CAPES LM 2013 

EPREUVE DE COMPOSITION FRANÇAISE

      

 « Un romancier (...) ne peut donc se délivrer du mensonge qu’en exploitant les ressources multiples du mensonge. (De cette origine – accession à la vérité par le détour du mensonge – l’oeuvre tire ses contradictions et ses ambiguïtés.) Quand il donne au mensonge un corps et s’approprie son langage, ce ne peut être qu’à seule fin d’instituer un monde de vérité. Autrement dit encore, le langage romanesque n’assure sa fonction qu’en recourant aux moyens dont se sert le mensonge, et c’est même, paradoxalement, la seule fonction qu’il puisse accomplir en toute vérité. »

Louis-­‐René des FORÊTS, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, 1985.

Vous commenterez et discuterez ces propos à partir d’analyses précises de textes romanesques.

 

RAPPORT DE LA COMPOSITION FRANÇAISE 

 

Rapport présenté par Alain Brunn

 

Le sujet proposé aux candidats pour la session de novembre 2013 du CAPES externe de lettres modernes portait sur le roman, et invitait ainsi les candidats à réfléchir sur un genre que sans doute ils connaissent bien ; pour autant, il ne s’agissait pas d’un sujet évident ni facile, car il ouvrait une réflexion sur ce qui, dans le roman, relève de la fiction, ce troisième terme qui n’est ni la vérité ni le mensonge ; mais c’est précisément à ses qualités de lecture et de nuance, d’écoute d’un sujet, comme à celles de culture originale et d’engagement sensible, de réflexion donc, que se manifeste un bon enseignant, qui n’est ni répétiteur ni propagateur d’un dogme.

Le sujet proposé était ainsi emprunté à Louis-René des Forêts, qui affirme dans Voies et détours de la fiction :

« Un romancier […] ne peut donc se délivrer du mensonge qu’en exploitant les ressources multiples du mensonge. (De cette origine – accession à la vérité par le détour du mensonge – l’œuvre tire ses contradictions et ses ambiguïtés.) Quand il donne au mensonge un corps et s’approprie son langage, ce ne peut être qu’à la seule fin d’instituer un monde de vérité. Autrement dit encore, le langage romanesque n’assure sa fonction qu’en recourant aux moyens dont se sert le mensonge, et c’est même, paradoxalement, la seule fonction qu’il puisse accomplir en toute vérité. » (Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, 1985, p. 36-37)

Un mot tout d’abord pour expliquer la coupe : il s’agissait d’une digression, ouverte par le romancier au sujet des pouvoirs et de la fonction de l’écrivain : « Un romancier ne soutient de son autorité la cause de l’illusion que pour en faire la forme visible du vrai. Il ne peut donc se délivrer du mensonge… » Afin d’éviter la dispersion, seul le deuxième et long mouvement de la réflexion a donc été conservé : il s’agissait essentiellement de restreindre le champ d’une réflexion déjà bien propre à occuper les candidats au concours.

L’analyse de Louis-René des Forêts, d’abord publiée dans Tel quel (10, 1962), était ainsi l’occasion pour le jury de proposer à la sagacité des candidats un paradoxe – et même toute une série de paradoxes – mettant en cause la traditionnelle articulation de la vérité et du mensonge à l’œuvre dans le roman. L’idée était sans doute un peu surprenante, qui troublait l’ancien partage du vrai et du faux, et empruntée elle-même à un auteur surprenant, peu connu du grand public : espérons que cela aura été l’occasion de faire naître la curiosité pour une œuvre belle et exigeante, et rappelons que la connaissance de cet auteur ou de son travail n’était en rien nécessaire pour appréhender ce sujet – la dissertation de lettres du CAPES n’est pas une dissertation sur programme ; en outre, si la connaissance du Bavard pouvait être utile à la réflexion, celle des théories d’Aragon sur le « mentir vrai » pouvait l’être tout autant, mais aucune des deux n’était nécessaire (le corrigé proposé évitera ainsi de fonder son analyse sur l’une ou l’autre référence, non qu’elles soient impertinentes mais bien pour rappeler qu’il n’est pas de passage obligé dans une dissertation). Par le biais de reformulations ajustant sans cesse l’idée jusqu’à l’approcher au plus près, l’auteur d’Ostinato proposait de faire du genre romanesque le lieu d’un renversement du rapport logique entre vérité et mensonge, pour affirmer que le second y rejoint paradoxalement la première ; au-delà de la dimension esthétique de l’idée, il s’agissait ainsi de comprendre ce qui se disait là, d’interroger la nature et la profondeur de cette vérité qui passe par le mensonge seulement. Avant d’entrer plus avant dans l’analyse de cette idée et de proposer une

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dissertation qui traite ce sujet – plus précisément qui, tout en se pliant aux exigences formelles et intellectuelles de l’exercice, constitue moins l’équivalent d’un travail mené en six heures et sans document, qu’une tentative de cartographier les problèmes posés par ce sujet –, qu’il nous soit permis quelques observations de principe et de méthode visant à aider les futurs candidats dans leur travail sur ce délicat exercice de la dissertation littéraire.

 

À la lecture des copies, il semble d’abord important de rappeler quelques vérités (que l’on espère sans mensonges) liées tant aux études de Lettres qu’au métier même d’enseignant. On aura été surpris de constater les flottements qui semblent exister, pour de nombreux candidats, quant aux catégories qui organisent la discipline, et tout particulièrement à l’intérieur d’un archigenre du récit faussement assimilé au roman. Est-il vraiment besoin de rappeler que le roman se définit par la fiction, et qu’à ce titre il se distingue des écritures intimes (les Confessions de Rousseau, pas plus que ses Rêveries, ne sont un roman, comme le Journal d’Anne Franck ne l’est pas, ou le Si c’est un homme de Primo Lévi) ? Le roman est sans doute un genre accueillant : pour autant, il ne saurait prétendre contenir tout ce qui n’est ni théâtre, ni poésie, et donc pas davantage les Essais de Montaigne ou les Caractères de La Bruyère. Ces flottements étaient évidemment dangereux pour traiter précisément un sujet qui invitait à réfléchir sur les passages de la vérité au mensonge : si l’on confond par exemple l’autobiographie et le roman, comment comprendre le partage de la réalité et de la fiction ? Et si les Mémoires d’outre-tombe tiennent parfois de l’invention mythique plus que du scrupule autobiographique, rien ne permet de les annexer au roman, pas plus qu’Enfance de Nathalie Sarraute : on tentera plus loin de montrer qu’au contraire, une catégorisation exacte du roman, du roman autobiographique, de l’autobiographie et de l’autofiction, quand bien même leurs clauses théoriques sont régulièrement débattues, peut servir à mieux comprendre le propos de Louis-René des Forêts ; c’est à l’expresse condition que ces différents genres soient soigneusement définis. De la même façon, le lyrisme ni la littérature d’idées n’entretiennent un rapport direct et immédiat avec le roman, ou avec l’autobiographie, et il ne va donc vraiment pas de soi de faire intervenir le Pascal des Provinciales ou le du Bellay des Regrets.

Deux remarques découlent de ces flottements génériques. Tout d’abord, rappelons que le CAPES est un concours d’enseignement de la langue et de la littérature française et que pas plus que la grammaire, la littérature et son histoire ne peuvent s’enseigner sans des définitions claires et précises des différents genres qui la composent (on souhaiterait la même exigence aussi pour les mouvements littéraires, trop souvent ramenés à de vagues clichés) : les futurs candidats auront donc à cœur de s’assurer une bonne maîtrise de ces définitions fondamentales. Ensuite, se pose par là la question du corpus considéré : la réussite de l’exercice passe ainsi par le choix d’exemples pertinents, dont dépend la pertinence même de la dissertation. Or deux reproches peuvent être faits, au-delà même des erreurs et flottements que l’on vient de relever, à certains corpus avancés par les moins convaincantes des copies. Le premier consisterait dans la reprise de corpus d’exemples fournis par un manuel ou un corrigé : des flots entiers de copies choisissent ainsi de paresseusement couler dans le même lit, au risque souvent de ne pas vraiment se confronter au sujet proposé. Rappelons que, si le correcteur est sensible au sérieux de la préparation ainsi manifesté, il ne peut qu’être dubitatif sur la capacité dont témoigne une telle prudence à se faire l’inventeur de son propre savoir – car c’est bien de cela qu’il s’agira dès lors que les candidats deviendront des

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enseignants. La dissertation doit être le lieu, déjà, de manifester son autonomie intellectuelle et cela passe tant dans le propos tenu que dans le choix des exemples. Le second reproche tient à la présence, dans ce corpus, d’exemples dont l’hétérogénéité n’est jamais signalée comme telle : de futurs enseignants de lettres doivent être conscients des positions relatives qu’occupent, dans cette immense bibliothèque qu’est la littérature, des ouvrages aussi différents que La Comédie humaine ou Harry Potter, La Divine Comédie ou Le Seigneur des anneaux. Si la question de la valeur de l’œuvre n’est pas ici nécessairement en jeu (car après tout, chacun dans son genre, les quatre textes évoqués peuvent bien être considérés comme des chefs-d’œuvre), reste à situer ces ouvrages les uns par rapport aux autres et à expliquer comment ils prennent place dans un vaste système littéraire qu’il s’agira aussi de pouvoir expliquer aux élèves. Plus encore, le seul critère du plaisir subjectif ne peut pleinement suffire pour élire telle œuvre ou tel auteur comme exemple dissertatif ; aussi sera-t-on prudent avant de mentionner des textes comme Jamais sans ma fille ou Twilight, des écrivains comme Frédéric Beigbeder ou Anna Gavalda ; que l’on n’y lise nulle hostilité du jury à la littérature contemporaine, comme en témoignera la proposition de dissertation, mais bien le souci de distinguer des auteurs sur d’autres critères que le seul divertissement– on s’en méfiera d’autant plus lorsque ces textes se voient opposés comme lieux de plaisir à des textes canoniques, de Balzac à Lafayette, apparemment voués à la pensée, c’est-àdire, toujours apparemment, à l’ennui : comment considérer des candidats dont les préjugés semblent contredire la curiosité et l’appétence intellectuelles qui définissent la fonction à laquelle ils aspirent ? Il ne s’agit pas de défendre un canon intangible et éternel, voué à l’admiration présupposée des candidats : la littérature est une chose vivante, qu’il s’agit de défendre comme telle ; mais c’est à condition de ne pas privilégier des auteurs qui s’imposent moins par leur complexité, leur beauté ou leur profondeur que par leur tirage et peut-être la satisfaction immédiate et sans trouble qu’ils peuvent procurer. Défendre la littérature contemporaine, c’est aussi en maintenir l’exigence et l’ambition.

Une dernière remarque de principe semble appelée par la lecture des copies. Elle renvoie à ce qui a fait sans doute le caractère le plus vertigineux du sujet, la réflexion qu’il proposait aux candidats sur l’idée de vérité en littérature et plus particulièrement dans le roman. Si ce ne sont pas des copies philosophiques qui étaient attendues, le jury n’a pu qu’être sensible aux copies affrontant cette idée dans sa complexité et sa difficulté, et au contraire déçu par celles qui se sont contentées d’approximations sommaires plutôt que de poser le problème. Comment évaluer une copie qui, fût-ce par panique, en arrive faute d’une définition exigeante de la vérité à écrire que ce qui manque aux Bienveillantes de Jonathan Littell, c’est l’opinion des victimes, comme si tous les points de vue se valaient, comme si la vérité était affaire indifférente d’opinions ? Un enseignant, même de littérature !, ne peut renoncer à l’exigence d’une vérité plus intelligemment, plus ambitieusement définie. C’est le même souci qui doit conduire à un soin scrupuleux dans les références mentionnées parfois avec trop de désinvolture, ce qui conduit à des erreurs fâcheuses, que ce soit dans l’attribution d’une œuvre ou dans un résumé bien trop inexact : le travail sur les livres, une connaissance de première main des ouvrages fondamentaux de l’histoire littéraire française ne sont en rien un luxe déplacé et ostentatoire que devrait se refuser le candidat au concours. Il n’est pas non plus hors de propos de s’appuyer sur une connaissance de la critique littéraire : le jury n’en sera pas outré, bien au contraire, dès lors que là aussi la mobilisation de telles références repose sur une connaissance de première main de ces grandes

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œuvres qui, de Rousset et Starobinski à Genette et Charles, ont fait considérablement avancer la réflexion sur ce qu’est la littérature, sur ce qu’elle fait et peut. Cela suppose de ne pas la réduire à de schématiques raccourcis, mais bien d’en conserver la subtilité et les nuances.

 

Il nous reste à rappeler quelques éléments que, sans doute dans l’anxiété du concours, certains candidats perdent de vue, éléments de méthode très généraux qui ne visent pas à figer l’exercice dans une rhétorique ou un canon autoritaire, mais seulement à rappeler qu’au-delà des règles formelles dont l’application semble parfois seulement mécanique, la dissertation littéraire renvoie à une réflexion organisée, c’est-à-dire à une logique : c’est bien le respect de cette logique qui donne à l’exercice son sens et son intérêt. C’est en revenant brièvement sur certaines règles qui font cette logique que nous voudrions conclure ces premières remarques, car un rapport n’est pas le lieu d’un exposé systématique et complet ni un traité de méthodologie.

Tout d’abord, il importe de rappeler que l’écoute du sujet proposé reste la première condition de réussite de l’exercice, et qu’inversement une prise en compte cosmétique du sujet, destinée à maquiller médiocrement le recyclage d’un travail préalable maladroitement décalqué, ne permet pas au candidat de satisfaire aux exigences du concours. C’est bien un dialogue avec le sujet, avec les entrées qu’il propose, avec le problème qu’il pose, qu’il s’agit d’ouvrir dans le cadre de la dissertation. Aussi est-ce ce sujet qu’il faut déployer dans l’introduction : on sera attentif à cet égard à ne pas confondre l’analyse de la citation avec un examen stylistique ou un commentaire grammatical ou lexical ; ce sont ses idées qu’il faut discuter, et il importe de ne pas confondre les notes préparatoires du brouillon avec la rédaction de l’introduction : relever un champ lexical, ou même commenter le ton du sujet, ne constitue jamais un argument très pertinent ; et cela peut même être dangereux, dès lors que cela conduit les candidats à porter sur la citation proposée à leur sagacité un jugement moral : considérer le point de vue de Louis-René des Forêts comme péremptoire est tout à fait hors de propos et inefficace pour l’écouter. Rappelons qu’un sujet n’est jamais une opinion : c’est une proposition, parfois même une thèse, dont la profondeur appelle la réflexion, c’est-à-dire la méditation et la discussion ; s’il est proposé, c’est qu’il comporte une intéressante dimension de vérité : c’est dans cette perspective seulement qu’il est discutable ; que l’esprit critique des candidats ne se trompe pas d’objet !

Il est également impossible de satisfaire aux exigences de l’exercice dès lors que l’on se contente de réciter un corrigé sur un thème approchant ou que l’on déroule des éléments relatifs à l’histoire du genre. La dissertation de lettres n’est ni une dissertation philosophique, ni une dissertation d’histoire ; elle ne trouve sa rationalité ni dans l’examen de principes généraux, ni dans la succession d’indications générales ; elle n’est ni un contrôle de connaissances, ni un travail de spéculation théorique. Aussi est-il nécessaire, nous finirons par là ce bref rappel, de développer les exemples, de les détailler, en citant les textes éventuellement, en tout cas en précisant ce que l’on veut évoquer d’eux, donc en les analysant scrupuleusement. La littérature s’occupe du particulier, de chats jaunes disait Barthes dans le fameux article qu’il consacra à la Vie de Rancé de Chateaubriand : c’est aussi cette chair, cette épaisseur de la littérature qu’échouent souvent à prendre en charge les résumés et les digests, qu’il s’agit de manifester dans une copie. Cela suppose, là encore, la fréquentation directe et approfondie des textes

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littéraires susceptibles de laisser passer ces félins : mais, sans elle, quel sens y a-t-il au juste à vouloir devenir professeur de lettres modernes ?

 

Ces éléments généraux évoqués, il est temps désormais d’envisager plus précisément le sujet à travers une proposition de dissertation qui vise surtout à montrer quelles pistes de réflexion ouvrait ce sujet, sur quels types d’analyses on pouvait fonder une réponse aux problèmes qu’il soulevait, comment l’on pouvait construire une réflexion susceptible d’entrer avec lui dans ce dialogue qui est l’espace propre de la dissertation.

 

 

 

Proposition de corrigé de la composition française.

 

 

C’est sur une stupéfiante image que se ferme La Recherche de l’absolu de Balzac : Balthazar, le savant qui a perdu sa vie à rechercher l’absolu, agonise sur un lit à côté duquel son gendre, Emmanuel, lit le journal. Lorsqu’un article rapporte « un procès relatif à la vente qu’un célèbre mathématicien polonais avait faite de l’Absolu », le jeune homme a beau baisser la voix et réserver à sa femme la nouvelle, il ne peut empêcher « le moribond » d’entendre et de « cri[er] d’une voix éclatante le fameux mot d’Archimède : EURÊKA (j’ai trouvé) » avant de mourir. Le mot, véritable talisman, dit à la fois la présence d’une vérité longtemps attendue et son absence par l’énigme de cette nomination grecque sans glose : quelle vérité, au juste, se comprend dans cette rencontre du roman et du journal, de la fiction et de l’Histoire ? Le genre du roman, dans son hasardeuse inutilité – que l’on songe à la condamnation par Paul Valéry de cette « marquise » qui « sortit à cinq heures » –, semble ainsi déchiré entre la vanité d’un discours qui ne peut prétendre à la vérité qu’atteignent l’histoire, la philosophie ou la science, mais qui ne semble pas pouvoir se résigner pour autant à se détourner d’elle. Le paradoxe est même plus précis encore, si l’on en croit la proposition de Louis-René des Forêts qui affirme dans Voies et détours de la fiction : « Un romancier […] ne peut donc se délivrer du mensonge qu’en exploitant les ressources multiples du mensonge. (De cette origine – accession à la vérité par le détour du mensonge – l’œuvre tire ses contradictions et ses ambiguïtés.) Quand il donne au mensonge un corps et s’approprie son langage, ce ne peut être qu’à la seule fin d’instituer un monde de vérité. Autrement dit encore, le langage romanesque n’assure sa fonction qu’en recourant aux moyens dont se sert le mensonge, et c’est même, paradoxalement, la seule fonction qu’il puisse accomplir en toute vérité. » (Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, 1985, p. 36-37). Dans cette courte définition de l’œuvre romanesque, l’auteur du Bavard va de paradoxe en paradoxe, déplaçant sans cesse la « vérité » et le « mensonge » pour penser le roman en termes de philosophie, et presque de morale, renouvelant par trois fois un paradoxe qui affirme à la fois la nocivité d’un mensonge dont il faut « se délivrer » et son indispensable usage pour atteindre à « la vérité » : il est ce par quoi le roman prend « langage » et « corps », autrement dit le matériau même non seulement d’une invention narrative, mais encore d’une vérité romanesque – d’une vérité romanesque présente dans cette « seule » invention romanesque. Il n’y va pas, ainsi, d’une simple évocation de l’imagination romanesque, mais d’une réflexion sur les enjeux du genre et presque d’une axiologie : le terme de « mensonge », qui engage celui de « vérité », fonde la légitimité du roman sur cette vérité qu’au

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contraire une réflexion organisée sur la seule « fiction » aurait neutralisée. Le roman apparaît ainsi comme duplice, puisqu’il raconte pour tromper, mais que cette tromperie à son tour se renverse en une vérité qui n’aurait pas d’autre lieu que ce mensonge : l’univers romanesque apparaît alors à la fois comme exploration des « ressources multiples du mensonge » et « institution d’un monde de vérité », c’està-dire comme une énonciation à la fois inexacte et exacte, qui ne fait du mensonge son lieu propre que pour renverser ce mensonge en son contraire même. En quoi peut-on alors considérer que le roman dit la vérité (et quelle vérité) grâce au mensonge (et quel mensonge) ? Comment donc comprendre que le roman soit intrinsèquement lié au mensonge plus encore qu’à la fiction et pourquoi au fond le penser ainsi en termes moraux et philosophiques plutôt que poétiques ou esthétiques ? Pour le dire plus simplement, jusqu’à quel point le roman peut-il « se délivrer » du « mensonge », et à quelle vérité exactement peut-il atteindre ? La réflexion de Louis-René des Forêts amène ainsi à définir les enjeux du genre par excellence peut-être de la fiction dans ce qui est d’ordinaire son risque et son épreuve. Les mensonges apparaissent d’abord comme un moyen d’atteindre une vérité poursuivie comme fin. Il faut cependant tenter de saisir les raisons pour lesquelles le mensonge n’est pas simplement un moyen parmi d’autres, mais le moyen essentiel de cette quête romanesque, et ainsi comprendre dans quelle mesure le roman peut être vrai en mettant en place une paradoxale vérité du mensonge. Celle-ci s’éclaire alors vraiment dans un monde qui n’a pas d’autre vérité que d’être fait, lui aussi, de mensonges et de fictions : c’est alors de l’illusion de la vérité que le roman viserait à délivrer.

 

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Considérer avec Louis-René des Forêts qu’il faut que le romancier « se délivre du mensonge » pour « accé[der] à la vérité », « seule fin » du mensonge, c’est tenter de délivrer le romancier de sa mauvaise conscience en l’absolvant de toute tromperie. Les mensonges romanesques seraient ainsi les moyens d’une vérité poursuivie comme unique légitimité du roman. Si, de cet enjeu heuristique qui dépasse la vraisemblance pour faire de la fiction un mode de connaissance du vrai, nombre de romanciers ont pu s’autoriser, y trouvant même une définition de leur tâche, il faut encore comprendre quelle est cette vérité dite et incarnée par ce « langage » et ce « corps » de mensonge.

 

1. Délivrer le roman du mensonge : la mauvaise conscience du romancier

 

Que la fiction tienne du mensonge, le discours qui condamne le genre le sait bien : le paradoxe consiste pour des Forêts à renverser le procès pour faire de l’acte d’accusation le centre de sa défense. Sans remonter à la condamnation platonicienne de la poésie qui ment au sujet de vérités qu’il convient au contraire d’établir clairement pour fonder la cité et « contrôler les fabricateurs d’histoire » (République, II, 377b, trad. G. Leroux, GF-Flammarion, 2002), il faut constater la force d’un reproche qui court à travers l’histoire du genre, de conserve avec celui d’immoralisme et de lubricité : ainsi André de Rivaudeau évoque dans Aman, de la perfidie (1566) « les Amadis, Tristans et autres de même farine » comme « livres indignes et pernicieux », c’est-à-dire « ou inutiles, ou indoctes, ou déshonnêtes »,

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quand François de Belleforest considère « le récit des romans » comme de simples « folies » éloignées des livres « sérieux et véritables » dans l’Histoire des Neuf Rois Charles (1568). Pierre Nicole pourra encore, dans Les Imaginaires et les Visionnaires, ou Lettres sur l’Hérésie imaginaire (1667), faire du « faiseur de roman », au même titre que le « poète de théâtre », « un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet, ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux ». Une telle condamnation participe de l’intérieur à l’histoire de l’écriture des romans et fournit à certains de ses modèles les plus illustres sa chair et son énergie, des « corps » et une action : Don Quichotte que « curiosité » et « extravagance » conduisent à sacrifier ses biens « pour acheter des livres de chevalerie à lire », commence une errance sans fin ; Madame Bovary qui meurt avec un « affreux goût d’encre » dans la bouche, dans cette « bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure » – « mensonge », « orgueil » et « luxure » qu’ont flattés ses lectures romanesques de jeunesse et tout ce temps passé à se « graiss[er] les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture ». La cause semble entendue : le roman, fiction séduisante, est mensonge en cela qu’il éloignerait du monde, en cela qu’il préfèrerait l’illusion au réel ; là où « la vérité est l’âme de l’histoire, la vraisemblance est l’âme de la poésie » note Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719). La vraisemblance apparaîtrait ainsi comme le piège tendu aux lecteurs de romans, qui la confondent avec la vérité et tentent ainsi de l’incarner dans leur vie. C’est en effet bien l’écart entre la vraisemblance et la vérité qui a longtemps servi à blâmer le roman, et l’on comprend à cet égard que des Forêts éloigne la notion, comme aussi celle de fiction, pour inscrire sa réflexion sous le signe de l’opposition entre « vérité » et « mensonge », façon d’affronter plus directement le reproche, mais aussi de le contredire paradoxalement. L’âge classique, dans les éléments de poétique qu’il élabore pour comprendre le roman, s’était au contraire intéressé au vraisemblable qu’il avait même défini non seulement comme critère d’évaluation de l’œuvre romanesque, mais même comme forme romanesque de la vérité : c’est en tout cas ce qu’invite à penser Marmontel lorsqu’il affirme que « de quelque manière que les faits soient fondés, rien ne les dispense d’être vraisemblables, dès qu’ils sont employés dans l’intérieur de l’action » dans les Éléments de littérature (1787). La capacité du roman à se faire passer pour vrai, en ce sens minimal qui consiste à imiter le réel, à en épouser la forme extérieure, se voit ainsi mise au centre d’une esthétique qui consiste à donner l’image la plus acceptable possible de l’objet représenté : on est dans une compréhension de la vérité comme adaequatio de la fable avec la forme extérieure de l’action des hommes; mais quel est au juste le « monde de vérité » qu’« institu[e] », dans une telle perspective, le travail du romancier ? 

 

Menteur, bonimenteur, conteur, le romancier trouve bien dans la tromperie l’intégralité de ses moyens puisque son travail consiste alors à produire l’illusion du lecteur. Il n’est pas d’autre réalisme, dès lors, qu’un illusionnisme, pas de « Réalistes de talent » qui ne doivent plutôt s’appeler des « Illusionnistes », si l’on en croit les célèbres affirmations de Maupassant dans la « préface » de Pierre et Jean (1888): « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. » La technique romanesque noue alors sa réflexion à la question des

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« effets de réel » analysés par Barthes (« L’Effet de réel », Communications, n° 11, 1968), qui rabat la gratuité fonctionnelle des composantes du récit sur leur capacité à fonder un « nouveau vraisemblable » au temps de « la désintégration du signe » ; mais peut-être sa proposition poursuit-elle en fait les conseils techniques prodigués par Diderot, contre le mauvais romancier, « le conteur historiqu[e] », ce « menteur plat et froid » dans Deux amis de Bourbonne (1770) : pour parvenir à « vous tromper », il faut « parsem[er] son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n’invente pas ces choses-là ». Ainsi « la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art ; et [le romancier] satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poëte, véridique et menteur ». L’histoire du genre romanesque a ainsi souvent été décrite sous le signe d’une sophistication progressive des moyens mis en œuvre pour « instituer » ce « monde » illusoire où se « fait » le « vrai » du roman : rien ne le montre mieux sans doute que les formes revêtues par lui au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, où la vraisemblance en vient progressivement à informer non seulement les énoncés, mais encore les énonciations romanesques à travers la forme de ces romans à la première personne, romans épistolaires ou romans mémoires. La longue controverse autour de l’authenticité des Lettres portugaises rend visible cette prétention de l’œuvre romanesque à confondre sa vraisemblance avec une vérité factuelle, et Saint-Simon en témoigne qui identifie l’amant prétendu par l’œuvre à un homme de chair et d’os, Chamilly, dans ses Mémoires : le personnage mime si bien le vrai qu’il semble devoir exister comme cette « religieuse qu’il y avait connue et qui était devenue folle de lui ». La Vie de Marianne de Marivaux met en scène, dans les premières lignes du livre qui vont de l’avertissement au début de la première partie, ce pacte romanesque qui ne conçoit d’autre vraisemblance que la vérité : « Comme on pourrait soupçonner cette histoireci d’avoir été faite exprès pour amuser le public », affirme l’avertissement, « je crois devoir avertir que je la tiens moi-même d’un ami qui l’a réellement trouvée, comme il le dit ci-après […]. Ce qui est de vrai, c’est que si c’était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu’elle n’aurait pas la forme qu’elle a. » Ces derniers mots mettent en scène cette identification de l’apparence à la réalité, avant que les premiers mots du récit n’apprennent « au public » comment l’histoire fut « trouvée » : dans une « maison de campagne » récemment achetée, des travaux d’aménagement font apparaître « dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un mur […] un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme ». On sait le prodigieux succès d’une telle formule, et pour longtemps encore, d’Adolphe à La Nausée, en passant par le Manuscrit trouvé à Saragosse. Le mensonge romanesque tient alors à une vraisemblance qui ne définit pas seulement la lisibilité de l’intrigue mobilisée, mais encore le statut même du récit qui en est donné. Ainsi, en basculant de l’énoncé à l’énonciation, la vraisemblance en vient à s’identifier à une vérité apparemment mieux capable de répondre à la curiosité du lecteur. Répondant au désir de fiction des hommes, si l’on fait avec Pascal Quignard l’hypothèse que nous sommes « une espèce asservie au récit » (« La déprogrammation de la littérature », dans Écrits de l’éphémère, Galilée, 2005), le roman serait particulièrement à même d’y satisfaire en raison de sa vraisemblance, parce qu’autrement dit, il serait le plus trompeur des mensonges, celui qui entre tous se ferait oublier et c’est bien en cela qu’il serait « mensonge » plutôt que fiction.

 

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Reste alors à examiner cette forme vraie du mensonge qu’est la vraisemblance, non plus seulement en tant qu’elle est la condition de l’adhésion du lecteur au récit, mais pour comprendre le type de vérité qu’au juste elle institue : qu’advient-il de ce monde énoncé dans la vraisemblance et qui par là peut prétendre à la vérité ? Dans quelle mesure le passage est-il envisageable du mythos au logos, de la « simple histoire » à « l’histoire vraie » ? (Northop Frye, L’Écriture profane, Circé, 1998) Le premier écart entre la représentation et le monde, entre le mensonge des mots et la présence des choses consiste dans la disproportion de l’un (fini) et de l’autre (infinie) : le roman est un ensemble borné quand le monde n’a pas de fin que l’on puisse saisir. Le second écart sépare ce qui est de ce que l’on invente. La vraisemblance consiste dès lors en une représentation choisie du monde, qui à la fois sélectionne (Son Excellence Eugène Rougon rapporte certains moments d’une vie) et invente (les mots « Eugène Rougon » ne renvoient pas à un individu historique comme le font les mots « Eugène Rouher »). C’est précisément cette représentation choisie et la part d’illusion et de mensonge qu’elle recouvre qui instituent une vérité sans cela jamais lisible, de deux façons différentes. Tout d’abord, conformément à l’hypothèse formulée par Aristote dans sa Poétique à propos du fait que tout dispositif mimétique provoque du plaisir, même lorsqu’il représente « des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité » (trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980, 48b), le roman rend le réel observable (le déployant dans la distance de la mimèsis, le faisant apparaître sous la forme des « images les plus soignées », il satisfait le plaisir de reconnaissance présent chez l’homme) : les spectacles les plus éprouvants peuvent être lus, bien davantage qu’ils ne peuvent être vécus. Ainsi des dernières lignes du chapitre sept de Son Excellence Eugène Rougon et le retour de chasse qu’elles narrent : « Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas. C’était une nappe d’échines mouvantes, les blanches, les noires, se poussant, s’allongeant, s’étalant comme une mare vivante, dans un ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d’être trop au bord, recula et s’élança d’un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il but un lambeau des entrailles du cerf. » Mais, non content de le rendre observable, il le rend aussi compréhensible :ne pouvant être rabattu sur de la référence historique (puisque ce n’est pas de l’histoire, mais du roman) ni sur du concept (puisque ce n’est pas de la philosophie, mais du roman), le choix de raconter telle ou telle chose promet une autre « vérité » ; c’est la fonction de « symbolisation du réel » qu’évoque Émile Zola qui écrit dans une lettre où sont précisément mobilisés les concepts de vérité et de mensonge pour réfléchir au travail de la fiction : « Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or – c’est ici que je m’abuse peut-être – je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole » (Lettre à Henry Céard du 22 mars 1885). Le braque cruel vient ainsi rendre sensible la cruauté d’un régime qui n’hésite pas à verser le sang de la manière la plus cruelle, de politiques qui n’hésitent pas à écraser ceux qui leur résistent. Une leçon surgit de la fable.

 

Ainsi, le mensonge romanesque produit de l’intelligible en rendant visible et en attachant du sens à ce qui est vu. Et, à mieux observer l’idée de vraisemblance telle que l’analysent les poétiques classiques, c’est bien une telle forme d’intelligence

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qu’elle recouvrait déjà. N’imitant pas le simulacre des choses, mais la vérité de la belle nature, « non telle qu’elle est en elle-même, mais telle qu’elle peut être, et qu’on peut la concevoir par l’esprit », selon l’expression de l’abbé Batteux dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), la vraisemblance dépasse le particulier et l’imparfait de l’avéré pour révéler le vrai transcendant, dans « le plus haut degré de perfection ». Une telle définition permet de comprendre le fonctionnement de textes romanesques en régime esthétique d’« éloignement », pour reprendre une catégorie dont les travaux de Thomas Pavel ont montré la productivité (L’Art de l’éloignement, Gallimard, 1996) : la vraisemblance renvoie dans cette mesure à une vérité idéale et peut rendre compte de dispositifs romanesques que l’on considère souvent a posteriori comme fondamentalement irréalistes. L’Astrée, d’Honoré d’Urfé, a beau faire dialoguer des bergers « comme pourraient faire les courtisans les plus adroits, au lieu que les personnes champêtres sont ordinairement grossières et stupides », selon la critique de Charles Sorel (La Bibliothèque française, 1664), le texte n’en relèverait dès lors pas moins d’une vraisemblance plus profonde, celle qui code à travers les aventures d’Astrée et de Céladon une exploration de l’amour tel qu’il peut et doit être. La querelle qui se noue alors autour de La Princesse de Clèves, à la fin du siècle, permet a contrario de préciser les choses : si l’aveu de la princesse stupéfie le public, si se pose la question de sa vraisemblance, c’est qu’il est « une action sans maxime » (Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Seuil, 1969), c’est qu’il ne joue pas le rôle assigné au roman de clarifier le monde en en révélant les règles et les principes, quelque fictifs que soient les personnages et la fable qu’il mettait en place. Le roman vraisemblable institue donc un monde mensonger, mais capable de manifester, par la logique qui le dirige, la vérité des principes qui ordonnent le monde véritable : le mensonge serait dans le vocabulaire plutôt que dans la grammaire du récit. Supérieure au vrai du monde qui entoure le lecteur, la vraisemblance déplace la définition de la vérité : elle ne se borne en effet pas à une adéquation au réel, à une conformité de l’ordre des mots avec l’ordre des choses ; au contraire, les œuvres romanesques vraisemblables affirment une vérité relevant de l’alètheia, d’un dévoilement, d’une révélation de la vérité. C’est la logique de la mise en récit – le lecteur peut percevoir cette logique à travers l’organisation des maximes qui programment ce récit, si l’on en croit l’analyse de Gérard Genette – qui se trouve alors chargée de manifester la part de vérité à l’œuvre dans un récit irréductible à l’Histoire. De ce point de vue, la distance entre le roman zolien et le roman lafayettien tiendrait moins à son protocole qu’à ce que ce protocole vise à révéler, le roman naturaliste s’affrontant à une vérité historique et politique là où le roman classique viserait une réalité psychologique et anthropologique : et peut-être le roman pastoral d’Urfé pourrait-il lui encore être lu avec un tel protocole, tout éloigné qu’il soit de la vraisemblance classique proposée par les nouvelles historiques et galantes. De là cette forme de permanence de la forme romanesque, cette « machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité », que souligne Aragon dans la préface qu’il donne aux Cloches de Bâle : « Prétendre que c’en est fini ou que cela va en finir du roman, c’est vouloir considérer la réalité humaine comme fixée, immuable. Il y aura toujours des romans parce que la vie des hommes changera toujours, et qu’elle exigera donc des hommes à venir qu’ils s’expliquent ces changements, car c’est une nécessité impérieuse pour l’homme de faire le point dans un monde toujours variant, de comprendre la loi de cette variation » Et c’est bien, souligne le romancier, dans cette part d’invention que se joue l’intelligence produite par le roman : « L’extraordinaire du roman, c’est que pour

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comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité. » Le mensonge romanesque apparaît bien comme le « corps » de la vérité, sa forme sensible, son substrat : les cris des chiens du roman de Zola font entendre la violence muette de l’histoire politique du Second Empire ; ils sont, pour le dire avec les concepts proposés par Northop Frye à la suite de Wallace Stevens, la part d’« imagination » capable de manifester la « réalité » : la vérité du roman vraisemblable tiendrait alors dans cette capacité à prêter le « corps » et le « langage » du mensonge à une vérité sans cela abstraite, c’est-à-dire invisible et muette.

 

Ainsi le mensonge sert-il bien de moyen à une vérité poursuivie comme fin, comme si sa part de fiction, cette mimèsis délestée du réel, permettait d’en produire une représentation habitée par le sens : une vérité, donc, prise en charge dans ce « corps » menteur, dans ce « langage » trompeur. Pour autant, il n’est pas sûr qu’une telle lecture de la proposition de Louis-René des Forêts rende complètement compte de la vérité à l’œuvre dans le roman et de la capacité de ce dernier à « délivrer » du mensonge, non seulement le romancier, mais bien le roman tout entier – car il faut bien, pour que la vérité soit entendue, que le mensonge soit désigné comme un mensonge ; il faut bien que le roman « se délivre » lui aussi du mensonge. Peut-on dès lors concevoir non plus seulement un roman qui dise la vérité, mais un roman qui soit vrai ? Pour atteindre la vérité, il faut alors penser la part de vérité déjà à l’œuvre dans les mensonges employés : les mensonges mis en œuvre peuvent en effet être vrais, à condition de dire leur vérité de mensonge, d’avouer (de confesser ?) qu’ils sont des mensonges. Autrement dit, il ne s’agit plus de nier la fiction mais bien au contraire de l’affirmer comme telle. Le roman devient vrai en s’assumant comme genre du mensonge ; par là, en disant sa vérité, il dépasserait le mensonge lui-même.

 

 

2. Délivrer la fiction de la fausseté : la mauvaise conscience du roman

 

Aussi le roman le mieux capable d’atteindre la vérité est-il peut-être, paradoxalement, le plus artificiel. Tel serait en fait le vrai statut à donner à la vraisemblance que de servir d’indice codé de fictionnalité, plutôt que de prétendre à la transparence de l’authenticité. C’est précisément cette idée qui semble à l’œuvre dans les préfaces romanesques du XVIIIe siècle, comme le montre l’étude de Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIIIe siècle (Oxford, Voltaire foundation, 2008), contre l’hypothèse de Georges May d’un roman classique où la vraisemblance pouvait se rabattre sur le réalisme et où il se serait ainsi agi d’abuser le lecteur (Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, PUF, 1963). Contre le « système axiologique de la poétique classique », ces romans s’inscrivent « dans le nouveau contexte axiologique du doute (vrai ou faux) ». Il ne s’agit ainsi plus de nier la fiction, mais de la dénier pour mieux l’affirmer, pour la rendre sensible et présente, en un paradoxe du « roman véritable » qui dépasse le mensonge romanesque, comme si s’avouant dans une certaine mesure comme mensonge, le roman pouvait y gagner une autre vérité : de là les dispositifs

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complexes que l’on peut trouver, comme le double péritexte contradictoire des Liaisons dangereuses où l’éditeur affirme le roman, quand le rédacteur soutient la cause de la correspondance authentique ; l’incertitude du lecteur semble alors valider la double hypothèse qui permet à la fois de n’être pas trompé (on sait que c’est un roman), et de lire comme si on l’était (on le lit comme si c’était vrai) ; le lecteur peut jouer à être la dupe du texte sans l’être vraiment ; le mensonge redoublé de l’éditeur et du rédacteur, masques de la narration, conduit ainsi à une conscience de la fiction qui est peut-être le plus haut degré de vérité du mensonge. Dans cette seconde interprétation, le dispositif qui règle le statut de La Vie de Marianne n’aurait pas pour fonction de renforcer aux yeux du lecteur l’authenticité du romanmémoires : il s’agirait au contraire paradoxalement de faire oublier que c’est un mensonge – par le récit conduit – tout en ne laissant pas ignorer que c’est un mensonge – parce que ce récit préalable qui permet d’entrer dans la fiction, le récit de la découverte du manuscrit, est déjà trop romanesque. Se poursuit ainsi le transfert d’une vérité l’autre : ce que révèle en effet la Vie de Marianne, comme l’observe l’avertissement de la seconde partie (1734), ce n’est pas la vérité de cette vie, mais celle des observations, des « réflexions » que permet cette vie ; ce ne sont pas ses aventures, c’est le point de vue qu’elle délivre sur le monde, elle « dont la vie est un tissu d’événements qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes ». La vérité à l’œuvre dans le roman, ce n’est alors plus l’adaequatio des mots aux choses, le fait que « Marianne » renvoie à un individu historique, ou les actions qu’elle relate à des événements avérés (et tout cela, la dénégation romanesque en dit la vérité de mensonge) : c’est l’alètheia qui révèle les mécanismes profonds d’une société observée avec le regard d’un moraliste, qui révèle qu’« il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leur lecture » – quel que soit le mensonge de la voix qui affirme cette vérité : non plus maximes à visée universelle établies pour fonder le récit comme dans la nouvelle classique qu’analyse Genette, mais affirmations entées sur cette position de parole, sur ce lieu de discours qu’invente le mensonge biographique du personnage. Ces œuvres romanesques peuvent ainsi « instituer un monde de vérité », dans la mesure même où leur entreprise dénonce le mensonge qu’elles mettent en place, au moment même où elles le mettent en place. Fontenelle déjà affirme, dans De l’origine des fables (1724), cette possibilité d’un roman complètement vrai car complètement artificiel : « les fables des Grecs n’étaient pas comme nos romans qu’on nous donne pour ce qu’ils sont, et non pas pour des histoires ». Une certaine tradition romanesque apparaît alors comme la colonne vertébrale du genre, qui assume et dénonce le mensonge sur lequel il repose, des romans où s’expérimente une première personne déjà indice de fiction plus que moyen de vraisemblance, comme le notait René Démoris (Le Roman à la première personne, 1975), via le laboratoire de Jacques le fataliste, jusqu’au dispositif spéculaire des Fauxmonnayeurs chez Gide ou des Fruits d’or chez Sarraute.

 

Aussi bien tout roman semble-t-il voué en même temps à fonder une poétique contradictoire de la vérité et du mensonge, de l’artifice maintenu et de l’artifice désigné comme tel, parce que toute narration peut prétendre à être une mise en forme du monde. Tel est en tout cas ce que comprend le narrateur de La Recherche du temps perdu lorsque, lassé par le travail de Bergotte, il le remplace par un de ses plus jeunes rivaux. Comparant cette expérience des variations du goût à celle qui put retarder la réception d’un Renoir, il note : « Et voici que le monde (qui n’a pas été

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créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. » L’invention romanesque apparaîtrait alors, à l’image de la peinture, semblable à cette carte évoquée par Borges dans une de ses fictions, « qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point » (« De la rigueur de la science », Histoire universelle de l’infamie/Histoire de l’éternité, 10/18, 1994). La destinée de Madame Bovary tiendrait alors au fait d’avoir voulu explorer cette carte, d’avoir lu le monde à travers la carte toute entière comme avant elle d’autres lecteurs de romans : le cardinal de Retz raconte, dans ses Mémoires, que la farouche inimitié entre lui et le duc de La Rochefoucauld vient du fait que ce dernier l’avait entendu dire au marquis de Noirmoutier, qui croyait rejouer pendant la Fronde le siège de Marcilly : « Vous avez raison, lui répondis-je, Mme de Longueville est aussi belle que Galathée ; mais […] M. de La Rochefoucauld […] n’est pas si honnête homme que Lindamor. » De L’Astrée à Madame Bovary, des Belles-Lettres à la littérature, le roman aurait maintenu une même prétention à mettre en forme l’univers, à proposer à partir de l’ordre de la narration un ordre possible du monde, à se présenter comme le supplément de sens qui sépare les choses des mots, le réel de la vérité. Telle pourrait en tout cas être une leçon de la magistrale étude de Paul Ricœur, Temps et récit : le « monde des œuvres » n’est pas autre chose, pour le lecteur, que « la proposition d’un monde susceptible d’être habité », favorisant en lui une « intelligence narrative » attachée à tous les visages du roman. La force de la formule romantique, si l’on en croit les analyses de Jacques Rancière dans La Parole muette, aura alors été de passer d’un régime d’imitation à un régime d’expression, c’est-à-dire de montrer un monde qui parle plutôt que de borner l’espace narratif au statut de décor d’une action humaine. Ainsi, à l’explicit de Quatre-vingt treize, Hugo n’hésite pas à faire dialoguer la prison monarchique et la guillotine révolutionnaire, l’oppression du passé et la violence du présent : « Dans la terre fatale avait germé l’arbre sinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant de larmes, de tant de sang, de cette terre où avaient été creusées tant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d’embûches, de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faits par toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée à tant d’abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semences affreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué, cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machine porteglaive, et 93 avait dit au vieux monde : “Me voilà”. Et la guillotine avait le droit de dire au donjon : “Je suis ta fille.” Et en même temps le donjon, car ces choses fatales vivent d’une vie obscure, se sentait tué par elle. » C’est la logique narrative, la logique du récit qui vient alors donner un sens, une forme au monde : la confrontation des personnages, Cimourdain, le prêtre devenu révolutionnaire inflexible, et Gauvain, l’aristocrate conquis aux idées généreuses de la République, leur tragique condamnation par l’histoire prennent sens à l’intérieur d’un récit du monde structuré par cette violence qui parle à travers les objets eux-mêmes.

 

C’est dire alors qu’à l’horizon du genre romanesque apparaît une exigence de vérité qui peut-être ne se borne plus à n’être qu’une fin visée par un mensonge, mais qui pourrait bien tenter de se faire entendre dans la fiction elle-même : dans Quatrevingt treize, si Cimourdain ou Gauvain relèvent de cette logique de sélection et de symbolisation qui définissait la vraisemblance et lui permettait de distribuer le mensonge vers les moyens et la vérité dans les fins, il n’est pas sûr que ce « donjon » et cette « guillotine » soient du même ordre : le fait qu’ils s’animent et trouvent une voix dans le récit, en rendant manifeste la fiction dont ils participent, les

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délivre déjà du mensonge en explicitant leur nature ; ils sont, en ce sens, un mensonge assumé, qui clarifie le statut du texte. Mais c’est alors un pas supplémentaire que l’on est tenté de franchir en se déplaçant vers une frontière du roman, en cette case pas tout à fait aveugle que l’on pourrait nommer roman vrai : en ce point l’hypothèse de Louis-René des Forêts s’effondrerait, mais l’ambition de « se délivrer du mensonge » serait complètement réalisée. Ce geste étonnant et pour tout dire vertigineux ouvrirait la possibilité pour la fiction, cet entre-deux, de se penser directement du côté de la vérité plutôt que du mensonge. Telle est la possibilité ouverte par la Nadja d’André Breton, œuvre située en-dehors des frontières génériques étroites, mais lourde de conséquence pour les possibilités du genre : « Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef » : contre la « littérature psychologique à affabulation romanesque », contre une conception du roman qui triche et truque, qui s’affirme dans l’arbitraire inconséquent de l’invention – se dénonçât-elle elle-même –, le pape du surréalisme exige la transparence : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où “qui je suis” m’apparaîtra tôt ou tard gravé dans le diamant ». Il s’agit alors, contre la proposition de Louis-René des Forêts, de maintenir une vérité jusqu’au bout, sans masque, contre la charlatanerie des « empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages distincts d’eux-mêmes et les campent physiquement, moralement, à leur manière ». C’est par là un autre continent qui surgit, une autre histoire du genre qui surgit, où se radicalise le jeu déjà ancien du roman avec l’(auto)biographie, de René à La Recherche du temps perdu, sous le patronage peutêtre de Rousseau, rabattant l’écart qui sépare encore chez lui le pôle romanesque du pôle autobiographique, celui des romans vrais : ainsi Truman Capote offre-t-il un « roman de non-fiction » (« non fiction novel ») avec De sang froid en 1966, qui permet au roman de s’emparer du discours journalistique en s’appropriant un faitdivers découvert dans le New York Times du 16 novembre 1959 (mais la distance avec le travail mené par Flaubert est-il alors de degré ou de qualité ? Y a-t-il vraiment plus de « vérité » établie en gardant les noms de Perry Smith et de Dick Hickock qu’en transformant « Delamarre » en « Bovary » ? De quelle vérité l’onomastique est-elle le nom ?) : les remerciements qui ouvrent le livre fonctionnent à cet égard comme un pacte de non-fiction qui garantissent au « récit véridique » de ne pas céder à l’affabulation, de préserver jusqu’au bout la présence d’un événement passé. Mais c’est aussi alors une certaine autofiction, celle qui assigne la fiction à l’auteur lui-même, qui pourrait se présenter comme le déplacement de la proposition de Louis-René des Forêts, comme un discours romanesque qui « peut se délivrer du mensonge » en le faisant sans le détour, sans les ruses du mensonge, mais par l’affirmation paradoxale d’un pacte qui affirme en même temps l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, et le caractère fictif du texte mobilisé : ainsi de Mes parents où « Hervé Guibert », en 1986, mobilise sa vie (une vie attestée aussi par l’œuvre photographique), la vie de ses parents, en racontant sur le même plan, et de la même façon, des scènes d’une banalité qui fait signe vers la vérité, et des visions, parfois des rêves, d’un caractère illogique qui fait signe vers le mensonge, comme l’image finale d’un « bateau », barré par « un squelette », « un chapelet en écharpe » ;avec Breton, contre des Forêts, une telle démarche affirmerait la nécessité de dépasser l’opposition entre fiction et non-fiction, entre autobiographie et discours romanesque, pour faire échapper le roman aux masques qui dissimulent, en

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prétendant l’identifier, le « qui je suis » de l’écrivain, et peut-être de son lecteur, pour faire échapper le roman à ce qui constituait peut-être son mensonge, son échec le plus grand. Mais dans quelle mesure s’agit-il encore du roman ? Ne peut-on pas penser à la fois la vérité et le mensonge du genre, en échappant à l’alternative de la fictionnalité et de l’authenticité, de l’artificialité exhibée et du refus de toute invention, du roman spéculaire et de l’autofiction : en considérant, autrement dit, le roman audelà de ses marges ?

 

 

La question posée par la proposition de Louis-René des Forêts est ainsi celle des limites posées à la vérité : est-il possible, rigoureusement et au-delà du paradoxe, de dire la vérité par le mensonge ? Pour « délivrer » le roman du « mensonge » (et que l’expression puisse évoquer la prière chrétienne de « délivrer du mal » n’est pas indifférent), il semble qu’il faille au minimum contraindre le roman à dénoncer son caractère de fiction en l’exhibant, et peut-être même à s’écarter de tout mensonge, de faire servir la vérité seule à la fiction qu’il construit, jusqu’à troubler considérablement le partage du vrai et du menti. C’est alors une autre compréhension de cette « fonction » de vérité donnée au roman, de cette « institution » d’un monde de vérité, de cette possibilité de « se délivrer du mensonge » qui apparaît : le roman, genre de la fiction, révèlerait la part de fiction vraiment à l’œuvre dans le monde, le fait que, du monde, on n’entende peut-être que les fictions – ou le mensonge.

 

3. Délivrer le monde de la vérité : la mauvaise conscience de la pensée

 

Que trouve-t-on, en effet, au bout d’une fiction vraie, au terme d’un désir, pour le roman, de se faire histoire, ou « biographie » ? Rien d’autre, sans doute, qu’à nouveau la fiction – la possibilité promise par Breton ou Capote restant bien étroite. C’est en tout cas ce qui apparaît à lire précisément un de ces romans qui revendiquent le droit de déborder les frontières traditionnelles du genre, le Rolling Stones, une biographie de François Bon (Fayard, 2002). L’ouvrage s’ouvre par un « préalable » où s’affirme l’identité profonde du roman et de la biographie : la seconde « absorbe et la technique et la puissance de mythe » du premier pour se construire, et c’est d’autant plus son devoir lorsqu’elle s’occupe de héros qui sont aussi à leur façon des « romanciers de leur propre histoire ». Le livre de François Bon s’offre alors comme le lieu où se rencontrent des fictions individuelles – quelques musiciens dont l’itinéraire peut intéresser, par le jeu même qu’il institue entre existence vécue et parcours fantasmé – et une fiction collective, celle qui a animé ce « morceau d’histoire du monde qui forcément est le nôtre, puisqu’ils courent encore et heureusement » : « Le roman, c’est le livre que constituent à distance cette masse considérable de faits publics mineurs, de photographies de hasards, quand peut-être ce qui aurait compté à dire et à photographier n’a pas été sauvé, et qu’eux-mêmes désormais se protégeaient bien trop pour avoir seulement désir de démêler ou comprendre ». Au terme de la vérité programmée par le projet biographique, c’est ainsi encore de la fiction qui apparaît, celle d’existences perdues dans leurs légendes, celle de la croyance des autres en ces légendes : c’est aussi, c’est d’abord cette histoire-là que prend en charge le roman de François Bon. Si le roman peut ainsi prétendre à être le genre où s’« institu[e] un monde de vérité », lors même qu’il mobilise le « corps » et le « langage » du mensonge, lors même donc

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qu’il assume d’être un discours mensonger, c’est donc parce qu’il manifeste le fait que la seule vérité du monde est d’être composé de fictions, et bien souvent de fictions qui ne s’avouent pas pour telles – c’est-à-dire de mensonges. Telle serait une leçon que le roman pourrait alors tirer de l’autofiction. Selon Chloé Delaume, praticienne autant que théoricienne de ce geste qui « tricot[e] la fiction et l’autobiographie », la valeur d’un tel travail tient au fait qu’il est un lieu de résistance à un monde tout entier composé de fictions, et d’abord donc parce qu’il permet de comprendre la vérité fictionnelle du monde : « je répète : fictions collectives », écritelle dans La Règle du je (Puf, 2010), « Familiales, culturelles, religieuses, institutionnelles, sociales, économiques, politiques, médiatiques : je me refuse aux fables qui saturent le réel. […] L’autofiction, une piste. Une forme littéraire parfaitement subjective, où le Je se libère des fictions imposées, s’écrivant dans sa langue et chantant par sa plaie ». Dans une telle perspective, le roman pourrait être mensonger et véridique dans la mesure où il montrerait cette fabrique mondaine du mensonge ; le roman le plus réaliste ne serait pas autre chose qu’un roman du mensonge. De tous les personnages des Rougon-Macquart, l’Aristide Saccard de L’Argent (1891) par excellence manifeste l’appartenance du discours économique à ces fictions qui ordonnent le monde, à ces mensonges qui se donnent comme la vérité du monde. Car le roman n’est finalement pas autre chose que l’exploration du « surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives », de la façon dont le financier est un faiseur de fictions : « À larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d’argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, le succès certain et colossal », entraînant ceux qui l’écoutent « dans un conte merveilleux des Mille et Une Nuits ». L’Argent apparaît ainsi comme le roman des romans, la fiction (en laquelle on ne croit que par une décision consciente, une « willing suspension of disbelief »pour reprendre la célèbre expression de Coleridge dans la Biographia Literaria [1817] : ici, la fiction de Saccard) qui clarifie la façon dont se fabriquent les fictions (en lesquelles on croit parce qu’on ignore qu’elles ne sont que fictions : ici, la fiction de l’argent). Le propre du roman serait alors de faire résonner les fictions du monde, des discours qui prétendent l’informer et le définir, en manifestant leur dimension fictive : Moins que zéro, de Brett Easton Ellis (1985), manifeste ainsi la façon dont les vies des personnages sont hantées par les paroles des chansons populaires, par les discours commerciaux, entre radio et panneaux publicitaires, sans qu’aucune vérité soit jamais révélée au-delà de cet espace de fiction où ils conduisent leur vie. La vérité que met alors en place le romancier est finalement celle qui dépasse l’hypothèse d’une adaequatio entre les mots et les choses, en leur préférant la recherche d’une adéquation des mots et des mots, du récit et des légendes, comme pour finalement révéler le fait que l’adaequatio est impossible parce que les choses échappent et qu’au bout du récit, il n’y a encore que des mots. Une telle conception de la vérité définirait peut-être un point de rencontre pour la psychanalyse et la littérature, si l’on en croit la proposition de Jean-Yves Tadié dans Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud (Gallimard, 2012) : « Pour les deux auteurs, tout est dans l’interprétation du langage ». Le travail du roman, comme celui du psychanalyste, tient alors dans cette capacité à explorer le verbe, à en sonder l’épaisseur propre.

 

Le roman peut dès lors être défini comme un art fondamentalement sceptique, qui peut bien comme Louis-René des Forêts promettre la vérité – mais sans que cette promesse puisse jamais déboucher sur aucune institution. Le récit, s’il semble informer le monde, ne le fera jamais d’une façon dogmatique, imposant des mots

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univoques à un monde qu’il s’agirait de dominer : comme le note Barthes dans les Essais critiques, il n’y a avec la littérature que « système sémantique très particulier, dont la fin est de mettre “du sens” dans le monde, mais non pas “un sens” » : ni vraiment insignifiante ni vraiment signifiante, elle est « du sens suspendu », la déclaration d’un « signifiant » mais la déception d’un « signifié ». La fable de Couillatris, placée par Rabelais en conclusion de sa préface au Quart Livre, peut avertir de cette équivoque du sens. Le bûcheron Couillatris, désespéré d’avoir « perdu sa cognée », se lamente : Jupiter, étonné de sa douleur, demande conseil à Priape (dieu équivoque s’il en est), pour comprendre les causes de ce désespoir. Le dieu concupiscent explique alors : « cette diction Coingnée est equivocque à plusieurs choses. Elle signifie un certain instrument, par le service duquel est fendu & couppé boys. Signifie aussi (au moins iadis signifioit) la femelle bien à poinct & souvent gimbretiletolletée. Et veidz que tout bon compaignon appelloit sa guarse fille de ioye, ma Coingnée. Car avecques cestuy ferrement (cela disoit exhibent son coingnouoir dodrental) ilz leurs coingnent si fierement & d’audace leurs emmanchouoirs, qu’elles restent exemptes d’une paour epidemiale entre le sexe feminin. » Toute la question est de savoir « quelle espèce de coingnée demande ce criart Couillatris ». Le récit récompense alors la modestie de Couillatris qui, « merdigues », décline la proposition d’une hache d’or et d’une hache d’argent pour garder sa cognée, en lui offrant les trois ; à l’inverse, ceux qui s’inspirant de lui tentent de mettre la main sur une fortune en mettant plus dans la « coingnée » qu’il y était se font couper la tête. La fable pourrait servir de leçon de lecture : il faut sans cesse revenir aux mots équivoques du récit, sans prétendre qu’il y ait dans ces mots équivoques plus que ce qu’ils sont : c’est alors seulement que l’or et l’argent pourront venir, sans qu’on y perde la tête. Ce qu’enseignerait alors le roman, c’est une possible déprise de l’idée de vérité, de la prétention à la vérité : c’est par là renoncer aussi à l’illusion qu’a le lecteur d’exister à soi seul, comme une vérité. Tel serait l’effet de l’ouverture ironique du Noé de Jean Giono (1947) : « Je prononce d’abord la formule d’exorcisme moderne : Les héros de ce roman appartiennent à la fiction romanesque, et toute ressemblance avec des contemporains vivants ou morts est entièrement fortuite ; également toute similitude de noms propres. Rien n’est vrai. Même pas moi ; ni les miens ; ni mes amis. Tout est faux. » Mais une telle fausseté n’est-elle pas le prix à payer – ou le gain obtenu – lorsque l’on s’aventure dans tout espace de fiction ? P. D. James, dans Une certaine justice, comme dans tous ses romans policiers, dispose au seuil du récit un pareil avertissement, mais c’est là aussi la ligne de partage entre fiction et réalité qui se trouble : « tous les personnages sont fictifs » ; preuve en est que « seule l’imagination trop ardente d’un auteur de romans policiers aurait pu concevoir qu’un membre de l’Honorable Société du Middle Temple nourrît des pensées peu charitables envers un autre membre » : la faiblesse de l’argument place bien le lecteur dans l’espace de la fiction, qui suspend en lui toute créance – y compris vis-à-vis de son existence et des jugements qu’il peut tenter de porter sur le monde ; le lecteur est emporté dans un espace où il n’a plus à juger du vrai et du faux (fût-ce dans l’univers d’un roman de détective), où il apprend qu’il peut lire en-dehors des jugements de vérité et de fausseté.

 

Aussi bien, pour reprendre et déformer l’expression de Coleridge, la lecture de roman est-elle suspension de toute crédulité, expérience de l’ironie. Le narrateur, au début du Petit Toutou de Jean Galli de Bibiena (1746), souligne l’arbitraire de sa comtesse (et non de sa marquise), « la Comtesse de *** , que nous nommerons Hortense, pour la commodité de l’histoire et pour d’autres bonnes raisons » : les

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« bonnes raisons » jamais explicitées de l’onomastique ne sont alors rien d’autre que la convention de crédulité sans quoi il n’y a pas récit, sans quoi il n’y a pas vie (on peut songer au récit de Descartes inférant l’existence de ses semblables de leurs chapeaux et de leurs manteaux dans la seconde des Méditations métaphysiques), le fait que l’illusion du il y a qui fait croire au monde est fondamentalement la même chose que l’illusion du il était une fois – et peut-être le récit ne configure-t-il le temps, comme le veut Ricœur, que parce qu’il sollicite du lecteur la même adhésion, la même espèce d’adhésion, aussi futile et aussi sérieuse, que celle qui fait adhérer le sujet au monde dans lequel il vit. Telle était déjà la leçon tirée par Maupassant dans la « préface » de Pierre et Jean : « Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. […] Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. » Le domaine propre du roman, ce serait ainsi l’exploration de l’« illusion du monde », parce que c’est la vérité même de ce monde. De là le lien étroitement noué, des Lettres portugaises de Guilleragues aux Tropismes de Sarraute en passant par La Recherche du temps perdu de Proust, entre écriture romanesque et perception subjective du réel dans le roman français. Charge alors au romancier de faire percevoir au lecteur ce qui, dans cette perception, s’écarte d’un réel insaisissable, rendu sensible dans cet écart même qui le rend inaccessible. Peut-être est-ce cet espace que vient nommer, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, la narratrice de Marguerite Duras : « J’aime à croire, comme je l’aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire, mais on aurait pu le faire résonner ». Expérience du manque du mot, de l’inadéquation des mots et des choses, le roman permet au lecteur d’éprouver que le « langage » est mensonge, parce qu’il n’est jamais la chose, mais qu’aussi bien il est vérité, parce qu’il n’est pas sûr que la chose soit jamais. De là naît la possibilité, pour le roman, de survivre dans le temps : sa vérité ne s’épuise pas dans une vision du monde, parce qu’elle est l’expérience de la perte de ce monde – mais aussi bien cela qui console de cette perte, qui la rend acceptable et libère de la peur. C’est ainsi que l’on peut lire la véritable déclaration d’amour d’Aragon au roman dans la suite de la préface des Cloches de Bâle, présenté comme le véritable moyen d’apprivoiser une vérité sans cela terrifiante : « On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur, et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l’épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. Le roman, c’est la clef des chambres interdites de notre maison. » Le Ravissement de Lol V. Stein, qui rend acceptable l’affrontement de l’absence même de vérité et d’un « mot-absence » pour le dire, raconte cet apprivoisement, par le roman, de l’effroi qui naît parce que manque la vérité.

 

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En assignant au roman la tâche de « se délivrer du mensonge », en visant « une vérité » que sa fonction était d’atteindre paradoxalement par le « moyen du mensonge », Louis-René des Forêts conduit à fragiliser l’idée même de vérité en jeu

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dans le travail romanesque : le roman ne peut pas atteindre la vérité parce qu’il semble témoigner du fait que personne ne peut l’atteindre. Le paradoxe, dans une telle perspective, se radicalise, et le genre apparaît bien comme saturé de « contradictions » et d’« ambiguïtés » : le roman est le genre de la vérité parce qu’il est le genre du mensonge, parce qu’il est le genre qui manifeste le fait que la vérité n’existe pas objectivement, que le réel ne peut être atteint hors de sa perception et donc peut-être hors du mensonge. Il peut moins « instituer un monde de vérité » que dévoiler le fait qu’un tel monde n’est pas possible, que la carte ne coïncidera jamais avec le territoire, les mots avec les choses. La réflexion sur le roman conduirait à l’envisager alors en termes moraux et philosophiques parce qu’il est une forme narrative de la valeur – de la valeur de la croyance prêtée au monde : l’aventure du roman (aventure toute intérieure de conduire au cœur du langage, plus encore que de la fiction, au lieu langagier où se forgent les fictions du monde) serait l’expérience d’un renoncement à la vérité, d’une annulation de la vérité prêtée au monde. Genre en cela fondamentalement critique, le roman est l’occasion de suspendre l’opposition du vrai et du menti pour proposer le possible, l’équivoque, l’incroyance et de quitter l’opposition duelle pour le bonheur du trio.