait-il fait commettre une indiscrétion offensante? (Tout le monde garde le silence.)

Bégearss, un peu surpris, se remet, prend son parti, et dit:

Elle ne peut l'être pour personne, si mon ami ne la désavoue pas; s'il met mon âme à l'aise, en me permettant d'avouer que je tiens de lui ces effets. Celui-là n'a pas un bon coeur, que la gratitude fatigue, et cet aveu manquait à ma satisfaction. (Montrant le Comte.) Je lui dois bonheur et fortune; et quand je les partage avec sa digne fille, je ne fais que lui rendre ce qui lui appartient de droit. Remettez-moi le portefeuille; je ne veux avoir que l'honneur de le mettre à ses pieds moi-même, en signant notre heureux contrat. (Il veut le reprendre.)

Figaro, sautant de joie.

Messieurs, vous l'avez entendu? Vous témoignerez s'il le faut. Mon maître voilà vos effets; donnez-les à leur détenteur, si votre coeur l'en juge digne. (Il lui remet le portefeuille.)

Le Comte, se levant, à Bégearss.

Grand Dieu! Les lui donner! Homme cruel, sortez de ma maison: l'enfer n'est pas aussi profond que vous! Grâce à ce bon vieux serviteur, mon imprudence est réparée: sortez à l'instant de chez moi!

Bégearss

O mon ami, vous êtes encore trompé!

Le Comte, hors de lui, le bride de sa lettre ouverte.

Et cette lettre, monstre: m'abuse-t-elle aussi?

Bégearss la voit; furieux, il arrache au Comte la lettre, et se montre tel qu'il est.

Ah!... je suis joué! mais j'en aurai raison.

Léon

Laissez en paix une famille que vous avez remplie d'horreur.

Bégearss, furieux.

Jeune insensé! c'est toi qui vas payer pour tous; je t'appelle au combat.

Léon, vite.

J'y cours.

Le Comte, vite.

Léon!

La Comtesse, vite.

Mon fils!

Florestine, Vite.

Mon frère!

Le Comte

Léon! je vous défends... (A Bégearss.) Vous vous êtes rendu indigne de l'honneur que vous demandez: ce n'est point par cette voie-là qu'un homme comme vous doit terminer sa vie. (Bégearss fait un geste affreux, sans parler.)

Figaro, arrêtant Léon, vivement.

Non, jeune homme, vous n'irez point, monsieur votre père a raison, et l'opinion est réformée sur cette horrible frénésie: on ne combattra plus ici que les ennemis de l'Etat. Laissez-le en proie à sa fureur; et s'il ose vous attaquer, défendez-vous comme d'un assassin. Personne ne trouve mauvais qu'on tue une bête enragée! Mais il se gardera de l'oser: l'homme capable de tant d'horreurs doit être aussi lâche que vil!

Bégearss, hors de lui.

Malheureux!

Le Comte, frappant du pied.

Nous laissez-vous enfin? c'est un supplice de vous voir, (La Comtesse est effrayée sur son siège; Florestine et Suzanne la soutiennent; Léon se réunit à elles.)

Bégearss, les dents serrées.

Oui, morbleu! je vous laisse; mais j'ai la preuve en main de votre infâme trahison! Vous n'avez demandé l'agrément de Sa Majesté, pour échanger vos biens d'Espagne, que pour être à portée de troubler sans péril l'autre côté des Pyrénées.

Le Comte

O monstre! que dit-il?

Bégearss

Ce que je vais dénoncer à Madrid. N'y eût-il que le buste en grand d'un Washington dans votre cabinet, j'y fais confisquer tous vos biens.

Figaro, criant.

Certainement; le tiers au dénonciateur.

Bégearss

Mais pour que vous n'échangiez rien, je cours chez notre ambassadeur arrêter dans ses mains l'agrément de Sa Majesté que l'on attend par ce courrier.

Figaro, tirant un paquet de sa poche, s'écrie vivement:

L'agrément du Roi? le voici. J'avais prévu le coup: je viens, de votre part, d'enlever le paquet au secrétariat d'ambassade. Le courrier d'Espagne arrivait! (Le Comte, avec vivacité, prend le paquet.)

Bégearss, furieux, frappe sur son front, fait deux pas pour sortir, et se retourne.

Adieu, famille abandonnée, maison sans moeurs et sans honneur! Vous aurez l'impudeur de conclure un mariage abominable, en unissant le frère avec sa soeur: mais l'univers saura votre infamie! (Il sort.)

Scene VIII et dernière. - Les Précédents, excepté Bégearss.

Figaro, follement.

Qu'il fasse des libelles, dernière ressource des lâches! il n'est plus dangereux. Bien démasqué, à bout de voie, et pas vingt-cinq louis dans le monde! Ah! monsieur Fal, je me serais poignardé s'il eût gardé les deux mille louis qu'il avait soustraits du paquet! (Il reprend un ton grave.) D'ailleurs, nul ne sait mieux que lui, que, par la nature et la loi, ces jeunes gens ne se sont rien, qu'ils sont étrangers l'un à l'autre.

Le Comte, l'embrasse et crie:

O Figaro!... Madame, il a raison.

Léon, très vite.

Dieux! maman! quel espoir!

Florestine, au Comte.

Eh quoi! monsieur, n'êtes-vous plus?...

Le Comte, ivre de joie.

Mes enfants, nous y reviendrons; et nous consulterons, sous des noms supposés, des gens de loi discrets, éclairés, pleins d'honneur. O mes enfants! Il vient un âge où les honnêtes gens se pardonnent leurs torts, leurs anciennes faiblesses, font succéder un doux attachement aux passions orageuses qui les avaient trop désunis. Rosine (c'est le nom que votre époux vous rend) allons nous reposer des fatigues de la journée. Monsieur Fal! restez avec nous. Venez, mes deux enfants! Suzanne, embrasse ton mari! et que nos sujet de querelles soient ensevelis pour toujours! (A Figaro.) Les deux mille louis qu'il avait soustraits, je te les donne, en attendant la récompense qui t'est bien due!

Figaro, vivement.

A moi, monsieur? Non, s'il vous plaît! moi, gâter par un vil salaire le bon service que j'ai fait! Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, si j'ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie! O ma vieillesse, pardonne à ma jeunesse; elle s'honorera de toi. Un jour a changé notre état! plus d'oppresseur, d'hypocrite insolent; chacun a bien fait son devoir. Ne plaignons point quelques moments de trouble; on gagne assez dans les familles, quand on en expulse un méchant.

FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE.

 

Le Barbier de Séville

ou

La précaution inutile

 

Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville

L'auteur vêtu modestement et courbé présentant sa pièce au lecteur

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces moments heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville; car il faut tout cela pour être homme amusable et lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé; si votre état est compromis; si votre belle a forfait à ses serments; si votre dîner fut mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon Barbier; ce n'est pas là l'instant: examinez l'état de vos dépenses, étudiez le factum de votre adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chefs-d'oeuvre de Tissot sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier, enfoncez-vous dans une bergère, ouvrez le journal établi dans Bouillon avec encyclopédie, approbation et privilège, et dormez vite une heure ou deux.

Quel charme aurait une production légère au milieu des plus noires vapeurs? Et que vous importe en effet si Figaro le barbier s'est bien moqué de Bartholo le médecin, en aidant un rival à lui souffler sa maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour son propre compte.

Que vous fait encore si ce barbier espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guère aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les siennes.

Mais enfin tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double estomac, bon cuisinier, maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah! parlons, parlons: donnez audience à mon Barbier.

Je sens trop, monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la coquette qui refuse souvent ce qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisais quelque avare lecture à des gens préférés, qui croyaient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon ouvrage.

O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion, et la magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissais sur le morceau faible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les suffrages du coin de l'oeil avec une orgueilleuse modestie, je jouissais d'un triomphe d'autant plus doux, que le jeu d'un fripon d'acteur ne m'en dérobait pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibecière? A l'instant qu'il faudrait des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffirait à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob; plus d'escamorage, de tricherie de coquetterie, d'inflexions de voix, d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez juger.

Ne trouvez donc pas étrange, monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pas comme ces écrivains qui se donnent le ton de vous appeler négligemment lecteur, ami lecteur, cher lecteur, bénin ou benoît lecteur, ou de telle autre dénomination cavalière, je dirais même indécente, par laquelle ces imprudents essayent de se mettre au pair avec leur juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l'animadversion J'ai toujours vu que les airs ne séduisaient personne, et que le ton modeste d'un auteur pouvait seul inspirer un peu d'indulgence à son fier lecteur.

Eh! quel écrivain en eut jamais plus besoin que moi? Je voudrais le cacher en vain; j'eus la faiblesse autrefois, monsieur, de vous présenter, en différents temps, deux tristes drames; productions monstrueuses, comme on sait! car entre la tragédie et la comédie, on n'ignore plus qu'il n'existe rien, c'est un point décidé, le maître l'a dit, l'école en retentit: et pour moi, j'en suis tellement convaincu que si je voulais aujourd'hui mettre au théâtre une mère éplorée, une épouse trahie, une soeur éperdue, un fils déshérité, pour les présenter décemment au public, je commencerais par leur supposer un beau royaume où ils auraient régné de leur mieux, vers l'un des archipels, ou dans tel autre coin du monde; certain après cela que l'invraisemblance du roman, l'énormité des faits, l'enflure des caractères, le gigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de m'être imputés à reproche, assureraient encore mon succès.

Présenter des hommes d'une condition moyenne accablés et dans le malheur! fi donc! On ne doit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules et les rois malheureux, voilà tout le théâtre existant et possible; et je me le tiens pour dit, c'est fait, je ne veux plus quereller avec personne.

J'ai donc eu la faiblesse autrefois, monsieur, de faire des drames qui n'étaient pas du bon genre; et je m'en repens beaucoup.

Pressé depuis par les événements, j'ai hasardé de malheureux Mémoires, que mes ennemis n'ont pas trouvés du bon style, et j'en ai le remords cruel.

Aujourd'hui je fais glisser sous vos yeux une comédie fort gaie, que certains maîtres de goût n'estiment pas du bon ton; et je ne m'en console point.

Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d'un opéra dont les jeunes gens d'autrefois diront que la musique n'est pas du bon français; et j'en suis tout honteux d'avance.

Ainsi, de fautes en pardons, et d'erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre indulgence par la bonne foi naïve avec laquelle je reconnaîtrai les unes en vous présentant les autres.

Quant au Barbier de Séville, ce n'est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici le ton respectueux: mais on m'a fort assuré que lorsqu'un auteur était sorti, quoique échiné, vainqueur au théâtre, il ne lui manquait plus que d'être agréé par vous, monsieur, et lacéré dans quelques journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donc certaine, si vous daignez m'accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs de messieurs les journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement.

Déjà l'un d'eux, établi dans Bouillon avec approbation et privilège, m'a fait l'honneur encyclopédique d'assurer à ses abonnés que ma pièce était sans plan, sans unité, sans caractères, vide d'intrigue et dénuée de comique.

Un autre plus naïf encore, à la vérité sans approbation, sans privilège, et même sans encyclopédie, après un candide exposé de mon drame, ajoute au laurier de sa critique cet éloge flatteur de ma personne: "La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée; et les honnêtes gens sont enfin convaincus que, lorsqu'on lui aura arraché les plumes du paon, il ne restera plus qu'un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité."

Puisqu'en effet j'ai eu l'effronterie de faire la comédie du Barbier de Séville, pour remplir l'horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu'à vous prier humblement, monsieur, de me juger vous-même, et sans égard aux critiques passés, présents et futurs; car vous savez que, par état, les gens de feuilles sont souvent ennemis des gens de lettres; j'aurai même la voracité de vous prévenir qu'étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon juge absolument, soit que vous le vouliez ou non; car vous êtes mon lecteur.

Et vous sentez bien, monsieur, que si, pour éviter ce tracas ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principe au-dessous de vos lumières: n'étant pas mon lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s'adresse ma requête.

Que si, par dépit de la dépendance où je parais vous mettre, vous vous avisiez de jeter le livre en cet instant de votre lecture, c'est, monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du tribunal par la mort, ou tel accident qui vous rayât du nombre des magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu'en devenant nul, négatif, anéanti, qu'en cessant d'exister en qualité de mon lecteur.

Eh! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi? Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, monsieur, n'est-il pas de les juger?

Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnais plus d'autre juge que vous; sans excepter messieurs les spectateurs, qui ne jugeant qu'en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre tribunal.

L'affaire avait d'abord été plaidée devant eux au théâtre; et, ces messieurs ayant beaucoup ri, j'ai pu penser que j'avais gagné ma cause à l'audience. Point du tout; le journaliste établi dans Bouillon prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, monsieur, comme on dit en style de palais, qu'une mauvaise chicane de procureur: mon but ayant été d'amuser les spectateurs, qu'ils aient ri de ma pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon coeur, le but est également rempli: ce que j'appelle avoir gagné ma cause à l'audience.

Le même journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre que j'ai voulu gagner quelques-uns de ces messieurs, en leur faisant des lectures particulières, en achetant d'avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, monsieur, qu'une difficulté de publiciste allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de les instruire: c'étaient des espèces de consultations que je faisais sur le fond de l'affaire. Que si les consultants, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les juges, vous voyez bien, monsieur, que je n'y pouvais rien de ma part, et que c'était à eux de se récuser par délicatesse, s'ils se sentaient de la partialité pour mon barbier andalou.

Eh! plût au ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune étranger! Nous aurions eu moins de peine à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; mais gardez de broncher dans la carrière: au moindre échec, ô mes amis! Souvenez-vous qu'il n'est plus d'amis.

Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les faibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir: les femmes, toujours si braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches, et baissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avaient dit de ma pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu'ils y avaient goûté. C'était une désertion totale, une vraie désolation.

Les uns lorgnaient à gauche, en me sentant passer à droite et ne faisaient plus semblant de me voir: ah! dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardait, m'attiraient dans un coin pour me dire: "Eh! comment avez-vous produit en nous cette illusion? car, il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude du monde.

- Hélas! messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avais faite; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chute, et pour l'honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la pièce au théâtre: si, par malheur, on venait à la jouer comme je l'ai lue, on vous ferait peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu ne plaise!"

On ne m'en crut point; on laissa rejouer la pièce, et pour le coup je fus prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux-bourdon, et presque enterré le vendredi ne fit point comme Candide; il prit courage, et mon héros se releva le dimanche avec une vigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ont pas encore altérée. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrais pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre nation est inconstante et légère!

Les ouvrages de théâtre, monsieur, sont comme les enfants des hommes. Conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur, et vivant rarement assez pour payer les parents de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière: à peine ils voient le jour, que, sous prétexte d'enflure, on leur applique les censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel parterre les rudoie et les fait tomber. Souvent, en les berçant, le comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les trouve, hélas! traînant partout, mais dépenaillés, défigurés, rouges d'extraits et couverts de critiques. Echappés à tant de maux, s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint: le mortel oubli les tue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des livres.

Je demandais à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le parterre et l'auteur, à la première représentation des ouvrages, même de ceux qui devaient plaire un autre jour. "Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denys sont morts de joie d'avoir remporté le prix des vers au théâtre? Nous aimons trop nos auteurs pour souffrir qu'un excès de joie nous prive d'eux, en les étouffant: aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur qu'ils puissent en expirer de plaisir."

Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier, tarit dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe, ou de montrer de l'humeur à ses critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer par l'enjouement de son caractère.

Exemple rare et frappant, monsieur, dans un siècle d'ergotisme, où l'on calcule tout jusqu'au rire; où la plus légère diversité d'opinions fait germer les bonnes éternelles; où tous les jeux tournent en guerre; où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure, jusqu'à ce qu'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, à l'indignation même du lecteur le plus caustique.

Quant à moi, monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes soient frères (et c'est une belle idée), je voudrais qu'on pût engager nos frères les gens de lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les libellistes qui s'en acquittent si bien! ainsi que les injures à nos frères les plaideurs... qui ne s'en acquittent pas mal non plus! Je voudrais surtout qu'on pût engager nos frères les journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les fils d'Apollon, et font rire la sottise aux dépens de l'esprit.

Ouvrez un journal: ne semble-t-il pas voir un dur répétiteur, la férule ou la verge levée sur des écoliers négligents, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh! mes frères, il s'agit bien de devoir ici! la littérature en est le délassement et la douce récréation.

A mon égard au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle: il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, il égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue, et revient encore. Si quelque joueur adroit veut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon coeur; s'il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les spectateurs qu'elle animerait les acteurs.

Telle au moins, monsieur, devrait être la critique; et c'est ainsi que j'ai toujours conçu la dispute entre les gens polis qui cultivent les lettres.

Voyons, je vous prie, si le journaliste de Bouillon a conservé dans sa critique ce caractère aimable et surtout de candeur pour lequel on vient de faire des voeux.

"La pièce est une farce", dit-il.

Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un cuisinier étranger donne aux ragoûts français ne change rien à leur saveur: c'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent. Analysons la farce de Bouillon.

"La pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan."

Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce critique adolescent?

Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille; un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme à la barbe et dans la maison du tuteur. Voilà le fond, dont un eût pu faire, avec un égal succès, une tragédie, une comédie, un drame, un opéra, et caetera. L'Avare de Molière est-il autre chose? le grand Mithridate est-il autre chose? Le genre d'une pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en oeuvre.

Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu'une pièce amusante et sans fatigue, une espèce d'imbroille, il m'a suffi que le machiniste au lieu d'être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises, pour que l'ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie: et de cela seul que le tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu'on trompe au théâtre, il est résulté beaucoup de mouvement dans la pièce, et surtout la nécessité d'y donner plus de ressort aux intrigants.

Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avais voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramique, imagine-t-on que j'aurais manqué de moyens dans une aventure dont je n'ai mis en scènes que la partie la moins merveilleuse?

En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui dirait derrière la toile, entre le docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint aux coups. Le docteur, étrillé par Figaro, fit tomber, en se débattant, le rescille ou filet qui coiffait le barbier; et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête rasée. Suivez-moi, monsieur, je vous prie.

A cet aspect, moulu de coups en qu'il est, le médecin s'écrie avec transport: "Mon fils! ô ciel, mon fils! mon cher fils!..." Mais avant que Figaro l'entende, il a redoublé de horions sur son cher père. En effet, ce l'était.

Ce Figaro, qui pour toute famille avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Le médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.

Mais avant de les quitter, le désolé Bartholo, frater alors, a fait rougir sa spatule; il en a timbré son fils à l'occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l'enfant avaient passé six années dans une honorable mendicité; lorsqu'un chef de bohémiens, descendu de Luc Gauric, traversant l'Andalousie avec sa troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l'enfant furtivement, et laissa par écrit cet horoscope à sa place:

Après avoir versé le sang dont il est né,

Ton fils assommera son père infortuné;

Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,

Il se frappe, et devient heureux et légitime.

En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir; il s'est élevé sous celui de Figaro: il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et gouvernante chez le docteur, que l'affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd'hui tout s'accomplit.

En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l'y voit pas, Figaro remplit le premier vers:

Après avoir versé le sang dont il est né,

Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers:

Ton fils assommera son père infortuné;

A l'instant, la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro: C'est vous! C'est lui! C'est toi! C'est moi! Quel coup de théâtre! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes, et se donne un coup de rasoir, selon le sens du troisième vers

Puis tournant sur lui-même et le fer et le crime,

Il se frappe, et...

Quel tableau! En n'expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j'avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique. Enfin, le docteur épouse la vieille; et Figaro, suivant la dernière leçon,

... devient heureux et légitime.

Quel dénouement! Il ne m'en eût coûté qu'un sixième acte! Eh, quel sixième acte! Jamais tragédie au Théâtre-Français... Il suffit. Reprenons ma pièce à l'état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu'on me reproche avec aigreur ce que j'ai fait, ce n'est pas l'instant de louer ce que j'aurais pu faire. "La pièce est invraisemblable dans sa conduite", a dit encore le journaliste établi dans Bouillon avec approbation et privilège.

- Invraisemblable? Examinons cela par plaisir.

Son Excellence M. le Comte Almaviva, dont j'ai, depuis longtemps, l'honneur d'être ami particulier, est un jeune seigneur, ou, pour mieux dire, était; car l'âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sa nation, que l'on croit froide et qui n'est que paresseuse.

Il s'était mis secrètement à la poursuite d'une belle personne qu'il avait entrevue à Madrid, et que son tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu'il se promenait sous ses fenêtres à Séville, où, depuis huit jours, il cherchait à s'en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le barbier. - Ah! le hasard, dira mon critique: et si le hasard n'eût pas conduit ce jour-là le barbier dans cet endroit, que devenait la pièce? - Elle eût commencé, mon frère, à quelque autre époque. - Impossible, puisque le tuteur, selon vous-même, épousait le lendemain. - Alors il n'y aurait pas eu de pièce; ou, s'il y en avait eu, mon frère, elle aurait été différente. Une chose est-elle invraisemblable, parce qu'elle était possible autrement?

Réellement vous avez un peu d'humeur. Quand le cardinal de Retz nous dit froidement; "Un jour j'avais besoin d'un homme; à la vérité, je ne voulais qu'un fantôme: j'aurais désiré qu'il fût petit-fils de Henri le Grand; qu'il eût de longs cheveux blonds; qu'il fût beau, bien fait, bien séditieux, qu'il eût le langage et l'amour des halles; et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du roi: c'était justement l'homme qu'il me fallait"; va-t-on dire au coadjuteur: "Ah! le hasard! Mais si vous n'eussiez pas rencontré M. de Beaufort? Mais ceci, mais cela?"

Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare, et jadis valet de chambre du Comte, établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages; y maniant également le fer du phlébotome et le piston du pharmacien; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l'homme qu'il nous fallait. Et comme en toute recherche ce qu'on nomme passion n'est autre chose qu'un désir irrité par la contradiction, le jeune amant, qui n'eût peut-être eu qu'un goût de fantaisie pour cette beauté s'il l'eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux parce qu'elle est enfermée, au point de faire l'impossible pour l'épouser.

Mais vous donner ici l'extrait entier de la pièce, monsieur, serait douter de la sagacité, de l'adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l'auteur, et suivrez le fil de l'intrigue, à travers un léger dédale. Moins prévenu que le journal de Bouillon, qui se trompe, avec approbation et privilège, sur toute la conduite de cette pièce, vous verrez que tous les soins de l'amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n'est là qu'un léger accessoire à l'intrigue, mais bien à s'établir dans un fort défendu par la vigilance et le soupçon, surtout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manoeuvre, oblige l'ennemi de se retourner assez lestement pour n'être pas désarçonné d'emblée.

Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénouement consiste en ce que le tuteur a fermé sa porte, en donnant son passe-partout à Bazile, pour que lui seul et le notaire pussent entrer et conclure son mariage, vous ne laisserez pas d'être étonné qu'un critique aussi équitable se joue de la confiance de son lecteur, ou se trompe, au point d'écrire, et dans Bouillon encore: Le Comte s'est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique la porte ne soit pas fermée.

Enfin, lorsque vous verrez le malheureux tuteur, abusé par toutes les précautions qu'il prend pour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du Comte et d'approuver ce qu'il n'a pu prévenir, vous laisserez au critique à décider si ce tuteur était un imbécile, de ne pas deviner une intrigue dont on lui cachait tout, lorsque lui, critique, à qui l'on ne cachait rien, ne l'a pas devinée plus que le tuteur.

En effet, s'il l'eût bien conçue, aurait-il manqué de louer tous les beaux endroits de l'ouvrage?

Qu'il n'ait point remarqué la manière dont le premier acte annonce et déploie avec gaieté tous les caractères de la pièce, on peut lui pardonner.

Qu'il n'ait pas aperçu quelque peu de comédie dans la grande scène du second acte, où, malgré la défiance et la fureur du jaloux, la pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu'il a montré, je le conçois encore aisément.

Qu'il n'ait pas dit un seul mot de la scène de stupéfaction de Bazile au troisième acte, qui a paru si neuve au théâtre, et a tant réjoui les spectateurs, je n'en suis point surpris du tout.

Passe encore qu'il n'ait pas entrevu l'embarras où l'auteur s'est jeté volontairement au dernier acte, en faisant avouer par la pupille à son tuteur que le Comte avait dérobé la clef de sa jalousie; et comment l'auteur s'en démêle en deux mots et sort, en se jouant, de la nouvelle inquiétude qu'il a imprimée aux spectateurs. C'est peu de chose en vérité.

Je veux bien qu'il ne lui soit pas venu à l'esprit que la pièce, une des plus gaies qui soient au théâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur, même des petites loges, ait à s'alarmer; ce qui pourtant est bien quelque chose, monsieur, dans un siècle où l'hypocrisie de la décence est poussée presque aussi loin que le relâchement des moeurs. Très volontiers. Tout cela sans doute pouvait n'être pas digne de l'attention d'un critique aussi majeur.

Mais comment n'a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n'ont pu voir sans répandre des larmes de tendresse et de plaisir? Je veux dire la piété filiale de ce bon Figaro, qui ne saurait oublier sa mère!

Tu connais donc ce tuteur? lui dit le Comte au premier acte. Comme ma mère, répond Figaro. Un avare aurait dit; Comme mes poches. Un petit-maître eût répondu: Comme moi-même; un ambitieux: Comme le chemin de Versailles; et le journaliste de Bouillon: Comme mon libraire; les comparaisons de chacun se tirant toujours de l'objet intéressant. Comme ma mère, a dit le fils tendre et respectueux.

Dans un autre endroit encore: Ah! vous êtes charmant! lui dit le tuteur. Et ce bon, cet honnête garçon qui pouvait gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu'il a reçus de ses maîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot: Vous êtes charmant! - Il est vrai, monsieur, que ma mère me l'a dit autrefois. Et le journal de Bouillon ne relève point de pareils traits! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le coeur bien dur pour ne pas les sentir.

Sans compter mille autres finesses de l'art répandues à pleines mains dans cet ouvrage. Par exemple, on sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l'infini: emplois de grande, moyenne et petite amoureuse; emplois de grands, moyens et petits valets; emplois de niais, d'important, de croquant, de paysan, de tabellion, de bailli: mais on sait qu'ils n'ont pas encore appointé celui de bâillant. Qu'a fait l'auteur pour former un comédien peu exercé au talent d'ouvrir largement la bouche au théâtre? Il s'est donné le soin de lui rassembler, dans une seule phrase, toutes les syllabes bâillantes du français: Rien... qu'en... l'en... ten... dant... parler: syllabes, en effet, qui feraient bâiller un mort, et parviendraient à desserrer les dents même de l'envie!

En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du tuteur qui lui crie: Que direz-vous à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? Et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle? Que leur direz-vous? Le naïf barbier répond: Eh! parbleu, je dirai à celui qui éternue: Dieu vous bénisse! et: Va te coucher à celui qui bâille. Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu'un de ces fiers critiques qui ont leurs entrées au paradis n'a pu s'empêcher de s'écrier: "Diable! l'auteur a dû rester au moins huit jours à trouver cette réplique!"

Et le journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier, approbation et privilège, à mettre un pareil ouvrage au-dessous même de la critique! On me couperait le cou, monsieur, que je ne saurais m'en taire.

N'a-t-il pas été jusqu'à dire, le cruel! que, pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l'élaguer, le réduire en quatre actes, et le purger d'un grand nombre de pasquinades, de calembours, de jeux de mots, en un mot, de bas comique?

A le voir ainsi frapper comme un sourd, on juge assez qu'il n'a pas entendu le premier mot de l'ouvrage qu'il décompose. Mais j'ai l'honneur d'assurer ce journaliste, ainsi que le jeune homme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que loin d'avoir purgé la pièce d'aucun des calembours, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l'auteur a fait rentrer dans les actes restés au théâtre tout ce qu'il en a pu reprendre à l'acte au portefeuille: tel un charpentier économe cherche, dans ses copeaux épars sur le chantier, tout ce qui peut servir à cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage.

Passerons-nous sous silence le reproche aigu qu'il fait à la jeune personne, d'avoir sous les défauts d'une fille mal élevée? Il est vrai que, pour échapper aux conséquences d'une telle imputation, il tente à la rejeter sur autrui, comme s'il n'en était pas l'auteur, en employant cette expression banale; On trouve à la jeune personne, etc. On trouve!...

Que voulait-il donc qu'elle fît? Quoi! qu'au lieu de se prêter aux vues d'un jeune amant très aimable et qui se trouve un homme de qualité, notre charmante enfant épousât le vieux podagre médecin? Le noble établissement qu'il lui destinait là! Et parce qu'on n'est pas de l'avis de monsieur, on a tous les défauts d'une fille mal élevée!

En vérité si le journal de Bouillon se fait des amis en France par la justesse et la candeur de ses critiques, il faut avouer qu'il en aura beaucoup moins au-delà des Pyrénées, et qu'il est surtout un peu bien dur pour les dames espagnoles.

Eh! qui sait si Son Excellence madame la comtesse Almaviva, l'exemple des femmes de son état, et vivant comme un ange avec son mari, quoiqu'elle ne l'aime plus, ne se ressentira pas un jour des libertés qu'on se donne à Bouillon sur elle avec approbation et privilège?

L'imprudent journaliste a-t-il au moins réfléchi que Son Excellence, ayant, par le rang de son mari, le plus grand crédit dans les bureaux, eût pu lui faire obtenir quelque pension sur la Gazette d'Espagne, ou la Gazette elle-même; et que, dans la carrière qu'il embrasse, il faut garder plus de ménagements pour les femmes de qualité? Qu'est-ce que cela me fait, à moi? L'on sent bien que c'est pour lui seul que j'en parle.

Il est temps de laisser cet adversaire, quoiqu'il soit à la tête des gens qui prétendent que, n'ayant pu me soutenir en cinq actes, je me suis mis en quatre pour ramener le public. Et quand cela serait! Dans un moment d'oppression, ne vaut-il pas mieux sacrifier un cinquième de son bien que de le voir aller tout entier au pillage?

Mais ne tombez pas, cher lecteur... (monsieur, veux-je dire), ne tombez pas, je vous prie, dans une erreur populaire qui ferait grand tort à votre jugement.

Ma pièce, qui paraît n'être aujourd'hui qu'en quatre actes, est réellement et de fait, en cinq, qui sont le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième, à l'ordinaire.

Il est vrai que, le jour du combat, voyant les ennemis acharnés, le parterre ondulant, agité, grondant au loin comme les flots de la mer, et trop certain que ces mugissements sourds, précurseurs des tempêtes, ont amené plus d'un naufrage, je vins à réfléchir que beaucoup de pièces en cinq actes (comme la mienne), toutes très bien faites d'ailleurs (comme la mienne), n'auraient pas été au diable en entier (comme la mienne), si l'auteur eût pris un parti vigoureux (comme le mien).

Le dieu des cabales est irrité, dis-je aux comédiens avec force:

Enfants! un sacrifice est ici nécessaire.

Alors, faisant la part au diable, et déchirant mon manuscrit: - Dieu des siffleurs, moucheurs, cracheurs, tousseurs et perturbateurs, m'écriai-je, il te faut du sang; bois mon quatrième acte, et que ta fureur s'apaise!

A l'instant vous eussiez vu ce bruit infernal, qui faisait pâlir et broncher les acteurs, s'affaiblir, s'éloigner, s'anéantir; l'applaudissement lui succéder, et des bas-fonds du parterre un bravo général s'élever en circulant jusqu'aux hauts bancs du paradis.

De cet exposé, monsieur, il suit que ma pièce est restée en cinq actes, qui sont le premier, le deuxième, le troisième au théâtre, le quatrième au diable et le cinquième avec les trois premiers. Tel auteur même vous soutiendra que ce quatrième acte, qu'on n'y voit point, n'en est pas moins celui qui fait le plus de bien à la pièce, en ce qu'on ne l'y voit point.

Laissons jaser le monde; il me suffit d'avoir prouvé mon dire; il me suffit, en faisant mes cinq actes, d'avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, et d'avoir mis ainsi l'honneur de la règle à couvert.

Par le second arrangement, le diable a son affaire: mon char n'en roule pas moins bien sans la cinquième roue: le public est content, je le suis aussi. Pourquoi le journal de Bouillon ne l'est-il pas? - Ah! pourquoi? C'est qu'il est bien difficile de plaire à des gens qui, par métier, doivent ne jamais trouver les choses gaies assez sérieuses, ni les graves assez enjouées.

Je me flatte, monsieur, que cela s'appelle raisonner principes, et que vous n'êtes pas mécontent de mon petit syllogisme.

Reste à répondre aux observations dont quelques personnes ont honoré le moins important des drames hasardés depuis un siècle au théâtre.

Je mets à part les lettres écrites aux comédiens, à moi-même, sans signature, et vulgairement appelées anonymes; on juge, à l'âpreté du style, que leurs auteurs, peu versés dans la critique, n'ont pas assez senti qu'une mauvaise pièce n'est point une mauvaise action, et que telle injure convenable à un méchant homme est toujours déplacée à un méchant écrivain. Passons aux autres.

Des connaisseurs ont remarqué que j'étais tombé dans l'inconvénient de faire critiquer des usages français par un plaisant de Séville à Séville; tandis que la vraisemblance exigeait qu'il s'étayât sur les moeurs espagnoles. Ils ont raison: j'y avais même tellement pensé que, pour rendre la vraisemblance encore plus parfaite, j'avais d'abord résolu d'écrire et de faire jouer la pièce en langage espagnol; mais un homme de goût m'a fait observer qu'elle en perdrait peut-être un peu de sa gaieté pour le public de Paris; raison qui m'a déterminé à l'écrire en français: en sorte que j'ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaieté, mais sans pouvoir parvenir à dérider le journal de Bouillon.

Un autre amateur, saisissant l'instant qu'il y avait beaucoup de monde au foyer, m'a reproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à On ne s'avise jamais de tout. - Ressembler, monsieur! Je tiens que ma pièce est On ne s'avise jamais de tout lui-même. - Et comment cela? - C'est qu'on ne s'était pas encore avisé de ma pièce. L'amateur resta court, et l'on en rit d'autant plus, que celui-là qui me reprochait On ne s'avise jamais de tout est un homme qui ne s'est jamais avisé de rien.

Quelques jours après (ceci est plus sérieux) chez une dame incommodée, un monsieur grave, en habit noir, coiffure bouffante et canne à corbin, lequel touchait légèrement le poignet de la dame, proposa civilement plusieurs doutes sur la vérité des traits que j'avais lancés contre les médecins. Monsieur, lui dis-je, êtes-vous ami de quelqu'un d'eux? Je serais désolé qu'un badinage... - On ne peut pas moins: je vois que vous ne me connaissez pas; je ne prends jamais le parti d'aucun; je parle ici pour le corps en général. - Cela me fit beaucoup chercher quel homme ce pouvait être. En fait de plaisanterie, ajoutai-je, vous savez, monsieur, qu'on ne demande jamais si l'histoire est vraie, mais si elle est bonne. - Eh! croyez-vous moins perdre à cet examen qu'au premier? - A merveille, docteur, dit la dame. Le monstre qu'il est! n'a-t-il pas osé parler aussi mal de nous? Faisons cause commune.

A ce mot de docteur, je commençai à soupçonner qu'elle parlait à son médecin. - Il est vrai, madame et monsieur, repris-je avec modestie, que je me suis permis ces légers torts d'autant plus aisément qu'ils tirent moins à conséquence.

Eh! qui pourrait nuire à deux corps puissants dont l'empire embrasse l'univers et se partage le monde? Malgré les envieux, les belles y régneront toujours par le plaisir, et les médecins par la douleur: et la brillante santé nous ramène à l'amour, comme la maladie nous rend à la médecine.

Cependant je ne sais si, dans la balance des avantages, la Faculté ne l'emporte pas un peu sur la Beauté. Souvent on voit les belles nous renvoyer aux médecins; mais plus souvent encore les médecins nous gardent, et ne nous renvoient plus aux belles.

En plaisantant donc, il faudrait peut-être avoir égard à la différence des ressentiments, et songer que, si les belles se vengent en se séparant de nous, ce n'est là qu'un mal négatif; au lieu que les médecins se vengent en s'en emparant, ce qui devient très positif.

Que, quand ces derniers nous tiennent, ils font de nous tout ce qu'ils veulent; au lieu que les belles, toutes belles qu'elles sont, n'en font jamais que ce qu'elles peuvent.

Que le commerce des belles nous les rend bientôt moins nécessaires; au lieu que l'usage des médecins finit par nous les rendre indispensables.

Enfin, que l'un de ces empires ne semble établi que pour assurer la durée de l'autre; puisque, plus la verte jeunesse est livrée à l'amour, plus la pâle vieillesse appartient sûrement à la médecine.

Au reste, ayant fait contre moi cause commune, il était juste, madame et monsieur, que je vous offrisse en commun mes justifications. Soyez donc persuadés que, faisant profession d'adorer les belles et de redouter les médecins, c'est toujours en badinant que je dis du mal de la Beauté; comme ce n'est jamais sans trembler que je plaisante un peu la Faculté.

Ma déclaration n'est point suspecte à votre égard, mesdames; et mes plus acharnés ennemis sont forcés d'avouer que, dans un instant d'humeur, où mon dépit contre une belle allait s'épancher trop librement sur toutes les autres, on m'a vu m'arrêter tout court au vingt-cinquième couplet, et, par le plus prompt repentir, faire ainsi, dans le vingt-sixième, amende honorable aux belles irritées:

Sexe charmant, si je décèle

Votre coeur en proie au désir,

Souvent à l'amour infidèle,

Mais toujours fidèle au plaisir,

D'un badinage, ô mes déesses!

Ne cherchez point à vous venger:

Tel glose, hélas! sur vos faiblesses,

Qui brûle de les partager.

Quant à vous, monsieur le docteur, on sait assez que Molière...

- Au désespoir, dit-il en se levant, de ne pouvoir profiter plus longtemps de vos lumières; mais l'humanité qui gémit ne doit pas souffrir de mes plaisirs. Il me laissa, ma foi! la bouche ouverte avec ma phrase en l'air. - Je ne sais pas, dit la belle malade en riant, si je vous pardonne; mais je vois bien que notre docteur ne vous pardonne pas. - Le nôtre, madame! Il ne sera jamais le mien, - Eh! pourquoi? - Je ne sais; je craindrais qu'il ne fût au-dessous de son état, puisqu'il n'est pas au-dessus des plaisanteries qu'on en peut faire.

Ce docteur n'est pas de mes gens. L'homme assez consommé dans son art pour en avouer de bonne foi l'incertitude, assez spirituel pour rire avec moi de ceux qui le disent infaillible, tel est mon médecin. En me rendant ses soins qu'ils appellent des visites, en me donnant ses conseils qu'ils nomment des ordonnances, il remplit dignement, et sous faste, la plus noble fonction d'une âme éclairée et sensible. Avec plus d'esprit, il calcule plus de rapports, et c'est tout ce qu'on peut dans un art aussi utile qu'incertain. Il me raisonne, il me console, il me guide, et la nature fait le reste. Aussi, loin de s'offenser de la plaisanterie, est-il le premier à l'opposer au pédantisme. A l'infatué qui lui dit gravement: "De quatre-vingts fluxions de poitrine que j'ai traitées cet automne, un seul malade a péri dans mes mains", mon docteur répond en souriant; "Pour moi, j'ai prêté mes secours à plus de cent cet hiver; hélas! je n'en ai pu sauver qu'un seul." Tel est mon aimable médecin.

- Je le connais. - Vous permettez bien que je ne l'échange pas contre le vôtre. Un pédant n'aura pas plus ma confiance en maladie, qu'une bégueule n'obtiendrait mon hommage en santé. Mais je ne suis qu'un sot. Au lieu de vous rappeler mon amende honorable au beau sexe, je devais lui chanter le couplet de la bégueule; il est tout fait pour lui:

Pour égayer ma poésie,

Au hasard j'assemble des traits;

J'en fais, peintre de fantaisie,

Des tableaux, jamais des portraits;

La femme d'esprit, qui s'en moque,

Sourit finement à l'auteur:

Pour l'imprudente qui s'en choque,

Sa colère est son délateur.

- A propos de chanson, dit la dame, vous êtes bien honnête d'avoir été donner votre pièce aux Français! moi qui n'ai de petite loge qu'aux Italiens! Pourquoi n'en avoir pas fait un opéra-comique? Ce fut, dit-on, votre première idée. La pièce est d'un genre à comporter de la musique.

- Je ne sais si elle est propre à la supporter, ou si je m'étais trompé d'abord en le supposant: mais, sans entrer dans les raisons qui m'ont fait changer d'avis, celle-ci, madame, répond à tout.

Notre musique dramatique ressemble trop encore à notre musique chansonnière, pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. Il faudra commencer à l'employer sérieusement au théâtre, quand on sentira bien qu'on ne doit y chanter que pour parler; quand nos musiciens se rapprocheront de la nature, et surtout cesseront de s'imposer l'absurde loi de toujours revenir à la première partie d'un air après qu'ils en ont dit la seconde. Est-ce qu'il y a des reprises et des rondeaux dans un drame? Ce cruel radotage est la mort de l'intérêt, et dénote un vide insupportable dans les idées.

Moi qui ai toujours chéri la musique sans inconstance et même sans infidélité, souvent, aux pièces qui m'attachent le plus, je me surprends à pousser de l'épaule, à dire tout bas avec humeur: Eh! va donc, musique! pourquoi toujours répéter? N'es-tu pas assez lente? Au lieu de narrer vivement, tu rabâches! au lieu de peindre la passion, tu t'accroches aux mots! Le poète se tue à serrer l'événement, et toi tu le délayes! Que lui sert de rendre son style énergique et pressé, si tu l'ensevelis sous d'inutiles fredons? Avec ta stérile abondance, reste, reste aux chansons pour toute nourriture, jusqu'à ce que tu connaisses le langage sublime et tumultueux des passions.

En effet, si la déclamation est déjà un abus de la narration au théâtre, le chant, qui est un abus de la déclamation, n'est donc, comme on voit, que l'abus de l'abus. Ajoutez-y la répétition des phrases, et voyez ce que devient l'intérêt. Pendant que le vice ici va toujours en croissant, l'intérêt marche à sens contraire; l'action s'alanguit; quelque chose me manque; je deviens distrait; l'ennui me gagne; et si je cherche alors à deviner ce que je voudrais, il m'arrive souvent de trouver que je voudrais la fin du spectacle.

Il est un autre art d'imitation, en général beaucoup moins avancé que la musique, mais qui semble en ce point lui servir de leçon. Pour la variété seulement, la danse élevée est déjà le modèle du chant.

Voyez le superbe Vestris ou le fier d'Auberval engager un pas de caractère. Il ne danse pas encore; mais d'aussi loin qu'il paraît, son port libre et dégagé fait déjà lever la tête aux spectateurs. Il inspire autant de fierté qu'il promet de plaisirs. Il est parti... Pendant que le musicien redit vingt fois ses phrases et monotone ses mouvements, le danseur varie les siens à l'infini.

Le voyez-vous s'avancer légèrement à petits bonds, reculer à grands pas, et faire oublier le comble de l'art par la plus ingénieuse négligence? Tantôt sur un pied, gardant le plus savant équilibre, et suspendu sans mouvement pendant plusieurs mesures, il étonne, il surprend par l'immobilité de son aplomb... Et soudain, comme s'il regrettait le temps du repos, il part comme un trait, vole au fond du théâtre, et revient en pirouettant, avec une rapidité que l'oeil peut suivre à peine.

L'air a beau recommencer, rigaudonner, se répéter, se radoter, il ne se répète point, lui! Tout en déployant les mâles beautés d'un corps souple et puissant, il peint les mouvements violents dont son âme est agitée: il vous lance un regard passionné que ses bras mollement ouverts rendent plus expressif: et, comme s'il se lassait bientôt de vous plaire, il se relève avec dédain, se dérobe à l'oeil qui le suit, et la passion la plus fougueuse semble alors naître et sortir de la plus douce ivresse. Impétueux, turbulent, il exprime une colère si bouillante et si vraie, qu'il m'arrache à mon siège et me fait froncer le sourcil. Mais, reprenant soudain le geste et l'accent d'une volupté paisible, il erre nonchalamment avec une grâce, une mollesse et des mouvements si délicats, qu'il enlève autant de suffrages qu'il y a de regards attachés sur sa danse enchanteresse.

Compositeurs, chantez comme il danse, et nous aurons, au lieu d'opéras, des mélodrames! Mais j'entends mon éternel censeur (je ne sais plus s'il est d'ailleurs ou de Bouillon) qui me dit: Que prétend-on par ce tableau? Je vois un talent supérieur, et non la danse en général. C'est dans sa marche ordinaire qu'il faut saisir un art pour le comparer, et non dans ses efforts les plus sublimes. N'avons-nous pas...

Je l'arrête à mon tour. - Eh quoi! si je veux peindre un coursier et me former une juste idée de ce noble animal, irai-je le chercher hongre et vieux, gémissant au timon du fiacre, ou trottinant sous le plâtrier qui siffle? Je le prends au haras, fier étalon, vigoureux, découplé, l'oeil ardent, frappant la terre et soufflant le feu par les naseaux; bondissant de désirs et d'impatience, ou fendant l'air qu'il électrise, et dont le brusque hennissement réjouit l'homme, et fait tressaillir toutes les cavales de la contrée. Tel est mon danseur.

Et quand je crayonne un art, c'est parmi les grands sujets qui l'exercent que j'entends choisir mes modèles; tous les efforts du génie... Mais je m'éloigne trop de mon sujet, revenons au Barbier de Séville... ou plutôt, monsieur, n'y revenons pas. C'est assez pour une bagatelle. Insensiblement je tomberais dans le défaut reproché trop justement à nos Français, de toujours faire de petites chansons sur les grandes affaires, et de grandes dissertations sur les petites.

Je suis, avec le plus profond respect,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

L'AUTEUR.

 

Personnages

(Les habits des acteurs doivent être dans l'ancien costume espagnol.)

Le Comte Almaviva, grand d'Espagne, amant inconnu de Rosine, paraît, au premier acte, en veste et culotte de satin; il est enveloppé d'un grand manteau brun ou cape espagnole; chapeau noir rabattu, avec un ruban de couleur autour de la forme. Au deuxième acte, habit uniforme de cavalier, avec des moustaches et des bottines. Au troisième, habillé en bachelier; cheveux ronds, grande fraise au cou; veste, culotte, bas et manteau d'abbé. Au quatrième acte, il est vêtu superbement à l'espagnole avec un riche manteau; par-dessus tout, le large manteau brun dont il se tient enveloppé.

Bartholo, médecin, tuteur de Rosine: habit noir, court, boutonné; grande perruque; fraise et manchettes relevées; une ceinture noire; et quand il veut sortir de chez lui, un long manteau écarlate.

Rosine, jeune personne d'extraction noble, et pupille de Bartholo; habillée à l'espagnole.

Figaro, barbier de Séville: en habit de majo espagnol. La tête couverte d'un rescille ou filet; chapeau blanc, ruban de couleur autour de la forme, un fichu de soie attaché fort lâche à son cou, gilet et haut-de-chausse de satin, avec des boutons et boutonnières frangés d'argent; une grande ceinture de soie, les jarretières nouées avec des glands qui pendent sur chaque jambe; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet; bas blancs et souliers gris.

Don Bazile, organiste, maître à chanter de Rosine: chapeau noir rabattu, soutanelle et long manteau, sans fraise ni manchettes.

La Jeunesse, vieux domestique de Bartholo.

L'Eveillé, autre valet de Bartholo, garçon niais et endormi. Tous deux habillés en Galiciens; tous les cheveux dans la queue; gilet couleur de chamois; large ceinture de peau avec une boucle; culotte bleue et veste de même, dont les manches, ouvertes aux épaules pour le passage des bras, sont pendantes par-derrière.

Un Notaire.

Un Alcade, homme de justice, avec une longue baguette blanche à la main.

Plusieurs Alguazils et Valets avec des flambeaux.

La scène est à Séville, dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier acte, et le reste de la pièce dans la maison du docteur Bartholo.

 

Acte premier

Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.

 

Scène I

Le Comte, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant.

Le jour est moins avancé que je ne croyais. L'heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N'importe; il vaut mieux arriver trop tôt que de manquer l'instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d'une femme à qui je n'ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps d'Isabelle... Pourquoi non? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le coeur de Rosine... Mais quoi! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles? Et c'est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d'être aimé pour soi-même! Et si je pouvais m'assurer sous ce déguisement... Au diable l'importun!

 

Scène II

Figaro, Le Comte, caché.

Figaro, une guitare sur le dos, attachée en bandoulière avec un large ruban: il chantonne gaiement, un papier et un crayon à la main. (N° I.)

Bannissons le chagrin,

Il nous consume:

Sans le feu du bon vin

Qui nous rallume,

Réduit à languir,

L'homme sans plaisir

Vivrait comme un sot,

Et mourrait bientôt.

Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein.

... Et mourrait bientôt.

Le vin et la paresse

Se disputent mon coeur.

Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble...

Se partagent... mon coeur.

Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu, nos faiseurs d'opéras-comiques n'y regardent pas de si près. Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. (Il chante.)

Le vin et la paresse

Se partagent mon coeur.

Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l'air d'une pensée. (Il met un genou en terre et écrit en chantant.)

Se partagent mon coeur.

Si l'une a ma tendresse...

L'autre fait mon bonheur.

Fi donc! c'est plat. Ce n'est pas ça... Il me faut une opposition, une antithèse:

Si l'une... est ma maîtresse

L'autre...

Eh! parbleu, j'y suis...

L'autre est mon serviteur.

Fort bien, Figaro!... (Il écrit en chantant.)

Le vin et la paresse

Se partagent mon coeur;

Si l'une est ma maîtresse,

L'autre est mon serviteur.

L'autre est mon serviteur.

L'autre est mon serviteur.

Hen, hen, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore, messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis... (Il aperçoit le Comte.) J'ai vu cet abbé-là quelque part. (Il se relève.)

Le Comte, à part.

Cet homme ne m'est pas inconnu.

Figaro

Eh non, ce n'est pas un abbé! Cet air altier et noble...

Le Comte

Cette tournure grotesque...

Figaro

Je ne me trompe point; c'est le comte Almaviva.

Le Comte

Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

Figaro

C'est lui-même, Monseigneur.

Le Comte

Maraud! si tu dis un mot...

Figaro

Oui, je vous reconnais; voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré.

Le Comte

Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras...

Figaro

Que voulez-vous, Monseigneur, c'est la misère.

Le Comte

Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? je t'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

Figaro

Je l'ai obtenu, Monseigneur; et ma reconnaissance...

Le Comte

Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu?

Figaro

Je me retire.

Le Comte

Au contraire. J'attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi?

Figaro

Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.

Le Comte

Dans les hôpitaux de l'armée?

Figaro

Non; dans les haras d'Andalousie.

Le Comte, riant.

Beau début!

Figaro

Le poste n'était pas mauvais; parce qu'ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval...

Le Comte

Qui tuaient les sujets du roi!

Figaro

Ah! Ah! il n'y a point de remède universel; mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

Le Comte

Pourquoi donc l'as-tu quitté?

Figaro

Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des puissances.

L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...

Le Comte

Oh! grâce! grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

Figaro

Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris; que j'envoyais des énigmes aux journaux, qu'il courait des madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.

Le Comte

Puissamment raisonné! Et tu ne lui fis pas représenter...

Figaro

Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadé qu'un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

Le Comte

Tu ne dis pas tout. je me souviens qu'à mon service tu étais un assez mauvais sujet.

Figaro

Eh! mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.

Le Comte

Paresseux, dérangé...

Figaro

Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets?

Le Comte, riant.

Pas mal. Et tu t'es retiré en cette ville?

Figaro

Non, pas tout de suite.

Le Comte, l'arrêtant.

Un moment... J'ai cru que c'était elle... Dis toujours, je t'entends de reste.

Figaro

De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires; et le théâtre me parut un champ d'honneur...

Le Comte

Ah! Miséricorde!

Figaro. (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)

En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs; des mains... comme des battoirs; j'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds; et d'honneur, avant la pièce, le café m'avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale...

Le Comte

Ah! la cabale! monsieur l'auteur tombé!

Figaro

Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler...

Le Comte

L'ennui te vengera bien d'eux?

Figaro

Ah! comme je leur en garde, morbleu!

Le Comte

Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges?

Figaro

On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.

Le Comte

Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

Figaro

C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien maître. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent; à la fin convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là; aidant au bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville, et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner.

Le Comte

Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?

Figaro

L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?

Le Comte

Sauvons-nous.

Figaro

Pourquoi?

Le Comte

Viens donc, malheureux! tu me perds. (Ils se cachent.)

 

Scène III

Bartholo, Rosine. (La jalousie du premier étage s'ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.)

Rosine

Comme le grand air fait plaisir à respirer!... Cette jalousie s'ouvre si rarement...

Bartholo

Quel papier tenez-vous là?

Rosine

Ce sont des couplets de La Précaution inutile, que mon maître à chanter m'a donnés hier.

Bartholo

Qu'est-ce que La Précaution inutile?

Rosine

C'est une comédie nouvelle.

Bartholo

Quelque drame encore! quelque sottise d'un nouveau genre!

Rosine

Je n'en sais rien.

Bartholo

Euh, euh, les journaux et l'autorité nous en feront raison. Siècle barbare!...

Rosine

Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

Bartholo

Pardon de la liberté! Qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, L'Encyclopédie, et les drames...

Rosine (le papier lui échappe et tombe dans la rue.)

Ah! ma chanson! Ma chanson est tombée en vous écoutant, courez, courez donc, monsieur! Ma chanson, elle sera perdue!

Bartholo

Que diable aussi, l'on tient ce qu'on tient. (Il quitte le balcon.)

Rosine regarde en dedans et fait signe dans la rue.

St, st! (Le Comte paraît.) Ramassez vite et sauvez-vous. (Le Comte ne fait qu'un saut, ramasse le papier et rentre.)

Bartholo sort de la maison et cherche.

Où donc est-il? Je ne vois rien.

Rosine

Sous le balcon, au pied du mur.

Bartholo

Vous me donnez là une jolie commission! Il est donc passé quelqu'un?

Rosine

Je n'ai vu personne.

Bartholo, à lui-même.

Et moi qui ai la bonté de chercher!... Bartholo, vous n'êtes qu'un sot, mon ami: ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir de jalousies sur la rue. (Il rentre.)

Rosine, toujours au balcon.

Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, en butte à la persécution d'un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage?

Bartholo, paraissant au balcon.

Rentrez, signora; c'est ma faute si vous avez perdu votre chanson; mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure. (Il ferme la jalousie à la clef.)

 

Scène IV

Le Comte, Figaro. (Ils entrent avec précaution.)

Le Comte

A présent qu'ils sont retirés, examinons cette chanson, dans laquelle un mystère est sûrement renfermé. C'est un billet!

Figaro

Il demandait ce que c'est que la Précaution inutile!

Le Comte lit vivement.

"Votre empressement excite ma curiosité: sitôt que mon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l'air connu de ces couplets, quelque chose qui m'apprenne enfin le nom, l'état et les intentions de celui qui paraît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine."

Figaro, contrefaisant la voix de Rosine.

Ma chanson, ma chanson est tombée; courez, courez donc! (Il rit.) ah! ah! ah! ah! Oh! ces femmes! Voulez-vous donner de l'adresse à la plus ingénue? Enfermez-la.

Le Comte

Ma chère Rosine!

Figaro

Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade; vous faites ici l'amour en perspective.

Le Comte

Te voilà instruit; mais si tu jases...

Figaro

Moi, jaser! Je n'emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d'honneur et de dévouement dont on abuse à la journée; je n'ai qu'un mot: mon intérêt vous répond de moi; pesez tout à cette balance, et...

Le Comte

Fort bien. Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d'une beauté!... Tu viens de la voir. Je l'ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'un sang noble, orpheline, et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo.

Figaro

Joli oiseau, ma foi! difficile à dénicher! Mais qui vous a dit qu'elle était femme du docteur?

Le Comte

Tout le monde.

Figaro

C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid pour donner le change aux galants et les écarter; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt...

Le Comte, vivement.

Jamais, Ah! quelle nouvelle! J'étais résolu de tout oser pour lui présenter mes regrets, et je la trouve libre! Il n'y a pas un moment à perdre; il faut m'en faire aimer, et l'arracher à l'indigne engagement qu'on lui destine. Tu connais donc ce tuteur?

Figaro

Comme ma mère.

Le Comte

Quel homme est-ce?

Figaro, vivement.

C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furette, et gronde, et geint tout à la fois.

Le Comte, impatienté.

Eh! je l'ai vu. Son caractère?

Figaro

Brutal, avare, amoureux et jaloux à l'excès de sa pupille, qui le hait à la mort.

Le Comte

Ainsi, ses moyens de plaire sont...

Figaro

Le Comte

Tant mieux. Sa probité?

Figaro

Tout juste autant qu'il en faut pour n'être point pendu.

Le Comte

Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux...

Figaro

C'est faire à la fois le bien public et particulier: chef-d'oeuvre de morale, en vérité, Monseigneur!

Le Comte

Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte?

Figaro

A tout le monde; s'il pouvait la calfeutrer...

Le Comte

Ah! diable, tant pis. Aurais-tu de l'accès chez lui?

Figaro

Si j'en ai! Primo, la maison que j'occupe appartient au docteur, qui m'y loge gratis...

Le Comte

Ah! ah!

Figaro

Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d'or par an, gratis aussi...

Le Comte, impatienté.

Tu es son locataire?

Figaro

De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire; il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.

Le Comte l'embrasse.

Ah! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire.

Figaro

Peste! comme l'utilité vous a bientôt rapproché les distances! Parlez-moi des gens passionnés!

Le Comte

Heureux Figaro, tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois! tu ton bonheur?

Figaro

C'est bien là un propos d'amant! Est-ce que je l'adore, moi? Puissiez-vous prendre ma place!

Le Comte

Ah! si l'on pouvait écarter tous les surveillants!

Figaro

C'est à quoi je rêvais.

Le Comte

Pour douze heures seulement!

Figaro

En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l'intérêt d'autrui.

Le Comte

Sans doute. Eh bien?

Figaro, rêvant.

Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens innocents...

Le Comte

Scélérat!

Figaro

Est-ce que je veux leur nuire? Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s'agit que de les traiter ensemble.

Le Comte

Mais ce médecin peut prendre un soupçon.

Figaro

Il faut marcher si vite que le soupçon n'ait pas le temps de naître. Il me vient une idée: le régiment de Royal-Infant arrive en cette ville.

Le Comte

Le colonel est de mes amis.

Figaro

Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement; il faudra bien qu'il vous héberge; et moi, je me charge du reste.

Le Comte

Excellent!

Figaro

Il ne serait même pas mal que vous eussiez l'air entre deux vins...

Le Comte

A quoi bon?

Figaro

Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.

Le Comte

A quoi bon?

Figaro

Pour qu'il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d'intriguer chez lui.

Le Comte

Supérieurement vu! Mais que n'y vas-tu, toi?

Figaro

Ah! oui, moi! Nous serons bien heureux s'il ne vous reconnaît pas, vous qu'il n'a jamais vu. Et comment vous introduire après?

Le Comte

Tu as raison.

Figaro

C'est que vous ne pouvez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier... pris de vin...

Le Comte

Tu te moques de moi. (Prenant un ton ivre.) N'est-ce point ici la maison du docteur Bartholo, mon ami?

Figaro

Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D'un ton plus ivre.) N'est-ce pas ici la maison...

Le Comte

Fi donc! tu as l'ivresse du peuple.

Figaro

C'est la bonne, c'est celle du plaisir

Le Comte

La porte s'ouvre.

Figaro

C'est notre homme: éloignons-nous jusqu'à ce qu'il soit parti.

 

Scène V

Le Comte et Figaro cachés; Bartholo.

Bartholo sort en parlant à la maison.

Je reviens à l'instant; qu'on ne laisse entrer personne. Quelle sottise à moi d'être descendu! Dès qu'elle m'en priait, je devais bien me douter... Et Bazile qui ne vient pas! Il devait tout arranger pour que mon mariage se fît secrètement demain: et point de nouvelles! Allons voir ce qui peut l'arrêter.

 

Scène VI

Le Comte, Figaro.

Le Comte

Qu'ai-je entendu? Demain il épouse Rosine en secret!

Figaro

Monseigneur, la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre.

Le Comte

Quel est donc ce Bazile qui se mêle de son mariage?

Figaro

Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille, infatué de son art, friponneau, besogneux, à genoux devant un écu, et dont il sera facile de venir à bout, Monseigneur... (Regardant à la jalousie.) La v'là, la v'là.

Le Comte

Qui donc?

Figaro

Derrière sa jalousie, la voilà, la voilà. Ne regardez pas, ne regardez donc pas!

Le Comte

Pourquoi?

Figaro

Ne vous écrit-elle pas: Chantez indifféremment? c'est-à-dire, chantez comme si vous chantiez... seulement pour chanter. Oh! la v'là, la v'là.

Le Comte

Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom de Lindor que j'ai pris; mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine a jeté.) Mais comment chanter sur cette musique? Je ne sais pas faire de vers, moi.

Figaro

Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent: en amour, le coeur n'est pas difficile sur les productions de l'esprit... Et prenez ma guitare.

Le Comte

Que veux-tu que j'en fasse? j'en joue si mal!

Figaro

Est-ce qu'un homme comme vous ignore quelque chose? Avec le dos de la main; from, from, from... Chanter sans guitare à Séville! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté. (Figaro se colle au mur sous le balcon.)

Le Comte chante en se promenant et s'accompagnant sur sa guitare.

(N° 2.)

Premier Couplet

Vous l'ordonnez, je me ferai connaître;

Plus inconnu, j'osais vous adorer:

En me nommant, que pourrais-je espérer?

N'importe, il faut obéir à son maître.

Figaro, bas.

Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur!

Le Comte

Deuxième Couplet

Je suis Lindor, ma naissance est commune,

Mes voeux sont ceux d'un simple bachelier:

Que n'ai-je, hélas! d'un brillant chevalier

A vous offrir le rang et la fortune!

Figaro

Eh comment diable! je ne ferais pas mieux, moi qui m'en pique.

Le Comte

Troisième Couplet

Tous les matins, ici, d'une voix tendre,

Je chanterai mon amour sans espoir;

Je bornerai mes plaisirs à vous voir;

Et puissiez-vous en trouver à m'entendre!

Figaro

Oh! ma foi, pour celui-ci!... (Il s'approche, et baise le bas de l'habit de son maître.)

Le Comte

Figaro?

Figaro

Excellence?

Le Comte

Crois-tu que l'on m'ait entendu

Rosine, en dedans, chante.

Air: du Maître en droit.

Tout me dit que Lindor est charmant,

Que je dois l'aimer constamment...

(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)

Figaro

Croyez-vous qu'on vous ait entendu, cette fois?

Le Comte

Elle a fermé sa fenêtre; quelqu'un apparemment est entré chez elle.

Figaro

Ah! la pauvre petite! comme elle tremble en chantant! Elle est prise, Monseigneur.

Le Comte

Elle se sert du moyen qu'elle-même a indiqué. Tout me dit que Lindor est charmant. Que de grâces! que d'esprit!

Figaro

Que de ruse! que d'amour!

Le Comte

Crois-tu qu'elle se donne à moi, Figaro?

Figaro

Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d'y manquer.

Le Comte

C'en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie

Figaro

Vous oubliez, Monseigneur, qu'elle ne vous entend plus.

Le Comte

Monsieur Figaro! je n'ai qu'un mot à vous dire: elle sera ma femme; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom... Tu m'entends, tu me connais...

Figaro

Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils.

Le Comte

Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.

Figaro, vivement.

Moi, j'entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d'un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue, et renverser tous les obstacles. Vous, Monseigneur, chez moi, l'habit de soldat, le billet de logement, et de l'or dans vos poches.

Le Comte

Pour qui, de l'or?

Figaro, vivement.

De l'or, mon Dieu, de l'or: c'est le nerf de l'intrigue.

Le Comte

Ne te fâche pas, Figaro, j'en prendrai beaucoup.

Figaro, s'en allant.

Je vous rejoins dans peu.

Le Comte

Figaro!

Figaro

Qu'est-ce que c'est?

Le Comte

Et ta guitare?

Figaro revient.

J'oublie ma guitare, moi! Je suis donc fou! (Il s'en va.)

Le Comte

Et ta demeure, étourdi?

Figaro revient.

Ah! réellement je suis frappé! - Ma boutique à quatre pas d'ici, peinte en bleu, vitrage en plomb, trois palettes en l'air, l'oeil dans la main, Consilio manuque, FIGARO. (Il s'enfuit.)

 

Acte deuxième

Le théâtre représente l'appartement de Rosine, La croisée dans le fond du théâtre est fermée par une jalousie grillée.

 

Scène I

Rosine, seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.

Marceline est malade; tous les gens sont occupés; et personne ne me voit écrire. Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon argus a un génie malfaisant qui l'instruit à point nommé; mais je ne puis dire un mot ni faire un pas, dont il ne devine sur-le-champ l'intention... Ah! Lindor! (Elle cachette la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu à travers ma jalousie parler longtemps au barbier Figaro. C'est un bon homme qui m'a montré quelquefois de la pitié: si je pouvais l'entretenir un moment!

 

Scène II

Rosine, Figaro.

Rosine, surprise.

Ah! monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!

Figaro

Votre santé, madame?

Rosine

Pas trop bonne, monsieur Figaro. L'ennui me tue.

Figaro

Je le crois; il n'engraisse que les sots.

Rosine

Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n'entendais pas; mais...

Figaro

Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance; plein d'esprit, de sentiments, de talents, et d'une figure fort revenante.

Rosine

Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?...

Figaro

Lindor. Il n'a rien; mais s'il n'eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvait y trouver quelque bonne place.

Rosine

Il en trouvera, monsieur Figaro; il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignez n'est pas fait pour rester inconnu.

Figaro, à part.

Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujours à son avancement.

Rosine

Un défaut, monsieur Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?

Figaro

Il est amoureux.

Rosine

Il est amoureux! et vous appelez cela un défaut!

Figaro

A la vérité, ce n'en est un que relativement à sa mauvaise fortune.

Rosine

Ah! que le sort est injuste! Et nomme-t-il la personne qu'il aime? Je suis d'une curiosité...

Figaro

Vous êtes la dernière, madame, à qui je voudrais faire une confidence de cette nature.

Rosine, vivement.

Pourquoi, monsieur Figaro? Je suis discrète. Ce jeune homme vous appartient, il m'intéresse infiniment... Dites donc.

Figaro, la regardant finement.

Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l'appétit; pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rosée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!...

Rosine

Qui reste en cette ville?

Figaro

En ce quartier.

Rosine

Dans cette rue peut-être?

Figaro

A deux pas de moi.

Rosine

Ah! que c'est charmant... pour monsieur votre parent. Et cette personne est?...

Figaro

Je ne l'ai pas nommée?

Rosine, vivement.

C'est la seule chose que vous ayez oubliée, monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vite; si l'on rentrait, je ne pourrais plus savoir...

Figaro

Vous le voulez absolument, madame? Eh bien, cette personne est... la pupille de votre tuteur.

Rosine

La pupille?...

Figaro

Du docteur Bartholo; oui, madame.

Rosine, avec émotion

Ah! monsieur Figaro... Je ne vous crois pas, je vous assure.

Figaro

Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même.

Rosine

Vous me faites trembler, monsieur Figaro.

Figaro

Fi donc, trembler! mauvais calcul, madame. Quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. D'ailleurs je viens de vous débarrasser de tous vos surveillants jusqu'à demain.

Rosine

S'il m'aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille.

Figaro

Eh! madame! amour et repos peuvent-ils habiter en même coeur? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd'hui, qu'elle n'a que ce terrible choix: amour sans repos, ou repos sans amour.

ROSINE, baissant les yeux.

Repos sans amour... paraît...

Figaro

Ah! bien languissant. Il me semble, en effet, qu'amour sans repos se présente de meilleure grâce: et pour moi, si j'étais femme...

Rosine, avec embarras.

Il est certain qu'une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l'estimer.

Figaro

Aussi mon parent vous estime-t-il infiniment.

Rosine

Mais s'il allait faire quelque imprudence, monsieur Figaro, il nous perdrait.

Figaro, à part.

Il nous perdrait! (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre... Une lettre a bien du pouvoir.

Rosine lui donne la lettre qu'elle vient d'écrire.

Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci; mais en la lui donnant, dites-lui... dites-lui bien... (Elle écoute.)

Figaro

Personne, madame.

Rosine

Que c'est par pure amitié tout ce que je fais.

Figaro

Cela parle de soi. Tudieu! l'amour a bien une autre allure!

Rosine

Que par pure amitié, entendez-vous? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés...

Figaro

Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D'en parler seulement, il exhale un tel feu qu'il m'a presque enfiévré de sa passion, moi qui n'y ai que voir!

Rosine

Dieux! j'entends mon tuteur. S'il vous trouvait ici... Passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez.

Figaro

Soyez tranquille. (A part, montrant la lettre.) voici, qui vaut mieux que mes observations (Il entre dans le cabinet.)

 

Scène III

Rosine, seule.

Je meurs d'inquiétude jusqu'à ce qu'il soit dehors... Que je l'aime, ce bon Figaro! c'est un bien honnête homme, un bon parent! Ah! voilà mon tyran; reprenons mon ouvrage. (Elle souffle la bougie, s'assied, et prend une broderie au tambour.)

 

Scène IV

Bartholo, Rosine.

Bartholo, en colère.

Ah! malédiction! l'enragé, le scélérat corsaire de Figaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sûr en rentrant?...

Rosine

Qui vous met donc si fort en colère, monsieur?

Bartholo

Ce damné barbier qui vient d'écloper toute ma maison en un tour de main; il donne un narcotique à l'Eveillé, un sternutatoire à La Jeunesse; il saigne au pied Marceline; il n'y a pas jusqu'à ma mule... Sur les yeux d'une pauvre bête aveugle, un cataplasme! Parce qu'il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah! qu'il les apporte!... Et personne à l'antichambre! On arrive à cet appartement comme à la place d'armes.

Rosine

Eh! qui peut y pénétrer que vous, monsieur?

Bartholo

J'aime mieux craindre sans sujet, que de m'exposer sans précaution. Tout est plein de gens entreprenants, d'audacieux... N'a-t-on pas, ce matin encore, ramassé lestement votre chanson pendant que j'allais la chercher? Oh! je...

Rosine

C'est bien mettre à plaisir de l'importance à tout! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu; que sais-je?

Bartholo

Le vent, le premier venu!... Il n'y a point de vent, madame, point de premier venu dans le monde; et c'est toujours quelqu'un posté là exprès qui ramasse les papiers qu'une femme a l'air de laisser tomber par mégarde.

Rosine

A l'air, monsieur?

Bartholo

Oui, madame, a l'air.

Rosine, à part.

Oh! le méchant vieillard!

Bartholo

Mais tout cela n'arrivera plus; car je vais faire sceller cette grille.

Rosine

Faites mieux; murez les fenêtres tout d'un coup; d'une prison à un cachot la différence est si peu de chose!

Bartholo

Pour celles qui donnent sur la rue, ce ne serait peut-être pas si mal... Ce barbier n'est pas entré chez vous, au moins?

Rosine

Vous donne-t-il aussi de l'inquiétude?

Bartholo

Tout comme un autre.

Rosine

Que vos répliques sont honnêtes!

Bartholo

Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler, et de bons valets pour les y aider.

Rosine

Quoi! vous n'accordez pas même qu'on ait des principes contre la séduction de monsieur Figaro?

Bartholo

Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes? Et combien j'en ai vu, de ces vertus à principes!...

Rosine, en colère.

Mais, monsieur, s'il suffit d'être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous si fort?

Bartholo, stupéfait.

Pourquoi?... pourquoi?... Vous ne répondez pas à ma question sur ce barbier.

Rosine, outrée.

Eh bien! oui, cet homme est entré chez moi; je l'ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pas même que je l'ai trouvé fort aimable; et puissiez-vous en mourir de dépit! (Elle sort.)

 

Scène V

Bartholo, seul.

Oh! les juifs, les chiens de valets! La jeunesse! L'Eveillé! L'Eveillé maudit!

 

Scène VI

Bartholo, L'Eveillé.

L'Eveillé arrive en bâillant, tout endormi.

Aah, aah, ah, ah...

Bartholo

Où étais-tu, peste d'étourdi, quand ce barbier est entré ici?

L'Eveillé

Monsieur j'étais... ah, aah, ah..

Bartholo

A machiner quelque espièglerie, sans doute? Et tu ne l'as pas vu?

L'Eveillé

Sûrement je l'ai vu, puisqu'il m'a trouvé tout malade, à ce qu'il dit; et faut bien que ça soit vrai, car j'ai commencé à me douloir dans tous les membres, rien qu'en l'en-entendant parl... Ah, ah, aah...

Bartholo le contrefait.

Rien qu'en l'en-entendant!... Où donc est ce vaurien de La Jeunesse? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance! Il y a quelque friponnerie là-dessous.

 

Scène VII

Les acteurs précédents; La Jeunesse arrive en vieillard avec une canne en béquille; il éternue plusieurs fois.

L'Eveillé, toujours bâillant.

La jeunesse?

Bartholo

Tu éternueras dimanche.

La Jeunesse

Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment! (Il éternue.) je suis brisé.

Bartholo

Comment! je vous demande à tous deux s'il est entré quelqu'un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce barbier...

L'Eveillé, continuant de bâiller.

Est-ce que c'est quelqu'un donc, monsieur Figaro? Aah! ah...

Bartholo

je parie que le rusé s'entend avec lui.

L'Eveillé, pleurant comme un sot.

Moi... je m'entends!...

La Jeunesse, éternuant.

Eh! mais, monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?...

Bartholo

De la justice! C'est bon entre vous autres misérables, la justice! je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.

La Jeunesse, éternuant.

Mais, pardi, quand une chose est vraie...

Bartholo

Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu'elle soit vraie, je prétends bien qu'elle ne soit pas vraie. Il n'y aurait qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité.

La Jeunesse, éternuant.

J'aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d'enfer!

L'Eveillé, pleurant.

Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.

Bartholo

Sors donc, pauvre homme de bien! (Il les contrefait). Et t'chi et t'cha; l'un m'éternue au nez, l'autre m'y bâille.

La Jeunesse

Ah! monsieur, je vous jure que, sans mademoiselle, il n'y aurait... il n'y aurait pas moyen de rester dans la maison. (Il sort en éternuant.)

Bartholo

Dans quel état ce Figaro les a mis tous! je vois ce que c'est: le maraud voudrait me payer mes cent écus sans bourse délier...

 

Scène VIII

Bartholo, Don Bazile; Figaro, caché dans le cabinet, paraît de temps en temps, et les écoute.

Bartholo continue.

Ah! don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique?

Bazile

C'est ce qui presse le moins.

Bartholo

J'ai passé chez vous sans vous trouver.

Bazile

J'étais sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.

Bartholo

Pour vous?

Bazile

Non, pour vous. Le comte Almaviva est en cette ville.

Bartholo

Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid?

Bazile

Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé.

Bartholo

Il n'en faut point douter, cela me regarde. Et que faire?

Bazile

Si c'était un particulier, on viendrait à bout de l'écarter.

Bartholo

Oui, en s'embusquant le soir, armé, cuirassé...

Bazile

Bone Deus! se compromettre! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure; et pendant la fermentation, calomnier à dire d'experts; concedo.

Bartholo

Singulier moyen de se défaire d'un homme!

Bazile

La calomnie, monsieur! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez; j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'y prenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'oeil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait.

Bartholo

Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation?

Bazile

Comment, quel rapport? Ce qu'on fait partout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d'approcher.

Bartholo

D'approcher? je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ce Comte existe.

Bazile

En ce cas, vous n'avez pas un instant à perdre.

Bartholo

Et à qui tient-il, Bazile? je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.

Bazile

Oui, mais vous avez lésiné sur les frais; et dans l'harmonie du bon ordre un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or.

Bartholo, lui donnant de l'argent.

Il faut en passer par où vous voulez; mais finissons

Bazile

Cela s'appelle parler. Demain tout sera terminé: c'est à vous d'empêcher que personne, aujourd'hui, ne puisse instruire la Pupille.

Bartholo

Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Bazile?

Bazile

N'y comptez pas. Votre mariage seul m'occupera toute la journée; n'y comptez pas.

Bartholo l'accompagne.

Bazile

Restez, docteur, restez donc.

Bartholo

Non pas. je veux fermer sur vous la porte de la rue.

 

Scène IX

Figaro, seul, sortant du cabinet.

Oh! la bonne précaution! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrir au Comte en sortant. C'est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médirait, qu'on ne le croirait pas.

 

Scène X

Rosine, accourant; Figaro.

Rosine

Quoi! vous êtes encore là, monsieur Figaro?

Figaro

Très heureusement pour vous, mademoiselle. Votre tuteur et votre maître de musique, se croyant seuls ici viennent de parler à coeur ouvert...

Rosine

Et vous les avez écoutés monsieur Figaro? Mais savez-vous que c'est fort mal!

Figaro

D'écouter? C'est pourtant ce qu'il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre tuteur se dispose à vous épouser demain.

Rosine

Ah! grands dieux!

Figaro

Ne craignez rien; nous lui donnerons tant d'ouvrage, qu'il n'aura pas le temps de songer à celui-là.

Rosine

Le voici qui revient; sortez donc par le petit escalier. Vous me faites mourir de frayeur. (Figaro s'enfuit.)

 

Scène XI

Bartholo, Rosine.

Rosine

Vous étiez ici avec quelqu'un, monsieur?

Bartholo

Don Bazile que j'ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c'eût été monsieur Figaro?

Rosine

Cela m'est fort égal, je vous assure.

Bartholo

je voudrais bien savoir ce que ce barbier avait de si pressé à vous dire?

Rosine

Faut-il parler sérieusement? Il m'a rendu compte de l'état de Marceline, qui même n'est pas trop bien, à ce qu'il dit.

Bartholo

Vous rendre compte! je vais parier qu'il était chargé de vous remettre quelque lettre.

Rosine

Et de qui, s'il vous plaît?

Bartholo

Oh! de qui! De quelqu'un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.

Rosine, à part.

Il n'en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.

Bartholo regarde les mains de Rosine.

Cela est. Vous avez écrit.

Rosine, avec embarras.

Il serait assez plaisant que vous eussiez le projet de m'en faire convenir.

Bartholo, lui prenant la main droite.

Moi! point du tout; mais votre doigt est encore taché d'encre! Hein! rusée signora!

Rosine, à part.

Maudit homme!

Bartholo, lui tenant toujours la main.

Une femme se croit bien en sûreté, parce qu'elle est seule.

Rosine

Ah! sans doute... La belle preuve!... Finissez donc, monsieur, vous me tordez le bras. je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie; et l'on m'a toujours dit qu'il fallait aussitôt tremper dans l'encre: c'est ce que j'ai fait.

Bartholo

C'est ce que vous avez fait? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C'est ce cahier de papier où je suis certain qu'il y avait six feuilles; car je les compte tous les matins, aujourd'hui encore.

Rosine, à part.

Oh! imbécile!

Bartholo, comptant.

Trois, quatre, cinq...

Rosine

La sixième...

Bartholo

je vois bien qu'elle n'y est pas, la sixième.

Rosine, baissant les yeux.

La sixième? je l'ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j'ai envoyés à la petite Figaro.

Bartholo

A la petite Figaro? Et la plume qui était toute neuve, comment est-elle devenue noire? Est-ce en écrivant l'adresse de la petite Figaro?

Rosine, à part.

Cet homme a un instinct de jalousie!... (Haut.) Elle m'a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.

Bartholo

Que cela est édifiant! Pour qu'on vous crût, mon enfant, il faudrait ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité, mais c'est ce que vous ne savez pas encore.

Rosine

Eh! qui ne rougirait pas, monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses les plus innocemment faites?

Bartholo

Certes, j'ai tort. Se brûler le doigt, le tremper dans l'encre, faire des cornets aux bonbons de la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour! quoi de plus innocent? Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait!... je suis seule, on ne me voit point; je pourrai mentir à mon aise. Mais le bout du doigt reste noir, la plume est tachée, le papier manque! On ne saurait penser à tout. Bien certainement, signora, quand j'irai par la ville, un bon double tour me répondra de vous.

 

Scène XII

Le Comte, Bartholo, Rosine. (Le Comte, en uniforme de cavalerie, ayant l'air d'être entre deux vins et chantant: Réveillons-la, etc.)

Bartholo

Mais que nous veut cet homme? Un soldat! Rentrez chez vous, signora.

Le Comte chante: Réveillons-la, et s'avance vers Rosine.

Qui de vous deux, mesdames, se nomme le docteur Balordo? (A Rosine, bas.) je suis Lindor.

Bartholo

Bartholo!

Rosine, à part.

Il parle de Lindor.

Le Comte

Balordo, Barque à l'eau, je m'en moque comme de ça. Il s'agit seulement de savoir laquelle des deux... (A Rosine, lui montrant un papier.) Prenez cette lettre.

Bartholo

Laquelle! Vous voyez bien que c'est moi. Laquelle! Rentrez donc, Rosine; cet homme paraît avoir du vin.

Rosine

C'est pour cela, monsieur; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.

Bartholo

Rentrez, rentrez; je ne suis pas timide.

 

Scène XIII

Le Comte, Bartholo.

Le Comte

Oh! je vous ai reconnu d'abord à votre signalement.

Bartholo, au Comte, qui serre la lettre.

Qu'est-ce que c'est donc que vous cachez là dans votre poche?

Le Comte

je le cache dans ma poche, pour que vous ne sachiez pas ce que c'est.

Bartholo

Mon signalement! Ces gens-là croient toujours parler à des soldats.

Le Comte

Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement?

Le chef branlant, la tête chauve,

Les yeux vairons, le regard fauve,

L'air farouche d'un Algonquin...

Bartholo

Qu'est-ce que cela veut dire? Etes-vous ici pour m'insulter? Délogez à l'instant.

Le Comte

Déloger! Ah! fi! que c'est mal parler! Savez-vous lire, docteur... Barbe à l'eau?

Bartholo

Autre question saugrenue.

Le Comte

Oh! que cela ne vous fasse point de peine; car, moi qui suis pour le moins aussi docteur que vous...

Bartholo

Comment cela?

Le Comte

Est-ce que je ne suis 'pas le médecin des chevaux du régiment? Voilà pourquoi l'on m'a exprès logé chez un confrère.

Bartholo

Oser comparer un maréchal...

Le Comte

Air: Vive le vin.

(Sans chanter.)

Non, docteur, je ne prétends pas

Que notre art obtienne le pas

Sur Hippocrate et sa brigade.

(En chantant.)

Votre savoir, mon camarade,

Est d'un succès plus général,

Car s'il n'emporte point le mal,

Il emporte au moins le malade.

C'est-il poli ce que je vous dis là?

Bartholo

Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts!

Le Comte

Utile tout à fait, pour ceux qui l'exercent.

Bartholo

Un art dont le soleil s'honore d'éclairer les succès!

Le Comte

Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues.

Bartholo

On voit bien, malappris, que vous n'êtes habitué de parler qu'à des chevaux.

Le Comte

Parler à des chevaux? Ah! docteur! pour un docteur d'esprit... N'est-il pas de notoriété que le maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler; au lieu que le médecin parle beaucoup aux siens...

Bartholo

Sans les guérir, n'est-ce pas?

Le Comte

C'est vous qui l'avez dit.

Bartholo

Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne?

Le Comte

Je crois que vous me lâchez des épigrammes, l'Amour!

Bartholo

Enfin, que voulez-vous? que demandez-vous?

Le Comte, feignant une grande colère.

Eh bien donc, il s'enflamme! Ce que je veux? Est-ce que vous ne le voyez pas?

 

Scène XIV

Rosine, Le Comte, Bartholo.

Rosine, accourant.

Monsieur le soldat, ne vous emportez point, de grâce! (A Bartholo.) Parlez-lui doucement, monsieur: un homme qui déraisonne...

Le Comte

Vous avez raison; il déraisonne, lui; mais nous sommes raisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie... enfin suffit. La vérité, c'est que je ne veux avoir affaire qu'à vous dans la maison.

Rosine

Que puis-je pour votre service, monsieur le soldat?

Le Comte

Une petite bagatelle, mon enfant. Mais s'il y a de l'obscurité dans mes phrases...

Rosine

J'en saisirai l'esprit.

Le Comte, lui montrant la lettre.

Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s'agit seulement... mais je dis en tout bien, tout. honneur, que vous me donniez à coucher ce soir.

Bartholo

Rien que cela?

Le Comte

Pas davantage. Lisez le billet doux que notre maréchal-des-logis vous écrit.

Bartholo

Voyons. (Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) "Le docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera...

Le Comte, appuyant.

Bartholo

"Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l'Ecolier, cavalier au régiment..."

Rosine

C'est lui, c'est lui-même.

Bartholo, vivement, à Rosine.

Qu'est-ce qu'il y a?

Le Comte

Eh bien! ai-je tort à présent, docteur Barbaro?

Bartholo

On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m'estropier de toutes les manières possibles. Allez au diable, Barbaro! Barbe à l'eau! et dites à votre impertinent maréchal-des-logis que, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.

Le Comte, à part.

O ciel! fâcheux contretemps!

Bartholo

Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu! mais n'en décampez pas moins à l'instant.

Le Comte, à part.

J'ai pensé me trahir. (Haut.) Décamper! Si vous êtes exempt des gens de guerre, vous n'êtes pas exempt de politesse, peut-être? Décamper! Montrez-moi votre brevet d'exemption; quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt...

Bartholo

Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.

Le Comte, pendant qu'il y va, dit, sans quitter sa place.

Ah! ma belle Rosine!

Rosine

Quoi, Lindor, c'est vous?

Le Comte

Recevez au moins cette lettre.

Rosine

Prenez garde, il a les yeux sur nous.

Le Comte

Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber. (Il s'approche.)

Bartholo

Doucement, doucement, seigneur soldat; je n'aime point qu'on regarde ma femme de si près.

Le Comte

Elle est votre femme?

Bartholo

Eh! quoi donc?

Le Comte

Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel: il y a au moins trois générations entre elle et vous.

Bartholo lit un parchemin.

"Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus..."

Le Comte donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie au plancher.

Est-ce que j'ai besoin de tout ce verbiage?

Bartholo

Savez-vous bien, soldat, que si j'appelle mes gens, je vous fais traiter sur-le-champ comme vous le méritez?

Le Comte

Bataille? Ah! volontiers, bataille! c'est mon métier, à moi, (montrant son pistolet de ceinture) et voici de quoi leur jeter de la poudre aux yeux. Vous n'avez peut-être jamais vu de bataille, madame?

Rosine

Ni ne veux en voir.

Le Comte

Rien n'est pourtant aussi gai que bataille. Figurez-vous (poussant le docteur) d'abord que l'ennemi est d'un côté du ravin, et les amis de l'autre. (A Rosine en lui montrant la lettre.) Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s'entend. (Rosine tire son mouchoir; le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.)

Bartholo, se baissant.

Ah! ah!

Le Comte la reprend et dit:

Tenez... moi qui allais vous apprendre ici les secrets de mon métier... Une femme bien discrète, en vérité! Ne voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse tomber de sa poche?

Bartholo

Donnez, donnez.

Le Comte

Dulciter, papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe était tombée de la vôtre?...

Rosine avance la main.

Ah! je sais ce que c'est, monsieur le soldat. (Elle prend la lettre, qu'elle cache dans la petite poche de son tablier.)

Bartholo

Sortez-vous enfin?

Le Comte

Eh bien, je sors. Adieu, docteur; sans rancune. Un petit compliment, mon coeur: priez la mort de m'oublier encore quelques campagnes; la vie ne m'a jamais été si chère.

Bartholo

Allez toujours. Si j'avais ce crédit-là sur la mort...

Le Comte

Sur la mort? Ah, docteur! Vous faites tant de choses pour elle, qu'elle n'a rien à vous refuser. (Il sort.)

 

Scène XV

Bartholo, Rosine.

Bartholo le regarde aller.

Il est enfin parti, (A part.) Dissimulons.

Rosine

Convenez pourtant, monsieur, qu'il est bien gai, ce jeune soldat! A travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit, ni d'une certaine éducation.

Bartholo

Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! Mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis?

Rosine

Quel papier?

Bartholo

Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter.

Rosine

Bon! c'est la lettre de mon cousin l'officier, qui était tombée de ma poche.

Bartholo

J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.

Rosine

Je l'ai très bien reconnue.

Bartholo

Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder?

Rosine

Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.

Bartholo, montrant la pochette.

Tu l'as mise là.

Rosine

Ah! ah! par distraction.

Bartholo

Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.

Rosine, à part.

Si je ne le mets pas en colère, il n'y aura pas moyen de refuser.

Bartholo

Donne donc, mon coeur.

Rosine

Mais quelle idée avez-vous en insistant, monsieur? Est-ce encore quelque méfiance?

Bartholo

Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas le montrer?

Rosine

Je vous répète, monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.

Bartholo

Je ne vous entends pas!

Rosine

Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.

Bartholo

Comment, révoltée! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi.

Rosine

Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'était pas pour vous donner le droit de m'offenser impunément.

Bartholo

De quelle offense parlez-vous?

Rosine

C'est qu'il est inouï qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un.

Bartholo

De sa femme?

Rosine

Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donnerait-on la préférence d'une indignité qu'on ne fait à personne?

Bartholo

Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui sans doute est une missive de quelque amant. Mais je le verrai, je vous assure.

Rosine

Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.

Bartholo

Qui ne vous recevra point.

Rosine

C'est ce qu'il faudra voir.

Bartholo

Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes; mais, pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.

Rosine, pendant qu'il y va.

Ah ciel! que faire? Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu à la prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans sa pochette de façon qu'elle sorte un peu.)

Bartholo, revenant.

Ah! j'espère maintenant la voir.

Rosine

De quel droit, s'il vous plaît?

Bartholo

Du droit le plus universellement reconnu; celui du plus fort.

Rosine

On me tuera plutôt que de l'obtenir de moi.

Bartholo, frappant du pied.

Madame! madame!...

Rosine tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal.

Ah! quelle indignité!...

Bartholo

Donnez cette lettre, ou craignez ma colère.

Rosine, renversée.

Malheureuse Rosine!

Bartholo

Qu'avez-vous donc?

Rosine

Quel avenir affreux!

Bartholo

Rosine!

Rosine

J'étouffe de fureur!

Bartholo

Elle se trouve mal.

Rosine

Je m'affaiblis, je meurs.

Bartholo, à part.

Dieux! la lettre! Lisons-la sans qu'elle en soit instruite. (Il lui tâte le pouls, et prend la lettre qu'il tâche de lire en se tournant un peu.)

Rosine, toujours renversée.

Infortunée! ah!

Bartholo lui quitte le bras, et dit à part:

Quelle rage a-t-on d'apprendre ce qu'on craint toujours de savoir!

Rosine

Ah! pauvre Rosine!

Bartholo

L'usage des odeurs... produit ces affections spasmodiques. (Il lit par-derrière le fauteuil en lui tâtant le pouls. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)

Bartholo, à part.

O ciel! c'est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude! Comment l'apaiser maintenant? Qu'elle ignore au moins que je l'ai lue. (Il fait semblant de la soutenir, et remet la lettre dans la pochette.)

Rosine soupire.

Ah!...

Bartholo

Eh bien! ce n'est rien, mon enfant: un petit mouvement de vapeurs, voilà tout; car ton pouls n'a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la console.)

Rosine, à part.

Il a remis la lettre! fort bien.

Bartholo

Ma chère Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.

Rosine

Je ne veux rien de vous: laissez-moi.

Bartholo

Je conviens que j'ai montré trop de vivacité sur ce billet.

Rosine

Il s'agit bien du billet! C'est votre façon de demander les choses qui est révoltante.

Bartholo, à genoux.

Pardon: j'ai bientôt senti tous mes torts; et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.

Rosine

Oui, pardon! lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.

Bartholo

Qu'elle soit d'un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.

Rosine, lui présentant la lettre.

Vous voyez qu'avec de bonnes façons on obtient tout de moi. Lisez-la.

Bartholo

Cet honnête procédé dissiperait mes soupçons, si j'étais assez malheureux pour en conserver.

Rosine

Lisez-la donc, monsieur.

Bartholo se retire.

A Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure!

Rosine

Vous me contrariez de la refuser.

Bartholo

Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvre Marceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée du pied: n'y viens-tu pas aussi?

Rosine

J'y monterai dans un moment.

Bartholo

Puisque la paix est faite, mignonne, donne-moi ta main. Si tu pouvais m'aimer, ah! comme tu serais heureuse!

Rosine, baissant les yeux.

Si vous pouviez me plaire, ah! comme je vous aimerais.

Bartholo

Je te plairai, je te plairai; quand je te dis que je te plaira! (Il sort.)

 

Scène XVI

Rosine le regarde aller.

Ah! Lindor! il dit qu'il me plaira!... Lisons cette lettre qui a manqué de me causer tant de chagrin. (Elle lit s'écrie:) Ah!... j'ai lu trop tard; il me recommande de tenir une querelle ouverte avec mon tuteur: j'en avais une si bonne, et je l'ai laissée échapper. En recevant la lettre, j'ai senti que je rougissais jusqu'aux yeux. Ah! mon tuteur a raison: je suis bien loin d'avoir cet usage du monde qui, me dit-il souvent, assure le maintien des femmes en toute occasion! Mais un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l'innocence même.

 

Acte troisième

 

Scène I

Bartholo, seul et désolé.

Quelle humeur! quelle humeur! Elle paraissait apaisée... Là, qu'on me dise qui diable lui a fourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de don Bazile! Elle sait qu'il se mêle de mon mariage... (On heurte à la porte.) Faites tout au monde pour plaire aux femmes; si vous omettez un seul petit point... je dis un seul... (On heurte une seconde fois.) Voyons qui c'est.

 

Scène II

Bartholo, Le Comte, en bachelier.

Le Comte

Que la paix et la joie habitent toujours céans!

Bartholo, brusquement.

Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous?

Le Comte

Monsieur, je suis Alonzo, bachelier, licencié...

Bartholo

Je n'ai pas besoin de précepteur.

Le Comte

... Elève de don Bazile, organiste du grand couvent, qui a l'honneur de montrer la musique à madame votre...

Bartholo

Bazile! organiste! qui a l'honneur!... Je le sais; au fait.

Le Comte, à part.

Quel homme! (Haut.) Un mal subit qui le force à garder le lit...

Bartholo

Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d'envoyer; je vais le voir à l'instant.

Le Comte, à part.

Oh! diable! (Haut.) Quand je dis le lit, monsieur, c'est la chambre que j'entends.

Bartholo

Ne fût-il qu'incommodé! Marchez devant, je vous suis.

Le Comte, embarrassé.

Monsieur, j'étais chargé... Personne ne peut-il nous entendre?

Bartholo, à part.

C'est quelque fripon... (Haut.) Eh non, monsieur le mystérieux! parlez sans vous troubler, si vous pouvez.

Le Comte, à part.

Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m'avait chargé de vous apprendre...

Bartholo

Parlez haut, je suis sourd d'une oreille.

Le Comte, élevant la voix.

Ah! volontiers. Que le comte Almaviva, qui restait à la grande place...

Bartholo, effrayé.

Parlez bas; parlez bas!

Le Comte, plus haut.

... En est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que le comte Almaviva...

Bartholo

Bas; parlez bas,. je vous prie.

Le Comte, du même ton.

... Etait en cette ville, et que j'ai découvert que la signora Rosine lui a écrit...

Bartholo

Lui a écrit? Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure! Tenez, asseyons-nous, et jasons d'amitié. Vous avez découvert, dites-vous, que Rosine...

Le Comte, fièrement.

Assurément. Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avait prié de vous montrer sa lettre; mais la manière dont vous prenez les choses...

Bartholo

Eh! mon Dieu! je les prends bien. Mais ne vous est-il pas possible de parler plus bas?

Le Comte

Vous êtes sourd d'une oreille, avez-vous dit.

Bartholo

Pardon, pardon, seigneur Alonzo, si vous m'avez trouvé méfiant et dur; mais je suis tellement entouré d'intrigants, de pièges... et puis votre tournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon. Eh bien! vous avez la lettre?

Le Comte

A la bonne heure sur ce ton, monsieur! Mais je crains qu'on ne soit aux écoutes.

Bartholo

Eh! qui voulez-vous? tous mes valets sur les dents! Rosine enfermée de fureur! Le diable est entré chez moi. Je vais encore m'assurer... (Il va ouvrir doucement la porte de Rosine.)

Le Comte, à part.

Je me suis enferré de dépit. Garder la lettre à présent! il faudra m'enfuir: autant vaudrait n'être pas venu... La lui montrer!... Si je puis en prévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.

Bartholo revient sur la pointe du pied.

Elle est assise auprès de sa fenêtre, le dos tourné à la porte, occupée à relire une lettre de son cousin l'officier, que j'avais décachetée,... Voyons donc la sienne.

Le Comte lui remet la lettre de Rosine.

La voici. (A part.) C'est ma lettre qu'elle relit.

Bartholo lit.

"Depuis que vous m'avez appris votre nom et votre état." Ah! la perfide! c'est bien là sa main.

Le Comte, effrayé.

Parlez donc bas à votre tour.

Bartholo

Quelle obligation, mon cher!...

Le Comte

Quand tout sera fini, si vous croyez m'en devoir, vous serez le maître. D'après un travail que fait actuellement don Bazile avec un homme de loi...

Bartholo

Avec un homme de loi, pour mon mariage?

Le Comte

Sans doute. Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain. Alors, si elle résiste...

Bartholo

Elle résistera.

Le Comte veut reprendre la lettre, Bartholo la serre.

Voilà l'instant où je puis vous servir: nous lui montrerons sa lettre, et s'il le faut (plus mystérieusement), j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui le Comte l'a sacrifiée. Vous sentez que le trouble, la honte, le dépit, peuvent la porter sur-le-champ...

Bartholo, riant.

De la calomnie! Mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Bazile! Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne serait-il pas bon qu'elle vous connût d'avance?

Le Comte réprime un grand mouvement de joie.

C'était assez l'avis de don Bazile. Mais comment faire? Il est tard... au peu de temps qui reste...

Bartholo

Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon?

Le Comte

Il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire. Mais prenez garde que toutes ces histoires de maîtres supposés sont de vieilles finesses, des moyens de comédie. Si elle va se douter?...

Bartholo

Présenté par moi, quelle apparence? Vous avez plus l'air d'un amant déguisé que d'un ami officieux.

Le Comte

Oui? Vous croyez donc que mon air peut aider à la tromperie?

Bartholo

Je le donne au plus fin à deviner, Elle est ce soir d'une humeur horrible. Mais quand elle ne ferait que vous voir... Son clavecin est dans ce cabinet. Amusez-vous en l'attendant: je vais faire l'impossible pour l'amener.

Le Comte

Gardez-vous bien de lui parler de la lettre.

Bartholo

Avant l'instant décisif? Elle perdrait tout son effet. Il ne faut pas me dire deux fois les choses: il ne faut pas me les dire deux fois. (Il s'en va.)

 

Scène III

Le Comte, seul.

Me voilà sauvé. Ouf! Que ce diable d'homme est rude à manier! Figaro le connaît bien. Je me voyais mentir; cela me donnait un air plat et gauche; et il a des yeux!... Ma foi, sans l'inspiration subite de la lettre, il faut l'avouer, j'étais éconduit comme un sot. O ciel! on dispute là-dedans. Si elle allait s'obstiner à ne pas venir! Ecoutons... Elle refuse de sortir de chez elle, et j'ai perdu le fruit de ma ruse. (Il retourne écouter.) La voici; ne nous montrons pas d'abord. (Il entre dans le cabinet.)

 

Scène IV

Le Comte, Rosine, Bartholo

Rosine, avec une colère simulée.

Tout ce que vous direz est inutile, monsieur. J'ai pris mon parti; je ne veux plus entendre parler de musique.

Bartholo

Ecoute donc, mon enfant; c'est le seigneur Alonzo, l'élève et l'ami de don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins. - La musique te calmera, je t'assure.

Rosine

Oh! pour cela vous pouvez vous en détacher. Si je chante ce soir!... Où donc est-il ce maître que vous craignez de renvoyer? je vais, en deux mots, lui donner son compte, et celui de Bazile. (Elle aperçoit son amant: elle fait un cri. Ah!...

Bartholo

Qu'avez-vous?

Rosine, les deux mains sur son coeur, avec un grand trouble.

Ah! mon Dieu, monsieur... Ah! mon Dieu, monsieur...

Bartholo

Elle se trouve encore mal! Seigneur Alonzo!

Non, je ne me trouve pas mal... mais c'est qu'en me tournant... Ah!...

Le Comte

Le pied vous a tourné, madame?

Rosine

Ah! oui, le pied m'a tourné. je me suis fait un mal horrible.

Le Comte

Je m'en suis bien aperçu.

Rosine, regardant le Comte.

Le coup m'a porté au coeur.

Bartholo

Un siège, un siège. Et pas un fauteuil ici? (Il va le chercher.)

Le Comte

Ah! Rosine!

Rosine

Quelle imprudence!

Le Comte

J'ai mille choses essentielles à vous dire.

Rosine

Il ne nous quittera pas.

Le Comte

Figaro va venir nous aider.

Bartholo, apportant un fauteuil.

Tiens, mignonne, assieds-toi. - Il n'y a pas d'apparence, bachelier, qu'elle prenne de leçon ce soir; ce sera pour un autre jour. Adieu.

Rosine, au Comte.

Non, attendez; ma douleur est un peu apaisée. (A Bartholo.) Je sens que j'ai eu tort avec vous, monsieur: je veux vous imiter, en réparant sur-le-champ...

Bartholo

Oh! le bon petit naturel de femme! Mais, après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, bachelier.

Rosine, au Comte.

Un moment, de grâce! (A Bartholo.) Je croirai, monsieur, que vous n'aimez pas à m'obliger, si vous m'empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon.

Le Comte, à part, à Bartholo.

Ne la contrariez pas, si vous m'en croyez.

Bartholo

Voilà qui est fini, mon amoureuse. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le temps que tu vas étudier.

Rosine

Non, monsieur. je sais que la musique n'a nul attrait pour vous.

Bartholo

Je t'assure que ce soir elle m'enchantera.

Rosine, au Comte, à part.

Je suis au supplice.

Le Comte, prenant un papier de musique sur le pupitre.

Est-ce là ce que vous voulez chanter, madame?

Rosine

Oui, c'est un morceau très agréable de La Précaution inutile.

Bartholo

Toujours La Précaution inutile!

Le Comte

C'est ce qu'il y a de plus nouveau aujourd'hui. C'est une image du printemps, d'un genre assez vif. Si madame veut l'essayer...

Rosine, regardant le Comte.

Avec grand plaisir: un tableau du printemps me ravit; c'est la jeunesse de la nature. Au sortir de l'hiver, il semble que le coeur acquière un plus haut degré de sensibilité: comme un esclave, enfermé depuis longtemps, goûte avec plus de plaisir le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.

Bartholo, bas au Comte.

Toujours des idées romanesques en tête.

Le Comte, bas.

En sentez-vous l'application?

Bartholo

Parbleu! (Il va s'asseoir dans le fauteuil qu'a occupé Rosine)

Rosine chante. (N° 3.)

Quand dans la plaine,

L'amour ramène

Le printemps

Si chéri des amants,

Tout reprend l'être,

Son feu pénètre

Dans les fleurs,

Et dans les jeunes coeurs.

On voit les troupeaux

Sortir des hameaux;

Dans tous les coteaux

Les cris des agneaux

Retentissent;

Ils bondissent:

Tout fermente,

Tout augmente;

Les brebis paissent

Les fleurs qui naissent,

Les chiens fidèles

Veillent sur elles;

Mais Lindor enflammé

Ne songe guère

Qu'au bonheur d'être aimé

De sa bergère.

Même air

Loin de sa mère

Cette bergère

Va chantant

Où son amant l'attend.

Par cette ruse,

L'amour l'abuse;

Mais chanter

Sauve-t-il du danger?

Les doux chalumeaux,

Les chants des oiseaux,

Ses charmes naissants,

Ses quinze ou seize ans,

Tout l'excite,

Tout l'agite;

La pauvrette

S'inquiète.

De sa retraite,

Lindor la guette;

Elle s'avance;

Lindor s'élance;

Il vient de l'embrasser:

Elle, bien aise,

Feint de se courroucer

Pour qu'on l'apaise

PETITE REPRISE

Les soupirs,

Les soins, les promesses,

Les vives tendresses,

Les plaisirs,

Le fin badinage,

Sont mis, en usage;

Et bientôt la bergère

Ne sent plus de colère.

Si quelque jaloux.

Trouble un bien si doux,

Nos amants d'accord

Ont un soin extrême...

De voiler leur transport;

Mais quand on s'aime,

La gêne ajoute encor

Au plaisir même.

(En l'écoutant, Bartholo, s'est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, se hasarde à prendre une main qu'il couvre de baisers. L'émotion ralentit le chant de Rosine, l'affaiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot extrême. L'orchestre sait le mouvement de la chanteuse, affaiblit son jeu, et se tait avec elle. L'absence du bruit qui avait endormi Bartholo, le réveille. Le Comte se relève, Rosine et l'orchestre reprennent subitement la suite de l'air. Si la petite reprise se répète, le même jeu recommence.)

Le Comte

En vérité, c'est un morceau charmant, et madame l'exécute avec une intelligence...

Rosine

Vous me flattez, seigneur; la gloire est tout entière au maître.

Bartholo, bâillant.

Moi, je crois que j'ai un peu dormi pendant le morceau charmant. J'ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille, et sitôt que je m'assieds, mes pauvres jambes... (Il se lève et pousse le fauteuil.)

Rosine, bas au Comte

Figaro ne vient point!

Le Comte

Filons le temps.

Bartholo

Mais, bachelier, je l'ai déjà dit à ce vieux Bazile: est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de lui faire étudier des choses plus gaies que toutes ces grandes aria, qui vont en haut, en bas, en routant, hi, ho, a, a, a, a, et qui me semblent autant d'enterrements? Là, de ces petits airs qu'on chantait dans ma jeunesse, et que chacun retenait facilement? J'en savais autrefois... Par exemple... (Pendant la ritournelle, il cherche en se grattant la tête et chante en faisant claquer ses pouces et dansant des genoux comme les vieillards.)

Veux-tu, ma Rosinette,

Faire emplette

Du roi des maris?...

(Au Comte en riant.) Il y a Fanchonnette dans la chanson; mais j'y ai substitué Rosinette pour la lui rendre plus agréable et la faire cadrer aux circonstances. Ah! ah! ah! ah! Fort bien! pas vrai?

Le Comte, riant.

Ah! ah! ah! Oui, tout au mieux.

 

Scène V

Figaro, dans le fond Rosine, Bartholo, Le Comte.

Bartholo chante.

Veux-tu, ma Rosinette,

Faire emplette

Du roi des maris?

Je ne suis point Tircis;

Mais la nuit, dans l'ombre,

Je vaux encor mon prix;

Et quand il fait sombre

Les plus beaux chats sont gris.

(Il répète la reprise en dansant, Figaro, derrière lui, imite ses mouvements.)

Je ne suis point Tircis, etc.

(Apercevant Figaro.) Ah! entrez, monsieur le barbier; avancez; vous êtes charmant!

Figaro salue.

Monsieur, il est vrai que ma mère me l'a dit autrefois; mais je suis un peu déformé depuis ce temps-là. (A part, au Comte.) Bravo, Monseigneur! (Pendant toute cette scène, le Comte fait ce qu'il peut pour parler à Rosine; mais l'oeil inquiet et vigilant du tuteur l'en empêche toujours, ce qui forme un jeu muet de tous les acteurs, étranger au débat du docteur et de Figaro.)

Bartholo

Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabat toute ma maison?

Figaro

Monsieur, il n'est pas tous les jours fête; mais sans compter les soins quotidiens, monsieur a pu voir que, lorsqu'ils en ont besoin, mon zèle n'attend pas qu'on lui commande...

Bartholo

Votre zèle n'attend pas! Que direz-vous, monsieur le zélé, à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle! Que leur direz-vous?

Figaro

Ce que je leur dirai?

Bartholo

Oui!

Figaro

Je leur dirai... Eh! parbleu! je dirai à celui qui éternue: Dieu vous bénisse! et: Va te coucher, à celui qui bâille. Ce n'est pas cela, monsieur, qui grossira le mémoire.

Bartholo

Vraiment non; mais c'est la saignée et les médicaments qui le grossiraient, si je voulais y entendre. Est-ce par zèle aussi que vous avez empaqueté les yeux de ma mule, et votre cataplasme lui rendra-t-il la vue?

Figaro

S'il ne lui rend pas la vue, ce n'est pas cela non plus qui l'empêchera d'y voir.

Bartholo

Que je le trouve sur le mémoire!... On n'est pas de cette extravagance-là!

Figaro

Ma foi, monsieur, les hommes n'ayant guère à choisir qu'entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit je veux au moins du plaisir; et vive la joie! Qui sait si le monde durera encore trois semaines!

Bartholo

Vous feriez bien mieux, monsieur le raisonneur, de me payer mes cent écus et les intérêts sans lanterner, je vous en avertis.

Figaro

Doutez-vous de ma probité, monsieur? Vos cent écus! j'aimerais mieux vous les devoir toute ma vie, que de les nier un seul instant.

Bartholo

Et dites-moi un peu comment la petite Figaro a trouvé les bonbons que vous lui avez portés.

Figaro

Quels bonbons? Que voulez-vous dire?

Bartholo

Oui, ces bonbons, dans ce cornet fait avec cette feuille de papier à lettre, ce matin.

Figaro

Diable emporte si...

Rosine, l'interrompant.

Avez-vous eu soin au moins de les lui donner de ma part, monsieur Figaro? Je vous l'avais recommandé.

Figaro

Ah! ah! les bonbons de ce matin? Que je suis bête, moi! j'avais perdu tout cela de vue... Oh! excellents, madame, admirables!

Bartholo

Excellents! Admirables! Oui, sans doute, monsieur le barbier, revenez sur vos pas! Vous faites là un joli métier, monsieur!

Figaro

Qu'est-ce qu'il a donc, monsieur?

Bartholo

Et qui vous fera une belle réputation, monsieur!

Figaro

Je la soutiendrai, monsieur.

Bartholo

Dites que vous la supporterez, monsieur.

Figaro

Comme il vous plaira, monsieur.

Bartholo

Vous le prenez bien haut, monsieur! Sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais.

Figaro lui tourne le dos.

Nous différons en cela, monsieur; moi, je lui cède toujours.

Bartholo

Hein! qu'est-ce qu'il dit donc, bachelier?

Figaro

C'est que vous croyez avoir affaire à quelque barbier de village, et qui ne sait manier que le rasoir? Apprenez, monsieur, que j'ai travaillé de la plume à Madrid, et que sans les envieux...

Bartholo

Eh! que n'y restiez-vous, sans venir ici changer de profession?

Figaro

On fait comme on peut. Mettez-vous à ma place.

Bartholo

Me mettre à votre place! Ah! parbleu, je dirais de belles sottises!

Figaro

Monsieur, vous ne commencez pas trop mal; je m'en rapporte à votre confrère qui est là rêvassant.

Le Comte, revenant à lui.

Je... je ne suis pas le confrère de Monsieur.

Figaro

Non? Vous voyant ici à consulter, j'ai pensé que vous poursuiviez le même objet.

Bartholo, en colère.

Enfin, quel sujet vous amène? Y a-t-il quelque lettre à remettre encore ce soir à madame? Parlez, faut-il que je me retire?

Figaro

Comme vous rudoyez le pauvre monde! Eh! parbleu, monsieur, je viens vous raser, voilà tout; n'est-ce pas aujourd'hui votre jour?

Bartholo

Vous reviendrez tantôt.

Figaro

Ah! oui, revenir! toute la garnison prend médecine demain matin, j'en ai obtenu l'entreprise par mes protections. Jugez donc comme j'ai du temps à perdre! Monsieur passe-t-il chez lui?

Bartholo

Non, monsieur ne passe point chez lui. Et mais... qui empêche qu'on ne me rase ici?

Rosine, avec dédain.

Vous êtes honnête! Et pourquoi pas dans mon appartement?

Bartholo

Tu te fâches? Pardon, mon enfant, tu vas achever de prendre ta leçon; c'est pour ne pas perdre un instant le plaisir de t'entendre.

Figaro, bas au Comte.

On ne le tirera pas d'ici! (Haut.) Allons, L'Eveillé! La jeunesse! le bassin, de l'eau, tout ce qu'il faut à monsieur.

Bartholo

Sans doute, appelez-les! Fatigués, harassés, moulus de votre façon, n'a-t-il pas fallu les faire coucher!

Figaro

Eh bien! j'irai tout chercher. N'est-ce pas dans votre chambre? (Bas au Comte.) Je vais l'attirer dehors.

Bartholo détache son trousseau de clefs, et dit par, réflexion:

Non, non, j'y vais moi-même. (Bas au Comte en s'en allant.) Ayez les yeux sur eux, je vous prie.

 

Scène VI

Figaro, Le Comte, Rosine.

Figaro

Ah! que nous l'avons manqué belle! il allait me donner le trousseau. La clef de la jalousie n'y est-elle pas?

Rosine

C'est la plus neuve de toutes.

 

Scène VII

Bartholo, Figaro, Le Comte, Rosine.

Bartholo, revenant.

(A part.) Bon! je ne sais ce que je fais, de laisser ici ce maudit barbier. (A Figaro.) Tenez. (Il lui donne le trousseau.) Dans mon cabinet, sous mon bureau; mais ne touchez à rien.

Figaro

La peste! il y ferait bon, méfiant comme vous êtes! (A part, en s'en allant.) Voyez comme le ciel protège l'innocence!

 

Scène VIII

Bartholo, Le Comte, Rosine.

Bartholo, bas au Comte.

C'est le drôle qui a porté la lettre au Comte.

Le Comte, bas.

Il m'a l'air d'un fripon.

Bartholo

Il ne m'attrapera plus.

Le Comte

Je crois qu'à cet égard le plus fort est fait.

Bartholo

Tout considéré, j'ai pensé qu'il était plus prudent de l'envoyer dans ma chambre que de le laisser avec elle.

Le Comte

Ils n'auraient pas dit un mot que je n'eusse été en tiers.

Rosine

Il est bien poli, messieurs, de parler bas sans cesse! Et ma leçon? (Ici l'on entend un bruit comme de la vaisselle renversée.)

Bartholo, criant.

Qu'est-ce que j'entends donc! Le cruel barbier aura tout laissé tomber par l'escalier, et les plus belles pièces de mon nécessaire!... (Il court dehors.)

 

Scène IX

Le comte, Rosine.

Le comte

Profitons du moment que l'intelligence de Figaro nous ménage. Accordez-moi ce soir, je vous en conjure, madame, un moment d'entretien indispensable pour vous soustraire à l'esclavage où vous allez tomber.

Rosine

Ah! Lindor!

Le comte

Je puis monter à votre jalousie, et quant à la lettre que j'ai reçue ce matin, je me suis vu forcé...

 

Scène X

Rosine, Bartholo, Figaro, Le Comte.

Bartholo

Je ne m'étais pas trompé; tout est brisé, fracassé.

Figaro

Voyez le grand malheur pour tant de train! On ne voit goutte sur l'escalier. (Il montre la clef au Comte.) Moi, en montant j'ai accroché une clef...

Bartholo

On prend garde à ce qu'on fait. Accrocher une clef! L'habile homme.

Figaro

Ma foi, monsieur, cherchez-en un plus subtil.

 

Scène XI

Les acteurs précédents, Don Bazile.

Rosine, effrayée.

(A part.) Don Bazile!...

Le Comte, à part.

Juste ciel!

Figaro, à part.

C'est le diable!

Bartholo va au-devant de lui.

Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n'a donc point eu de suites? En vérité, le seigneur Alonzo m'avait fort effrayé sur votre état; demandez-lui, je partais pour vous aller voir, et s'il ne m'avait point retenu...

Bazile, étonné.

Le seigneur Alonzo?...

Figaro frappe du pied.

Eh quoi! toujours des accrocs? Deux heures pour une méchante barbe... Chienne de pratique!

Bazile, regardant tout le monde.

Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs?...

Figaro

Vous lui parlerez quand je serai parti.

Bazile

Mais encore faudrait-il...

Le Comte

Il faudrait vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à monsieur quelque chose qu'il ignore? Je lui ai raconté que vous m'aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.

Bazile, plus étonné.

La leçon de musique!... Alonzo!...

Rosine, à part, à Bazile.

Eh! taisez-vous.

Bazile

Elle aussi!

Le Comte, à Bartholo.

Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.

Bartholo, à Bazile, à part.

N'allez pas nous démentir, Bazile, en disant qu'il n'est pas votre élève, vous gâteriez tout.

Bazile

Ah! ah!

Bartholo, haut.

En vérité, Bazile, on n'a pas plus de talent que votre élève.

Bazile, stupéfait.

Que mon élève!... (Bas.) Je venais pour vous dire que le Comte est déménagé.

Bartholo, bas.

Je le sais, taisez-vous.

Bazile, bas.

Qui vous l'a dit?

Bartholo, bas.

Lui, apparemment!

Le Comte, bas.

Moi, sans doute: écoutez seulement.

Rosine, bas à Bazile.

Est-il si difficile de vous taire?

Figaro, bas à Bazile.

Hum! Grand escogriffe! Il est sourd!

Bazile, à part.

Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? Tout le monde est dans le secret!

Bartholo, haut.

Eh bien, Bazile, votre homme de loi?...

Figaro

Vous avez toute la soirée pour parler de l'homme de loi.

Bartholo, à Bazile.

Un mot; dites-moi seulement si vous êtes content de l'homme de loi.

Bazile, effaré.

De l'homme de loi?

Le Comte, souriant.

Vous ne l'avez pas vu, l'homme de loi?

Bazile, impatienté.

Eh! non, je ne l'ai pas vu, l'homme de loi.

Le Comte, à Bartholo, à part.

Voulez-vous donc qu'il s'explique ici devant elle? Renvoyez-le.

Bartholo, bas au Comte.

Vous avez raison. (A Bazile.) Mais quel mal vous a donc pris si subitement?

Bazile, en colère.

Je ne vous entends pas.

Le Comte lui met, à part, une bourse dans la main.

Oui: monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l'état d'indisposition où vous êtes.

Figaro

Il est pâle comme un mort!

Bazile

Ah! je comprends...

Le Comte

Allez vous coucher, mon cher Bazile: vous n'êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.

Figaro

Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher,

Bartholo

D'honneur, il sent la fièvre d'une lieue. Allez vous coucher.

Rosine

Pourquoi donc êtes-vous sorti? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.

Bazile; au dernier étonnement.

Que j'aille me coucher!

Tous les acteurs ensemble

Eh! sans doute.

Bazile, les regardant tous.

En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer: je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.

Bartholo

A demain, toujours, si vous êtes mieux,

Le Comte

Bazile, je serai chez vous de très bonne heure.

Figaro

Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit.

Rosine

Bonsoir, monsieur Bazile.

Bazile, à part.

Diable emporte si j'y comprends rien! et sans cette bourse...

Tous

Bonsoir, Bazile, bonsoir.

Bazile, en s'en allant.

Eh bien, bonsoir donc, bonsoir. (Ils l'accompagnent tout en riant.)

 

Scène XII

Les acteurs précédents, excepté Bazile.

Bartholo, d'un ton important.

Cet homme-là n'est pas bien du tout.

Rosine

Il a les yeux égarés.

Le Comte

Le grand air l'aura saisi.

Figaro

Avez-vous vu comme il parlait tout seul? Ce que c'est que de nous! (A Bartholo.) Ah çà, vous décidez-vous, cette fois? (Il lui pousse un fauteuil très loin du Comte et lui présente le linge.)

Le Comte

Avant de finir, madame, je dois vous dire un mot essentiel au progrès de l'art que j'ai l'honneur de vous enseigner. (Il s'approche, et lui parle bas à l'oreille.)

Bartholo, à Figaro.

Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vous approcher, et de vous mettre devant moi pour m'empêcher de voir...

Le Comte, bas à Rosine,

Nous avons la clef de la jalousie, et nous serons ici à minuit.

Figaro passe le linge au cou de Bartholo.

Quoi voir? Si c'était une leçon de danse, on vous passerait d'y regarder; mais du chant!... Aie, aïe!

Bartholo

Qu'est-ce que c'est?

Figaro

Je ne sais ce qui m'est entré dans l'oeil. (Il rapproche sa tête.)

Bartholo

Ne frottez donc pas.

Figaro

C'est le gauche. Voudriez-vous me faire le plaisir d'y souffler un peu fort? (Bartholo prend la tête de Figaro, regarde par-dessus, il pousse violemment et va derrière les amants écouter leur conversation.)

Le Comte, bas à Rosine.

Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dans un tel embarras pour rester ici...

Figaro, de loin pour avertir.

Hem!... hem!...

Le Comte

Désolé de voir encore mon déguisement inutile...

Bartholo, passant entre deux.

Votre déguisement inutile!

Rosine, effrayée.

Ah!...

Bartholo

Fort bien, madame, ne vous gênez pas. Comment! sous mes yeux mêmes, en ma présence, on m'ose outrager de la sorte!

Le Comte

Qu'avez-vous donc, seigneur?

Bartholo

Perfide Alonzo!

Le Comte

Seigneur Bartholo, si vous avez souvent des lubies comme celle dont le hasard me rend témoin, je ne suis plus étonné de l'éloignement que mademoiselle a pour devenir votre femme.

Rosine

Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d'un vieux jaloux, qui, pour tout bonheur, offre à ma jeunesse un esclavage abominable!

Bartholo

Ah! qu'est-ce que j'entends!

Rosine

Oui, je le dis tout haut: je donnerai mon coeur et ma main à celui qui pourra m'arracher de cette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenus contre toute justice. (Rosine sort.)

 

Scène XIII

Bartholo, Figaro, Le Comte

Bartholo

La colère me suffoque.

Le Comte

En effet, seigneur, il est difficile qu'une jeune femme...

Figaro

Oui, une jeune femme et un grand âge, voilà ce qui trouble la tête d'un vieillard.

Bartholo

Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit barbier! il me prend des envies...

Figaro

Je me retire, il est fou.

Le Comte

Et moi aussi; d'honneur, il est fou.

Figaro

Il est fou, il est fou. (Ils sortent.)

 

Scène XIV

Bartholo, seul, les poursuit.

Je suis fou! Infâmes suborneurs, émissaires du diable, dont vous faites ici l'office, et qui puisse vous emporter tous... Je suis fou!... Je les ai vus comme je vois ce pupitre... Et me soutenir effrontément!... Ah! Il n'y a que Bazile qui puisse m'expliquer ceci. Oui, envoyons-le chercher. Holà! quelqu'un... Ah! j'oublie que je n'ai personne... Un voisin, le premier venu, n'importe. Il y a de quoi perdre l'esprit! il y a de quoi perdre l'esprit! (Pendant l'entracte le théâtre s'obscurcit; on entend un bruit d'orage, et l'orchestre joue celui qui est gravé dans le recueil de la musique du Barbier, N° 5.)

 

Acte quatrième

Le théâtre est obscur.

 

Scène I

Bartholo, Don Bazile, une lanterne de papier à la main.

Bartholo

Comment, Bazile, vous ne le connaissez pas! Ce que vous dites est-il possible?

Bazile

Vous m'interrogeriez cent fois, que je vous ferais toujours la même réponse. S'il vous a remis la lettre de Rosine, c'est sans doute un des émissaires du Comte. Mais, à la magnificence du présent qu'il m'a fait, il se pourrait que ce fût le Comte lui-même.

Bartholo

Quelle apparence? Mais, à propos de ce présent, eh! pourquoi l'avez-vous reçu?

Bazile

Vous aviez l'air d'accord; je n'y entendais rien; et dans les cas difficiles à juger, une bourse d'or me paraît toujours un argument sans réplique. Et puis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre...

Bartholo

J'entends, est bon...

Bazile

A garder.

Bartholo, surpris.

Ah! ah!

Bazile

Oui, j'ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbes avec des variations. Mais allons au fait; à quoi vous arrêtez-vous?

Bartholo

En ma place, Bazile, ne feriez-vous pas les derniers efforts pour la posséder?

Bazile

Ma foi non, docteur. En toute espèce de biens, posséder est peu de chose; c'est jouir qui rend heureux: mon avis est qu'épouser une femme dont on n'est point aimé, c'est s'exposer...

Bartholo

Vous craindriez les accidents?

Bazile

Hé, hé, monsieur... on en voit beaucoup cette année. Je ne ferais point violence à son coeur.

Bartholo

Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne l'avoir pas...

Bazile

Il y va de la vie? Epousez, docteur, épousez.

Bartholo

Aussi ferai-je, et cette nuit même.

Bazile

Adieu donc. - Souvenez-vous, en parlant à la pupille de les rendre tous plus noirs que l'enfer.

Bartholo

Vous avez raison.

Bazile

La calomnie, docteur, la calomnie! Il faut toujours en venir là.

Bartholo

Voici la lettre de Rosine que cet Alonzo m'a remise, et il m'a montré, sans le vouloir, l'usage que j'en dois faire auprès d'elle.

Bazile

Adieu, nous serons tous ici à quatre heures.

Bartholo

Pourquoi pas plus tôt?

Bazile

Impossible; le notaire est retenu.

Bartholo

Pour un mariage?

Bazile

Oui, chez le barbier Figaro; c'est sa nièce qu'il marie.

Bartholo

Sa nièce? Il n'en a pas.

Bazile

Voilà ce qu'ils ont dit au notaire.

Bartholo

Ce drôle est du complot: que diable!...

Bazile

Est-ce que vous penseriez?...

Bartholo

Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pas tranquille. Retournez chez le notaire. Qu'il vienne ici sur-le-champ avec vous.

Bazile

Il pleut, il fait un temps du diable; mais rien ne m'arrête pour vous servir. Que faites-vous donc?

Bartholo

Je vous reconduis: n'ont-ils pas fait estropier tout mon monde par ce Figaro! Je suis seul ici.

Bazile

J'ai ma lanterne.

Bartholo

Tenez, Bazile, voilà mon passe-partout. Je vous attends, je veille; et vienne qui voudra, hors le notaire et vous, personne n'entrera de la nuit.

Bazile

Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait.

 

Scène II

Rosine, seule, sortant de sa chambre.

Il me semblait avoir entendu parler. Il est minuit sonné; Lindor ne vient point! Ce mauvais temps même était propre à le favoriser. Sûr de ne rencontrer personne... Ah! Lindor! si vous m'aviez trompée!... Quel bruit entends-je?... Dieux! c'est mon tuteur. Rentrons.

 

Scène III

Rosine, Bartholo.

Bartholo rentre avec de la lumière.

Ah! Rosine, puisque vous n'êtes pas encore rentrée dans votre appartement...

Rosine

Je vais me retirer.

Bartholo

Par le temps affreux qu'il fait, vous ne reposerez pas, et j'ai des choses très pressées à vous dire.

Rosine

Que voulez-vous, monsieur? N'est-ce donc pas assez d'être tourmentée le jour?

Bartholo

Rosine, écoutez-moi.

Rosine

Demain je vous entendrai.

Bartholo

Un moment, de grâce!

Rosine, à part.

S'il allait venir!

Bartholo, lui montre sa lettre.

Connaissez-vous cette lettre?

Rosine la reconnaît.

Ah! grands dieux!

Bartholo

Mon intention, Rosine, n'est point de vous faire de reproches; à votre âge, on peut s'égarer; mais je suis votre ami; écoutez-moi.

Rosine

Je n'en puis plus.

Bartholo

Cette lettre que vous avez écrite au comte Almaviva...

Rosine, étonnée.

Au comte Almaviva!

Bartholo

Voyez quel homme affreux est ce Comte: aussitôt qu'il l'a reçue, il en a fait trophée. je la tiens d'une femme à qui il l'a sacrifiée

Rosine

Le comte Almaviva!

Bartholo

Vous avez peine à vous persuader cette horreur. L'inexpérience, Rosine, rend votre sexe confiant et crédule; mais apprenez dans quel piège on vous attirait. Cette femme m'a fait donner avis de tout, apparemment pour écarter une rivale aussi dangereuse que vous. J'en frémis! Le plus abominable complot entre Almaviva, Figaro et cet Alonzo, cet élève supposé de Bazile qui porte un autre nom, et n'est que le vil agent du Comte, allait vous entraîner dans un abîme dont rien n'eût pu vous tirer.

Rosine, accablée.

Quelle horreur!... quoi! Lindor!... quoi! ce jeune homme!

Bartholo, à part.

Ah! c'est Lindor.

Rosine

C'est pour le comte Almaviva... C'est pour un autre...

Bartholo

Voilà ce qu'on m'a dit en me remettant votre lettre.

Rosine, outrée.

Ah! quelle indignité! Il en sera puni. - Monsieur, vous avez désiré de m'épouser?

Bartholo

Tu connais la vivacité de mes sentiments.

Rosine

S'il peut vous en rester encore, je suis à vous.

Bartholo

Eh bien! le notaire viendra cette nuit même.

Rosine

Ce n'est pas tout. O ciel! Suis-je assez humiliée!... Apprenez que dans peu le perfide ose entrer par cette jalousie, dont ils ont eu l'art de vous dérober la clef.

Bartholo, regardant au trousseau.

Ah! les scélérats! Mon enfant, je ne te quitte plus.

Rosine, avec effroi.

Ah! monsieur! et s'ils sont armés?

Bartholo

Tu as raison: je perdrais ma vengeance. Monte chez Marceline; enferme-toi chez elle à double tour. Je vais chercher main-forte, et l'attendre auprès de la maison. Arrêté comme voleur, nous aurons le plaisir d'en être à la fois vengés et délivrés! Et compte que mon amour te dédommagera...

Rosine, au désespoir.

Oubliez seulement mon erreur. (A part.) Ah! je m'en punis assez.

Bartholo, s'en allant.

Allons nous embusquer. A la fin je la tiens. (Il sort.)

 

Scène IV

Rosine, seule.

Son amour me dédommagera!... Malheureuse!... (Elle tire son mouchoir et s'abandonne aux larmes.) Que faire?... Il va venir. Je veux rester et feindre avec lui, pour le contempler un moment dans toute sa noirceur. La bassesse de son procédé sera mon préservatif... Ah! j'en ai grand besoin. Figure noble, air doux, une voix si tendre!... et ce n'est que le vil agent d'un corrupteur! Ah! malheureuse! malheureuse! Ciel!... on ouvre la jalousie! (Elle se sauve.)

 

Scène V

Le Comte; Figaro, enveloppé d'un manteau, paraît à la fenêtre.

Figaro parle en dehors.

Quelqu'un s'enfuit: entrerai-je?

Le Comte, en dehors.

Un homme?

Figaro

Le Comte

C'est Rosine, que ta figure atroce aura mise en fuite.

Figaro saute dans la chambre.

Ma foi, je le crois... Nous voici enfin arrivés, malgré la pluie, la foudre et les éclairs.

Le Comte, enveloppé d'un long manteau.

Donne-moi la main. (Il saute à son tour.) A nous la victoire!

Figaro jette son manteau.

Nous sommes tout percés. Charmant temps, pour aller en bonne fortune! Monseigneur, comment trouvez-vous cette nuit?

Le Comte

Superbe pour un amant.

Figaro

Oui, mais pour un confident?... Et si quelqu'un allait nous surprendre ici?

Le Comte

N'es-tu pas avec moi? J'ai bien une autre inquiétude: c'est de la déterminer à quitter sur-le-champ la maison du tuteur.

Figaro

Vous avez pour vous trois passions toutes-puissantes sur le beau sexe: l'amour, la haine et la crainte.

Le Comte regarde dans l'obscurité.

Comment lui annoncer brusquement que le notaire l'attend chez toi pour nous unir? Elle trouvera mon projet bien hardi: elle va me nommer audacieux.

Figaro

Si elle vous nomme audacieux, vous l'appellerez cruelle. Les femmes aiment beaucoup qu'on les appelle cruelles. Au surplus, si son amour est tel que vous le désirez, vous lui direz qui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentiments.

 

Scène VI

Le Comte, Rosine, Figaro. Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.

Le Comte

La voici. - Ma belle Rosine!...

Rosine, d'un ton très composé.

Je commençais, monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas.

Le Comte

Charmante inquiétude!... Mademoiselle, il ne me convient point d'abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d'un infortuné; mais quelque asile que vous choisissiez, je jure mon honneur...

Rosine

Monsieur, si le don de ma main n'avait pas dû suivre à l'instant celui de mon coeur, vous ne seriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d'irrégulier.

Le Comte

Vous, Rosine! la compagne d'un malheureux, sans fortune, sans naissance!...

Rosine

La naissance, la fortune! Laissons là les jeux du hasard, et si vous m'assurez que vos intentions sont pures...

Le Comte, à ses pieds.

Ah! Rosine! je vous adore!...

Rosine, indignée.

Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... Tu m'adores!... Va! tu n'es plus dangereux pour moi; j'attendais ce mot pour te détester. Mais avant de t'abandonner au remords qui t'attend (en pleurant), apprends que je t'aimais; apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort. Misérable Lindor! j'allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l'indignité de cet affreux comte Almaviva, à qui tu me vendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tu cette lettre?

Le Comte, vivement.

Que votre tuteur vous a remise?

Rosine, fièrement.

Oui, je lui en ai l'obligation.

Le Comte

Dieux! que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m'en suis servi pour arracher sa confiance et je n'ai pu trouver l'instant de vous en informer. Ah! Rosine, il est donc vrai que vous m'aimez véritablement!

Figaro

Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même ...

Rosine

Monseigneur!... Que dit-il?

Le Comte, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique.

O la plus aimée des femmes! il n'est plus temps de vous abuser: l'heureux homme que vous voyez à vos pieds n'est point Lindor; je suis le comte Almaviva, qui meurt d'amour, et vous cherche en vain depuis six mois.

Rosine tombe dans les bras du Comte.

Ah!...

Le Comte, effrayé.

Figaro!

Figaro

Point d'inquiétude, Monseigneur: la douce émotion de la joie n'a jamais de suites fâcheuses; la voilà, la voilà qui reprend ses sens. Morbleu! qu'elle est belle!

Rosine

Ah! Lindor!... Ah! monsieur! que je suis coupable! j'allais me donner cette nuit même à mon tuteur.

Le Comte

Vous, Rosine!

Rosine

Ne voyez que ma punition! J'aurais passé ma vie à vous détester. Ah! Lindor! le plus affreux supplice n'est-il pas de haïr, quand on sent qu'on est faite pour aimer?

Figaro regarde à la fenêtre.

Monseigneur, le retour est fermé; l'échelle est enlevée.

Le Comte

Enlevée!

Rosine, troublée.

Oui, c'est moi... c'est le docteur. Voilà le fruit de ma crédulité. Il m'a trompée. J'ai tout avoué, tout trahi: il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte.

Figaro regarde encore.

Monseigneur! on ouvre la porte de la rue.

Rosine, courant dans les bras du Comte avec frayeur.

Ah! Lindor!...

Le comte, avec fermeté.

Rosine, vous m'aimez! Je ne crains personne; et vous serez ma femme. J'aurai donc le plaisir de punir à mon gré l'odieux vieillard!...

Rosine

Non, non; grâce pour lui, cher Lindor! Mon coeur est si plein, que la vengeance ne peut y trouver place.

 

Scène VII

Le Notaire, Don Bazile, Les acteurs Précédents.

Figaro

Monseigneur, c'est notre notaire.

Le Comte

Et l'ami Bazile avec lui!

Bazile

Ah! qu'est-ce que j'aperçois?

Figaro

Eh! par quel hasard, notre ami?...

Bazile

Par quel accident, messieurs?...

Le Notaire

Sont-ce là les futurs conjoints?

Le Comte

Oui, monsieur. Vous deviez unir la signora Rosine et moi cette nuit chez le barbier Figaro; mais nous avons préféré cette maison pour des raisons que vous saurez. Avez-vous notre contrat?

Le Notaire

J'ai donc l'honneur de parler à Son Excellence monsieur le comte Almaviva?

Figaro

Précisément.

Bazile, à part.

Si c'est pour cela qu'il m'a donné le passe-partout...

Le Notaire

C'est que j'ai deux contrats de mariage, Monseigneur. Ne confondons point: voici le vôtre; et c'est ici celui du seigneur Bartholo avec la signora... Rosine aussi? Les demoiselles apparemment sont deux soeurs qui portent le même nom.

Le Comte

Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin.(Ils signent.)

Bazile

Mais, Votre Excellence..., je ne comprends pas...

Le Comte

Mon maître Bazile, un rien vous embarrasse, et tout vous étonne.

Bazile

Monseigneur... Mais si le docteur...

Le Comte, lui jetant une bourse.

Vous faites l'enfant! Signez donc vite.

Bazile, étonné.

Ah! ah!...

Figaro

Où donc est la difficulté de signer?

Bazile, pesant la bourse.

Il n'y en a plus. Mais c'est que moi, quand j'ai donné ma parole une fois, il faut des motifs d'un grand poids... (Il signe.)

 

Scène VIII

Bartholo, un Alcade, des Alguazils, des Valets avec des flambeaux, et les Acteurs précédents.

Bartholo voit le comte baiser la main de Rosine et Figaro qui embrasse grotesquement don Bazile; il crie en prenant le notaire à la gorge:

Rosine avec ces fripons! Arrêtez tout le monde. J'en tiens un au collet.

Le Notaire

C'est votre notaire.

Bazile

C'est votre notaire. Vous moquez-vous?

Bartholo

Ah! don Bazile! Eh! comment êtes-vous ici?

Bazile

Mais plutôt vous, comment n'y êtes-vous pas?

L'Alcade, montrant Figaro.

Un moment! je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette maison, à des heures indues?

Figaro

Heure indue? Monsieur voit bien qu'il est aussi près du matin que du soir. D'ailleurs, je suis de la compagnie de Son Excellence monseigneur le comte Almaviva.

Bartholo

Almaviva!

L'Alcade

Ce ne sont donc pas des voleurs?

Bartholo

Laissons cela. - Partout ailleurs, monsieur le Comte, je suis le serviteur de Votre Excellence; mais vous sentez que la supériorité du rang est ici sans force. Ayez, s'il vous plaît, la bonté de vous retirer.

Le Comte

Oui, le rang doit être ici sans force; mais ce qui en a beaucoup est la préférence que mademoiselle vient de m'accorder sur vous, en se donnant à moi volontairement.

Bartholo

Que dit-il, Rosine?

Rosine

Il dit vrai. D'où naît votre étonnement? Ne devais-je pas, cette nuit même, être vengée d'un trompeur? Je le suis.

Bazile

Quand je vous disais que c'était le Comte lui-même, docteur?

Bartholo

Que m'importe à moi? Plaisant mariage! Où sont les témoins?

Le Notaire

Il n'y manque rien. Je suis assisté de ces deux messieurs.

Bartholo

Comment, Bazile! vous avez signé?

Bazile

Que voulez-vous! Ce diable d'homme a toujours ses poches pleines d'arguments irrésistibles.

Bartholo

Je me moque de ses arguments. J'userai de mon autorité.

Le Comte

Vous l'avez perdue en en abusant.

Bartholo

La demoiselle est mineure.

Figaro

Elle vient de s'émanciper.

Bartholo

Qui te parle à toi, maître fripon?

Le Comte

Mademoiselle est noble et belle; je suis homme de qualité, jeune et riche; elle est ma femme: à ce titre qui nous honore également, prétend-on me la disputer?

Bartholo

Jamais on ne l'ôtera de mes mains.

Le Comte

Elle n'est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l'autorité des lois; et monsieur, que vous avez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu'on opprime.

L'alcade

Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariage indique assez sa frayeur sur la mauvaise administration des biens de sa pupille, dont il faudra qu'il rende compte.

Le Comte

Ah! qu'il consente à tout, et je ne lui demande rien.

Figaro

Que la quittance de mes cent écus: ne perdons pas la tête.

Bartholo, irrité.

Ils étaient tous contre moi; je me suis fourré la tête dans un guêpier.

Bazile

Quel guêpier? Ne pouvant avoir la femme, calculez, docteur, que l'argent vous reste; et...

Bartholo

Eh! laissez-moi donc en repos, Bazile! Vous ne songez qu'à l'argent. Je me soucie bien de l'argent, moi! A la bonne heure, je le garde mais croyez-vous que ce soit le motif qui me détermine? (Il signe.)

Figaro, riant.

Ah! ah! ah! Monseigneur! ils sont de la même famille.

Le Notaire

Mais, messieurs, je n'y comprends plus rien. Est-ce qu'elles ne sont pas deux demoiselles qui portent le même nom?

Figaro

Non, monsieur, elles ne sont qu'une.

Bartholo, se désolant.

Et moi qui leur ai enlevé l'échelle pour que le mariage fût plus sûr! Ah! je me suis perdu faute de soins.

Figaro

Faute de sens. Mais soyons vrais, docteur quand la jeunesse et l'amour sont d'accord pour tromper un vieillard, tout ce qu'il fait pour l'empêcher peut bien s'appeler à bon droit la Précaution inutile.

FIN DU QUATRIEME ET DERNIER ACTE.

 

La Folle Journée ou le Mariage de Figaro

 

Epître dédicatoire

aux personnes trompées sur ma pièce et qui n'ont pas voulu la voir.

O vous que je ne nommerai point! Coeurs généreux, esprits justes, à qui l'on a donné des préventions contre un ouvrage réfléchi, beaucoup plus gai qu'il n'est frivole; soit que vous l'acceptiez ou non, je vous en fais l'hommage, et c'est tromper l'envie dans une de ses mesures. Si le hasard vous la fait lire, il la trompera dans une autre, en vous montrant quelle confiance est due à tant de rapports qu'on vous fait!

Un objet de pur agrément peut s'élever encore à l'honneur d'un plus grand mérite: c'est de vous rappeler cette vérité de tous les temps, qu'on connaît mal les hommes et les ouvrages quand on les juge sur la foi d'autrui; que les personnes, surtout dont l'opinion est d'un grand poids, s'exposent à glacer sans le vouloir ce qu'il fallait peut-être encourager, lorsqu'elles négligent de prendre pour base de leurs jugements le seul conseil qui soit bien pur: celui de leurs propres lumières.

Ma résignation égale mon profond respect.

L'AUTEUR.

 

Préface

En écrivant cette préface, mon but n'est pas de rechercher oiseusement si j'ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise; il n'est plus temps pour moi: mais d'examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j'ai fait une oeuvre blâmable.

Personne n'étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres, si je me suis écarté d'un chemin trop battu, pour des raisons qui m'ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l'ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes? imprimer puérilement que je reporte l'art à son enfance, parce que j'entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d'amuser en instruisant? Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

Il y a souvent très loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu'on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu'en fait de reproche à l'auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.

Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies; et j'aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l'opinion publique sur ce qu'on doit entendre par ces mots: Qu'est-ce que LA DECENCE THEATRALE?

A force de nous montrer délicats, fins connaisseurs et d'affecter, comme j'ai dit autre part, l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s'amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu'on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation.

Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence et bonnes moeurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n'avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près ce qui garrotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l'intrigue, sans laquelle il n'y a pourtant que du bel esprit à la glace et des comédies de quatre jours.

Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique: on ne pourrait mettre au théâtre Les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd'hui les Dandins et les Brid'oisons, même des gens plus éclairés, s'écrier qu'il n'y a plus ni moeurs, ni respect pour les magistrats.

On ne ferait point le Turcaret, sans avoir à l'instant sur les bras fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu'aujourd'hui Turcaret n'a plus de modèles. On l'offrirait sous d'autres traits, l'obstacle resterait le même.

On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l'antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d'esprit. Mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu'il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu'au théâtre l'oeuvre sublime du Tartuffe? Aussi l'auteur qui se compromet avec le public pour l'amuser ou pour l'instruire, au lieu d'intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidents impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame.

J'ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l'ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses moeurs, le goût de la décence et des chefs-d'oeuvre de nos maîtres. J'ai tenté d'être cet homme; et si je n'ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s'est-elle manifestée dans tous.

J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d'une disconvenance sociale, dans le sujet qu'on veut traiter. L'auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce: les conspirations, l'usurpation du trône, le meurtre, l'empoisonnement, l'inceste dans Oedipe et Phèdre; le fratricide dans Vendôme; le parricide dans Mahomet; le régicide dans Macbeth, etc., etc. La comédie, moins audacieuse, n'excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos moeurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur l'avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare? démasquer l'hypocrisie, sans montrer, comme Orgon, dans le Tartuffe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes? un joueur effréné, sans l'envelopper de fripons, s'il ne l'est pas déjà lui-même?

Tous ces gens-là sont loin d'être vertueux; l'auteur ne les donne pas pour tels: il n'est le patron d'aucun d'eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité? Quand l'auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard, sa moralité est remplie; s'il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi: Le renard s'en saisit, le dévore; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n'est qu'un long apologue: leur différence est que dans la fable les animaux ont de l'esprit, et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes.

Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l'avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette et l'injurie en face, est-ce des vertus ou des vices, qu'il tire sa moralité? que lui importent ces fantômes? c'est vous qu'il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps ne manquèrent pas d'apprendre au bon public combien tout cela était horrible! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n'est plus, en rappelant ainsi les faits:

L'Ignorance et l'Erreur, à ses naissantes pièces,

En habits de marquis, en robes de comtesses,

Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau,

Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.

Le commandeur voulait la scène plus exacte;

Le vicomte, indigné, sortait au second acte:

L'un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,

Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu;

L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,

Voulait venger la Cour immolée au parterre.

On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n'aurait pas un seul chef-d'oeuvre de Molière; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu'il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme; et cela s'imprimait avec APPROBATION ET PRIVILEGE de ce roi qui le protégeait: rien là-dessus n'est empiré.

Mais, parce que les personnages d'une pièce s'y montrent sous des moeurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène? Que poursuivrait-on au théâtre? les travers et les ridicules? Cela vaut bien la peine d'écrire! Ils sont chez nous comme les modes: on ne s'en corrige point, on en change.

Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des moeurs dominantes: leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. Soit qu'il moralise en riant, soit qu'il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir. Malheur à lui, s'il s'en écarte! On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie.

Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l'art, avec la satire odieuse et personnelle: l'avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre, par l'homme juste, aigri de l'horrible abus des bienfaits, tous les hommes sont des ingrats: quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s'en offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu'il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre les bons et les mauvais coeurs, on le sent et cela console. Que si l'humoriste répond qu'un bienfaiteur fait cent ingrats, on répliquera justement qu'il n'y a peut-être pas un ingrat qui n'ait été plusieurs fois bienfaiteur: et cela console encore. Et c'est ainsi qu'en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j'ai plusieurs fois d'office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l'enchère.

N'ont-ils donc pas assez, ces Grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque? On tolère un si léger mal, parce qu'il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics.

Ce n'est donc ni le vice ni les incidents qu'il amène, qui font l'indécence théâtrale; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l'auteur ou faible ou timide, n'ose en tirer de son sujet voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse.

Lorsque je mis Eugénie au théâtre (et il faut bien que je me cite, puisque c'est toujours moi qu'on attaque), lorsque je mis Eugénie au théâtre tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient des flammes dans les foyers sur ce que j'avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d'épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre sans avoir été mariée.

Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames, constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l'intérêt y naissaient entièrement de l'abus qu'un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit pour tourmenter une faible fille sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l'ouvrage a d'utile et de bon naît du courage qu'eut l'auteur d'oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté.

Depuis, j'ai fait Les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu'elle est sa fille illégitime. Ce drame est aussi très moral, parce qu'à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l'auteur s'attache à y montrer les devoirs qu'impose la nature sur les fruits d'un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans appui.

Entre autres critiques de la pièce, j'entendis dans une loge, auprès de celle que j'occupais, un jeune important de la Cour qui disait gaiement à des dames: "L'auteur, sans doute, est un garçon fripier qui ne voit rien de plus élevé que des commis des Fermes et des marchands d'étoffes; et c'est au fond d'un magasin qu'il va chercher les nobles amis qu'il traduit à la scène française. - Hélas! monsieur, lui dis-je en m'avançant, il a fallu du moins les prendre où il n'est pas impossible de les supposer. Vous ririez bien plus de l'auteur s'il eût tiré deux vrais amis de l'Oeil-de-boeuf ou des carrosses? Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux."

Me livrant à mon gai caractère, j'ai depuis tenté, dans Le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle, mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j'eusse ébranlé l'Etat; l'excès des précautions qu'on prit et des cris qu'on fit contre moi décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s'y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l'affiche à l'instant d'être jouée, dénoncée même au Parlement d'alors, et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j'avais destiné à l'amusement du public.

Je l'obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges, et chacun me disait tout bas. "Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu'il n'y a plus que vous qui osiez rire en face."

Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage; et c'est ce que j'ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car, en frappant l'air de son nom, l'on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d'y montrer la famille de Figaro, que j'indiquais dans cette préface. "Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu'il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit; et qui sait s'il verrait le jour?" Cependant, par respect, j'acceptai le défi; je composai cette Folle journée, qui cause aujourd'hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C'était un homme d'un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier: le dirai-je? il en fut content.

Mais quel piège, hélas! j'ai tendu au jugement de nos critiques en appelant ma comédie du vain nom de Folle journée! Mon objet était bien de lui ôter quelque importance; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d'annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu L'Epoux suborneur. C'était pour eux une autre piste, on me courait différemment. Mais ce nom de Folle journée les a mis à cent lieues de moi: ils n'ont plus rien vu dans l'ouvrage que ce qui n'y sera jamais; et cette remarque un peu sévère sur la facilité de prendre le change a plus d'étendue qu'on ne croit. Au lieu du nom de George Dandin, si Molière eût appelé son drame La Sottise des alliances, il eût porté bien plus de fruit; si Regnard eût nommé son Légataire, La Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l'ai fait avec réflexion. Mais qu'on ferait un beau chapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu'on pourrait intituler: De l'influence de l'affiche!

Quoi qu'il en soit, La Folle journée resta cinq ans au portefeuille; les comédiens ont su que je l'avais, ils me l'ont enfin arrachée. S'ils ont bien ou mal fait pour eux, c'est ce qu'on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu'ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n'a été jouée avec autant d'ensemble, et si l'auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n'y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n'ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l'adoption des comédiens.

Sur l'éloge outré qu'ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès lors aussi les grands ennemis de l'auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu'il blessait dans cet ouvrage, d'ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l'ont tant répété me font l'honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations n'en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs.

Ainsi, dans Le Barbier de Séville, je n'avais qu'ébranlé l'Etat; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n'y avait plus rien de sacré, si l'on permettait cet ouvrage. On abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cabalait auprès des corps puissants; on alarmait les dames timorées; on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l'obstination de ma docilité; par la raison, quand on voulait l'entendre.

Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille: que reste-t-il des allusions qu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd'hui n'avait pas même encore germé: c'était tout un autre univers.

Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on m'en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l'ouvrage, objet d'un tel déchaînement? La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur, réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.

D'où naissaient donc ces cris perçants? De ce qu'au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le joueur, l'ambitieux, l'avare, ou l'hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu'une seule classe d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Mais comme ce n'est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale

Cette pièce où l'on peint un insolent valet

Disputant sans pudeur son épouse à son maître.

M. GUDIN.

Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le Puissant vicieux; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé, tout cela, très loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne, on eût crié bravo ! ouvrage bien moral! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.

Mais ne voulant qu'amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup, d'ici, rougir modestement (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison.

Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l'ai pas fait.

Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne très plaisamment qu'il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime.

Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant, et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant d'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette moralité de blâmable, messieurs?

La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? Accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a. très fortement prononcé, lorsqu'en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant: Entres-y, toi, Antonio; conduis devant son juge l'infâme qui m'a déshonoré; et que celui-ci lui répond: Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour... !

Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.

En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie dans le dessein de le trahir, devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocherait justement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables: car nos jugements sur les moeurs se rapportent toujours aux femmes; on n'estime pas assez les hommes pour tant exiger d'eux sur ce point délicat. Mais loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais seulement l'empêcher d'en faire à tout le monde. C'est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche; et de cela seul que la Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il éprouve sont certainement très morales, aucune n'est avilissante.

Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari peu délicat, la plus vertueuse des femmes par goût et par principes.

Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards? Dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle. C'est pour mieux faire ressortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est étayé de ce léger mouvement dramatique pour nous accuser d'indécence! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses, aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus ou moins; et l'on ne souffre pas que, dans la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse! O grande influence de l'affiche! jugement sûr et conséquent! Avec la différence du genre, on blâme ici ce qu'on approuvait là. Et cependant, en ces deux cas, c'est toujours le même principe: point de vertu sans sacrifice.

J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées que votre malheur attache à des Almaviva! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelque intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Le chagrin de perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche, un regret aussi personnel est trop loin d'être une vertu. Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c'est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu'elle blâme, et des ressentiments légitimes. Les efforts qu'elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul besoin d'y penser pour applaudir à son triomphe; elle est un modèle de vertu, l'exemple de son sexe et l'amour du nôtre.

Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation, c'est vainement que j'en étendrais ici le développement, les conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de l'accusé qu'il est chargé de perdre, et ma Comtesse n'est point traduite au parlement de la nation: c'est une commission qui la juge.

On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièce d'Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d'autre manière, si l'époux ne fût pas rentré, comme dit l'auteur, heureusement. Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur: chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts; et notez que, dans cette pièce, l'époux ne paraît qu'un peu sot; dans la mienne, il est infidèle: ma Comtesse a plus de mérite.

Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la Comtesse; le reste est dans le même esprit.

Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur puissant, avec plus d'avantage qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite: sa maîtresse et son fiancé. C'est que, dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n'y a pas une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l'attachement à ses devoirs: la seule ruse qu'elle se permette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les voeux sont honnêtes.

Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m'amuse-t-il au lieu de m'indigner? C'est que, l'opposé des valets, il n'est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce: en le voyant forcé, par son état, de repousser l'insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu'on sait qu'il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu'il aime et sauver sa propriété.

Donc, hors le Comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à peu près ce qu'il doit. Si vous les croyez malhonnêtes parce qu'ils disent du mal les uns des autres, c'est une règle très fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle: on passe la vie à ne faire autre chose! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absents, que moi, qui les défends toujours, j'entends murmurer très souvent: "Quel diable d'homme, et qu'il est contrariant! il dit du bien de tout le monde!"

Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise, et l'immoralité qu'on reproche au fond de l'ouvrage serait-elle dans l'accessoire? O censeurs délicats, beaux esprits sans fatigue, inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d'oeil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiers battements du coeur, cherchant tout sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu'on l'est à cet âge heureux, d'un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine est-il un sujet de scandale? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et brûlant comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême, il dérange dix fois sans le vouloir les coupables projets du Comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu'il voit a droit de l'agiter: peut-être il n'est plus un enfant, mais il n'est pas encore un homme; et c'est le moment que j'ai choisi pour qu'il obtînt de l'intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu'il éprouve innocemment, il l'inspire partout de même. Direz-vous qu'on l'aime d'amour? Censeurs, ce n'est pas là le mot. Vous êtes trop éclairés pour ignorer que l'amour, même le plus pur, a un motif intéressé: on ne l'aime donc pas encore; on sent qu'un jour on l'aimera. Et c'est ce que l'auteur a mis avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant: Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien...

Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l'enfance, nous le faisons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés? Voyez-le à la fin de son rôle; à peine a-t-il un habit d'officier, qu'il porte la main à l'épée aux premières railleries du Comte, sur le quiproquo d'un soufflet. Il sera fier, notre étourdi! mais c'est un enfant, rien de plus. N'ai-je pas vu nos dames, dans les loges, aimer mon page à la folie? Que lui voulaient-elles? Hélas! rien: c'était de l'intérêt aussi; mais, comme celui de la Comtesse, un pur et naïf intérêt: un intérêt... sans intérêt.

Mais est-ce la personne du page, ou la conscience du seigneur, qui fait le tourment du dernier toutes les fois que l'auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur la voie; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n'est amené que pour ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le plus absolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l'être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.

Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu'inspire-t-il? Quelque chose de sensible et doux, qui n'est amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.

J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré comme les fruits de leurs serres chaudes, les Grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d'arracher de ces êtres non formés des enfants encore moins formables, dont le bonheur n'occupait personne, et qui n'étaient que le prétexte d'un certain trafic d'avantages qui n'avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin: et le caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n'a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs.

Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.

Coupable d'un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute, lorsqu'elle reconnaît son fils. L'auteur eût pu en tirer une moralité plus profonde: dans les moeurs qu'il veut corriger, la faute d'une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait?

Il l'a fait, censeurs raisonnables! Etudiez la scène suivante, qui, faisait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m'ont prié de retrancher, craignant qu'un morceau si sévère n'obscurcît la gaieté, de l'action.

Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu'il lui a portés: il a raison; qu'en ferait-il? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de Cour, sans aucune excuse d'erreur, et fléau d'un fort honnête homme, il l'abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi; saisissant l'aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l'attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l'on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple douées d'une jolie figure.

Telle est la marche de la scène.

Brid'oison, parlant de Figaro, qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.

C'est clair: il ne l'épousera pas.

Bartholo

Ni moi non plus.

Marceline

Ni vous! et votre fils? Vous m'aviez juré...

Bartholo

J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.

Brid'oison

Et si l'on y regardait de si près, personne n'épouserait personne.

Bartholo

Des fautes si connues! une jeunesse déplorable!

Marceline, s'échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a trop bien prouvées! Mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! J'étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées!

Figaro

Les plus coupables sont les moins généreux, c'est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes, c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse: vous et vos magistrats si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister! Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes; on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.

Figaro

Ils font broder jusqu'aux soldats!

Marceline, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes: ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié.

Figaro

Elle a raison.

Le Comte, à part.

Que trop raison.

Brid'oison

Elle a, mon-on Dieu, raison.

Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds: vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils, gai, libre et bon pour tout le monde, il ne manquera rien à ta mère.

Figaro

Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet! Il y a des mille, mille ans que le monde roule et dans cet océan de durée, où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! Tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons.

J'ai bien regretté ce morceau; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré: Ils n'auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture, de les intéresser pour une femme de mauvaises moeurs: - Non, messieurs, je n'en parle pas pour excuser ses moeurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique, la corruption des jeunes personnes; et j'avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie, parce qu'elle est souvent trop sévère. Il n'y a que façon de s'entendre.

- Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde. - Tout le monde est exagéré. Qu'on me sache gré du moins s'il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s'y reconnaître: au temps qui court, on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M'est-il permis de composer en auteur qui sort du collège? de toujours faire rire des enfants, sans jamais rien dire à des hommes? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison?

Si je n'ai versé sur nos sottises qu'un peu de critique badine, ce n'est pas que je ne sache en former de plus sévères: quiconque a dit tout ce qu'il sait dans son ouvrage, y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d'idées qui me pressent pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd'hui sur mon chantier: La Mère coupable; et si le dégoût dont on m'abreuve me permet jamais de l'achever, mon projet étant d'y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j'élèverai mon langage à la hauteur de mes situations; j'y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j'ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, messieurs, à me tourmenter de nouveau: ma poitrine a déjà grondé; j'ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère.

Et vous, honnêtes indifférents qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle journée (et je n'entreprends sa défense que pour justifier votre goût), lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes tranchants critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente, examinez bien cet homme-là, sachez son rang, son état, son caractère, et vous connaîtrez sur-le-champ le mot qui l'a blessé dans l'ouvrage.

On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l'abbé Bazile, peuvent calomnier; ils médiraient, qu'on ne les croirait pas.

Je parle moins encore de ces libellistes honteux qui n'ont trouvé d'autre moyen de satisfaire leur rage, l'assassinat étant trop dangereux, que de lancer, du cintre de nos salles, des vers infâmes contre l'auteur, pendant que l'on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais; si j'avais eu dessein de les nommer, ç'aurait été au ministère public; leur supplice est de l'avoir craint, il suffit à mon ressentiment. Mais on n'imaginera jamais jusqu'où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme! semblables à ces vils charlatans du Pont-Neuf, qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d'ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d'enseigne.

Non, je cite nos importants, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l'ouvrage, se chargent d'en dire du mal, sans cesser de venir aux noces.

C'est un plaisir assez piquant de les voir d'en bas au spectacle, dans le très plaisant embarras de n'oser montrer ni satisfaction ni colère; s'avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l'auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace; emportés par un mot de la scène et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste, au plus léger trait de gaieté jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale; puis, aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé; toujours prêts à lui dire, comme ce courtisan dont parle Molière, lequel, outré du succès de L'Ecole des femmes, criait des balcons au public: Ris donc, public, ris donc! En vérité, c'est un plaisir, et j'en ai joui bien des fois.

Celui-là m'en rappelle un autre. Le premier jour de La Folle journée, on s'échauffait dans le foyer (même d'honnêtes plébéiens) sur ce qu'ils nommaient spirituellement mon audace. Un petit vieillard sec et brusque; impatienté de tous ces cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s'en allant: Nos Français sont comme les enfants, qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens, ce vieillard! Peut-être on pouvait mieux parler, mais pour mieux penser, j'en défie.

Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N'ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro:

Le Comte

Une réputation détestable!

Figaro

Et si je vaux mieux qu'elle! Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant?

Je dis, moi, qu'il n'y en a point, qu'il ne saurait y en avoir, à moins d'une exception bien rare. Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n'est que l'opinion d'autrui. Mais de même qu'un sot en place en parait une fois plus sot, parce qu'il ne peut plus rien cacher, de même un grand seigneur, l'homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s'il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure? Si son application paraît fâcheuse aux Grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects? Et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n'en reçoivent point d'autres?

Non qu'il faille oublier (a dit un écrivain sévère, et je me plais à le citer parce que je suis de son avis), "non qu'il faille oublier, dit-il, ce qu'on doit aux rangs élevés: il est juste, au contraire, que l'avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l'hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l'amour-propre de ceux auxquels il fut refusé; parce que, dans une monarchie, si l'on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets; bientôt on n'y verrait qu'un despote et des esclaves: le maintien d'une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique."

Mais quel auteur parlait ainsi? qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin? C'était PIERRE AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS, plaidant par écrit au Parlement d'Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l'honneur d'un noble et du sien. Dans l'ouvrage que je défends, on n'attaque point les états, mais les abus de chaque état: les gens seuls qui s'en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais. Voilà les rumeurs expliquées: mais quoi donc! les abus sont-ils devenus si sacrés, qu'on n'en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs?

Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s'approprier le plaidoyer d'un Bartholo, le jugement d'un Brid'oison? Ce mot de Figaro sur l'indigne abus des plaidoiries de nos jours (C'est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d'avocat; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté quand on saura dans quelle école j'en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d'un moraliste, lequel parlant des magistrats, s'exprime en ces termes formels:

"Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s'occuper, sous des formes prescrites, d'intérêts qui ne sont jamais les siens? d'éprouver sans cesse l'ennui de l'importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d'esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s'il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l'estime et la considération publiques? Et cette estime est-elle autre chose qu'un jugement, qui n'est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu'en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais?"

Mais quel écrivain m'instruisait ainsi par ses leçons? Vous allez croire encore que c'est PIERRE-AUGUSTIN; vous l'avez dit: c'est lui, en 1773, dans son quatrième Mémoire, en défendant jusqu'à la mort sa triste existence, attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer, et je blâme ce qui peut nuire.

- Mais dans cette Folle journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés très répréhensibles au théâtre; votre monologue surtout contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence! - Eh! croyez-vous, messieurs, que j'eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l'autorité, quand je leur soumis mon ouvrage? que je n'aie pas dû justifier ce que j'avais osé écrire? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l'homme déplacé? Que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours. Est-ce donc là une vérité d'une conséquence dangereuse? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l'importance à ce qui n'en aurait jamais; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue, loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles est la faiblesse de les craindre; ce qui fait vendre les sottises est la sottise de les défendre.

Et comment conclut Figaro? Que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire? des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu'encourageantes?

Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l'auteur veille pour l'avenir, dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s'en plaindre? Et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre à des réformes désirables, n'est-ce pas aller à son but?

La Folle journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et des ministres modérés, l'écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C'est pendant le règne d'un bon prince qu'on écrit sans danger l'histoire des méchants rois; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse: chacun y faisant son devoir, on n'y craint pas les allusions; nul homme en place ne redoutant ce qu'il est forcé d'estimer, on n'affecte point alors d'opprimer chez nous cette même littérature qui fait notre gloire au-dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d'ailleurs.

En effet, à quel titre y prétendrions-nous? Chaque peuple tient à son culte et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos moeurs plus douces, mais non meilleures, n'ont rien qui nous élève au-dessus d'eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l'empire de la langue française et nous obtient de l'Europe entière une prédilection avouée qui justifie, en l'honorant, la protection que le gouvernement lui accorde.

Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c'est alors qu'on peut voir dans nos académies l'homme de la Cour siéger avec les gens de lettres; les talents personnels et la considération héritée se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins.

Revenons à La Folle journée.

Un monsieur de beaucoup d'esprit, mais qui l'économise un peu trop, me disait un soir au spectacle: - Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi dans votre pièce on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style? - De mon style, monsieur? Si par malheur j'en avais un, je m'efforcerais de l'oublier quand je fais une comédie, ne connaissant rien d'insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l'auteur, quel qu'il soit.

Lorsque mon sujet me saisit, j'évoque tous mes personnages et les mets en situation. - Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. Sauvez-vous vite, Chérubin, c'est le Comte que vous touchez. - Ah! Comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent! - Ce qu'ils diront, je n'en sais rien, c'est ce qu'ils feront qui m'occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j'écris sous leur dictée rapide, sûr qu'ils ne me tromperont pas; que je reconnaîtrai Bazile, lequel n'a pas l'esprit de Figaro, qui n'a pas le ton noble du Comte, qui n'a pas la sensibilité de la Comtesse, qui n'a pas la gaieté de Suzanne, qui n'a pas l'espièglerie du page, et surtout aucun d'eux la sublimité de Brid'oison. Chacun y parle son langage: eh! que le dieu du naturel les préserve d'en parler d'autre! Ne nous attachons donc qu'à l'examen de leurs idées, et non à rechercher si j'ai dû leur prêter mon style.

Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro: Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche! A travers le nuage d'une conception indigeste, ils ont feint d'apercevoir que je répands une lumière décourageante sur l'état pénible du soldat; et il y a des choses qu'il ne faut jamais dire. Voilà dans toute sa force l'argument de la méchanceté; reste à en prouver la bêtise.

Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autre inconvénient de la guerre et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers, on me demanderait justement compte d'un mot indiscrètement échappé. Mais du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécile homme de guerre a jamais eu la prétention qu'il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne? C'est de cela seul qu'il s'agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre, s'il existe; nous l'enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit disertement ce point de discipline militaire.

En raisonnant sur l'usage que l'homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite, et le cénobite zélé dont le devoir est de tout croire sans jamais rien examiner, comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des intérêts qu'il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu'un homme libre de ses actions doit agir sur d'autres principes que ceux dont le devoir est d'obéir aveuglément.

Qu'aurait-ce été, bon Dieu! si j'avais fait usage d'un mot qu'on attribue au grand Condé, et que j'entends louer à outrance par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase? A les croire, le grand Condé montra la plus noble présence d'esprit lorsque, arrêtant Louis XIV prêt à pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque: Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal?

Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande sottise. C'eût été dire au roi, devant toute son armée: "Vous moquez-vous donc, Sire, de vous exposer dans un fleuve? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d'avancement ou de fortune!"

Ainsi l'homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rien l'honneur, le patriotisme et la gloire! Un misérable calcul d'intérêt eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure! Il eût dit là un affreux mot, et si j'en avais pris le sens pour l'enfermer dans quelque trait, je mériterais le reproche qu'on fait gratuitement au mien.

Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte de rien; s'extasier sur une sottise qui n'a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens.

Un autre reproche assez fort, mais dont je n'ai pu me laver, est d'avoir assigné pour retraite à la Comtesse un certain couvent d'Ursulines. Ursulines! a dit un seigneur, joignant les mains avec éclat. Ursulines! a dit une dame, en se renversant de surprise sur un jeune Anglais de sa loge. Ursulines! ah! milord! si vous entendiez le français!... - Je sens, je sens beaucoup, madame, dit le jeune homme en rougissant. - C'est qu'on n'a jamais mis au théâtre aucune femme aux Ursulines! Abbé, parlez-nous donc! L'abbé (toujours appuyée sur l'Anglais), comment trouvez-vous Ursulines? - Fort indécent, répond l'abbé, sans cesser de lorgner Suzanne. Et tout le beau monde a répété: Ursulines est fort indécent. Pauvre auteur! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j'essayais d'établir que, dans l'événement de la scène, moins la Comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre et faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie: ils ont proscrit mes Ursulines!

Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j'avais été jusqu'à prier une des actrices qui font le charme de ma pièce de demander aux mécontents à quel autre couvent de filles ils estimaient qu'il fût décent que l'on fît entrer la Comtesse? A moi, cela m'était égal; je l'aurais mise où l'on aurait voulu: aux Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux Petites Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines. Mais on agit si durement!

Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l'affaire avec douceur, j'ai laissé le mot Ursulines à la place où je l'avais mis: chacun alors content de soi, de tout l'esprit qu'il avait montré, s'est apaisé sur Ursulines, et l'on a parlé d'autre chose.

Je ne suis point, comme l'on voit, l'ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi, ils n'en ont point fait à ma pièce; et s'ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer que j'eus de plaisir à la faire, il n'y aurait personne d'affligé. Le malheur est qu'ils ne rient point; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu'on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage: excusons donc l'effet de leur colère.

A des moralités d'ensemble et de détail, répandues dans les flots d'une inaltérable gaieté; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l'auteur a joint une intrigue aisément filée, où l'art se dérobe sous l'art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la fatiguer l'attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle (essai que nul homme de lettres n'avait encore osé tenter!), que reste-t-il à faire à de pauvres méchants que tout cela irrite? Attaquer, poursuivre l'auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées: c'est ce qu'on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu'à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l'esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d'un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois le voit, le juge et l'apprécie. Le laisser jouer tant qu'il fera plaisir est la seule vengeance que je me sois permise. Je n'écris point ceci pour les lecteurs actuels: le récit d'un mal trop connu touche peu; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront leur sort au nôtre, et nos enfants sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères.

Allons au fait; ce n'est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du coeur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain:

Pourquoi ce Figaro qu'on va tant écouter

Est-il avec fureur déchiré par les sots?

Recevoir, prendre et demander,

Voilà le secret en trois mots!

En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l'ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point? Si c'est un mal, le remède serait pire: il faudrait poser méthodiquement ce que je n'ai fait qu'indiquer; revenir à montrer qu'il n'y a point de synonyme, en français entre l'homme de la Cour, l'homme de Cour, et le courtisan par métier.

Il faudrait répéter qu'homme de la Cour peint seulement un noble état; qu'il s'entend de l'homme de qualité, vivant avec la noblesse et l'éclat que son rang lui impose; que si cet homme de la Cour aime le bien par goût, sans intérêt, si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux et respecter des autres; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j'en connais plus d'un que je nommerais avec plaisir, s'il en était question.

Il faudrait montrer qu'homme de Cour, en bon français, est moins l'énoncé d'un état que le résumé d'un caractère adroit, liant, mais réservé; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers; menant finement son intrigue avec l'ait de toujours servir; ne se faisant point d'ennemis, mais donnant prés d'un fossé, dans l'occasion, de l'épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu'il approuve, selon les hommes qui l'écoutent; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu'il doit voir, enfin...

Prenant! tout, pour le faire court,

En véritable homme de Cour.

LA FONTAINE.

Cette acception n'est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c'est l'homme dont parle Figaro.

Mais quand j'étendrais la définition de ce dernier; quand parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois; rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une; se donnant l'air du protégement pour se faire chef de parti; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu'honorer; vendant ses maîtresses à son maître; lui faisant payer ses plaisirs, etc., etc., et quatre pages d'etc., il faudrait toujours revenir au distique de Figaro:

Recevoir, prendre et demander,

Voilà le secret en trois mots.

Pour ceux-ci, je n'en connais point; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d'autres rois encore; mais c'est l'affaire de l'historien, et, quant à moi, je suis d'avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints; qu'il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j'ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne.

En général son grand défaut est que je ne l'ai point faite en observant le monde; qu'elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l'image de la société où l'on vit; que ses moeurs, basses et corrompues, n'ont pas même le mérite d'être vraies. Et c'est ce qu'on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n'a manqué qu'un peu d'esprit pour être un écrivain médiocre. Mais médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n'a pas l'air de vous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l'avis de celui-ci. Je conviens qu'à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce; que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi; mais que pour la génération présente, elle ne lui ressemble aucunement; que je n'ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s'y reconnaissent point du tout, s'irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c'est uniquement par respect pour leurs grands-pères et sensibilité pour leurs petits-enfants. J'espère, après cette déclaration, qu'on me laissera bien tranquille: ET J'AI FINI.

 

Caractères et habillements de la pièce

Le Comte Almaviva doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du coeur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Dans les moeurs de ce temps-là les Grands traitaient en badinant toute entreprise sur les femmes. Ce rôle est d'autant plus pénible à bien rendre, que le personnage est toujours sacrifié. Mais joué par un comédien excellent (M. Molé), il a fait ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce.

Son vêtement des premier et second actes est un habit de chasse avec des bottines à mi-jambe, de l'ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu'à la fin, un habit superbe de ce costume.

La Comtesse, agitée de deux sentiments contraires, ne doit montrer qu'une sensibilité réprimée, ou une colère très modérée; rien surtout qui dégrade, aux yeux du spectateur, son caractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus difficiles de la pièce, a fait infiniment d'honneur au grand talent de mademoiselle Saint-Val cadette.

Son vêtement des premier, second et quatrième actes, est une lévite commode et nul ornement sur la tête: elle est chez elle, et censée incommodée. Au cinquième acte, elle a l'habillement et la haute coiffure de Suzanne.

Figaro. L'on ne peut trop recommander à l'acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer de son esprit, comme l'a fait M. Dazincourt. S'il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s'il y mettait la moindre charge, il avilirait un rôle que le premier comique du théâtre, M. Préville, a jugé devoir honorer le talent de tout comédien qui saurait en saisir les nuances multipliées, et pourrait s'élever à son entière conception.

Son vêtement comme dans le Barbier de Séville.

Suzanne. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaieté presque effrontée de nos soubrettes corruptrices; son joli caractère est dessiné dans la préface, et c'est là que l'actrice qui n'a point vu mademoiselle Contat doit l'étudier pour le bien rendre.

Son vêtement des quatre premiers actes est un juste blanc à basquines, très élégant, la jupe de même, avec une toque, appelée depuis par nos marchandes à la Suzanne. Dans la fête du quatrième acte, le Comte lui pose sur la tète une toque à long voile, à hautes plumes et à rubans blancs. Elle porte au cinquième acte la lévite de sa maîtresse, et nul ornement sur la tête.

Marceline est une femme d'esprit, née un peu vive, mais dont les fautes et l'expérience ont réformé le caractère. Si l'actrice qui le joue s'élève avec une fierté bien placée à la hauteur très morale qui suit la reconnaissance du troisième acte, elle ajoutera beaucoup à l'intérêt de l'ouvrage.

Son vêtement est celui des duègnes espagnoles, d'une couleur modeste, un bonnet noir sur la tête.

Antonio ne doit montrer qu'une demi-ivresse, qui se dissipe par degrés; de sorte qu'au cinquième acte on ne s'en aperçoive presque plus. Son vêtement est celui d'un paysan espagnol, où les manches pendent par-derrière; un chapeau et des souliers blancs.

Fanchette est une enfant de douze ans, très naïve. Son petit habit est un juste brun avec des ganses et des boutons d'argent, la jupe de couleur tranchante, et une toque noire à plumes sur la tête. Il sera celui des autres paysannes de la noce.

Chérubin. Ce rôle ne peut être joué, comme il l'a été, que par une jeune et très jolie femme; nous n'avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses. Timide à l'excès devant la Comtesse, ailleurs un charmant polisson; un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il s'élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à chaque événement; enfin il est ce que toute mère, au fond du coeur, voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu'elle dût beaucoup en souffrir.

Son riche vêtement, au premier et second actes, est celui d'un page de Cour espagnol, blanc et brodé d'argent; le léger manteau bleu sur l'épaule, et un chapeau chargé de plumes. Au quatrième acte, il a le corset, la jupe et la toque des jeunes paysannes qui l'amènent. Au cinquième acte, un habit uniforme d'officier, une cocarde et une épée.

Bartholo. Le caractère et l'habit comme dans Le Barbier de Séville; il n'est ici qu'un rôle secondaire.

Bazile. Caractère et vêtement comme dans Le Barbier de Séville; il n'est aussi qu'un rôle secondaire.

Brid'oison doit avoir cette bonne et franche assurance des bêtes qui n'ont plus leur timidité. Son bégaiement n'est qu'une grâce de plus, qui doit être à peine sentie; et l'acteur se tromperait lourdement et jouerait à contre-sens, s'il y cherchait le plaisant de son rôle. Il est tout entier dans l'opposition de la gravité de son état au ridicule du caractère; et moins l'acteur le chargera, plus il montrera de vrai talent.

Son habit est une robe de juge espagnol moins ample que celle de nos procureurs, presque une soutane; une grosse perruque, une gonille ou rabat espagnol au cou, et une longue baguette blanche à la main.

Double-Main. Vêtu comme le juge; mais la baguette blanche plus courte.

L'Huissier ou Alguazil. Habit, manteau, épée de Crispin, mais portée à son côté sans ceinture de cuir. Point de bottines, une chaussure noire, une perruque blanche naissante et longue, à mille boucles, une courte baguette blanche.

Gripe-Soleil. Habit de paysan, les manches pendantes, veste de couleur tranchée, chapeau blanc.

Une Jeune Bergère. Son vêtement comme celui de Fanchette.

Pédrille. En veste, gilet, ceinture, fouet, et bottes de poste, une résille sur la tête, chapeau de courrier.

Personnages muets, les uns en habits de juges, d'autres et habits de paysans, les autres en habits de livrée.

 

Personnages

Le Comte Almaviva, grand corrégidor d'Andalousie.

La Comtesse, sa femme.

Figaro, valet de chambre du Comte et concierge du château.

Suzanne, première camariste de la Comtesse et fiancée de Figaro.

Marceline, femme de charge.

Antonio, jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette.

Fanchette, fille d'Antonio.

Chérubin, premier page du Comte.

Bartholo, médecin de Séville.

Bazile, maître de clavecin de la Comtesse.

Don Gusman Brid'oison, lieutenant du siège.

Double-Main, greffier, secrétaire de don Gusman.

Un Huissier Audiencier.

Gripe-Soleil, jeune patoureau.

Une Jeune Bergère.

Pédrille, piqueur du Comte.

Personnages muets

Troupe de valets.

Troupe de paysannes.

Troupe de paysans.

La scène est au château d'Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville.

Placement des acteurs

Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l'attention d'écrire au commencement de chaque scène le nom des personnages dans l'ordre où le spectateur les voit. S'ils font quelque mouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel ordre de noms, écrit en marge à l'instant qu'il arrive. Il est important de conserver les bonnes positions théâtrales; le relâchement dans la tradition donnée par les premiers acteurs en produit bientôt un total dans le jeu des pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes au plus faibles comédiens de société.

 

Acte premier

Le théâtre représente une chambre à demi démeublée; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la mariée.

 

Scène I

Figaro, Suzanne.

Figaro

Dix-neuf pieds sur vingt-six.

Suzanne

Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau: le trouves-tu mieux ainsi?

Figaro lui prend les mains.

Sans comparaison, ma charmante. Oh! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'oeil amoureux d'un époux!...

Suzanne se retire.

Que mesures-tu donc là, mon fils?

Figaro

Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne grâce ici.

Suzanne

Dans cette chambre?

Figaro

Il nous la cède.

Suzanne

Et moi, je n'en veux point.

Figaro

Pourquoi?

Suzanne

Je n'en veux point.

Figaro

Mais encore?

Suzanne

Elle me déplaît.

Figaro

On dit une raison.

Suzanne

Si je n'en veux pas dire?

Figaro

Oh! quand elles sont sûres de nous!

Suzanne

Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur; ou non?

Figaro

Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté; zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose: il n'a qu'à tinter du sien; crac, en trois sauts me voilà rendu.

Suzanne

Fort bien! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois sauts...

Figaro

Qu'entendez-vous par ces paroles?

Suzanne

Il faudrait m'écouter tranquillement.

Figaro

Eh, qu'est-ce qu'il y a? bon Dieu!

Suzanne

Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme; c'est sur la tienne, entends-tu, qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon.

Figaro

Bazile! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé, la moelle épinière à quelqu'un...

Suzanne

Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite?

Figaro

J'avais assez fait pour l'espérer.

Suzanne

Que les gens d'esprit sont bêtes!

Figaro

On le dit.

Suzanne

Mais c'est qu'on ne veut pas le croire.

Figaro

On a tort.

Suzanne

Apprends qu'il la destine à obtenir de moi secrètement, certain quart d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur... Tu sais s'il était triste!

Figaro

Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines.

Suzanne

Eh bien, s'il l'a détruit, il s'en repent; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui.

Figaro, se frottant la tête.

Ma tête s'amollit de surprise, et mon front fertilisé...

Suzanne

Ne le frotte donc pas!

Figaro

Quel danger?

Suzanne, riant.

S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux...

Figaro

Tu ris, friponne! Ah! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or!

Suzanne

De l'intrigue et de l'argent, te voilà dans ta sphère.

Figaro

Ce n'est pas la honte qui me retient.

Suzanne

La crainte?

Figaro

Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse, mais d'échapper au péril en la menant à bien: car d'entrer cher quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n'est rien plus aisé; mille sots coquins l'ont fait. Mais... (On sonne de l'intérieur.)

Suzanne

Voilà madame éveillée; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin de mes noces.

Figaro

Y a-t-il encore quelque chose là-dessous?

Suzanne

Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit Fi, Fi, Figaro; rêve à notre affaire.

Figaro

Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser.

Suzanne

A mon amant aujourd'hui? Je t'en souhaite! Et qu'en dirait demain mon mari? (Figaro l'embrasse.)

Suzanne

Hé bien! hé bien!

Figaro

C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour.

Suzanne, se défripant.

Quand cesserez-vous, importun, de m'en parler du matin au soir?

Figaro, mystérieusement.

Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin. (On sonne une seconde fois.)

Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche.

Voilà votre baiser, monsieur; je n'ai plus rien à vous.

Figaro court après elle.

Oh! mais ce n'est pas ainsi que vous l'avez reçu.

 

Scène II

Figaro, seul.

La charmante fille! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d'esprit, d'amour et de délices! mais sage! (Il marche vivement en se frottant les mains.) Ah! Monseigneur! mon cher Monseigneur! vous voulez m'en donner... à garder? Je cherchais aussi pourquoi m'ayant nommé concierge, il m'emmène à son ambassade, et m'établit courrier de dépêches. J'entends, monsieur le Comte; trois promotions à la fois: vous, compagnon ministre; moi, casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l'ambassadrice de poche, et puis; fouette courrier! Pendant que je galoperais d'un côté, vous feriez faire de l'autre à ma belle un joli chemin! Me crottant, m'échinant pour la gloire de votre famille; vous, daignant concourir à l'accroissement de la mienne! Quelle douce réciprocité! Mais, Monseigneur, il y a de l'abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet! représenter à la fois le Roi et moi dans une Cour étrangère, c'est trop de moitié, c'est trop. - Pour toi, Bazile! fripon mon cadet! je veux t'apprendre à clocher devant les boiteux; je veux... Non, dissimulons avec eux, pour les enferrer l'un par l'autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro! D'abord avancer l'heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable; empocher l'or et les présents; donner le change aux petites passions de monsieur le Comte; étriller rondement monsieur du Bazile, et...

 

Scène III

Marceline, Bartholo, Figaro.

Figaro s'interrompt.

Héééé, voilà le gros docteur: la fête sera complète. Hé! bonjour, cher docteur de mon coeur! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château?

Bartholo, avec dédain.

Ah! mon cher monsieur, point du tout.

Figaro

Cela serait bien généreux!

Bartholo

Certainement, et par trop sot.

Figaro

Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre!

Bartholo

Avez-vous autre chose à nous dire?

Figaro

On n'aura pas pris soin de votre mule!

Bartholo, en colère.

Bavard enragé! laissez-nous.

Figaro

Vous vous fâchez, docteur? Les gens de votre état sont bien durs! Pas plus de pitié des pauvres animaux... en vérité... que si c'était des hommes! Adieu, Marceline avez-vous toujours envie de plaider contre moi?

Pour n'aimer pas, faut-il qu'on se haïsse?

Je m'en rapporte au docteur.

Bartholo

Qu'est-ce que c'est?

Figaro

Elle vous le contera de reste. (Il sort.)

 

Scène IV

Marceline, Bartholo.

Bartholo le regarde aller.

Ce drôle est toujours le même! Et à moins qu'on ne l'écorche vif, je prédis qu'il mourra dans la peau du plus fier insolent...

Marceline le retourne.

Enfin, vous voilà donc, éternel docteur! toujours si grave et compassé, qu'on pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s'est marié jadis, malgré vos précautions.

Bartholo

Toujours amère et provocante! Hé bien, qui rend donc ma présence au château si nécessaire? Monsieur le Comte a-t-il eu quelque accident?

Marceline

Non, docteur.

Bartholo,

La Rosine, sa trompeuse Comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci?

Marceline

Elle languit.

Bartholo

Et de quoi?

Marceline

Son mari la néglige.

Bartholo, avec joie.

Ah! le digne époux qui me venge!

Marceline

On ne sait comment définir le Comte; il est jaloux et libertin.

Bartholo

Libertin par ennui, jaloux par vanité; cela va sans dire.

Marceline

Aujourd'hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro, qu'il comble en faveur de cette union...

Bartholo

Que Son Excellence a rendue nécessaire!

Marceline

Pas tout à fait; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l'événement avec l'épousée...

Bartholo

De monsieur Figaro? C'est un marché, qu'on peut conclure avec lui.

Marceline

Bazile assure que non.

Bartholo

Cet autre maraud loge ici? C'est une caverne! Hé! qu'y fait-il?

Marceline

Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j'y trouve est cette ennuyeuse passion qu'il a pour moi depuis si longtemps.

Bartholo

Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite.

Marceline

De quelle manière?

Bartholo

En l'épousant.

Marceline

Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix? Ne le devez-vous pas? Où est le souvenir de vos engagements? Qu'est devenu celui de notre petit Emmanuel, ce fruit d'un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces?

Bartholo ôtant son chapeau.

Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m'avez fait venir de Séville? Et cet accès d'hymen qui vous reprend si vif...

Marceline

Eh bien! n'en parlons plus. Mais, si rien n'a pu vous porter à la justice de m'épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre.

Bartholo

Ah! volontiers: parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes?...

Marceline

Eh! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l'aimable Figaro?

Bartholo

Ce fripon-là?

Marceline

Jamais fâché, toujours en belle humeur; donnant le présent à la joie, et s'inquiétant de l'avenir tout aussi peu que du passé; sémillant, généreux! généreux...

Bartholo

Comme un voleur.

Marceline

Comme un seigneur. Charmant enfin: mais c'est le plus grand monstre!

Bartholo

Et sa Suzanne?

Marceline

Elle ne l'aurait pas, la rusée, si vous vouliez m'aider, mon petit docteur, à faire valoir un engagement que j'ai de lui.

Bartholo

Le jour de son mariage?

Marceline

On en rompt de plus avancés: et, si je ne craignais d'éventer un petit secret des femmes!...

Bartholo

En ont-elles pour le médecin du corps?

Marceline

Ah! vous savez que je n'en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide: un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit: Sois belle, si tu peux, sage si tu veux; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu'il faut être au moins considérée, que toute femme en sent l'importance, effrayons d'abord la Suzanne sur la divulgation des offres qu'on lui fait.

Bartholo

Où cela mènera-t-il?

Marceline

Que, la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le Comte, lequel, pour se venger, appuiera l'opposition que j'ai faite à son mariage: alors le mien devient certain.

Bartholo

Elle a raison. Parbleu! c'est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse.

Marceline, vite.

Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances.

Bartholo, vite.

Et qui m'a volé dans le temps cent écus que j'ai sur le coeur.

Marceline

Ah! quelle volupté!...

Bartholo

De punir un scélérat...

Marceline

De l'épouser, docteur, de l'épouser!

 

Scène V

Marceline, Bartholo, Suzanne.

Suzanne, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras.

L'épouser, l'épouser! Qui donc? Mon Figaro?

Marceline, aigrement.

Pourquoi non? Vous l'épousez bien!

Bartholo, riant.

Le bon argument de femme en colère! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu'il aura de vous posséder.

Marceline

Sans compter Monseigneur, dont on ne parle pas.

Suzanne, une révérence.

Votre servante, madame; il y a toujours quelque chose d'amer dans vos propos.

Marceline, une révérence.

Bien la vôtre, madame; où donc est l'amertume? N'est-il pas juste qu'un libéral seigneur partage un peu la joie qu'il procure à ses gens?

Suzanne

Qu'il procure?

Marceline

Oui, madame.

Suzanne

Heureusement, la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sont légers.

Marceline

On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de madame.

Suzanne

Oh, cette façon, madame, est celle des dames savantes.

Marceline

Et l'enfant ne l'est pas du tout! Innocente comme un vieux juge!

Bartholo, attirant Marceline.

Adieu, jolie fiancée de notre Figaro.

Marceline, une révérence.

L'accordée secrète de Monseigneur.

Suzanne, une révérence.

Qui vous estime beaucoup, madame.

Marceline, une révérence.

Me fera-t-elle aussi l'honneur de me chérir un peu, madame?

Suzanne, une révérence.

A cet égard, madame n'a rien à désirer.

Marceline, une révérence.

C'est une si jolie personne que madame!

Suzanne, une révérence.

Eh mais! assez pour désoler madame.

Marceline, une révérence.

Surtout bien respectable!

Suzanne, une révérence.

C'est aux duègnes à l'être.

Marceline, outrée.

Aux duègnes! aux duégnes!

Bartholo, l'arrêtant.

Marceline!

Marceline

Allons, docteur, car je n'y tiendrais pas. Bonjour, madame.

(Une révérence.)

 

Scène VI

Suzanne, seule.

Allez, madame! allez, pédante! je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages. - Voyez cette vieille sibylle! parce qu'elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse de madame, elle veut tout dominer au château! (Elle jette la robe qu'elle tient sur une chaise.) Je ne sais plus ce que je venais prendre.

 

Scène VII

Suzanne, Chérubin.

Chérubin, accourant.

Ah! Suzon, depuis deux heures j'épie le moment de te trouver seule. Hélas! tu te maries, et moi je vais partir.

Suzanne

Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de Monseigneur?

Chérubin, piteusement.

Suzanne, il me renvoie.

Suzanne, le contrefait.

Chérubin, quelque sottise!

Chérubin

Il m'a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôle d'innocente, pour la fête de ce soir: il s'est mis dans une fureur en me voyant! - Sortez, m'a-t-il dit, petit... Je n'ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu'il a dit: sortez, et demain vous ne coucherez pas au château. Si madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l'apaiser, c'est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir.

Suzanne

De me voir! moi? c'est mon tour! Ce n'est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret?

Chérubin

Ah! Suzon, qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante!

Suzanne

C'est-à-dire que je ne le suis pas, et qu'on peut oser avec moi...

Chérubin

Tu sais trop bien, méchante, que je n'ose pas oser. Mais que tu es heureuse! à tous moments la voir, lui parler, l'habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle!... Ah! Suzon! je donnerais... Qu'est-ce que tu tiens donc là?

Suzanne, raillant.

Hélas! l'heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine...

Chérubin, vivement.

Son ruban de nuit! donne-le-moi, mon coeur.

Suzanne, le retirant

Eh! que non pas! - Son coeur! Comme il est familier donc! Si ce n'était pas un morveux sans conséquence... (Chérubin arrache le ruban.) Ah! le ruban!

Chérubin, tourne autour du grand fauteuil.

Tu diras qu'il est égaré, gâté; qu'il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras.

Suzanne, tourne après lui.

Oh! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!... Rendez-vous le ruban? (Elle veut le reprendre.)

Chérubin, tire une romance de sa poche.

Laisse, ah! laisse-le-moi, Suzon; je te donnerai ma romance; et pendant que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie qui puisse encore amuser mon coeur.

Suzanne, arrache la romance.

Amuser votre coeur, petit scélérat! vous croyez parler à votre Fanchette. On vous surprend chez elle, et vous soupirez pour madame; et vous m'en contez à moi, par-dessus le marché!

Chérubin, exalté.

Cela est vrai, d'honneur! Je ne sais plus ce que je suis; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée; mon coeur palpite au seul aspect d'une femme; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu'un Je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. - Hier je rencontrai Marceline...

Suzanne, riant.

Ah! ah! ah! ah!

Chérubin

Pourquoi non? elle est femme, elle est fille! Une fille! une femme! ah! que ces noms sont doux! qu'ils sont intéressants!

Suzanne

Il devient fou!

Chérubin

Fanchette est douce; elle m'écoute au moins: tu ne l'es pas, toi!

Suzanne

C'est bien dommage; écoutez donc monsieur! (Elle veut arracher le ruban.)

Chérubin, tourne en fuyant.

Ah! ouiche! on ne l'aura, vois-tu, qu'avec ma vie. Mais si tu n'es pas contente du prix, j'y joindrai mille baisers. (Il lui donne chasse à son tour.)

Suzanne, tourne en fuyant.

Mille soufflets, si vous approchez. Je vais m'en plaindre à ma maîtresse; et loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à Monseigneur: C'est bien fait, Monseigneur; chassez-nous ce petit voleur; renvoyez à ses parents un petit mauvais sujet qui se donne les airs d'aimer madame, et qui veut toujours m'embrasser par contrecoup.

Chérubin, voit le Comte entrer; il se jette derrière le fauteuil avec effroi.

Je suis perdu!

Suzanne

Quelle frayeur?...

 

Scène VIII

Suzanne, Le Comte, Chérubin, caché.

Suzanne aperçoit le Comte.

Ah!... (Elle s'approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)

Le Comte s'avance.

Tu es émue, Suzon! tu parlais seule, et ton petit coeur paraît dans une agitation... bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci.

Suzanne, troublée.

Monseigneur, que me voulez-vous? Si l'on vous trouvait avec moi...

Le Comte

Je serais désolé qu'on m'y surprît; mais tu sais tout l'intérêt que je prends à toi. Bazile ne t'a pas laissé ignorer mon amour. Je n'ai qu'un instant pour t'expliquer mes vues; écoute. (Il s'assied dans le fauteuil.)

Suzanne, vivement.

Je n'écoute rien.

Le Comte, lui prend la main.

Un seul mot. Tu sais que le Roi m'a nommé son ambassadeur à Londres. J'emmène avec moi Figaro; je lui donne un excellent poste; et, comme le devoir d'une femme est de suivre son mari...

Suzanne

Ah! si j'osais parler!

Le Comte, la rapproche de lui.

Parle, parle, ma chère; use aujourd'hui d'un droit que tu prends sur moi pour la vie.

Suzanne, effrayée.

Je n'en veux point, Monseigneur, je n'en veux point. Quittez-moi, je vous prie.

Le Comte

Mais dis auparavant.

Suzanne, en colère.

Je ne sais plus ce que je disais.

Le Comte

Sur le devoir des femmes.

Suzanne

Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu'il l'épousa par amour; lorsqu'il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur...

Le Comte, gaiement.

Qui faisait bien de la peine aux filles! Ah! Suzette! ce droit charmant! Si tu venais en jaser sur la brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur...

Bazile, parle en dehors.

Il n'est pas chez lui, Monseigneur.

Le Comte, se lève.

Quelle est cette voix?

Suzanne

Que je suis malheureuse!

Le Comte

Sors, pour qu'on n'entre pas.

Suzanne, troublée.

Que je vous laisse ici?

Bazile, crie en dehors.

Monseigneur était chez Madame, il en est sorti; je vais voir.

Le Comte

Et pas un lieu pour se cacher! Ah! derrière ce fauteuil... assez mal; mais renvoie-le bien vite. (Suzanne lui barre le chemin; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page; mais, pendant que le Comte s'abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux et s'y blottit. Suzanne prend la robe qu'elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.)

 

Scène IX

Le Comte et Chérubin cachés, Suzanne, Bazile.

Bazile

N'auriez-vous pas vu Monseigneur, mademoiselle?

Suzanne, brusquement.

Hé, pourquoi l'aurais-je vu? Laissez-moi.

Bazile s'approche.

Si vous étiez plus raisonnable, il n'y aurait rien d'étonnant à ma question. C'est Figaro qui le cherche.

Suzanne

Il cherche donc l'homme qui lui veut le plus de mal après vous?

Le Comte, à part.

Voyons un peu comme il me sert.

Bazile

Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari?

Suzanne

Non, dans vos affreux principes, agent de corruption!

Bazile

Que vous demande-t-on ici que vous n'alliez prodiguer à un autre? Grâce à la douce cérémonie, ce qu'on vous défendait hier, on vous le prescrira demain.

Suzanne

Indigne!

Bazile

De toutes les choses sérieuses le mariage étant la plus bouffonne, j'avais pensé...

Suzanne, outrée.

Des horreurs! Qui vous permet d'entrer ici?

Bazile

Là, là, mauvaise! Dieu vous apaise! Il n'en sera que ce que vous voulez: mais ne croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l'obstacle qui nuit à Monseigneur; et sans le petit page...

Suzanne, timidement.

Don Chérubin?

Bazile la contrefait.

Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n'est pas vrai?

Suzanne

Quelle imposture! Allez-vous-en, méchant homme!

Bazile

On est un méchant homme, parce qu'on y voit clair. N'est-ce pas pour vous aussi, cette romance dont il fait mystère?

Suzanne, en colère.

Ah! oui, pour moi!...

Bazile

A moins qu'il ne l'ait composée pour madame! En effet, quand il sert à table, on dit qu'il la regarde avec des yeux!... Mais, peste, qu'il ne s'y joue pas! Monseigneur est brutal sur l'article.

Suzanne, outrée.

Et vous bien scélérat, d'aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître.

Bazile

L'ai-je inventé? Je le dis, parce que tout le monde en parle.

Le Comte se lève.

Comment, tout le monde en parle!

Suzanne

Ah ciel!

Bazile

Ha! ha!

Le Comte

Courez, Bazile, et qu'on le chasse.

Bazile

Ah! que je suis fâché d'être entré!

Suzanne, troublée.

Mon Dieu! Mon Dieu!

Le Comte, à Bazile.

Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil.

Suzanne le repousse vivement.

Je ne veux pas m'asseoir. Entrer ainsi librement, c'est indigne!

Le Comte

Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n'y a plus le moindre danger!

Bazile

Moi je suis désolé de m'être égayé sur le page, puisque vous l'entendiez. je n'en usais ainsi que pour pénétrer ses sentiments; car au fond...

Le Comte

Cinquante pistoles, un cheval, et qu'on le renvoie à ses parents.

Bazile

Monseigneur, pour un badinage?

Le Comte

Un petit libertin que j'ai surpris encore hier avec la fille du jardinier.

Bazile

Avec Fanchette?

Le Comte

Et dans sa chambre.

Suzanne, outrée.

Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi!

Le Comte, gaiement.

J'en aime assez la remarque.

Bazile

Elle est d'un bon augure.

Le Comte, gaiement.

Mais non; j'allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m'ouvrir; ta cousine a l'air empêtré; je prends un soupçon, je lui parle, et tout en causant j'examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de portemanteau, de je ne sais pas quoi, lui couvrait des hardes; sans faire semblant de rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste, il lève la robe du fauteuil), et je vois... (Il aperçoit le page.) Ah!...

Bazile

Ha! ha!

Le Comte

Ce tour-ci vaut l'autre.

Bazile

Encore mieux.

Le Comte, à Suzanne.

A merveille, mademoiselle! à peine fiancée, vous faites de ces apprêts? C'était pour recevoir mon page que vous désiriez d'être seule? Et vous, monsieur, qui ne changez point de conduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sa première camariste, à la femme le votre ami! Mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu'un homme que j'estime et que j'aime, soit victime une pareille tromperie. Etait-il avec vous, Bazile?

Suzanne, outrée.

Il n'y a ni tromperie ni victime; il était là lorsque vous me parliez.

Le Comte, emporté.

Puisses-tu mentir en le disant! Son plus cruel ennemi n'oserait lui souhaiter ce malheur.

Suzanne

Il me priait d'engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l'a si fort troublé, qu'il s'est masqué de ce fauteuil.

Le Comte, en colère:

Ruse d'enfer! Je m'y suis assis en entrant.

Chérubin

Hélas! Monseigneur, j'étais tremblant derrière.

Le Comte

Autre fourberie! Je viens de m'y placer moi-même.

Chérubin

Pardon; mais c'est alors que je me suis blotti dedans.

Le Comte, plus outré.

C'est donc une couleuvre que ce petit... serpent-là! Il nous écoutait!

Chérubin

Au contraire, Monseigneur, j'ai fait ce que j'ai pu pour ne rien entendre.

Le Comte

O perfidie! (A Suzanne.) Tu n'épouseras pas Figaro.

Bazile

Contenez-vous, on vient.

Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds.

Il resterait là devant toute la terre!

 

Scène X

Chérubin, Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte, Fanchette, Bazile. Beaucoup de valets, paysannes, paysans velus de blanc.

Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la Comtesse.

Il n'y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.

La Comtesse

Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n'ai point, mais comme leur demande n'est pas déraisonnable...

Le Comte, embarrassé.

Il faudrait qu'elle le fût beaucoup...

Figaro, bas à Suzanne.

Soutiens bien mes efforts.

Suzanne, bas à Figaro.

Qui ne mèneront à rien.

Figaro, bas.

Va toujours.

Le Comte, à Figaro.

Que voulez-vous?,

Figaro

Monseigneur, vos vassaux, touchés de l'abolition d'un certain droit fâcheux, que votre amour pour madame...

Le Comte

Hé bien, ce droit n'existe plus. Que veux-tu dire?

Figaro, malignement.

Qu'il est bien temps que la vertu d'un si bon maître éclate; elle m'est d'un tel avantage aujourd'hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.

Le Compte, plus embarrassé.

Tu te moques, ami! L'abolition d'un droit honteux n'est que l'acquit d'une dette envers l'honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance, ah! c'est la tyrannie d'un Vandale, et non le droit avoué d'un noble Castillan.

Figaro, tenant Suzanne par la main.

Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l'honneur, reçoive de votre main, publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions: adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, et qu'un quatrain chanté en choeur rappelle à jamais le souvenir...

Le Comte, embarrassé.

Si je ne savais pas qu'amoureux, poète et musicien sont trois titres d'indulgence pour toutes les folies...

Figaro

Joignez-vous à moi, mes amis!

Tous ensemble

Monseigneur! Monseigneur!

Suzanne, au Comte.

Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien?

Le Comte, à part.

La perfide!

Figaro

Regardez-la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur de votre sacrifice.

Suzanne

Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu.

Le Comte, à part.

C'est un jeu que tout ceci.

La Comtesse

Je me joins à eux, monsieur le Comte; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu'elle doit son motif à l'amour charmant que vous aviez pour moi.

Le Comte

Que j'ai toujours, madame; et c'est à ce titre que je me rends.

Tous ensemble

Vivat!

Le Comte, à part.

Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d'éclat, je voudrais seulement qu'on la remît à tantôt, (A part.) Faisons vite chercher Marceline.

Figaro, à Chérubin.

Eh bien, espiègle, vous n'applaudissez pas?

Suzanne

Il est au désespoir; Monseigneur le renvoie.

La Comtesse

Ah! monsieur, je demande sa grâce.

Le Comte

Il ne la mérite point.

La Comtesse

Hélas! il est si jeune!

Le Comte

Pas tant que! vous le croyez.

Chérubin, tremblant.

Pardonner généreusement n'est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant madame.

La Comtesse

Il n'a renoncé qu'à celui qui vous affligeait tous.

Suzanne

Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu'il voudrait racheter en secret.

Le Comte, embarrassé.

Sans doute.

La Comtesse

Eh pourquoi le racheter?

Chérubin, au Comte.

Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles...

Le Comte, embarrassé.

Eh bien, c'est assez...

Figaro

Qu'entend-il?

Le Comte, vivement.

C'est assez, c'est assez. Tout le monde exige son pardon, je l'accorde; et j'irai plus loin: je lui donne une compagnie dans ma légion.

Tous ensemble

Vivat!

Le Comte

Mais c'est à condition qu'il partira sur-le-champ pour joindre en Catalogne.

Figaro

Ah! Monseigneur, demain.

Le Comte insiste.

Je le veux.

Chérubin

J'obéis.

Le Comte

Saluez votre marraine, et demandez sa protection. (Chérubin met un genou en terre devant la Comtesse, et ne peut parier.)

La Comtesse, émue.

Puisqu'on ne peut vous garder seulement aujourd'hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle; allez la remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d'indulgence. Soyez soumis, honnête et brave; nous prendrons part à vos succès. (Chérubin se relève et retourne à sa place.)

Le Comte

Vous êtes bien émue, madame!

La Comtesse

Je ne m'en défends pas. Qui sait le sort d'un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse? Il est allié de mes parents; et de plus, il est mon filleul.

Le Comte, à part.

Je vois que Bazile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne... pour la dernière fois.

Figaro

Pourquoi cela, Monseigneur? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, capitaine! (Il l'embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant: dame! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes, plus d'échaudés, de goûtés à la crème; plus de main-chaude ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu! basanés, mal vêtus; un grand fusil bien lourd: tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la gloire; et ne va pas broncher en chemin; à moins qu'un bon coup de feu...

Suzanne

Fi donc, l'horreur!

La Comtesse

Quel pronostic!

Le Comte

Où donc est Marceline? Il est bien singulier qu'elle ne soit pas des vôtres!

Fanchette

Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme.

Le Comte

Et elle en reviendra?...

Bazile

Quand il plaira à Dieu.

Figaro

S'il lui plaisait qu'il ne lui plût jamais...

Fanchette

Monsieur le docteur lui donnait le bras.

Le Comte, vivement.

Le docteur est ici?

Bazile

Elle s'en est d'abord emparée...

Le Comte, à part.

Il ne pouvait venir plus à propos.

Fanchette

Elle avait l'air bien échauffée; elle parlait tout haut en marchant, puis elle s'arrêtait, et faisait comme ça de grands bras... et monsieur le docteur lui faisait comme ça de la main, en l'apaisant: elle paraissait si courroucée! elle nommait mon cousin Figaro.

Le Comte lui prend le menton.

Cousin... futur.

Fanchette, montrant Chérubin.

Monseigneur, nous avez-vous pardonné d'hier?...

Le Comte interrompt.

Bonjour, bonjour, petite.

Figaro

C'est son chien d'amour qui la berce: elle aurait troublé notre fête.

Le Comte, à part.

Elle la troublera, je t'en réponds. (Haut.) Allons, madame, entrons. Bazile, vous passerez chez moi.

Suzanne, à Figaro.

Tu me rejoindras, mon fils?

Figaro, bas à Suzanne.

Est-il bien enfilé.

Suzanne, bas.

Charmant garçon! (Ils sortent tous.)

 

Scène XI

Chérubin, Figaro, Bazile. (Pendant qu'on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène.)

Figaro

Ah ça, vous autres! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite; il faut bravement nous recorder: ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si mal que le jour où la critique? plus éveillée. Nous n'avons point de lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd'hui.

Bazile, malignement.

Le mien est plus difficile que tu ne crois.

Figaro, faisant, sans qu'il le voie, le geste de le rosser.

Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu'il te vaudra.

Chérubin

Mon ami, tu oublies que je pars

Figaro

Et toi, tu voudrais bien rester!

Chérubin

Ah! si je le voudrais!

Figaro

Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l'épaule; arrange ouvertement ta trousse, et qu'on voie ton cheval à la grille; un temps de galop jusqu'à la ferme; reviens à pied par les derrières. Monseigneur te croira parti; tiens-toi seulement hors de sa vue; je me charge de l'apaiser après la fête.

Chérubin

Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle!

Bazile

Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas?

Figaro

Tu n'a rien à faire aujourd'hui: donne-lui, par grâce, une leçon.

Bazile

Prenez garde, jeune homme, prenez garde! Le père n'est pas satisfait; la fille a été souffletée; elle n'étudie pas avec vous: Chérubin! Chérubin! vous lui causerez des chagrins! Tant va la cruche à l'eau!...

Figaro

Ah! voilà notre imbécile avec ses vieux proverbes! Hé bien, pédant, que dit la sagesse des nations? Tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin...

Bazile

Elle s'emplit.

Figaro, en s'en allant.

Pas si bête, pourtant, pas si bête!

 

Acte deuxième

Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une estrade au-devant. La porte pour entrer s'ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite; celle d'un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une porte dans le fond va chez les femmes. Une fenêtre s'ouvre de l'autre côté.

 

Scène I

Suzanne, La Comtesse, entrent par la porte à droite.

La Comtesse, se jette dans un bergère.

Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail.

Suzanne

Je n'ai rien caché à madame.

La Comtesse

Quoi, Suzon, il voulait te séduire?

Suzanne

Oh, que non! Monseigneur n'y met pas tant de façon avec sa servante: il voulait m'acheter.

La Comtesse

Et le petit page était présent?

Suzanne

C'est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce.

La Comtesse

Hé, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même? Est-ce que je l'aurais refusé, Suzon?

Suzanne

C'est ce que j'ai dit: mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame! Ah! Suzon, qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante!

La Comtesse

Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon? Moi qui l'ai toujours protégé.

Suzanne

Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s'est jeté dessus...

La Comtesse, souriant.

Mon ruban?... Quelle enfance!

Suzanne

J'ai voulu le lui ôter; madame, c'était un lion; ses yeux brillaient... Tu ne l'auras qu'avec ma vie, disait-il en Forçant sa petite voix douce et grêle.

La Comtesse, rêvant.

Eh bien, Suzon?

Suzanne

Eh bien, madame, est-ce qu'on peut faire finir ce petit démon-lâ? Ma marraine par-ci; je voudrais bien par l'autre; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de madame, il voudrait toujours m'embrasser, moi.

La Comtesse, rêvant.

Laissons... laissons ces folies ... Enfin, ma pauvre Suzasme, mon époux a fini par te dire?...

Suzanne

Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline.

La Comtesse se lève et se promène en se servant fortement de l'éventail.

Il ne m'aime plus du tout.

Suzanne

Pourquoi tant de jalousie?

Le Comtesse

Comme tous les maris, ma chère! uniquement par orgueil. Ah! je l'ai trop aimé! je l'ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour; voilà mon seul tort avec lui : mais je n'entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il?

Suzanne

Dès qu'il verra partir la chasse.

La Comtesse, se servant de l'éventail.

Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici!...

Suzanne

C'est que madame parle et marche avec action. (Elle va ouvrir la croisée du fond.)

Sans cette constance à me fuir... Les hommes sont bien coupables!

Suzanne crie de la fenêtre.

Ah! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers.

La Comtesse

Nous avons du temps devant nous. (Elle s'assied.) On frappe, Suzon?

Suzanne court ouvrir en chantant.

Ah! c'est mon Figaro! ah! c'est mon Figaro!

 

Scène II

Figaro, Suzanne, La Comtesse, assise.

Suzanne

Mon cher ami, viens donc! Madame est dans une impatience!...

Figaro

Et toi, ma petite Suzanne? - Madame n'en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s'agit-il? d'une misère. Monsieur le Comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse; et c'est bien naturel.

Suzanne

Naturel?

Figaro

Puis il m'a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d'ambassade. Il n'y a pas là d'étourderie.

Suzanne

Tu finiras?

Figaro

Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n'accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline; quoi de plus simple encore? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c'est ce que chacun fait, ce que nous allons faire nous-mêmes. Hé bien, voilà tout pourtant.

La Comtesse

Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur?

Figaro

Qui dit cela, madame?

Suzanne

Au lieu de t'affliger de nos chagrins...

Figaro

N'est-ce pas assez que je m'en occupe? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d'abord son ardeur de nos possessions, en l'inquiétant sur les siennes.

La Comtesse

C'est bien dit; mais comment?

Figaro

C'est déjà fait, madame; un faux avis donné sur vous...

La Comtesse

Sur moi! La tête vous tourne!

Figaro

Oh! c'est à lui qu'elle doit tourner.

La Comtesse

Un homme aussi jaloux!...

Figaro

Tant mieux; pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu'un peu leur fouetter le sang; c'est ce que les femmes entendent si bien! Puis les tient-on fâchés tout rouge: avec un brin d'intrigue on les mène où l'on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu'un galant doit chercher à vous voir aujourd'hui pendant le bal.

La Comtesse

Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d'une femme d'honneur!...

Figaro

Il y en a peu, madame, avec qui je l'eusse osé, crainte de rencontrer juste.

La Comtesse

Il faudra que je l'en remercie!

Figaro

Mais, dites-moi s'il n'est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu'il passe à rôder, à jurer après sa darne, le temps qu'il destinait à se complaire avec la nôtre? Il est déjà tout dérouté: galopera-t-il celle-ci? surveillera-t-il celle-là? Dans son trouble d'esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n'en peut mais. L'heure du mariage arrive en poste, il n'aura pas pris de parti contre, et jamais il n osera s'y opposer devant madame.

Suzanne

Non; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.

Figaro

Brrrr! Cela m'inquiète bien, ma foi! Tu feras dire à Monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin.

Suzanne

Tu comptes sur celui-là?

Figaro

Oh dame! écoutez donc, les gens qui ne veulent rien faire de rien n'avancent rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.

Suzanne

Il est joli!

La Comtesse

Comme son idée. Vous consentiriez qu'elle s'y rendît?

Figaro

Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu'un: surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s'en dédire?

Suzanne

A qui mes habits?

Figaro

Chérubin.

La Comtesse

Il est parti.

Figaro

Non pas pour moi. Veut-on me laisser faire?

Suzanne

On peut s'en fier à lui pour mener une intrigue.

Figaro

Deux, trois, quatre à la fois; bien embrouillées, qui se croisent. J'étais né pour être courtisan.

Suzanne

On dit que c'est un métier si difficile!

Figaro

Recevoir, prendre, et demander; voilà le secret en trois mots.

La Comtesse

Il a tant d'assurance qu'il finit par m'en inspirer.

Figaro

C'est mon dessein.

Suzanne

Tu disais donc?

Figaro

Que, pendant l'absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin; coiffez-le, habillez-le; je le renferme et l'endoctrine; et puis dansez, Monseigneur. (Il sort.)

 

Scène III

Suzanne, La Comtesse, assise.

La Comtesse, tenant sa boîte à mouches.

Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite!... Ce jeune homme qui va venir!...

Suzanne

Madame ne veut donc pas qu'il en réchappe?

La Comtesse rêve devant sa petite glace.

Moi?... Tu verras comme je vais le gronder.

Suzanne

Faisons-lui chanter sa romance. (Elle la met sur la Comtesse.)

La Comtesse

Mais c'est qu'en vérité mes cheveux sont dans un désordre...

Suzanne, riant.

Je n'ai qu'à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux.

La Comtesse, revenant à elle.

Qu'est-ce que vous dites donc, mademoiselle?

 

Scène IV

Chérubin, l'air honteux, Suzanne, La Comtesse, assise.

Suzanne

Entrez, monsieur l'officier; on est visible.

Chérubin avance en tremblant.

Ah! que ce nom m'afflige, madame! il m'apprend qu'il faut quitter des lieux... une marraine si... bonne!...

Suzanne

Et si belle!

Chérubin, avec un soupir.

Ah! oui.

Suzanne le contrefait.

Ah! oui. Le bon jeune homme! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame.

La Comtesse la déplie.

De qui... dit-on qu'elle est?

Suzanne

Voyez la rougeur du coupable: en a-t-il un pied sur les joues?

Chérubin

Est-ce qu'il est défendu... de chérir?...

Suzanne lui Met le poing sous le nez.

Je dirai tout, vaurien!

La Comtesse

Là... chante-t-il?

Chérubin

Oh! madame, je suis si tremblant!...

Suzanne, en riant.

Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian gnian, gnian dès que madame le veut, modeste auteur! je vais l'accompagner.

La Comtesse

Prends ma guitare. (La Comtesse assise tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude, en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les jeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe, d'après Vanloo, appelée La Conversation espagnole.)

ROMANCE

Air: Marlbroug s'en va-t-en guerre.

Premier couplet

Mon coursier hors d'haleine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

J'errais de plaine en plaine,

Au gré du destrier.

Deuxième couplet

Au gré du destrier,

Sans varlet, n'écuyer;

Là près d'une fontaine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

Songeant à ma marraine.

Sentais mes pleurs couler.

Troisième couplet

Sentais mes pleurs couler,

Prêt à me désoler.

Je gravais sur un frêne,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!

Sa lettre sans la mienne;

Le roi vint à passer.

Quatrième couplet

Le roi vint à passer,

Ses barons, son clergier.

Beau page, dit la reine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

Qui vous met à la gêne?

Qui vous fait tant plorer?

Cinquième couplet

Qui vous fait tant plorer?

Nous faut le déclarer.

Madame et souveraine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

J'avais une marraine,

Que toujours adorai.

Sixième couplet

Que toujours adorai;

Je sens que j'en mourrai.

Beau page, dit la reine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

N'est-il qu'une marraine?

Je vous en servirai.

Septième couplet

Je vous en servirai;

Mon page vous ferai;

Puis à ma jeune Hélène,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

Fille d'un capitaine,

Un jour vous marierai.

Huitième couplet

Un jour vous marierai. -

Nenni, n'en faut parler:

Je veux, traînant ma chaîne,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!)

Mourir de cette peine,

Mais non m'en consoler.

La Comtesse

Il y a de la naïveté... du sentiment même.

Suzanne va poser la guitare sur un fauteuil.

Oh! pour du sentiment, c'est un jeune homme qui... Ah çà, monsieur l'officier, vous a-t-on dit que pour égayer la soirée nous voulons savoir d'avance si un de mes habits vous ira passablement?

La Comtesse

J'ai peur que non.

Suzanne se mesure avec lui.

Il est de ma grandeur. Otons d'abord le manteau. (Elle le détache.)

La Comtesse

Et si quelqu'un entrait?

Suzanne

Est-ce que nous faisons du mal donc? Je vais fermer la porte (elle court); mais c'est la coiffure que je veux voir.

La Comtesse

Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.)

 

Scène V

Chérubin, La Comtesse, assise.

La Comtesse

Jusqu'à l'instant du bal, le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après, que le temps d'expédier votre brevet nous a fait naître l'idée...

Chérubin le lui montre.

Hélas! madame, le voici! Bazile me l'a remis de sa part.

La Comtesse

Déjà? L'on a craint d'y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés, qu'ils ont oublié d'y mettre son cachet. (Elle le lui rend.)

 

Scène VI

Chérubin, La Comtesse, Suzanne.

Suzanne entre avec un grand bonnet.

Le cachet, à quoi?

La Comtesse

A son brevet.

Suzanne

Déjà?

La Comtesse

C'est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse?

Suzanne s'assied près de la Comtesse.

Et la plus belle de toutes. (Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)

Tournez-vous donc envers ici,

Jean de Lyra, mon bel ami.

(Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.)

Madame, il est charmant!

La comtesse

Arrange son collet d'un air un peu plus féminin.

Suzanne l'arrange.

Là... Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille! j'en suis jalouse, moi! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme ça?

La Comtesse

Qu'elle est folle! il faut relever la manche, afin que l'amadis prenne mieux... (Elle le retrousse.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras? Un ruban!

Suzanne

Et un ruban à vous. Je suis bien aise madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà! Oh! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban; car je suis presque aussi forte que lui.

La Comtesse

Il y a du sang! (Elle détache le ruban.)

Chérubin, honteux.

Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval; il a donné de la tête, et la bossette m'a effleuré le bras.

La Comtesse

On n'a jamais mis un ruban...

Suzanne

Et surtout un ruban volé. - Voyons donc ce que la bossette... la courbette... la cornette du cheval... Je n'entends rien à tous ces noms-là. - Ah! qu'il a le bras blanc! c'est comme une femme! plus blanc que le mien! Regardez donc, madame! (Elle les compare.)

La Comtesse, d'un ton glacé.

Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé, dans ma toilette. (Suzanne lui pousse la tête en riant; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)

 

Scène VII

Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise.

La comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore de ses regards.

Pour mon ruban, monsieur... comme c'est celui dont la couleur m'agrée le plus... j'étais fort en colère de l'avoir perdu.

 

Scène VIII

Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise, Suzanne.

Suzanne, revenant.

Et la ligature à son bras? (Elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.)

La Comtesse

En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d'un autre bonnet. (Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.)

 

Scène IX

Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise.

Chérubin, les yeux baissés.

Celui qui m'est ôté m'aurait guéri en moins de rien.

La Comtesse

Par quelle vertu? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux.

Chérubin, hésitant.

Quand un ruban... a serré la tête... ou touché la peau d'une personne...

La Comtesse, coupant la phrase.

... Etrangère, il devient bon pour les blessures? J'ignorais cette propriété. Pour l'éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. A la première égratignure... de mes femmes, j'en ferai l'essai.

Chérubin, pénétré

Vous le gardez, et moi je pars!

La Comtesse

Non pour toujours.

Chérubin

Je suis si malheureux!

La Comtesse, émue.

Il pleure à présent! C'est ce vilain Figaro avec son pronostic!

Chérubin, exalté.

Ah! je voudrais toucher au terme qu'il m'a prédit! Sûr de mourir à l'instant, peut-être ma bouche oserait...

La Comtesse, l'interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir.

Taisez-vous, taisez-vous, enfant! Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (On frappe à la porte; elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi?

 

Scène X

Chérubin, La Comtesse, Le Comte, en dehors.

Le Comte, en dehors.

Pourquoi donc enfermée?

La Comtesse, troublée, se lève.

C'est mon époux! grands dieux! (A Chérubin qui s'est levé aussi.) Vous, sans manteau, le col et les bras nus! seul avec moi! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie!...

Le Comte, en dehors.

Vous n'ouvrez pas?

La Comtesse

C'est que... je suis seule.

Le Comte, en dehors.

Seule! Avec qui parlez-vous donc?

La Comtesse, cherchant.

... Avec vous sans doute.

Chérubin, à part.

Après les scènes d'hier et de ce matin, il me tuerait sur la place! (Il court au cabinet de toilette, y entre, et tire la porte sur lui.)

 

Scène XI

La Comtesse, seule, en ôte la clef, et court ouvrir au Comte.

Ah! quelle faute! quelle faute!

 

Scène XII

Le Comte, La Comtesse.

Le Comte, un peu sévère.

Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer!

La Comtesse, troublée.

Je... je chiffonnais... oui, je chiffonnais avec Suzanne; elle est passée un moment chez elle.

Le Comte, l'examine.

Vous avez l'air et le ton bien altérés!

La Comtesse

Cela n'est pas étonnant... pas étonnant du tout... je vous assure... nous parlions de vous... Elle est passée, comme je vous dis...

Le Comte

Vous parliez de moi!... Je suis ramené par l'inquiétude; en montant à cheval, un billet qu'on m'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a... pourtant agité.

La Comtesse

Comment, monsieur?... quel billet?

Le Comte

Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres... bien méchants! On me donne avis que, dans la journée, quelqu'un que je crois absent doit chercher à vous entretenir.

La Comtesse

Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour.

Le Comte

Ce soir, pour la noce de Suzanne?

La Comtesse

Pour rien au monde; je suis très incommodée.

Le Comte

Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.) Quel bruit entends-je?

La Comtesse, plus troublée.

Du bruit?

Le Comte

On a fait tomber un meuble.

La Comtesse

Je... je n'ai rien entendu, pour moi.

Le Comte

Il faut que vous soyez furieusement préoccupée!

La Comtesse

Préoccupée! de quoi?

Le Comte

Il y a quelqu'un dans ce cabinet, madame.

La Comtesse

Hé... qui voulez-vous qu'il y ait, monsieur?

Le Comte

C'est moi qui vous le demande; j'arrive.

La Comtesse

Hé mais... Suzanne apparemment qui range.

Le Comte

Vous avez dit qu'elle était passée chez elle!

La Comtesse

Passée... ou entrée là; je ne sais lequel.

Le Comte

Si c'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois?

La Comtesse

Du trouble pour ma camariste?

Le Comte

Pour votre camariste, je ne sais; mais pour du trouble, assurément.

La Comtesse

Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi.

Le Comte, en colère.

Elle m'occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l'instant.

La Comtesse

Je crois, en effet, que vous le voulez souvent: mais voilà bien les soupçons les moins fondés...

 

Scène XIII

Le Comte, La Comtesse, Suzanne entre avec des hardes et pousse la porte du fond.

Le Comte

Ils en seront plus aisés à détruire. (Il parle au cabinet.) Sortez, Suzon, je vous l'ordonne! (Suzanne s'arrête auprès de l'alcôve dans le fond.)

La Comtesse

Elle est presque nue, monsieur; vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant; elle s'est enfuie quand elle vous a entendu.

Le Comte

Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne; êtes-vous dans ce cabinet? (Suzanne, restée au fond, se jette dans l'alcôve et s'y cache.)

La Comtesse, vivement, parlant au cabinet.

Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n'a jamais poussé si loin la tyrannie!

Le Comte s'avance au cabinet.

Oh! bien, puisqu'elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.

La Comtesse se met au-devant.

Partout ailleurs je ne puis l'empêcher; mais j'espère aussi que chez moi...

Le Comte

Et moi j'espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile; mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holâ! quelqu'un!

La Comtesse

Attirer vos gens, et faire un scandale public d'un soupçon qui nous rendrait la fable du château?

Le Comte

Fort bien, madame. En effet, j'y suffirai; je vais à l'instant prendre chez moi ce qu'il faut... (Il marche pour sortir, et revient.) Mais, pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m'accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu'il vous déplaît tant?... Une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée!

La Comtesse, troublée.

Eh! monsieur, qui songe à vous contrarier?

Le Comte

Ah! j'oubliais la porte qui va chez vos femmes; il faut que je la ferme aussi, pour que vous soyez pleinement justifiée. (Il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.)

La Comtesse, à part.

O ciel! étourderie funeste!

Le Comte, revenant à elle.

Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie; (il élève la voix) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu'elle ait la bonté de m'attendre; et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour...

La Comtesse

En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure... (Le Comte l'emmène et ferme la porte à la clef.)

 

Scène XIV

Suzanne, Chérubin.

Suzanne sort de l'alcove, accourt au cabinet et parle à la serrure.

Ouvez, Chérubin, ouvez vite, c'est Suzanne; ouvrez et sortez.

Chérubin sort.

Ah! Suzon, quelle horrible scène!

Suzanne

Sortez, vous n'avez pas une minute.

Chérubin, effrayé.

Eh, par où sortir?

Suzanne

Je n'en sais rien, mais sortez.

Chérubin

S'il n'y a pas d'issue?

Suzanne

Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait, et nous serions perdues. Courez conter à Figaro...

Chérubin

La fenêtre du jardin n'est peut-être pas bien haute. (Il court y regarder.)

Suzanne, avec effroi.

Un grand étage! impossible! Ah! ma pauvre maîtresse! Et mon mariage, ô ciel!

Chérubin revient.

Elle donne sur la melonnière; quitte à gâter une couche ou deux.

Suzanne le retient et s'écrie.

Il va se tuer!

Chérubin, exalté.

Dans un gouffre allumé, Suzon! oui, je m'y jetterais plutôt que de lui nuire... Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l'embrasse et court sauter par la fenêtre.)

 

Scène XV

Suzanne seule, un cri de frayeur.

Ah!... (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Il est déjà bien loin. Oh! le petit garnement! aussi leste que joli! si celui-là manque de femmes... Prenons sa place au plus tôt. (En entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieur le Comte, rompre la cloison, si cela vous amuse; au diantre qui répond un mot! (Elle s'y enferme.)

 

Scène XVI

Le Comte, La Comtesse rentrent dans la chambre.

Le Comte, une pince à la main qu'il jette sur le fauteuil.

Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites: encore une fois, voulez-vous l'ouvrir?

La Comtesse

Eh! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux? Si l'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais; j'oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme?

Le Comte

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte; ou je vais à l'instant...

La Comtesse, au-devant.

Arrêtez, monsieur, je vous prie! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois?

Le Comte

Tout ce qu'il vous plaira, madame; mais je verrai qui est dans ce cabinet.

La Comtesse, effrayée.

Hé bien, monsieur, vous le verrez. Ecoutez-moi... tranquillement.

Le Comte

Ce n'est donc pas Suzanne?

La Comtesse, timidement.

Au moins n'est-ce pas non plus une personne... dont vous deviez rien redouter... Nous disposions une plaisanterie... bien innocente, en vérité, pour ce soir; et je vous jure...

Le Comte

Et vous me jurez?...

La Comtesse

Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre.

Le Comte, vite.

L'un que l'autre? C'est un homme.

La Comtesse

Un enfant, monsieur.

Le Comte

Hé! qui donc?

La Comtesse

A peine osé-je le nommer!

Le Comte, furieux.

Je le tuerai.

La Comtesse

Grands dieux!

Le Comte

Parlez donc!

La Comtesse

Ce jeune... Chérubin...

Le Comte

Chérubin! l'insolent! Voilà mes soupçons et le billet expliqués.

La Comtesse, joignant les mains.

Ah! monsieur! gardez de penser...

Le Comte, frappant du pied, à part.

Je trouverai partout ce maudit page! (Haut.) Allons, madame, ouvrez; je sais tout maintenant. Vous n'auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin; il serait parti quand je l'ai ordonné; vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel.

La Comtesse

Il a craint de vous irriter en se montrant.

Le Comte, hors de lui, crie au cabinet.

Sors donc, petit malheureux!

La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l'éloignant.

Ah! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injuste soupçon, de grâce! et que le désordre où vous l'allez trouver...

Le Comte

Du désordre!

La Comtesse

Hélas, oui! Prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus: il allait essayer...

Le Comte

Et vous vouliez garder votre chambre! Indigne épouse! ah! vous la garderez... longtemps; mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

La Comtesse, se jette à genoux, les bras élevés.

Monsieur le Comte, épargnez un enfant; je ne me consolerais pas d'avoir causé...

Le Comte

Vos frayeurs aggravent son crime.

La Comtesse

Il n'est pas coupable, il partait: c'est moi qui l'ai fait appeler.

Le Comte, furieux.

Levez-vous. Otez-vous... Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre!

La Comtesse

Eh bien! je m'ôterai, monsieur, je me lèverai; je vous remettrai même la clef du cabinet: mais, au nom de votre amour...

Le Comte

De mon amour, perfide!

La Comtesse se lève et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal; et puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas...

Le Comte, prenant la clef.

Je n'écoute plus rien.

La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

O ciel! il va périr!

Le Comte ouvre la porte et recule.

C'est Suzanne!

 

Scène XVII

La Comtesse, Le Comte, Suzanne.

Suzanne sort en riant.

Je le tuerai, je le tuerai! Tuez-le donc, ce méchant page.

Le Comte, à part.

Ah! quelle école! (Regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi, vous jouez l'étonnement?... Mais peut-être elle n'y est pas seule. (Il entre.)

 

Scène XVIII

La Comtesse, assise, Suzanne.

Suzanne accourt à sa maîtresse.

Remettez-vous, madame; il est bien loin; il a fait un saut...

La Comtesse

Ah, Suzon, je suis morte.

 

Scène XIX

La Comtesse, assise, Suzanne, Le Comte.

Le Comte sort du cabinet d'un air confus. Après un court silence.

Il n'y a personne, et pour le coup j'ai tort. - Madame... vous jouez fort bien la comédie.

Suzanne, gaiement.

Et moi, Monseigneur? (La Comtesse, son mouchoir sur la bouche, pour se remettre, ne parle pas.)

Le Comte s'approche.

Quoi! madame, vous plaisantiez?

La Comtesse, se remettant un peu.

Eh pourquoi non, monsieur?

Le Comte

Quel affreux badinage! et par quel motif, je vous prie...?

La Comtesse

Vos folies méritent-elles de la pitié?

Le Comte

Nommer folies ce qui touche à l'honneur!

La Comtesse, assurant son ton par degrés.

Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l'abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier?

Le Comte

Ah! madame, c'est sans ménagement.

Suzanne

Madame n'avait qu'à vous laisser appeler les gens.

Le Comte

Tu as raison, et c'est à moi de m'humilier... Pardon, je suis d'une confusion!...

Suzanne

Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu!

Le Comte

Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t'appelais? Mauvaise!

Suzanne

Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d'épingles; et madame, qui me le défendait, avait bien ses raisons pour le faire.

Le Comte

Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l'apaiser

La Comtesse

Non, monsieur; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu'il en est temps.

Le Comte

Le pourriez-vous sans quelques regrets?

Suzanne

Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.

La Comtesse

Eh! quand cela serait, Suzon? j'aime mieux le regretter que d'avoir la bassesse de lui pardonner; il m'a trop offensée.

Le Comte

Rosine!...

La Comtesse

Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie! Je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n'aimez plus.

Suzanne

Madame!

Le Comte, suppliant.

Par pitié!

La Comtesse

Vous n'en aviez aucune pour moi.

Le Comte

Mais aussi ce billet... Il m'a tourné le sang!

La Comtesse

Je n'avais pas consenti qu'on l'écrivît.

Le Comte

Vous le saviez?

La Comtesse

C'est cet étourdi de Figaro...

Le Comte

Il en était?

La Comtesse

... qui l'a remis à Bazile.

Le Comte

Qui m'a dit le tenir d'un paysan. O perfide chanteur, lame à deux tranchants! C'est toi qui payeras pour tout le monde.

La Comtesse

Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres: voilà bien les hommes! Ah! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l'erreur où vous a jeté ce billet, j'exigerais que l'amnistie fût générale.

Le Comte

Eh bien, de tout mon coeur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante?

La Comtesse se lève.

Elle l'était pour tous deux.

Le Comte

Ah! dites pour moi seul. - Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l'air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait... D'honneur, il l'est encore.

La Comtesse, s'efforçant de sourire.

Je rougissais... du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l'indignation d'une âme honnête outragée, d'avec la confusion qui naît d'une accusation méritée?

Le Comte, souriant.

Et ce page en désordre, en veste et presque nu...

La Comtesse, montrant Suzanne.

Vous le voyez devant vous. N'aimez-vous pas mieux l'avoir trouvé que l'autre? En général vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.

Le Comte, riant plus fort.

Et ces prières, ces larmes feintes...

La Comtesse

Vous me faites rire, et j'en ai peu d'envie.

Le Comte

Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C'est vous, c'est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l'art de se composer, pour réussir à ce point!

La Comtesse

C'est toujours vous qui nous y forcez.

Suzanne

Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d'honneur.

La Comtesse

Brisons là, monsieur le Comte. J'ai peut-être été trop loin; mais mon indulgence en un cas aussi grave doit au moins m'obtenir la vôtre.

Le Comte

Mais vous répéterez que vous me pardonnez.

La Comtesse

Est-ce que je l'ai dit, Suzon?

Suzanne

Je ne l'ai pas entendu, madame.

Le Comte

Eh bien! que ce mot vous échappe.

La Comtesse

Le méritez-vous donc, ingrat?

Le Comte

Oui, par mon repentir.

Suzanne

Soupçonner un homme dans le cabinet de madame!

Le Comte

Elle m'en a si sévèrement puni!

Suzanne

Ne pas s'en fier à elle, quand elle dit que c'est sa camariste!

Le Comte

Rosine, êtes-vous donc implacable?

La Comtesse

Ah! Suzon, que je suis faible! quel exemple je te donne! (Tendant la main au Comte.) On ne croira plus à la colère des femmes.

Suzanne

Bon, madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là? (Le Comte baise ardemment la main de sa femme.)

 

Scène XX

Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte.

Figaro, arrivant tout essoufflé.

On disait madame incommodée. Je suis vite accouru... je vois avec joie qu'il n'en est rien.

Le Comte, sèchement.

Vous êtes fort attentif.

Figaro

Et c'est mon devoir. Mais puisqu'il n'en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant, pour m'accompagner, l'instant où vous permettrez que je mène ma fiancée...

Le Comte

Et qui surveillera la Comtesse au château?

Figaro

La veiller! elle n'est pas malade.

Le Comte

Non; mais cet homme absent qui doit l'entretenir?

Figaro

Quel homme absent?

Le Comte

L'homme du billet que vous avez remis à Bazile.

Figaro

Qui dit cela?

Le Comte

Quand je ne le saurais pas d'ailleurs, fripon, ta physionomie qui t'accuse me prouverait déjà que tu mens.

Figaro

S'il est ainsi, ce n'est pas moi qui mens, c'est ma physionomie.

Suzanne

Va, mon pauvre Figaro, n'use pas ton éloquence en défaites; nous avons tout dit.

Figaro

Et quoi dit? Vous me traitez comme un Bazile!

Suzanne

Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée.

Le Comte

Qu'as-tu à répondre?

La Comtesse

Il n'y a plus rien à cacher, Figaro; le badinage est consommé.

Figaro, cherchant à deviner.

Le badinage... est consommé?

Le Comte

Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus?

Figaro

Moi! je dis... que je voudrais bien qu'on en pût dire autant de mon mariage; et si vous l'ordonnez...

Le Comte

Tu conviens donc enfin du billet?

Figaro

Puisque madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi: mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.

Le Comte

Toujours mentir contre l'évidence! A la fin, cela m'irrite.

La Comtesse, en riant.

Eh! ce pauvre garçon! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu'il dise une fois la vérité?

Figaro, bas à Suzanne.

Je l'avertis de son danger; c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire.

Suzanne, bas.

As-tu vu le petit page?

Figaro, bas.

Encore tout froissé.

Suzanne, bas.

Ah! pécaire!

La Comtesse

Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s'unir: leur impatience est naturelle! Entrons pour la cérémonie.

Le Comte, à part.

Et Marceline, Marceline... (Haut.) Je voudrais être... au moins vêtu.

La Comtesse

Pour nos gens! Est-ce que je le suis?

 

Scène XXI

Figaro, Suzanne, La Comtesse, Le Comte, Antonio.

Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.

Monseigneur! Monseigneur!

Le Comte

Que me veux-tu, Antonio?

Antonio

Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres: et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme.

Le Comte

Par ces fenêtres?

Antonio

Regardez comme on arrange mes giroflées!

Suzanne, bas à Figaro.

Alerte, Figaro, alerte!

Figaro

Monseigneur, il est gris dès le matin.

Antonio

Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugements... ténébreux.

Le Comte, avec feu.

Cet homme! cet homme! où est-il?

Antonio

Où il est?

Le Comte

Antonio

C'est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique; il n'y a que moi qui prends soin de votre jardin; il y tombe un homme; et vous sentez... que ma réputation en est effleurée.

Suzanne, bas à Figaro.

Détourne, détourne!

Figaro

Tu boiras donc toujours?

Antonio

Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.

La Comtesse

Mais en prendre ainsi sans besoin...

Antonio

Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.

Le Comte, vivement.

Réponds-moi donc, ou je vais te chasser.

Antonio

Est-ce que je m'en irais?

Le Comte

Comment donc?

Antonio, se touchant le front.

Si vous n'avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.

Le Comte, le secoue avec colère.

On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre?

Antonio

Oui, mon Excellence; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant...

Le Comte, impatienté.

Après?

Antonio

J'ai bien voulu courir après; mais je me suis donné, contre la grille, une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied, ni patte, de ce doigt-là. (Levant le doigt.)

Le Comte

Au moins, tu reconnaîtrais l'homme?

Antonio

Oh! que oui-dà! si je l'avais vu pourtant!

Suzanne, bas à Figaro.

Il ne l'a pas vu.

Figaro

Voilà bien du train pour un pot de fleurs! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c'est moi qui ai sauté.

Le Comte

Comment, c'est vous!

Antonio

Combien te faut-il, pleurard? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là; car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet!

Figaro

Certainement; quand on saute, on se pelotonne...

Antonio

M'est avis que c'était plutôt... qui dirait, le gringalet de page.

Le Comte

Chérubin, tu veux dire?

Figaro

Oui, revenu tout exprès, avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà.

Antonio

Oh! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça; je n'ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même.

Le Comte

Quelle patience!

Figaro

J'étais dans la chambre des femmes, en veste blanche: il fait un chaud!... J'attendais là, ma Suzannette, quand j'ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se faisait! je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet; et, s'il faut avouer ma bêtise, j'ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (Il frotte son pied.)

Antonio

Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a coulé de votre veste, en tombant.

Le Comte se jette dessus.

Donne-le-moi. (Il ouvre le papier et le referme.)

Figaro, à part.

Je suis pris.

Le Comte, à Figaro.

La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment il se trouvait dans votre poche?

Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers.

Non sûrement... Mais c'est que j'en ai tant. Il faut répondre à tout... (Il regarde un des papiers.) Ceci? ah! c'est une lettre de Marceline, en quatre pages; elle est belle!... Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison?... Non, la voici... J'avais l'état des meubles du petit château dans l'autre poche... (Le Comte rouvre le papier qu'il tient.)

La Comtesse, bas à Suzanne.

Ah! dieux! Suzon, c'est le brevet d'officier.

Suzanne, bas à Figaro.

Tout est perdu, c'est le brevet.

Le Comte replie le papier.

Eh bien! l'homme aux expédients, vous ne devinez pas?

Antonio, s'approchant de Figaro.

Monseigneur dit, si vous ne devinez pas?

Figaro le repousse.

Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez!

Le Comte

Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être?

Figaro

A, a, a, ah! povero! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu'il m'avait remis, et que j'ai oublié de lui rendre. O o, o, oh! étourdi que je suis! que fera-t-il sans son brevet? Il faut courir...

Le Comte

Pourquoi vous l'aurait-il remis?

Figaro, embarrassé.

Il... désirait qu'on y fît quelque chose.

Le Comte regarde son papier.

Il n'y manque rien.

La Comtesse, bas à Suzanne.

Le cachet.

Suzanne, bas à Figaro.

Le cachet manque.

Le Comte, à Figaro.

Vous ne répondez pas?

Figaro

C'est... qu'en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c'est l'usage.

Le Comte

L'usage! l'usage! l'usage de quoi?

Figaro

D'y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine.

Le Comte rouvre le papier et le chiffonne de colère.

Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (A part.) C'est ce Figaro qui les mène, et je ne m'en vengerais pas! (Il veut sortir avec dépit.)

Figaro, l'arrêtant.

Vous sortez sans ordonner mon mariage?

 

Scène XXII

Bazile, Bartholo ,Marceline, Figaro, Le Comte, Gripe-Soleil, La Comtesse, Suzanne, Antonio; valets du Comte, ses vassaux.

Marceline, au Comte.

Ne l'ordonnez pas, Monseigneur! Avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a des engagements avec moi.

Le Comte, à part.

Voilà ma vengeance arrivée.

Figaro

Des engagements! De quelle nature? Expliquez-vous.

Marceline

Oui, je m'expliquerai, malhonnête! (La Comtesse s'assied sur une bergère. Suzanne est derrière elle.)

Le Comte

De quoi s'agit-il, Marceline?

Marceline

D'une obligation de mariage.

Figaro

Un billet, voilà tout, pour de l'argent prêté.

Marceline, au Comte.

Sous condition de m'épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province...

Le Comte

Présentez-vous au tribunal, j'y rendrai justice à tout le monde.

Bazile, montrant Marceline.

En ce cas, Votre Grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline?

Le Comte, à part.

Ah, voilà mon fripon du billet.

FIGARO

Autre fou de la même espèce!

Le Comte, en colère, à Bazile.

Vos droits! vos droits! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot!

Antonio, frappant dans sa main.

Il ne l'a, ma foi, pas manqué du premier coup: c'est son nom.

Le Comte

Marceline, on suspendra tout jusqu'à l'examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grande salle d'audience. Honnête Bazile, agent fidèle et sûr, allez au bourg chercher les gens du siège.

Bazile

Pour son affaire?

Le Comte

Et vous m'amènerez le paysan du billet.

Bazile

Est-ce que je le connais?

Le Comte

Vous résistez?

Bazile

Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions.

Le Comte

Quoi donc?

Bazile

Homme à talent sur l'orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages; et mon emploi surtout est d'amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l'ordonner.

Gripe-Soleil s'avance.

J'irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira.

Le Comte

Quel est ton nom et ton emploi?

Gripe-Soleil

Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau; et je sais ous-ce-qu'est toute l'enragée boutique à procès du pays.

Le Comte

Ton zèle me plaît; vas-y: mais vous (à Bazile), accompagnez monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour amuser en chemin. Il est de ma compagnie.

Gripe-Soleil, joyeux.

Oh! moi, je suis de la?... (Suzanne l'apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.)

Bazile, surpris.

Que j'accompagne Gripe-Soleil en jouant?...

Le Comte

C'est votre emploi. Partez ou je vous chasse. (Il sort.)

 

Scène XXIII

Les Acteurs précédents, excepté Le Comte.

Bazile, à lui-même.

Ah! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis...

Figaro

Qu'une cruche.

Bazile, à part.

Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (A Figaro.) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.)

Figaro le suit.

Conclure! oh! va, ne crains rien, quand même tu ne reviendrais jamais... Tu n'as pas l'air en train de chanter, veux-tu que je commence?... Allons, gai, haut la-mi-la pour ma fiancée. (Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante; Bazile accompagne; et tout le monde le suit.)

SEGUEDILLE: Air noté.

Je préfère à richesse

La sagesse

De ma Suzon,

Zon, zon, zon,

Zon, zon, zon,

zon, zon, zon,

zon, zon, zon.

Aussi sa gentillesse

Est maîtresse

De ma raison,

Zon, zon, zon,

Zon, zon, zon,

Zon, zon, zon,

Zon, zon, zon.

(Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste.)

 

Scène XXIV

Suzanne, La Comtesse.

La Comtesse, dans sa bergère.

Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet.

Suzanne

Ah! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage! Il s'est terni tout à coup mais ce n'a été qu'un nuage; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge!

La Comtesse

Il a donc sauté par la fenêtre?

Suzanne

Sans hésiter, le charmant enfant! Léger... comme une abeille!

La Comtesse

Ah! ce fatal jardinier! Tout cela m'a remuée au point... que je ne pouvais rassembler deux idées.

Suzanne

Ah! madame, au contraire; et c'est là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donne d'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse.

La Comtesse

Crois-tu que le Comte en soit la dupe? Et s'il trouvait cet enfant au château!

Suzanne

Je vais recommander de le cacher si bien...

La Comtesse

Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l'envoyer au jardin à votre place.

Suzanne

Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois...

La Comtesse se lève.

Attends... Au lieu d'un autre, ou de toi, si j'y allais moi-même!

Suzanne

Vous, madame?

La Comtesse

Il n'y aurait personne d'exposé... Le Comte alors ne pourrait nier... Avoir puni sa jalousie, et lui prouver son infidélité, cela serait... Allons: le bonheur d'un premier hasard m'enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne...

Suzanne

Ah! Figaro.

La Comtesse

Non, non. Il voudrait mettre ici du sien... Mon masque de velours et ma canne; que j'aille y rêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de toilette.)

 

Scène XXV

La Comtesse, seule,

Il est assez effronté, mon petit projet! (Elle se retourne.) Ah! le ruban! mon joli ruban! je t'oubliais! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus... tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant... Ah! monsieur le Comte, qu'avez-vous fait? et moi, que fais-je en ce moment?

 

Scène XXVI

La Comtesse, Suzanne. (La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.)

Suzanne

Voici la canne et votre loup.

La Comtesse

Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro.

Suzanne, avec joie

Madame, il est charmant votre projet! je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (Elle baise la main de sa maîtresse. Elles sortent.)

Pendant l'entracte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l'on place aux deux colis du théâtre, de façon que le passage soit libre par-derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des sièges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés de l'estrade du Comte.

 

Acte troisième

Le théâtre représente une salle du château appelée salle du trône et servant de salle d'audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le portrait du Roi.

 

Scène I

Le Comte, Pédrille, en veste et botté, tenant un paquet cacheté.

Le Comte, vite.

M'as-tu bien entendu?

Pédrille

Excellence, oui. (Il sort.)

 

Scène II

Le Comte, seul, criant.

Pédrille!

 

Scène III

Le Comte, Pédrille revient.

Pédrille

Excellence?

Le Comte

On ne t'a pas vu?

Pédrille

Ame qui vive.

Le Comte

Prenez le cheval barbe.

Pédrille

Il est à la grille du potager, tout sellé.

Le Comte

Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville.

Pédrille

Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes.

Le Comte

En descendant, sachez si le page est arrivé.

Pédrille

Dans l'hôtel?

Le Comte

Oui; surtout depuis quel temps.

Pédrille

J'entends.

Le Comte

Remets-lui son brevet, et reviens vite.

Pédrille

Et s'il n'y était pas?

Le Comte

Revenez plus vite, et m'en rendez compte. Allez.

 

Scène IV

Le Comte, seul, marche en rêvant.

J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile!... la colère n'est bonne à rien. - Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse; la camariste enfermée quand j'arrive; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue... ou qui prétend que c'est lui... Le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe? Mais la Comtesse! si quelque insolent attentait... Où m'égaré-je? En vérité, quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve! - Elle s'amusait: ces ris étouffés, cette joie mal éteinte! - Elle se respecte; et mon honneur... où diable on l'a placé! De l'autre part, où suis-je? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret?... comme il n'est pas encore le sien... Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie? j'ai voulu vingt fois y renoncer... Etrange effet de l'irrésolution! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. - Ce Figaro se fait bien attendre! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond, il s'arrête) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d'une manière détournée s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.

 

Scène V

Le Comte, Figaro.

Figaro, à part.

Nous y voilà.

Le Comte

... S'il en sait par elle un seul mot...

Figaro, à part.

je m'en suis douté.

Le Comte

... Je lui fais épouser la vieille.

Figaro, à part,

Les amours de monsieur Bazile?

Le Comte

... Et voyons ce que nous ferons de la jeune.

Figaro, à part.

Ah! ma femme, s'il vous plaît.

Le Comte, se retourne.

Hein? quoi? qu'est-ce que c'est?

Figaro s'avance.

Moi, qui me rends à vos ordres.

Le Comte

Et pourquoi ces mots?...

Figaro

Je n'ai rien dit.

Le Comte répète.

Ma femme, s'il vous plaît?

Figaro

C'est... la fin d'une réponse que je faisais: allez le dire à ma femme, s'il vous plaît.

Le Comte se promène.

Sa femme!... Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler?

Figaro, feignant d'assurer son habillement.

Je m'étais sali sur ces couches en tombant; je me changeais.

Le Comte

Faut-il une heure?

Figaro

Il faut le temps.

Le Comte

Les domestiques ici... sont plus longs à s'habiller que les maîtres!

Figaro

C'est qu'ils n'ont point de valets pour les y aider.

Le Comte

Je n'ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant...

Figaro

Un danger! on dirait que je me suis engouffré tout vivant...

Le Comte

Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet! Vous entendez fort bien que ce n'est pas le danger qui m'inquiète, mais le motif.

Figaro

Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons! Je me trouve là par hasard: qui sait dans votre emportement si...

Le Comte, interrompant.

Vous pouviez fuir par l'escalier.

Figaro

Et vous, me prendre au corridor.

Le Comte, en colère.

Au corridor! (A part.) Je m'emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

Figaro, à part.

Voyons-le venir, et jouons serré.

Le Comte, radouci.

Ce n'est pas ce que je voulais dire; laissons cela. J'avais... oui, j'avais quelque envie de t'emmener à Londres courrier de dépêches... mais, toutes réflexions faites...

Figaro

Monseigneur a changé d'avis?

Le Comte

Premièrement, tu ne sais pas l'anglais.

Figaro

Je sais God-dam.

Le Comte

Je n'entends pas.

Figaro

Je dis que je sais God-dam.

Le Comte

Hé bien?

Figaro

Diable! c'est une belle langue que l'anglais! il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part, - Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam! on vous apporte un pied de boeuf salé, sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coup d'excellent bourgogne ou de clairet? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah! God-dam! elle vous sangle un soufflet de crocheteur: preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne...

Le Comte, à part.

Il veut venir à Londres; elle n'a pas parlé.

Figaro, à part.

Il croit que je ne sais rien; travaillons-le un peu dans son genre.

Le Comte

Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour?

Figaro

Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.

Le Comte

Je la préviens sur tout, et la comble de présents.

Figaro

Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire?

Le Comte

... Autrefois tu me disais tout.

Figaro

Et maintenant je ne vous cache rien.

Le Comte

Combien la Comtesse t'a-t-elle donné pour cette belle association?

Figaro

Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur? Tenez, Monseigneur, n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet.

Le Comte

Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais?

Figaro

C'est qu'on en voit partout quand on cherche des torts.

Le Comte

Une réputation détestable!

Figaro

Et si je vaux mieux qu'elle? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant?

Le Comte

Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

Figaro

Comment voulez-vous? la foule est là: chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut; le reste est écrasé, Aussi c'est fait; pour moi, j'y renonce.

Le Comte

A la fortune? (A part.) Voici du neuf.

Figaro, à part.

A mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château; c'est un fort joli sort: à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie...

Le Comte

Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres?

Figaro

Il faudrait la quitter si souvent, que j'aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.

Le Comte

Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux.

Figaro

De l'esprit pour s'avancer? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l'on arrive à tout.

Le Comte

Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique.

Figaro

Je la sais.

Le Comte

Comme l'anglais, le fond de la langue!

Figaro

Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend; surtout de pouvoir au-delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meure!

Le Comte

Eh! c'est l'intrigue que tu définis!

Figaro

La politique, l'intrigue, volontiers; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra! J'aime mieux ma mie, ô gué! comme dit la chanson du bon Roi.

Le Comte, à part.

Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi.

Figaro, à part.

Je l'enfile, et le paye en sa monnaie.

Le Comte

Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline?

Figaro

Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes!

Le Comte, raillant.

Au tribunal le magistrat s'oublie, et ne voit plus que l'ordonnance.

Figaro

Indulgente aux grands, dure aux petits...

Le Comte

Crois-tu donc que je plaisante?

Figaro

Eh! qui le sait, Monseigneur? Tempo è galant'uomo, dit l'Italien; il dit toujours la vérité: c'est lui qui m'apprendra qui me veut du mal, ou du bien.

Le Comte, à part.

Je vois qu'on lui a tout dit; il épousera la duègne.

Figaro, à part.

Il a joué au fin avec moi, qu'a-t-il appris?

 

Scène VI

Le Comte, un laquais, Figaro.

Le laquais, annonçant.

Dom Gusman Brid'oison.

Le Comte

Brid'oison?

Figaro

Eh! sans doute. C'est le juge ordinaire, le lieutenant du siège, votre prud'homme.

Le Comte

Qu'il attende. (Le laquais sort.)

 

Scène VII

Le Comte, Figaro.

Figaro reste un moment à regarder le Comte qui rêve.

... Est-ce là ce que Monseigneur voulait?

Le Comte, revenant à lui.

Moi?... je disais d'arranger ce salon pour l'audience publique.

Figaro

Hé! qu'est-ce qu'il manque? Le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud'hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs. (Il sort.)

 

Scène VIII

Le Comte, seul.

Le maraud m'embarrassait! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe... Ah! friponne et fripon, vous vous entendez pour me jouer? Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu'il vous plaira, j'y consens; mais parbleu, pour époux...

 

Scène IX

Suzanne, Le Comte.

Suzanne, essoufflée.

Monseigneur... pardon, Monseigneur.

Le Comte, avec humeur.

Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle?

Suzanne

Vous êtes en colère?

Le Comte

Vous voulez quelque chose apparemment?

Suzanne, timidement.

C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant,

Le Comte, le lui donne.

Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.

Suzanne

Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc? C'est un mal de condition, qu'on ne prend que dans les boudoirs.

Le Comte

Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur...

Suzanne

En payant Marceline avec la dot que vous m'avez promise...

Le Comte

Que je vous ai promise, moi?

Suzanne, baissant les yeux.

Monseigneur, j'avais cru l'entendre.

Le Comte

Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même.

Suzanne, les yeux baissés.

Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter Son Excellence?

Le Comte

Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l'avoir pas dit plus tôt?

Suzanne

Est-il jamais trop tard pour dire la vérité?

Le Comte

Tu te rendrais sur la brune au jardin?

Suzanne

Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs?

Le Comte

Tu m'as traité ce matin si durement!

Suzanne

Ce matin? - Et le page derrière le fauteuil?

Le Comte

Elle a raison, je l'oubliais... Mais pourquoi ce refus obstiné quand Bazile, de ma part?...

Suzanne

Quelle nécessité qu'un Bazile...?

Le Comte

Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayez tout dit!

Suzanne

Dame! oui, je lui dis tout... hors ce qu'il faut lui taire,

Le Comte, en riant.

Ah! charmante! Et tu me le promets? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon coeur: point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.

Suzanne, faisant la révérence.

Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.

Le Comte

Où prend-elle ce qu'elle dit? d'honneur j'en raffolerai! Mais ta maîtresse attend le flacon...

Suzanne, riant et rendant le flacon.

Aurais-je pu vous parler sans un prétexte?

Le Comte veut l'embrasser

Délicieuse créature!

Suzanne s'échappe.

Voilà du monde.

Le Comte, à part.

Elle est à moi. (Il s'enfuit.)

Suzanne

Allons vite rendre compte à madame.

 

Scène X

Suzanne, Figaro.

Figaro

Suzanne, Suzanne! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur?

Suzanne

Plaide à présent, si tu le veux; tu viens de gagner ton procès. (Elle s'enfuit.)

Figaro la suit.

Ah! mais, dis donc...

 

Scène XI

Le Comte rentre seul.

Tu viens de gagner ton procès! - Je donnais là dans un bon piège! O mes chers insolents! je vous punirai de façon... Un bon arrêt, bien juste... Mais s'il allait payer la duègne... Avec quoi... S'il payait... Eeeeh! n'ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce? En caressant cette manie... Pourquoi non? dans le vaste champ de l'intrigue il faut savoir tout cultiver, jusqu'à la vanité d'un sot. (Il appelle.) Anto... (Il voit entrer Marceline, etc. Il sort.)

 

Scène XII

Bartholo, Marceline, Brid'oison

Marceline, à Brid'oison.

Monsieur, écoutez mon affaire.

Brid'oison, en robe, et bégayant un peu.

Eh bien! pa-arlons-en verbalement.

Bartholo

C'est une promesse de mariage,

Marceline

Accompagnée d'un prêt d'argent.

Brid'oison

J'en-entends, et caetera, le reste.

Marceline

Non, monsieur, point d'et caetera.

Brid'oison

J'en-entends: vous avez la somme?

Marceline

Non, monsieur; c'est moi qui l'ai prêtée.

Brid'oison

J'en-entends bien, vou-ous redemandez l'argent?

Marceline

Non, monsieur; je demande qu'il m'épouse.

Brid'oison

Eh! mais, j'en-entends fort bien; et lui veu-eut-il vous épouser?

Marceline

Non, monsieur; voilà tout le procès!

Brid'oison

Croyez-vous que je ne l'en-entende pas, le procès?

Marceline

Non, monsieur. (A Bartholo.) Où sommes-nous? (A Brid'oison). Quoi! c'est vous qui nous jugerez?

Brid'oison

Est-ce que j'ai a-acheté ma charge pour autre chose?

Marceline, en soupirant.

C'est un grand abus que de les vendre!

Brid'oison

Oui; l'on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous?

 

Scène XIII

Bartholo, Marceline, Brid'oison.

Figaro rentre en se frottant les mains.

Marceline, montrant Figaro.

Monsieur, contre ce malhonnête homme.

Figaro, très gaiement, à Marceline.

Je vous gêne peut-être. - Monseigneur revient dans l'instant, monsieur le conseiller.

Brid'oison

J'ai vu ce ga-arçon-là quelque part.

Figaro

Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, Monsieur le conseiller.

Brid'oison

Dan-ans quel temps?

Figaro

Un peu moins d'un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m'en vante.

Brid'oison

Oui, c'est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes?

Figaro

Monsieur est bien bon. Ce n'est là qu'une misère.

Brid'oison

Une promesse de mariage! A-ah! le pauvre benêt!

Figaro

Monsieur...

Brid'oison

A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon;

Figaro

N'est-ce pas Double-Main, le greffier?

Brid'oison

Oui; c'è-est qu'il mange à deux râteliers.

Figaro

Manger! je suis garant qu'il dévore. Oh! que oui, je l'ai vu pour l'extrait et pour le supplément d'extrait; comme cela se pratique, au reste.

Brid'oison

On-on doit remplir les formes.

Figaro

Assurément, monsieur; si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.

Brid'oison

Ce garçon-là n'è-est pas si niais que je l'avais cru d'abord. Hé bien, l'ami, puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire.

Figaro

Monsieur, je m'en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.

Brid'oison

Hein?... Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas?...

Figaro

Alors monsieur voit bien que c'est comme si je ne devais pas.

Brid'oison

San-ans doute. - Hé! mais qu'est-ce donc qu'il dit?

 

Scène XIV

Bartholo, Marceline, Le Comte, Brid'oison, Figaro, un huissier.

L'huissier, précédant le Comte, crie.

Monseigneur, messieurs.

Le Comte

En robe ici, seigneur Brid'oison! Ce n'est qu'une affaire domestique: l'habit de ville était trop bon.

Brid'oison

C'è-est vous qui l'êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle, parce que la forme, voyez-vous, la forme! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La forme, la-a forme!

Le Comte, à l'huissier.

Faites entrer l'audience.

L'huissier va ouvrir en glapissant.

L'audience!

 

Scène XV

Les Acteurs précédents, Antonio, Les Valets du château, les paysans et paysannes en habits de fête; Le Comte s'assied sur le grand fauteuil; Brid'oison, sur une chaise à côté; Le Greffier, sur le tabouret derrière sa table; Les Juges, Les Avocats, sur les banquettes; Marceline, à côté de Bartholo; Figaro, sur l'autre banquette; Les Paysans et Valets, debout derrière.

Brid'oison, à Double-Main.

Double-Main, a-appelez les causes.

Double-Main lit un papier.

"Noble, très noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de Los Altos, y Montes Fieros, y Otros Montes; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d'une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l'autre."

Le Comte

Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S'ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu'il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent.

Double-Main lit un autre papier.

"André Pétrutebio, laboureur; contre le receveur de la province." Il s'agit d'un forcement arbitraire.

Le Comte

L'affaire n'est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du Roi. Passez.

Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent.

"Barbe - Agar - Raab - Magdelaine - Nicole - Marceline de Verte-Allure, fille majeure (Marceline se lève et salue); contre Figaro..." Nom de baptême en blanc?

Figaro

Brid'oison

A-anonyme! Què-el patron est-ce là?

Figaro

C'est le mien.

Double-Main écrit.

Contre anonyme Figaro. Qualités?

Figaro

Le Comte

Vous êtes gentilhomme? (Le greffier écrit.)

Figaro

Si le ciel l'eût voulu, je serais fils d'un prince

Le Comte, au greffier.

L'Huissier, glapissant.

Silence! messieurs.

Double-Main lit.

"... Pour cause d'opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le voeu de l'usage et la jurisprudence du siège."

Figaro

L'usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d'ennuyer l'auditoire et d'endormir messieurs: plus boursouflés après que s'ils eussent composé l'Oratio pro Murena. Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs...

Double-Main

En voilà beaucoup d'inutiles, car vous n'êtes pas demandeur, et n'avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.

Figaro

Oui, promesse!

Bartholo, mettant ses lunettes.

Elle est précise.

Brid'oison

I-il faut la voir.

Double-Main

Silence donc, messieurs!

L'Huissier, glapissant.

Silence!

Bartholo lit.

"Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc. Marceline de Verte-Allure dans le château d'Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées, laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château; et je l'épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court." Mes conclusions sont au paiement du billet et à l'exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs... jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris...

Le Comte, interrompant.

Avant d'aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre?

Brid'oison, à Figaro.

Qu'oppo... qu'oppo-osez-vous à cette lecture?

Figaro

Qu'il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce, car il n'est pas dit dans l'écrit: "laquelle somme je lui rendrai, ET je l'épouserai," mais "laquelle somme je lui rendrai, OU je l'épouserai"; ce qui est bien différent.

Le Comte

Y a-t-il ET dans l'acte, ou bien OU?

Bartholo

Il y a ET.

Figaro

Il y a OU.

Brid'oison

Dou-ouble-Main, lisez vous-même.

Double-Main, prenant le papier.

Et c'est le plus sûr; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) "E, e, e, Damoiselle e, e, e, de Verte-Allure, e, e, e, Ha! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château... ET... OU... ET... OU..." Le mot est si mal écrit... il y a un pâté.

Brid'oison

Un pâ-âté? je sais ce que c'est.

Bartholo, plaidant.

Je soutiens, moi, que c'est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase; je payerai la demoiselle, ET je l'épouserai.

Figaro, plaidant.

Je soutiens, moi, que c'est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres; je payerai la donzelle, OU je l'épouserai. A pédant, pédant et demi. Qu'il s'avise de parler latin, j'y suis grec; je l'extermine.

Le Comte

Comment juger pareille question?

Bartholo

Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu'il y ait OU.

Figaro

J'en demande acte.

Bartholo

Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) "Laquelle somme je lui rendrai dans ce château, où je l'épouserai." C'est ainsi qu'on dirait, messieurs: "Vous vous ferez saigner dans ce lit, où vous resterez chaudement"; c'est dans lequel. "Il prendra deux gros de rhubarbe, où vous mêlerez un peu de tamarin"; dans lesquels on mêlera. Ainsi "château où je l'épouserai", messieurs, c'est "château dans lequel.."

Figaro

Point du tout: la phrase est dans le sens de celle-ci: "ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin"; ou bien le médecin; c'est incontestable. Autre exemple: "ou vous n'écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront"; ou bien les sots; le sens est clair; car, audit cas, sots ou méchants sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j'aie oublié ma syntaxe? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l'épouserai...

Bartholo, vite.

Sans virgule.

Figaro, vite.

Elle y est. C'est, virgule, messieurs, ou bien je l'épouserai.

Bartholo, regardant le papier, vite.

Sans virgule, messieurs.

Figaro, vite.

Elle y était, messieurs. D'ailleurs, l'homme qui épouse est-il tenu de rembourser?

Bartholo, vite.

Oui; nous nous marions séparés de biens.

Figaro, vite.

Et nous de corps, dès que mariage n'est pas quittance. (Les juges se lèvent et opinent tout bas.)

Bartholo

Plaisant acquittement!

Double-Main

Silence, messieurs!

L'Huissier, glapissant.

Silence!

Bartholo

Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes!

Figaro

Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez?

Bartholo

Je défends cette demoiselle.

Figaro

Continuez à déraisonner, mais cessez d'injurier. Lorsque, craignant l'emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu'on appelât des tiers, ils n'ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C'est dégrader le plus noble institut. (Les juges continuent d'opiner bas.)

Antonio, à Marceline, montrant les juges.

Qu'ont-ils tant à balbucifier?

Marceline

On a corrompu le grand juge; il corrompt l'autre, et je perds mon procès.

Bartholo, bas, d'un ton sombre.

J'en ai peur.

Figaro, gaiement.

Courage, Marceline!

Double-Main se lève; à Marceline.

Ah! c'est trop fort! je vous dénonce; et, pour l'honneur du tribunal, je demande qu'avant faire droit sur l'autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.

Le Comte s'assied.

Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle; un juge espagnol n'aura point à rougir d'un excès digne au plus des tribunaux asiatiques: c'est assez des autres abus! J'en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt: tout juge qui s'y refuse est un grand ennemi des lois. Que peut requérir la demanderesse? mariage à défaut de paiement: les deux ensemble impliqueraient.

Double-Main

Silence, messieurs!

L'Huissier, glapissant.

Le Comte

Que nous répond le défendeur? qu'il veut garder sa personne; à lui permis.

Figaro, avec joie.

J'ai gagné!

Le Comte

Mais comme le texte dit: "Laquelle somme je payerai à sa première réquisition, ou bien j'épouserai, etc.", la cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l'épouser dans le jour. (Il se lève.)

Figaro, stupéfait.

J'ai perdu.

Antonio, avec joie.

Superbe arrêt!

Figaro

En quoi superbe?

Antonio

En ce que tu n'es plus mon neveu. Grand merci, monseigneur.

L'Huissier, glapissant.

Passez, messieurs. (Le peuple sort.)

Antonio

Je m'en vas tout conter à ma nièce (Il sort.)

 

Scène XVI

Le Comte, allant de côté et d'autre; Marceline, Bartholo, Figaro, Brid'oison.

Marceline, s'assied.

Ah! je respire!

Figaro

Et moi, j'étouffe.

Le Comte, à part.

Au moins je suis vengé, cela soulage.

Figaro, à part.

Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient! - (Au Comte qui sort.) monseigneur, vous nous quittez?

Le Comte

Tout est jugé.

Figaro, à Brid'oison.

C'est ce gros enflé de conseiller...

Brid'oison

Moi, gros-os enflé!

Figaro

Sans doute. Et je ne l'épouserai pas: je suis gentilhomme, une fois. (Le Comte s'arrête.)

Bartholo

Vous l'épouserez.

Figaro

Sans l'aveu de mes nobles parents?

Bartholo

Nommez-les, montrez-les.

Figaro

Qu'on me donne un peu de temps: je suis bien près de les revoir; il y a quinze ans que je les cherche.

Bartholo

Le fat! c'est quelque enfant trouvé!

Figaro

Enfant perdu, docteur, ou plutôt enfant volé.

Le Comte revient.

Volé, perdu, la preuve? Il crierait qu'on lui fait injure!

Figaro

Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi par les brigands n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j'étais un fils précieux: et cet hiéroglyphe à mon bras... (Il veut se dépouiller le bras droit.)

Marceline, se levant vivement.

Une spatule à ton bras droit?

Figaro

D'où savez-vous que je dois l'avoir?

Marceline

Dieux! c'est lui!

Figaro

Oui, c'est moi.

Bartholo, à Marceline.

Et qui? lui!

Marceline, vivement

C'est Emmanuel.

Bartholo, à Figaro.

Tu fus enlevé par des bohémiens?

Figaro, exalté.

Tout près d'un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parents.

Bartholo, montrant Marceline.

Voilà ta mère.

Figaro

... Nourrice?

Bartholo

Ta propre mère.

Le Comte

Sa mère!

Figaro

Expliquez-vous.

Marceline, montrant Bartholo.

Voilà ton père.

Figaro, désolé.

Oooh! aie de moi!

Marceline

Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois

Figaro

Le Comte, à part.

Sa mère!

Brid'oison

C'est clair, i-il ne l'épousera pas.

Bartholo

Ni moi non plus.

Marceline

Ni vous! Et votre fils? Vous m'aviez juré...

Bartholo

J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.

Brid'oison

E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.

Bartholo

Des fautes si connues! une jeunesse déplorable!

Marceline, s'échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! Je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées!

Figaro

Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes: on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.

Figaro, en colère.

Ils font broder jusqu'aux soldats!

Marceline, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes! Ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié!

Figaro

Elle a raison!

Le Comte, à part.

Que trop raison!

Brid'oison

Elle a, mon-on Dieu, raison.

Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas: cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre et bon pour tout le monde; il ne manquera rien à ta mère.

Figaro

Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet! Il y a des mille, mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! Tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons.

Le Comte

Sot événement qui me dérange!

Brid'oison, à Figaro.

Et la noblesse, et le château? Vous impo-osez à la justice!

Figaro

Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice! Après que j'ai manqué, pour ces maudits cent écus, d'assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père! Mais puisque le ciel sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses... et vous, ma mère, embrassez-moi... le plus maternellement que vous pourrez (Marceline lui saute au cou.)

 

Scène XVII

Bartholo, Figaro, Marceline, Brid'oison, Suzanne, Antonio, Le Comte.

Suzanne, accourant, une bourse à la main.

Monseigneur, arrêtez; qu'on ne les marie pas: je viens payer madame avec la dot que ma maîtresse me donne.

Le Comte, à part.

Au diable la maîtresse! Il semble que tout conspire... (Il sort.)

 

Scène XVIII

Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison.

Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.

Ah! oui, payer! Tiens, tiens.

Suzanne, se retourne.

J'en vois assez: sortons, mon oncle.

Figaro, l'arrêtant.

Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc?

Suzanne

Ma bêtise et ta lâcheté.

Figaro

Pas plus de l'une que de l'autre.

Suzanne, en colère.

Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses.

Figaro, gaiement.

Je la caresse, mais je ne l'épouse pas. (Suzanne veut sortir, Figaro la retient.)

Suzanne lui donne un soufflet.

Vous êtes bien insolent d'oser me retenir!

Figaro, à la compagnie.

C'est-il çà de l'amour! Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chère femme-là.

Suzanne

Je la regarde.

Figaro

Et tu la trouves?...

Suzanne

Figaro

Et vive la jalousie! elle ne vous marchande pas.

Marceline, les bras ouverts.

Embrasse ta mère, ma jolie Suzannette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.

Suzanne, court à elle.

Vous, sa mère! (Elles restent dans les bras l'une de l'autre.)

Antonio

C'est donc de tout à l'heure?

Figaro

... Que je le sais.

Marceline, exaltée.

Non, mon coeur entraîné vers lui ne se trompait que de motif; c'était le sang qui me parlait.

Figaro

Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais; car j'étais loin de vous haïr, témoin l'argent...

Marceline, lui remet un papier.

Il est à toi: reprends ton billet, c'est ta dot.

Suzanne lui jette la bourse.

Prends encore celle-ci.

Figaro

Grand merci.

Marceline, exaltée.

Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères! Embrassez-moi, mes deux enfants; j'unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah! mes enfants, combien je vais aimer!

Figaro, attendri, avec vivacité.

Arrête donc, chère mère! arrête donc! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse? Elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité! j'ai manqué d'en être honteux: je les sentais couler entre mes doigts: regarde; (Il montre ses doigts écartés) et je les retenais bêtement! Va te promener, la honte! je veux rire et pleurer en même. temps; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (Il embrasse sa mère d'un côté, Suzanne de l'autre.).

Marceline

O mon ami!

Suzanne

Mon cher ami!

Brid'oison, s'essuyant les yeux d'un mouchoir.

Et bien! moi, je suis donc bê-ête aussi!

Figaro, exalté.

Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier! Atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deux femmes chéries.

Antonio, à Figaro.

Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main?

Bartholo

Ma main! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle!

Antonio, à Bartholo.

Vous n'êtes donc qu'un père marâtre? (A Figaro.) En ce cas, not' galant, plus de parole.

Suzanne

Ah! mon oncle...

Antonio

Irai-je donner l'enfant de not' soeur à sti qui n'est l'enfant de personne?

Brid'oison

Est-ce que cela-a se peut, imbécile? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un.

Antonio

Tarare!... Il ne l'aura jamais. (Il sort.)

 

Scène XIX

Bartholo, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison.

Bartholo, à Figaro.

Et cherche à présent qui t'adopte. (Il veut sortir.)

Marceline, courant prendre Bartholo à bras-le-corps, le ramène.

Arrêtez, docteur, ne sortez pas!

Figaro, à part.

Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage!

Suzanne, à Bartholo.

Bon petit papa, c'est votre fils.

Marceline, à Bartholo.

De l'esprit, des talents, de la figure.

Figaro, à Bartholo.

Et qui ne vous a pas coûté une obole.

Bartholo

Et les cent écus qu'il m'a pris?

Marceline, le caressant.

Nous aurons tant soin de vous, papa!

Suzanne, le caressant.

Nous vous aimerons tant, petit papa!

Bartholo, attendri.

Papa! bon papa! petit papa! Voilà que je suis plus bête encore que monsieur, moi. (Montrant Brid'oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l'embrassent.) Oh! non, je n'ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu'est donc devenu Monseigneur?

Figaro

Courons le joindre; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelque autre intrigue, il faudrait tout recommencer.

Tous ensemble

Courons, courons. (Ils entraînent Bartholo dehors.)

 

Scène XX

Brid'oison, seul.

Plus bê-ête encore que monsieur! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais... I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il sort.)

 

Acte quatrième

Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes, en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant, à droite, est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière.

 

Scène I

Figaro, Suzanne.

Figaro, la tenant à bras-le-corps.

Hé bien! amour, es-tu contente? Elle a converti son docteur, cette fine langue dorée de ma mère! Malgré sa répugnance, il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé; il n'y a que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.

Suzanne

As-tu rien vu de plus étrange?

Figaro

Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait; j'étais tourmenté par une furie; tout cela s'est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j'étais comme seul au monde, et voilà que j'ai tous mes parents; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanité des riches.

Suzanne

Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée!

Figaro

Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite: ainsi va le monde; on travaille, on projette, on arrange d'un côté; la fortune accomplit de l'autre: et depuis l'affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l'autre aveugle avec son entourage. - Pour cet aimable aveugle qu'on nomme Amour... (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.)

Suzanne

Ah! c'est le seul qui m'intéresse!

Figaro

Permets donc que, prenant l'emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignonne porte; et nous voilà logés pour la vie.

Suzanne, riant.

L'Amour et toi?

Figaro

Moi et l'Amour.

Suzanne

Et vous ne chercherez pas d'autre gîte?

Figaro

Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galants...

Suzanne

Tu vas exagérer: dis ta bonne vérité.

Figaro

Ma vérité la plus vraie!

Suzanne

Fi donc, vilain! en a-t-on plusieurs?

Figaro

Oh! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu'anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu'on sait, sans oser les divulguer: car toute vérité n'est pas bonne à dire; et celles qu'on vante, sans y ajouter foi: car toute vérité n'est pas bonne à croire; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas. Il n'y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.

Suzanne

J'aime ta joie, parce qu'elle est folle; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte.

Figaro

Ou plutôt n'en parlons jamais; il a failli me coûter Suzanne.

Suzanne

Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu?

Figaro

Si vous m'aimez, Suzon, votre parole d'honneur sur ce point: qu'il s'y morfonde; et c'est sa punition.

Suzanne

Il m'en a plus coûté de l'accorder que je n'ai de peine à le rompre: il n'en sera plus question.

Figaro

Ta bonne vérité?

Suzanne

Je ne suis pas comme vous autres savants, moi! je n'en ai qu'une.

Figaro

Et tu m'aimeras un peu?

Suzanne

Figaro

Ce n'est guère.

Suzanne

Et comment?

Figaro

En fait d'amour, vois-tu, trop n'est pas même assez.

Suzanne

Je n'entends pas toutes ces finesses, mais je n'aimerai que mon mari.

Figaro

Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage. (Il veut l'embrasser.)

 

Scène II

Figaro, Suzanne, La Comtesse.

La Comtesse

Ah! j'avais raison de le dire; en quelque endroit qu'ils soient, croyez qu'ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c'est voler l'avenir, le mariage et vous-même, que d'usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s'impatiente.

Figaro

Il est vrai, madame, je m'oublie. je vais leur montrer mon excuse. (Il veut emmener Suzanne.)

La Comtesse la retient.

Elle vous suit.

 

Scène III

Suzanne, La Comtesse.

La Comtesse

As-tu ce qu'il nous faut pour troquer de vêtement?

Suzanne

Il ne faut rien, madame; le rendez-vous ne tiendra pas.

La Comtesse

Ah! vous changez d'avis?

Suzanne

C'est Figaro.

La Comtesse

Vous me trompez.

Suzanne

Bonté divine!

La Comtesse

Figaro n'est pas homme à laisser échapper une dot.

Suzanne

Madame! eh, que croyez-vous donc?

La Comtesse

Qu'enfin, d'accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m'avoir confié ses projets. Je vous sais par coeur. Laissez-moi. (Elle veut sortir.)

Suzanne se jette à genoux.

Au nom du ciel, espoir de tous! Vous ne savez pas, madame, le mal que vous faites à Suzanne! Après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez!...

La Comtesse la relève.

Hé mais... je ne sais ce que je dis! En me cédant ta place au jardin, tu n'y vas pas, mon coeur; tu tiens parole à ton mari, tu m'aides à ramener le mien.

Suzanne

Comme vous m'avez affligée!

La Comtesse

C'est que je ne suis qu'une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton rendez-vous?

Suzanne, lui baise la main.

Le mot de jardin m'a seul frappée.

La Comtesse, montrant la table.

Prends cette plume, et fixons un endroit.

Suzanne

Lui écrire!

La Comtesse

Il le faut.

Suzanne

Madame! au moins, c'est vous...

La Comtesse

Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s'assied, la Comtesse dicte.)

Chanson nouvelle, sur l'air... "Qu'il fera beau ce soir sous les grands marronniers... Qu'il fera beau ce soir... "

Suzanne écrit.

"Sous les grands marronniers..." Après?

La Comtesse

Crains-tu qu'il ne t'entende pas?

Suzanne relit.

C'est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter?

La Comtesse

Une épingle, dépêche; elle servira de réponse. Ecris sur le revers: Renvoyez-moi le cachet.

Suzanne écrit en riant.

Ah! le cachet!... Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet.

La Comtesse, avec un souvenir douloureux.

Ah!

Suzanne cherche sur elle.

je n'ai pas d'épingle, à présent!

La Comtesse détache sa lévite.

Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah! mon ruban!

Suzanne le ramasse.

C'est celui du petit voleur! Vous avez eu la cruauté?...

La Comtesse

Fallait-il le laisser à son bras? C'eût été joli! Donnez donc!

Suzanne

Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.

La Comtesse le reprend.

Excellent pour Fanchette. Le premier bouquet qu'elle m'apportera...

 

Scène IV

Une jeune bergère, Chérubin en fille, Fanchette et beaucoup de jeunes filles habillées comme elle, et tenant des bouquets, La Comtesse, Suzanne.

Fanchette

Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.

La Comtesse, serrant vite son ruban.

Elles sont charmantes. Je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a l'air si modeste?

Une Bergère

C'est une cousine à moi, madame, qui n'est ici que pour la noce.

La Comtesse

Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l'étrangère. (Elle prend le bouquet de Chérubin, et le baise au front.) Elle en rougit! (A Suzanne.) Ne trouves-tu pas, Suzon... qu'elle ressemble à quelqu'un?

Suzanne

A s'y méprendre, en vérité.

Chérubin, à part, les mains sur son coeur.

Ah! ce baiser-là m'a été bien loin!

 

Scène V

Les jeunes filles, Chérubin au milieu d'elles, Fanchette, Antonio, Le Comte, La Comtesse, Suzanne.

Antonio

Moi je vous dis, Monseigneur, qu'il y est; elles l'ont habillé chez ma fille; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d'ordonnance que j'ai retiré du paquet. (Il s'avance et regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d'ordonnance et dit:) Eh parguenne, v'là notre officier!

La Comtesse recule.

Ah ciel!

Suzanne

Ce friponneau!

Antonio

Quand je disais là-haut que c'était lui!...

Le Comte, en colère.

Hé bien, madame?

La Comtesse

Hé bien, monsieur! vous me voyez plus surprise que vous et, pour le moins, aussi fâchée.

Le Comte

Oui; mais tantôt, ce matin?

La Comtesse

Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d'achever; vous nous avez surprises l'habillant: votre premier mouvement est si vif! il s'est sauvé, je me suis troublée; l'effroi général a fait le reste.

Le Comte, avec dépit, à Chérubin.

Pourquoi n'êtes-vous pas parti?

Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.

Monseigneur...

Le Comte

Je punirai ta désobéissance.

Fanchette, étourdiment.

Ah, Monseigneur, entendez-moi! Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.

Le Comte, rougissant.

Moi! j'ai dit cela?

Fanchette

Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.

Le Comte, à part.

Etre ensorcelé par un page!

La Comtesse

Hé bien, monsieur, à votre tour! L'aveu de cette enfant aussi naïf que le mien atteste enfin deux vérités: que c'est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes.

Antonio

Vous aussi, Monseigneur? Dame! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est morte... Ce n'est pas pour la conséquence; mais c'est que madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes...

Le Comte, déconcerté, à part.

Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi!

 

Scène VI

Les jeunes filles, Chérubin, Antonio, Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne.

Figaro

Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni la danse.

Le Comte

Vous, danser! vous n'y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pied droit!

Figaro, remuant la jambe.

Je souffre encore un peu; ce n'est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes belles, allons!

Le Comte le retourne.

Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux!

Figaro

Très heureux, sans doute; autrement...

Antonio le retourne.

Puis il s'est pelotonné en tombant jusqu'en bas.

Figaro

Un plus adroit, n'est-ce pas, serait resté en l'air? (Aux jeunes filles.) Venez-vous, mesdemoiselles?

Antonio le retourne.

Et, pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville?

Figaro

Galopait, ou marchait au pas...

Le Comte le retourne.

Et vous aviez son brevet dans la poche?

Figaro, un peu étonné

Assurément; mais quelle enquête? (Aux jeunes filles,)

Allons donc, jeunes filles!

Antonio, attirant Chérubin par le bras.

En voici une qui prétend que mon neveu futur n'est qu'un menteur.

Figaro, surpris.

Chérubin!... (A part.) Peste du petit fat!

Antonio

Y es-tu maintenant?

Figaro, cherchant.

J'y suis... j'y suis... Hé! qu'est-ce qu'il chante?

Le Comte, sèchement.

Il ne chante pas; il dit que c'est lui qui a sauté sur les giroflées.

Figaro, rêvant.

Ah! s'il le dit... cela se peut. je ne dispute pas de ce que j'ignore.

Le Comte

Ainsi vous et lui?...

Figaro

Pourquoi non? la rage de sauter peut gagner: voyez les moutons de Panurge; et quand vous êtes en colère, il n'y a personne qui n'aime mieux risquer...

Le Comte

Comment, deux à la fois!...

Figaro

On aurait sauté deux douzaines. Et qu'est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu'il n'y a personne de blessé? (Aux jeunes filles.) Ah ça, voulez-vous venir, ou non?

Le Comte, outré.

Jouons-nous une comédie? (On entend un prélude de fanfare.)

Figaro

Voilà le signal de la marche. A vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s'enfuient; Chérubin reste seul, la tête baissée.)

 

Scène VII

Chérubin, Le Comte, La Comtesse.

Le Comte, regardant aller Figaro.

En voit-on de plus audacieux? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vite, et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée.

La Comtesse

Il va bien s'ennuyer.

Chérubin, étourdiment.

M'ennuyer! j'emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison, (Il met son chapeau et s'enfuit.)

 

Scène VIII

Le Comte, La Comtesse. (La Comtesse s'évente fortement sans parler.)

Le Comte

Qu'a-t-il au front de si heureux?

La Comtesse, avec embarras.

Son... premier chapeau d'officier, sans doute; aux enfants tout sert de hochet. (Elle veut sortir.)

Le Comte

Vous ne nous restez pas, Comtesse?

La Comtesse

Vous savez que je ne me porte pas bien.

Le Comte

Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère.

La Comtesse

Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.

Le Comte, à part.

La noce! Il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher. (Le Comte et la Comtesse s'asseyent vers un des côtés de la galerie.)

 

Scène IX

Le Comte, La Comtesse, assis; l'on joue les Folies d'Espagne d'un mouvement de marche (Symphonie notée).

Marche

Les garde-chasse, fusil sur l'épaule.

L'Alguazil. Les Prud'hommes. Brid'oison,

Les paysans et paysannes en habits de fête.

Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches.

Deux autres, le voile blanc.

Deux autres, les gants et le bouquet de côté.

Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro.

D'autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour Marceline.

Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline.

Les paysans et paysannes s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes; puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au Comte; elle se met à genoux devant lui.

Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant (Air noté):

Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire

D'un maître qui renonce aux droits qu'il eut sur vous

Préférant au plaisir la plus noble victoire,

Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.

Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le Comte par son manteau et lui montre le billet qu'elle tient; puis elle porte la main qu'elle a du côté des spectateurs à sa tête, où le Comte a l'air d'ajuster sa toque; elle lui donne le billet.

Le Comte le met furtivement dans son sein; on achève de chanter le duo: la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence.

Figaro vient la recevoir des mains du Comte, et se retire avec elle à l'autre côté du salon, près de Marceline. (On danse une autre reprise du fandango pendant ce temps.)

Le Comte, pressé de lire ce qu'il a reçu, s'avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein; mais en le sortant il fait le geste d'un homme qui s'est cruellement piqué le doigt; il le secoue, le presse, le suce, et, regardant le papier cacheté d'une épingle, il dit:

Le Comte (Pendant qu'il parle, ainsi que Figaro, l'orchestre joue pianissimo.)

Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout! (Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.)

Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne:

C'est un billet doux, qu'une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d'une épingle, qui l'a outrageusement piqué.

La danse reprend: le Comte qui a lu le billet le retourne; il y voit l'invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l'épingle qu'il attache à sa manche.

Figaro, à Suzanne et à Marceline.

D'un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l'épingle. Ah! c'est une drôle de tête!

(Pendant ce temps, Suzanne a des signes d'intelligence avec la Comtesse. La danse finit; la ritournelle du duo recommence.)

Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu'on a conduit Suzanne; à l'instant où le Comte prend la toque, et où l'on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants:

L'Huissier, criant à la porte.

Arrêtez donc, messieurs! vous ne pouvez entrer tous... Ici les gardes! les gardes! (Les gardes vont vite à cette porte.)

Le Comte, se levant.

Qu'est-ce qu'il y a?

L'Huissier

Monseigneur, c'est monsieur Bazile entouré d'un village entier, parce qu'il chante en marchant.

Le Comte

Qu'il entre seul.

La Comtesse

Ordonnez-moi de me retirer.

Le Comte

Je n'oublie pas votre complaisance.

La Comtesse

Suzanne!... Elle reviendra. (A part, à Suzanne.) Allons changer d'habits. (Elle sort avec Suzanne.)

Marceline

Il n'arrive jamais que pour nuire.

Figaro

Ah! je m'en vais vous le faire déchanter.

 

Scène X

Tous les Acteurs précédents, excepté la Comtesse et Suzanne; Bazile tenant sa guitare; Gripe-Soleil.

Bazile entre en chantant sur l'air du vaudeville de la fin. (Air noté.)

Coeurs sensibles, coeurs fidèles,

Qui blâmez l'amour léger,

Cessez vos plaintes cruelles:

Est-ce un crime de changer?

Si l'Amour porte des ailes,

N'est-ce pas pour voltiger?

N'est-ce pas pour voltiger?

N'est-ce pas pour voltiger?

Figaro, s'avance à lui.

Oui, c'est pour cela justement qu'il a des ailes au dos. Notre ami, qu'entendez-vous par cette musique?

Bazile, montrant Gripe-Soleil.

Qu'après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur en amusant monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice.

Gripe-Soleil

Bah! Monsigneu, il ne m'a pas amusé du tout: avec leux guenilles d'ariettes...

Le Comte

Enfin que demandez-vous, Bazile?

Bazile

Ce qui m'appartient, Monseigneur, la main de Marceline; et je viens m'opposer...

Figaro s'approche.

Y a-t-il longtemps que monsieur n'a vu la figure d'un fou?

Bazile

Monsieur, en ce moment même.

Figaro

Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l'effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d'approximer madame...

Bartholo, en riant.

Eh pourquoi? Laisse-le parler.

Brid'oison s'avance entre deux.

Fau-aut-il que deux amis? ...

Figaro

Nous, amis!

Bazile

Quelle erreur!

Figaro, vite.

Parce qu'il faut de plats airs de chapelle?

Bazile, vite.

Et lui, des vers comme un journal?

Figaro, vite.

Un musicien de guinguette!

Bazile, vite.

Un postillon de gazette!

Figaro, vite.

Cuistre d'oratorio!

Bazile, vite.

Jockey diplomatique!

Le Comte, assis.

Insolents tous les deux!

Bazile

Il me manque en toute occasion.

Figaro

C'est bien dit, si cela se pouvait!

Bazile

Disant partout que je ne suis qu'un sot.

Figaro

Vous me prenez donc pour un écho?

Bazile

Tandis qu'il n'est pas un chanteur que mon talent n'ait fait briller.

Figaro

Bazile

Il le répète!

Figaro

Et pourquoi non, si cela est vrai? Es-tu un prince, pour qu'on te flagorne? Souffre la vérité, coquin, puisque tu n'as pas de quoi gratifier un menteur: ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces?

Bazile, à Marceline.

M'avez-vous promis, oui ou non, si, dans quatre ans, vous n'étiez pas pourvue, de me donner la préférence?

Marceline

A quelle condition l'ai-je promis?

Bazile

Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l'adopterais par complaisance.

Tous ensemble

Il est trouvé.

Bazile

Qu'à cela ne tienne!

Tous ensemble, montrant Figaro.

Et le voici.

Bazile, reculant de frayeur.

J'ai vu le diable!

Brid'oison, à Bazile.

Et vou-ous renoncez à sa chère mère?

Qu'y aurait-il de plus fâcheux que d'être cru le père d'un garnement?

Figaro

D'en être cru le fils; tu te moques de moi!

Bazile, montrant Figaro.

Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n'y suis plus de rien. (Il sort.)

 

Scène XI

Les Acteurs précédents, excepté Bazile.

Bartholo, riant.

Ah! ah! ah! ah!

Figaro, sautant de joie.

Donc à la fin j'aurai ma femme!

Le Comte, à part.

Moi, ma maîtresse! (Il se lève.)

Brid'oison, à Marceline.

Et tou-out le monde est satisfait.

Le Comte

Qu'on dresse les deux contrats; j'y signerai.

Tous ensemble

Vivat! (Ils sortent.)

Le Comte

J'ai besoin d'une heure de retraite. (Il veut sortir avec les autres.)

 

Scène XII

Gripe-Soleil, Figaro, Marceline, Le Comte.

Gripe-Soleil, à Figaro.

Et moi, je vais aider à ranger le feu d'artifice sous les grands marronniers, comme on l'a dit.

Le Comte revient en courant.

Quel sot a donné un tel ordre?

Figaro

Où est le mal?

Le Comte, vivement.

Et la Comtesse qui est incommodée, d'où le verra-t-elle, l'artifice? C'est sur la terrasse qu'il le faut, vis-à-vis son appartement.

Figaro

Tu l'entends, Gripe-Soleil? la terrasse.

Le Comte

Sous les grands marronniers! belle idée! (En s'en allant, à part.) Ils allaient incendier mon rendez-vous!

 

Scène XIII

Figaro, Marceline.

Figaro

Quel excès d'attention pour sa femme! (Il veut sortir.)

Marceline l'arrête.

Deux mots, mon fils. Je veux m'acquitter avec toi: un sentiment mal dirigé m'avait rendue injuste envers ta charmante femme; je la supposais d'accord avec le Comte, quoique j'eusse appris de Bazile qu'elle l'avait toujours rebuté.

Figaro

Vous connaissiez mal votre fils de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m'en faire accroire.

Marceline

Il est toujours heureux de le penser, mon fils; la jalousie...

Figaro

... N'est qu'un sot enfant de l'orgueil, ou c'est la maladie d'un fou. Oh! j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie... imperturbable; et si Suzanne doit me tromper un jour, je le lui pardonne d'avance; elle aura longtemps travaillé... (Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d'autre.)

 

Scène XIV

Figaro, Fanchette, Marceline.

Figaro

Eeeh!... ma petite cousine qui nous écoute!

Fanchette

Oh! pour ça, non: on dit que c'est malhonnête.

Figaro

Il est vrai; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l'un pour l'autre.

Fanchette

Je regardais si quelqu'un était là.

Figaro

Déjà dissimulée, friponne! vous savez bien qu'il n'y peut être.

Fanchette

Et qui donc?

Figaro

Chérubin

Fanchette

Ce n'est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est; c'est ma cousine Suzanne.

Figaro

Et que lui veut ma petite cousine?

Fanchette

A vous, petit cousin, je le dirai. - C'est... ce n'est qu'une épingle que je veux lui remettre.

Figaro, vivement.

Une épingle! une épingle!... Et de quelle part, coquine? A votre âge, vous faites déjà un mét... (Il se reprend et dit d'un ton doux.) Vous faites déjà très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette; et ma jolie cousine est si obligeante...

Fanchette

A qui donc en a-t-il de se fâcher? Je m'en vais.

Figaro, l'arrêtant.

Non, non, je badine. Tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t'a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu'il tenait: tu vois que je suis au fait.

Fanchette

Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien?

Figaro, cherchant.

C'est qu'il est assez gai de savoir comment Monseigneur s'y est pris pour t'en donner la commission.

Fanchette, naïvement.

Pas autrement que vous le dites: Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c'est le cachet des grands marronniers.

Figaro

Des grands?...

Fanchette

Marronniers. Il est vrai qu'il a ajouté: Prends garde que personne ne te voie.

Figaro

Il faut obéir, ma cousine: heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission, et n'en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n'a ordonné.

Fanchette

Et pourquoi lui en dirais-je? Il me prend pour un enfant, mon cousin. (Elle sort en sautant.)

 

Scène XV

Figaro, Marceline.

Figaro

Hé bien, ma mère?

Marceline

Hé bien, mon fils?

Figaro, comme étouffé.

Pour celui-ci!... Il y a réellement des choses!...

Marceline

Il y a des choses! Hé, qu'est-ce qu'il y a?

Figaro, les mains sur sa poitrine.

Ce que je viens d'entendre, ma mère, je l'ai là comme un plomb.

Marceline riant.

Ce coeur plein d'assurance n'était donc qu'un ballon gonflé? une épingle a tout fait partir!

Figaro, furieux.

Mais cette épingle, ma mère, est celle qu'il a ramassée!

Marceline, rappelant ce qu'il a dit.

La jalousie! oh! j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie...imperturbable; et si Suzanne m'attrape un jour, je le lui pardonne...

Figaro, vivement.

Oh, ma mère! on parle comme on sent: mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi! - Je ne m'étonne plus s'il avait tant d'humeur sur ce feu! - Pour la mignonne aux fines épingles, elle n'en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses marronniers! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il ne l'est pas assez pour que je n'en puisse épouser une autre, et l'abandonner...

Marceline

Bien conclu! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t'a prouvé dis-moi, que c'est toi qu'elle joue, et non le Comte? L'as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres, à quelle intention elle y va? ce qu'elle y dira, ce qu'elle y fera? Je te croyais plus fort en jugement!

Figaro, lui baisant la main avec respect.

Elle a raison, ma mère; elle a raison, raison, toujours raison! Mais accordons, maman, quelque chose à la nature: on en vaut mieux après. Examinons en effet avant d'accuser et d'agir. je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère. (Il sort.)

 

Scène XVI

Marceline, seule.

Adieu. Et moi aussi, je le sais. Après l'avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne, ou plutôt avertissons-la; elle est si jolie créature! Ah! quand l'intérêt personnel ne nous arme point les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé contre ce fier, ce terrible... (En riant.) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin. (Elle sort.)

 

Acte cinquième

Le théâtre représente une salle de marronniers, dans un parc; deux pavillons, kiosques, ou temples de jardins, sont à droite et à gauche; le fond est une clairière ornée, un siège de gazon sur le devant. Le théâtre est obscur.

 

Scène I

Fanchette, seule, tenant d'une main deux biscuits et une orange, et de l'autre une lanterne de papier, allumée.

Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C'est celui-ci. - S'il allais ne pas venir à présent! mon petit rôle... Ces vilaines gens de l'office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits! - Pour qui, mademoiselle? - Eh bien, monsieur, c'est pour quelqu'un. - Oh! nous savons. - Et quand ça serait? Parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu'il meure de faim? - Tout ça pourtant m'a coûté un fier baiser sur la joue!... Que sait-on? il me le rendra peut-être. (Elle voit Figaro qui vient l'examiner: elle fait un cri.) Ah!... (Elle s'enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche.)

 

Scène II

Figaro, un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu, Bazile, Antonio, Bartholo, Brid'oison, Gripe-Soleil, Troupe de valets et de travailleurs.

Figaro, d'abord seul.

C'est Fanchette! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu'ils arrivent, et dit d'un ton farouche.) Bonjour, messieurs; bonsoir: êtes-vous tous ici?

Bazile

Ceux que tu as pressés d'y venir.

Figaro

Quelle heure est-il bien à peu près?

Antonio regarde en l'air.

La lune devrait être levée.

Bartholo

Eh! quels noirs apprêts fais-tu donc? Il a l'air d'un conspirateur!

Figaro, s'agitant.

N'est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château?

Brid'oison

Cè-ertainement.

Antonio

Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête.

Figaro

Vous n'irez pas plus loin, messieurs; c'est ici, sous ces marronniers, que nous devons tous célébrer l'honnête fiancée que j'épouse, et le loyal seigneur qui se l'est destinée.

Bazile, se rappelant la journée.

Ah! vraiment, je sais ce que c'est. Retirons-nous, si vous m'en croyez: il est question d'un rendez-vous; je vous conterai cela près d'ici.

Brid'oison, à Figaro.

Nou-ous reviendrons.

Figaro

Quand vous m'entendrez appeler, ne manquez pas d'accourir tous; et dites du mal de Figaro, s'il ne vous fait voir une belle chose.

Bartholo

Souviens-toi qu'un homme sage ne se fait point d'affaires avec les grands.

Figaro

Je m'en souviens.

Bartholo

Qu'ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état.

Figaro

Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l'homme qu'on sait timide est dans la dépendance de tous les fripons.

Bartholo

Fort bien.

Figaro

Et que j'ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère.

Bartholo

Il a le diable au corps.

Brid'oison

I-il l'a

Bazile, à part.

Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi? Je ne suis pas fâché de l'algarade.

Figaro, aux valets.

Pour vous autres, coquins, à qui j'ai donné l'ordre, illuminez-moi ces entours; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j'en saisis un par le bras... (Il secoue le bras de Gripe-Soleil.)

Gripe-Soleil s'en va en criant et pleurant. A, a, o, oh! damné brutal!

Bazile, en s'en allant.

Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié! (Ils sortent.)

 

Scène III

Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre:

O femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son instinct: le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni dé la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi! - Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville; il me reconnaît, je le marie; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d'épouser ma mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat, c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi, non, ce n'est pas nous; eh! mais qui donc? (Il retombe assis,) O bizarre suite d'événements! Comment cela m'est-il arrivé? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis: encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe: un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile; un petit animal folâtre; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices! orateur selon le danger; poète par délassement; musicien par occasion; amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite et, trop désabusé... Désabusé...! Suzon, Suzon, Suzon! que tu me donnes de tourments!... J'entends marcher... on vient. Voici l'instant de la crise. (Il se retire près de la première coulisse à sa droite.)

 

Scène IV

Figaro, La Comtesse avec les habits de Suzon, Suzanne avec ceux de la Comtesse, Marceline.

Suzanne, bas à la Comtesse.

Oui, Marceline m'a dit que Figaro y serait.

Marceline

Il y est aussi; baisse la voix.

Suzanne

Ainsi l'un nous écoute, et l'autre va venir me chercher. Commençons.

Marceline

Pour n'en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon. (Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette.)

 

Scène V

Figaro, La Comtesse, Suzanne.

Suzanne, haut.

Madame tremble! Est-ce qu'elle aurait froid?

La Comtesse, haut.

La soirée est humide, je vais me retirer.

Suzanne, haut.

Si madame n'avait pas besoin de moi, je prendrais l'air un moment sous ces arbres.

La Comtesse, haut.

C'est le serein que tu prendras.

Suzanne, haut.

J'y suis toute faite.

Figaro, à part.

Ah oui, le serein! (Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.)

 

Scène VI

Figaro, Chérubin, Le Comte, La Comtesse, Suzanne. (Figaro et Suzanne retirés de chaque côté sur le devant.)

Chérubin, en habit d'officier, arrive en chantant gaiement la reprise de l'air de la romance.

La, la, la, etc.

J'avais une marraine,

Que toujours adorai.

La Comtesse, à part.

Le petit page!

Chérubin, s'arrête.

On se promène ici; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette... C'est une femme!

La Comtesse, écoute.

Ah, grands dieux!

Chérubin se baisse en regardant de loin.

Me trompé-je? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c'est Suzon.

La Comtesse, à part.

Si le Comte arrivait!... (Le Comte Parait dans le fond.)

Chérubin, s'approche et prend la main de la Comtesse qui se défend.

Oui, c'est la charmante fille qu'on nomme Suzanne. Eh! Pourrais-je m'y méprendre à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l'a saisie; surtout au battement de mon coeur! (Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse; elle la retire.)

La Comtesse, bas.

Allez-vous-en!

Chérubin

Si la compassion t'avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuis tantôt?...

La Comtesse

Figaro va venir.

Le Comte, s'avançant, dit à part.

N'est-ce pas Suzanne que j'aperçois?

Chérubin, à la Comtesse.

Je ne crains point du tout Figaro, car ce n'est pas lui que tu attends.

La Comtesse

Qui donc?

Le Comte, à part.

Elle est avec quelqu'un.

Chérubin

C'est Monseigneur, friponne, qui t'a demandé ce rendez-vous ce matin, quand j'étais derrière le fauteuil.

Le Comte, à part, avec fureur.

C'est encore le page infernal!

Figaro, à part.

On dit qu'il ne faut pas écouter!

Suzanne, à part.

Petit bavard!

La Comtesse au page.

Obligez-moi de vous retirer.

Chérubin

Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.

La Comtesse, effrayée.

Vous prétendez?...

Chérubin, avec feu.

D'abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.

La Comtesse

Vous oseriez?...

Chérubin

Oh! que oui, j'oserai. Tu prends sa place auprès de Monseigneur; moi celle du Comte auprès de toi: le plus attrapé, c'est Figaro.

Figaro, à part.

Ce brigandeau!

Suzanne, à part.

Hardi comme un page. (Chérubin veut embrasser la Comtesse; le Comte se met entre deux et reçoit le baiser.)

La Comtesse, se retirant.

Ah! ciel!

Figaro, à part, entendant le baiser.

J'épousais une jolie mignonne! (Il écoute.)

Chérubin, tant les habits du Comte. (A part.)

C'est Monseigneur! (Il s'enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline.)

 

Scène VII

Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne.

Figaro s'approche.

Je vais...

Le Comte, croyant parler au page.

Puisque vous ne redoublez pas le baiser... (Il croit lui donner un soufflet.)

Figaro, qui est à portée, le reçoit.

Ah!

Le Comte

... Voilà toujours le premier payé.

Figaro, à part, s'éloigne en se frottant la joue.

Tout n'est pas gain non plus, en écoutant.

Suzanne, riant tout haut, de l'autre côté.

Ah! ah! h! ah!

Le Comte, à la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne.

Entend-on quelque chose à ce page? il reçoit le plus rude soufflet, et s'enfuit en éclatant de rire.

Figaro, à part.

S'il s'affligeait de celui-ci!...

Le Comte

Comment! je ne pourrai faire un pas... (A la Comtesse.) Mais laissons cette bizarrerie; elle empoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle.

La Comtesse, imitant le parler de Suzanne.

L'espériez-vous?

Le Comte

Après ton ingénieux billet! (Il lui prend la main.) Tu trembles?

La Comtesse

J'ai eu peur.

Le Comte

Ce n'est pas pour te priver du baiser que je l'ai pris. (Il la baise au front.)

La Comtesse

Des libertés!

Figaro, à part.

Coquine!

Suzanne, à part.

Charmante!

Le Comte prend la main de sa femme.

Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la Comtesse ait la main aussi belle!

La Comtesse, à part.

Oh! la prévention!

Le Comte

A-t-elle ce bras ferme et rondelet? ces jolis doigts pleins de grâce et d'espièglerie?

La Comtesse, de la voix de Suzanne.

Ainsi l'amour?...

Le Comte

L'amour... n'est que le roman du coeur: c'est le plaisir qui en est l'histoire; il m'amène à tes genoux.

La Comtesse

Vous ne l'aimez plus?

Le Comte

Je l'aime beaucoup; mais trois ans d'union rendent l'hymen si respectable!

La Comtesse

Que vouliez-vous en elle?

Le Comte, la caressant.

Ce que je trouve en toi, ma beauté...

La Comtesse

Mais dites donc.

Le Comte

...Je ne sais: moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme; quelquefois un refus, que sais-je? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant: cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur.

La Comtesse, à part.

Ah! quelle leçon!

Le Comte

En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.

La Comtesse, piquée.

Donc elles doivent tout?...

Le Comte, riant.

Et l'homme rien? Changerons-nous la marche de la nature? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir; la leur...

La Comtesse

La leur?...

Le Comte

Est de nous retenir: on l'oublie trop.

La Comtesse

Ce ne sera pas moi.

Le Comte

Ni moi.

Figaro, à part.

Ni moi.

Suzanne, à part.

Ni moi.

Le Comte prend la main de sa femme.

Il y a de l'écho ici, parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et si vive et si jolie! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or promis pour le rachat du droit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi.

La Comtesse, une révérence.

Suzanne accepte tout.

Figaro, à part.

On n'est pas plus coquine que cela.

Suzanne, à part.

Voilà du bon bien qui nous arrive.

Le Comte, à part.

Elle est intéressée; tant mieux!

La Comtesse regarde au fond.

Je vois des flambeaux.

Le Comte

Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons, pour les laisser passer?

La Comtesse

Sans lumière?

Le Comte l'entraîne doucement.

A quoi bon? Nous n'avons rien à lire.

Figaro, à part.

Elle y va, ma foi! Je m'en doutais. (Il s'avance.)

Le Comte grossit sa voix en se retournant.

Qui passe ici?

Figaro, en colère.

Passer! on vient exprès.

Le Comte, bas, à la Comtesse.

C'est Figaro!... (Il s'enfuit.)

La Comtesse

Je vous suis. (Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois au fond.)

 

Scène VIII

Figaro, Suzanne, dans l'obscurité.

Figaro cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne.

Je n'entends plus rien; ils sont entrés; m'y voila. (D'un ton altéré.) Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d'un soupçon, sans l'asseoir, que ne m'imitez-vous? Dès le premier jour, je suis ma femme et je l'écoute; en un tour de main, on est au fait: c'est charmant, plus de doutes; on sait à quoi s'en tenir. (Marchant vivement.) Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin!

Suzanne, qui s'est avancée doucement dans l'obscurité. (A part.)

Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là?

Figaro, extravagant.

Qui va là? Celui qui voudrait de bon coeur que la peste eût étouffé en naissant...

Suzanne, du ton de la Comtesse.

Eh! mais, c'est Figaro!

Figaro regarde et dit vivement.

Madame la Comtesse!

Suzanne

Parlez bas.

Figaro, vite.

Ah! madame, que le ciel vous amène à propos! Où croyez-vous qu'est Monseigneur?

Suzanne

Que m'importe un ingrat? Dis-moi...

Figaro, plus vite.

Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit?

Suzanne

Mais parlez bas!

Figaro, très vite.

Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.

Suzanne, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix.

N'appelez pas!

Figaro, à part.

Et c'est Suzon! God-dam!

Suzanne, du ton de la Comtesse.

Vous paraissez inquiet.

Figaro, à part.

Traîtresse! qui veut me surprendre!

Suzanne

Il faut nous venger, Figaro.

Figaro

En sentez-vous le vif désir?

Suzanne

Je ne serais donc pas de mon sexe! Mais les hommes en ont cent moyens.

Figaro, confidemment.

Madame, il n'y a personne ici de trop. Celui des femmes... les vaut tous.

Suzanne, à part.

Comme je le souffletterais!

Figaro, à part.

Il serait bien gai qu'avant la noce...

Suzanne

Mais qu'est-ce qu'une telle vengeance, qu'un peu d'amour n'assaisonne pas?

Figaro

Partout où vous n'en voyez point, croyez que le respect dissimule.

Suzanne, piquée.

Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce.

Figaro, avec une chaleur comique, à genoux.

Ah! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.

Suzanne, à part.

La main me brûle!

Figaro, à part.

Le coeur me bat.

Suzanne

Mais, monsieur, avez-vous songé?...

Figaro

Oui, madame; oui, j'ai songé.

Suzanne

... Que pour la colère et l'amour...

Figaro

... Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame?

Suzanne, de sa voix naturelle et lui donnant un soufflet.

La voilà.

Figaro

Ah! demonio! quel soufflet!

Suzanne lui en donne un second.

Quel soufflet! Et celui-ci?

Figaro

Et ques-à-quo? de par le diable! est-ce ici la journée des tapes?

Suzanne le bat à chaque phrase.

Ah! ques-à-quo? Suzanne; et voilà pour tes soupçons, voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C'est-il ça de l'amour? dis donc comme ce matin?

Figaro rit en se relevant.

Santa Barbara! oui, c'est de l'amour. O bonheur! ô délices! ô cent fois heureux Figaro! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m'auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l'homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme.

Suzanne

Le plus fortuné! Bon fripon, vous n'en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que m'oubliant moi-même, en vérité, c'était pour elle que je cédais.

Figaro

Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix?

Suzanne, en riant.

Tu m'as reconnue? Ah! comme je m'en vengerai!

Figaro

Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui; et comment cet habit, qui m'abusait, te montre enfin innocente...

Suzanne

Eh! c'est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un autre! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux?

Figaro

Qui donc prend l'autre?

Suzanne

Sa femme.

Figaro

Sa femme?

Suzanne

Sa femme.

Figaro, follement.

Ah! Figaro! pends-toi! tu n'as pas deviné celui-là, - Sa femme? Oh! douze ou quinze mille fois spirituelles femelles! - Ainsi les baisers de cette salle?...

Suzanne

Ont été donnés à madame.

Figaro

Et celui du page?

Suzanne, riant.

A monsieur.

Figaro

Et tantôt, derrière le fauteuil?

Suzanne

A personne.

Figaro

En êtes-vous sûre?

Suzanne, riant.

Il pleut des soufflets, Figaro.

Figaro lui baise la main.

Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre.

Suzanne

Allons, superbe, humilie-toi!

Figaro fait tout ce qu'il annonce.

Cela est juste: à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.

Suzanne, en riant.

Ah! ce pauvre Comte! quelle peine il s'est donnée...

Figaro, se relève sur ses genoux.

... Pour faire la conquête de sa femme!

 

Scène IX

Le Comte entre par le fond du théâtre et va droit au pavillon à sa droite; Figaro, Suzanne.

Le Comte, à lui-même.

Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici.

Suzanne, à Figaro parlant bas.

C'est lui.

Le Comte, ouvrant le pavillon.

Suzon, es-tu là dedans?

Figaro, bas.

Il la cherche, et moi je croyais...

Suzanne, bas.

Il ne l'a pas reconnue.

Figaro

Achevons-le, veux-tu? (Il lui baise la main.)

Le Comte, se retourne.

Un homme aux pieds de la Comtesse!... Ah! je suis sans armes. (Il s'avance.)

Figaro se relève tout à fait en déguisant sa voix.

Pardon, madame, si je n'ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce.

Le Comte, à part.

C'est l'homme du cabinet de ce matin. (Il se frappe le front.)

Figaro continue.

Mais il ne sera pas dit qu'un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs.

Le Comte, à part.

Massacre! mort! enfer!

Figaro, la conduisant au cabinet.

(Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu'on nous a fait tantôt, quand j'ai sauté par la fenêtre.

Le Comte, à part.

Ah! tout se découvre enfin.

Suzanne, près du pavillon à sa gauche.

Avant d'entrer, voyez si personne n'a suivi. (Il la baise au front.)

Le Comte s'écrie:

Vengeance! (Suzanne s'enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline et Chérubin.)

 

Scène X

Le Comte, Figaro. (Le Comte saisit le bras de Figaro.)

Figaro, jouant la frayeur excessive.

C'est mon maître!

Le Comte le reconnaît.

Ah! scélérat, c'est toi! Holà! quelqu'un, quelqu'un!

 

Scène XI

Pédrille, Le Comte, Figaro.

Pédrille, botté.

Monseigneur, je vous trouve enfin.

Le Comte

Bon, c'est Pédrille. Es-tu tout seul?

Pédrille

Arrivant de Séville, à étripe-cheval.

Le Comte

Approche-toi de moi, et crie bien fort!

Pédrille, criant à tue-tête.

Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet.

Le Comte le repousse.

Eh! l'animal!

Pédrille

Monseigneur me dit de crier.

Le Comte, tenant toujours Figaro.

Pour appeler. - Holà, quelqu'un! Si l'on m'entend, accourez tous!

Pédrille

Figaro et moi, nous voilà deux; que peut-il donc vous arriver?

 

Scène XII

Les Acteurs précédents, Brid'oison, Bartholo, Bazile, Antonio, Gripe-Soleil, toute la noce accourt avec des flambeaux.

Bartholo, à Figaro.

Tu vois qu'à ton premier signal...

Le Comte, montrant le pavillon à sa gauche.

Pédrille, empare-toi de cette porte. (Pédrille y va.)

Bazile, bas à Figaro.

Tu l'as surpris avec Suzanne

Le Comte, montrant Figaro.

Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m'en répondez sur la vie.

Bazile

Ha! Ha!

Le Comte, furieux.

Taisez-vous donc! (A Figaro, d'un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes questions?

Figaro, froidement.

Eh! qui pourrait m'en exempter, Monseigneur? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même.

Le Comte, se contenant.

Hors à moi-même!

Antonio

C'est ça parler.

Le Comte, reprenant sa colère.

Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur, ce serait l'air calme qu'il affecte.

Figaro

Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche.

Le Comte, hors de lui.

O rage! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d'ignorer, nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon?

Figaro, montrant l'autre avec malice.

Dans celui-là?

Le Comte, vite.

Dans celui-ci.

Figaro, froidement.

C'est différent. Une jeune personne qui m'honore de ses bontés particulières.

Bazile, étonné.

Ha! Ha!

Le Comte, vite.

Vous l'entendez, messieurs.

Bartholo, étonné.

Nous l'entendons?

Le Comte, à Figaro.

Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement, que vous sachiez?

Figaro, froidement.

Je sais qu'un grand seigneur s'en est occupé quelque temps, mais soit qu'il l'ait négligée ou que je lui plaise mieux qu'un plus aimable, elle me donne aujourd'hui la préférence.

Le Comte, vivement.

La préf... (Se contenant.) Au moins il est naïf! car ce qu'il avoue, messieurs, Je l'ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice.

Brid'oison, stupéfait.

Sa-a complice!

Le Comte, avec fureur.

Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi. (Il entre dans le pavillon.)

 

Scène XIII

Tous les Acteurs précédents, hors Le Comte.

Antonio

C'est juste.

Brid'oison, à Figaro.

Qui-i donc a pris la femme de l'autre?

Figaro, en riant.

Aucun n'a eu cette joie-là.

 

Scène XIV

Les Acteurs précédents, Le Comte, Chérubin.

Le Comte, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu'un qu'on ne voit pas encore.

Tous vos efforts sont inutiles; vous êtes perdue, madame, et votre heure est bien arrivée! (Il sort sans regarder.) Quel bonheur qu'aucun gage d'une union aussi détestée...

Figaro s'écrie:

Chérubin!

Le Comte

Mon page?

Bazile

Ha! ha!

Le Comte, hors de lui, à part.

Et toujours le page endiablé! (A Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon?

Chérubin, timidement.

Je me cachais, comme vous me l'avez ordonné.

Pédrille

Bien la peine de crever un cheval!

Le Comte

Entres-y, toi, Antonio; conduis devant son juge l'infâme qui m'a déshonoré.

Brid'oison

C'est madame que vous y-y cherchez?

Antonio

L'y a, parguenne, une bonne Providence: vous en avez tant fait dans le pays...

Le Comte, furieux.

Entre donc! (Antonio entre.)

 

Scène XV

Les Acteurs précédents, excepté Antonio.

Le Comte

Vous allez voir, messieurs, que le page n'y était pas seul.

Chérubin, timidement.

Mon sort eût été trop cruel, si quelque âme sensible n'en eût adouci l'amertume.

 

Scène XVI

Les Acteurs précédents, Antonio, Fanchette.

Antonio, attirant par le bras quelqu'un qu'on ne voit pas encore.

Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu'on sait que vous y êtes entrée.

Figaro s'écrie.

La petite cousine!

Bazile

Ha! ha!

Le Comte

Fanchette!

Antonio se retourne et s'écrie.

Ah! palsambleu, Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie que c'est ma fille qui cause tout ce train-là!

Le Comte, outré.

Qui la savait là dedans? (Il veut rentrer.)

Bartholo, au devant.

Permettez, monsieur le Comte, ceci n'est pas plus clair. Je suis de sang-froid, moi... (Il entre.)

Brid'oison

Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée.

 

Scène XVII

Les Acteurs précédents, Marceline.

Bartholo, parlant en dedans et sortant.

Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal. J'en réponds. (Il se retourne et s'écrie :) Marceline!

Bazile

Ha! Ha!

Figaro, riant.

Hé, quelle folie! ma mère en est?

Antonio

A qui pis fera.

Le Comte, outré.

Que m'importe à moi? La Comtesse...

 

Scène XVIII

Les Acteurs précédents, Suzanne, son éventail sur le visage.

Le Comte

... Ah! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-vous, messieurs, que mérite une odieuse... (Suzanne se jette à genoux la tête baissée.) - Le Comte : Non, non! (Figaro se jette à genoux de l'autre côté.) - Le Comte, plus fort: Non, non! (Marceline se jette à genoux devant lui.) - Le Comte plus fort: - Non, non! (Tous se mettent à genoux, excepté Brid'oison.) - Le Comte hors de lui: Y fussiez-vous un cent!

 

Scène XIX

Tous les Acteurs précédents, la Comtesse sort de l'autre pavillon.

La Comtesse se jette à genoux.

Au moins je ferai nombre.

Le Comte, regardant la Comtesse et Suzanne.

Ah! qu'est-ce que je vois?

Brid'oison, riant.

Eh pardi, c'è-est madame.

Le Comte veut relever la Comtesse.

Quoi! c'était vous, Comtesse? (D'un ton suppliant.) Il n'y a qu'un pardon bien généreux...

La Comtesse, en riant.

Vous diriez: Non, non, à ma place; et moi, pour la troisième fois d'aujourd'hui, je l'accorde sans condition.

(Elle se relève.)

Suzanne se relève.

Moi aussi.

Marceline se relève.

Moi aussi.

Figaro se relève.

Moi aussi, il y a de l'écho ici! (Tous se relèvent.)

Le Comte

De l'écho! - J'ai voulu ruser avec eux; ils m'ont traité comme un enfant!

La Comtesse, en riant.

Ne le regrettez pas, monsieur le Comte.

Figaro, s'essuyant les genoux avec son chapeau.

Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur!

Le Comte, à Suzanne.

Ce billet fermé d'une épingle?...

Suzanne

C'est madame qui l'avait dicté.

Le Comte

La réponse lui en est bien due. (Il baise la main de la Comtesse.)

La Comtesse

Chacun aura ce qui lui appartient. (Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne.)

Suzanne, à Figaro.

Encore une dot!

Figaro, frappant la bourse dans sa main.

Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher!

Suzanne

Comme notre mariage.

Gripe-Soleil

Et la jarretière de la mariée, l'aurons-je?

La Comtesse arrache le ruban qu'elle a tant gardé dans son sein et le jette à terre.

La jarretière? Elle était avec ses habits; la voilà. (Les garçons de la noce veulent la ramasser.)

Chérubin, plus alerte, court la prendre, et dit.

Que celui qui la veut vienne me la disputer!

Le Comte, en riant, au page.

Pour un monsieur si chatouilleux, qu'avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt?

Chérubin recule en tirant à moitié son épée.

A moi, mon Colonel?

Figaro, avec une colère comique.

C'est sur ma joue qu'il l'a reçu: voilà comme les Grands font justice!

Le Comte, riant.

C'est sur sa joue? Ah! ah! ah! qu'en dites-vous donc, ma chère Comtesse!

La Comtesse, absorbée, revient à elle et dit avec sensibilité:

Ah! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure.

Le Comte, frappant sur l'épaule du juge.

Et vous, don Brid'oison, votre avis maintenant?

Brid'oison

Su-ur tout ce que je vois, monsieur Le Comte?... Ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vous dire: voilà ma façon de penser.

Tous ensemble

Bien jugé!

Figaro

J'étais pauvre, on me méprisait. J'ai montré quelque esprit la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune...

Bartholo, en riant.

Les coeurs vont te revenir en foule.

Figaro

Est-il possible?

Bartholo

Je les connais.

Figaro, saluant les spectateurs.

Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir. (On joue la ritournelle du vaudeville. Air noté).

Vaudeville

Premier couplet

Bazile

Triple dot, femme superbe,

Que de biens pour un époux!

D'un seigneur, d'un page imberbe,

Quelque sot serait jaloux.

Du latin d'un vieux proverbe

L'homme adroit fait son parti.

Figaro

Je le sais... (Il chante.)

Gaudeant bene nati.

Bazile

Non... (Il chante.)

Gaudeat bene nanti.

Deuxième couplet

Suzanne

Qu'un mari sa foi trahisse,

Il s'en vante, et chacun rit;

Que sa femme ait un caprice,

S'il l'accuse, on la punit.

De cette absurde injustice

Faut-il dire le pourquoi?

Les Plus forts ont fait la loi. (Bis)

Troisième couplet

Figaro

Jean Jeannot, jaloux risible,

Veut unir femme et repos;

Il achète un chien terrible,

Et le lâche en son enclos.

La nuit, quel vacarme horrible

Le chien court, tout est mordu,

Hors l'amant qui l'a vendu. (Bis.)

Quatrième couplet

La Comtesse

Telle est fière et répond d'elle,

Qui n'aime plus son mari;

Telle autre, presque infidèle,

Jure de n'aimer que lui.

La moins folle, hélas! est celle

Qui se veille son lien,

Sans oser jurer de rien. (Bis.)

Cinquième couplet

Le Comte

D'une femme de province,

A qui ses devoirs sont chers,

Le succès est assez mince;

Vive la femme aux bons airs!

Semblable à l'écu du prince,

Sous le coin d'un seul époux,

Elle sert au bien de tous. (Bis)

Sixième couplet

Marceline

Chacun sait la tendre mère

Dont il a reçu le jour;

Tout le reste est un mystère,

C'est le secret de l'amour.

Figaro continue l'air.

Ce secret met en lumière

Comment le fils d'un butor

Vaut souvent son pesant d'or. (Bis.)

Septième couplet

Par le sort de la naissance,

L'un est roi, l'autre est berger:

Le hasard fit leur distance;

L'esprit seul peut tout changer.

De vingt rois que l'on encense,

Le trépas brise l'autel;

Et Voltaire est immortel. (Bis.)

Huitième couplet

Chérubin

Sexe aimé, sexe volage,

Qui tourmentez nos beaux jours,

Si de vous chacun dit rage,

Chacun vous revient toujours.

Le parterre est votre image:

Tel paraît le dédaigner,

Qui fait tout pour le gagner. (Bis.)

Neuvième couplet

Suzanne

Si ce gai, ce fol ouvrage,

Renfermait quelque leçon,

En faveur du badinage

Faites grâce à la raison.

Ainsi la nature sage

Nous conduit, dans nos désirs,

A son but par les plaisirs. (Bis.)

Dixième couplet

Brid'oison

Or, messieurs, la co-omédie,

Que l'on juge en cè-et instant,

Sauf erreur, nous pein-eint la vie

Du bon peuple qui l'entend.

Qu'on l'opprime, il peste, il crie,

Il s'agite en cent fa-açons;

Tout fini-it par des chansons. (Bis.)

Ballet général

FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE

 

Le Sacristain

Intermède imité de l'espagnol

 

Scène I

Le théâtre représente une chambre. Une chaise longue est d'un côté. Pauline, dessus, est livrée au sommeil. Elle se réveille et chante.

Pauline, à demi-voix.

Ah! Grands dieux! Est-ce un songe?

Dans quel trouble il me plonge!

Quelle ivresse je sens!

Elle embrase mes sens.

Délicieux plaisir où mon âme s'égare,

Si tu n'es qu'une erreur que le sommeil prépare,

Amour, prolonge cette erreur:

Elle vaut le plus grand bonheur,

Non, jamais, cher amant, ton plus heureux délire

N'eut sur moi tant d'empire.

Mais, grands dieux, est-ce un songe?

Dans quel trouble il me plonge!

Ah! D'un si doux mensonge,

Amour, embellis mon sort.

Pour rêver à mon Lindor,

Fais-moi sommeiller encor.

Elle se remet sur l'oreiller, s'agite et chante. (Récitatif.)

Je ne dors plus. J'ai cessé de jouir.

Je n'embrassais qu'une ombre vaine,

Et mon réveil l'a fait évanouir.

Dans un songe qui nous entraîne,

Faut-il que l'excès du plaisir

Soit un commencement de peine?

(Air mesuré.)

Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis)

Je regrette un moment si tendre:

Lindor était à mes genoux.

Je croyais le voir et l'entendre.

Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis)

Sommeil, rendez-moi mon vainqueur:

Trompez-moi deux fois au lieu d'une.

Un rêve est sans doute une erreur,

Mais le bonheur n'en est point une.

Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis)

(Elle parle.) Ah! Lindor, mon cher Lindor, si je ne puis te voir, au moins suis-je occupée de toi sans cesse. Eveillée, endormie, je ne songe qu'à mon Lindor. Faut-il que l'avarice de mes parents leur ait fait sacrifier mon bonheur à l'appât de quelques richesses, en me livrant à ce vieux Bartholo qui m'enferme toute la journée, et ne m'a encore montré du mariage que les horreurs d'un odieux asservissement! Pardonne, cher Lindor, si je fus forcée d'obéir: je t'en ai dédommagé depuis de tout mon pouvoir. Il est vrai que si les occasions de nous voir ont été rares, c'est que je vis sous les yeux d'un jaloux qui rôde, veille et gronde sans cesse autour de moi, comme ces chiens à qui l'on confie la nuit la garde des jardins... Vrai chien du jardinier, en effet... Il faut pourtant convenir que si l'on peut comparer un argus à un chien, le mien n'est qu'un pauvre chien, une bonne bête de chien qu'il n'est pas trop malaisé d'attraper. (Elle rit.) Ah! Ah! Ah! Je ne puis m'empêcher de rire comme une folle en me rappelant le dernier stratagème que mon amant imagina pour me voir. L'idée de loger dans sa chambre un grenadier qui passait et de venir en sa place présenter à mon jaloux le billet de logement du soldat est une des plus plaisantes choses... Ah! Ah! Ah! Ah! Sous cet habit grivois, avec ces moustaches d'emprunt, ce sabre, ce bonnet en mauvais garçon, je ne reconnaissais pas d'abord mon bachelier. L'air ivre mort qu'il se donna mit la défiance de Bartholo en défaut. Ah! Ah! Ah! Je l'entendais qui disait en le conduisant à son lit: "Pour celui-ci, je ne le crains pas, il n'a besoin que de sommeil." Et moi, jamais je ne l'ai trouvé tant éveillé! Ah Ha! Ha! Ha! Qu'est-ce que j'entends? Le bruit des clefs! C'est mon geôlier qui revient. Son seul aspect glacerait la joie la plus immodérée.

 

Scène II

Pauline, Bartholo.

Bartholo

Bonsoir, ma chère Pauline, ma petite femme, mon coeur. Je rentre un peu tard, bien las, bien fatigué, je t'assure. Tu t'es sans doute ennuyée en mon absence, mais il ne faut pas me reprocher une course indispensable: tu sais que je te quitte le moins qu'il m'est possible.

Pauline, en bâillant.

Ah mon Dieu oui, je le sais.

Bartholo

Tu me fais bâiller, mon enfant. Sentirais-tu déjà les avant-coureurs du sommeil?

Pauline

Au contraire, ce bâillement en est la suite. Je dormais quand vous êtes arrivé.

Bartholo

Nous nous retirerons ce soir de bonne heure. Il y a plusieurs nuits que je n'ai pas fermé l'oeil: j'ai entendu des bruits sourds, comme des gémissements, et puis un ferraillement, un tapage de chaînes, des voix terribles qui me glaçaient d'effroi.

Pauline

Je dormais paisiblement, je n'ai rien entendu.

Bartholo

Malgré mes frayeurs j'ai respecté ton sommeil. Mais pourtant si c'étaient des esprits, des revenants? Cette maison appartenait avant moi à un contador mayor, et tu sais que ceux qui manient les deniers publics ont plus besoin que d'autres de prières après leur mort.

Pauline, à part.

C'est peut-être un nouveau tour de Lindor.

Bartholo

Hem?

Pauline

Oui... de prières après leur mort. Cependant, monsieur, il faudrait voir, consulter. Ce que vous pensez n'est pas dénué de fondement; si vous voulez, mon mari, nous irons ensemble au devin.

Bartholo

Oh non, non... Premièrement je ne me soucie pas que tu sortes. Et puis ce sont de si grands fourbes que ces devins!

Pauline

J'en ai rencontré, je vous assure...

Bartholo

Ecoute, mon enfant. (Il chante sur l'air du confiteor.)

Quand ma mère fillette était,

Un devin menteur et profane

Lui prédit qu'elle épouserait

Un assassin à tête d'âne.

Vois comme il faut croire au devin:

Mon père fut un médecin,

Le fameux Bartholo, si renommé à Valladolid.

Pauline

Ce n'est pas là ce qui m'empêcherait d'ajouter foi à leurs prédictions.

Bartholo

Autre preuve de leur ignorance: c'est encore ma mère qui m'a conté cela, car elle avait comme toi la faiblesse d'y croire. (Même air.)

Quand elle épousa Bartholo,

Une autre sorcière amenée

Lui prédit qu'elle aurait un veau

Pour tout fruit de cet hyménée.

A leur art ajoutez donc foi!

Ma mère n'eut d'enfant que moi

Pauline

Tout cela ne me fait pas changer d'opinion. De mon côté, j'ai des preuves non suspectes de leur profond savoir. (Même air.)

A Burgos quand je demeurais,

Un fameux devin de Castille

Me prédit que je deviendrais

Femme sans cesser d'être fille.

Jusqu'à présent, mon cher époux,

S'il ment, je m'en rapporte à vous.

Bartholo

A cet égard, ma petite, Madrid n'a pas été fait dans un jour. Songe donc qu'il y a à peine sept mois que nous sommes mariés, mon fanfan.

Pauline

Moi, monsieur, je réponds à vos arguments contre les devins, voilà tout. Ce n'est pas que la vie que je mène soit bien gaie...

Bartholo

Si elle n'est pas gaie, elle est honnête et c'est le principal. Dom Bazile est-il venu te donner ta leçon de musique?

Pauline

Quand il se serait présenté, ne m'avez-vous pas enfermée en sortant?

Bartholo

Tu as raison, mon minet, je n'y songeais pas. je suis pourtant fâché de t'avoir fait perdre une leçon.

Pauline

Vous pouvez vous dispenser de la regretter, monsieur. Quand vous auriez été ici, je ne l'aurais pas prise.

Bartholo

Et pourquoi, ma bergère?

Pauline

Qu'ai-je besoin de talents? Pour qui les acquérir? Devant qui les exercer? Je suis condamnée à ne voir personne, et je n'ai jamais si bien senti que ce que vous donnez à Dom Bazile est de l'argent perdu. (On entend heurter à la porte.) C'est peut-être lui qui frappe. Je profite de cette occasion pour vous prier de le renvoyer tout d'un coup: je ne veux plus entendre parler de rien. Un de ces matins je briserai ma harpe et je jetterai toute ma musique au feu.

 

Scène III

Bartholo, seul.

Quelle humeur! Quelle humeur! Faites tout au monde pour plaire aux femmes, omettez un seul petit point, et soyez bien sûr qu'elles ne vous savent aucun gré de tout le reste. (On heurte une seconde fois.) Voyons qui c'est! (Il va ouvrir.)

 

Scène IV

Bartholo, Lindor en moine.

Lindor

Que la paix et la joie soient toujours céans!

Bartholo

Jamais souhait ne vint plus à propos. Y a-t-il quelque chose pour votre service ici, mon révérend Père?

Lindor

Monsieur, je m'appelle Dom Roch. J'ai l'honneur d'être sacristain du couvent de monseigneur Saint Antoine. Le révérend Père, l'organiste Dom Bazile qui montre la musique à dona Pauline votre respectable épouse étant incommodé depuis hier, m'a prié de continuer toutes ses écolières et de donner surtout mes soins particuliers à la signora Bartholo dont les progrès rapides...

Bartholo

Je crains bien, Père sacristain, que vous n'ayez pris une peine inutile. Ma femme est d'une humeur, ce soir... Quand vous avez frappé, elle me chargeait de renvoyer pour toujours Dom Bazile et menaçait de jeter au feu tous ses instruments. J'ai bien à souffrir, mon révérend Père, j'ai bien à souffrir.

Lindor

Ces petites divisions intestines ne sont malheureusement que trop communes chez les plus honnêtes gens. Mais, monsieur, quand les maris ne peuvent réussir à ramener le coeur ou l'esprit de leurs femmes, ils ont recours à nous. Tous nos Pères se font un plaisir de venir à leur secours et de les suppléer. Je suis persuadé que madame est pleine de sens et de raison: vous devriez faire un effort pour l'amener ici. D'ailleurs, monsieur, la musique rend le calme à une âme agitée de passions, la dispose à recevoir des impressions plus douces, et la met enfin dans une situation dont tout l'art de l'époux est de savoir profiter pour ramener chez lui la paix et les plaisirs ineffables qui font le bonheur du mariage.

Bartholo

Vous me consolez un peu, Père sacristain. Je vais essayer de la conduire ici: disposez en attendant tout ce qu'il faut pour la leçon.

 

Scène V

Lindor, seul.

Enfin je vais la revoir. Ce nouveau déguisement peut m'ouvrir une entrée libre ici le jour, et peut-être tirerai-je un aussi grand parti de mes vacarmes nocturnes. Heureux Lindor! C'est pourtant un bon diable que ce Dom Bazile qui pour quelques pistoles d'or me prête son froc et m'envoie donner la leçon à sa place. Je vais voir ma Pauline! Contiens-toi, mon coeur. Mais songeons à préparer la leçon. (Il chante avec la harpe.) Mais je ne sais ce que j'ai ce soir. Je sens en moi non plus d'amour, cela est impossible, mais une ardeur, un feu... Cet habit est-il donc fait de la robe du centaure? Je me sens embrasé comme Hercule. Tâchons cependant de nous modérer. (Il chante avec la harpe.) On dispute, là-dedans. Si elle allait ne pas venir! O ciel! Ecoutons. (Pendant la ritournelle, il prête l'oreille au fond du théâtre. Il chante.)

"Non, je n'irai pas"...

Elle refuse.

Moi je perds, hélas!

Le fruit de ma ruse.

Je perds, hélas!...

Elle refuse!

Ingrate Pauline!

L'amour imagine

Un sûr moyen...

Et ton coeur ne te dit rien!

Je l'entends. Craignons de lui causer trop de surprise en me montrant d'abord.

Ici se termine le manuscrit du Sacristain. Mais il convient de lui adjoindre deux fragments, publiés par E. Arnould (La Genèse du Barbier de Séville, p. 100-101), qui lui appartiennent par le contenu, l'écriture, la nature et le format du papier. Ces fragments permettent de supposer qu'il y eut jadis un Sacristain complet, qui ne fut pas seulement le brouillon de quelques scènes du Barbier de Séville.

 

Fragment I

Lindor, Bartholo, Pauline.

Lindor

Seigneur Bartholo, je ne suis plus surpris si votre ménage est aussi souvent divisé. Avec des lubies pareilles à celles dont le hasard m'a rendu témoin, il est bien difficile qu'une jeune femme...

Bartholo, hors de lui.

Vit-on jamais pareille impudence!

Lindor

A mon égard vous avez poussé les choses...

(Trio.)

Bartholo

Oui, ravisseur infâme,

Tu subornais ma femme!

Pauline

Ciel! Pouvez-vous penser

Qu'on voulût vous offenser!

Prendrait-on le moment

Où mon époux est présent!

Lindor

Votre indiscrète colère

Insulte à mon caractère.

Bartholo

Va, mauvais garnement,

Fuis mon ressentiment!

Pauline

Un si saint personnage!

Lindor

Une femme aussi sage!

Pauline et Lindor, ensemble.

Le ciel nous vengera!

Il vous punira

De cet outrage-là!

Bartholo

Leraleralera,

Je me moque de cela.

 

Fragment II

Lindor, seul.

Pèlerin un autre (sic), moine le soir, ombre cette nuit, n'ai-je rien égaré parmi les flots orageux? (Pendant la ritournelle, il examine tout ce qu'il a apporté. Il chante.)

Comme un vrai moine

De Saint Antoine,

Sans patrimoine

Je vis content.

A la sourdine

Pendant matine

Chez ma Pauline

Je viens souvent.

Quand l'heure approche,

Prenons ma cloche:

Si le bonhomme

Est dans son somme,

Din din din din,

Je fais le train

Comme un lutin,

Jusqu'au matin.

Le misérable,

Qui croit au diable,

D'effroi pâlit

Et se sauve du lit.

Le bruit augmente,

Il se tourmente,

Et laisse enfin

Pauline au sacristain.


Extraits de Figaro

 

Acte I, Scène IX

 

 

 

 

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Le Comte et Chérubin cachés, Suzanne, Bazile.

Bazile

N'auriez-vous pas vu Monseigneur, mademoiselle?

Suzanne, brusquement.

Hé, pourquoi l'aurais-je vu? Laissez-moi.

Bazile s'approche.

Si vous étiez plus raisonnable, il n'y aurait rien d'étonnant à ma question. C'est Figaro qui le cherche.

Suzanne

Il cherche donc l'homme qui lui veut le plus de mal après vous?

Le Comte, à part.

Voyons un peu comme il me sert.

Bazile

Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari?

Suzanne

Non, dans vos affreux principes, agent de corruption!

Bazile

Que vous demande-t-on ici que vous n'alliez prodiguer à un autre? Grâce à la douce cérémonie, ce qu'on vous défendait hier, on vous le prescrira demain.

Suzanne

Indigne!

Bazile

De toutes les choses sérieuses le mariage étant la plus bouffonne, j'avais pensé...

Suzanne, outrée.

Des horreurs! Qui vous permet d'entrer ici?

Bazile

Là, là, mauvaise! Dieu vous apaise! Il n'en sera que ce que vous voulez: mais ne croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l'obstacle qui nuit à Monseigneur; et sans le petit page...

Suzanne, timidement.

Don Chérubin?

Bazile la contrefait.

Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n'est pas vrai?

Suzanne

Quelle imposture! Allez-vous-en, méchant homme!

Bazile

On est un méchant homme, parce qu'on y voit clair. N'est-ce pas pour vous aussi, cette romance dont il fait mystère?

Suzanne, en colère.

Ah! oui, pour moi!...

Bazile

A moins qu'il ne l'ait composée pour madame! En effet, quand il sert à table, on dit qu'il la regarde avec des yeux!... Mais, peste, qu'il ne s'y joue pas! Monseigneur est brutal sur l'article.

Suzanne, outrée.

Et vous bien scélérat, d'aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître.

Bazile

L'ai-je inventé? Je le dis, parce que tout le monde en parle.

Le Comte se lève.

Comment, tout le monde en parle!

Suzanne

Ah ciel!

Bazile

Ha! ha!

Le Comte

Courez, Bazile, et qu'on le chasse.

Bazile

Ah! que je suis fâché d'être entré!

Suzanne, troublée.

Mon Dieu! Mon Dieu!

Le Comte, à Bazile.

Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil.

Suzanne le repousse vivement.

Je ne veux pas m'asseoir. Entrer ainsi librement, c'est indigne!

Le Comte

Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n'y a plus le moindre danger!

Bazile

Moi je suis désolé de m'être égayé sur le page, puisque vous l'entendiez. je n'en usais ainsi que pour pénétrer ses sentiments; car au fond...

Le Comte

Cinquante pistoles, un cheval, et qu'on le renvoie à ses parents.

Bazile

Monseigneur, pour un badinage?

Le Comte

Un petit libertin que j'ai surpris encore hier avec la fille du jardinier.

Bazile

Avec Fanchette?

Le Comte

Et dans sa chambre.

Suzanne, outrée.

Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi!

Le Comte, gaiement.

J'en aime assez la remarque.

Bazile

Elle est d'un bon augure.

Le Comte, gaiement.

Mais non; j'allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m'ouvrir; ta cousine a l'air empêtré; je prends un soupçon, je lui parle, et tout en causant j'examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de portemanteau, de je ne sais pas quoi, lui couvrait des hardes; sans faire semblant de rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste, il lève la robe du fauteuil), et je vois... (Il aperçoit le page.) Ah!...

Bazile

Ha! ha!

Le Comte

Ce tour-ci vaut l'autre.

Bazile

Encore mieux.

Le Comte, à Suzanne.

A merveille, mademoiselle! à peine fiancée, vous faites de ces apprêts? C'était pour recevoir mon page que vous désiriez d'être seule? Et vous, monsieur, qui ne changez point de conduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sa première camariste, à la femme le votre ami! Mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu'un homme que j'estime et que j'aime, soit victime une pareille tromperie. Etait-il avec vous, Bazile?

Suzanne, outrée.

Il n'y a ni tromperie ni victime; il était là lorsque vous me parliez.

Le Comte, emporté.

Puisses-tu mentir en le disant! Son plus cruel ennemi n'oserait lui souhaiter ce malheur.

Suzanne

Il me priait d'engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l'a si fort troublé, qu'il s'est masqué de ce fauteuil.

Le Comte, en colère:

Ruse d'enfer! Je m'y suis assis en entrant.

Chérubin

Hélas! Monseigneur, j'étais tremblant derrière.

Le Comte

Autre fourberie! Je viens de m'y placer moi-même.

Chérubin

Pardon; mais c'est alors que je me suis blotti dedans.

Le Comte, plus outré.

C'est donc une couleuvre que ce petit... serpent-là! Il nous écoutait!

Chérubin

Au contraire, Monseigneur, j'ai fait ce que j'ai pu pour ne rien entendre.

Le Comte

O perfidie! (A Suzanne.) Tu n'épouseras pas Figaro.

Bazile

Contenez-vous, on vient.

Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds.

Il resterait là devant toute la terre!

 

 

 

 


Acte II, Scène XVI

 

 

 

 

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Le Comte, La Comtesse rentrent dans la chambre.

Le Comte, une pince à la main qu'il jette sur le fauteuil.

Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites: encore une fois, voulez-vous l'ouvrir?

La Comtesse

Eh! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux? Si l'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais; j'oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme?

Le Comte

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte; ou je vais à l'instant...

La Comtesse, au-devant.

Arrêtez, monsieur, je vous prie! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois?

Le Comte

Tout ce qu'il vous plaira, madame; mais je verrai qui est dans ce cabinet.

La Comtesse, effrayée.

Hé bien, monsieur, vous le verrez. Ecoutez-moi... tranquillement.

Le Comte

Ce n'est donc pas Suzanne?

La Comtesse, timidement.

Au moins n'est-ce pas non plus une personne... dont vous deviez rien redouter... Nous disposions une plaisanterie... bien innocente, en vérité, pour ce soir; et je vous jure...

Le Comte

Et vous me jurez?...

La Comtesse

Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre.

Le Comte, vite.

L'un que l'autre? C'est un homme.

La Comtesse

Un enfant, monsieur.

Le Comte

Hé! qui donc?

La Comtesse

A peine osé-je le nommer!

Le Comte, furieux.

Je le tuerai.

La Comtesse

Grands dieux!

Le Comte

Parlez donc!

La Comtesse

Ce jeune... Chérubin...

Le Comte

Chérubin! l'insolent! Voilà mes soupçons et le billet expliqués.

La Comtesse, joignant les mains.

Ah! monsieur! gardez de penser...

Le Comte, frappant du pied, à part.

Je trouverai partout ce maudit page! (Haut.) Allons, madame, ouvrez; je sais tout maintenant. Vous n'auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin; il serait parti quand je l'ai ordonné; vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel.

La Comtesse

Il a craint de vous irriter en se montrant.

Le Comte, hors de lui, crie au cabinet.

Sors donc, petit malheureux!

La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l'éloignant.

Ah! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injuste soupçon, de grâce! et que le désordre où vous l'allez trouver...

Le Comte

Du désordre!

La Comtesse

Hélas, oui! Prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus: il allait essayer...

Le Comte

Et vous vouliez garder votre chambre! Indigne épouse! ah! vous la garderez... longtemps; mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

La Comtesse, se jette à genoux, les bras élevés.

Monsieur le Comte, épargnez un enfant; je ne me consolerais pas d'avoir causé...

Le Comte

Vos frayeurs aggravent son crime.

La Comtesse

Il n'est pas coupable, il partait: c'est moi qui l'ai fait appeler.

Le Comte, furieux.

Levez-vous. Otez-vous... Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre!

La Comtesse

Eh bien! je m'ôterai, monsieur, je me lèverai; je vous remettrai même la clef du cabinet: mais, au nom de votre amour...

Le Comte

De mon amour, perfide!

La Comtesse se lève et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal; et puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas...

Le Comte, prenant la clef.

Je n'écoute plus rien.

La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

O ciel! il va périr!

Le Comte ouvre la porte et recule.

C'est Suzanne!

 

 

 


Acte III, Scène XVI

 

 

 

 

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Le Comte, à part.

Sa mère!

Brid'oison

C'est clair, i-il ne l'épousera pas.

Bartholo

Ni moi non plus.

Marceline

Ni vous! Et votre fils? Vous m'aviez juré...

Bartholo

J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.

Brid'oison

E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.

Bartholo

Des fautes si connues! une jeunesse déplorable!

Marceline, s'échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! Je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées!

Figaro

Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes: on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.

Figaro, en colère.

Ils font broder jusqu'aux soldats!

Marceline, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes! Ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié!

Figaro

Elle a raison!

Le Comte, à part.

Que trop raison!

Brid'oison

Elle a, mon-on Dieu, raison.

Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas: cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre et bon pour tout le monde; il ne manquera rien à ta mère.

 

 

Acte V, Scène III

 

 

 

 

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Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits

 

 

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