Paul Verlaine
Œuvres poétiques
Poèmes saturniens
Les Sages d'autrefois...
Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci,
Crurent, et c'est un point encor mal éclairci,
Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,
Et que chaque âme était liée à l'un des astres.
(On a beaucoup raillé, sans penser que souvent
Le rire est ridicule autant que décevant,
Cette explication du mystère nocturne.)
Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,
Fauve planète, chère aux nécromanciens,
Ont entre tous, d'après les grimoires anciens,
Bonne part de malheur et bonne part de bile.
L'Imagination, inquiète et débile,
Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison.
Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison,
Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule
En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule.
Tels les Saturniens doivent souffrir et tels
Mourir, - en admettant que nous soyons mortels,
Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d'une Influence maligne.
P. V.
Prologue
Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire,
Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,
Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,
Et, par l'intensité de leur vertu troublant
Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,
Augustes, s'élevaient jusqu'au Néant suprême,
Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor
Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or
Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures
De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,
Et retenant le vol obstiné de essaims,
Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,
Cependant que le ciel et la mer et la terre
Voyaient, - rouges et las de leur travail austère,
S'incliner, pénitents fauves et timorés,
Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés!
Une connexité grandiosement alme
Liait le Kçhatrya serein au Chanteur calme,
Valmiki l'excellent à l'excellent Rama:
Telles sur un étang deux touffes de padma.
- Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,
De Spartè la sévère à la rieuse Attique,
Les Aèdes, Orpheus, Alkaïos, étaient
Encore des héros altiers, et combattaient.
Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive,
Fait retenir, clameur immense qui s'élève,
Vos échos jamais las, vastes postérités,
D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés.
Les héros à leur tour, après les luttes vastes,
Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,
Et non moins que de l'art d'Arès furent épris
De l'Art dont une Palme immortelle est le prix,
Akhilleus entre tous! Et le Laërtiade
Dompta, parole d'or qui charme et persuade,
Les esprits et les coeurs et les âmes toujours,
Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres et les ours.
- Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères
Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,
Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas
Comme le Preux sa part auguste des combats?
Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,
Et son neveu Roland resté dans la montagne
Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur,
En beaux couplets et sur un rhythme âpre et vainqueur,
Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,
Les durs Leudes, perdant leur sang par vingt entailles,
Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux
De Roland et de ceux qui virent Roncevaux
Et furent de l'énorme et suprême tuerie,
Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?...
- Aujourd'hui, l'Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l'Harmonie immense et bleue et de la Force.
La Force, qu'autrefois le Poète tenait
En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,
La Force, maintenant, la Force, c'est la Bête
Féroce bondissante et folle et toujours prête
A tout carnage, à tout dévastement, à tout
Egorgement, d'un bout du monde à l'autre bout!
L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres,
Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires
Fuligineux d'un siècle en ébullition,
L'Action à présent, - ô pitié! - l'Action,
C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle
Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule
Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert
Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert!
- Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes
De la vie et du choc désordonné des armes
Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs
Ineffables, voici le groupe des Chanteurs
Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses
Empourprent la fierté sereine de leurs poses:
Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,
Et sous leur front le rêve inachevé des Dieux!
Le monde, que troublait leur parole profonde,
Les exile. A leur tour ils exilent le monde!
C'est qu'ils ont à la fin compris qu'il ne faut plus
Mêler leur note pure aux cris irrésolus
Que va poussant la foule obscène et violente,
Et que l'isolement sied à leur marche lente.
Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi,
L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi!
Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,
Où le rayonnement des choses éternelles
A mis des visions qu'il suit avidement,
Ne sauraient s'abaisser une heure seulement
Sur le honteux conflit des besognes vulgaires
Et sur vos vanités plates; et si naguères
On le vit au milieu des hommes, épousant
Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant
Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques
Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques
Sur la kithare, sur la harpe et sur le luth,
S'il honorait parfois le présent d'un salut
Et daignait consentir à ce rôle de prêtre
D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être
La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit,
S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit,
C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine.
- Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène!
Melancholia
A Ernest Boutier.
I Résignation
Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor,
Somptuosité persane et papale,
Héliogabale et Sardanapale!
Mon désir créait sous des toits en or,
Parmi les parfums, au son des musiques,
Des harems sans fin, paradis physiques!
Aujourd'hui, plus calme et non moins ardent,
Mais sachant la vie et qu'il faut qu'on plie,
J'ai dû refréner ma belle folie,
Sans me résigner par trop cependant.
Soit! le grandiose échappe à ma dent,
Mais, fi de l'aimable et fi de la lie!
Et je hais toujours la femme jolie,
La rime assonante et l'ami prudent.
II Nevermore
Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détonne.
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant:
"Quel fut ton plus beau jour?" fit sa voix d'or vivant,
Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.
- Ah! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées!
Et qu'il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées!
III Après trois ans
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu: l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
IV Voeu
Ah! les oaristys! les premières maîtresses!
L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs,
Et puis, parmi l'odeur des corps jeunes et chers,
La spontanéité craintive des caresses!
Sont-elles assez loin toutes ces allégresses
Et toutes ces candeurs! Hélas! toutes devers
Le printemps des regrets ont fui les noirs hivers
De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses!
Si que me voilà seul à présent, morne et seul,
Morne et désespéré, plus glacé qu'un aïeul,
Et tel qu'un orphelin pauvre sans soeur aînée.
O la femme à l'amour câlin et réchauffant,
Douce, pensive et brune, et jamais étonnée,
Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant!
V Lassitude
A batallas de amor campo de pluma.
(Gongora.)
De la douceur, de la douceur, de la douceur!
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit parfois, vois-tu, l'amante
Doit avoir l'abandon paisible de la soeur.
Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente!
Mais dans ton cher coeur d'or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l'olifant!...
Laisse-la trompeter à son aise, la gueuse!
Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse!
VI Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse? - Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
VII A une femme
A vous ces vers de par la grâce consolante
De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,
De par votre âme pure et toute bonne, à vous
Ces vers du fond de ma détresse violente.
C'est qu'hélas! le hideux cauchemar qui me hante
N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,
Se multipliant comme un cortège de loups
Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante!
Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien
Que le gémissement premier du premier homme
Chassé d'Eden n'est qu'une églogue au prix du mien!
Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme
Des hirondelles sur un ciel d'après-midi;
- Chère, - par un beau jour de septembre attiédi.
VIII L'angoisse
Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs
Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales
Siciliennes, ni les pompes aurorales,
Ni la solennité dolente des couchants.
Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants,
Des vers, des temples grecs et des tours en spirales
Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales,
Et je vois du même oeil les bons et les méchants.
Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus.
Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.
Eaux-Fortes
A François Coppée.
I Croquis Parisien
La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus.
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.
Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu'un basson.
Au loin, un matou frileux et discret
Miaulait d'étrange et grêle façon.
Moi, j'allais, rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz.
II Cauchemar
J'ai vu passer dans mon rêve
- Tel l'ouragan sur la grève, -
D'une main tenant un glaive
Et de l'autre un sablier,
Ce cavalier
Des ballades d'Allemagne
Qu'à travers ville et campagne,
Et du fleuve à la montagne,
Et des forêts au vallon,
Un étalon
Rouge-flamme et noir d'ébène,
Sans bride, ni mors, ni rêne,
Ni hop! ni cravache, entraîne
Parmi des râlements sourds
Toujours! toujours!
Un grand feutre à longue plume
Ombrait son oeil qui s'allume
Et s'éteint. Tel, dans la brume,
Eclate et meurt l'éclair bleu
D'une arme à feu.
Comme l'aile d'une orfraie
Qu'un subit orage effraie,
Par l'air que la neige raie,
Son manteau se soulevant
Claquait au vent,
Et montrait d'un air de gloire
Un torse d'ombre et d'ivoire,
Tandis que dans la nuit noire
Luisaient en des cris stridents
Trente-deux dents.
III Marine
L'Océan sonore
Palpite sous l'oeil
De la lune en deuil
Et palpite encore,
Tandis qu'un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D'un long zigzag clair,
Et que chaque lame
En bonds convulsifs
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,
Et qu'au firmament,
Où l'ouragan erre,
Rugit le tonnerre
IV Effet de nuit
La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelque houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contre-sens des lances de l'averse.
V Grotesques
Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tous biens l'or de leurs regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.
Le sage, indigné, les harangue;
Le sot plaint ces fous hasardeux;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d'eux.
C'est qu'odieux et ridicules,
Et maléfiques en effet,
Ils ont l'air, sur les crépuscules,
D'un mauvais rêve que l'on fait;
C'est que, sur leurs aigres guitares
Crispant la main des libertés,
Ils nasillent des chants bizarres,
Nostalgiques et révoltés;
C'est enfin que dans leurs prunelles
Rit et pleure - fastidieux -
L'amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux!
- Donc, allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Le long des gouffres et des grèves,
Sous l'oeil fermé des paradis!
La nature à l'homme s'allie
Pour châtier comme il le faut
L'orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut,
Et, vengeant sur vous le blasphème
Des vastes espoirs véhéments,
Meurtrit votre front anathème
Au choc rude des éléments.
Les juins brûlent et les décembres
Gèlent votre chair jusqu'aux os,
Et la fièvre envahit vos membres
Qui se déchirent aux roseaux.
Tout vous repousse et tout vous navre,
Et quand la mort viendra pour vous,
Maigre et froide, votre cadavre
Sera dédaigné par les loups!
Paysages tristes
A Catulle Mendès.
I Soleils couchants
Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon coeur qui s'oublie
Aux soleils couchants.
Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A des grands soleils
Couchants sur les grèves.
II Crépuscule du soir mystique
Le Souvenir avec le Crépuscule
Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
De l'Espérance en flamme qui recule
Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
Mystérieuse où mainte floraison
- Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
S'élance autour d'un treillis, et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
- Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison
Le Souvenir avec le Crépuscule.
III Promenade sentimentale
Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes;
Les grands nénuphars entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l'étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j'errais tout seul
Promenant ma plaie; et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
Et des nénuphars, parmi les roseaux,
Des grands nénuphars sur les calmes eaux.
IV Nuit du Walpurgis classique
C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre.
Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement
Rhythmique. - Imaginez un jardin de Lenôtre,
Correct, ridicule et charmant.
Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées
Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins
De bronze; çà et là, des Vénus étalées;
Des quinconces, des boulingrins;
Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune;
Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila;
Plus loin, des ifs taillés en triangle. La lune
D'un soir d'été sur tout cela.
Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique
Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air
De chasse: tel, doux, lent, sourd et mélancolique,
L'air de chasse de Tannhauser.
Des chants voilés de cors lointains où la tendresse
Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords
Harmonieusement dissonants dans l'ivresse;
Et voici qu'à l'appel des cors
S'entrelacent soudain des formes toutes blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l'ombre verte des branches,
- Un Watteau rêvé par Raffet! -
S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres
D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond,
Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres
Très lentement dansent en rond.
- Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,
Ces spectres agités en tourbe cadencée,
Ou bien tout simplement des morts?
Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite
L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein? - tous
Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,
Ou bien des morts qui seraient fous? -
N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes,
Menant leur ronde vaste et morne et tressautant
Comme dans un rayon de soleil des atomes,
Et s'évaporent à l'instant
Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre
Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument
Plus rien - absolument - qu'un jardin de Lenôtre,
Correct, ridicule et charmant.
V Chanson d'automne
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;
Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
VI L'heure du berger
La lune est rouge au brumeux horizon;
Dans un brouillard qui danse la prairie
S'endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson;
Les fleurs des eaux referment leurs corolles;
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leurs spectres incertains;
Vers les buissons errent les lucioles;
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.
VII Le Rossignol
Comme un vol criard d'oiseaux en émoi,
Tous mes souvenirs s'abattent sur moi,
S'abattent parmi le feuillage jaune
De mon coeur mirant son tronc plié d'aune
Au tain violet de l'eau des Regrets
Qui mélancoliquement coule auprès,
S'abattent, et puis la rumeur mauvaise
Qu'une brise moite en montant apaise,
S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien
Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien,
Plus rien que la voix célébrant l'Absente,
Plus rien que la voix - ô si languissante! -
De l'oiseau que fut mon Premier Amour,
Et qui chante encor comme au premier jour;
Et dans la splendeur triste d'une lune
Se levant blafarde et solennelle, une
Nuit mélancolique et lourde d'été,
Pleine de silence et d'obscurité;
Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure
L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.
Caprices
A Henry Winter.
I Femme et chatte
Elle jouait avec sa chatte,
Et c'était merveille de voir
La main blanche et la blanche patte
S'ébattre dans l'ombre du soir.
Elle cachait - la scélérate! -
Sous ses mitaines de fil noir
Ses meurtriers ongles d'agate,
Coupants et clairs comme un rasoir.
L'autre aussi faisait la sucrée
Et rentrait sa griffe acérée,
Mais le diable n'y perdait rien...
Et dans le boudoir où, sonore,
Tintait son rire aérien
Brillaient quatre points de phosphore.
II Jésuitisme
Le Chagrin qui me tue est ironique, et joint
Le sarcasme au supplice, et ne torture point
Franchement, mais picote avec un faux sourire
Et transforme en spectacle amusant mon martyre,
Et sur la bière où gît mon Rêve mi-pourri
Beugle un De Profundis sur l'air du Traderi.
C'est un Tartuffe qui, tout en mettant des roses
Pompons sur les autels des Madones moroses,
Tout en faisant chanter à des enfants de choeur
Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur,
Tout en amidonnant ces guimpes amoureuses
Qui serpentent au corps sacré des Bienheureuses,
Tout en disant à voix basse son chapelet,
Tout en passant la main sur son petit collet,
Tout en parlant avec componction de l'âme,
N'en médite pas moins ma ruine, - l'infâme!
III La chanson des Ingénues
Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.
Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur;
Et nous courons par les prées,
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons;
Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur,
Et nos robes - si légères -
Sont d'une extrême blancheur;
Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les oeillades,
Les saluts et les "hélas!",
Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés;
Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions
Battre nos coeurs sous nos mantes
A des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.
IV Une grande dame
Belle "à damner les saints", à troubler sous l'aumusse
Un vieux juge! Elle marche impérialement.
Elle parle - et ses dents font un miroitement -
Italien, avec un léger accent russe.
Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse
Ont l'éclat insolent et dur du diamant.
Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement
De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce
Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,
N'égale sa beauté patricienne, non!
Vois, ô bon Buridan: "C'est une grande dame!"
Il faut - pas de milieu! - l'adorer à genoux,
Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ses lourds cheveux roux
Ou bien lui cravacher la face, à cette femme!
V Monsieur Prudhomme
Il est grave: il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille.
Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille
Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.
Initium
Les violons mêlaient leur rire au chant des flûtes
Et le bal tournoyait quand je la vis passer
Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes
De son oreille où mon Désir comme un baiser
S'élançait et voulait lui parler, sans oser.
Cependant elle allait, et la mazurque lente
La portait dans son rhythme indolent comme un vers,
- Rime mélodieuse, image étincelante, -
Et son âme d'enfant rayonnait à travers
La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts.
Et depuis, ma Pensée - immobile - contemple
Sa Splendeur évoquée, en adoration,
Et dans son Souvenir, ainsi que dans un temple,
Mon Amour entre, plein de superstition.
Et je crois que voici venir la Passion.
Çavitrî
(Maha-Baratta.)
Pour sauver son époux, Çavitrî fit le voeu
De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,
Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières:
Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.
Ni, Çurya, tes rais cruels, ni la langueur
Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes
Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,
La pensée et la chair de la femme au grand coeur.
- Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin,
Ou que l'Envie aux traits amers nous ait pour cibles,
Ainsi que Çavitrî faisons-nous impassibles,
Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein.
Sub Urbe
Les petits ifs du cimetière
Frémissent au vent hiémal,
Dans la glaciale lumière.
Avec des bruits sourds qui font mal,
Les croix de bois des tombes neuves
Vibrent sur un ton anormal.
Silencieux comme des fleuves,
Mais gros de pleurs comme eux de flots,
Les fils, les mères et les veuves
Par les détours du triste enclos
S'écoulent, - lente théorie, -
Au rhythme heurté des sanglots.
Le sol sous les pieds glisse et crie,
Là-haut de grands nuages tors
S'échevèlent avec furie.
Pénétrant comme le remords,
Tombe un froid lourd qui vous écoeure
Et qui doit filtrer chez les morts,
Chez les pauvres morts, à toute heure
Seuls, et sans cesse grelottants,
- Qu'on les oublie ou qu'on les pleure! -
Ah! vienne vite le Printemps,
Et son clair soleil qui caresse,
Et ses doux oiseaux caquetants!
Refleurisse l'enchanteresse
Gloire des jardins et des champs
Que l'âpre hiver tient en détresse!
Et que, - des levers aux couchants, -
L'or dilaté d'un ciel sans bornes
Berce de parfums et de chants,
Chers endormis, vos sommeils mornes!
Sérénade
Comme la voix d'un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.
Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline:
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.
Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx
Purs de toutes ombres,
Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx
De tes cheveux sombres.
Comme la voix d'un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.
Puis je louerai beaucoup, comme il convient,
Cette chair bénie
Dont le parfum opulent me revient
Les nuits d'insomnie.
Et pour finir, je dirai le baiser
De ta lèvre rouge,
Et ta douceur à me martyriser,
- Mon Ange! - ma Gouge!
Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline:
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.
Un Dahlia
Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun
S'ouvrant avec lenteur comme celui d'un boeuf,
Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf.
Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun
Arome, et la beauté sereine de ton corps
Déroule, mate, ses impeccables accords.
Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins
Exhalent celles-là qui vont fanant les foins,
Et tu trônes, Idole insensible à l'encens.
- Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur,
Elève sans orgueil sa tête sans odeur,
Irritant au milieu des jasmins agaçants!
Nevermore
Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,
Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux;
Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux;
Sème de fleurs les bords béants du précipice;
Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice!
Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni;
Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides;
Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides;
Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;
Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.
Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai
Entre mes bras pressé: le Bonheur, cet ailé
Voyageur qui de l'Homme évite les approches,
- Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.
Mais la FATALITE ne connaît point de trêve:
Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
Et le remords est dans l'amour: telle est la loi.
- Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.
Il bacio
Baiser! rose trémière au jardin des caresses!
Vif accompagnement sur le clavier des dents
Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs ardents
Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses!
Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser!
Volupté nonpareille, ivresse inénarrable!
Salut! l'homme, penché sur ta coupe adorable,
S'y grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser.
Comme le vin du Rhin et comme la musique,
Tu consoles et tu berces, et le chagrin
Expire avec la moue en ton pli purpurin...
Qu'un plus grand, Goëthe ou Will, te dresse un vers classique.
Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris,
T'offrir que ce bouquet de strophes enfantines:
Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines
D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris.
Dans les bois
D'autres, - des innocents ou bien des lymphatiques, -
Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,
Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux!
D'autres s'y sentent pris - rêveurs - d'effrois mystiques.
Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords
Epouvantable et vague affole sans relâche,
Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche
Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.
Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde,
D'où tombe un noir silence avec une ombre encor
Plus noire, tout ce morne et sinistre décor
Me remplit d'une horreur triviale et profonde.
Surtout les soirs d'été: la rougeur du couchant
Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte
D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte
Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.
Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe
Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur
Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,
Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace.
La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant
Où l'on songe aux récits des aïeules naïves...
Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives
Font un bruit d'assassins postés se concertant.
Nocturne Parisien
A Edmond Lepelletier
Roule, roule ton flot indolent, morne Seine.-
Sous tes ponts qu'environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais tu n'en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect m'inspire de pensées!
Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font
Monter le voyageur vers un passé profond,
Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,
Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.
Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers
Et reflète, les soirs, des boléros légers.
Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive
Où vient faire son kief l'odalisque lascive.
Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour
Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour.
Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,
Berce de rêves doux le sommeil des momies.
Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,
Charrie augustement ses îlots mordorés,
Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes,
Splendidement s'écroule en Niagaras vastes.
L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers
Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,
Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,
Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète.
Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants
Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents
En appareil royal, tandis qu'au loin la foule
Le long des temples va hurlant, vivante houle,
Au claquement massif des cymbales de bois,
Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois,
Du saut de l'antilope agile attendant l'heure,
Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure.
- Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout
D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne
Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne.
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent!
Les nuages, chassés par la brise nocturne,
Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne.
Sur la tête d'un roi du portail, le soleil,
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.
L'hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre,
Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre.
Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague son
Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes;
Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes.
- Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré
Lançant dans l'air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie,
Eclate en quelque coin l'orgue de Barbarie:
Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur,
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées;
Sur une clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do sont des la,
Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela!
Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves,
Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves;
La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux,
Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,
Et dans une harmonie étrange et fantastique
Qui tient de la musique et tient de la plastique,
L'âme, les inondant de lumière et de chant,
Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant!
- Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence,
Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs;
On allume les becs de gaz le long des murs,
Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques;
Et le contemplateur sur le haut garde-fou
Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou
Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abîme.
Pensée, espoir serein, ambition sublime,
Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,
Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit!
- Sinistre trinité! De l'ombre dures portes!
Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes!
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur
Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,
L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Electre,
Sous la fatalité de votre regard creux
Ne peut rien et va droit au précipice affreux;
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses
De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses
Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,
Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs
Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde,
Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde!
- Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
Tes cargaisons de bois, de houille, et de cadavres!
Marco
Quand Marco passait, tous les jeunes hommes
Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes
Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié
Ta pauvre cahute, ô froide Amitié;
Tout autour dansaient des parfums mystiques
Où l'âme en pleurant s'anéantissait,
Sur ses cheveux roux un charme glissait;
Sa robe rendait d'étranges musiques
Quand Marco passait.
Quand Marco chantait, ses mains sur l'ivoire
Evoquaient souvent la profondeur noire
Des airs primitifs que nul n'a redits,
Et sa voix montait dans les paradis
De la symphonie immense des rêves,
Et l'enthousiasme alors transportait
Vers des cieux connus quiconque écoutait
Ce timbre d'argent qui vibrait sans trêves
Quand Marco chantait.
Quand Marco pleurait, ses terribles larmes
Défiaient l'éclat des plus belles armes;
Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin
Et son désespoir n'avait rien d'humain;
Pareil au foyer que l'huile exaspère,
Son courroux croissait, rouge, et l'on aurait
Dit d'une lionne à l'âpre forêt
Communiquant sa terrible colère
Quand Marco pleurait.
Quand Marco dansait, sa jupe moirée
Allait et venait comme une marée,
Et, tel qu'un bambou flexible, son flanc
Se tordait, faisant saillir son sein blanc:
Un éclair partait. Sa jambe de marbre,
Emphatiquement cynique, haussait
Ses mates splendeurs, et cela faisait
Le bruit du vent de la nuit dans un arbre
Quand Marco dansait.
Quand Marco dormait, oh! quels parfums d'ambre
Et de chair mêlés opprimaient la chambre!
Sous les draps la ligne exquise du dos
Ondulait, et dans l'ombre des rideaux
L'haleine montait, rhythmique et légère;
Un sommeil heureux et calme fermait
Ses yeux, et ce doux mystère charmait
Les vagues objets parmi l'étagère,
Quand Marco dormait.
Mais quand elle aimait, des flots de luxure
Débordaient, ainsi que d'une blessure
Sort un sang vermeil qui fume et qui bout,
De ce corps cruel que son crime absout;
Le torrent rompait les digues de l'âme,
Noyait la pensée, et bouleversait
Tout sur son passage, et rebondissait
Souple et dévorant comme de la flamme,
Et puis se glaçait.
César Borgia
Portrait en pied
Sur fond d'ombre noyant un riche vestibule
Où le buste d'Horace et celui de Tibulle
Lointains et de profil rêvent en marbre blanc,
La main gauche au poignard et la main droite au flanc
Tandis qu'un rire doux redresse la moustache,
Le duc CESAR en grand costume se détache.
Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir
Vont contrastant, parmi l'or somptueux d'un soir,
Avec la pâleur mate et belle du visage
Vu de trois quarts et très ombré, suivant l'usage
Des Espagnols ainsi que des Vénitiens
Dans les portraits de rois et de patriciens.
Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge,
Est mince, et l'on dirait que la tenture bouge
Au souffle véhément qui doit s'en exhaler.
Et le regard errant avec laisser-aller
Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures,
Fourmille de pensers énormes d'aventures.
Et le front, large et pur, sillonné d'un grand pli,
Sans doute de projets formidables rempli,
Médite sous la toque où frissonne une plume
S'élançant hors d'un noeud de rubis qui s'allume.
La mort de Philippe II
A Louis-Xavier de Ricard.
Le coucher d'un soleil de septembre ensanglante
La plaine morne et l'âpre arête des sierras
Et de la brume au loin l'installation lente.
Le Guadarrama pousse entre les sables ras
Son flot hâtif qui va réfléchissant par places
Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.
Le grand vol anguleux des éperviers rapaces
Raye à l'ouest le ciel mat et rouge qui brunit,
Et leur cri rauque grince à travers les espaces.
Despotique, et dressant au-devant du zénith
L'entassement brutal de ses tours octogones,
L'Escurial étend son orgueil de granit.
Les murs carrés, percés de vitraux monotones,
Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements
Que quelques grils sculptés qu'alternent des couronnes.
Avec des bruits pareils aux rudes hurlements
D'un ours que des bergers navrent de coups de pioches
Et dont l'écho redit les râles alarmants,
Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches
Et puis s'évaporant en des murmures longs,
Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches.
Par les cours du palais, où l'ombre met ses plombs,
Circule - tortueux serpent hiératique -
Une procession de moines aux frocs blonds
Qui marchent un par un, suivant l'ordre ascétique,
Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,
Ululent d'une voix formidable un cantique.
- Qui donc ici se meurt? Pour qui sur le chemin
Cette paille épandue et ces croix long-voilées
Selon le rituel catholique romain? -
La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,
Les portes d'acajou massif tournent sans bruit,
Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.
Une vague rougeur plus triste que la nuit
Filtre à rais indécis par les plis des tentures
A travers les vitraux où le couchant reluit,
Et fait papilloter sur les architectures,
A l'angle des objets, dans l'ombre du plafond,
Ce halo singulier qu'on voit dans les peintures.
Parmi le clair-obscur transparent et profond
S'agitent effarés des hommes et des femmes
A pas furtifs, ainsi que les hyènes font.
Riches, les vêtements des seigneurs et des dames,
Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart,
Chantent l'ode du luxe en chatoyantes gammes,
Et, trouant par éclairs distancés avec art
L'opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre
Des gardes alignés scintillent de trois quart.
Un homme en robe noire, à visage de guivre,
Se penche, en caressant de la main ses fémurs,
Sur un lit, comme l'on se penche sur un livre.
Des rideaux de drap d'or roides comme des murs
Tombent d'un dais de bois d'ébène en droite ligne,
Dardant à temps égaux l'oeil des diamants durs.
Dans le lit, un vieillard d'une maigreur insigne
Egrène un chapelet, qu'il baise par moment,
Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne.
Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,
Dernier signe de vie et premier d'agonie,
- Et son haleine pue épouvantablement.
Dans sa barbe couleur d'amarante ternie,
Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux
Sous son linge bordé de dentelle jaunie,
Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve,
En bataillons serrés vont et viennent les poux.
C'est le Roi, ce mourant qu'assiste un mire chauve,
Le Roi Philippe Deux d'Espagne, - Saluez! -
Et l'aigle autrichien s'effare dans l'alcôve,
Et de grands écussons, aux murailles cloués,
Brillent, et maints drapeaux où l'oiseau noir s'étale
Pendent deçà delà, vaguement remués!...
- La porte s'ouvre. Un flot de lumière brutale
Jaillit soudain, déferle et bientôt s'établit
Par l'ampleur de la chambre en nappe horizontale;
Porteurs de torches, roux, et que l'extase emplit,
Entrent dix capucins qui restent en prière:
Un d'entre eux se détache et marche droit au lit.
Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,
Et les élancements farouches de la Foi
Rayonnent à travers les cils de sa paupière;
Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,
Sonne sur les tapis, régulier, emphatique;
Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.
Et tous sur son trajet dans un geste extatique
S'agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein;
Car il porte avec lui le sacré Viatique.
Du lit s'écarte avec respect le matassin,
Le médecin du corps, en pareille occurrence,
Devant céder la place, Ame, à ton médecin.
La figure du Roi, qu'étire la souffrance,
A l'approche du fray se rassérène un peu.
Tant la religion est grosse d'espérance!
Le moine cette fois ouvrant son oeil de feu
Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,
S'arrête, messager des justices de Dieu.
- Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches.
Et la Confession commence. Sur le flanc
Se retournant, le roi, d'un ton sourd, bas et grêle,
Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.
- "Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle?
Brûler des juifs, mais c'est une dilection!
Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle." -
Et, se pétrifiant dans l'exaltation,
Le Révérend, les bras en croix, tête dressée,
Semble l'esprit sculpté de l'Inquisition.
Ayant repris haleine, et d'une voix cassée,
Péniblement, et comme arrachant par lambeaux
Un remords douloureux du fond de sa pensée,
Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux
Eclaire le visage osseux et le front blême,
Prononce ces mots: Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.
- "Les Flamands, révoltés contre l'Eglise même,
Furent très justement punis, à votre los,
Et je m'étonne, ô Roi, de ce doute suprême.
Poursuivez." - Et le Roi parla de don Carlos.
Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue
Palpitante et collée affreusement à l'os.
- "Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue!
L'Infant, certes, était coupable au dernier point,
Ayant voulu tirer l'Espagne dans la boue
De l'hérésie anglaise, et de plus n'ayant point
Frémi de conspirer - ô ruses abhorrées! -
Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint!" -
Le moine ensuite dit les formules sacrées
Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,
Prenant l'Hostie avec ses deux mains timorées,
Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits
Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,
Pria, muette et pâle, et nul n'a su depuis
Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.
- Qui dira les pensers obscurs que protégea
Ce silence, brouillard complice qui se dresse? -
Ayant communié, le Roi se replongea
Dans l'ampleur des coussins, et la béatitude
De l'Absolution reçue ouvrant déjà
L'oeil de son âme au jour clair de la certitude,
Epanouit ses traits en un sourire exquis
Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.
Et tandis qu'alentour ducs, comtes et marquis,
Pleins d'angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine,
L'âme du Roi mourant montait aux cieux conquis.
Puis le râle des morts hurla dans la poitrine
De l'auguste malade avec des sursauts fous:
Tel l'ouragan passe à travers une ruine.
Et puis, plus rien; et puis, sortant par mille trous,
Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,
Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.
- Philippe Deux était à la droite du Père.
Epilogue
I
Le soleil, moins ardent, luit clair au ciel moins dense.
Balancés par un vent automnal et berceur,
Les rosiers du jardin s'inclinent en cadence.
L'atmosphère ambiante a des baisers de soeur.
La Nature a quitté pour cette fois son trône
De splendeur, d'ironie et de sérénité:
Clémente, elle descend, par l'ampleur de l'air jaune,
Vers l'homme, son sujet pervers et révolté.
Du pan de son manteau que l'abîme constelle,
Elle daigne essuyer les moiteurs de nos fronts,
Et son âme éternelle et sa forme immortelle
Donnent calme et vigueur à nos coeurs mous et prompts.
Le frais balancement des ramures chenues,
L'horizon élargi plein de vagues chansons,
Tout, jusqu'au vol joyeux des oiseaux et des nues,
Tout aujourd'hui console et délivre. - Pensons.
II
Donc, c'en est fait. Ce livre est clos. Chères Idées
Qui rayiez mon ciel gris de vos ailes de feu
Dont le vent caressait mes tempes obsédées,
Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu!
Et toi, Vers qui tintais, et toi, Rime sonore,
Et vous, Rhythmes chanteurs, et vous, délicieux
Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore,
Images qu'évoquaient mes désirs anxieux,
Il faut nous séparer. Jusqu'aux jours plus propices
Où nous réunira l'Art, notre maître, adieu,
Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices!
Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu.
Aussi bien, nous avons fourni notre carrière
Et le jeune étalon de notre bon plaisir,
Tout affolé qu'il est de sa course première,
A besoin d'un peu d'ombre et de quelque loisir.
- Car toujours nous t'avons fixée, ô Poésie,
Notre astre unique et notre unique passion,
T'ayant seule pour guide et compagne choisie,
Mère, et nous méfiant de l'Inspiration.
III
Ah! l'Inspiration superbe et souveraine,
L'Egérie aux regards lumineux et profonds,
Le Genium commode et l'Erato soudaine,
L'Ange des vieux tableaux avec des ors au fond,
La Muse, dont la voix est puissante sans doute,
Puisqu'elle fait d'un coup dans les premiers cerveaux,
Comme ces pissenlits dont s'émaille la route,
Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux,
La Colombe, le Saint-Esprit, le saint Délire,
Les Troubles opportuns, les Transports complaisants,
Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre,
Ah! l'Inspiration, on l'invoque à seize ans!
Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poètes
Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas,
A nous dont nul rayon n'auréola les têtes,
Dont nulle Béatrix n'a dirigé les pas,
A nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
A nous qu'on ne voit point les soirs aller par groupes
Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant,
Ce qu'il nous faut à nous, c'est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté,
C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C'est l'Obstination et c'est la Volonté!
C'est la Volonté sainte, absolue, éternelle,
Cramponnée au projet comme un noble condor
Aux flancs fumants de peur d'un buffle, et d'un coup d'aile
Emportant son trophée à travers les cieux d'or!
Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve,
C'est l'effort inouï, le combat nonpareil,
C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève
Lentement, lentement, l'Oeuvre, ainsi qu'un soleil!
Libre à nos Inspirés, coeurs qu'une oeillade enflamme,
D'abandonner leur être aux vents comme un bouleau;
Pauvres gens! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme:
Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo?
Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées
Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé,
Et faisons-en surgir sous nos mains empressées
Quelque pure statue au péplos étoilé,
Afin qu'un jour, frappant de rayons gris et roses
Le chef-d'oeuvre serein, comme un nouveau Memnon,
L'Aube-Postérité, fille des Temps moroses,
Fasse dans l'air futur retentir notre nom!
Fêtes galantes
Clair de lune
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Pantomime
Pierrot qui n'a rien d'un Clitandre
Vide un flacon sans plus attendre,
Et, pratique, entame un pâté.
Cassandre, au fond de l'avenue,
Verse une larme méconnue
Sur son neveu déshérité.
Ce faquin d'Arlequin combine
L'enlèvement de Colombine
Et pirouette quatre fois.
Colombine rêve, surprise
De sentir un coeur dans la brise
Et d'entendre en son coeur des voix.
Sur l'herbe
- L'abbé divague. - Et toi, marquis,
Tu mets de travers ta perruque.
- Ce vieux vin de Chypre est exquis
Moins, Camargo, que votre nuque.
- Ma flamme... - Do, mi, sol, la si.
- L'abbé, ta noirceur se dévoile.
- Que je meure, mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile!
- Je voudrais être petit chien!
- Embrassons nos bergères, l'une
Après l'autre. - Messieurs! eh bien?
- Do, mi, sol. - Hé! bonsoir, la Lune!
L'Allée
Fardée et peinte comme au temps des bergeries,
Frêle parmi les noeuds énormes de rubans,
Elle passe, sous les ramures assombries,
Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs,
Avec mille façons et mille afféteries
Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries.
Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail
Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues
S'égaie en des sujets érotiques, si vagues
Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.
- Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche
Incarnadine, grasse et divine d'orgueil
Inconscient. - D'ailleurs, plus fine que la mouche
Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil.
A la promenade
Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers, avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.
Et le vent doux ride l'humble bassin,
Et lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue.
Nous parvient bleue et mourante à dessein.
Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Coeurs tendres, mais affranchis du serment,
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes,
De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet, qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est
Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.
Dans la grotte
Là! je me tue à vos genoux!
Car ma détresse est infinie,
Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie
Est une agnelle au prix de vous.
Oui, céans, cruelle Clymène,
Ce glaive qui, dans maints combats,
Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas,
Va finir ma vie et ma peine!
Ai-je même besoin de lui
Pour descendre aux Champs-Elysées?
Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées
Mon coeur, dès que votre oeil m'eut lui?
Les Ingénus
Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent
Interceptés! - et nous aimions ce jeu de dupes.
Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c'étaient des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.
Le soir tombait, un soir équivoque d'automne:
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s'étonne.
Cortége
Un singe en veste de brocart
Trotte et gambade devant elle
Qui froisse un mouchoir de dentelle
Dans sa main gantée avec art,
Tandis qu'un négrillon tout rouge
Maintient à tour de bras les pans
De sa lourde robe en suspens,
Attentif à tout pli qui bouge;
Le singe ne perd pas des yeux
La gorge blanche de la dame,
Opulent trésor que réclame
Le torse nu de l'un des dieux;
Le négrillon parfois soulève
Plus haut qu'il ne faut, l'aigrefin,
Son fardeau somptueux, afin
De voir ce dont la nuit il rêve;
Elle va par les escaliers,
Et ne paraît pas davantage
Sensible à l'insolent suffrage
De ses animaux familiers.
Les Coquillages
Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité.
L'un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos coeurs
Quand je brûle et que tu t'enflammes;
Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m'en veux de mes yeux moqueurs;
Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse;
Mais un, entre autres, me troubla.
En patinant
Nous fûmes dupes, vous et moi,
De manigances mutuelles,
Madame, à cause de l'émoi
Dont l'Eté férut nos cervelles.
Le Printemps avait bien un peu
Contribué, si ma mémoire
Est bonne, à brouiller notre jeu,
Mais que d'une façon moins noire!
Car au printemps l'air est si frais
Qu'en somme les roses naissantes
Qu'Amour semble entr'ouvrir exprès
Ont des senteurs presque innocentes;
Et même les lilas ont beau
Pousser leur haleine poivrée
Dans l'ardeur du soleil nouveau:
Cet excitant au plus récrée,
Tant le zéphir souffle, moqueur,
Dispersant l'aphrodisiaque
Effluve, en sorte que le coeur
Chôme et que même l'esprit vaque,
Et qu'émoustillés, les cinq sens
Se mettent alors de la fête,
Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans
Que la crise monte à la tête.
Ce fut le temps, sous de clairs ciels,
(Vous en souvenez-vous, Madame?)
Des baisers superficiels
Et des sentiments à fleur d'âme.
Exempts de folles passions,
Pleins d'une bienveillance amène,
Comme tous deux nous jouissions
Sans enthousiasme - et sans peine!
Heureux instants! - mais vint l'Eté:
Adieu, rafraîchissantes brises!
Un vent de lourde volupté
Investit nos âmes surprises.
Des fleurs aux calices vermeils
Nous lancèrent leurs odeurs mûres,
Et partout les mauvais conseils
Tombèrent sur nous des ramures.
Nous cédâmes à tout cela,
Et ce fut un bien ridicule
Vertigo qui nous affola
Tant que dura la canicule.
Rires oiseux, pleurs sans raisons,
Mains indéfiniment pressées,
Tristesses moites, pâmoisons,
Et quel vague dans les pensées!
L'Automne, heureusement, avec
Son jour froid et ses bises rudes,
Vint nous corriger, bref et sec,
De nos mauvaises habitudes,
Et nous induisit brusquement
En l'élégance réclamée
De tout irréprochable amant,
Comme de toute digne aimée...
Or c'est l'Hiver, Madame, et nos
Parieurs tremblent pour leur bourse,
Et déjà les autres traîneaux
Osent nous disputer la course.
Les deux mains dans votre manchon,
Tenez-vous bien sur la banquette
Et filons! - et bientôt Fanchon
Nous fleurira - quoi qu'on caquette!
Fantoches
Scaramouche et Pulcinella
Qu'un mauvais dessein rassembla
Gesticulent, noirs sur la lune.
Cependant l'excellent docteur
Bolonais cueille avec lenteur
Des simples parmi l'herbe brune.
Lors sa fille, piquant minois,
Sous la charmille, en tapinois,
Se glisse demi-nue, en quête
De son beau pirate espagnol
Dont un langoureux rossignol
Clame la détresse à tue-tête.
Cythère
Un pavillon à claires-voies
Abrite doucement nos joies
Qu'éventent des rosiers amis;
L'odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d'été qui passe,
Se mêle aux parfums qu'elle a mis;
Comme ses yeux l'avaient promis
Son courage est grand et sa lèvre
Communique une exquise fièvre;
Et, l'Amour comblant tout, hormis
La faim, sorbets et confitures
Nous préservent des courbatures.
En bateau
L'étoile du berger tremblote
Dans l'eau plus noire, et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.
C'est l'instant, Messieurs, ou jamais,
D'être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais!
Le chevalier Atys, qui gratte
Sa guitare, à Chloris l'ingrate
Lance une oeillade scélérate.
L'abbé confesse bas Eglé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son coeur la clé.
Cependant la lune se lève
Et l'esquif en sa course brève
File gaîment sur l'eau qui rêve.
Le Faune
Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins,
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins
Qui m'ont conduit et t'ont conduite,
Mélancoliques pèlerins,
Jusqu'à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.
Mandoline
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.
C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.
A Clymène
Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
Couleur des cieux,
Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l'horizon
De ma raison,
Puisque l'arome insigne
De ta pâleur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,
Ah! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d'anges défunts,
Tons et parfums,
A, sur d'almes cadences,
En ses correspondances
Induit mon coeur subtil,
Ainsi soit-il!
Lettre
Eloigné de vos yeux, Madame, par des soins
Impérieux (j'en prends tous les dieux à témoins),
Je languis et me meurs, comme c'est ma coutume
En pareil cas, et vais, le coeur plein d'amertume,
A travers des soucis où votre ombre me suit,
Le jour dans mes pensers, dans mes rêves la nuit,
Et la nuit et le jour adorable, Madame!
Si bien qu'enfin, mon corps faisant place à mon âme,
Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi,
Et qu'alors, et parmi le lamentable émoi
Des enlacements vains et des désirs sans nombre,
Mon ombre se fondra pour jamais en votre ombre.
En attendant, je suis, très chère, ton valet.
Tout se comporte-t-il là-bas comme il te plaît,
Ta perruche, ton chat, ton chien? La compagnie
Est-elle toujours belle, et cette Silvanie
Dont j'eusse aimé l'oeil noir si le tien n'était bleu,
Et qui parfois me fit des signes, palsambleu!
Te sert-elle toujours de douce confidente?
Or, Madame, un projet impatient me hante
De conquérir le monde et tous ses trésors pour
Mettre à vos pieds ce gage - indigne - d'un amour
Egal à toutes les flammes les plus célèbres
Qui des grands coeurs aient fait resplendir les ténèbres.
Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi!
Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,
N'en doutez pas, Madame, et je saurai combattre
Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,
Et comme Antoine fuir au seul prix d'un baiser.
Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer,
Et le temps que l'on perd à lire une missive
N'aura jamais valu la peine qu'on l'écrive.
Les Indolents
- "Bah! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous?
- La proposition est rare.
- Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
- Hi! hi! hi! quel amant bizarre!
- Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble?
- Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n'aimez, et parlez d'or;
Mais taisons-nous, si bon vous semble?"
Si bien que ce soir-là Tircis
Et Dorimène, à deux assis
Non loin de deux silvains hilares,
Eurent l'inexpiable tort
D'ajourner une exquise mort.
Hi! hi! hi! les amants bizarres.
Colombine
Léandre le sot,
Pierrot qui d'un saut
De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
Capuce,
Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisant sous
Son masque,
- Do, mi, sol, mi, fa, -
Tout ce monde va,
Rit, chante
Et danse devant
Une belle enfant
Méchante
Dont les yeux pervers
Comme les yeux verts
Des chattes
Gardent ses appas
Et disent: "A bas
Les pattes!"
- Eux ils vont toujours! -
Fatidique cours
Des astres,
Oh! dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
Désastres
L'implacable enfant,
Preste et relevant
Ses jupes,
La rose au chapeau,
Conduit son troupeau
De dupes?
L'Amour par terre
Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour
Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc,
Souriait en bandant malignement son arc,
Et dont l'aspect nous fit tant songer tout un jour!
Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas! Le marbre
Au souffle du matin tournoie, épars. C'est triste
De voir le piédestal, où le nom de l'artiste
Se lit péniblement parmi l'ombre d'un arbre,
Oh! c'est triste de voir debout le piédestal
Tout seul! Et des pensers mélancoliques vont
Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond
Evoque un avenir solitaire et fatal.
Oh! c'est triste! - Et toi-même, est-ce pas? es touchée
D'un si dolent tableau, bien que ton oeil frivole
S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole
Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée.
En sourdine
Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font,
Pénétrons bien notre amour
De ce silence profond.
Fondons nos âmes, nos coeurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.
Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton coeur endormi
Chasse à jamais tout dessein.
Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux,
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.
Et quand, solennel, le soir
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera:
Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?
- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.
- Ah! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches! - C'est possible.
- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir!
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
La Bonne Chanson
I
Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
Et l'azur a gardé sa fraîcheur de la nuit.
L'on sort sans autre but que de sortir; on suit,
Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes,
Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes.
L'air est vif. Par moment un oiseau vole avec
Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec,
Et son reflet dans l'eau survit à son passage.
C'est tout.
Mais le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille,
Dont rêve le poète et que l'homme chérit,
Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit
La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.
II
Toute grâce et toutes nuances
Dans l'éclat doux de ses seize ans,
Elle a la candeur des enfances
Et les manéges innocents.
Ses yeux, qui sont les yeux d'un ange,
Savent pourtant, sans y penser,
Eveiller le désir étrange
D'un immatériel baiser.
Et sa main, à ce point petite
Qu'un oiseau-mouche n'y tiendrait,
Captive, sans espoir de fuite,
Le coeur pris par elle en secret.
L'intelligence vient chez elle
En aide à l'âme noble; elle est
Pure autant que spirituelle:
Ce qu'elle a dit, il le fallait!
Et si la sottise l'amuse
Et la fait rire sans pitié,
Elle serait, étant la muse,
Clémente jusqu'à l'amitié,
Jusqu'à l'amour - qui sait? peut-être,
A l'égard d'un poète épris
Qui mendierait sous sa fenêtre,
L'audacieux! un digne prix
De sa chanson bonne ou mauvaise!
Mais témoignant sincèrement,
Sans fausse note et sans fadaise,
Du doux mal qu'on souffre en aimant.
III
En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j'étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l'admiraient sans redouter d'embûches;
Elle alla, vint, revint, s'assit, parla,
Légère et grave, ironique, attendrie:
Et je sentais en mon âme assombrie
Comme un joyeux reflet de tout cela;
Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L'esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaîté d'un coeur bon se devine.
Aussi soudain fus-je, après le semblant
D'une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite Fée
Que depuis lors je supplie en tremblant.
IV
Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,
Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien
Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,
C'en est fait à présent des funestes pensées,
C'en est fait des mauvais rêves, ah! c'en est fait
Surtout de l'ironie et des lèvres pincées
Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait.
Arrière aussi les poings crispés et la colère
A propos des méchants et des sots rencontrés;
Arrière la rancune abominable! arrière
L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés!
Car je veux, maintenant qu'un Etre de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D'une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,
Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin;
Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
Sans violence, sans remords et sans envie:
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.
Et comme, pour bercer les lenteurs de la route,
Je chanterai des airs ingénus, je me dis
Qu'elle m'écoutera sans déplaisir sans doute;
Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.
V
Avant que tu ne t'en ailles,
Pâle étoile du matin,
- Mille cailles
Chantent, chantent dans le thym. -
Tourne devers le poète,
Dont les yeux sont pleins d'amour;
- L'alouette
Monte au ciel avec le jour. -
Tourne ton regard que noie
L'aurore dans son azur;
- Quelle joie
Parmi les champs de blé mûr! -
Puis fais luire ma pensée
Là-bas, - bien loin, oh, bien loin!
- La rosée
Gaîment brille sur le foin. -
Dans le doux rêve où s'agite
Ma mie endormie encor...
- Vite, vite,
Car voici le soleil d'or -
VI
La lune blanche
Luit dans les bois;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée...
O bien-aimée.
L'étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure...
Rêvons, c'est l'heure,
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l'astre irise...
C'est l'heure exquise.
VII
Le paysage dans le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.
Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette. -
- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rhythme du wagon brutal, suavement.
VIII
Une Sainte en son auréole,
Une Châtelaine en sa tour,
Tout ce que contient la parole
Humaine de grâce et d'amour;
La note d'or que fait entendre
Un cor dans le lointain des bois,
Mariée à la fierté tendre
Des nobles Dames d'autrefois;
Avec cela le charme insigne
D'un frais sourire triomphant
Eclos dans des candeurs de cygne
Et des rougeurs de femme-enfant;
Des aspects nacrés, blancs et roses,
Un doux accord patricien.
Je vois, j'entends toutes ces choses
Dans son nom Carlovingien.
IX
Son bras droit, dans un geste aimable de douceur,
Repose autour du cou de la petite soeur,
Et son bras gauche suit le rhythme de la jupe.
A coup sûr une idée agréable l'occupe,
Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit,
Témoignent d'une joie intime avec esprit.
Oh! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle?
Toute mignonne, tout aimable et toute belle,
Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi
La pose la plus simple et la meilleure aussi:
Debout, le regard droit, en cheveux; et sa robe
Est longue juste assez pour qu'elle ne dérobe
Qu'à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant
D'un pied malicieux imperceptiblement.
X
Quinze longs jours encore et plus de six semaines
Déjà! Certes, parmi les angoisses humaines
La plus dolente angoisse est celle d'être loin.
On s'écrit, on se dit comme on s'aime; on a soin
D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste
De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste
Des heures à causer tout seul avec l'absent.
Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent
Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste
A demeurer blafard et fidèlement triste.
Oh! l'absence! le moins clément de tous les maux!
Se consoler avec des phrases et des mots,
Puiser dans l'infini morose des pensées
De quoi vous rafraîchir, espérances lassées,
Et n'en rien remonter que de fade et d'amer!
Puis voici, pénétrant et froid comme le fer,
Plus rapide que les oiseaux et que les balles
Et que le vent du sud en mer et ses rafales
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison,
Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon
Décoché par le Doute impur et lamentable.
Est-ce bien vrai? tandis qu'accoudé sur ma table
Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux,
Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux,
N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses?
Qui sait? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses
Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri,
Peut-être que sa lèvre innocente a souri?
Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie?
Et je relis sa lettre avec mélancolie.
XI
La dure épreuve va finir:
Mon coeur, souris à l'avenir.
Ils sont passés les jours d'alarmes
Où j'étais triste jusqu'aux larmes.
Ne suppute plus les instants,
Mon âme, encore un peu de temps.
J'ai tu les paroles amères
Et banni les sombres chimères.
Mes yeux exilés de la voir
De par un douloureux devoir,
Mon oreille avide d'entendre
Les notes d'or de sa voix tendre,
Tout mon être et tout mon amour
Acclament le bienheureux jour
Où, seul rêve et seule pensée,
Me reviendra la fiancée!
XII
Va, chanson, à tire-d'aile
Au-devant d'elle, et dis-lui
Bien que dans mon coeur fidèle
Un rayon joyeux a lui,
Dissipant, lumière sainte,
Ces ténèbres de l'amour:
Méfiance, doute, crainte,
Et que voici le grand jour!
Longtemps craintive et muette,
Entendez-vous? la gaîté
Comme une vive alouette
Dans le ciel clair a chanté.
Va donc, chanson ingénue,
Et que, sans nul regret vain,
Elle soit la bien venue
Celle qui revient enfin.
XIII
Hier, on parlait de choses et d'autres
Et mes yeux allaient recherchant les vôtres;
Et votre regard recherchait le mien
Tandis que courait toujours l'entretien.
Sous le sens banal des phrases pesées
Mon amour errait après vos pensées;
Et quand vous parliez, à dessein distrait
Je prêtais l'oreille à votre secret:
Car la voix, ainsi que les yeux de Celle
Qui vous fait joyeux et triste, décèle
Malgré tout effort morose ou rieur
Et met au plein jour l'être intérieur.
Or, hier je suis parti plein d'ivresse:
Est-ce un espoir vain que mon coeur caresse,
Un vain espoir, faux et doux compagnon?
Oh! non! n'est-ce pas? n'est-ce pas que non?
XIV
Le foyer, la lueur étroite de la lampe;
La rêverie avec le doigt contre la tempe
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés;
L'heure du thé fumant et des livres fermés;
La douceur de sentir la fin de la soirée;
La fatigue charmante et l'attente adorée
De l'ombre nuptiale et de la douce nuit,
Oh! tout cela, mon rêve attendri le poursuit
Sans relâche, à travers toutes remises vaines,
Impatient des mois, furieux des semaines!
XV
J'ai presque peur, en vérité,
Tant je sens ma vie enlacée
A la radieuse pensée
Qui m'a pris l'âme l'autre été,
Tant votre image, à jamais chère,
Habite en ce coeur tout à vous,
Mon coeur uniquement jaloux
De vous aimer et de vous plaire;
Et je tremble, pardonnez-moi
D'aussi franchement vous le dire,
A penser qu'un mot, un sourire
De vous est désormais ma loi,
Et qu'il vous suffirait d'un geste,
D'une parole ou d'un clin d'oeil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De son illusion céleste.
Mais plutôt je ne veux vous voir,
L'avenir dût-il m'être sombre
Et fécond en peines sans nombre,
Qu'à travers un immense espoir,
Plongé dans ce bonheur suprême
De me dire encore et toujours,
En dépit des mornes retours,
Que je vous aime, que je t'aime!
XVI
Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout.
XVII
N'est-ce pas? en dépit des sots et des méchants
Qui ne manqueront pas d'envier notre joie,
Nous serons fiers parfois et toujours indulgents.
N'est-ce pas? nous irons, gais et lents, dans la voie
Modeste que nous montre en souriant l'Espoir,
Peu soucieux qu'on nous ignore ou qu'on nous voie.
Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir,
Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible,
Seront deux rossignols qui chantent dans le soir.
Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes? Il peut bien,
S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.
Unis par le plus fort et le plus cher lien,
Et d'ailleurs, possédant l'armure adamantine,
Nous sourirons à tous et n'aurons peur de rien.
Sans nous préoccuper de ce que nous destine
Le Sort, nous marcherons pourtant du même pas,
Et la main dans la main, avec l'âme enfantine
De ceux qui s'aiment sans mélange, n'est-ce pas?
XVIII
Nous sommes en des temps infâmes
Où le mariage des âmes
Doit sceller l'union des coeurs;
A cette heure d'affreux orages
Ce n'est pas trop de deux courages
Pour vivre sous de tels vainqueurs.
En face de ce que l'on ose
Il nous siérait, sur toute chose,
De nous dresser, couple ravi
Dans l'extase austère du juste
Et proclamant d'un geste auguste
Notre amour fier, comme un défi!
Mais quel besoin de te le dire?
Toi la bonté, toi le sourire,
N'es-tu pas le conseil aussi,
Le bon conseil loyal et brave,
Enfant rieuse au penser grave,
A qui tout mon coeur dit: merci!
XIX
Donc, ce sera par un clair jour d'été:
Le grand soleil, complice de ma joie,
Fera, parmi le satin et la soie,
Plus belle encor votre chère beauté;
Le ciel tout bleu, comme une haute tente,
Frissonnera somptueux à longs plis
Sur nos deux fronts heureux qu'auront pâlis
L'émotion du bonheur et l'attente;
Et quand le soir viendra, l'air sera doux
Qui se jouera, caressant, dans vos voiles,
Et les regards paisibles des étoiles
Bienveillamment souriront aux époux.
XX
J'allais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.
Vos chères mains furent mes guides.
Si pâle à l'horizon lointain
Luisait un faible espoir d'aurore;
Votre regard fut le matin.
Nul bruit, sinon son pas sonore,
N'encourageait le voyageur.
Votre voix me dit: "Marche encore!"
Mon coeur craintif, mon sombre coeur
Pleurait, seul, sur la triste voie;
L'amour, délicieux vainqueur,
Nous a réunis dans la joie.
XXI
L'hiver a cessé: la lumière est tiède
Et danse, du sol au firmament clair.
Il faut que le coeur le plus triste cède
A l'immense joie éparse dans l'air.
Même ce Paris maussade et malade
Semble faire accueil aux jeunes soleils
Et comme pour une immense accolade
Tend les mille bras de ses toits vermeils.
J'ai depuis un an le printemps dans l'âme
Et le vert retour du doux floréal,
Ainsi qu'une flamme entoure une flamme,
Met de l'idéal sur mon idéal.
Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne
L'immuable azur où rit mon amour.
La saison est belle et ma part est bonne
Et tous mes espoirs ont enfin leur tour.
Que vienne l'été! que viennent encore
L'automne et l'hiver! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison!
Romances sans paroles
Ariettes oubliées
I
Le vent dans la plaine
Suspend son haleine.
(Favart.)
C'est l'extase langoureuse,
C'est la fatigue amoureuse,
C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises,
C'est, vers les ramures grises,
Le choeur des petites voix.
O le frêle et frais murmure!
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l'herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l'eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C'est la nôtre, n'est-ce pas?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s'exhale l'humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas?
II
Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future!
Et mon âme et mon coeur en délires
Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double
Où tremblote à travers un jour trouble
L'ariette, hélas! de toutes lyres!
O mourir de cette mort seulette
Que s'en vont, cher amour qui t'épeures,
Balançant jeunes et vieilles heures!
O mourir de cette escarpolette!
III
Il pleut doucement sur la ville.
(Arthur Rimbaud.)
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur?
O bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits!
Pour un coeur qui s'ennuie
O le chant de la pluie!
Il pleure sans raison
Dans ce coeur qui s'écoeure.
Quoi! nulle trahison?
Ce deuil est sans raison.
C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon coeur a tant de peine!
IV
Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses,
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous serons, n'est-ce pas? deux pleureuses.
O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes,
A nos voeux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile!
Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Eprises de rien et de tout étonnées,
Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu'elles sont pardonnées.
V
Son joyeux, importun d'un clavecin sonore.
(Pétrus Borel.)
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.
Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin?
VI
C'est le chien de Jean de Nivelle
Qui mord sous l'oeil même du guet
Le chat de la mère Michel;
François-les-bas-bleus s'en égaie.
La lune à l'écrivain public
Dispense sa lumière obscure
Où Médor avec Angélique
Verdissent sur le pauvre mur.
Et voici venir La Ramée
Sacrant en bon soldat du Roi.
Sous son habit blanc mal famé,
Son coeur ne se tient pas de joie,
Car la boulangère... - Elle? - Oui dam!
Bernant Lustucru, son vieil homme,
A tantôt couronné sa flamme...
Enfants, Dominus vobis-cum!
Place! en sa longue robe bleue
Toute en satin qui fait frou-frou,
C'est une impure, palsembleu!
Dans sa chaise qu'il faut qu'on loue,
Fût-on philosophe ou grigou,
Car tant d'or s'y relève en bosse,
Que ce luxe insolent bafoue
Tout le papier de monsieur Loss!
Arrière, robin crotté! place,
Petit courtaud, petit abbé,
Petit poète jamais las
De la rime non attrapée!
Voici que la nuit vraie arrive...
Cependant jamais fatigué
D'être inattentif et naïf
François-les-bas-bleus s'en égaie.
VII
O triste, triste était mon âme
A cause, à cause d'une femme.
Je ne me suis pas consolé,
Bien que mon coeur s'en soit allé,
Bien que mon coeur, bien que mon âme
Eussent fui loin de cette femme.
Je ne me suis pas consolé,
Bien que mon coeur s'en soit allé.
Et mon coeur, mon coeur trop sensible
Dit à mon âme: Est-il possible,
Est-il possible, - le fût-il, -
Ce fier exil, ce triste exil?
Mon âme dit à mon coeur: Sais-je
Moi-même, que nous veut ce piège
D'être présents bien qu'exilés,
Encore que loin en allés?
VIII
Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.
Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.
Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive?
Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.
IX
Le rossignol, qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d'un chêne et toutefois il a peur de se noyer.
(Cyrano de Bergerac.)
L'ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées!
Mai, Juin 1872
Paysages Belges
"Conquestes du Roy."
(Vieilles estampes.)
WALCOURT
Briques et tuiles,
O les charmants
Petits asiles
Pour les amants!
Houblons et vignes,
Feuilles et fleurs,
Tentes insignes
Des francs buveurs!
Guinguettes claires,
Bières, clameurs,
Servantes chères
A tous fumeurs!
Gares prochaines,
Gais chemins grands...
Quelles aubaines,
Bons juifs errants!
CHARLEROI
Dans l'herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.
Quoi donc se sent?
L'avoine siffle.
Un buisson gifle
L'oeil au passant.
Plutôt des bouges
Que des maisons.
Quels horizons
De forges rouges!
On sent donc quoi?
Des gares tonnent,
Les yeux s'étonnent,
Où Charleroi?
Parfums sinistres!
Qu'est-ce que c'est?
Quoi bruissait
Comme des sistres?
Sites brutaux!
Oh! votre haleine,
Sueur humaine,
Cris des métaux!
Dans l'herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.
BRUXELLES
Simples fresques
I
La fuite est verdâtre et rose
Des collines et des rampes,
Dans un demi-jour de lampes
Qui vient brouiller toute chose.
L'or, sur les humbles abîmes,
Tout doucement s'ensanglante,
Des petits arbres sans cimes,
Où quelque oiseau faible chante.
Triste à peine tant s'effacent
Ces apparences d'automne,
Toutes mes langueurs rêvassent,
Que berce l'air monotone.
II
L'allée est sans fin
Sous le ciel, divin
D'être pâle ainsi!
Sais-tu qu'on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci?
Des messieurs bien mis,
Sans nul doute amis
Des Royer-Collards,
Vont vers le château.
J'estimerais beau
D'être ces vieillards.
Le château, tout blanc
Avec, à son flanc,
Le soleil couché.
Les champs à l'entour...
Oh! que notre amour
N'est-il là niché!
Estaminet du Jeune Renard, août 1872.
BRUXELLES
Chevaux de bois
Par Saint-Gille,
Viens-nous-en,
Mon agile
(V. Hugo.)
Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre,
Les maîtres sont tous deux en personne.
Tournez, tournez, chevaux de leur coeur,
Tandis qu'autour de tous vos tournois.
Clignote l'oeil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur.
C'est ravissant comme ça vous soûle,
D'aller ainsi dans ce cirque bête!
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
Et dépêchez, chevaux de leur âme,
Déjà, voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.
Tournez, tournez! le ciel en velours
D'astres en or se vêt lentement.
Voici partir l'amante et l'amant.
Tournez au son joyeux des tambours.
Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872.
MALINES
Vers les prés le vent cherche noise
Aux girouettes, détail fin
Du château de quelque échevin,
Rouge de brique et bleu d'ardoise,
Vers les prés clairs, les prés sans fin...
Comme les arbres des féeries
Des frênes, vagues frondaisons,
Echelonnent mille horizons
A ce Sahara de prairies,
Trèfle, luzerne et blancs gazons.
Les wagons filent en silence
Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense,
Sous vos cieux à peine irisés!
Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon.
Août 1872.
Birds in the night
Vous n'avez pas eu toute patience,
Cela se comprend par malheur, de reste.
Vous êtes si jeune! et l'insouciance,
C'est le lot amer de l'âge céleste!
Vous n'avez pas eu toute la douceur,
Cela par malheur d'ailleurs se comprend;
Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur,
Que votre coeur doit être indifférent!
Aussi me voici plein de pardons chastes,
Non, certes! joyeux, mais très calme, en somme,
Bien que je déplore, en ces mois néfastes,
D'être, grâce à vous, le moins heureux homme.
*
**
Et vous voyez bien que j'avais raison,
Quand je vous disais, dans mes moments noirs,
Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs,
Ne couvaient plus rien que la trahison.
Vous juriez alors que c'était mensonge
Et votre regard qui mentait lui-même
Flambait comme un feu mourant qu'on prolonge,
Et de votre voix vous disiez: "je t'aime!"
Hélas! on se prend toujours au désir
Qu'on a d'être heureux malgré la saison...
Mais ce fut un jour plein d'amer plaisir,
Quand je m'aperçus que j'avais raison!
*
**
Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre?
Vous ne m'aimiez pas, l'affaire est conclue,
Et, ne voulant pas qu'on ose me plaindre,
Je souffrirai d'une âme résolue.
Oui, je souffrirai car je vous aimais!
Mais je souffrirai comme un bon soldat
Blessé, qui s'en va dormir à jamais,
Plein d'amour pour quelque pays ingrat.
Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,
Encor que de vous vienne ma souffrance,
N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie,
Aussi jeune, aussi folle que la France?
*
**
Or, je ne veux pas, - le puis-je d'abord?
Plonger dans ceci mes regards mouillés.
Pourtant mon amour que vous croyez mort
A peut-être enfin les yeux dessillés.
Mon amour qui n'est que ressouvenance,
Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure
Encore et qu'il doive, à ce que je pense,
Souffrir longtemps jusqu'à ce qu'il en meure,
Peut-être a raison de croire entrevoir
En vous un remords qui n'est pas banal,
Et d'entendre dire, en son désespoir,
A votre mémoire: ah! fi! que c'est mal!
*
**
Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte.
Vous étiez au lit comme fatiguée.
Mais, ô corps léger que l'amour emporte,
Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.
O quels baisers, quels enlacements fous!
J'en riais moi-même à travers mes pleurs.
Certes, ces instants seront entre tous,
Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs.
Je ne veux revoir de votre sourire
Et de vos bons yeux en cette occurrence
Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire,
Et du piège exquis, rien que l'apparence.
*
**
Je vous vois encor! En robe d'été
Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux.
Mais vous n'aviez plus l'humide gaîté
Du plus délirant de tous nos tantôts.
La petite épouse et la fille aînée
Etait reparue avec la toilette
Et c'était déjà notre destinée
Qui me regardait sous votre voilette.
Soyez pardonnée! Et c'est pour cela
Que je garde, hélas! avec quelque orgueil,
En mon souvenir qui vous cajola,
L'éclair de côté que coulait votre oeil.
*
**
Par instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête,
Et ne voyant pas Notre-Dame luire
Pour l'engouffrement en priant s'apprête.
Par instants je meurs la mort du pécheur
Qui se sait damné s'il n'est confessé,
Et, perdant l'espoir de nul confesseur,
Se tord dans l'Enfer qu'il a devancé.
O mais! par instants, j'ai l'extase rouge
Du premier chrétien, sous la dent rapace,
Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge
Un poil de sa chair, un nerf de sa face!
Bruxelles-Londres. - Septembre-Octobre 1872.
Aquarelles
GREEN
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.
J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
SPLEEN
Les roses étaient toutes rouges,
Et les lierres étaient tout noirs.
Chère, pour peu que tu te bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.
Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.
Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre!
Quelque fuite atroce de vous.
Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,
Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas!
STREETS
I
Dansons la gigue!
J'aimais surtout ses jolis yeux,
Plus clairs que l'étoile des cieux,
J'aimais ses yeux malicieux.
Dansons la gigue!
Elle avait des façons vraiment
De désoler un pauvre amant,
Que c'en était vraiment charmant!
Dansons la gigue!
Mais je trouve encore meilleur
Le baiser de sa bouche en fleur,
Depuis qu'elle est morte à mon coeur.
Dansons la gigue!
Je me souviens, je me souviens
Des heures et des entretiens,
Et c'est le meilleur de mes biens.
Dansons la gigue!
II
O la rivière dans la rue!
Fantastiquement apparue
Derrière un mur haut de cinq pieds,
Elle roule sans un murmure
Son onde opaque et pourtant pure,
Par les faubourgs pacifiés.
La chaussée est très large, en sorte
Que l'eau jaune comme une morte
Dévale ample et sans nuls espoirs
De rien refléter que la brume,
Même alors que l'aurore allume
Les cottages jaunes et noirs.
CHILD WIFE
Vous n'avez rien compris à ma simplicité,
Rien, ô ma pauvre enfant!
Et c'est avec un front éventé, dépité,
Que vous fuyez devant.
Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur,
Pauvre cher bleu miroir,
Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur,
Qui nous fait mal à voir.
Et vous gesticulez avec vos petits bras
Comme un héros méchant,
En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas!
Vous qui n'étiez que chant!
Car vous avez eu peur de l'orage et du coeur
Qui grondait et sifflait,
Et vous bêlâtes vers votre mère - ô douleur! -
Comme un triste agnelet.
Et vous n'avez pas su la lumière et l'honneur
D'un amour brave et fort,
Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur,
Jeune jusqu'à la mort!
A POOR YOUNG SHEPHERD
J'ai peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J'ai peur d'un baiser!
Pourtant j'aime Kate
Et ses yeux jolis.
Elle est délicate
Aux longs traits pâlis.
Oh! que j'aime Kate!
C'est Saint-Valentin!
Je dois et je n'ose
Lui dire au matin...
La terrible chose
Que Saint-Valentin!
Elle m'est promise,
Fort heureusement!
Mais quelle entreprise
Que d'être un amant
Près d'une promise!
J'ai peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer:
J'ai peur d'un baiser!
BEAMS
Elle voulut aller sur les flots de la mer,
Et comme un vent bénin soufflait une embellie,
Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie,
Et nous voilà marchant par le chemin amer.
Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,
Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or,
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice!
Des oiseaux blancs volaient alentour mollement,
Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches.
Parfois de grands varechs filaient en longues branches,
Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement.
Elle se retourna, doucement inquiète
De ne nous croire pas pleinement rassurés;
Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut la tête.
Douvres-Ostende, à bord de la Comtesse-de-Flandre,
4 Avril 1873
Sagesse
I
A la mémoire de ma mère
P. V.
(Mai 1889.)
I. Bon chevalier...
Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance.
Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil
Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil.
L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche
Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche.
Alors le chevalier Malheur s'est rapproché,
Il a mis pied à terre et sa main m'a touché.
Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure
Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure.
Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer
Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier.
Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine.
Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.
Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête,
En s'éloignant me fit un signe de la tête
Et me cria (j'entends encore cette voix):
"Au moins, prudence! Car c'est bon pour une fois."
II. J'avais peiné...
J'avais peiné comme Sisyphe
Et comme Hercule travaillé
Contre la chair qui se rebiffe.
J'avais lutté, j'avais baillé
Des coups à trancher des montagnes,
Et comme Achille ferraillé.
Farouche ami qui m'accompagnes,
Tu le sais, courage païen,
Si nous en fîmes des campagnes,
Si nous avons négligé rien
Dans cette guerre exténuante,
Si nous avons travaillé bien!
Le tout en vain: l'âpre géante
A mon effort de tout côté
Opposait sa ruse ambiante,
Et toujours un lâche abrité
Dans mes conseils qu'il environne
Livrait les clés de la cité.
Que ma chance fût male ou bonne,
Toujours un parti de mon coeur
Ouvrait sa porte à la Gorgone.
Toujours l'ennemi suborneur
Savait envelopper d'un piège
Même la victoire et l'honneur!
J'étais le vaincu qu'on assiège,
Prêt à vende son sang bien cher,
Quand, blanche en vêtements de neige,
Toute belle au front humble et fier,
Une Dame vint sur la nue,
Qui d'un signe fit fuir la Chair.
Dans une tempête inconnue
De rage et de cris inhumains,
Et déchirant sa gorge nue,
Le Monstre reprit ses chemins
Par les bois pleins d'amours affreuses,
Et la Dame, joignant les mains:
"Mon pauvre combattant qui creuses,
Dit-elle, ce dilemme en vain,
Trêve aux victoires malheureuses!
Il t'arrive un secours divin
Dont je suis sûre messagère
Pour ton salut, possible enfin!"
- "O ma Dame dont la voix chère
Encourage un blessé jaloux
De voir finir l'atroce guerre,
Vous qui parlez d'un ton si doux
En m'annonçant de bonnes choses,
Ma Dame, qui donc êtes-vous?"
- J'étais née avant toutes causes
Et je verrai la fin de tous
Les effets, étoiles et roses.
En même temps, bonne, sur vous,
Hommes faibles et pauvres femmes,
Je pleure, et je vous trouve fous!
Je pleure sur vos tristes âmes,
J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur
D'elles, et de leurs voeux infâmes!
O ceci n'est pas le bonheur,
Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime,
Veillez, crainte du Suborneur,
Veillez, crainte du Jour suprême!
Qui je suis? me demandais-tu.
Mon nom courbe les anges même;
Je suis le coeur de la vertu,
Je suis l'âme de la sagesse,
Mon nom brûle l'Enfer têtu;
Je suis la douceur qui redresse,
J'aime tous et n'accuse aucun,
Mon nom, seul, se nomme promesse,
Je suis l'unique hôte opportun,
Je parle au Roi le vrai langage
Du matin rose et du soir brun,
Je suis la Prière, et mon gage
C'est ton vice en déroute au loin;
Ma condition: "Toi, sois sage."
- "Oui, ma Dame, et soyez témoin!"
III. Qu'en dis-tu, voyageur...
Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?
Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr,
Toi que voilà fumant de maussades cigares,
Noir, projetant une ombre absurde sur le mur?
Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures,
Ta grimace est la même et ton deuil est pareil:
Telle la lune vue à travers des mâtures,
Telle la vieille mer sous le jeune soleil,
Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves!
Mais voyons, et dis-nous les récits devinés,
Ces désillusions pleurant le long des fleuves,
Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés,
Ces femmes! Dis les gaz, et l'horreur identique
Du mal toujours, du laid partout sur tes chemins,
Et dis l'Amour et dis encor la Politique
Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains.
Et puis surtout ne va pas t'oublier toi-même
Traînassant ta faiblesse et ta simplicité
Partout où l'on bataille et partout où l'on aime,
D'une façon si triste et folle, en vérité!
A-t-on assez puni cette lourde innocence?
Qu'en dis-tu? L'homme est dur, mais la femme? Et tes pleurs,
Qui les a bus? Et quelle âme qui les recense
Console ce qu'on peut appeler tes malheurs?
Ah les autres, ah toi! Crédule à qui te flatte,
Toi qui rêvais (c'était trop excessif, aussi)
Je ne sais quelle mort légère et délicate!
Ah toi, l'espèce d'ange avec ce voeu transi!
Mais maintenant les plans, les buts? Es-tu de force,
Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le coeur?
L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce,
Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur.
Si gauche encore! avec l'aggravation d'être
Une sorte à présent d'idyllique engourdi
Qui surveille le ciel bête par la fenêtre
Ouverte aux yeux matois du démon de midi.
Si le même dans cette extrême décadence!
Enfin! - Mais à ta place un être avec du sens,
Payant les violons voudrait mener la danse,
Au risque d'alarmer quelque peu les passants.
N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,
Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme
Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil?
Un ou plusieurs? Si oui, tant mieux! Et pars bien vite
En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix
Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite
La haine inassouvie et repue à la fois...
Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant
S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde,
Et pour n'être pas dupe il faut être méchant.
- Sagesse humaine, ah, j'ai les yeux sur d'autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L'ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.
Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes "malheurs", selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu.
Si je me sens puni, c'est que je le dois être.
Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.
Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure,
Mais pour ne l'être pas durant l'éternité,
Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.
IV. Malheureux!...
Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême,
Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime,
La force et la santé comme le pain et l'eau,
Cet avenir enfin, décrit dans le tableau
De ce passé plus clair que le jeu des marées,
Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées
Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas!
La malédiction de n'être jamais las
Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire,
L'enfant prodigue avec des gestes de satyre!
Nul avertissement, douloureux ou moqueur,
Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur.
Tu flânes à travers péril et ridicule,
Avec l'irresponsable audace d'un Hercule
Dont les travaux seraient fous, nécessairement.
L'amitié - dame! - a tu son reproche clément,
Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême,
Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème.
La patrie oubliée est dure au fils affreux,
Et le monde alentour dresse ses buissons creux
Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes.
Maintenant il te faut passer devant les portes,
Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien,
Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien.
Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage!
Mais tu vas, la pensée obscure de l'image
D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule!) et jaloux de l'instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Epris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la "Science", et "l'esprit de Paris",
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle!
Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle
Dans ta cervelle, ainsi qu'un troupeau dans un pré,
Et les vices de tout le monde ont émigré
Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole.
Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole
Est morte de l'argot et du ricanement,
Et d'avoir rabâché les bourdes du moment.
Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée,
Ne saurait accueillir la plus petite idée,
Et patauge parmi l'égoïsme ambiant,
En quête d'on ne peut dire quel vil néant!
Seul, entre les débris honnis de ton désastre,
L'Orgueil, qui met la flamme au front du poétastre
Et fait au criminel un prestige odieux,
Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux,
Il regarde la Faute et rit de s'y complaire.
- Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère!
V. Beauté des femmes...
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.
Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal
Que juste assez pour dire: "assez" aux fureurs mâles
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix! Matinal
Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,
Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles!...
Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas!
Ah! que du moins, loin des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,
Quelque chose du coeur enfantin et subtil,
Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne,
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il?
VI. O vous,...
O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies,
Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui,
C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui
De nos sens, aussi bien les ombres que les proies.
Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies
Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui,
Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui,
Toi, Tristesse, noyée au vieux noir que tu broies,
Et le reste! - Un doux vide, un grand renoncement,
Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément,
Une candeur d'une fraîcheur délicieuse...
Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil,
Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil
A la vie, en faveur d'une mort précieuse!
VII. Les faux beaux jours...
Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ:
Une tentation des pires. Fuis l'infâme.
Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame.
O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains.
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains?
Si la vieille folie était encore en route?
Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute!
O va prier contre l'orage, va prier.
VIII. La vie humble...
La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour:
Rester gai quand le jour, triste, succède au jour,
Etre fort, et s'user en circonstances viles,
N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes
Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,
Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour
L'accomplissement vil de tâches puériles,
Dormir chez les pécheurs étant un pénitent,
N'aimer que le silence et converser pourtant,
Le temps si grand dans la patience si grande,
Le scrupule naïf aux repentirs têtus,
Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus!
- Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande!
IX. Sagesse d'un Louis Racine,...
Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie!
O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin,
N'être pas né dans le grand siècle à son déclin,
Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,
Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l'orphelin,
Quand l'étude de la prière était suivie,
Quand poète et docteur, simplement, bonnement,
Communiaient avec des ferveurs de novices,
Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices
Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant
D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses
En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses!
X. Non. Il fut gallican,...
Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste!
C'est vers le Moyen Age énorme et délicat
Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât,
Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.
Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste!
Et là que j'eusse part - quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n'importe, - à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,
Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale!
XI. Petits amis qui sûtes...
Petits amis qui sûtes nous prouver
Par A plus B que deux et deux font quatre,
Mais qui depuis voulez parachever
Une victoire où l'on se laissait battre,
Et couronner vos conquêtes d'un coup
Par ce soufflet à la mémoire humaine:
"Dieu ne vous a révélé rien du tout,
Car nous disons qu'il n'est que l'ombre vaine,
Que le profil et que l'allongement
Sur tous les murs que la peur édifie
De votre pur et simple mouvement,
Et nous dictons cette philosophie."
- Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,
Nous les fervents d'une logique rance,
Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu
Et mettons notre espoir dans l'Espérance,
Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,
Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,
Rire du vieux Satan stupide ainsi,
Pleurer sur cet Adam dupe quand même!
Frère de nous qui payons vos orgueils,
Tous fils du même Amour, ah! la science,
Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils
Naïfs ou non, c'est notre méfiance
Ou notre confiance aux seuls Récits,
C'est notre oreille ouverte toute grande
Ou tristement fermée au Mot précis!
Frères, lâchez la science gourmande
Qui veut voler sur les ceps défendus
Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître.
Lâchez son bras qui vous tient attendus
Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naître,
Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché,
Car nous, les fils attentifs de l'Histoire,
Nous tenons pour l'honneur jamais taché
De la Tradition, supplice et gloire!
Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant
Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme,
Et prédisant aux crimes d'à présent
La peine immense ou le pardon énorme.
Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours,
Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes
Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,
Et puisqu'il est des repentirs sublimes,
Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien:
Que deux et deux fassent quatre, à merveille!
Riens innocents, mais des riens moins que rien,
La dernière heure étant là qui surveille
Tout autre soin dans l'homme en vérité!
Gardez que trop chercher ne vous séduise
Loin d'une sage et forte humilité...
Le seul savant, c'est encore Moïse.
XII. Or, vous voici promus,...
Or, vous voici promus, petits amis,
Depuis les temps de ma lettre première,
Promus, disais-je, aux fiers emplois promis
A votre thèse, en ces jours de lumière.
Vous voici rois de France! A votre tour!
(Rois à plusieurs d'une France postiche,
Mais rois de fait et non sans quelque amour
D'un trône lourd avec un budget riche.)
A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit
De vous y voir, payant de notre poche,
Et d'être un peu réjouis à l'endroit
De votre état sans peur et sans reproche.
Sans peur? Du maître? O le maître, mais c'est
L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,
Total, le peuple, "un âne" fort "qui s'est
Cabré", pour vous espoir clair, puis fait sombre.
Cabré comme une chèvre, c'est le mot.
Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle,
S'efforce en vain: fort comme Béhémot,
Le monstre tire... et votre peur est telle
Quand l'âne brait, que le voilà parti
Qui par les dents vous boute cent ruades
En forme de reproche bien senti...
Courez après, frottant vos reins malades!
O Peuple, nous t'aimons immensément:
N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante
En proie à tout ce qui sait et qui ment?
N'es-tu donc pas l'immensité souffrante?
La charité nous fait chercher tes maux,
La foi nous guide à travers tes ténèbres.
On t'a rendu semblable aux animaux,
Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres.
L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf,
Nabuchodonosor, et te fait paître,
Ane obstiné, mouton buté, dur boeuf,
Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre!
O paysan cassé sur tes sillons,
Pâle ouvrier qu'esquinte la machine,
Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,
Relevez-vous, honorez votre échine,
Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts,
Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,
Respectez-les, fuyez ces chemins tors,
Fermez l'oreille à ce conseil immonde,
Redevenez les Français d'autrefois,
Fils de l'Eglise, et dignes de vos pères!
O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois,
Leurs os sueraient de honte aux cimetières.
- Vous, nos tyrans minuscules d'un jour
(L'énormité des actes rend les princes
Surtout de souche impure, et malgré cour
Et splendeur et le faste, encor plus minces),
Laissez le règne et rentrez dans le rang.
Aussi bien l'heure est proche où la tourmente
Vous va donner des loisirs, et tout blanc
L'avenir flotte avec sa Fleur charmante
Sur la Bastille absurde où vous teniez
La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme,
Et la chronique en de cléments Téniers
Déjà vous peint allant au catéchisme.
XIII. Prince mort en soldat...
Prince mort en soldat à cause de la France,
Ame certes élue,
Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance,
Je t'aime et te salue!
Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie
Va sous tant de ténèbres,
Vaisseau désemparé dont l'équipage crie
Avec des voix funèbres,
Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages
Semblent écrits d'avance...
Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,
Détesta ton enfance,
Et plus tard, coeur pirate épris des seuls côtes
Où la révolte naisse,
Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse.
Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre
M'ont fait une âme neuve,
Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,
Humble, accepte l'épreuve,
J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes
Pour les pleurs de ta mère,
Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,
Comme un héros d'Homère.
Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême
Au lys de Louis Seize:
Napoléon qui fus digne du diadème,
Gloire à ta mort française!
Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,
Aujourd'hui vraiment "Sire",
Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,
Bon chrétien, du martyre!
XIV. Vous reviendrez bientôt...
Vous reviendrez bientôt, les bras pleins de pardons
Selon votre coutume,
O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons
Pour comble d'amertume.
Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur,
Avec la Fleur chérie.
Et que de pleurs joyeux, et quels cris de bonheur
Dans toute la patrie!
Vous reviendrez, après ces glorieux exils,
Après des moissons d'âmes,
Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils
Encore plus infâmes,
Après avoir couvert les îles et la mer
De votre ombre si douce
Et réjoui le ciel et consterné l'enfer,
Béni qui vous repousse,
Béni qui vous dépouille au cri de liberté,
Béni l'impie en armes,
Et l'enfant qu'il vous prend des bras, - et racheté
Nos crimes par vos larmes!
Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu,
Vous êtes l'espérance.
A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu
Le salut pour la France!
XV. On n'offense...
On n'offense que Dieu qui seul pardonne.
Mais
On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse,
On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse,
Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix
Des simples, et donner au monde sa pâture,
Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais.
Le plus souvent par un effet de la nature
Des choses, ce péché trouve son châtiment
Même ici-bas, féroce et long communément.
Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature
Le sens de son malheur, qui mène au repentir
Par une route lente et haute, mais très sûre.
Alors un grand désir, un seul, vient investir
Le pénitent, après les premières alarmes,
Et c'est d'humilier son front devant les larmes
De naguère, sans rien qui pourrait amortir
Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes
Comme un soldat vaincu, - triste, de bonne foi.
O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi!
XVI. Ecoutez la chanson bien douce...
Ecoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère:
Un frisson d'eau sur de la mousse!
La voix vous fut connue (et chère?),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,
Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d'automne,
Cache et montre au coeur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.
Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue.
Elle parle aussi de la gloire
D'être simple sans plus attendre,
Et de noces d'or et du tendre
Bonheur d'une paix sans victoire.
Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste!
Elle est en peine et de passage,
L'âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire!...
Ecoutez la chanson bien sage.
XVII. Les chères mains...
Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,
Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces,
Royales mieux qu'au temps des princes
Les chères mains m'ouvrent les rêves.
Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme?
Ment-elle, ma vision chaste
D'affinité spirituelle,
De complicité maternelle,
D'affection étroite et vaste?
Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits, mains consacrées,
O ces mains, ses mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne!
XVIII. Et j'ai revu l'enfant...
Et j'ai revu l'enfant unique: il m'a semblé
Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure,
Celle dont la douleur plus exquise m'assure
D'une mort désirable en un jour consolé.
La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!
En ces instants choisis elles ont éveillé
Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.
J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir
Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir,
J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,
Innocence, avenir! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!
XIX. Voix de l'Orgueil...
Voix de l'Orgueil: un cri puissant comme d'un cor.
Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,
On trébuche à travers des chaleurs d'incendie...
Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.
Voix de la Haine: cloche en mer, fausse, assourdie
De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie,
La vie a peur et court follement sur le quai
Loin de la cloche qui devient plus assourdie.
Voix de la Chair: un gros tapage fatigué.
Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.
Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces
Où vient mourir le gros tapage fatigué.
Voix d'Autrui; de lointains dans des brouillards. Des noces
Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,
Et tout le cirque des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations
Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l'assourdissement des silences honnêtes,
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,
Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes!
Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez!
Mourez parmi la voix que la prière emporte
Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte
Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la prière apporte,
Mourez parmi la voix terrible de l'Amour!
XX. L'ennemi se déguise...
L'ennemi se déguise en l'Ennui
Et me dit: "A quoi bon, pauvre dupe?"
Moi je passe et me moque de lui.
L'ennemi se déguise en la Chair
Et me dit: "Bah, retrousse une jupe!"
Moi j'écarte le conseil amer.
L'ennemi se transforme en un Ange
De lumière et dit: "Qu'est ton effort
A côté des tributs de louange
Et de Foi dus au Père céleste?
Ton Amour va-t-il jusqu'à la mort?"
Je réponds: "L'Espérance me reste."
Comme c'est le vieux logicien,
Il a fait bientôt de me réduire
A ne plus vouloir répliquer rien.
Mais sachant qui c'est, épouvanté
De ne plus sentir les mondes luire,
Je prierai pour de l'humilité.
XXI. Va ton chemin...
Va ton chemin sans plus t'inquiéter!
La route est droite et tu n'as qu'à monter,
Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille
Et l'arme unique au cas d'une bataille,
La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi.
Surtout il faut garder toute espérance.
Qu'importe un peu de nuit et de souffrance?
La route est bonne et la mort est au bout.
Oui, garde toute espérance surtout.
La mort là-bas te dresse un lit de joie.
Et fais-toi doux de toute la douceur.
La vie est laide, encore c'est ta soeur.
Simple, gravis la côte et même chante
Pour écarter la prudence méchante
Dont la voix basse est pour tenter ta foi.
Simple comme un enfant, gravis la côte,
Humble comme un pécheur qui hait la faute,
Chante, et même sois gai, pour défier
L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer
Afin que tu t'endormes sur la voie.
Ris du vieux piège et du vieux séducteur,
Puisque la Paix est là, sur la hauteur,
Qui luit parmi des fanfares de gloire.
Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,
Déjà l'Ange Gardien étend sur toi
Joyeusement des ailes de victoire.
XXII. Pourquoi triste...
Pourquoi triste, ô mon âme,
Triste jusqu'à la mort,
Quand l'effort te réclame,
Quand le suprême effort
Est là qui te réclame?
Ah, tes mains que tu tords
Au lieu d'être à la tâche,
Tes lèvres que tu mords
Et leur silence lâche,
Et tes yeux qui sont morts!
N'as-tu pas l'espérance
De la fidélité,
Et, pour plus d'assurance
Dans la sécurité,
N'as-tu pas la souffrance?
Mais chasse le sommeil
Et ce rêve qui pleure.
Grand jour et plein soleil!
Vois, il est plus que l'heure:
Le ciel bruit vermeil,
Et la lumière crue
Découpant d'un trait noir
Toute chose apparue
Te montre le Devoir
Et sa forme bourrue.
Marche à lui vivement,
Tu verras disparaître
Tout aspect inclément
De sa manière d'être,
Avec l'éloignement.
C'est le dépositaire
Qui te garde un trésor
D'amour et de mystère,
Plus précieux que l'or,
Plus sûr que rien sur terre:
Les biens qu'on ne voit pas,
Toute joie inouïe,
Votre paix, saints combats,
L'extase épanouie
Et l'oubli d'ici-bas,
Et l'oubli d'ici-bas!
XXIII. Né l'enfant...
Né l'enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles
J'ai là tout cherché, trouvé
De tout appétit rêvé.
Mais, puisque rien n'en demeure,
J'ai dit un adieu léger
A tout ce qui peut changer,
Au plaisir, au bonheur même,
Et même à tout ce que j'aime
Hors de vous, mon doux Seigneur!
La Croix m'a pris sur ses ailes
Qui m'emporte aux meilleurs zèles,
Silence, expiation,
Et l'âpre vocation
Pour la vertu qui s'ignore.
Douce, chère Humilité,
Arrose ma charité,
Trempe-la de tes eaux vives.
O mon coeur, que tu ne vives
Qu'aux fins d'une bonne mort!
XXIV
L'âme antique était rude et vaine
Et ne voyait dans la douleur
Que l'acuité de la peine
Ou l'étonnement du malheur.
L'art, sa figure la plus claire,
Traduit ce double sentiment
Par deux grands types de la Mère
En proie au suprême tourment.
C'est la vielle reine de Troie:
Tous ses fils sont morts par le fer.
Alors ce deuil brutal aboie
Et glapit au bord de la mer.
Elle court le long du rivage,
Bavant vers le flot écumant,
Hirsute, criarde, sauvage,
La chienne littéralement!...
Et c'est Niobé qui s'effare
Et garde fixement des yeux
Sur les dalles de pierre rare
Ses enfants tués par les dieux.
Le souffle expire sur sa bouche,
Elle meurt dans un geste fou.
Ce n'est plus qu'un marbre farouche
Là transporté nul ne sait d'où!...
La douleur chrétienne est immense,
Elle, comme le coeur humain.
Elle souffre, puis elle pense,
Et calme poursuit son chemin.
Elle est debout sur le Calvaire
Pleine de larmes et sans cris.
C'est également une mère,
Mais quelle mère de quel fils!
Elle participe au Supplice
Qui sauve toute nation,
Attendrissant le sacrifice
Par sa vaste compassion.
Et comme tous sont les fils d'elle,
Sur le monde et sur sa langueur
Toute la charité ruisselle
Des sept blessures de son coeur.
Au jour qu'il faudra, pour la gloire
Des cieux enfin tout grands ouverts,
Ceux qui surent et purent croire,
Bons et doux, sauf au seul Pervers,
Ceux-là, vers la joie infinie
Sur la colline de Sion,
Monteront d'une aile bénie
Aux plis de son assomption.
II
I. O mon Dieu...
O mon Dieu vous m'avez blessé d'amour
Et la blessure est encore vibrante,
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne,
O mon Dieu votre crainte m'a frappé.
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée,
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.
Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.
Voici mon sang que je n'ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.
Voici mon front qui n'a pu que rougir,
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.
Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain.
Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.
Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.
Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.
Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas! ce noir abîme de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela,
Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.
II. Je ne veux plus...
Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
Tous les autres amours sont de commandement.
Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement
Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie.
C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis,
C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice,
Et la douceur de coeur et le zèle au service,
Comme je la priais, Elle les a permis.
Et comme j'étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.
C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins,
C'est pour Elle que j'ai mon coeur dans les cinq Plaies,
Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies,
Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins.
Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie,
Siège de la Sagesse et source des pardons,
Mère de France aussi, de qui nous attendons
Inébranlablement l'honneur de la patrie.
Marie Immaculée, amour essentiel,
Logique de la foi cordiale et vivace,
En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse,
En vous aimant du seul amour, Porte du ciel?
III. Vous êtes calme...
Vous êtes calme, vous voulez un voeu discret,
Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence,
Le coeur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance,
Et ces timides, moins transis qu'il ne paraît.
Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées
Qui ne marchent qu'en ordre et font le moins de bruit.
Votre main, toujours prête à la chute du fruit,
Patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées.
Et si l'immense amour de vos commandements
Embrasse et presse tous en sa sollicitude,
Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude
Et le travail des plus humbles recueillements.
Le pécheur, s'il prétend vous connaître et vous plaire,
O vous qui nous aimant si fort parliez si peu,
Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu,
Bien faire obscurément son devoir et se taire,
Se taire pour le monde, un pur sénat de fous,
Se taire sur autrui, des âmes précieuses,
Car nous taire vous plaît, même aux heures pieuses,
Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous.
Donnez-leur le silence et l'amour du mystère,
O Dieu glorifieur du bien fait en secret,
A ces timides moins transis qu'il ne paraît,
Et l'horreur, et le pli des choses de la terre.
Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation,
Toute forte douceur, l'ordre et l'intelligence,
Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence
De l'Agneau formidable en la neuve Sion,
Afin qu'ils puissent dire: "Au moins nous sûmes croire"
Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé,
Leur réponde: "Venez, vous avez mérité,
Pacifiques, ma paix, et douloureux, ma gloire."
IV. Mon Dieu m'a dit...
I
Mon Dieu m'a dit: "Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon coeur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids
De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix,
Tu vois les clous, le fiel, l'éponge, et tout t'enseigne
A n'aimer, en ce monde amer où la chair règne,
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.
Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,
O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,
Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit?
N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami qui me cherches où je suis?"
II
J'ai répondu: "Seigneur, vous avez dit mon âme.
C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.
Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas! voyez un peu tous mes tristes combats!
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme?
Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,
O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous toute lumière
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!"
III
- Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser,
Je suis cette paupière et je suis cette lèvre
Lont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t'agite, c'est moi toujours! Il faut oser
M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre,
Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser!
O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune!
O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune!
Toute cette innocence et tout ce reposoir!
Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,
Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes!
IV
- Seigneur, c'est trop! Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous?
Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose,
Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous
Les coeurs des saints, ô Vous qui fûtes le Jaloux
D'Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d'une innocence mi-close,
Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Etes-vous fous,
Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,
Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche
Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,
Vue, ouïe, et dans tout son être - hélas! dans tout
Son espoir et dans tout son remords que l'extase
D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase?
V
- Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,
Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets.
Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et l'évapore comme
Un parfum, - et c'est le déluge qui consomme
En son flot tout mauvais germe que je semais,
Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée
Et que par un miracle effrayant de bonté
Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté.
Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté!
VI
- Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
O Justice que la vertu des bons redoute?
Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte
Où mon coeur creusait son ensevelissement
Et que je sens fluer à moi le firmament,
Et je vous dis: de vous à moi quelle est la route?
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,
Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre coeur qui fut le nôtre,
La place où reposa la tête de l'apôtre?
VII
- Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton coeur vers les bras ouverts de mon Eglise
Comme la guêpe vole au lis épanoui.
Approche-toi de mon oreille. Epanches-y
L'humiliation d'une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.
Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,
Et tu boiras le Vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l'immortalité.
*
**
Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère
D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
Et surtout reviens très souvent dans ma maison,
Pour y participer au Vin qui désaltère,
Au Pain sans qui la vie est une trahison,
Pour y prier mon Père et supplier ma mère
Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,
D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison,
D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,
D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi
Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate
Et de Judas et de Pierre, pareil à toi
Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate!
*
**
Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du coeur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs
Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Eternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus roses et noirs,
En attendant l'assomption dans ma lumière,
L'éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,
Et l'extase perpétuelle et la science,
Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais!
VIII
- Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes
D'une joie extraordinaire: votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.
Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes
D'un clairon pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,
Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.
J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici
Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant.
IX
- Pauvre âme, c'est cela!
III
I. Désormais le Sage...
Désormais le Sage, puni
Pour avoir trop aimé les choses,
Rendu prudent à l'infini,
Mais franc de scrupules moroses,
Et d'ailleurs retournant au Dieu
Qui fit les yeux et la lumière,
L'honneur, la gloire, et tout le peu
Qu'a son âme de candeur fière,
Le Sage peut, dorénavant,
Assister aux scènes du monde,
Et suivre la chanson du vent,
Et contempler la mer profonde.
Il ira, calme, et passera
Dans la férocité des villes,
Comme un mondain à l'Opéra
Qui sort blasé des danses viles.
Même, - et pour tenir abaissé
L'orgueil, qui fit son âme veuve,
Il remontera le passé,
Ce passé, comme un mauvais fleuve!
Il reverra l'herbe des bords,
Il entendra le flot qui pleure
Sur le bonheur mort et les torts
De cette date et de cette heure!...
Il aimera les cieux, les champs,
La bonté, l'ordre et l'harmonie,
Et sera doux, même aux méchants,
Afin que leur mort soit bénie.
Délicat et non exclusif,
Il sera du jour où nous sommes:
Son coeur, plutôt contemplatif,
Pourtant saura l'oeuvre des hommes,
Mais revenu des passions,
Un peu méfiant des "usages",
A vos civilisations
Préférera les paysages.
II. De fond du grabat...
Du fond du grabat
As-tu vu l'étoile
Que l'hiver dévoile?
Comme ton coeur bat,
Comme cette idée,
Regret ou désir,
Ravage à plaisir
Ta tête obsédée,
Pauvre tête en feu,
Pauvre coeur sans dieu!
L'ortie et l'herbette
Au bas du rempart
D'où l'appel frais part
D'une aigre trompette,
Le vent du coteau,
La Meuse, la goutte
Qu'on boit sur la route
A chaque écriteau,
Les sèves qu'on hume,
Les pipes qu'on fume!
Un rêve de froid:
"Que c'est beau la neige
Et tout son cortège
Dans leur cadre étroit!
Oh! tes blancs arcanes,
Nouvelle Archangel,
Mirage éternel
De mes caravanes!
Oh! ton chaste ciel,
Nouvelle Archangel!"
Cette ville sombre!
Tout est crainte ici...
Le ciel est transi
D'éclairer tant d'ombre.
Les pas que tu fais
Parmi ces bruyères
Lèvent des poussières
Au souffle mauvais...
Voyageur si triste,
Tu suis quelle piste?
C'est l'ivresse à mort,
C'est la noire orgie,
C'est l'amer effort
De ton énergie
Vers l'oubli dolent
De la voix intime,
C'est le seuil du crime,
C'est l'essor sanglant.
- Oh! fuis la chimère:
Ta mère, ta mère!
Quelle est cette voix
Qui ment et qui flatte?
"Ah! la tête plate,
Vipère des bois!"
Pardon et mystère.
Laisse ça dormir.
Qui peut, sans frémir,
Juger sur la terre?
- Ah! pourtant, pourtant,
Ce monstre impudent!"
La mer! Puisse-t-elle
Laver ta rancoeur,
La mer au grand coeur,
Ton aïeule, celle
Qui chante en berçant
Ton angoisse atroce,
La mer, doux colosse
Au sein innocent,
Grondeuse infinie
De ton ironie!
Tu vis sans savoir!
Tu verses ton âme,
Ton lait et ta flamme
Dans quel désespoir?
Ton sang qui s'amasse
En une fleur d'or
N'est pas prêt encor
A la dédicace.
Attends quelque peu,
Ceci n'est que jeu.
Cette frénésie
T'initie au but.
D'ailleurs, le salut
Viendra d'un Messie
Dont tu ne sens plus
Depuis bien des lieues
Les effluves bleues
Sous tes bras perclus,
Naufragé d'un rêve
Qui n'a pas de grève!
Vis en attendant
L'heure toute proche
Ne sois pas prudent.
Trêve à tout reproche.
Fais ce que tu veux.
Une main te guide
A travers le vide
Affreux de tes voeux.
Un peu de courage,
C'est le bon orage.
Voici le Malheur
Dans sa plénitude.
Mais à sa main rude
Quelle belle fleur!
"La brûlante épine!"
Un lis est moins blanc.
"Elle m'entre au flanc."
Et l'odeur divine!
"Elle m'entre au coeur."
Le parfum vainqueur!
"Pourtant je regrette,
Pourtant je me meurs,
Pourtant ces deux coeurs..."
Lève un peu la tête:
"Eh bien, c'est la Croix."
Lève un peu ton âme
De ce monde infâme.
"Est-ce que je crois?"
Qu'en sais-tu? La Bête
Ignore sa tête,
La Chair et le Sang
Méconnaissent l'Acte.
Mais j'ai fait un pacte
Qui va m'enlaçant
A la faute noire,
Je me dois à mon
Tenace démon:
Je ne veux point croire.
Je n'ai pas besoin
De rêver si loin!
Aussi bien j'écoute
Des sons d'autrefois.
Vipère des bois,
Encor sur ma route?
Cette fois tu mords."
Laisse cette bête.
Que fait au poète?
Que sont des coeurs morts?
Ah! plutôt oublie
Ta propre folie.
Ah! plutôt, surtout,
Douceur, patience,
Mi-voix et nuance,
Et paix jusqu'au bout!
Aussi bon que sage,
Simple autant que bon,
Soumets ta raison
Au plus pauvre adage,
Naïf et discret,
Heureux en secret!
Ah! surtout, terrasse
Ton orgueil cruel,
Implore la grâce
D'être un pur Abel,
Finis l'odyssée
Dans le repentir
D'un humble martyr
D'une humble pensée.
Regarde au-dessus...
"Est-ce vous, Jésus?"
III. L'espoir luit comme un brin...
L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table?
Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.
Midi sonne. De grâce éloignez-vous, madame.
Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.
Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors! L'espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah, quand refleuriront les roses de septembre!
IV. Je suis venu,...
Gaspard Hauser chante:
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes:
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d'amoureuses flammes
M'a fait trouver belles les femmes:
Elles ne m'ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre:
La mort n'a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard?
Qu'est-ce que je fais en ce monde?
O vous tous, ma peine est profonde:
Priez pour le pauvre Gaspard!
V. Un grand sommeil noir
Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie:
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie!
Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire
Du mal et du bien...
O la triste histoire!
Je suis un berceau
Qu'une main balance
Au creux d'un caveau:
Silence, silence!
VI. Le ciel est...
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit
Berce sa palme.
La cloche dans le ciel qu'on voit
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.
- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse?
VII. Je ne sais pourquoi
Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D'une aile inquiète et folle, vole sur la mer,
Tout ce qui m'est cher,
D'une aile d'effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?
Mouette à l'essor mélancolique.
Elle suit la vague, ma pensée,
A tous les vents du ciel balancée
Et biaisant quand la marée oblique,
Mouette à l'essor mélancolique.
Ivre de soleil
Et de liberté,
Un instinct la guide à travers cette immensité.
La brise d'été
Sur le flot vermeil
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.
Parfois si tristement elle crie
Qu'elle alarme au lointain le pilote
Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l'aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie!
Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D'une aile inquiète et folle vole sur la mer.
Tout ce qui m'est cher,
D'une aile d'effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?
VIII. Parfums, couleurs,...
Parfums, couleurs, systèmes, lois!
Les mots ont peur comme des poules.
La chair sanglote sur la croix.
Pied, c'est du rêve que tu foules,
Et partout ricane la voix,
La voix tentatrice des foules.
Cieux bruns où nagent nos desseins,
Fleurs qui n'êtes pas le calice,
Vin et ton geste qui se glisse,
Femme et l'oeillade de tes seins,
Nuit câline aux frais traversins,
Qu'est-ce que c'est que ce délice,
Qu'est-ce que c'est que ce supplice,
Nous les damnés et vous les Saints?
IX. Le son du cor...
Le son du cor s'afflige vers les bois
D'une douleur on veut croire orpheline
Qui vient mourir au bas de la colline
Parmi la bise errant en courts abois.
L'âme du loup pleure dans cette voix
Qui monte avec le soleil qui décline
D'une agonie on veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois.
Pour faire mieux cette plainte assoupie
La neige tombe à longs traits de charpie
A travers le couchant sanguinolent,
Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone
Où se dorlote un paysage lent.
X. La tristesse, la langueur...
La tristesse, la langueur du corps humain
M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient,
Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Quand des draps zèbrent la peau, foulent la main!
Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sur un toit!
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,
Et le sein, marqué d'un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor,
Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini!...
Triste corps! Combien faible et combien puni!
XI. La bise se rue...
La bise se rue à travers
Les buissons tout noirs et tout verts,
Glaçant la neige éparpillée,
Dans la campagne ensoleillée.
L'odeur est aigre près des bois,
L'horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages.
C'est délicieux de marcher
A travers ce brouillard léger
Qu'un vent taquin parfois retrousse.
Ah! fi de mon vieux feu qui tousse!
J'ai des fourmis plein les talons.
Debout, mon âme, vite, allons!
C'est le printemps sévère encore,
Mais qui par instants s'édulcore
D'un souffle tiède juste assez
Pour mieux sentir les froids passés
Et penser au Dieu de clémence...
Va, mon âme, à l'espoir immense!
XII. Vous voilà,...
Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées!
L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de coeur avec sévérité d'esprit,
Et cette vigilance, et le calme prescrit,
Et toutes! - Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d'aplomb, mais encor timides, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit.
C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit
L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune.
"Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une,
Puis deux, puis trois. Le reste est là, les yeux baissés,
La tête à terre, et l'air des plus embarrassés,
Faisant ce que fait leur chef de file: il s'arrête,
Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête
Sur son dos, simplement et sans savoir pourquoi."
Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi,
C'est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes,
Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes,
Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai.
Suivez-le. Sa houlette est bonne.
Et je serai,
Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle,
Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidèle.
XIII. L'échelonnement des haies...
L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.
Des arbres et des moulins
Sont légers sur le vert tendre
Où vient s'ébattre et s'étendre
L'agilité des poulains.
Dans ce vague d'un Dimanche
Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.
Tout à l'heure déferlait
L'onde, roulée en volutes,
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.
XIV. L'immensité de l'humanité
L'immensité de l'humanité,
Le Temps passé vivace et bon père,
Une entreprise à jamais prospère:
Quelle puissante et calme cité!
Il semble ici qu'on vit dans l'histoire.
Tout est plus fort que l'homme d'un jour.
De lourds rideaux d'atmosphère noire
Font richement la nuit alentour.
O civilisés que civilise
L'Ordre obéi, le Respect sacré!
O dans ce champ si bien préparé
Cette moisson de la Seule Eglise!
XV. La mer est plus belle
La mer est plus belle
Que les cathédrales,
Nourrice fidèle,
Berceuse de râles,
La mer sur qui prie
La Vierge Marie!
Elle a tous les dons
Terribles et doux.
J'entends ses pardons
Gronder ses courroux.
Cette immensité
N'a rien d'entêté.
O! si patiente,
Même quand méchante!
Un souffle ami hante
La vague, et nous chante:
"Vous sans espérance,
Mourez sans souffrance!"
Et puis sous les cieux
Qui s'y rient plus clairs,
Elle a des airs bleus,
Roses, gris et verts...
Plus belle que tous,
Meilleure que nous!
XVI
La "grande ville". Un tas criard de pierres blanches
Où rage le soleil comme en pays conquis.
Tous les vices ont leur tanière, les exquis
Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.
Des odeurs! Des bruits vains! Où que vague le coeur,
Toujours ce poudroiement vertigineux de sable,
Toujours ce remuement de la chose coupable
Dans cette solitude où s'écoeure le coeur!
De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde
Parmi le fade ennui qui monte de ceci,
D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi,
Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide!
XVII. Toutes les amours...
Toutes les amours de la terre
Laissent au coeur du délétère
Et de l'affreusement amer,
Fraternelles et conjugales,
Paternelles et filiales,
Civiques et nationales,
Les charnelles, les idéales,
Toutes ont la guêpe et le ver.
La mort prend ton père et ta mère,
Ton frère trahira son frère,
Ta femme flaire un autre époux,
Ton enfant, on te l'aliène,
Ton peuple, il se pille ou s'enchaîne
Et l'étranger y pond sa haine,
Ta chair s'irrite et tourne obscène,
Ton âme flue en rêves fous.
Mais, dit Jésus, aime, n'importe!
Puis de toute illusion morte
Fais un cortège, forme un choeur,
Va devant, tel aux champs le pâtre,
Tel le coryphée au théâtre,
Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre,
Tels les grands-parents près de l'âtre,
Oui, que devant aille ton coeur!
Et que toutes ces voix dolentes
S'élèvent, rapides ou lentes,
Aigres ou douces, composant
A la gloire de Ma souffrance,
Instrument de ta délivrance,
Condiment de ton espérance
Et mets de ta propre navrance,
L'hymne qui te sied à présent!
XVIII. Sainte Thérèse...
Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit
La reine d'ici-bas, et littéralement!
Elle dit peu de mots de ce gouvernement
Et ne s'arrête point aux détails de surcroît;
Mais le Point, à son sens, celui qu'il faut qu'on voie
Et croie, est ceci dont elle la complimente:
Le libre arbitre pèse, arguë et parlemente,
Puis le pauvre de coeur décide et suit sa voie.
Qui l'en empêchera? De voeux il n'en a plus
Que celui d'être un jour au nombre des élus,
Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain,
Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues,
Mais accumulateur des seules choses sues,
De quel si fier sujet, et libre, quelle reine!
XIX. Parisien mon frère...
Parisien mon frère à jamais étonné,
Montons sur la colline où le soleil est né
Si glorieux qu'il fait comprendre l'idolâtre,
Sous cette perspective, inconnue au théâtre,
D'arbres au vent et de poussière d'ombre et d'or.
Montons. Il fait si frais encor, montons encor.
Là! nous voilà placés comme dans une "loge
De face", et le décor vraiment tire un éloge.
La cathédrale énorme et le beffroi sans fin,
Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain
Appareil des remparts pompeux et grands quand même,
Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l'or blême
Des nuages à l'ouest réverbérant l'or dur
De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur
Ces ouates, n'est-ce pas, l'écrin vaut le voyage,
Et c'est ce qu'on peut dire un brin de paysage?
- Mais descendons, si ce n'est pas trop abuser,
De vos pieds las, à fin seule de reposer
Vos yeux qui n'ont jamais rien vu que de Montmartre,
- "Campagne" vert de plaie et ville blanc de dartre
(Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin!) -
Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym,
Cheminons vers la ville au long de la rivière,
Sous les frais peupliers, dans la fine lumière.
L'une des portes ouvre une rue, entrons-y.
Aussi bien, c'est le point qu'il faut, l'endroit choisi:
Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites,
Point hautes, çà et là des branches sur leurs faîtes,
Si doux et sinueux le cours de ces maisons,
Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons,
Profilant la lumière et l'ombre en broderies
Au lieu du long ennui de vos haussmanneries,
Et si gentil l'accent qui confie au patois
De ces passants naïfs avec leurs yeux matois!...
Des places ivres d'air et de cris d'hirondelles
Où l'histoire proteste en formules fidèles
A la crête des toits comme au fer des balcons,
Des portes ne tournant qu'à regret sur leurs gonds,
Jalouses de garder l'honneur et la famille...
Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille,
Le "Théâtre" fait four, et ce dieu des brouillons,
Le "Journal" n'en est plus à compter ses bouillons,
L'amour même prétend conserver ses noblesses
Et le vice se gobe en de rares drôlesses.
Enfin rien de Paris, mon frère "dans nos murs",
Que les modes... d'hier, et que les fruits bien mûrs
De ce fameux progrès que vous mangez en herbe.
Du reste on vit à l'aise. Une chère superbe,
La raison raisonnable et l'esprit des aïeux,
Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux,
Et ce besoin d'avoir peur de la grande route!
Avouez, la province est bonne, somme toute...
Et vous regrettez moins que tantôt la "splendeur"
Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur!
XX. C'est la fête du blé,...
C'est la fête du blé, c'est la fête du pain
Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses!
Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.
L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux
Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face à chaque instant, gaie et sévère.
Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement
Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres,
Et qui travaille encore imperturbablement
A gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.
Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,
Nourris l'homme du lait de la terre, et lui donne
L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin.
Moissonneurs, vendangeurs là-bas! votre heure est bonne!
Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins
La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie!
Jadis et naguère
Prologue
En route, mauvaise troupe!
Partez, mes enfants perdus!
Ces loisirs vous étaient dus:
La Chimère tend sa croupe.
Partez, grimpés sur son dos,
Comme essaime un vol de rêves
D'un malade dans les brèves
Fleurs vagues de ses rideaux.
Ma main tiède qui s'agite
Faible encore, mais enfin
Sans fièvre, et qui ne palpite
Plus que d'un effort divin,
Ma main vous bénit, petites
Mouches de mes soleils noirs
Et de mes nuits blanches. Vites,
Partez, petits désespoirs,
Petits espoirs, douleurs, joies,
Que dès hier renia
Mon coeur quêtant d'autres proies...
Allez, aegri somnia
Sonnets et autres vers
Chose italienne
A la louange de Laure et de Pétrarque
Chose italienne où Shakspeare a passé
Mais que Ronsard fit superbement française,
Fine basilique au large diocèse,
Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé,
Elle, ta marraine, et Lui qui t'a pensé,
Dogme entier toujours debout sous l'exégèse.
Même edmondschéresque ou francisquesarceyse,
Sonnet, force acquise et trésor amassé,
Ceux-là sont très bons et toujours vénérables,
Ayant procuré leur luxe aux misérables
Et l'or fou qui sied aux pauvres glorieux,
Aux poètes fiers comme les gueux d'Espagne,
Aux vierges qu'exalte un rythme exact, aux yeux
Epris d'ordre, aux coeurs qu'un voeu chaste accompagne.
Pierrot
A Léon Valade
Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air
Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte;
Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,
Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.
Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair
Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte,
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.
Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,
Ses manches blanches font vaguement par l'espace
Des signes fous auxquels personne ne répond.
Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore
Et la farine rend plus effroyable encore
Sa face exsangue au nez pointu de moribond.
Kaléidoscope
A Germain Nouveau
Dans une rue, au coeur d'une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu:
Un instant à la fois très vague et très aigu...
O ce soleil parmi la brume qui se lève!
O ce cri sur la mer, cette voix dans les bois!
Ce sera comme quand on ignore des causes:
Un lent réveil après bien des métempsycoses:
Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois
Dans cette rue, au coeur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où les cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.
Ce sera si fatal qu'on en croira mourir:
Des larmes ruisselant douces le long des joues,
Des rires sanglotés dans le fracas des roues,
Des invocations à la mort de venir,
Des mots anciens comme un bouquet de fleurs fanées!
Les bruits aigres des bals publics arriveront,
Et des veuves avec du cuivre après leur front,
Paysannes, fendront la foule des traînées
Qui flânent là, causant avec d'affreux moutards
Et des vieux sans sourcils que la dartre enfarine,
Cependant qu'à deux pas, dans des senteurs d'urine,
Quelque fête publique enverra des pétards.
Ce sera comme quand on rêve et qu'on s'éveille!
Et que l'on se rendort et que l'on rêve encor
De la même féerie et du même décor,
L'été, dans l'herbe, au bruit moiré d'un vol d'abeille.
Intérieur
A grands plis sombres une ample tapisserie
De haute lice, avec emphase descendrait
Le long des quatre murs immenses d'un retrait
Mystérieux où l'ombre au luxe se marie.
Les meubles vieux, d'étoffe éclatante flétrie,
Le lit entr'aperçu vague comme un regret,
Tout aurait l'attitude et l'âge du secret,
Et l'esprit se perdrait en quelque allégorie.
Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins;
Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins,
Une apparition bleue et blanche de femme
Tristement sourirait - inquiétant témoin -
Au lent écho d'un chant lointain d'épithalame,
Dans une obsession de musc et de benjoin.
Dizain mil huit cent trente
Je suis né romantique et j'eusse été fatal
En un frac très étroit aux boutons de métal,
Avec ma barbe en pointe et mes cheveux en brosse.
Hablant español, très loyal et très féroce,
L'oeil idoine à l'oeillade et chargé de défis.
Beautés mises à mal et bourgeois déconfits
Eussent bondé ma vie et soûlé mon coeur d'homme.
Pâle et jaune, d'ailleurs, et taciturne comme
Un infant scrofuleux dans un Escurial...
Et puis j'eusse été si féroce et si loyal!
A Horatio
Ami, le temps n'est plus des guitares, des plumes,
Des créanciers, des duels hilares à propos
De rien, des cabarets, des pipes aux chapeaux
Et de cette gaîté banale où nous nous plûmes.
Voici venir, ami très tendre qui t'allumes
Au moindre dé pipé, mon doux briseur de pots,
Horatio, terreur et gloire des tripots,
Cher diseur de jurons à remplir cent volumes,
Voici venir parmi les brumes d'Elseneur
Quelque chose de moins plaisant, sur mon honneur,
Qu'Ophélia, l'enfant aimable qui s'étonne.
C'est le spectre, le spectre impérieux! Sa main
Montre un but et son oeil éclaire et son pied tonne,
Hélas! et nul moyen de remettre à demain!
Sonnet boîteux
A Ernest Delahaye
Ah! vraiment c'est triste, ah! vraiment ça finit trop mal.
Il n'est pas permis d'être à ce point infortuné.
Ah! vraiment c'est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.
Londres fume et crie. O quelle ville de la Bible!
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Epouvantent comme un sénat de petites vieilles.
Tout l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos
Avec des indeeds et des all rights et des haôs.
Non vraiment c'est trop un martyre sans espérance,
Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c'est triste:
O le feu du ciel sur cette ville de la Bible!
Le clown
A Laurent Tailhade
Bobèche, adieu! bonsoir, Paillasse! arrière, Gille!
Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin,
Place! très grave, très discret et très hautain,
Voici venir le maître à tous, le clown agile
Plus souple qu'Arlequin et plus brave qu'Achille,
C'est bien lui, dans sa blanche armure de satin;
Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain,
Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile.
Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents,
Cependant que la tête et le buste, élégants,
Se balancent sur l'arc paradoxal des jambes.
Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid,
La canaille puante et sainte des Iambes
Acclame l'histrion sinistre qui la hait.
Ecrit sur l'Album de Mme N. de V.
Des yeux tout autour de la tête
Ainsi qu'il est dit dans Murger.
Point très bonne. Un esprit d'enfer
Avec des rires d'alouette.
Sculpteur, musicien; poète
Sont ses hôtes. Dieux quel hiver
Nous passâmes! Ce fut amer
Et doux. Un sabbat! Une fête!
Ses cheveux, noir tas sauvage où
Scintille un barbare bijou,
La font reine et la font fantoche.
Ayant vu cet ange pervers,
"Oùsqu'est mon sonnet?" dit Arvers
Et Chilpéric dit "Sapristoche!"
Le Squelette
A Albert Mérat
Deux reîtres saouls, courant les champs, virent parmi
La fange d'un fossé profond, une carcasse
Humaine dont la faim torve d'un loup fugace
Venait de disloquer l'ossature à demi.
La tête, intacte, avait ce rictus ennemi
Qui nous attriste, nous énerve et nous agace.
Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse
Songèrent (John Falstaff lui-même en eût frémi)
Qu'ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s'égoutte,
Et qu'en outre ce mort avec son chef béant
Ne serait pas fâché de boire aussi, sans doute.
Mais comme il ne faut pas insulter au Néant,
Le squelette s'étant dressé sur son séant
Fit signe qu'ils pouvaient continuer leur route.
A Albert Mérat
Et nous voilà très doux à la bêtise humaine,
Lui pardonnant vraiment et même un peu touchés
De sa candeur extrême et des torts très légers
Dans le fond qu'elle assume et du train qu'elle mène.
Pauvres gens que les gens! Mourir pour Célimène,
Epouser Angélique ou venir de nuit chez
Agnès et la briser, et tous les sots péchés,
Tel est l'Amour encor plus faible que la Haine!
L'Ambition, l'Orgueil, des tours dont vous tombez,
Le Vin, qui vous imbibe et vous tord imbibés,
L'Argent, le Jeu, le Crime, un tas de pauvres crimes!
C'est pourquoi mon très cher Mérat, Mérat et moi,
Nous étant dépouillés de tout banal émoi,
Vivons dans un dandysme épris des seules Rimes!
Art poétique
A Charles Morice
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.
C'est des beaux yeux derrière des voiles,
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles!
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor!
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L'Esprit cruel et le rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine!
Prends l'éloquence et tords-lui son cou!
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?
O qui dira les torts de la Rime!
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime?
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.
Le Pitre
Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoue
Grince sous les grands pieds du maigre baladin
Qui harangue non sans finesse et sans dédain
Les badauds piétinant devant lui dans la boue.
Le plâtre de son front et le fard de sa joue
Font merveille. Il pérore et se tait tout soudain,
Reçoit des coups de pieds au derrière, badin
Baise au cou sa commère énorme, et fait la roue.
Ses boniments, de coeur et d'âme approuvons-les.
Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets
Tournants jusqu'à l'abus valent que l'on s'arrête.
Mais ce qu'il sied à tous d'admirer, c'est surtout
Cette perruque d'où se dresse sur la tête,
Preste, une queue avec un papillon au bout.
Allégorie
A Jules Valadon
Despotique, pesant, incolore, l'Eté,
Comme un roi fainéant présidant un supplice,
S'étire par l'ardeur blanche du ciel complice
Et bâille. L'homme dort loin du travail quitté.
L'alouette au matin, lasse n'a pas chanté.
Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse
Ou ride cet azur implacablement lisse
Où le silence bout dans l'immobilité.
L'âpre engourdissement a gagné les cigales
Et sur leur lit étroit de pierres inégales
Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus.
Une rotation incessante de moires
Lumineuses étend ses flux et ses reflux...
Des guêpes, çà et là, volent, jaunes et noires.
L'Auberge
A Jean Moréas
Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraîche au bord
Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne,
L'auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne.
Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passeport.
Ici l'on fume, ici l'on chante, ici l'on dort.
L'hôte est un vieux soldat, et l'hôtesse qui peigne
Et lave dix marmots roses et pleins de teigne
Parle d'amour, de joie et d'aise, et n'a pas tort!
La salle au noir plafond de poutres, aux images
Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages,
Vous accueille d'un bon parfum de soupe aux choux.
Entendez-vous? C'est la marmite qu'accompagne
L'horloge du tic tac allègre de son pouls.
Et la fenêtre s'ouvre au loin sur la campagne.
Circonspection
A Gaston Sénéchal
Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous
Sous cet arbre géant où vient mourir la brise
En soupirs inégaux sous la ramure grise
Que caresse le clair de lune blême et doux.
Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux.
Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise
Le bonheur qui s'enfuit et l'amour qui s'épuise,
Et nos cheveux frôlés par l'aile des hiboux.
Oublions d'espérer. Discrète et contenue,
Que l'âme de chacun de nous deux continue
Ce calme et cette mort sereine du soleil.
Restons silencieux parmi la paix nocturne:
Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil
La nature, ce dieu féroce et taciturne.
Vers pour être calomnié
A Charles Vignier
Ce soir je m'étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit,
Et j'ai vu, comme un qui s'applique et qui lit,
Ah! j'ai vu que tout est vain sous le soleil!
Qu'on vive, ô quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie!
O pensée aboutissant à la folie!
Va, pauvre, dors, moi, l'effroi pour toi m'éveille.
Ah! misère de t'aimer, mon frêle amour
Qui vas respirant comme on respire un jour!
O regard fermé que la mort fera tel!
O bouche qui ris en songe sur ma bouche,
En attendant l'autre rire plus farouche!
Vite, éveille-toi! Dis, l'âme est immortelle?
Luxures
A Léo Trézenik
Chair! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas,
Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules
Des affamés du seul amour, bouches ou gueules,
Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,
Amour! le seul émoi de ceux que n'émeut pas
L'horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules
Les scrupules des libertins et des bégueules
Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats,
Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre
Dont rêve la fileuse assise auprès de l'âtre
Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair,
Et la fileuse c'est la Chair, et l'heure tinte
Où le rêve étreindra la rêveuse, - heure sainte
Ou non! qu'importe à votre extase, Amour et Chair?
Vendanges
A Georges Rall
Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente,
Ecoutez! c'est notre sang qui chante...
O musique lointaine et discrète!
Ecoutez! c'est notre sang qui pleure
Alors que notre âme s'est enfuie
D'une voix jusqu'alors inouïe
Et qui va se taire tout à l'heure.
Frère du sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire,
O vin, ô sang, c'est l'apothéose!
Chantez, pleurez! Chassez la mémoire
Et chassez l'âme, et jusqu'aux ténèbres
Magnétisez nos pauvres vertèbres.
Images d'un sou
A Léon Dierx
De toutes les douleurs douces
Je compose mes magies!
Paul, les paupières rougies,
Erre seule aux Pamplemousses.
La Folle-par-amour chante
Une ariette touchante.
C'est la mère qui s'alarme
De sa fille fiancée.
C'est l'épouse délaissée
Qui prend un sévère charme
A s'exagérer l'attente
Et demeure palpitante.
C'est l'amitié qu'on néglige
Et qui se croit méconnue.
C'est toute angoisse ingénue,
C'est tout bonheur qui s'afflige:
L'enfant qui s'éveille et pleure,
Le prisonnier qui voit l'heure,
Les sanglots des tourterelles,
La plainte des jeunes filles.
C'est l'appel des Inésilles
- Que gardent dans tes tourelles
De bons vieux oncles avares -
A tous sonneurs de guitares.
Voici Damon qui soupire
Sa tendresse à Geneviève
De Brabant qui fait ce rêve
D'exercer un chaste empire
Dont elle-même se pâme
Sur la veuve de Pyrame
Tout exprès ressuscitée,
Et la forêt des Ardennes
Sent circuler dans ses veines
La flamme persécutée
De ces princesses errantes
Sous les branches murmurantes,
Et madame Malbrouck monte
A sa tour pour mieux entendre
La viole et la voix tendre
De ce cher trompeur de Comte
Ory qui revient d'Espagne
Sans qu'un doublon l'accompagne.
Mais il s'est couvert de gloire
Aux gorges des Pyrénées
Et combien d'infortunées
Au teint de lys et d'ivoire
Ne fit-il pas à tous risques
Là-bas, parmi les Morisques!...
Toute histoire qui se mouille
De délicieuses larmes,
Fût-ce à travers des chocs d'armes
Aussitôt chez moi s'embrouille,
Se mêle à d'autres encore,
Finalement s'évapore
En capricieuses nues,
Laissant à travers des filtres
Subtils talismans et philtres
Au fin fond de mes cornues
Au feu de l'amour rougies.
Accourez à mes magies!
C'est très beau. Venez d'aucunes
Et d'aucuns. Entrrez, bagasse!
Cadet-Roussel est paillasse
Et vous dira vos fortunes.
C'est Crédit qui tient la caisse.
Allons vite qu'on se presse!
Les uns et les autres
Comédie dédiée à Théodore de Banville
Personnages
Myrtil
Sylvandre
Rosalinde
Chloris
Mezzetin
Corydon
Aminte
Bergers, Masques
La scène se passe dans un parc de Watteau, vers une fin d'après-midi d'été.
Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin qui s'accompagne doucement sur une mandoline.
Scène I
Mezzetin, chantant.
Puisque tout n'est rien que fables,
Hormis d'aimer ton désir,
Jouis vite du loisir
Que te font des dieux affables.
Puisqu'à ce point se trouva
Facile ta destinée,
Puisque vers toi ramenée
L'Arcadie est proche, - va!
Va! le vin dans les feuillages
Fait éclater les beaux yeux
Et battre les coeurs joyeux
A l'étroit sous les corsages...
Corydon
A l'exemple de la cigale nous avons
Chanté...
Aminte
Si nous allions danser?
Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.
Nous vous suivons!
(Ils sortent, à l'exception des mêmes.)
Scène II
Myrtil, Rosalinde, Sylvandre, Chloris,
Rosalinde, à Myrtil.
Chloris, à Sylvandre.
Favorisé, vous pouvez dire l'être:
J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre,
Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux
C'est bien pour vous!
(Sylvandre la presse.)
Paix là! Que vous êtes fougueux!
(Sortent Sylvandre et Chloris.)
Scène III
Myrtil, Rosalinde
Rosalinde
Parlez-moi.
Myrtil
De quoi voulez-vous donc que je cause?
Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause.
Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà?
De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là!
Rosalinde
Parlez-moi du passé.
Myrtil
Pourquoi?
Rosalinde
C'est mon caprice.
Et fiez-vous à la mémoire adulatrice
Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis
Et masque les enfers anciens en paradis.
Myrtil
Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire,
Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère,
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,
Et toute la tristesse atroce des jours morts;
Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,
Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse
Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement,
Pour toute récompense et tout remerciement,
Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre,
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,
Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons,
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons!
Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée,
Ce passé que je lis tracé comme à la craie
Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,
Ce passé tout entier, avec ses désaveux
Et ses explosions de pleurs et de colère,
Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire!
Rosalinde
Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi
Plein d'indignation élégante?
Myrtil, irrité.
Merci!
Rosalinde
Vous vous exagérez aussi par trop les choses.
Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,
Vous lamenter avec ce courroux enfantin!
Moi, je rends grâce au dieu qui me fit ce destin
D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore
L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore
Toujours, ainsi qu'il sied d'ailleurs en ce pays
De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis
Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre
Que vous gardez toujours ouverte la blessure
Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.
Myrtil, attendri.
Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela
Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie.
Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,
C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement
Respecter jusqu'au bout son assoupissement
Qui ne peut que finir par la mort naturelle.
Rosalinde
Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle?
Myrtil, sincère.
Alors, mourons!
Rosalinde
Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix!
Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,
Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère,
Et cet orgueil qui rend votre parole amère,
J'en veux faire litière à mon amour têtu,
Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu?
Myrtil
Vous êtes mutinée...
Rosalinde
Allons, laissez-vous faire!
Myrtil, cédant.
Donc, il le faut!
Rosalinde
Venez cueillir la primevère
De l'amour renaissant timide après l'hiver.
Quittez ce front chagrin, souriez comme hier
A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne!
Myrtil
Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne!
(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)
Scène IV
Sylvandre, Chloris
Chloris, courant.
Non!
Sylvandre
Si!
Chloris
Je ne veux pas...
Sylvandre, la baisant sur la nuque.
Dites: je ne veux plus!
(La tenant embrassée.)
Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus
Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.
Chloris
Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle!
Mais non! Il rit, il rit!
(Pleurnichant pour rire.)
Ah, oh, hi, que c'est mal!
Sylvandre
Tarare! mais le seul état vraiment normal,
C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres,
Jeunes, et méprisant tous autres équilibres
Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,
D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux!
Chloris
Que voilà donc, monsieur l'amant, de beau langage!
Vous êtes procureur ou poète, je gage,
Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.
Sylvandre
Vous vous moquez avec un babil très charmant,
Et me voici deux fois épris de ma conquête:
Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête
Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaît.
Chloris
Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,
Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture?
Sylvandre
Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure
De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût
Conçu par vous, à mon détriment, après tout?
Chloris
O la fatuité des hommes qu'on n'évince
Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince
Que vous invoquez là d'un penchant présumé
De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.
- Au fait, chacun de nous vainement déblatère
Et, tenez, je vais vous dire mon caractère,
Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi
Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi.
Sachez donc...
Sylvandre
Que je meure ici, ma toute belle,
Si j'exige...
Chloris
- Sachez d'abord vous taire. - Or celle
Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.
J'aime les jours légers et les frivoles nuits;
J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise,
Pour les bien détester après tout à mon aise.
Vous, par exemple, vous, monsieur, que je n'ai pas
Naguère tout à fait traité de haut en bas,
Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,
Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore!
Sylvandre, souriant.
Dans le doute...
Chloris, coquette, s'enfuyant.
"Abstiens-toi", dit l'autre. Je m'abstiens.
Sylvandre, presque naïf.
Ah! c'en est trop, je souffre et m'en vais pleurer.
Chloris, touchée, mais gaie.
Viens,
Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle
Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle
Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici
Tous deux bien amoureux, - car je vous aime aussi, -
Là! voilà le grand mot lâché! Mais...
Sylvandre
O cruelle
Réticence!
Chloris
Attendez la fin, pauvre cervelle.
Mais, dirais-je, malgré tous nos transports et tous
Nos serments mutuels, solennels, et jaloux
D'être éternels, un dieu malicieux préside
Aux autels de Paphos -
(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)
C'est un fait - et de Gnide.
Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla.
L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela.
Plus tard on se repent, c'est vrai, mais le parjure
A des ailes, et comme il perdrait sa gageure
Celui qui poursuivrait un mensonge envolé!
Qu'y faire? Promener son souci désolé,
Bras ballants, yeux rougis, la tête décoiffée,
A travers monts et vaux, ainsi qu'un autre Orphée,
Gonfler l'air de soupirs et l'océan de pleurs
Par l'indiscrétion de bavardes douleurs?
Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure
Et ne demander pas l'impossible à Nature!
Nous voici, venez-vous de dire, bien épris
L'un de l'autre, soyons heureux, faisons mépris
De tout ce qui n'est pas notre douce folie!
Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie,
Me voici vôtre, tienne!... Etes-vous rassuré?
Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai,
D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce,
Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.
Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main,
Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain,
Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,
Sachons que tout bonheur repose sur le sable,
Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens,
Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents.
Cela vous plaît?
Sylvandre
Cela me plairait si...
Scène V
Les précédents, Myrtil
Myrtil, survenant.
Madame
A raison. Son discours serait l'épithalame
Que j'eusse proféré si...
Chloris
Cela fait deux "si",
C'est un de trop.
Myrtil, à Chloris.
Je pense absolument ainsi
Que vous.
Chloris, à Sylvandre.
Et vous, monsieur?
Sylvandre
La vérité m'oblige...
Chloris, au même.
Et quoi, monsieur, déjà si tiède!...
Myrtil, à Chloris.
L'homme-lige
Qu'il vous faut, ô Chloris, c'est moi...
Scène VI
Les précédents, Rosalinde
Rosalinde, survenant.
Salut! je suis
Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis
Tous ces étonnements où notre coeur se joue,
A votre chariot la cinquième roue.
(à Myrtil.)
Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux
Et les récents, les vrais aussi bien que les faux.
Myrtil, au bras de Chloris et protestant comme par manière d'acquit.
Chère!
Rosalinde
Vous n'avez pas besoin de vous défendre,
Car me voici l'amie intime de Sylvandre.
Sylvandre, ravi, surpris, et léger.
O doux Charybde après un aimable Scylla!
Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là
Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes
Dont les caprices sont bel et bien des raquettes
Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant.
Chloris, à Sylvandre.
Fat!
Rosalinde, au même.
Ingrat!
Myrtil, au même.
Insolent!
Sylvandre, à Myrtil.
Quant à cet "insolent",
Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques
Et s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.
(A Rosalinde et à Chloris.)
Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,
Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux
Est un méchant cheval réfractaire à la bride
Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide,
A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin.
(A Rosalinde.)
Or donc, si vous avez, Rosalinde, besoin
Pour un voyage au bleu pays des fantaisies
D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies
Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,
Chevauchez à loisir ma bonne volonté.
Myrtil
La déclaration est un tant soit peu roide.
Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide,
(A Rosalinde.)
N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien
Que ce chat-là surtout, c'est moi.
Rosalinde
Je ne sais rien.
Myrtil
Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe
Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe
De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs,
Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs
Charmantes aux odeurs puissantes et divines
Dont je sentirai bien tôt ou tard les épines,
(à Chloris.)
Madame, n'est-ce pas?
Chloris
Taisez-vous et m'aimez.
Adieu, Sylvandre!
Rosalinde
Adieu, Myrtil!
Myrtil, à Rosalinde.
Est-ce à jamais?
Sylvandre, à Chloris.
C'est pour toujours!
Rosalinde
Adieu, Myrtil!
Chloris
Adieu, Sylvandre!
(Sortent Sylvandre et Rosalinde.)
Scène VII
Myrtil, Chloris
Chloris
C'est donc que vous avez de l'amour à revendre
Pour, le joug d'une amante irritée écarté,
Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté?
Myrtil
Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée?
Chloris
Qui? ma beauté?
Myrtil
Non. L'autre...
Chloris
Ah! - J'avais la pensée
Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais
A quelque madrigal un peu compliqué, mais
Sans doute vous voulez parler de Rosalinde
Et du courroux auquel son coeur crispé se guinde...
N'en doutez pas, elle est vexée horriblement.
Myrtil
En êtes-vous bien sûre?
Chloris
Ah çà, pour un amant
Tout récemment élu, sur sa chaude supplique
Encore! et dans un tel concours mélancolique
Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements,
Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments
Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée,
Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée?
- Mais taisons cela, quitte à plus tard en parler. -
Eh oui, là je vous jure, à ne rien vous celer,
Que Rosalinde, éprise encor d'un infidèle,
Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle
Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit.
Myrtil
Et vous regrettez fort Sylvandre?
Chloris
Mal lui prit,
Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie?
Myrtil
Et pourquoi?
Chloris
Faux naïf! je ne le dirai mie.
Myrtil
Mais regrettez-vous fort Sylvandre?
Chloris
M'aimez-vous,
Vous?
Myrtil
Vos yeux sont si beaux, votre...
Chloris
Etes-vous jaloux
De Sylvandre?
Myrtil, très vivement.
O oui!
(Se reprenant.)
Mais au passé, chère belle.
Chloris
Allons, un tel aveu, bien que tardif, s'appelle
Une galanterie et je l'admets ainsi.
Donc vous m'aimez?
Myrtil, distrait, après un silence.
O oui!
Chloris
Quel amoureux transi
Vous seriez si d'ailleurs vous l'étiez de moi!
Myrtil, même jeu que précédemment.
Douce
Amie!
Chloris
Ah, que c'est froid! "Douce amie!" Il vous trousse
Un compliment banal et prend un air vainqueur!
J'aurai longtemps vos "oui" de tantôt sur le coeur.
Myrtil, indolemment.
Permettez...
Chloris
Mais voici Rosalinde et Sylvandre.
Myrtil, comme réveillé en sursaut.
Rosalinde!
Chloris
Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre
Ainsi l'air de vos bras en façon de moulin?
Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein
Et vidons, s'il vous plaît, ailleurs cette querelle.
(Ils sortent.)
Scène VIII
Sylvandre, Rosalinde
Sylvandre
Et voilà mon histoire en deux mots.
Rosalinde
Elle est telle
Que j'y lis à l'envers l'histoire de Myrtil.
Par un pressentiment inquiet et subtil
Vous redoutez l'amour qui venait et sa lèvre
Aux baisers inconnus encore, et lui qu'enfièvre
Le souvenir d'un vieil amour désenlacé,
Stupide autant qu'ingrat, il a peur du passé,
Et tous deux avez tort, allez Sylvandre.
Sylvandre
Dites
Qu'il a tort...
Rosalinde
Non, tous deux, et vous n'êtes pas quittes,
Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait.
Sylvandre
Après tout je ne vois que très mal mon forfait
Et j'ignore très bien quel sera mon martyre
(Minaudant.)
A moins que votre coeur...
Rosalinde
Vous avez tort de rire.
Sylvandre
Je ne ris pas, je dis posément d'une part,
Que je ne crois point tant criminel mon départ
D'avec Chloris, coquette aimable mais sujette
A caution, et puis, d'autre part je projette
D'être heureux avec vous qui m'avez bien voulu
Recueillir quand brisé, désemparé, moulu,
Berné par ma maîtresse et planté là par elle
J'allais probablement me brûler la cervelle
Si j'avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts.
Oui je vais vous aimer, je le veux (je le dois
En outre), je vais vous aimer à la folie...
Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie!
Je serai votre chien féal, ton petit loup
Bien doux...
Rosalinde
Vous avez tort de rire, encore un coup.
Sylvandre
Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore,
J'idolâtre ta voix si tendrement sonore,
J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main,
Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin
Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules.
Quand tes grands yeux, de qui les astres sont émules
Abaissent jusqu'à nous leurs aimables rayons,
Comparable à ces fleurs d'été que nous voyons
Tourner vers le soleil leur fidèle corolle
Lors je tombe en extase et reste sans parole,
Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard,
Devant l'éclat charmant et fier de ton regard.
Je frémis à ton souffle exquis comme au vent l'herbe,
O ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe,
Et mon âme palpite au bout de tes cils d'or...
- A propos, croyez-vous que Chloris m'aime encor?
Rosalinde
Et si je le pensais?
Sylvandre
Question saugrenue
En effet!
Rosalinde
Voulez-vous la vérité bien nue?
Sylvandre
Non! Que me fait? Je suis un sot, et me voici
Confus, et je vous aime uniquement.
Rosalinde
Ainsi,
Cela vous est égal qu'il soit patent, palpable,
Evident, que Chloris vous adore...
Sylvandre
Du diable
Si c'est possible! Elle! Elle? Allons donc!
(Soucieux tout à coup, à part.)
Hélas!
Rosalinde
Quoi,
Vous en doutez?
Sylvandre
Ce coeur volage suit sa loi,
Elle leurre à présent Myrtil...
Rosalinde, passionnément.
Elle le leurre,
Dites-vous? Mais alors il l'aime!...
Sylvandre
Que je meure
Si je comprends ce cri jaloux!
Rosalinde
Ah, taisez-vous!
Sylvandre
Un trompeur! une folle!
Rosalinde
Es-tu donc pas jaloux
De Myrtil, toi, hein, dis?
Sylvandre, comme frappé subitement d'une idée douloureuse.
Tiens! la fâcheuse idée
Mais c'est qu'oui! me voici l'âme tout obsédée...
Rosalinde, presque joyeuse.
Ah, vous êtes jaloux aussi, je savais bien!
Sylvandre, à part.
Feignons encor.
(A Rosalinde.)
Je vous jure qu'il n'en est rien
Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose
Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause.
Rosalinde
Trêve de compliments fastidieux. Je suis
Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis
Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques.
Des malheureux ce sont, il paraît, les pratiques,
Cela, dit-on, console. Or, nous aimons toujours
Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours
Apparents. Entre nous la seule différence
C'est que l'on m'a trahie, et que votre souffrance
A vous vient de vous-même, et n'est qu'un châtiment.
Ai-je tort?
Sylvandre
Vous lisez dans mon coeur couramment,
Chère Chloris, je t'ai méchamment méconnue!
Qui me rendra jamais ta malice ingénue,
Et ta gaieté si bonne, et ta grâce, et ton coeur?
Rosalinde
Et moi, par un destin bien autrement moqueur,
Je pleure après Myrtil infidèle...
Sylvandre
Infidèle!
Mais c'est qu'alors Chloris l'aimerait. O mort d'elle!
J'enrage et je gémis! Mais ne disiez-vous pas
Tantôt qu'elle m'aimait encore. - O cieux, là-bas,
Regardez, les voilà.
Rosalinde
Qu'est-ce qu'ils vont se dire?
(Ils remontent le théâtre.)
Scène IX
Les Précédents, Chloris, Myrtil
Chloris
Allons, encore un peu de franchise, beau sire
Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait.
Le silence, n'est-il pas vrai? vous étouffait,
Et l'obligation banale où vous vous crûtes
D'imiter à tout bout de champ la voix des flûtes
Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit
Vous étouffait, ainsi qu'un pourpoint trop étroit?
Votre coeur qui battait pour elle dut me taire
Par politesse et par prudence son mystère;
Mais à présent que j'ai presque tout deviné
Pourquoi continuer ce mutisme obstiné?
Parlez d'elle, cela d'abord sera sincère.
Puis vous souffrirez moins, et, s'il est nécessaire
De vous intéresser aux souffrances d'autrui,
J'ai besoin, en retour, de vous parler de lui!
Myrtil
Et quoi, vous aussi, vous!
Chloris
Moi-même, hélas! moi-même
Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m'aime?
Nous étions tous les deux Sylvandre, si bien faits
L'un pour l'autre! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais
Fit ce malentendu cruel qui nous sépare?
Hélas, il fut frivole encore plus que barbare
Et son esprit surtout fit que son coeur pécha.
Myrtil
Espérez, car peut-être il se repent déjà,
Si j'en juge d'après mes remords...
(Il sanglote.)
Et mes larmes!
(Sylvandre et Rosalinde se pressent la main.)
Rosalinde, survenant.
Les pleurs délicieux! Cher instant plein de charmes!
Myrtil
C'est affreux!
Chloris
O douleur!
Rosalinde, sur la pointe du pied et très bas.
Chloris!
Chloris
Vous étiez là?
Rosalinde
Le sort capricieux qui nous désassembla
A remis, faisant trêve à son ire inhumaine,
Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène
Jurant son grand serment qu'on ne l'y prendrait plus.
Est-il trop tard?
Sylvandre, à Chloris.
O point de refus absolus!
De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance
Suprême c'est d'avoir un aspect d'indulgence,
Punissez-moi sans trop de justice et daignez
Ne me point accabler de traits plus indignés
Que n'en méritent - non mes crimes, - mais ma tête
Folle, mais mon coeur faible et lâche...
(Il tombe à genoux.)
Chloris
Etes-vous bête?
Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent
Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant
Et je jette à ton cou chéri mes bras de lierre.
Nous nous expliquerons plus tard (Et ma première
Querelle et mon premier reproche seront pour
L'air de doute dont tu reçus mon pauvre amour
Qui, s'il a quelques tours étourdis et frivoles,
N'en est pas moins, parmi ses apparences folles,
Quelque chose de tout dévoué pour toujours)
Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours
De la charmante ivresse où s'exalta notre âme.
(A Rosalinde.)
Et quant à vous, soyez sûre, bonne Madame,
De mon amitié franche - et baisez votre soeur.
(Les deux femmes s'embrassent.)
Sylvandre
O si joyeuse avec toute cette douceur!
Rosalinde, à Myrtil.
Que diriez-vous, Myrtil, si je faisais comme elle?
Myrtil
Dieux! elle a pardonné, clémente autant que belle.
(A Rosalinde.)
O laissez-moi baiser vos mains pieusement!
Rosalinde
Voilà qui finit bien et c'est un cher moment
Que celui-ci. Sans plus parler de ces tristesses,
Soyons heureux.
(A Chloris et à Sylvandre.)
Sachez enlacer vos jeunesses,
Doux amis, et joyeux que vous êtes, cueillez
La fleur rouge de vos baisers ensoleillés.
(Se tournant vers Myrtil.)
Pour nous, amants anciens sur qui gronda la vie,
Nous vous admirerons sans vous porter envie,
Ayant, nous, nos bonheurs discrets d'après-midi.
(Tous les personnages de la Scène Ire reviennent se grouper comme au lever du rideau.)
Et voyez, aux rayons du soleil attiédi,
Voici tous nos amis qui reviennent des danses
Comme pour recevoir nos belles confidences.
Scène X
Tous, groupés comme ci-dessus.
Mezzetin, chantant.
Va! sans nul autre souci
Que de conserver ta joie!
Fripe les jupes de soie
Et goûte les vers aussi.
La morale la meilleure,
En ce monde où les plus fous
Sont les plus sages de tous,
C'est encor d'oublier l'heure.
Il s'agit de n'être point
Mélancolique et morose.
La vie est-elle une chose
Grave et réelle à ce point?
(La toile tombe.)
Vers jeunes
Le soldat laboureur
A Edmond Lepelletier
Or ce vieillard était horrible: un de ses yeux,
Crevé, saignait, tandis que l'autre, chassieux,
Brutalement luisait sous son sourcil en brosse;
Les cheveux se dressaient d'une façon féroce,
Blancs, et paraissaient moins des cheveux que des crins;
Le vieux torse solide encore sur les reins,
Comme au ressouvenir des balles affrontées,
Cambré, contrariait les épaules voûtées;
La main gauche avait l'air de chercher le pommeau
D'un sabre habituel et dont le long fourreau
Semblait, s'embarrassant avec la sabretache,
Gêner la marche et vers la tombante moustache
La main droite parfois montait, la retroussant.
Il était grand et maigre et jurait en toussant.
Fils d'un garçon de ferme et d'une lavandière,
Le service à seize ans le prit. Il fit entière,
La campagne d'Egypte. Austerlitz, Iéna,
Le virent. En Espagne un moine l'éborgna:
- Il tua le bon père, et lui vola sa bourse, -
Par trois fois traversa la Prusse au pas de course,
En Hesse eut une entaille épouvantable au cou,
Passa brigadier lors de l'entrée à Moscou,
Obtint la croix et fut de toutes les défaites
D'Allemagne et de France, et gagna dans ces fêtes
Trois blessures, plus un brevet de lieutenant
Qu'il résigna bientôt, les Bourbons revenant,
A Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l'environne,
Dit un mot analogue à celui de Cambronne;
Puis, quand pour un second exil et le tombeau,
La Redingote grise et le petit Chapeau
Quittèrent à jamais leur France tant aimée
Et que l'on eut, hélas! dissous la grande armée,
Il revint au village, étonné du clocher.
Presque forcé pendant un an de se cacher,
Il braconna pour vivre, et quand des temps moins rudes
L'eurent, sans le réduire à trop de platitudes,
Mis à même d'écrire en hauts lieux à l'effet
D'obtenir un secours d'argent qui lui fut fait,
Logea moyennant deux cents francs par an chez une
Parente qu'il avait, dont toute la fortune
Consistait en un champ cultivé par ses fieux,
L'un marié depuis longtemps et l'autre vieux
Garçon encore, et là notre foudre de guerre
Vivait et bien qu'il fût tout le jour sans rien faire
Et qu'il eût la charrue et la terre en horreur,
C'était ce qu'on appelle un soldat laboureur.
Toujours levé dès l'aube et la pipe à la bouche
Il allait et venait, engloutissait, farouche,
Des verres d'eau-de-vie et parfois s'enivrait,
Les dimanches tirait à l'arc au cabaret,
Après dîner faisait un quart d'heure sans faute
Sauter sur ses genoux les garçons de son hôte
Ou bien leur apprenait l'exercice et comment
Un bon soldat ne doit songer qu'au fourniment.
Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles,
Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles,
Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait
Le grillon incessant derrière le chenet,
Assis auprès d'un feu de sarments qu'on entoure
Confusément disait l'Elster, l'Estramadoure,
Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois
Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois
S'exclamant et riant très fort aux endroits farce.
Canonnade compacte et fusillade éparse,
Chevaux éventrés, coups de sabre, prisonniers
Mis à mal entre deux batailles, les derniers
Moments d'un officier ajusté par derrière,
Qui se souvient et qu'on insulte, la barrière
Clichy, les alliés jetés au fond des puits,
La fuite sur la Loire et la maraude, et puis
Les femmes que l'on force après les villes prises,
Sans choix souvent, si bien qu'on a des mèches grises
Aux mains et des dégoûts au coeur après l'ébat
Quand passe le marchef ou que le rappel bat,
Puis encore, les camps levés et les déroutes.
Toutes ces gaîtés, tous ces faits d'armes et toutes
Ces gloires défilaient en de longs entretiens,
Entremêlés de gros jurons très peu chrétiens
Et de grands coups de poing sur les cuisses voisines.
Les femmes cependant, soeurs, mères et cousines,
Pleuraient et frémissaient un peu, conformément
A l'usage, tout en se disant: "Le vieux ment."
Et les hommes fumaient et crachaient dans la cendre.
Et lui qui quelquefois voulait bien condescendre
A parler discipline avec ces bons lourdauds
Se levait, à grands pas marchait, les mains au dos,
Et racontait alors quelque fait politique
Dont il se proclamait le témoin authentique,
La distribution des Aigles, les Adieux,
Le Sacre et ce Dix-huit Brumaire radieux,
Beau jour où le soldat qu'un bavard importune
Brisa du même coup orateurs et tribune,
Où le dieu Mars mis par la Chambre hors la Loi
Mit la Loi hors la Chambre et, sans dire pourquoi,
Balaya du pouvoir tous ces ergoteurs glabres,
Tous ces législateurs qui n'avaient pas de sabres!
Tel parlait et faisait le grognard précité
Qui mourut centenaire à peu près l'autre été.
Le maire conduisit le deuil au cimetière.
Un feu de peloton fut tiré sur la bière
Par le garde champêtre et quatorze pompiers
Dont sept revinrent plus ou moins estropiés
A cause des mauvais fusils de la campagne.
Un tertre qu'une pierre assez grande accompagne
Et qu'orne un saule en pleurs est l'humble monument
Où notre héros dort perpétuellement.
De plus, suivant le voeu dernier du camarade,
On grava sur la pierre, après ses nom et grade,
Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant:
"Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant."
Les loups
Parmi l'obscur champ de bataille
Rôdant sans bruit sous le ciel noir
Les loups obliques font ripaille
Et c'est plaisir que de les voir,
Agiles, les yeux verts, aux pattes
Souples sur les cadavres mous,
- Gueules vastes et têtes plates -
Joyeux, hérisser leurs poils roux.
Un rauquement rien moins que tendre
Accompagne les dents mâchant
Et c'est plaisir que de l'entendre,
Cet hosannah vil et méchant:
- "Chair entaillée et sang qui coule
Les héros ont du bon vraiment.
La faim repue et la soif soûle
Leur doivent bien ce compliment.
Mais aussi, soit dit sans reproche,
Combien de peines et de pas
Nous a coûtés leur seule approche,
On ne l'imaginerait pas.
Dès que, sans pitié ni relâches,
Sonnèrent leurs pas fanfarons
Nos coeurs de fauves et de lâches,
A la fois gourmands et poltrons,
Pressentant la guerre et la proie
Pour maintes nuits et pour maints jours
Battirent de crainte et de joie
A l'unisson de leurs tambours.
Quand ils apparurent ensuite
Tout étincelants de métal,
Oh, quelle peur et quelle fuite
Vers la femelle, au bois natal!
Ils allaient fiers, les jeunes hommes,
Calmes sous leur drapeau flottant,
Et plus forts que nous ne le sommes
Ils avaient l'air très doux pourtant.
Le fer terrible de leurs glaives
Luisait moins encor que leurs yeux
Où la candeur d'augustes rêves
Eclatait en regards joyeux.
Leurs cheveux que le vent fouette
Sous leurs casques battaient, pareils
Aux ailes de quelque mouette,
Pâles avec des tons vermeils.
Ils chantaient des choses hautaines!
Ça parlait de libres combats,
D'amour, de brisements de chaînes
Et de mauvais dieux mis à bas. -
Ils passèrent. Quand leur cohorte
Ne fut plus là-bas qu'un point bleu,
Nous nous arrangeâmes en sorte
De les suivre en nous risquant peu.
Longtemps, longtemps rasant la terre,
Discrets, loin derrière eux, tandis
Qu'ils allaient au pas militaire,
Nous marchâmes par rangs de dix,
Passant les fleuves à la nage
Quand ils avaient rompu les ponts,
Quelques herbes pour tout carnage,
N'avançant que par faibles bonds,
Perdant à tout moment haleine...
Enfin une nuit ces démons
Campèrent au fond d'une plaine
Entre des forêts et des monts.
Là nous les guettâmes à l'aise,
Car ils dormaient pour la plupart.
Nos yeux pareils à de la braise
Brillaient autour de leur rempart,
Et le bruit sec de nos dents blanches
Qu'attendaient des festins si beaux
Faisaient cliqueter dans les branches
Le bec avide des corbeaux.
L'aurore éclate. Une fanfare
Epouvantable met sur pied
La troupe entière qui s'effare.
Chacun s'équipe comme il sied.
Derrière les hautes futaies
Nous nous sommes dissimulés
Tandis que les prochaines haies
Cachent les corbeaux affolés.
Le soleil qui monte commence
A brûler. La terre a frémi.
Soudain une clameur immense
A retenti. C'est l'ennemi!
C'est lui, c'est lui! Le sol résonne
Sous les pas durs des conquérants.
Les polémarques en personne
Vont et viennent le long des rangs.
Et les lances et les épées
Parmi les plis des étendards
Flambent entre les échappées
De lumières et de brouillards.
Sur ce, dans ses courroux épiques
La jeune bande s'avança,
Gaie et sereine sous les piques,
Et la bataille commença.
Ah, ce fut une chaude affaire:
Cris confus, choc d'armes, le tout
Pendant une journée entière
Sous l'ardeur rouge d'un ciel d'août.
Le soir. - Silence et calme. A peine
Un vague moribond tardif
Crachant sa douleur et sa haine
Dans un hoquet définitif;
A peine, au lointain gris, le triste
Appel d'un clairon égaré.
Le couchant d'or et d'améthyste
S'éteint et brunit par degré.
La nuit tombe. Voici la lune!
Elle cache et montre à moitié
Sa face hypocrite comme une
Complice feignant la pitié.
Nous autres qu'un tel souci laisse
Et laissera toujours très cois,
Nous n'avons pas cette faiblesse,
Car la faim nous chasse du bois,
Et nous avons de quoi repaître
Cet impérial appétit,
Le champ de bataille sans maître
N'étant ni vide ni petit.
Or, sans plus perdre en phrases vaines
Dont quelque sot serait jaloux
Cette heure de grasses aubaines,
Buvons et mangeons, nous, les Loups!"
La pucelle
A Robert Caze
Quand déjà pétillait et flambait le bûcher,
Jeanne qu'assourdissait le chant brutal des prêtres,
Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres
Sentit frémir sa chair et son âme broncher.
Et semblable aux agneaux que revend au boucher
Le pâtour qui s'en va sifflant des airs champêtres,
Elle considéra les choses et les êtres
Et trouva son seigneur bien ingrat et léger.
"C'est mal, gentil Bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles,
De laisser les Anglais faire ces funérailles
A qui leur fi lever le siège d'Orléans."
Et la lorraine, au seul penser de cette injure,
Tandis que l'étreignait la mort des mécréants,
Las! pleura comme eût fait une autre créature.
L'Angélus du matin
A Léon Vanier
Fauve avec des tons d'écarlate
Une aurore de fin d'été
Tempétueusement éclate
A l'horizon ensanglanté.
La nuit rêveuse, bleue et bonne
Pâlit, scintille et fond en l'air,
Et l'ouest dans l'ombre qui frissonne
Se teinte au bord de rose clair.
La plaine brille au loin et fume.
Un oblique rayon venu
Du soleil surgissant allume
Le fleuve comme un sabre nu.
Le bruit des choses réveillées
Se marie aux brouillards légers
Que les herbes et les feuillées
Ont subitement dégagés.
L'aspect vague du paysage
S'accentue et change à foison.
La silhouette d'un village
Paraît. - Parfois une maison
Illumine sa vitre et lance
Un grand éclair qui va chercher
L'ombre du bois plein de silence.
Cà et là se dresse un clocher.
Cependant, la lumière accrue
Frappe dans les sillons les socs
Et voici que claire, bourrue,
Despotique, la voix des coqs
Proclamant l'heure froide et grise
Du pain mangé sans faim, des yeux
Frottés que flagelle la bise
Et du grincement des moyeux,
Fait sortir des toits la fumée,
Aboyer les chiens en fureur,
Et par la pente accoutumée
Descendre le lourd laboureur,
Tandis qu'un choeur de cloches dures
Dans le grandissement du jour
Monte, aubade franche d'injures
A l'adresse du Dieu d'amour!
La soupe du soir
A J. -K. Huysmans
Il fait nuit dans la chambre étroite et froide où l'homme
Vient de rentrer, couvert de neige, en blouse, et comme
Depuis trois jours il n'a pas prononcé deux mots
La femme a peur et fait des signes aux marmots.
Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises,
Des rideaux jadis blancs conchiés des punaises,
Une table qui va s'écroulant d'un côté, -
Le tout navrant avec un air de saleté.
L'homme, grand front, grands yeux pleins d'une sombre flamme,
A vraiment des lueurs d'intelligence et d'âme
Et c'est ce qu'on appelle un solide garçon.
La femme, jeune encore, est belle à sa façon.
Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste,
Et perdant par degrés rapides ce qui reste
En eux de tristement vénérable et d'humain,
Ce seront la femelle et le mâle, demain.
Tous se sont attablés pour manger de la soupe
Et du boeuf, et ce tas sordide forme un groupe
Dont l'ombre à l'infini s'allonge tout autour
De la chambre, la lampe étant sans abat-jour.
Les enfants sont petits et pâles, mais robustes
En dépit des maigreurs saillantes de leurs bustes
Qui disent les hivers passés sans feu souvent
Et les étés subis dans un air étouffant.
Non loin d'un vieux fusil rouillé qu'un clou supporte
Et que la lampe fait luire d'étrange sorte,
Quelqu'un qui chercherait longtemps dans ce retrait
Avec l'oeil d'un agent de police verrait
Empilés dans le fond de la boiteuse armoire
Quelques livres poudreux de "science" et "d'histoire",
Et sous le matelas, cachés avec grand soin,
Des romans capiteux cornés à chaque coin.
Ils mangent cependant. L'homme, morne et farouche,
Porte la nourriture écoeurante à sa bouche
D'un air qui n'est rien moins nonobstant que soumis,
Et son eustache semble à d'autres soins promis.
La femme pense à quelque ancienne compagne,
Laquelle a tout, voiture et maison de campagne,
Tandis que les enfants, leurs poings dans leurs yeux clos,
Ronflant sur leur assiette imitent des sanglots.
Les vaincus
A Louis-Xavier de Ricard
I
La Vie est triomphante et l'Idéal est mort,
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie et mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce,
Et nous que la déroute a fait survivre, hélas!
Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde,
Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las,
Nous allons, étouffant mal une plainte sourde,
Nous allons, au hasard du soir et du chemin,
Comme les meurtriers et comme les infâmes,
Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain,
Aux lueurs des forêts familières en flammes!
Ah, puisque notre sort est bien complet, qu'enfin
L'espoir est aboli, la défaite certaine,
Et que l'effort le plus énorme serait vain,
Et puisque c'en est fait, même de notre haine,
Nous n'avons plus, à l'heure où tombera la nuit,
Abjurant tout risible espoir de funérailles;
Qu'à nous laisser mourir obscurément, sans bruit,
Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles.
II
Une faible lueur palpite à l'horizon
Et le vent glacial qui s'élève redresse
Le feuillage des bois et les fleurs du gazon;
C'est l'aube! tout renaît sous sa froide caresse.
De fauve l'Orient devient rose, et l'argent
Des astres va bleuir dans l'azur qui se dore;
Le coq chante, veilleur exact et diligent;
L'alouette a volé stridente: c'est l'aurore!
Eclatant, le soleil surgit: c'est le matin!
Amis, c'est le matin splendide dont la joie
Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin
Horrible des oiseaux et des bêtes de proie.
O prodige! en nos coeurs le frisson radieux
Met à travers l'éclat subit de nos cuirasses,
Avec un violent désir de mourir mieux,
La colère et l'orgueil anciens des bonnes races.
Allons, debout! allons, allons! debout, debout!
Assez comme cela de hontes et de trêves!
Au combat, au combat! car notre sang qui bout
A besoin de fumer sur la pointe de glaives!
III
Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles:
Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor.
Tandis que les carcans font ployer nos épaules,
Dans nos veines le sang circule, bon trésor.
Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre
Veillent, fins espions, et derrière nos fronts
Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre,
Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts.
Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense
Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront
Nous ont jeté le lâche affront de la clémence.
Bon! la clémence nous vengera de l'affront.
Ils nous ont enchaînés! Mais les chaînes sont faites
Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper
Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes
Laissent aux évadés le temps de s'échapper.
Et de nouveau bataille! Et victoire peut-être,
Mais bataille terrible et triomphe inclément,
Et comme cette fois le Droit sera le maître
Cette fois-ci sera la dernière, vraiment!
IV
Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques,
Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir
Et les temps ne sont plus des fantômes épiques
Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir,
La jument de Roland et Roland sont des mythes
Dont le sens nous échappe et réclame un effort
Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes
D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort.
Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance
Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.
La justice le veut d'abord, puis la vengeance,
Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains.
Et la terre, depuis longtemps aride et maigre,
Pendant longtemps boira joyeuse votre sang
Dont la lourde vapeur savoureusement aigre
Montera vers la nue et rougira son flanc,
Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie
Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs,
Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie
Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons.
A la manière de plusieurs
I. La Princesse Bérénice
A Jacques Madeleine
Sa tête fine dans sa main toute petite,
Elle écoute le chant des cascades lointaines,
Et dans la plainte langoureuse des fontaines,
Perçoit comme un écho béni du nom de Tite.
Elle a fermé ses yeux divins de clématite
Pour bien leur peindre, au coeur des batailles hautaines,
Son doux héros, le mieux aimant des capitaines,
Et, Juive, elle se sent au pouvoir d'Aphrodite.
Alors un grand souci la prend d'être amoureuse,
Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse,
Du trône impérial toute femme étrangère.
Et sous le noir chagrin dont sanglote son âme,
Entre les bras de sa servante la plus chère,
La reine, hélas! défaille et tendrement se pâme.
II. Langueur
A Georges Courteline
Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse.
L'âme seulette a mal au coeur d'un ennui dense,
Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants.
O n'y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents,
O n'y vouloir fleurir un peu cette existence!
O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu!
Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire?
Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire!
Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige!
III. Pantoum négligé
Trois petits pâtés, ma chemise brûle.
Monsieur le curé n'aime pas les os.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule,
Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux.
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule.
On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux
Vivent le muguet et la campanule!
Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux.
Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux.
Trois petits pâtés, un point et virgule;
On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux;
Vivent le muguet et la campanule.
Trois petits pâtés, un point et virgule
Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux.
La libellule erre emmi des roseaux.
Monsieur le Curé, ma chemise brûle.
IV. Paysage
Vers Saint-Denis c'est bête et sale la campagne.
C'est pourtant là qu'un jour j'emmenai ma compagne.
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d'été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu'une rôtie.
C'était pas trop après le Siège: une partie
Des "maisons de campagne" était à terre encor,
D'autres se relevaient comme on hisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres
Portaient écrit autour: SOUVENIR DES DESASTRES.
V. Conseil Falot
A Raoul Ponchon
Brûle aux yeux des femmes
Et garde ton coeur,
Mais crains la langueur
Des épithalames.
Bois pour oublier!
L'eau-de-vie est une
Qui porte la lune
Dans son tablier.
L'injure des hommes,
Qu'est-ce que ça fait?
Va, notre coeur sait
Seul ce que nous sommes.
Ce que nous valons,
Notre sang le chante!
L'épine méchante
Te mord aux talons?
Le vent taquin ose
Te gifler souvent?
Chante dans le vent
Et cueille la rose!
Va, tout est au mieux
Dans ce monde pire!
Surtout laisse dire,
Surtout sois joyeux
D'être une victime
A ces pauvres gens:
Les dieux indulgents
Ont aimé ton crime!
Tu refleuriras
Dans un élysée.
Ame méprisée,
Tu rayonneras!
Tu n'es pas de celles
Qu'un coup du Destin
Dissipe soudain
En mille étincelles.
Métal dur et clair,
Chaque coup t'affine
En arme divine
Pour un destin fier.
Arrière la forge!
Et tu vas frémir
Vibrer et jouir
Au poing de saint George
Et de saint Michel,
Dans des gloires calmes,
Au vent pur des palmes
Sur l'aile du ciel!...
C'est d'être un sourire
Au milieu des pleurs,
C'est d'être des fleurs,
Au champ du martyre,
C'est d'être le feu
Qui dort dans la pierre,
C'est d'être en prière,
C'est d'attendre un peu!
VI. Le poète et la muse
La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
O pleine de jour sale et de bruits d'araignées?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses au mur et par quelles virgules?
Ah fi! Pourtant, chambre en garni qui te recules
En ce sec jeu d'optique aux mines renfrognées
Du souvenir de trop de choses destinées,
Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d'Hercules?
Qu'on l'entende comme on voudra, ce n'est pas ça:
Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens.
Je vous dis que ce n'est pas ce que l'on pensa.
Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants
Seule, tu sais! mais sans doute combien de nuits
De noce auront dévirginé leurs nuits depuis!
VII. L'aube à l'envers
A Louis Dumoulin
Le Point-du-Jour avec Paris au large,
Des chants, des tirs, les femmes qu'on "rêvait",
La Seine claire et la foule qui fait
Sur ce poème un vague essai de charge.
On danse aussi, car tout est dans la marge
Que fait le fleuve à ce livre parfait,
Et si parfois l'on tuait ou buvait
Le fleuve est sourd et le vin est litharge.
Le Point-du-Jour, mais c'est l'Ouest de Paris!
Un calembour a béni son histoire
D'affreux baisers et d'immondes paris.
En attendant que sonne l'heure noire
Où les bateaux-omnibus et les trains
Ne partent plus, tirez, tirs, fringuez, reins!
VIII. Un pouacre
A Jean Moréas
Avec les yeux d'une tête de mort
Que la lune encore décharne
Tout mon passé, disons tout mon remord
Ricane à travers ma lucarne.
Avec la voix d'un vieillard très cassé,
Comme l'on n'en voit qu'au théâtre,
Tout mon remords, disons tout mon passé
Fredonne un tralala folâtre.
Avec les doigts d'un pendu déjà vert
Le drôle agace une guitare
Et danse sur l'avenir grand ouvert,
D'un air d'élasticité rare.
"Vieux turlupin, je n'aime pas cela.
Tais ces chants et cesse ces danses."
Il me répond avec la voix qu'il a:
"C'est moins farce que tu ne penses,
Et quant au soin frivole, ô doux morveux,
De te plaire ou de te déplaire,
Je m'en soucie au point que, si tu veux,
Tu peux t'aller faire lanlaire."
IX. Madrigal
Tu m'as, ces pâles jours d'automne blanc, fait mal
A cause de tes yeux où fleurit l'animal,
Et tu me rongerais, en princesse Souris,
Du bout fin de la quenotte de ton souris,
Fille auguste qui fis flamboyer ma douleur
Avec l'huile rancie encor de ton vieux pleur!
Oui, folle, je mourrais de ton regard damné.
Mais va (veux-tu?) l'étang là dort insoupçonné
Dont du lys, nef qu'il eût fallu qu'on acclamât,
L'eau morte a bu le vent qui coule du grand mât.
T'y jeter, palme! et d'avance mon repentir
Parle si bas qu'il faut être sourd pour l'ouïr.
Naguère
Prologue
Ce sont choses crépusculaires,
Des visions de fin de nuit.
O Vérité, tu les éclaires
Seulement d'une aube qui luit
Si pâle dans l'ombre abhorrée
Qu'on doute encore par instants
Si c'est la lune qui les crée
Sous l'horreur des rameaux flottants,
Ou si ces fantômes moroses
Vont tout à l'heure prendre corps
Et se mêler au choeur des choses
Dans les harmonieux décors
Du soleil et de la nature
Doux à l'homme et proclamant Dieu
Pour l'extase de l'hymne pure
Jusqu'à la douceur du ciel bleu.
Crimen Amoris
A Villiers de l'Isle Adam
Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des satans adolescents,
Au son d'une musique mahométane
Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens.
C'est la fête aux Sept Péchés: ô qu'elle est belle!
Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux;
Les Appétits, pages prompts que l'on harcèle,
Promenaient des vins roses dans des cristaux.
Des danses sur des rhythmes d'épithalames
Bien doucement se pâmaient en longs sanglots
Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes
Se déroulaient, palpitaient comme des flots,
Et la bonté qui s'en allait de ces choses
Etait puissante et charmante tellement
Que la campagne autour se fleurit de roses
Et que la nuit paraissait en diamant.
Or le plus beau d'entre tous ces mauvais anges
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.
Les bras croisés sur les colliers et les franges,
Il rêve, l'oeil plein de flammes et de pleurs.
En vain la fête autour se faisait plus folle,
En vain les satans, ses frères et ses soeurs,
Pour l'arracher au souci qui le désole,
L'encourageaient d'appels de bras caresseurs:
Il résistait à toutes câlineries,
Et le chagrin mettait un papillon noir
A son cher front tout brûlant d'orfèvreries:
O l'immortel et terrible désespoir!
Il leur disait: "O vous, laissez-moi tranquille!"
Puis les ayant baisés tous bien tendrement
Il s'évada d'avec eux d'un geste agile,
Leur laissant aux mains des pans de vêtement.
Le voyez-vous sur la tour la plus céleste
Du haut palais avec une torche au poing?
Il la brandit comme un héros fait d'un ceste:
D'en bas on croit que c'est une aube qui point.
Qu'est-ce qu'il dit de sa voix profonde et tendre
Qui se marie au claquement clair du feu
Et que la lune est extatique d'entendre?
"Oh! je serai celui-là qui créera Dieu!
Nous avons tous trop souffert, anges et hommes,
De ce conflit entre le Pire et le Mieux.
Humilions, misérables que nous sommes,
Tous nos élans dans le plus simple des voeux.
O vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes,
O les gais Saints! Pourquoi ce schisme têtu?
Que n'avons-nous fait, en habiles artistes,
De nos travaux la seule et même vertu!
Assez et trop de ces luttes trop égales!
Il va falloir qu'enfin se rejoignent les
Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales!
Assez et trop de ces combats durs et laids!
Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire
En maintenant l'équilibre de ce duel,
Par moi l'enfer dont c'est ici le repaire
Se sacrifie à l'Amour universel!"
La torche tombe de sa main éployée,
Et l'incendie alors hurla s'élevant,
Querelle énorme d'aigles rouges noyée
Au remous noir de la fumée et du vent.
L'or fond et coule à flots et le marbre éclate;
C'est un brasier tout splendeur et tout ardeur;
La soie en courts frissons comme de l'ouate
Vole à flocons tout ardeur et tout splendeur.
Et les satans mourants chantaient dans les flammes
Ayant compris, comme ils étaient résignés
Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes
Montaient parmi l'ouragan des bruits ignés.
Et lui, les bras croisés d'une sorte fière,
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant
Il dit tout bas une espèce de prière
Qui va mourir dans l'allégresse du chant.
Il dit tout bas une espèce de prière,
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant...
Quand retentit un affreux coup de tonnerre
Et c'est la fin de l'allégresse et du chant.
On n'avait pas agréé le sacrifice:
Quelqu'un de fort et de juste assurément
Sans peine avait su démêler la malice
Et l'artifice en un orgueil qui se ment.
Et du palais aux cent tours aucun vestige,
Rien ne resta dans ce désastre inouï,
Afin que par le plus effrayant prodige
Ceci ne fût qu'un vain rêve évanoui...
Et c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles;
Une campagne évangélique s'étend
Sévère et douce, et, vagues comme des voiles,
Les branches d'arbre ont l'air d'ailes s'agitant.
De froids ruisseaux courent sur un lit de pierre;
Les doux hiboux nagent vaguement dans l'air
Tout embaumé de mystère et de prière;
Parfois un flot qui saute lance un éclair.
La forme molle au loin monte des collines
Comme un amour encore mal défini,
Et le brouillard qui s'essore des ravines
Semble un effort vers quelque but réuni.
Et tout cela comme un coeur et comme une âme,
Et comme un verbe, et d'un amour virginal
Adore, s'ouvre en une extase et réclame
Le Dieu clément qui nous gardera du mal.
La grâce
A Armand Silvestre
Un cachot. Une femme à genoux, en prière.
Une tête de mort est gisante par terre,
Et parle, d'un ton aigre et douloureux aussi.
D'une lampe au plafond tombe un rayon transi.
"Dame Reine,... - Encor toi, Satan! - Madame Reine,...
- O Seigneur, faites mon oreille assez sereine
Pour ouïr sans l'écouter ce que dit le Malin!"
- "Ah! ce fut un vaillant et galant châtelain
Que votre époux! Toujours en guerre ou bien en fête,
(Hélas! j'en puis parler puisque je suis sa tête.)
Il vous aima, mais moins encore qu'il n'eût dû.
Que de vertu gâtée et que de temps perdu
En vains tournois, en cours d'amour loin de sa dame
Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme!" -
- "O Seigneur, écartez ce calice de moi!" -
- "Comme ils s'aimèrent! Ils s'étaient juré leur foi
De s'épouser sitôt que serait mort le maître,
Et le tuèrent dans son sommeil d'un coup traître."
- "Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli,
J'eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli,
Vins au roi, dévoilant l'attentat effroyable,
Et pour mieux déjouer la malice du diable,
J'obtins qu'on m'apportât en ma juste prison
La tête de l'époux occis en trahison:
Par ainsi le remords, devant ce triste reste,
Me met toujours aux yeux mon action funeste,
Et la ferveur de mon repentir s'en accroît,
O Jésus! Mais voici: le Malin qui se voit
Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête
S'en vient-il pas loger dans cette pauvre tête
Et me tenir de faux propos insidieux?
O Seigneur, tendez-moi vos secours précieux!"
- "Ce n'est pas le démon, ma Reine, c'est moi-même,
Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême,
Votre époux qui, damné (car j'étais en mourant
En état de péché mortel), vers vous se rend,
O Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête
Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète
Effroyable de son amour épouvanté."
- "O blasphème hideux, mensonge détesté!
Monsieur Jésus, mon maître adorable, exorcise
Ce chef horrible et le vide de la hantise
Diabolique qui n'en fait qu'un instrument
Où souffle Belzébuth fallacieusement
Comme dans une flûte on joue un air perfide!"
- "O douleur, une erreur lamentable te guide,
Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry!" -
- "Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari!
A mon secours, les Saints, à l'aide, Notre Dame!" -
- "Je suis Henry, du moins, Reine, je suis son âme
Qui, par sa volonté, plus forte que l'enfer,
Ayant su transgresser toute porte de fer
Et de flamme, et braver leur impure cohorte,
Hélas! vient pour te dire avec cette voix morte
Qu'il est d'autres amours encor que ceux d'ici,
Tout immatériels et sans autre souci
Qu'eux-mêmes, des amours d'âmes et de pensées.
Ah, que leur fait le Ciel ou l'enfer. Enlacées,
Les âmes, elles n'ont qu'elles-mêmes pour but!
L'enfer pour elles c'est que leur amour mourût,
Et leur amour de son essence est immortelle!
Hélas! moi, je ne puis te suivre aux cieux, cruelle
Et seule peine en ma damnation. Mais toi,
Damne-toi! Nous serons heureux à deux, la loi
Des âmes, je te dis, c'est l'alme indifférence
Pour la félicité comme pour la souffrance
Si l'amour partagé leur fait d'intimes cieux.
Viens afin que l'enfer jaloux, voie, envieux,
Deux damnés ajouter, comme on double un délice,
Tous les feux de l'amour à tous ceux du supplice,
Et se sourire en un baiser perpétuel!"
"- Ame de mon époux, tu sais qu'il est réel
Le repentir qui fait qu'en ce moment j'espère
En la miséricorde ineffable du Père
Et du Fils et du Saint-Esprit! Depuis un mois
Que j'expie, attendant la mort que je te dois,
En ce cachot trop doux encor, nue et par terre,
Le crime monstrueux et l'infâme adultère
N'ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant,
O mon Henry, pleuré des siècles cet instant
Où j'ai pu méconnaître en toi celui qu'on aime?
Va, j'ai revu, superbe et doux, toujours le même,
Ton regard qui parlait délicieusement
Et j'entends, et c'est là mon plus dur châtiment,
Ta noble voix, et je me souviens des caresses!
Or si tu m'as absoute et si tu t'intéresses
A mon salut, du haut des cieux, ô cher souci,
Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci
Qui blasphème et vomit d'affreuses hérésies!" -
- "Je te dis que je suis damné! Tu t'extasies
En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis
Qu'il te faut rebrousser chemin du Paradis,
Vain séjour du bonheur banal et solitaire
Pour l'amour avec moi! Les amours de la terre
Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents:
L'âme veille, les sens se taisent somnolents,
Le coeur qui se repose et le sang qui s'affaisse
Font dans tout l'être comme une douce faiblesse.
Plus de désirs fiévreux, plus d'élans énervants,
On est des frères et des soeurs et des enfants,
On pleure d'une intime et profonde allégresse,
On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse
De vivre et de sentir pour s'aimer au delà,
Et c'est l'éternité que je t'offre, prends-la!
Au milieu des tourments nous serons dans la joie,
Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie,
Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour.
Non, les Anges n'auront dans leur morne séjour
Rien de pareil à ces délices inouïes!" -
La Comtesse est debout, paumes épanouies.
Elle fait le grand cri des amours surhumains,
Puis se penche et saisit avec ses pâles mains
La tête qui, merveille! a l'aspect de sourire.
Un fantôme de vie et de chair semble luire
Sur le hideux objet qui rayonne à présent
Dans un nimbe languissamment phosphorescent.
Un halo clair, semblable à des cheveux d'aurore
Tremble au sommet et semble au vent flotter encore
Parmi le chant des cors à travers la forêt.
Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait
De grands regards de flamme et noirs. Le trou farouche
Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, votre bouche
Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants
De lèvres qu'auréole un duvet de vingt ans,
Et qui pour un baiser se tendent savoureuses...
Et la Comtesse à la façon des amoureuses
Tient la tête terrible amplement, une main
Derrière et l'autre sur le front, pâle, en chemin
D'aller vers le baiser spectral, l'âme tendue,
Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue
Au fond de ce regard vague qu'elle a devant...
Soudain elle recule, et d'un geste rêvant
(O femmes, vous avez ces allures de faire!)
Elle laisse tomber la tête qui profère
Une plainte, et, roulant, sonne creux et longtemps:
- "Mon Dieu, mon Dieu, pitié! Mes péchés pénitents
Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence,
O ne les souffre pas criant en vain! O lance
L'éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil!
Vois que mon âme est faible en ce dolent exil
Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette!
O que je meure!"
Avec le bruit d'un corps qu'on jette,
La Comtesse à l'instant tombe morte, et voici:
Son âme en blanc linceul, par l'espace éclairci
D'une douce clarté d'or blond qui flue et vibre
Monte au plafond ouvert désormais à l'air libre
Et d'une ascension lente va vers les cieux.
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La tête est là, dardant en l'air ses sombres yeux
Et sautèle dans des attitudes étranges:
Telle dans les Assomptions des têtes d'anges,
Et la bouche vomit un gémissement long,
Et des orbites vont coulant des pleurs de plomb.
L'Impénitence finale
A Catulle Mendès
La petite marquise Osine est toute belle,
Elle pourrait aller grossir la ribambelle
Des folles de Watteau sous leur chapeau de fleurs
Et de soleil, mais comme on dit, elle aime ailleurs
Parisienne en tout, spirituelle et bonne
Et mauvaise à ne rien redouter de personne,
Avec cet air mi-faux qui fait que l'on vous croit,
C'est un ange fait pour le monde qu'elle voit,
Un ange blond, et même on dit qu'il a des ailes.
Vingt soupirants, brûlés du feu des meilleurs zèles
Avaient en vain quêté leur main à ses seize ans,
Quand le pauvre marquis, quittant ses paysans
Comme il avait quitté son escadron, vint faire
Escale au Jockey; vous connaissez son affaire
Avec la grosse Emma de qui - l'eussions-nous cru?
Le bon garçon était absolument féru,
Son désespoir après le départ de la grue,
Le duel avec Gontran, c'est vieux comme la rue;
Bref il vit la petite un jour dans un salon,
S'en éprit tout d'un coup comme un fou; même l'on
Dit qu'il en oublia si bien son infidèle
Qu'on le voyait le jour d'ensuite avec Adèle.
Temps et moeurs! La petite (on sait tout aux Oiseaux)
Connaissait le roman du cher, et jusques aux
Moindres chapitres: elle en conçut de l'estime.
Aussi quand le marquis offrit sa légitime
Et sa main contre sa menotte, elle dit: Oui,
Avec un franc parler d'allégresse inouï.
Les parents, voyant sans horreur ce mariage
(Le marquis était riche et pouvait passer sage)
Signèrent au contrat avec laisser-aller.
Elle qui voyait là quelqu'un à consoler
Ouït la messe dans une ferveur profonde.
Elle le consola deux ans. Deux ans du monde!
Mais tout passe!
Si bien qu'un jour qu'elle attendait
Un autre et que cet autre atrocement tardait,
De dépit la voilà soudain qui s'agenouille
Devant l'image d'une Vierge à la quenouille
Qui se trouvait là, dans cette chambre en garni,
Demandant à Marie, en un trouble infini,
Pardon de son péché si grand, - si cher encore
Bien qu'elle croie au fond du coeur qu'elle l'abhorre.
Comme elle relevait son front d'entre ses mains
Elle vit Jésus-Christ avec les traits humains
Et les habits qu'il a dans les tableaux d'église.
Sévère, il regardait tristement la marquise.
La vision flottait blanche dans un jour bleu
Dont les ondes voilant l'apparence du lieu,
Semblaient envelopper d'une atmosphère élue
Osine qui tremblait d'extase irrésolue
Et qui balbutiait des exclamations.
Des accords assoupis de harpes de Sions
Célestes descendaient et montaient par la chambre
Et des parfums d'encens, de cinnamome et d'ambre
Fluaient, et le parquet retentissait des pas
Mystérieux de pieds que l'on ne voyait pas,
Tandis qu'autour c'était, en cadences soyeuses,
Un grand frémissement d'ailes mystérieuses
La marquise restait à genoux, attendant,
Toute admiration peureuse, cependant.
Et le Sauveur parla:
"Ma fille, le temps passe,
Et ce n'est pas toujours le moment de la grâce.
Profitez de cette heure, ou c'en est fait de vous."
La vision cessa.
Oui certes, il est doux
Le roman d'un premier amant. L'âme s'essaie,
C'est un jeune coureur à la première haie.
C'est si mignard qu'on croit à peine que c'est mal.
Quelque chose d'étonnamment matutinal.
On sort du mariage habitueux. C'est comme
Qui dirait la lueur aurorale de l'homme
Et les baisers parmi cette fraîche clarté
Sonnent comme des cris d'alouette en été,
O le premier amant! Souvenez-vous, mesdames!
Vagissant et timide élancement des âmes
Vers le fruit défendu qu'un soupir révéla...
Mais le second amant d'une femme, voilà!
On a tout su. La faute est bien délibérée
Et c'est bien un nouvel état que l'on se crée,
Un autre mariage à soi-même avoué.
Plus de retour possible au foyer bafoué.
Le mari, débonnaire ou non, fait bonne garde
Et dissimule mal. Déjà rit et bavarde
Le monde hostile et qui sévirait au besoin.
Ah, que l'aise de l'autre intrigue se fait loin!
Mais aussi cette fois comme on vit; comme on aime,
Tout le coeur est éclos en une fleur suprême.
Ah, c'est bon! Et l'on jette à ce feu tout remords,
On ne vit que pour lui, tous autres soins sont morts.
On est à lui, on n'est qu'à lui, c'est pour la vie,
Ce sera pour après la vie, et l'on défie
Les lois humaines et divines, car on est
Folle de corps et d'âme, et l'on ne reconnaît
Plus rien, et l'on ne sait plus rien, sinon qu'on l'aime!
Or cet amant était justement le deuxième
De la marquise, ce qui fait qu'un jour après,
- O sans malice et presque avec quelques regrets -
Elle le revoyait pour le revoir encore.
Quant au miracle, comme une odeur s'évapore,
Elle n'y pensa plus bientôt que vaguement.
Un matin, elle était dans son jardin charmant,
Un matin de printemps, un jardin de plaisance.
Les fleurs vraiment semblaient saluer sa présence,
Et frémissaient au vent léger, et s'inclinaient
Et les feuillages, verts tendrement, lui donnaient
L'aubade d'un timide et délicat ramage
Et les petits oiseaux, volant à son passage,
Pépiaient à plaisir dans l'air tout embaumé
Des feuilles, des bourgeons et des gommes de mai.
Elle pensait à lui; sa vue errait, distraite,
A travers l'ombre jeune et la pompe discrète
D'un grand rosier bercé d'un mouvement câlin,
Quand elle vit Jésus en vêtements de lin
Qui marchait, écartant les branches de l'arbuste
Et la couvait d'un long regard triste. Et le Juste
Pleurait. Et tout en un instant s'évanouit.
Elle se recueillait.
Soudain un petit bruit
Se fit. On lui portait en secret une lettre,
Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être
Un rendez-vous.
Elle ne put la déchirer.
..................................
Marquis, pauvre marquis, qu'avez-vous à pleurer
Au chevet de ce lit de blanche mousseline?
Elle est malade, bien malade.
"Soeur Aline,
A-t-elle un peu dormi?"
- "Mal, monsieur le marquis."
Et le marquis pleurait.
"Elle est ainsi depuis
Deux heures, somnolente et calme. Mais que dire
De la nuit? Ah, monsieur le marquis, quel délire!
Elle vous appelait, vous demandait pardon
Sans cesse, encor, toujours, et tirait le cordon
De sa sonnette."
Et le marquis frappait sa tête
De ses deux poings et, fou dans sa douleur muette
Marchait à grands pas sourds sur les tapis épais
(Dès qu'elle fut malade, elle n'eut pas de paix
Qu'elle n'eût avoué ses fautes au pauvre homme
Qui pardonna.) La soeur reprit pâle: "Elle eut comme
Un rêve, un rêve affreux. Elle voyait Jésus,
Terrible sur la nue et qui marchait dessus,
Un glaive dans la main droite, et de la main gauche
Qui ramait lentement comme une faux qui fauche,
Ecartant sa prière, et passait furieux."
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Un prêtre, saluant les assistants des yeux,
Elle dort.
O ses paupières violettes!
O ses petites mains qui tremblent maigrelettes!
O tout son corps perdu dans les draps étouffants!
Regardez, elle meurt de la mort des enfants.
Et le prêtre anxieux, se penche à son oreille.
Elle s'agite un peu, la voilà qui s'éveille,
Elle voudrait parler, la voilà qui s'endort
Plus pâle.
Et le marquis: "Est-ce déjà la mort?"
Et le docteur lui prend les deux mains, et sort vite.
On l'enterrait hier matin. Pauvre petite!
Don Juan pipé
A François Coppée
Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde
Est aux enfers ainsi qu'un pauvre immonde
Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux,
Et si n'étaient la lueur de ses yeux
Et la beauté de sa maigre figure,
En le voyant ainsi quiconque jure
Qu'il est un gueux et non ce héros fier
Aux dames comme au poète si cher
Et dont l'auteur de ces humbles chroniques
Vous va parler sur des faits authentiques.
Il a son front dans ses mains et paraît
Penser beaucoup à quelque grand secret.
Il marche à pas douloureux sur la neige,
Car c'est son châtiment que rien n'allège
D'habiter seul et vêtu de léger
Loin de tout lieu où fleurit l'oranger
Et de mener ses tristes promenades
Sous un ciel veuf de toutes sérénades
Et qu'une lune morte éclaire assez
Pour expier tous ses soleils passés.
Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable
S'est vu réduire à l'état pitoyable
De tourmenteur et de geôlier gagé
Pour être las trop tôt, et trop âgé.
Du Révolté de jadis il ne reste
Plus qu'un bourreau qu'on paie et qu'on moleste
Si bien qu'enfin la cause de l'Enfer
S'en va tombant comme un fleuve à la mer,
Au sein de l'alliance primitive.
Il ne faut pas que cette honte arrive.
Mais lui, don Juan, n'est pas mort, et se sent
Le coeur vif comme un coeur d'adolescent
Et dans sa tête une jeune pensée
Couve et nourrit une force amassée;
S'il est damné c'est qu'il le voulut bien,
Il avait tout pour être un bon chrétien,
La foi, l'ardeur au ciel, et le baptême,
Et ce désir de volupté lui-même,
Mais s'étant découvert meilleur que Dieu,
Il résolut de se mettre en son lieu.
A cet effet, pour asservir les âmes
Il rendit siens d'abord les coeurs des femmes.
Toutes pour lui laissèrent là Jésus,
Et son orgueil jaloux monta dessus
Comme un vainqueur foule un champ de bataille.
Seule la mort pouvait être à sa taille.
Il l'insulta, la défit. C'est alors
Qu'il vint à Dieu sans peur et sans remords
Il vint à Dieu, lui parla face à face
Sans qu'un instant hésitât son audace.
Le défiant, Lui, son Fils et ses saints!
L'affreux combat! Très calme et les reins ceints
D'impiété cynique et de blasphème,
Ayant volé son verbe à Jésus même,
Il voyagea, funeste pèlerin,
Prêchant en chaire et chantant au lutrin,
Et le torrent amer de sa doctrine,
Parallèle à la parole divine,
Troublait la paix des simples et noyait
Toute croyance et, grossi, s'enfuyait.
Il enseignait: "Juste, prends patience.
Ton heure est proche. Et mets ta confiance
En ton bon coeur. Sois vigilant pourtant,
Et ton salut en sera sûr d'autant.
Femmes, aimez vos maris et les vôtres
Sans cependant abandonner les autres...
L'amour est un dans tous et tous dans un,
Afin qu'alors que tombe le soir brun
L'ange des nuits n'abrite sous ses ailes
Que coeurs mi-clos dans la paix fraternelle."
Au mendiant errant dans la forêt
Il ne donnait un sol que s'il jurait.
Il ajoutait: "De ce que l'on invoque
Le nom de Dieu, celui-ci ne s'en choque,
Bien au contraire, et tout est pour le mieux.
Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux."
Puis il disait: "Celui-là prévarique
Qui de sa chair faisant une bourrique
La subordonne au soin de son salut
Et lui désigne un trop servile but.
La chair est sainte! Il faut qu'on la vénère.
C'est notre fille, enfants, et notre mère,
Et c'est la fleur du jardin d'ici-bas!
Malheur à ceux qui ne l'adorent pas!
Car, non contents de renier leur être,
Ils s'en vont reniant le divin maître,
Jésus fait chair qui mourut sur la croix,
Jésus fait chair qui de sa douce voix
Ouvrait le coeur de la Samaritaine,
Jésus fait chair qu'aima la Madeleine!"
A ce blasphème effroyable, voilà
Que le ciel de ténèbres se voila.
Et que la mer entrechoqua les îles.
On vit errer des formes dans les villes
Les mains des morts sortirent des cercueils,
Ce ne fut plus que terreurs et que deuils,
Et Dieu voulant venger l'injure affreuse
Prit sa foudre en sa droite furieuse
Et maudissant don Juan, lui jeta bas
Son corps mortel, mais son âme, non pas!
Non pas son âme, on l'allait voir! Et pâle
De male joie et d'audace infernale,
Le grand damné, royal sous ses haillons,
Promène autour son oeil plein de rayons,
Et crie: "A moi l'Enfer! ô vous qui fûtes
Par moi guidés en vos sublimes chutes,
Disciples de don Juan, reconnaissez
Ici la voix qui vous a redressés.
Satan est mort, Dieu mourra dans la fête,
Aux armes pour la suprême conquête!
Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés,
C'est le grand jour pour le tour des damnés."
Il dit. L'écho frémit et va répandre
L'appel altier, et don Juan croit entendre
Un grand frémissement de tous côtés.
Ses ordres sont à coup sûr écoutés:
Le bruit s'accroît des clameurs de victoire,
Disant son nom et racontant sa gloire.
"A nous deux, Dieu stupide, maintenant!"
Et don Juan a foulé d'un pied tonnant
Le sol qui tremble et la neige glacée
Qui semble fondre au feu de sa pensée...
Mais le voilà qui devient glace aussi
Et dans son coeur horriblement transi
Le sang s'arrête, et son geste se fige.
Il est statue, il est glace. O prodige
Vengeur du Commandeur assassiné!
Tout bruit s'éteint et l'Enfer réfréné
Rentre à jamais dans ses mornes cellules.
"O les rodomontades ridicules",
Dit du dehors Quelqu'un qui ricanait,
"Contes prévus! farces que l'on connaît!
Morgue espagnole et fougue italienne!
Don Juan, faut-il afin qu'il t'en souvienne,
Que ce vieux Diable, encor que radoteur,
Ainsi te prenne en délit de candeur?
Il est écrit de ne tenter... personne.
L'Enfer ni ne se prend ni ne se donne.
Mais avant tout, ami, retiens ce point:
On est le Diable, on ne le devient point."
Amoureuse du Diable
A Stéphane Mallarmé
Il parle italien avec un accent russe.
Il dit: "Chère, il serait précieux que je fusse
Riche, et seul, tout demain et tout après-demain.
Mais riche à paver d'or monnayé le chemin
De l'Enfer, et si seul qu'il vous va falloir prendre
Sur vous de m'oublier jusqu'à ne plus entendre
Parler de moi sans vous dire de bonne foi:
Qu'est-ce que ce monsieur Félice? Il vend de quoi?"
Cela s'adresse à la plus blanche des comtesses.
Hélas! toute grandeur, toutes délicatesses,
Coeur d'or, comme l'on dit, âme de diamant,
Riche, belle, un mari magnifique et charmant
Qui lui réalisait toute chose rêvée,
Adorée, adorable, une Heureuse, la Fée,
La Reine, aussi la Sainte, elle était tout cela,
Elle avait tout cela.
Cet homme vint, vola
Son coeur, son âme, en fit sa maîtresse et sa chose
Et ce que la voilà dans ce doux peignoir rose
Avec ses cheveux d'or épars comme du feu,
Assise, et ses grands yeux d'azur tristes un peu.
Ce fut une banale et terrible aventure
Elle quitta de nuit l'hôtel: Une voiture
Attendait. Lui dedans. Ils restèrent six mois
Sans que personne sût où ni comment. Parfois
On les disait partis à toujours. Le scandale
Fut affreux. Cette allure était par trop brutale
Aussi pour que le monde ainsi mis au défi
N'eût pas frémi d'une ire énorme et poursuivi
De ses langues les plus agiles l'insensée.
Elle, que lui faisait? Toute à cette pensée,
Lui, rien que lui, longtemps avant qu'elle s'enfuît,
Ayant réalisé son avoir (sept ou huit
Millions en billets de mille qu'on liasse
Ne pèsent pas beaucoup et tiennent peu de place.)
Elle avait tassé tout dans un coffret mignon
Et le jour du départ, lorsque son compagnon
Dont du rhum bu de trop rendait la voix plus tendre
L'interrogea sur ce colis qu'il voyait pendre
A son bras qui se lasse, elle répondit: "Ça
C'est notre bourse."
O tout ce qui se dépensa!
Il n'avait rien que sa beauté problématique
(D'autant pire) et que cet esprit dont il se pique
Et dont nous parlerons, comme de sa beauté,
Quand il faudra... Mais quel bourreau d'argent! Prêté
Gagné, volé! Car il volait à sa manière,
Excessive, partant respectable en dernière
Analyse, et d'ailleurs respectée, et c'était
Prodigieux la vie énorme qu'il menait
Quand au bout de six mois ils revinrent.
Le coffre
Aux millions (dont plus que quatre) est là qui s'offre
A sa main. Et pourtant cette fois - une fois
N'est pas coutume - il a gargarisé sa voix
Et remplacé son geste ordinaire de prendre
Sans demander, par ce que nous venons d'entendre.
Elle s'étonne avec douceur et dit: "Prends tout
Si tu veux."
Il prend tout et sort.
Un mauvais goût
Qui n'avait de pareil que sa désinvolture
Semblait pétrir le fond même de sa nature,
Et dans ses moindres mots, dans ses moindres clins d'yeux,
Faisait luire et vibrer comme un charme odieux.
Ses cheveux noirs étaient trop bouclés pour un homme,
Ses yeux très grands, tout verts, luisaient comme à Sodome.
Dans sa voix claire et lente, un serpent s'avançait,
Et sa tenue était de celles que l'on sait:
Du vernis, du velours, trop de linge, et des bagues.
D'antécédents, il en avait de vraiment vagues
Ou pour mieux dire, pas. Il parut un beau soir,
L'autre hiver, à Paris, sans qu'aucun pût savoir
D'où venait ce petit monsieur, fort bien du reste
Dans son genre et dans son outrecuidance leste.
Il fit rage, eut des duels célèbres et causa
Des morts de femmes par amour dont on causa.
Comment il vint à bout de la chère comtesse,
Par quel philtre ce gnome insuffisant qui laisse
Une odeur de cheval et de femme après lui
A-t-il fait d'elle cette fille d'aujourd'hui?
Ah, ça, c'est le secret perpétuel que berce
Le sang des dames dans son plus joli commerce,
A moins que ce ne soit celui du Diable aussi.
Toujours est-il que quand le tour eut réussi
Ce fut du propre!
Absent souvent trois jours sur quatre,
Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre,
Et quand il voulait bien rester près d'elle un peu,
Il la martyrisait, en manière de jeu,
Par l'étalage de doctrines impossibles.
..........................................
"Mia, je ne suis pas d'entre les irascibles,
Je suis le doux par excellence, mais tenez,
Ca m'exaspère, et je le dis à votre nez,
Quand je vous vois l'oeil blanc et la lèvre pincée,
Avec je ne sais quoi d'étroit dans la pensée
Parce que je reviens un peu soûl quelquefois.
Vraiment, en seriez-vous à croire que je bois
Pour boire, pour licher, comme vous autres chattes,
Avec vos vins sucrés dans vos verres à pattes
Et que l'Ivrogne est une forme du Gourmand?
Alors l'instinct qui vous dit ça ment plaisamment
Et d'y prêter l'oreille un instant, quel dommage!
Dites, dans un bon Dieu de bois est-ce l'image
Que vous voyez et vers qui vos voeux vont monter?
L'Eucharistie est-elle un pain à cacheter
Pur et simple, et l'amant d'une femme, si j'ose
Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose
Unique d'un monsieur qui n'est pas son mari
Et se voit de ce chef tout spécial chéri?
Ah, si je bois c'est pour me soûler, non pour boire.
Etre soûl, vous ne savez pas quelle victoire
C'est qu'on remporte sur la vie, et quel don c'est!
On oublie, on revoit, on ignore et l'on sait;
C'est des mystères pleins d'aperçus, c'est du rêve
Qui n'a jamais eu de naissance et ne s'achève
Pas, et ne se meut pas dans l'essence d'ici;
C'est une espèce d'autre vie en raccourci,
Un espoir actuel, un regret qui "rapplique",
"Que sais-je encore? Et quant à la rumeur publique,
Au préjugé qui hue un homme dans ce cas,
C'est hideux, parce que bête, et je ne plains pas
Ceux ou celles qu'il bat à travers son extase,
O que nenni!
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Voyons, l'amour, c'est une phrase
Sous un mot, - avouez, un écoute-s'il-pleut,
Un calembour dont un chacun prend ce qu'il veut,
Un peu de plaisir fin, beaucoup de grosse joie
Selon le plus ou moins de moyens qu'il emploie,
Ou pour mieux dire, au gré de son tempérament,
Mais, entre nous, le temps qu'on y perd! Et comment!
Vrai, c'est honteux que des personnes sérieuses
Comme nous deux, avec ces vertus précieuses
Que nous avons, du coeur, de l'esprit, - de l'argent,
Dans un siècle que l'on peut dire intelligent
Aillent!..."
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Ainsi de suite, et sa fade ironie
N'épargnait rien de rien dans sa blague infinie.
Elle écoutait le tout avec les yeux baissés
Des coeurs aimants à qui tous torts sont effacés,
Hélas!
L'après-demain et le demain se passent.
Il rentre et dit: "Altro! que voulez-vous que fassent
Quatre pauvres petits millions contre un sort?
Ruinés, ruinés, je vous dis! C'est la mort
Dans l'âme que je vous le dis."
Elle frissonne
Un peu, mais sait que c'est arrivé.
- "Ca, personne,
Même vous, diletta, ne me croit assez sot
Pour demeurer ici dedans le temps d'un saut
De puce."
Elle pâlit très fort et frémit presque,
Et dit: "Va, je sais tout." - "Alors c'est trop grotesque
Et vous jouez là sans atouts avec le feu.
- "Qui dit non?" - Mais Je Suis Spécial à ce jeu."
- "Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée?"
- "C'est différent, arrange ainsi ta destinée,
Moi, je sors." - "Avec moi!" - "Je ne puis aujourd'hui."
Il a disparu sans autre trace de lui
Qu'une odeur de soufre et qu'un aigre éclat de rire.
Elle tire un petit couteau.
Le temps de luire
Et la lame est entrée à deux lignes du coeur.
Le temps de dire, en renfonçant l'acier vainqueur:
A toi, je t'aime!" et la Justice la recense.
Elle ne savait pas que l'Enfer c'est l'absence.
Amour
Prière du matin
A mon fils Georges Verlaine
O Seigneur, exaucez et dictez ma prière,
Vous la pleine Sagesse et la toute Bonté,
Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière,
Et qui m'avez aimé de toute éternité,
Car - ce bonheur terrible est tel, tel ce mystère
Miséricordieux, que, cent fois médité,
Toujours il confondit ma raison qu'il atterre, -
Oui, vous m'avez aimé de toute éternité,
Oui, votre grand souci, c'est mon heure dernière,
Vous la voulez heureuse et pour la faire ainsi,
Dès avant l'univers, dès avant la lumière,
Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci.
Exaucez ma prière après l'avoir formée
De gratitude immense et des plus humbles voeux,
Comme un poète scande une ode bien-aimée,
Comme une mère baise un fils sur les cheveux.
Donnez-moi de vous plaire, et puisque pour vous plaire
Il me faut être heureux, d'abord dans la douleur
Parmi les hommes durs sous une loi sévère,
Puis dans le ciel tout près de vous sans plus de pleur,
Tout près de vous, le Père éternel, dans la joie
Eternelle, ravi dans les splendeurs des saints,
O donnez-moi la foi très forte, que je croie
Devoir souffrir cent morts s'il plaît à vos desseins;
Et donnez-moi la foi très douce, que j'estime
N'avoir de haine juste et sainte que pour moi,
Que j'aime le pécheur en détestant mon crime,
Que surtout j'aime ceux de nous encor sans foi;
Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure
Sur l'impropriété de tant de maux soufferts,
Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure
Lâchement gaspillée aux efforts que je perds;
Et que votre Esprit Saint qui sait toute nuance
Rende prudent mon zèle et sage mon ardeur:
Donnez, juste Seigneur, avec la confiance,
Donnez la méfiance à votre serviteur.
Que je ne sois jamais un objet de censure
Dans l'action pieuse et le juste discours;
Enseignez-moi l'accent, montrez-moi la mesure;
D'un scandale, d'un seul, préservez mes entours;
Faites que mon exemple amène à vous connaître
Tous ceux que vous voudrez de tant de pauvres fous,
Vos enfants sans leur Père, un état sans le Maître,
Et que, si je suis bon, toute gloire aille à vous;
Et puis, et puis, quand tout des choses nécessaires,
L'homme, la patience et ce devoir dicté,
Aura fructifié de mon mieux dans vos serres,
Laissez-moi vous aimer en toute charité,
Laissez-moi, faites-moi de toutes mes faiblesses
Aimer jusqu'à la mort votre perfection,
Jusqu'à la mort des sens et de leurs mille ivresses,
Jusqu'à la mort du coeur, orgueil et passion,
Jusqu'à la mort du pauvre esprit lâche et rebelle
Que votre volonté dès longtemps appelait
Vers l'humilité sainte éternellement belle,
Mais lui, gardait son rêve infernalement laid,
Son gros rêve éveillé de lourdes rhétoriques,
Spéculation creuse et calculs impuissants
Ronflant et s'étirant en phrases pléthoriques.
Ah! tuez mon esprit et mon coeur et mes sens!
Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui voie
Que tout est vanité fors elle-même en Dieu;
Place à l'âme, Seigneur; marchant dans votre voie
Et ne tendant qu'au ciel, seul espoir et seul lieu!
Et que cette âme soit la servante très douce
Avant d'être l'épouse au trône non-pareil.
Donnez-lui l'Oraison comme le lit de mousse
Où ce petit oiseau se baigne de soleil,
La paisible oraison comme la fraîche étable
Où cet agneau s'ébatte et broute dans les coins
D'ombre et d'or quand sévit le midi redoutable
Et que juin fait crier l'insecte dans les foins,
L'oraison bien en vous, fût-ce parmi la foule,
Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités.
Donnez-lui l'oraison qui sourde et d'où découle
Un ruisseau toujours clair d'austères vérités:
La mort, le noir péché, la pénitence blanche,
L'occasion à fuir et la grâce à guetter;
Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche
Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter:
Mortification spirituelle, épreuve
Du feu par le désir et de l'eau par le pleur
Sans fin d'être imparfaite et de se sentir veuve
D'un amour que doit seule aviver la douleur,
Sécheresses ainsi que des trombes de sable
En travers du torrent où luttent ses bras lourds,
Un ciel de plomb fondu, la soif inapaisable
Au milieu de cette eau qui l'assoiffe toujours,
Mais cette eau-là jaillit à la vie éternelle,
Et la vague bientôt porterait doucement
L'âme persévérante et son amour fidèle
Aux pieds de votre Amour fidèle, ô Dieu clément!
La bonne mort pour quoi Vous-Même vous mourûtes
Me ressusciterait à votre éternité.
Pitié pour ma faiblesse, assistez à mes luttes
Et bénissez l'effort de ma débilité!
Pitié, Dieu pitoyable! et m'aidez à parfaire
L'oeuvre de votre Coeur adorable en sauvant
L'âme que rachetaient les affres du Calvaire:
Père, considérez le prix de votre enfant.
Ecrit en 1875
A Edmond Lepelletier
J'ai naguère habité le meilleur des châteaux
Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux:
Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes,
Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles.
Le mur, étant de brique extérieurement,
Luisait rouge au soleil de ce site dormant,
Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure,
Tendait légèrement la voûte intérieure.
O diane des yeux qui vont parler au coeur,
O réveil pour les sens éperdus de langueur,
Gloire des fronts d'aieuls, orgueil jeune des branches,
Innocence et fierté des choses, couleurs blanches!
Parmi des escaliers en vrille, tout aciers
Et cuivres, luxes brefs encore émaciés,
Cette blancheur bleuâtre et si douce, à m'en croire,
Que relevait un peu la longue plinthe noire,
S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur
Pour que la nuit y vînt rêver de pâle azur.
Une chambre bien close, une table, une chaise,
Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise,
Du jour suffisamment et de l'espace assez,
Tel fut mon lot durant les longs mois là passés,
Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace,
Ni le reste, et du point de vue où je me place,
Maintenant que voici le monde de retour,
Ah vraiment, j'ai regret aux deux ans dans la tour!
Car c'était bien la paix réelle et respectable,
Ce lit dur, cette chaise unique et cette table,
La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi,
Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi,
Qui glissait lentement en teintes apaisées
Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées.
Car à quoi bon le vain appareil et l'ennui
Du plaisir, à la fin, quand le malheur a lui,
(Et le malheur est bien un trésor qu'on déterre)
Et pourquoi cet effroi de rester solitaire
Qui pique le troupeau des hommes d'à présent,
Comme si leur commerce était bien suffisant?
Questions! Donc j'étais heureux avec ma vie,
Reconnaissant de biens que nul, certes, n'envie.
(O fraîcheur de sentir qu'on n'a pas de jaloux!
O bonté d'être cru plus malheureux que tous!)
Je partageais les jours de cette solitude
Entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude,
Que délassait un peu de travail manuel.
Ainsi les Saints! J'avais aussi ma part de ciel,
Surtout quand, revenant au jour, si proche encore,
Où j'étais ce mauvais sans plus qui s'édulcore
En la luxure lâche aux farces sans pardon,
Je pouvais supputer tout le prix de ce don:
N'être plus là, parmi les choses de la foule,
S'y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule,
Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés,
N'être plus là, compter au rang des coeurs cachés,
Des coeurs discrets que Dieu fait siens dans le silence,
Sentir qu'on grandit bon et sage, et qu'on s'élance
Du plus bas au plus haut en essors bien réglés,
Humble, prudent, béni, la croissance des blés! -
D'ailleurs nuls soins gênants, nulle démarche à faire.
Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère
Apportait mes repas et repartait muet.
Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait
Qu'une horloge au coeur clair qui battait à coups larges.
C'était la liberté (la seule!) sans ses charges,
C'était la dignité dans la sécurité!
O lieu presque aussitôt regretté que quitté,
Château, château magique où mon âme s'est faite,
Frais séjour où se vint apaiser la tempête
De ma raison allant à vau-l'eau dans mon sang
Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc,
Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres
Et désaltère encor l'arrière-soif des fièvres,
O sois béni, château d'où me voilà sorti
Prêt à la vie, armé de douceur et nanti
De la Foi, pain et sel et manteau pour la route
Si déserte, si rude et si longue, sans doute,
Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets.
Et soit aimé l'Auteur de la Grâce, à jamais!
(Stickney. Angleterre.)
Un conte
A J.K.Huysmans
Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme
Et comme un soldat répand son sang pour la patrie,
Je voudrais pouvoir mettre mon coeur avec mon âme
Dans un beau cantique à la sainte Vierge Marie.
Mais je suis, hélas! un pauvre pécheur trop indigne,
Ma voix hurlerait parmi le choeur des voix des justes:
Ivre encor du vin amer de la terrestre vigne,
Elle pourrait offenser des oreilles augustes.
Il faut un coeur pur comme l'eau qui jaillit des roches,
Il faut qu'un enfant vêtu de lin soit notre emblème,
Qu'un agneau bêlant n'éveille en nous aucuns reproches,
Que l'innocence nous ceigne un brûlant diadème,
Il faut tout cela pour oser dire vos louanges,
O vous Vierge Mère, ô vous Marie Immaculée,
Vous blanche à travers les battements d'ailes des anges,
Qui posez vos pieds sur notre terre consolée.
Du moins je ferai savoir à qui voudra l'entendre
Comment il advint qu'une âme des plus égarées,
Grâce à ces regards cléments de votre gloire tendre,
Revint au bercail des Innocences ignorées.
Innocence, ô belle après l'Ignorance inouïe,
Eau claire du coeur après le feu vierge de l'âme,
Paupière de grâce sur la prunelle éblouie,
Désaltèrement du cerf rompu d'amour qui brame!
Ce fut un amant dans toute la force du terme:
Il avait connu toute la chair, infâme ou vierge,
Et la profondeur monstrueuse d'un épiderme,
Et le sang d'un coeur, cire vermeille pour son cierge!
Ce fut un athée, et qui poussait loin sa logique
Tout en méprisant les fadaises qu'elle autorise,
Et comme un forçat qui remâche une vieille chique
Il aimait le jus flasque de la mécréantise.
Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues,
Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières;
Bon que les amours premières fussent disparues,
Mais cela n'excuse en rien l'excès de ses manières.
Ce fut, et quel préjudice! un Parisien fade,
Vous savez, de ces provinciaux cent fois plus pires
Qui prennent au sérieux la plus sotte cascade
Sans s'apercevoir, ô leur âme, que tu respires;
Race de théâtre et de boutique dont les vices
Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée,
Lèveraient le coeur à des sauvages leurs complices,
Race de trottoir, race d'égout et de fumée!
Enfin un sot, un infatué de ce temps bête
(Dont l'esprit au fond consiste à boire de la bière)
Et par-dessus tout une folle tête inquiète,
Un coeur à tous vents, vraiment mais vilement sincère.
Mais sans doute, et moi j'inclinerais fort à le croire,
Dans quelque coin bien discret et sûr de ce coeur même,
Il avait gardé comme qui dirait la mémoire
D'avoir été ces petits enfants que Jésus aime.
Avait-il, - et c'est vraiment plus vrai que vraisemblable, -
Conservé dans le sanctuaire de sa cervelle
Votre nom, Marie, et votre titre vénérable,
Comme un mauvais prêtre ornerait encor sa chapelle?
Ou tout bonnement peut-être qu'il était encore,
Malgré tout son vice et tout son crime et tout le reste,
Cet homme très simple qu'au moins sa candeur décore
En comparaison d'un monde autour que Dieu déteste.
Toujours est-il que ce grand pécheur eut des conduites
Folles à ce point d'en devenir trop maladroites,
Si bien que les Tribunaux s'en mirent, - et les suites!
Et le voyez-vous dans la plus étroite des boîtes?
Cellules! Prisons humanitaires! Il faut taire
Votre horreur fadasse et ce progrès d'hypocrisie...
Puis il s'attendrit, il réfléchit. Par quel mystère,
O Marie, ô vous, de toute éternité choisie?
Puis il se tourna vers votre Fils et vers Sa Mère.
O qu'il fut heureux, mais, là, promptement, tout de suite!
Que de larmes, quelle joie, ô Mère! et pour vous plaire,
Tout de suite aussi le voilà qui bien vite quitte
Tout cet appareil d'orgueil et de pauvres malices,
Ce qu'on nomme esprit et ce qu'on nomme La science,
Et les rires et les sourires où tu te plisses,
Lèvre des petits exégètes de l'incroyance!
Et le voilà qui s'agenouille et, bien humble, égrène
Entre ses doigts fiers les grains enflammés du Rosaire,
Implorant de Vous, la Mère, et la Sainte, et la Reine,
L'affranchissement d'être ce charnel, ô misère!
O qu'il voudrait bien ne plus savoir plus rien du monde
Q'adorer obscurément la mystique sagesse,
Qu'aimer le coeur de Jésus dans l'extase profonde
De penser à vous en même temps pendant la Messe.
O faites cela, faites cette grâce à cette âme,
O vous, Vierge Mère, ô vous, Marie Immaculée,
Toute en argent parmi l'argent de l'épithalame,
Qui posez vos pieds sur notre terre consolée.
Bournemouth
A Francis Poictevin
Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage,
L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins,
Avec la ville autour déguisée en village:
Chalets éparpillés rouges dans le feuillage
Et les blanches villas des stations de bains.
Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère,
Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir
Et redescend en fins bosquets où la lumière
Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière
Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir.
A gauche la tour lourde (elle attend une flèche)
Se dresse d'une église invisible d'ici,
L'estacade très loin; haute, la tour, et sèche:
C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche
A qui l'essor du coeur vers le ciel manque aussi.
Il fait un de ces temps ainsi que je les aime,
Ni brume ni soleil! le soleil deviné,
Pressenti, du brouillard mourant dansant à même
Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème;
L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané.
De la tour protestante il part un chant de cloche,
Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois,
Instinctive harmonie allant de proche en proche,
Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche,
Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix:
Bruit immense et bien doux que le long bois écoute!
La Musique n'est pas plus belle. Cela vient
Lentement sur la mer qui chante et frémit toute,
Comme sous une armée au pas sonne une route
Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient.
La sonnerie est morte. Une rouge traînée
De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer.
L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année
Ensanglante là-bas la ville couronnée
De nuit tombante, et vibre à l'ouest encore clair.
Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade
Frissonne et le ressac a gémi dans son bois
Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade
Sur un rythme brutal comme l'ennui maussade
Qui martelait mes jours coupables d'autrefois:
Solitude du coeur dans le vide de l'âme,
Le combat de la mer et des vents de l'hiver,
L'Orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame,
Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme,
Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer!...
Voici trois tintements comme trois coups de flûtes,
Trois encor, trois encor! l'Angélus oublié
Se souvient, le voici qui dit: Paix à ces luttes!
Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes,
Une vierge a conçu, le monde est délié!
Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle
Sise à mi-côte à droite et sur le bord du bois...
O Rome, ô Mère! Cri, geste qui nous rappelle
Sans cesse au bonheur seul et donne au coeur rebelle
Et triste le conseil pratique de la Croix.
- La nuit est de velours. L'estacade laissée
Tait par degrés son bruit sous l'eau qui refluait,
Une route assez droite heureusement tracée
Guide jusque chez moi ma retraite pressée
Dans ce noir absolu sous le long bois muet.
Janvier 1877.
There
A Emile Le Brun
"Angels", seul coin luisant dans ce Londres du soir,
Où flambe un peu de gaz et jase quelque foule,
C'est drôle que, semblable à tel très dur espoir,
Ton souvenir m'obsède et puissamment enroule
Autour de mon esprit un regret rouge et noir:
Devantures, chansons, omnibus et les danses
Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum,
Décence, toutefois, le souci des cadences,
Et même dans l'ivresse un certain décorum,
Jusqu'à l'heure où la brume et la nuit se font denses.
"Angels"! jours déjà loin, soleils morts, flots taris;
Mes vieux péchés longtemps ont rôdé par tes voies,
Tout soudain rougissant, misère! et tout surpris
De se plaire vraiment à tes honnêtes joies,
Eux pour tout le contraire arrivés de Paris!
Souvent l'incompressible Enfance ainsi se joue,
Fût-ce dans ce rapport infinitésimal,
Du monstre intérieur qui nous crispe la joue
Au froid ricanement de la haine et du mal,
Ou gonfle notre lèvre amère en lourde moue.
L'Enfance baptismale émerge du pécheur,
Inattendue, alerte, et nargue ce farouche
D'un sourire non sans franchise ou sans fraîcheur,
Qui vient, quoi qu'il en ait, se poser sur sa bouche
A lui, par un prodige exquisement vengeur.
C'est la Grâce qui passe aimable et nous fait signe.
O la simplicité primitive, elle encor!
Cher recommencement bien humble! Fuite insigne
De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or!
"Angels"! ô nom revu, calme et frais comme un cygne!
Un crucifix
A Germain Nouveau
Eglise Saint-Géry, Arras.
Au bout d'un bas-côté de l'église gothique,
Contre le mur que vient baiser le jour mystique
D'un long vitrail d'azur et d'or finement roux,
Le Crucifix se dresse, ineffablement doux,
Sur sa croix peinte en vert aux arêtes dorées,
Et la gloire d'or sombre en langues échancrées
Flue autour de la tête et des bras étendus,
Tels quatre vols de flamme en un seul confondus.
La statue est en bois, de grandeur naturelle,
Légèrement teintée, et l'on croirait sur elle
Voir s'arrêter la vie à l'instant qu'on la voit.
Merveille d'art pieux, celui qui la fit doit
N'avoir fait qu'elle et s'être éteint dans la victoire
L'être un bon ouvrier trois fois sûr de sa gloire.
"Voilà l'homme!" Robuste et délicat pourtant.
C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant,
Et c'est bien la poitrine où bat le Coeur immense:
Par les lèvres le souffle expirant dit: "Clémence",
Tant l'artiste les a disjointes saintement,
Et les bras grands ouverts prouvent le Dieu clément;
La couronne d'épine est énorme et cruelle
Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle
Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur,
Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheur
D'aimer et d'espérer comme la Foi l'enseigne,
Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne;
On sent qu'il s'offre au Père en toute charité,
Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté,
Pour spécialement sauver vos âmes tristes,
Pharisiens naïfs, sincères jansénistes!
- Un ami qui passait, bon peintre et bon chrétien
Et bon poète aussi - les trois s'accordent bien -
Vit cette oeuvre sublime, en fit une copie
Exquise, et, surprenant mon regard qui l'épie,
Très gracieusement chez moi vint l'oublier.
Et j'ai rimé ces vers pour le remercier. -
Août 1880.
Ballade
A propos de deux ormeaux qu'il avait
A Léon Vanier
Mon jardin fut doux et léger
Tant qu'il fut mon humble richesse:
Mi-potager et mi-verger,
Avec quelque fleur qui se dresse
Couleur d'amour et d'allégresse,
Et des oiseaux sur des rameaux,
Et du gazon pour la paresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
De ma claire salle à manger
Où du vin fit quelque prouesse,
Je les voyais tous deux bouger
Doucement au vent qui les presse
L'un vers l'autre en une caresse,
Et leurs feuilles flûtaient des mots.
Le clos était plein de tendresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
Hélas! quand il fallut changer
De cieux et quitter ma liesse,
Le verger et le potager
Se partagèrent ma tristesse,
Et la fleur couleur charmeresse,
Et l'herbe, oreiller de mes maux,
Et l'oiseau, surent ma détresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
Envoi
Prince, j'ai goûté la simplesse
De vivre heureux dans vos hameaux:
Gaîté, santé que rien ne blesse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
Sur un reliquaire
Qu'on lui avait dérobé
Seul bijou de ma pauvreté,
Ton mince argent, ta perle fausse
(En tout quatre francs), ont tenté
Quelqu'un dont l'esprit ne se hausse,
Parmi ces paysans cafards
A vous dégoûter d'être au monde,
- Tas d'Onans et de Putiphars! -
Que juste au niveau de l'immonde,
Et le Témoin, et le Gardien,
Le Grain d'une poussière illustre,
Un ami du mien et du tien
Crispe sur Lui sa main de rustre!
Est-ce simplement un voleur,
Ou s'il se guinde au sacrilège?
Bah! ces rustiques-là! Mais leur
Gros laid vice que rien n'allège,
Ne connaît rien que de brutal
Et ne s'est jamais douté d'une
Ame immortelle. Du métal,
C'est tout ce qu'il voit dans la lune;
Tout ce qu'il voit dans le soleil,
C'est foin épais et fumier dense,
Et quand éclot le jour vermeil,
Il suppute timbre et quittance,
Hypothèque, gens mis dedans,
Placements, la dot de la fille,
Crédits ouverts à deux battants
Et l'usure au bout qui mordille!
Donc, vol, oui, sacrilège, non.
Mais le fait monstrueux existe
Et pour cet ouvrage sans nom,
Mon âme est immensément triste.
O pour lui ramener la paix.
Daignez, vous, grand saint Benoît Labre,
Ecouter les voeux que je fais,
Peur que ma foi ne se délabre
En voyant ce crime impuni
Rester inutile. O la Grâce,
Implorez-la sur l'homme, et ni
L'homme ni moi n'oublierons. Grâce!
Grâce pour le pauvre larron
Inconscient du péché pire!
Intercédez, ô bon patron,
Et qu'enfin le bon Dieu l'inspire,
Que de ce débris de ce corps
Exalté par la pénitence
Sorte une vertu de remords,
Et que l'exquis conseil le tance
Et lui montre toute l'horreur
Du vol et de ce vol impie
Avec la torpeur et l'erreur
D'un passé qu'il faut qu'il expie.
Qu'il s'émeuve à ce double objet
Et tremblant au son du tonnerre
Respecte ce qu'il outrageait
En attendant qu'il le vénère.
Et que cette conversion
L'amène à la foi de ses pères
D'avant la Révolution.
Ma Foi, dis-le-moi, tu l'espères?
Ma foi, celle du charbonnier!
Ainsi la veux-je, et la souhaite
Au possesseur, croyons dernier,
De la sainte petite boîte!
A Madame X...
En lui envoyant une pensée
Au temps où vous m'aimiez (bien sûr?)
Vous m'envoyâtes, fraîche éclose,
Une chère petite rose,
Frais emblème, message pur.
Elle disait en son langage
Les "serments du premier amour":
Votre coeur à moi pour toujours
Et toutes les choses d'usage.
Trois ans sont passés. Nous voilà!
Mais moi j'ai gardé la mémoire
De votre rose, et c'est ma gloire
De penser encore à cela.
Hélas! si j'ai la souvenance,
Je n'ai plus la fleur, ni le coeur!
Elle est aux quatre vents, la fleur.
Le coeur? Mais, voici que j'y pense,
Fut-il mien jamais? entre nous?
Moi, le mien bat toujours le même,
Il est toujours simple. Un emblème
A mon tour. Dites, voulez-vous
Que, tout pesé, je vous envoie,
Triste sélam, mais c'est ainsi,
Cette pauvre négresse-ci?
Elle n'est pas couleur de joie,
Mais elle est couleur de mon coeur;
Je l'ai cueillie à quelque fente
Du pavé captif que j'arpente
En ce lieu de juste douleur.
A-t-elle besoin d'autres preuves?
Acceptez-la pour le plaisir.
J'ai tant fait que de la cueillir,
Et c'est presque une fleur-des-veuves.
1873
Un veuf parle
Je vois un groupe sur la mer.
Quelle mer? Celle de mes larmes.
Mes yeux mouillés du vent amer
Dans cette nuit d'ombre et d'alarmes
Sont deux étoiles sur la mer.
C'est une toute jeune femme
Et son enfant déjà tout grand.
Dans une barque où nul ne rame,
Sans mât ni voile, en plein courant...
Un jeune garçon, une femme!
En plein courant dans l'ouragan!
L'enfant se cramponne à sa mère
Qui ne sait plus où, non plus qu'en...,
Ni plus rien, et qui, folle, espère
En le courant, en l'ouragan.
Espérez en Dieu, pauvre folle,
Crois en notre Père, petit.
La tempête qui vous désole,
Mon coeur de là-haut vous prédit
Qu'elle va cesser, petit, folle!
Et paix au groupe sur la mer,
Sur cette mer de bonnes larmes!
Mes yeux joyeux dans le ciel clair,
Par cette nuit sans plus d'alarmes,
Sont deux bons anges sur la mer.
1878
Il parle encore
Ni pardon ni répit, dit le monde,
Plus de place au sénat du loisir!
On rend grâce et justice au désir
Qui te prend d'une paix si profonde,
Et l'on eût fait trêve avec plaisir,
Mais la guerre est jalouse: il faut vivre
Ou mourir du combat qui t'enivre.
Aussi bien tes voeux sont absolus
Quand notre art est un mol équilibre.
Nous donnons un sens large au mot: libre,
Et ton sens va: Vite ou jamais plus.
Ta prière est un ordre qui vibre;
Alors nous, indolents conseilleurs,
Que te dire, excepté: Cherche ailleurs?
Et je vois l'Orgueil et la Luxure
Parmi la réponse: tel un cor
Dans l'éclat fané d'un vil décor,
Prêtant sa rage à la flûte impure.
Quel décor connu mais triste encor!
C'est la ville où se caille et se lie
Ce passé qu'on boit jusqu'à la lie,
C'est Paris banal, maussade et blanc,
Qui chantonne une ariette vieille
En cuvant sa "noce" de la veille
Comme un invalide sur un banc.
La Luxure me dit à l'oreille:
Bonhomme, on vous a déjà donné.
Et l'Orgueil se tait comme un damné.
O Jésus, vous voyez que la porte
Est fermée au Devoir qui frappait,
Et que l'on s'écarte à mon aspect.
Je n'ai plus qu'à prier pour la morte.
Mais l'agneau, bénissez qui le paît!
Que le thym soit doux à sa bouchette!
Que le loup respecte la houlette!
Et puis, bon pasteur, paissez mon coeur:
Il est seul désormais sur la terre,
Et l'horreur de rester solitaire
Le distrait en l'étrange langueur
D'un espoir qui ne veut pas se taire,
Et l'appelle aux prés qu'il ne faut pas.
Donnez-lui de n'aller qu'en vos pas.
Ballade
En rêve
Au docteur Louis Jullien
J'ai rêvé d'elle, et nous nous pardonnions
Non pas nos torts, il n'en est en amour,
Mais l'absolu de nos opinions
Et que la vie ait pour nous pris ce tour.
Simple elle était comme au temps de ma cour,
En robe grise et verte et voilà tout,
(J'aimais toujours les femmes dans ce goût.)
Et son langage était sincère et coi.
Mais quel émoi de me dire au débout:
J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi.
Elle ni moi nous ne nous résignions
A plus souffrir pas plus tard que ce jour.
O nous revoir encore compagnons,
Chacun étant descendu de sa tour
Pour un baiser bien payé de retour!
Le beau projet! Et nous étions debout,
Main dans la main, avec du sang qui bout
Et chante un fier donec gratus. Mais quoi?
C'était un songe, ô tristesse et dégoût!
J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi.
Et nous suivions tes luisants fanions,
Soie et satin, ô Bonheur vainqueur, pour
Jusqu'à la mort, que d'ailleurs nous niions.
J'allais par les chemins en troubadour,
Chantant, ballant, sans craindre ce pandour
Qui vous saute à la gorge et vous découd.
Elle évoquait la chère nuit d'Août
Où son aveu bas et lent me fit roi.
Moi, j'adorais ce retour qui m'absout.
J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi.
Envoi
Princesse elle est sans doute à l'autre bout
Du monde où règne et persiste ma foi.
Amen, alors, puisqu'à mes dam et coût,
J'ai rêvé d'elle et pas de moi!
Adieu
Hélas! je n'étais pas fait pour cette haine
Et pour ce mépris plus forts que moi que j'ai.
Mais pourquoi m'avoir fait cet agneau sans laine
Et pourquoi m'avoir fait ce coeur outragé?
J'étais né pour plaire à toute âme un peu fière,
Sorte d'homme en rêve et capable du mieux,
Parfois tout sourire et parfois tout prière,
Et toujours des cieux attendris dans les yeux;
Toujours la bonté des caresses sincères,
En dépit de tout et quoi qu'il y parût,
Toujours la pudeur des hontes nécessaires
Dans l'argent brutal et les stupeurs du rut;
Toujours le pardon, toujours le sacrifice!
J'eus plus d'un des torts, mais j'avais tous les soins.
Votre mère était tendrement ma complice,
Qui voyait mes torts et mes soins, elle, au moins.
Elle n'aimait pas que par vous je souffrisse.
Elle est morte et j'ai prié sur son tombeau;
Mais je doute fort qu'elle approuve et bénisse
La chose actuelle et trouve cela beau.
Et j'ai peur aussi, nous en terre, de croire
Que le pauvre enfant, votre fils et le mien,
Ne vénérera pas trop votre mémoire,
O vous sans égard pour le mien et le tien.
Je n'étais pas fait pour dire de ces choses,
Moi dont la parole exhalait autrefois
Un épithalame en des apothéoses,
Ce chant du matin où mentait votre voix.
J'étais, je suis né pour plaire aux nobles âmes,
Pour les consoler un peu d'un monde impur,
Cimier d'or chanteur et tunique de flammes,
Moi le Chevalier qui saigne sur azur,
Moi qui dois mourir d'une mort douce et chaste
Dont le cygne et l'aigle encor seront jaloux,
Dans l'honneur vainqueur malgré ce vous néfaste,
Dans la gloire aussi des Illustres Epoux!
Novembre 1886.
Ballade
En l'honneur de Louise Michel
Madame et Pauline Roland,
Chariotte, Théroigne, Lucile,
Presque Jeanne d'Arc, étoilant
Le front de la foule imbécile,
Nom des cieux, coeur divin qu'exile
Cette espèce de moins que rien
France bourgeoise au dos facile,
Louise Michel est très bien.
Elle aime le Pauvre âpre et franc
Ou timide, elle est la faucille
Dans le blé mûr pour le pain blanc
Du Pauvre, et la sainte Cécile
Et la Muse rauque et gracile
Du Pauvre et son ange gardien
A ce simple, à cet indocile.
Louise Michel est très bien.
Gouvernements de maltalent,
Mégathérium ou bacille,
Soldat brut, robin insolent,
Ou quelque compromis fragile,
Géant de boue aux pieds d'argile,
Tout cela son courroux chrétien
L'écrase d'un mépris agile.
Louise Michel est très bien.
Envoi
Citoyenne! votre évangile
On meurt pour! c'est l'Honneur! et bien
Loin des Taxil et des Bazile,
Louise Michel est très bien.
A Louis II de Bavière
Roi, le seul vrai roi de ce siècle, salut, Sire,
Qui voulûtes mourir vengeant votre raison
Des choses de la politique, et du délire
De cette Science intruse dans la maison,
De cette Science assassin de l'Oraison
Et du Chant et de l'Art et de toute la Lyre,
Et simplement et plein d'orgueil en floraison
Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire!
Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi
De ce siècle où les rois se font si peu de chose,
Et le martyr de la Raison selon la Foi.
Salut à votre très unique apothéose,
Et que votre âme ait son fier cortège, or et fer,
Sur un air magnifique et joyeux de Wagner.
Parsifal
A Jules Tellier
Parsifal a vaincu les Filles, leur gentil
Babil et la luxure amusante - et sa pente
Vers la Chair de garçon vierge que cela tente
D'aimer les seins légers et ce gentil babil;
Il a vaincu la Femme belle, au coeur subtil,
Etalant ses bras frais et sa gorge excitante;
Il a vaincu l'Enfer et rentre sous la tente
Avec un lourd trophée à son bras puéril,
Avec la lance qui perça le Flanc suprême!
Il a guéri le roi, le voici roi lui-même,
Et prêtre du très saint Trésor essentiel.
En robe d'or il adore, gloire et symbole,
Le vase pur où resplendit le Sang réel.
- Et, ô ces voix d'enfants chantant dans la coupole!
Saint Graal
A Léon Bloy
Parfois je sens, mourant des temps où nous vivons,
Mon immense douleur s'enivrer d'espérance.
En vain l'heure honteuse ouvre des trous profonds,
En vain bâillent sous nous les désastres sans fonds
Pour engloutir l'abus de notre âpre souffrance,
Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur France.
Le précieux Sang coule à flots de ses autels
Non encor renversés, et coulerait encore
Le fussent-ils, et quand nos malheurs seraient tels
Que les plus forts, cédant à ces effrois mortels,
Eux-mêmes subiraient la loi qui déshonore,
De l'ombre des cachots il jaillirait encore.
Il coulerait encor des pierres des cachots,
Descellerait l'horreur des ciments, doux et rouge
Suintement, torrent patient d'oraisons,
D'expiation forte et de bonnes raisons
Contre les lâchetés et les "feux sur qui bouge!"
Et toute guillotine et cette Gueuse rouge!...
Torrent d'amour du Dieu d'amour et de douceur,
Fût-ce parmi l'horreur de ce monde moqueur,
Fleuve rafraîchissant de feu qui désaltère,
Source vive où s'en vient ressusciter le coeur
Même de l'assassin, même de l'adultère,
Salut de la patrie, ô sang qui désaltère!
"Gais et contents"
A Charles Vesseron
Une chanson folle et légère
Comme le drapeau tricolore
Court furieusement dans l'air,
Fifrant une France âpre encor.
Sa gaîté qui rit d'elle-même
Et du reste en passant se moque
Pourtant veut bien dire: Tandem!
Et vaticine Le grand choc.
Ecoutez! le flonflon se pare
Des purs accents de la Patrie,
Espèce de chant du départ
Du gosse effrayant de Paris.
Il est le rhythme, il est la joie,
Il est la Revanche essayée,
Il est l'entrain, il est tout, quoi!
Jusqu'au juron luron qui sied,
Jusqu'au cri de reconnaissance
Qu'on pousse quand il faut qu'on meure
De sang-froid, dans tout son bon sens,
Avec de l'honneur plein son coeur!
A Fernand Langlois
Vous vous êtes penché sur ma mélancolie,
Non comme un indiscret, non comme un curieux,
Et vous avez surpris la clef de ma folie,
Tel un consolateur attentif et pieux;
Et vous avez ouvert doucement ma serrure,
Y mettant tout le temps, non ainsi qu'un voleur,
Mais ainsi que quelqu'un qui préserve et rassure
Un triste possesseur peut-être recéleur.
Soyez aimé d'un coeur plus veuf que toutes veuves,
Qui n'avait plus personne en qui pleurer vraiment,
Soyez béni d'une âme errant au bord des fleuves
Consolateurs si mal avec leur air dormant;
Que soient suivis des pas d'un but à la dérive
Hier encor, vos pas eux-mêmes tristes, ô
Si tristes, mais que si bien tristes! et que vive
Encore, alors! mais par vous pour Dieu, ce roseau,
Cet oiseau, ce roseau sous cet oiseau, ce blême
Oiseau sur ce pâle roseau fleuri jadis,
Et pâle et sombre, spectre et sceptre noir: Moi-même!
Surrexit hodie, non plus: de profundis.
Fiat! La défaillance a fini. Le courage
Revient. Sur votre bras permettez qu'appuyé
Je marche en la fraîcheur de l'expirant orage,
Moi-même comme qui dirait défoudroyé.
Là, je vais mieux. Tantôt le calme s'en va naître.
Il naît. Si vous voulez, allons à petits pas,
Devisant de la vie et d'un bonheur peut-être
Non, sans doute, impossible, en somme, n'est-ce pas?
Oui, causons de bonheur, mais vous? pourquoi si triste
Vous aussi? Vous si jeune et si triste, ô pourquoi,
Dites? Mais cela vous regarde, et si j'insiste
C'est uniquement pour vous plaire et non pour moi.
Discrétion sans borne, immense sympathie!
C'est l'heure précieuse, elle est unique, elle est
Angélique. Tantôt l'avez-vous pressentie?
Avez-vous comme su - moi je l'ai - qu'il fallait
Peut-être bien, sans doute, et quoique, et puisque, en somme,
Eprouvant tant d'estime et combien de pitié,
Laisser monter en nous, fleur suprême de l'homme,
Franchement, largement, simplement, l'Amitié.
Délicatesse
A Mademoiselle Rachilde
Tu nous rends l'égal des héros et des dieux,
Et, nous procurant d'être les seuls dandies,
Fais de nos orgueils des sommets radieux,
Non plus ces foyers de troubles incendies.
Tu brilles et luis, vif astre aux rayons doux,
Sur l'horizon noir d'une lourde tristesse.
Par toi surtout nous plaisons au Dieu jaloux,
Choisie, une, fleur du Bien, Délicatesse!
Plus fière fierté, plus pudique pudeur
Qui ne sais rougir à force d'être fière,
Qui ne peux que vaincre en ta sereine ardeur,
Vierge ayant tout su, très paisible guerrière.
Musique pour l'âme et parfum pour l'esprit,
Vertu qui n'es qu'un nom, mais le nom d'un ange,
Noble dame guidant au ciel qui sourit
Notre immense effort de parmi cette fange.
Angélus de midi
Je suis dur comme un juif et têtu comme lui,
Littéral, ne faisant le bien qu'avec ennui,
Quand je le fais, et prêt à tout le mal possible;
Mon esprit s'ouvre et s'offre, on dirait une cible;
Je ne puis plus compter les chutes de mon coeur;
La charité se fane aux doigts de la langueur;
L'ennemi m'investit d'un fossé d'eau dormante;
Un parti de mon être a peur et parlemente:
Il me faut à tout prix un secours prompt et fort.
Ce fort secours, c'est vous, maîtresse de la mort
Et reine de la vie, ô Vierge immaculée,
Qui tendez vers Jésus la Face constellée
Pour lui montrer le Sein de toutes les douleurs
Et tendez vers nos pas, vers nos ris, vers nos pleurs
Et vers nos vanités douloureuses les paumes
Lumineuses, les Mains répandeuses de baumes.
Marie, ayez pitié de moi qui ne vaux rien
Dans le chaste combat du Sage et du Chrétien;
Priez pour mon courage et pour qu'il persévère,
Pour de la patience, en cette longue guerre,
A supporter le froid et le chaud des saisons;
Ecartez le fléau des mauvaises raisons;
Rendez-moi simple et fort, inaccessible aux larmes,
Indomptable à la peur; mettez-moi sous les armes,
Que j'écrase, puisqu'il le faut, et broie enfin
Tous les vains appétits, et la soif et la faim,
Et l'amour sensuel, cette chose cruelle,
Et la haine encor plus cruelle et sensuelle,
Faites-moi le soldat rapide de vos voeux,
Que pour vous obéir soit le rien que je peux,
Que ce que vous voulez soit tout ce que je puisse!
J'immolerai comme en un calme sacrifice
Sur votre autel honni jadis, baisé depuis,
Le mauvais que je fus, le lâche que je suis.
La sale vanité de l'or qu'on a, l'envie
D'en avoir mais pas pour le Pauvre, cette vie
Pour soi, quel soi! l'affreux besoin de plaire aux gens,
L'affreux besoin de plaire aux gens trop indulgents,
Hommes prompts aux complots, femmes tôt adultères,
Tous préjugés, mourez sous mes mains militaires!
Mais pour qu'un bien beau fruit récompense ma paix,
Fleurisse dans tout moi la fleur des divins Mais,
Votre amour, Mère tendre, et votre culte tendre.
Ah! vous aimer, n'aimer Dieu que par vous, ne tendre
A lui qu'en vous sans plus aucun détour subtil,
Et mourir avec vous tout près.
Ainsi soit-il!
A Léon Valade
Douze longs ans ont lui depuis les jours si courts
Où le même devoir nous tenait côte à côte!
Hélas! les passions dont mon coeur s'est fait l'hôte
Furieux ont troublé ma paix de ces bons jours;
Et j'ai couru bien loin de nos calmes séjours
Au pourchas du Bonheur, ne trouvant que la Faute;
Le vaste monde autour de ma fuite trop haute
Fondait en vains aspects, ronflait en vains discours...
- L'Orgueil, fol hippogriffe, a replié ses ailes;
Un coeur nouveau fleurit au feu des humbles zèles
Dans mon sein visité par la foudre de Dieu.
Mais l'antique amitié, simple, joyeuse, exacte,
Pendant tout mon désastre, à toute heure, en tout lieu,
- J'en suis fier, mon Valade, - entre nous tint ce pacte.
1881
A Ernest Delahaye
Dieu, nous voulant amis parfaits, nous fit tous deux
Gais de cette gaîté qui rit pour elle-même,
De ce rire absolu, colossal et suprême,
Qui s'esclaffe de tous et ne blesse aucun d'eux.
Tous deux nous ignorons l'égoïsme hideux
Qui nargue ce prochain même qu'il faut qu'on aime
Comme soi-même: tels les termes du problème,
Telle la loi totale au texte non douteux.
Et notre rire étant celui de l'innocence,
Il éclate et rugit dans la toute-puissance
D'un bon orage plein de lumière et d'air frais.
Pour le soin du Salut, qui me pique et m'inspire,
J'estime que, parmi nos façons d'être prêts,
Il nous faut mettre au rang des meilleures ce rire.
A Emile Blémont
La vindicte bourgeoise assassinait mon nom
Chinoisement, à coups d'épingle, quelle affaire!
Et la tempête allait plus âpre dans mon verre.
D'ailleurs du seul grief, Dieu bravé, pas un non,
Pas un oui, pas un mot! L'Opinion sévère
Mais juste s'en moquait autant qu'une guenon
De noix vides. Ce boeuf bavant sur son fanon,
Le Public, mâchonnait ma gloire... encore à faire.
L'heure était tentatrice, et plusieurs d'entre ceux
Qui m'aimaient, en dépit de Prudhomme complice,
Tournèrent carrément, furent de mon supplice,
Ou se turent, la Peur les trouvant paresseux.
Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave,
Fidèle; et dans un coeur bien fait cela se grave.
A Charles de Sivry
Mon Charles, autrefois mon frère, et pardieu bien!
Encore tel malgré toutes les lois ensemble,
Te souvient-il d'un amoureux qui n'ose et tremble
Et verse le secret de son coeur dans le tien?
Ah, de vivre! Et te souvient-il du fameux Sage,
Austère avec douceur, en route, croyait-il,
Pour un beau Bethléem littéral et subtil,
Entre un berger naïf et quelque très haut mage?
- L'amoureux est un veuf orgueilleux. Ah, de vivre!
Le sage a suspendu son haleine et son livre,
N'aspirant plus en Dieu que par la bonne mort.
Et pourtant, pourtant comme ils sont toujours le même
Homme du chaste espoir de justes noces qu'aime
Ou non celle qui sous sa tombe d'oubli dort!
A Emmanuel Chabrier
Chabrier, nous faisions, un ami cher et moi,
Des paroles pour vous qui leur donniez des ailes,
Et tous trois frémissions quand, pour bénir nos zèles,
Passait l'Ecce deus et le Je ne sais quoi.
Chez ma mère charmante et divinement bonne,
Votre génie improvisait au piano,
Et c'était tout autour comme un brûlant anneau
De sympathie et d'aise aimable qui rayonne.
Hélas! ma mère est morte et l'ami cher est mort.
Et me voici semblable au chrétien près du port,
Qui surveille les tout derniers écueils du monde,
Non toutefois sans saluer à l'horizon
Comme une voile sur le large au blanc frisson,
Le souvenir des frais instants de paix profonde.
A Edmond Thomas
Mon ami, vous m'avez, quoiqu'encore si jeune,
Vu déjà bien divers, mais ondoyant jamais!
Direct et bref, oui: tels les Juins suivent les Mais,
Ou comme un affamé de la veille déjeune.
Homme de primesault et d'excès, je le suis,
D'aventure et d'erreur, allons, je le concède,
Soit, bien, mais illogique ou mol ou lâche ou tiède
En quoi que ce soit, le dire, je ne le puis,
Je ne le dois! Et ce serait le plus impie
Péché contre le Saint-Esprit, que rien n'expie,
Pour ma foi que l'amour éclaire de son feu,
Et pour mon coeur d'or pur le mensonge suprême,
Puisqu'il n'est de justice, après l'Eglise et Dieu,
Que celle qu'on se fait, à confesse, soi-même.
A Charles Morice
Impérial, royal, sacerdotal, comme une
République Française en ce Quatre-vingt-treize
Brûlant empereur, roi, prêtre dans sa fournaise,
Avec la danse, autour, de la grande Commune;
L'étudiant et sa guitare et sa fortune
A travers les décors d'une Espagne mauvaise
Mais blanche de pieds nains et noire d'yeux de braise,
Héroïque au soleil et folle sous la lune;
Néoptolème, âme charmante et chaste tête,
Dont je serais en même temps le Philoctète
Au coeur ulcéré plus encor que sa blessure,
Et, pour un conseil froid et bon parfois, l'Ulysse;
Artiste pur, poète où la gloire s'assure;
Cher aux femmes, cher aux Lettres, Charles Morice!
A Maurice du Plessys
Je vous prends à témoin entre tous mes amis,
Vous qui m'avez connu dès l'extrême infortune,
Que je fus digne d'elle, à Dieu seul tout soumis,
Sans criard désespoir ni jactance importune,
Simple dans mon mépris pour des revanches viles
Et dans l'immense effort en détournant leurs coups,
Calme à travers ces sortes de guerres civiles
Où la Faim et l'Honneur eurent leurs tours jaloux,
Et, n'est-ce pas, bon juge, et fier! mon du Plessys,
Qu'en l'amer combat que la gloire revendique,
L'Honneur a triomphé de sorte magnifique?
Aimez-moi donc, aimez, quels que soient les soucis
Plissant parfois mon front et crispant mon sourire,
Ma haute pauvreté plus chère qu'un empire.
A propos d'un "centenaire" de Calderon
1600-1681
A José Maria de Heredia
Ce poète terrible et divinement doux,
Plus large que Corneille et plus haut que Shakespeare,
Grand comme Eschyle avec ce souffle qui l'inspire,
Ce Calderon mystique et mythique est à nous.
Oui, cette gloire est nôtre et nous voici jaloux
De le dire bien haut à ce siècle en délire:
Calderon, catholique avant tout, noble lyre
Et saints accents, et bon catholique avant tous,
Salut! Et qu'est ce bruit fâcheux d'académies,
De concours, de discours, autour de ce grand mort
En éveil parmi tant de choses endormies?
Laissez rêver, laissez penser son Oeuvre fort
Qui plane, loin d'un siècle impie et ridicule,
Au-dessus, au delà des colonnes d'Hercule!
Mai 1881.
A Victor Hugo
En lui envoyant "sagesse"
Nul parmi vos flatteurs d'aujourd'hui n'a connu
Mieux que moi la fierté d'admirer votre gloire:
Votre nom m'enivrait comme un nom de victoire,
Votre oeuvre, je l'aimais d'un amour ingénu.
Depuis, la Vérité m'a mis le monde à nu.
J'aime Dieu, son Eglise, et ma vie est de croire
Tout ce que vous tenez, hélas! pour dérisoire,
Et j'abhorre en vos vers le Serpent reconnu.
J'ai changé. Comme vous. Mais d'une autre manière.
Tout petit que je suis j'avais aussi le droit
D'une évolution, la bonne, la dernière.
Or, je sais la louange, ô maître, que vous doit
L'enthousiasme ancien; la voici franche, pleine,
Car vous me fûtes doux en des heures de peine.
Saint Benoit-Joseph Labre
Jour de la Canonisation
Comme l'Eglise est bonne en ce siècle de haine,
D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés,
D'exalter aujourd'hui le caché des cachés,
Le doux entre les doux à l'ignorance humaine
Et le mortifié sans pair que la Foi mène,
Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez
Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,
Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine,
Comme un autre Alexis, comme un autre François,
Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois
Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Evangile!
Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort
Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile,
Comme l'Eglise est tendre et que Jésus est fort!
Paraboles
Soyez béni, Seigneur, qui m'avez fait chrétien
Dans ces temps de féroce ignorance et de haine;
Mais donnez-moi la force et l'audace sereine
De vous être à toujours fidèle comme un chien,
De vous être l'agneau destiné qui suit bien
Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine,
Sentant qu'il doit sa vie encore, après sa laine,
Au maître, quand il veut utiliser ce bien,
Le poisson, pour servir au Fils de monogramme,
L'ânon obscur qu'un jour en triomphe il monta,
Et, dans ma chair, les porcs qu'à l'abîme il jeta.
Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme,
En ces temps de révolte et de duplicité,
Fait son humble devoir avec simplicité.
Sonnet héroïque
La Gueule parle: "L'or, et puis encore l'or,
Toujours l'or, et la viande, et les vins, et la viande,
Et l'or pour les vins fins et la viande, on demande
Un trou sans fond pour l'or toujours et l'or encor!"
La Panse dit: "A moi la chute du trésor!
La viande, et les vins fins, et l'or, toute provende,
A moi! Dégringolez dans l'outre toute grande
Ouverte du Seigneur Nabuchodonosor!"
L'Oeil est de pur cristal dans les suifs de la face:
Il brille, net et franc, près du vrai, rouge et faux,
Seule perfection parmi tous les défauts.
L'Ame attend vainement un remords efficace,
Et dans l'impénitence agonise de faim
Et de soif, et sanglote en pensant à LA FIN.
Drapeau vrai
A Raymond de la Tailbède
Le soldat qui sait bien et veut bien son métier
Sera l'homme qu'il faut au Devoir inflexible:
Le Devoir, qu'il combatte ou qu'il tire à la cible,
Qu'il s'essore à la mort ou batte un plat sentier;
Le Devoir, qu'il subisse (et l'aime!) un ordre altier
Ou repousse le bas conseil de tel horrible
Dégoût; le Devoir bon, le Devoir dur, le crible
Où restent les défauts de l'homme tout entier;
Le Devoir saint, la fière et douce Obéissance,
Rappel de la Famille en dépit de la France
Actuelle, au mépris de cette France-là!
Famille, foyer, France antique et l'immortelle,
Le Devoir seul devoir, le Soldat qu'appela
D'avance cette France: or l'Espérance est telle.
Pensée du soir
A Ernest Raynaud
Couché dans l'herbe pâle et froide de l'exil,
Sous les ifs et les pins qu'argente le grésil,
Ou bien errant, semblable aux formes que suscite
Le rêve, par l'horreur du paysage scythe,
Tandis qu'autour, pasteurs de troupeaux fabuleux,
S'effarouchent les blancs Barbares aux yeux bleus,
Le poète de l'art d'Aimer, le tendre Ovide
Embrasse l'horizon d'un long regard avide
Et contemple la mer immense tristement.
Le cheveu poussé rare et gris que le tourment
Des bises va mêlant sur le front qui se plisse,
L'habit troué livrant la chair au froid, complice,
Sous l'aigreur du sourcil tordu l'oeil terne et las,
La barbe épaisse, inculte et presque blanche, hélas!
Tous ces témoins qu'il faut d'un deuil expiatoire
Disent une sinistre et lamentable histoire
D'amour excessif, d'âpre envie et de fureur
Et quelque responsabilité d'Empereur.
Ovide morne pense à Rome et puis encore
A Rome que sa gloire illusoire décore.
Or, Jésus! vous m'avez justement obscurci:
Mais n'étant pas Ovide, au moins je suis ceci.
Paysages
A Anatole Baju
Au pays de mon père on voit des bois sans nombre.
Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre
Et la myrtille est noire au pied du chêne vert.
Noire de profondeur, sur l'étang découvert,
Sous la bise soufflant balsamiquement dure
L'eau saute à petits flots, minéralement pure.
Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus
Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux.
Du bétail non pareil s'y fait des chairs friandes
Sauvagement un peu parmi les hautes viandes;
Et l'habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux.
Au pays de ma mère est un sol plantureux
Où l'homme, doux et fort, vit prince de la plaine
De patients travaux pour quelles moissons pleine,
Avec, rares, des bouquets d'arbres et de l'eau.
L'industrie a sali par places ce tableau
De paix patriarcale et de campagne dense
Et compromis jusqu'à des points cette abondance,
Mais l'ensemble est resté, somme toute, très bien.
Le peuple est froid et chaud, non sans un fond chrétien.
Belle, très au dessus de toute la contrée,
Se dresse éperdument la tour démesurée
D'un gothique beffroi sur le ciel balancé
Attestant les devoirs et les droits du passé,
Et tout en haut de lui le grand lion de Flandre
Hurle en cris d'or dans l'air moderne: "Osez les prendre!"
Le pays de mon rêve est un site charmant
Qui tient des deux aspects décrits précédemment:
Quelque âpreté se mêle aux saveurs géorgiques.
L'amour et le loisir même sont énergiques,
Calmes, équilibrés sur l'ordre et le devoir.
La vierge en général s'abstient du nonchaloir
Dangereux aux vertus, et l'amant qui la presse
A coutume avant tout d'éviter la paresse
Où le vice puisa ses larmes en tout temps,
Si bien qu'en mon pays tous les coeurs sont contents,
Sont, ou plutôt étaient.
Au coeur ou dans la tête,
La tempête est venue. Est-ce bien la tempête?
Et tous cas, il y eut de la grêle et du feu,
Et la misère, et comme un abandon de Dieu.
La mortalité fut sur les mères taries
Des troupeaux rebutés par l'herbe des prairies
Et les jeunes sont morts après avoir langui
D'un sort qu'on croyait parti d'où, jeté par qui?
Dans les champs ravagés la terre diluée
Comme une pire mer flotte en une buée.
Des arbres détrempés les oiseaux sont partis,
Laissant leurs nids et des squelettes de petits.
D'amours de fiancés, d'union des ménages
Il n'est plus question dans mes tristes parages.
Mais la croix des clochers doucement toujours luit,
Dans les cages plus d'une cloche encor bruit,
Et, béni signal d'espérance et de refuge,
L'arc-en-ciel apparaît comme après le déluge.
Lucien Létinois
I
Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi.
Je vous offre les pleurs d'un coeur presque parjure;
Vous châtiez bien fort et parferez la foi
Qu'alanguissait l'amour pour une créature.
Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas!
Vous me l'aviez donné, voici que votre droite
Me le reprend à l'heure où mes pauvres pieds las
Réclamaient ce cher guide en cette route étroite.
Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez:
Gloire à vous! J'oubliais beaucoup trop votre gloire
Dans la langueur d'aimer mieux les trésors donnés
Que le Munificent de toute cette histoire.
Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur,
Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse.
C'est pourquoi, pardonnez, Terrible, à celui sur
Le coeur de qui, Dieu fort, sévit cette faiblesse.
Et laissez-moi pleurer et faites-moi bénir
L'élu dont vous voudrez certes que la prière
Rapproche un peu l'instant si bon de revenir
A lui dans Vous, Jésus, après ma mort dernière.
II
Car vraiment j'ai souffert beaucoup!
Débusqué, traqué comme un loup
Qui n'en peut plus d'errer en chasse
Du bon repos, du sûr abri,
Et qui fait des bonds de cabri
Sous les coups de toute une race.
La Haine et l'Envie et l'Argent,
Bons limiers au flair diligent,
M'entourent, me serrent. Ca dure
Depuis des jours, depuis des mois,
Depuis des ans! Dîner d'émois,
Souper d'effrois, pitance dure!
Mais, dans l'horreur du bois natal,
Voici le Lévrier fatal,
La Mort. - Ah! la bête et la brute! -
Plus qu'à moitié mort, moi, la Mort
Pose sur moi sa patte et mord
Ce coeur, sans achever la lutte!
Et je reste sanglant, tirant
Mes pas saignants vers le torrent
Qui hurle à travers mon bois chaste.
Laissez-moi mourir au moins, vous,
Mes frères pour de bon, les Loups! -
Que ma soeur, la Femme, dévaste.
III
O la Femme! Prudent, sage, calme ennemi,
N'exagérant jamais ta victoire à demi,
Tuant tous les blessés, pillant tout le butin,
Et répandant le fer et la flamme au lointain,
Ou bon ami, peu sûr mais tout de même bon,
Et doux, trop doux souvent, tel un feu de charbon
Qui berce le loisir, vous l'amuse et l'endort,
Et parfois induit le dormeur en telle mort.
Délicieuse par quoi l'âme meurt aussi!
Femme à jamais quittée, ô oui! reçois ici,
Non sans l'expression d'un injuste regret,
L'insulte d'un qu'un seul remords ramènerait.
Mais comme tu n'as pas de remords plus qu'un if
N'a d'ombre vive, c'est l'adieu définitif,
Arbre fatal sous quoi gît mal l'Humanité,
Depuis Eden pour jusqu'à Ce Jour Irrité.
IV
J'ai la fureur d'aimer. Mon coeur si faible est fou.
N'importe quand, n'importe quel et n'importe où,
Qu'un éclair de beauté, de vertu, de vaillance
Luise, il s'y précipite, il y vole, il s'y lance,
Et, le temps d'une étreinte, il embrasse cent fois
L'être ou l'objet qu'il a poursuivi de son choix;
Puis, quand l'illusion a replié son aile,
Il revient triste et seul bien souvent, mais fidèle,
Et laissant aux ingrats quelque chose de lui,
Sang ou chair. Mais, sans plus mourir dans son ennui,
Il embarque aussitôt pour l'île des Chimères
Et n'en apporte rien que des larmes amères
Qu'il savoure, et d'affreux désespoirs d'un instant,
Puis rembarque.
- Il est brusque et volontaire tant
Qu'en ses courses dans les infinis il arrive,
Navigateur têtu, qu'il va droit à la rive,
Sans plus s'inquiéter que s'il n'existait pas
De l'écueil proche qui met son esquif à bas.
Mais lui, fait de l'écueil un tremplin et dirige
Sa nage vers le bord. L'y voilà. Le prodige
Serait qu'il n'eût pas fait avidement le tour,
Du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au jour,
Et le tour et le tour encor du promontoire,
Et rien! Pas d'arbres ni d'herbes, pas d'eau pour boire,
La faim, la soif, et les yeux brûlés du soleil,
Et nul vestige humain, et pas un coeur pareil!
Non pas à lui, - jamais il n'aura son semblable -
Mais un coeur d'homme, un coeur vivant, un coeur palpable,
Fût-il faux, fût-il lâche, un coeur! quoi, pas un coeur!
Il attendra, sans rien perdre de sa vigueur
Que la fièvre soutient et l'amour encourage,
Qu'un bateau montre un bout de mât dans ce parage,
Et fera des signaux qui seront aperçus,
Tel il raisonne. Et puis fiez-vous là-dessus! -
Un jour il restera non vu, l'étrange apôtre.
Mais que lui fait la mort, sinon celle d'un autre?
Ah, ses morts! Ah, ses morts, mais il est plus mort qu'eux!
Quelque fibre toujours de son esprit fougueux
Vit dans leur fosse et puise une tristesse douce;
Il les aime comme un oiseau son nid de mousse;
Leur mémoire est son cher oreiller, il y dort,
Il rêve d'eux, les voit, cause avec et n'en sort
Plein d'eux que pour encor quelque effrayante affaire.
J'ai la fureur d'aimer. Qu'y faire? Ah, laisser faire!
V
O ses lettres d'alors! les miennes elles-mêmes!
Je ne crois pas qu'il soit des choses plus suprêmes.
J'étais, je ne puis dire mieux, vraiment très bien,
Ou plutôt, je puis dire tout, vraiment chrétien.
J'éclatais de sagesse et de sollicitude,
Mettant tout mon souci pieux, toute l'étude
Dont tout mon être était capable, à confirmer
Cette âme dans l'effort de prier et d'aimer.
Oui, j'étais devant Dieu qui m'écoute, si j'ose
Le dire, quel que soit l'orgueil fou que suppose
Un tel serment juré sur sa tête qui dort,
Pur comme un saint et mûr pour cette bonne mort
Qu'aujourd'hui j'entrevois à travers bien des doutes.
Mais lui! ses lettres! l'ange ignorant de nos routes,
Le pur esprit vêtu d'une innocente chair!
O souvenir de tous peut-être mon plus cher!
Mots frais, la phrase enfant, style naïf et chaste
Où marche la vertu dans la sorte de faste,
Déroulement d'encens, cymbales de cristal,
Qui sied à la candeur de cet âge natal,
Vingt ans!
Trois ans après il naissait dans la gloire
Eternelle, emplissant à jamais ma mémoire.
VI
Mon fils est brave: il va sur son cheval de guerre,
Sans reproche et sans peur par la route du bien,
Un dur chemin d'embûche et de piège où naguère
Encore il fut blessé mais vainquit en chrétien.
Mon fils est fier: en vain sa jeunesse et sa force
L'invitent au plaisir par les langueurs du soir,
Mon enfant se remet, rit de la vile amorce,
Et, les yeux en avant, aspire au seul devoir.
Mon fils est bon: un jour que du bout de son aile
Le soupçon d'une faute effleurait mes cheveux,
Mon enfant, pressentant l'angoisse paternelle,
S'en vint me consoler en de nobles aveux.
Mon fils est fort: son coeur était méchant, maussade,
Irrité, dépité; mon enfant dit: "Tout beau,
Ceci ne sera pas. Au médecin, malade!"
Vint au prêtre, et partit avec un coeur nouveau.
Mais surtout que mon fils est beau! Dieu l'environne
De lumière et d'amour, parce qu'il fut pieux
Et doux et digne encor de la Sainte Couronne
Réservée aux soldats du combat pour les cieux.
Chère tête un instant courbée, humiliée
Sous le verbe éternel du Règne triomphant,
Sois bénie à présent que réconciliée.
- Et je baise le front royal de mon enfant!
VII
O l'odieuse obscurité
Du jour le plus gai de l'année
Dans la monstrueuse cité
Où se fit notre destinée!
Au lieu du bonheur attendu,
Quel deuil profond, quelles ténèbres!
J'en étais comme un mort et tu
Flottais en des pensers funèbres.
La nuit croissait avec le jour
Sur notre vitre et sur notre âme,
Tel un pur, un sublime amour
Qu'eût étreint la luxure infâme;
Et l'affreux brouillard refluait
Jusqu'en la chambre où la bougie
Semblait un reproche muet
Pour quelque lendemain d'orgie.
Un remords de péché mortel
Serrait notre coeur solitaire...
Puis notre désespoir fut tel
Que nous oubliâmes la terre,
Et que pensant au seul Jésus
Né rien que pour nous ce jour même,
Notre foi prenant le dessus
Nous éclaira du jour suprême.
- Bonne tristesse qu'aima Dieu!
Brume dont se voilait la Grâce,
Crainte que l'éclat de son feu
Ne fatiguât notre âme lasse.
Délicates attentions
D'une Providence attendrie!...
O parfois encore soyons
Ainsi tristes, âme chérie!
VIII
Tout en suivant ton blanc convoi, je me disais
Pourtant: C'est vrai, Dieu t'a repris quand tu faisais
Sa joie et dans l'éclair de ta blanche innocence.
Plus tard la Femme eût mis sans doute en sa puissance
Ton coeur ardent vers elle affrontée un moment
Seulement et t'ayant laissé le tremblement
D'elle, et du trouble en l'âme à cause d'une étreinte;
Mais tu t'en détournas bientôt par noble crainte
Et revins à la simple, à la noble Vertu,
Tout entier à fleurir, lys un instant battu
Des passions, et plus viril après l'orage,
Plus magnifique pour le céleste suffrage
Et la gloire éternelle... Ainsi parlait ma foi.
Mais quelle horreur de suivre, ô toi! ton blanc convoi!
IX
Il patinait merveilleusement,
S'élançant, qu'impétueusement!
R'arrivant si joliment vraiment.
Fin comme une grande jeune fille,
Brillant, vif et fort, telle une aiguille,
La souplesse, l'élan d'une anguille.
Des jeux d'optique prestigieux,
Un tourment délicieux des yeux,
Un éclair qui serait gracieux.
Parfois il restait comme invisible,
Vitesse en route vers une cible
Si lointaine, elle-même invisible...
Invisible de même aujourd'hui.
Que sera-t-il advenu de lui?
Que sera-t-il advenu de lui?
X
La Belle au Bois dormait. Cendrillon sommeillait.
Madame Barbe-bleue? elle attendait ses frères;
Et le petit Poucet, loin de l'ogre si laid,
Se reposait sur l'herbe en chantant des prières.
L'Oiseau couleur-de-temps planait dans l'air léger
Qui caresse la feuille au sommet des bocages
Très nombreux, tout petits, et rêvant d'ombrager
Semaille, fenaison, et les autres ouvrages.
Les fleurs des champs, les fleurs innombrables des champs,
Plus belles qu'un jardin où l'Homme a mis ses tailles,
Ses coupes et son goût à lui, - les fleurs des gens! -
Flottaient comme un tissu très fin dans l'or des pailles,
Et, fleurant simple, ôtaient au vent sa crudité,
Au vent fort mais alors atténué, de l'heure
Où l'après-midi va mourir. Et la bonté
Du paysage au coeur disait: Meurs ou demeure!
Les blés encore verts, les seigles déjà blonds
Accueillaient l'hirondelle en leur flot pacifique.
Un tas de voix d'oiseaux criait vers les sillons
Si doucement qu'il ne faut pas d'autre musique...
Peau-d'Ane rentre. On bat la retraite - écoutez! -
Dans les états voisins de Riquet-à-la-Houppe,
Et nous joignons l'auberge, enchantés, esquintés,
Le bon coin où se coupe et se trempe la soupe!
XI
Je te vois encore à cheval
Tandis que chantaient les trompettes,
Et ton petit air martial
Chantait aussi quand les trompettes;
Je te vois toujours en treillis
Comme un long Pierrot de corvée
Très élégant sous le treillis,
D'une allure toute trouvée;
Je te vois autour des canons,
Frêles doigts dompteurs de colosses,
Grêle voix pleine de crés noms,
Bras chétifs vainqueurs de colosses;
Et je te rêvais une mort
Militaire, sûre et splendide,
Mais Dieu vint qui te fit la mort
Confuse de la typhoïde...
Seigneur, j'adore vos desseins,
Mais comme ils sont impénétrables!
Je les adore, vos desseins,
Mais comme ils sont impénétrables!
XII
Le petit coin, le petit nid
Que j'ai trouvés,
Les grands espoirs que j'ai couvés,
Dieu les bénit.
Les heures des fautes passées
Sont effacées
Au pur cadran de mes pensées.
L'innocence m'entoure et toi
Simplicité.
Mon coeur par Jésus visité
Manque de quoi?
Ma pauvreté, ma solitude,
Pain dur, lit rude,
Quel soin jaloux! l'exquise étude!
L'âme aimante au coeur fait exprès,
Ce dévouement,
Viennent donner un dénouement
Calme et si frais
A la détresse de ma vie
Inassouvie
D'avoir satisfait toute envie!
Seigneur, ô merci. N'est-ce pas
La bonne mort?
Aimez mon patient effort
Et nos combats.
Les miens et moi, le ciel nous voie.
Par l'humble voie
Entrer, Seigneur, dans Votre joie.
XIII
Notre essai de culture eut une triste fin,
Mais il fit mon délice un long temps et ma joie:
J'y voyais se développer ton être fin
Dans ce bon travail qui bénit ceux qu'il emploie;
J'y voyais ton profil fluet sur l'horizon
Marcher comme à pas vifs derrière la charrue,
Gourmandant les chevaux ainsi que de raison,
Sans colère, et criant diah et criant hue;
Je te voyais herser, rouler, faucher parfois,
Consultant les anciens, inquiet d'un nuage,
L'hiver à la batteuse ou liant dans nos bois.
Je t'aidais, vite hors d'haleine et tout en nage.
Le dimanche, en l'éveil des cloches, tu suivais
Le chemin de jardins pour aller à la Messe;
Après midi, l'auberge une heure où tu buvais
Pour dire, et puis la danse aux soirs de grand'liesse...
Hélas! tout ce bonheur que je croyais permis,
Vertu, courage à deux, non mépris de la foule
Mais pitié d'elle avec très peu de bons amis,
Croula dans des choses d'argent comme un mur croule.
Après, tu meurs! - Un dol sans pair livre à la Faim
Ma fierté, ma vigueur, et la gloire apparue...
Ah! frérot! est-ce enfin là-haut ton spectre fin
Qui m'appelle à grands bras derrière la charrue?
XIV
Puisque encore déjà la sottise tempête,
Explique alors la chose, ô malheureux poète.
Je connus cet enfant, mon amère douceur,
Dans un pieux collège où j'étais professeur.
Ses dix-sept ans mutins et maigres, sa réelle
Intelligence, et la pureté vraiment belle
Que disaient et ses yeux et son geste et sa voix,
Captivèrent mon coeur et dictèrent mon choix
De lui pour fils, puisque, mon vrai fils, mes entrailles,
On me le cache en manière de représailles
Pour je ne sais quels torts charnels et surtout pour
Un fier départ à la recherche de l'amour
Loin d'une vie aux platitudes résignée!
Oui, surtout et plutôt pour ma fuite indignée
En compagnie illustre et fraternelle vers
Tous les points du physique et moral univers,
- Il paraît que des gens dirent jusqu'à Sodome, -
Où mourussent les cris de Madame Prudhomme!
Je lui fis part de mon dessein. Il accepta.
Il avait des parents qu'il aimait, qu'il quitta
D'esprit pour être mien, tout en restant son maître
Et maître de son coeur, de son âme peut-être,
Mais de son esprit, plus.
Ce fut bien, ce fut beau
Et c'eût été trop bon, n'eût été le tombeau.
En même temps que toutes mes idées,
(Les bonnes!) entraient dans son esprit, précédées
De l'Amitié jonchant leur passage de fleurs,
De lui, simple et blanc comme un lys calme aux couleurs
D'innocence candide et d'espérance verte,
L'Exemple descendait sur mon âme entr'ouverte
Et sur mon coeur qu'il pénétrait, plein de pitié,
Par un chemin semé des fleurs de l'Amitié:
Exemple des vertus joyeuses, la franchise,
La chasteté, la foi naïve dans l'Eglise,
Exemple des vertus austères, vivre en Dieu,
Le chérir en tout temps et le craindre en tout lieu,
Sourire, que l'instant soit léger ou sévère,
Pardonner, qui n'est pas une petite affaire!
Cela dura six ans, puis l'ange s'envola,
Dès lors je vais hagard et comme ivre. Voilà.
XV
Cette adoption de toi pour mon enfant
Puisque l'on m'avait volé mon fils réel,
Elle n'était pas dans les conseils du ciel,
Je me le suis dit, en pleurant, bien souvent;
Je me le suis dit toujours devant ta tombe
Noire de fusains, blanche de marguerites,
Elle fut sans doute un de ces démérites
Cause de ces maux où voici que je tombe.
Ce fut, je le crains, un faux raisonnement.
A bien réfléchir je n'avais pas le droit,
Pour me consoler dans mon chemin étroit,
De te choisir, même ô si naïvement,
Même ô pour ce plan d'humble vertu cachée:
Quelques champs autour d'une maison sans faste
Que connaît le pauvre, et sur un bonheur chaste
La grâce de Dieu complaisamment penchée!
Fallait te laisser pauvre et gai dans ton nid,
Ne pas te mêler à mes jeux orageux,
Et souffrir l'exil en proscrit courageux,
L'exil loin du fils né d'un amour bénit.
Il me reviendrait, le fils des justes noces,
A l'époque d'être au moment d'être un homme,
Quand il comprendrait, quand il sentirait comme
Son père endura de sottises féroces!
Cette adoption fut le fruit défendu;
J'aurais dû passer dans l'odeur et le frais
De l'arbre et du fruit sans m'arrêter auprès.
Le ciel m'a puni... J'aurais dû, j'aurais dû!
XVI
Ce portrait qui n'est pas ressemblant,
Qui fait roux tes cheveux noirs plutôt,
Qui fait rose ton teint brun plutôt,
Ce pastel, comme il est ressemblant!
Car il peint la beauté de ton âme,
La beauté de ton âme un peu sombre
Mais si claire au fond que, sur mon âme,
Il a raison de n'avoir pas d'ombre.
Tu n'étais pas beau dans le sens vil
Qu'il paraît qu'il faut pour plaire aux dames,
Et pourtant, de face et de profil,
Tu plaisais aux hommes comme aux femmes.
Ton nez certes n'était pas si droit,
Mais plus court qu'il n'est dans le pastel,
Mais plus vivant que dans le pastel,
Mais aussi long et droit que de droit.
Ta lèvre et son ombre de moustache
Fut rouge moins qu'en cette peinture
Où tu n'as pas du tout de moustache,
Mais c'est ta souriance si pure.
Ton port de cou n'était pas si dur,
Mais flexible, et d'un aigle et d'un cygne;
Car ta fierté parfois primait sur
Ta douceur dive et ta grâce insigne.
Mais tes yeux, ah, tes yeux, c'est bien eux,
Leur regard triste et gai c'est bien lui,
Leur éclat apaisé, c'est bien lui,
Ces sourcils orageux, que c'est eux!
Ah! portrait qu'en tous les lieux j'emporte
Où m'emporte une fausse espérance,
Ah, pastel spectre, te voir m'emporte
Où? parmi tout, jouissance et transe!
O l'élu de Dieu, priez pour moi,
Toi qui sur terre étais mon bon ange;
Car votre image, plein d'alme émoi,
Je la vénère d'un culte étrange.
XVII
De la gare d'Auteuil et des trains de jadis
T'amenant chaque jour, venus de La Chapelle?
Jadis déjà! Combien pourtant je me rappelle
Mes stations au bas du rapide escalier
Dans l'attente de toi, sans pouvoir oublier
Ta grâce en descendant les marches, mince et leste
Comme un ange le long de l'échelle céleste,
Ton sourire amical ensemble et filial,
Ton serrement de main cordial et loyal,
Ni tes yeux d'innocent, doux mais vifs, clairs et sombres,
Qui m'allaient droit au coeur et pénétraient mes ombres.
Après les premiers mots de bonjour et d'accueil,
Mon vieux bras dans le tien, nous quittions cet Auteuil
Et, sous les arbres pleins d'une gente musique,
Notre entretien était souvent métaphysique.
O tes forts arguments, ta foi du charbonnier!
Non sans quelque tendance, ô si franche! à nier,
Mais si vite quittée au premier pas du doute!
Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route
Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt,
Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt,
Et dépêcher longtemps une vague besogne.
Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne!
XVIII
Il m'arrivait souvent, seul avec ma pensée,
- Pour le fils de son nom tel un père de chair, -
D'aimer à te rêver dans un avenir cher
La parfaite, la belle et sage fiancée.
Je cherchais, je trouvais, jamais content assez,
Amoureux tout d'un coup et prompt à me reprendre,
Tour à tour confiant et jaloux, froid et tendre,
Me crispant en soupçons, plein de soins empressés,
Prenant ta cause enfin jusqu'à tenir ta place,
Tant j'étais tien, que dis-je là? tant j'étais toi,
Un toi qui t'aimait mieux, savait mieux qui et quoi,
Discernait ton bonheur de quel coeur perspicace!
Puis, comme ta petite femme s'incarnait,
Toute prête, vertu, bon nom, grâce et le reste,
O nos projets! voici que le Père céleste,
Mieux informé, rompit le mariage net,
Et ravit, pour la Seule épouse, pour la Gloire
Eternelle, ton âme aux plus ultimes cieux,
En attendant que ressuscite glorieux
Ton corps, aimable et fin compagnon de victoire.
XIX
Tu mourus dans la salle Serre,
A l'hospice de la Pitié:
On avait jugé nécessaire
De t'y mener mort à moitié.
J'ignorais cet acte funeste.
Quand j'y courus et que j'y fus,
Ce fut pour recueillir le reste
De ta vie en propos confus.
Et puis, et puis, je me rappelle
Comme d'hier, en vérité:
Nous obtenons qu'à la chapelle,
Un service en noir soit chanté:
Les cierges autour de la bière
Flambent comme des yeux levés
Dans l'extase d'une prière
Vers des paradis retrouvés:
La croix du tabernacle et celle
De l'absoute luisent ainsi
Qu'un espoir infini que scelle
La Parole et le Sang aussi;
La bière est blanche qu'illumine
La cire et berce le plain-chant
De promesse et de paix divine,
Berceau plus frêle et plus touchant.
XX
Si tu ne mourus pas entre mes bras,
Ce fut tout comme, et de ton agonie
J'en vis assez, ô détresse infinie!
Tu délirais, plus pâle que tes draps:
Tu me tenais, d'une voix trop lucide,
Des propos doux et fous, "que j'étais mort,
Que c'était triste", et tu serrais très fort
Ma main tremblante, et regardais à vide;
Je me tournais, n'en pouvant plus de pleurs,
Mais ta fièvre voulait suivre son thème,
Tu m'appelais par mon nom de baptême,
Puis ce fut tout, ô douleur des douleurs!
J'eusse en effet dû mourir à ta place,
Toi debout, là, présidant nos adieux!...
Je dis cela faute de dire mieux.
Et pardonnez, Dieu juste, à mon audace.
XXI
L'affreux Ivry dévorateur
A tes reliques dans sa terre
Sous de pâles fleurs sans odeur
Et des arbres nains sans mystère.
Je laisse les charniers flétris
Où gît la moitié de Paris.
Car, mon fils béni, tu reposes
Sur le territoire d'Ivry -
Commune, où, du moins, mieux encloses,
Les tombes dorment à l'abri
Du flot des multitudes bêtes
Les dimanches, jeudis et fêtes.
Le cimetière est trivial
Dans la campagne révoltante,
Mais je sais le coin lilial
Où ton corps a planté sa tente.
- Ami, je viens parler à toi.
- Commence par prier pour moi.
Bien pieusement je me signe
Devant la croix de pierre et dis
En sanglotant à chaque ligne
Un très humble De Profundis.
- Alors ta belle âme est sauvée?
- Mais par quel désir éprouvée!
Les fleurettes du jardinet
Sont bleuâtres et rose tendre
Et blanches, et l'on reconnaît
Des soins qu'il est juste d'attendre.
- Le désir, sans doute, de Dieu?
Oui, rien n'est plus dur que ce feu.
Les couronnes renouvelées
Semblent d'agate et de cristal;
Des feuilles d'arbres des allées
Tournent dans un grand vent brutal.
- Comme tu dois souffrir, pauvre âme!
- Rien n'est plus doux que cette flamme.
Voici le soir gris qui descend;
Il faut quitter le cimetière,
Et je m'éloigne en t'adressant
Une invocation dernière:
- Ame vers Dieu, pensez à moi.
- Commence par prier pour toi.
XXII
O Nouvelle-Forêt! nom de féerie et d'armes!
Le mousquet a souvent rompu philtres et charmes
Sous tes rameaux où le rossignol s'effarait.
O Shakspeare! ô Cromwell! ô Nouvelle-Forêt!
Nom désormais joli seulement, plus tragique
Ni magique, mais, par une aimable logique,
Encadrant Lymington, vieux bourg, le plus joli
Et le plus vieux des bourgs jadis guerriers, d'un pli
D'arbres sans nombre vains de leur grâce hautaine,
Avec la mer qui rêve haut, pas très lointaine,
Comme un puissant écho des choses d'autrefois.
J'y vécus solitaire, ou presque, quelques mois,
Solitaire et caché, - comme, tapi sous l'herbe,
Tout ce passé dormant aux pieds du bois superbe -
Non sans, non plus, dans l'ombre et le silence fiers,
Moi, le cri sourd de mes avant-derniers hiers,
Passion, ironie, atroce grosse joie!
Non sans, non plus, sur la dive corde de soie
Et d'or du coeur désormais pur, cette chanson,
La meilleure! d'amour filial au frisson
Béni certes. - O ses lettres dans la semaine
Par la boîte vitrée, et que fou je promène,
Fou de plaisir, à travers bois, les relisant
Cent fois. - Et cet Ivry-commune d'à-présent!
XXIII
Ta voix grave et basse
Pourtant était douce
Comme du velours,
Telle, en ton discours,
Sur de sombre mousse
De belle eau qui passe.
Ton rire éclatait
Sans gêne et sans art,
Franc, sonore et libre.
Tel, au bois qui vibre,
Un oiseau qui part
Trillant son motet.
Cette voix, ce rire
Font dans ma mémoire
Qui te voit souvent
Et mort et vivant
Comme un bruit de gloire
Dans quelque martyre.
Ma tristesse en toi
S'égaie à ces sons
Qui disent: "Courage!"
Au coeur que l'orage
Emplit des frissons
De quel triste émoi!
Orage, ta rage,
Tais-la, que je cause
Avec mon ami
Qui semble endormi,
Mais qui se repose
En un conseil sage...
XXIV
O mes morts tristement nombreux
Qui me faites un dôme ombreux
De paix, de prière et d'exemple,
Comme autrefois le Dieu vivant
Daigna vouloir qu'un humble enfant
Se sanctifiât dans le temple.
O mes morts penchés sur mon coeur
Pitoyables à sa langueur,
Père, mère, âmes angéliques,
Et toi qui fus mieux qu'une soeur,
Et toi, jeune homme de douceur
Pour qui ces vers mélancoliques,
Et vous tous, la meilleure part
De mon âme, dont le départ
Flétrit mon heure la meilleure,
Amis que votre heure faucha,
O mes morts, voyez que déjà
Il se fait temps qu'aussi je meure.
Car plus rien sur terre qu'exil!
Et pourquoi Dieu retire-t-il
Le pain lui-même de ma bouche,
Sinon pour me rejoindre à vous
Dans son sein redoutable et doux,
Loin de ce monde âpre et farouche.
Aplanissez-moi le chemin,
Venez me prendre par la main,
Soyez mes guides dans la gloire,
Ou bien plutôt, - Seigneur vengeur! -
Priez pour un pauvre pécheur
Indigne encor du Purgatoire.
Batignolles
Un grand bloc de grès; quatre noms: mon père
Et ma mère et moi, puis mon fils bien tard,
Dans l'étroite paix du plat cimetière
Blanc et noir et vert, au long du rempart.
Cinq tables de grès; le tombeau nu, fruste,
En un carré long, haut d'un mètre et plus,
Qu'une chaîne entoure et décore juste,
Au bas du faubourg qui ne bruit plus.
C'est de là que la trompette de l'ange
Fera se dresser nos corps ranimés
Pour la vie enfin qui jamais ne change,
O vous, père et mère et fils bien-aimés.
A Georges Verlaine
Ce livre ira vers toi comme celui d'Ovide
S'en alla vers la Ville.
Il fut chassé de Rome; un coup bien plus perfide
Loin de mon fils m'exile.
Te reverrai-je? Et quel? Mais quoi! moi mort ou non,
Voici mon testament:
Crains Dieu, ne hais personne, et porte bien ton nom
Qui fut porté dûment.
Parallèlement
Préface
"Parallèlement" à Sagesse, Amour, et aussi à Bonheur qui va suivre et conclure. Après viendront, si Dieu le permet, des oeuvres impersonnelles avec l'intimité latérale d'un long Et coetera plus que probable.
Ceci devait être dit pour répondre aux objections que pourrait soulever le ton particulier du présent fragment d'un ensemble en train.
Dédicace
Vous souvient-il, cocodette un peu mûre
Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise,
Du temps joli quand, gamine un peu sure,
Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise?
Gardâtes-vous fidèle la mémoire,
O grasse en des jerseys de poult-de-soie,
De t'être plu jadis à mon grimoire,
Cour par écrit, postale petite oye?
Avez-vous oublié, Madame Mère,
Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes,
Mes fautes de goût, mais non de grammaire,
Au rebours de tes chères lettres bêtes?
Et quand sonna l'heure des justes noces,
Sorte d'Ariane qu'on me dit lourde,
Mes yeux gourmands et mes baisers féroces
A tes nennis faisant l'oreille sourde?
Rappelez-vous aussi, s'il est loisible
A votre coeur de veuve mal morose,
Ce moi toujours tout prêt, terrible, horrible,
Ce toi mignon prenant goût à la chose,
Et tout le train, tout l'entrain d'un manège
Qui par malheur devint notre ménage.
Que n'avez-vous, en ces jours-là, que n'ai-je
Compris les torts de votre et de mon âge!
C'est bien fâcheux: me voici, lamentable
Epave éparse à tous les flots du vice,
Vous voici, toi, coquine détestable,
Et ceci fallait que je l'écrivisse!
Allégorie
Un très vieux temple antique s'écroulant
Sur le sommet indécis d'un mont jaune,
Ainsi qu'un roi déchu pleurant son trône,
Se mire, pâle, au tain d'un fleuve lent.
Grâce endormie et regard somnolent,
Une naïade âgée, auprès d'un aulne,
Avec un brin de saule agace un faune
Qui lui sourit, bucolique et galant.
Sujet naïf et fade qui m'attristes,
Dis, quel poète entre tous les artistes,
Quel ouvrier morose t'opéra,
Tapisserie usée et surannée,
Banale comme un décor d'opéra,
Factice, hélas! comme ma destinée?
Les amies
I. Sur le balcon
Toutes deux regardaient s'enfuir les hirondelles:
L'une pâle aux cheveux de jais, et l'autre blonde
Et rose, et leurs peignoirs légers de vieille blonde
Vaguement serpentaient, nuages, autour d'elles.
Et toutes deux, avec des langueurs d'asphodèles,
Tandis qu'au ciel montait la lune molle et ronde,
Savouraient à longs traits l'émotion profonde
Du soir et le bonheur triste des coeurs fidèles.
Telles, leurs bras pressant, moites, leurs tailles souples,
Couple étrange qui prend pitié des autres couples,
Telles, sur le balcon, rêvaient les jeunes femmes.
Derrière elles, au fond du retrait riche et sombre,
Emphatique comme un trône de mélodrame
Et plein d'odeurs, le Lit, défait, s'ouvrait dans l'ombre.
II. Pensionnaires
L'une avait quinze ans, l'autre en avait seize;
Toutes deux dormaient dans la même chambre
C'était par un soir très lourd de septembre
Frêles, des yeux bleus, des rougeurs de fraise.
Chacune a quitté, pour se mettre à l'aise,
La fine chemise au frais parfum d'ambre,
La plus jeune étend les bras, et se cambre,
Et sa soeur, les mains sur ses seins, la baise,
Puis tombe à genoux, puis devient farouche
Et tumultueuse et folle, et sa bouche
Plonge sous l'or blond, dans les ombres grises;
Et l'enfant, pendant ce temps-là, recense
Sur ses doigts mignons des valses promises.
Et, rose, sourit avec innocence.
III. Per amica silentia
Les longs rideaux de blanche mousseline
Que la lueur pâle de la veilleuse
Fait fluer comme une vague opaline
Dans l'ombre mollement mystérieuse,
Les grands rideaux du grand lit d'Adeline
Ont entendu, Claire, ta voix rieuse,
Ta douce voix argentine et câline
Qu'une autre voix enlace, furieuse.
"Aimons, aimons!" disaient vos voix mêlées,
Claire, Adeline, adorables victimes
Du noble voeu de vos âmes sublimes.
Aimez, aimez! ô chères Esseulées,
Puisqu'en ces jours de malheur, vous encore,
Le glorieux Stigmate vous décore.
IV. Printemps
Tendre, la jeune femme rousse,
Que tant d'innocence émoustille,
Dit à la blonde jeune fille
Ces mots, tout bas, d'une voix douce:
"Sève qui monte et fleur qui pousse,
Ton enfance est une charmille:
Laisse errer mes doigts dans la mousse
Où le bouton de rose brille,
Laisse-moi, parmi l'herbe claire,
Boire les gouttes de rosée
Dont la fleur tendre est arrosée, -
Afin que le plaisir, ma chère,
Illumine ton front candide
Comme l'aube l'azur timide."
V. Eté
Et l'enfant répondit, pâmée
Sous la fourmillante caresse
De sa pantelante maîtresse:
"Je me meurs, ô ma bien-aimée!
Je me meurs: ta gorge enflammée
Et lourde me soûle et m'oppresse;
Ta forte chair d'où sort l'ivresse
Est étrangement parfumée;
Elle a, ta chair, le charme sombre
Des maturités estivales, -
Elle en a l'ambre, elle en a l'ombre;
Ta voix tonne dans les rafales,
Et ta chevelure sanglante
Fuit brusquement dans la nuit lente."
VI. Sappho
Furieuse, les yeux caves et les seins roides,
Sappho, que la langueur de son désir irrite,
Comme une louve court le long des grèves froides,
Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite,
Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées,
Arrache ses cheveux immenses par poignées;
Puis elle évoque, en des remords sans accalmies,
Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire
De ses amours chantés en vers que la mémoire
De l'âme va redire aux vierges endormies:
Et voilà qu'elle abat ses paupières blêmies
Et saute dans la mer où l'appelle la Moire, -
Tandis qu'au ciel éclate, incendiant l'eau noire,
La pâle Séléné qui venge les Amies.
Filles
I. A la princesse Roukhine
"Capellos de Angelos."
(Friandise espagnole.)
C'est une laide de Boucher
Sans poudre dans sa chevelure,
Follement blonde et d'une allure
Vénuste à tous nous débaucher.
Mais je la crois mienne entre tous,
Cette crinière tant baisée,
Cette cascatelle embrasée
Qui m'allume par tous les bouts.
Elle est à moi bien plus encor
Comme une flamboyante enceinte
Aux entours de la porte sainte,
L'alme, la dive toison d'or!
Et qui pourrait dire ce corps
Sinon moi, son chantre et son prêtre,
Et son esclave humble et son maître
Qui s'en damnerait sans remords,
Son cher corps rare, harmonieux,
Suave, blanc comme une rose
Blanche, blanc de lait pur, et rose
Comme un lys sous de pourpres cieux?
Cuisses belles, seins redressants,
Le dos, les reins, le ventre, fête
Pour les yeux et les mains en quête
Et pour la bouche et tous les sens?
Mignonne, allons voir si ton lit
A toujours sous le rideau rouge
L'oreiller sorcier qui tant bouge
Et les draps fous. O vers ton lit!
II. Séguidille
Brune encore non eue,
Je te veux presque nue
Sur un canapé noir
Dans un jaune boudoir,
Comme en mil huit cent trente.
Presque nue et non nue
A travers une nue
De dentelles montrant
Ta chair où va courant
Ma bouche délirante.
Je te veux trop rieuse
Et très impérieuse,
Méchante et mauvaise et
Pire s'il te plaisait,
Mais si luxurieuse!
Ah, ton corps noir et rose
Et clair de lune! Ah, pose
Ton coude sur mon coeur,
Et tout ton corps vainqueur,
Tout ton corps que j'adore!
Ah, ton corps; qu'il repose
Sur mon âme morose
Et l'étouffe s'il peut,
Si ton caprice veut,
Encore, encore, encore!
Splendides, glorieuses,
Bellement furieuses
Dans leurs jeunes ébats,
Fous mon orgueil en bas
Sous tes fesses joyeuses!
III. Casta Piana
Tes cheveux bleus aux dessous roux,
Tes yeux très durs qui sont trop doux,
Ta beauté qui n'en est pas une,
Tes seins que busqua, que musqua
Un diable cruel et jusqu'à
Ta pâleur volée à la lune,
Nous ont mis dans tous nos états,
Notre-Dame du galetas
Que l'on vénère avec des cierges
Non bénits, les Ave non plus
Récités lors des angélus
Que sonnent tant d'heures peu vierges.
Et vraiment tu sens le fagot:
Tu tournes un homme en nigaud,
En chiffre, en symbole, en un souffle,
Le temps de dire ou de faire oui,
Le temps d'un bonjour ébloui,
Le temps de baiser ta pantoufle.
Terrible lieu, ton galetas!
On t'y prend toujours sur le tas
A démolir quelque maroufle,
Et, décanillés, ces amants,
Munis de tous les sacrements,
T'y penses moins qu'à ta pantoufle!
T'as raison! Aime-moi donc mieux
Que tous ces jeunes et ces vieux
Qui ne savent pas la manière,
Moi qui suis dans ton mouvement,
Moi qui connais le boniment
Et te voue une cour plénière!
Ne fronce plus ces sourcils-ci,
Casta, ni cette bouche-ci,
Laisse-moi puiser tous tes baumes,
Piana, sucrés, salés, poivrés,
Et laisse-moi boire, poivrés,
Salés, sucrés, tes sacrés baumes.
IV. Auburn
"Et des châtaignes aussi."
(Chanson de Malbrouk.)
Tes yeux, tes cheveux indécis,
L'arc mal précis de tes sourcils,
La fleur pâlotte de ta bouche,
Ton corps vague et pourtant dodu,
Te donnent un air peu farouche
A qui tout mon hommage est dû.
Mon hommage, ah, parbleu! tu l'as.
Tous les soirs, quels joie et soulas,
O ma très sortable châtaine,
Quand vers mon lit tu viens, les seins
Roides, et quelque peu hautaine,
Sûre de mes humbles desseins.
Les seins roides sous la chemise,
Fière de la fête promise
A tes sens partout et longtemps.
Heureuse de savoir ma lèvre,
Ma main, mon tout, impénitents
De ces péchés qu'un fol s'en sèvre!
Sûre de baisers savoureux
Dans le coin des yeux, dans le creux
Des bras et sur le bout des mammes,
Sûre de l'agenouillement
Vers ce buisson ardent des femmes
Follement, fanatiquement!
Et hautaine puisque tu sais
Que ma chair adore à l'excès
Ta chair et que tel est ce culte
Qu'après chaque mort, - quelle mort! -
Elle renaît, dans quel tumulte!
Pour mourir encore et plus fort.
Oui, ma vague, sois orgueilleuse
Car radieuse ou sourcilleuse,
Je suis ton vaincu, tu m'as tien:
Tu me roules comme la vague
Dans un délice bien païen,
Et tu n'es pas déjà si vague?
V. A Mademoiselle***
Rustique beauté
Qu'on a dans les coins,
Tu sens bon les foins,
La chair et l'été.
Tes trente-deux dents
De jeune animal
Ne vont point trop mal
A tes yeux ardents.
Ton corps dépravant
Sous tes habits courts,
- Retroussés et lourds,
Tes seins en avant,
Tes mollets farauds,
Ton buste tentant,
- Gai, comme impudent,
Ton cul ferme et gros,
Nous boutent au sang
Un feu bête et doux
Qui nous rend tout fous,
Croupe, rein et flanc.
Le petit vacher
Tout fier de son cas,
Le maître et ses gas,
Les gas du berger,
Je meurs si je mens,
Je les trouve heureux,
Tous ces culs-terreux,
D'être tes amants.
VI. A Madame***
Vos narines qui vont en l'air,
Non loin de vos beaux yeux quelconques,
Sont mignonnes comme ces conques
Du bord de mer de bains de mer;
Un sourire moins franc qu'aimable
Découvre de petites dents,
Diminutifs outrecuidants
De celles d'un loup de la fable;
Bien en chair, lente avec du chien,
On remarque votre personne,
Et votre voix fine résonne
Non sans des agréments très bien;
De la grâce externe et légère
Et qui me laissait plutôt coi
Font de vous un morceau de roi,
O de roi non absolu, chère!
Toujours est-il, regret ou non,
Que je ne sais pourquoi mon âme
Par ces froids pense à vous, Madame
De qui je ne sais plus le nom.
Révérence parler
I. Prologue d'un livre dont il ne paraîtra que les extraits ci-après
Ce n'est pas de ces dieux foudroyés,
Ce n'est pas encore une infortune
Poétique autant qu'inopportune
O lecteur de bon sens, ne fuyez!
On sait trop tout le prix du malheur
Pour le perdre en disert gaspillage.
Vous n'aurez ni mes traits ni mon âge,
Ni le vrai mal secret de mon coeur.
Et de ce que ces vers maladifs
Furent faits en prison, pour tout dire,
On ne va pas crier au martyre.
Que Dieu vous garde des expansifs!
On vous donne un livre fait ainsi.
Prenez-le pour ce qu'il vaut en somme.
C'est l'oegri somnium d'un brave homme
Etonné de se trouver ici.
On y met, avec la "bonne foy",
L'orthographe à peu près qu'on possède
Regrettant de n'avoir à son aide
Que ce prestige d'être bien soi.
Vous lirez ce libelle tel quel,
Tout ainsi que vous feriez d'un autre.
Ce voeu bien modeste est le seul nôtre,
N'étant guère après tout criminel.
Un mot encore, car je vous dois
Quelque lueur en définitive
Concernant la chose qui m'arrive:
Je compte parmi les maladroits.
J'ai perdu ma vie et je sais bien
Que tout blâme sur moi s'en va fondre:
A cela je ne puis que répondre
Que je suis vraiment né Saturnien.
II. Impression fausse
Dame souris trotte,
Noire dans le gris du soir,
Dame souris trotte
Grise dans le noir.
On sonne la cloche,
Dormez, les bons prisonniers!
On sonne la cloche:
Faut que vous dormiez.
Pas de mauvais rêve,
Ne pensez qu'à vos amours.
Pas de mauvais rêve:
Les belles toujours!
Le grand clair de lune!
On ronfle ferme à côté.
Le grand clair de lune
En réalité!
Un nuage passe,
Il fait noir comme en un four.
Un nuage passe.
Tiens, le petit jour!
Dame souris trotte,
Rose dans les rayons bleus.
Dame souris trotte:
Debout, paresseux!
III. Autre
La cour se fleurit de souci
Comme le front
De tous ceux-ci
Qui vont en rond
En flageolant sur leur fémur
Débilité
Le long du mur
Fou de clarté.
Tournez, Samsons sans Dalila,
Sans Philistin,
Tournez bien la
Meule au destin.
Vaincu risible de la loi,
Mouds tour à tour
Ton coeur, ta foi
Et ton amour!
Ils vont! et leurs pauvres souliers
Font un bruit sec,
Humiliés,
La pipe au bec.
Pas un mot ou bien le cachot,
Pas un soupir.
Il fait si chaud
Qu'on croit mourir.
J'en suis de ce cirque effaré,
Soumis d'ailleurs
Et préparé
A tous malheurs.
Et pourquoi si j'ai contristé
Ton voeu têtu,
Société,
Me choierais-tu?
Allons, frères, bons vieux voleurs,
Doux vagabonds,
Filous en fleurs,
Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
Promenons-nous
Paisiblement:
Rien faire est doux.
IV. Réversibilité
Totus in maligno positus.
Entends les pompes qui font
Le cri des chats.
Des sifflets viennent et vont
Comme en pourchas.
Ah, dans ces tristes décors
Les Déjàs sont les Encors!
O les vagues Angélus!
(Qui viennent d'où?)
Vois s'allumer les Saluts
Du fond d'un trou.
Ah, dans ces mornes séjours
Les Jamais sont les Toujours!
Quels rêves épouvantés,
Vous grands murs blancs!
Que de sanglots répétés,
Fous ou dolents!
Ah, dans ces piteux retraits
Les Toujours sont les Jamais!
Tu meurs doucereusement,
Obscurément,
Sans qu'on veille, ô coeur aimant.
Sans testament!
Ah, dans ces deuils sans rachats
Les Encors sont les Déjàs!
V. Tantalized
L'aile où je suis donnant juste sur une gare,
J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre
Des machines qu'on chauffe et des trains ajustés,
Et vraiment c'est des bruits de nids répercutés
A des cieux de fonte et de verre et gras de houille.
Vous n'imaginez pas comme cela gazouille
Et comme l'on dirait des efforts d'oiselets
Vers des vols tout prochains à des cieux violets
Encore et que le point du jour éclaire à peine.
O ces wagons qui vont dévaler dans la plaine!
VI. Invraisemblable mais vrai
Las! je suis à l'Index et dans les dédicaces
Me voici Paul V... pur et simple. Les audaces
De mes amis, tant les éditeurs sont des saints,
Doivent éliminer mon nom de leurs desseins,
Extraordinaire et saponaire tonnerre
D'une excommunication que je vénère
Au point d'en faire des fautes de quantité!
Vrai, si je n'étais pas (forcément) désisté
Des choses, j'aimerais, surtout m'étant contraire,
Cette pudeur du moins si rare de libraire.
VII. Le dernier Dizain
O Belgique qui m'as valu ce dur loisir,
Merci! J'ai pu du moins réfléchir et saisir
Dans le silence doux et blanc de tes cellules
Les raisons qui fuyaient comme des libellules
A travers les roseaux bavards d'un monde vain,
Les raisons de mon être éternel et divin,
Et les étiqueter comme en un beau musée
Dans les cases en fin cristal de ma pensée.
Mais, ô Belgique, assez de ce huis-clos têtu!
Ouvre enfin, car c'est bon pour une fois, sais-tu!
Bruxelles, août 1873. - Mons, janvier 1875.
Lunes
I
Je veux, pour te tuer, ô temps qui me dévastes,
Remonter jusqu'aux jours bleuis des amours chastes
Et bercer ma luxure et ma honte au bruit doux
De baisers sur Sa main et non plus dans Leurs cous.
Le Tibère effrayant que je suis à cette heure,
Quoi que j'en aie, et que je rie ou que je pleure,
Qu'il dorme! pour rêver, loin d'un cruel bonheur,
Aux tendrons pâlots dont on ménageait l'honneur
Es-fêtes, dans, après le bal sur la pelouse,
Le clair de lune quand le clocher sonnait douze.
II. A la manière de Paul Verlaine
C'est à cause du clair de la lune
Que j'assume ce masque nocturne
Et de Saturne penchant son urne
Et de ces lunes l'une après l'une.
Des romances sans paroles ont,
D'un accord discord ensemble et frais,
Agacé ce coeur fadasse exprès
O le son, le frisson qu'elles ont!
Il n'est pas que vous n'ayez fait grâce
A quelqu'un qui vous jetait l'offense:
Or, moi, je pardonne à mon enfance
Revenant fardée et non sans grâce.
Je pardonne à ce mensonge-là
En faveur en somme du plaisir
Très banal drôlement qu'un loisir
Douloureux un peu m'inocula.
III. Explication
Je vous dis que ce n'est pas ce que l'on pensa.
P. V.
Le bonheur de saigner sur le coeur d'un ami,
Le besoin de pleurer bien longtemps sur son sein,
Le désir de parler à lui, bas à demi,
Le rêve de rester ensemble sans dessein!
Le malheur d'avoir tant de belle ennemies,
La satiété d'être une machine obscène,
L'horreur des cris impurs de toutes ces lamies,
Le cauchemar d'une incessante mise en scène!
Mourir pour sa Patrie ou pour son Dieu, gaîment,
Ou pour l'autre, en ses bras, et baisant chastement
La main qui ne trahit, la bouche qui ne ment!
Vivre loin des devoirs et des saintes tourmentes
Pour les seins clairs et pour les yeux luisants d'amantes,
Et pour le... reste! vers telles morts infamantes!
IV. Autre explication
Amour qui ruisselais de flammes et de lait,
Qu'est devenu ce temps, et comme est-ce qu'elle est,
La constance sacrée au chrême des promesses?
Elle ressemble une putain dont les prouesses
Empliraient cent bidets de futurs foetus froids;
Et le temps a crû mais pire, tels les effrois
D'un polype grossi d'heure en heure et qui pète.
Lâches, nous! de nous être ainsi lâchés!
"Arrête!
Dit quelqu'un de dedans le sein. C'est bien la loi.
On peut mourir pour telle ou tel, on vit pour soi,
Même quand on voudrait vivre pour tel ou telle!
Et puis l'heure sévère, ombre de la mortelle,
S'en vient déjà couvrir les trois quarts du cadran.
Il faut, dès ce jourd'hui, renier le tyran
Plaisir, et se complaire aux prudents hyménées,
Quittant le souvenir des heures entraînées
Et des gens. Et voilà la norme et le flambeau.
Ce sera bien."
L'Amour:
"Ce ne serait pas beau."
V. Limbes
L'imagination, reine,
Tient ses ailes étendues,
Mais la robe qu'elle traîne
A des lourdeurs éperdues.
Cependant que la Pensée,
Papillon, s'envole et vole,
Rose et noir clair, élancée
Hors de la tête frivole.
L'Imagination, sise
En son trône, ce fier siège!
Assiste, comme indécise,
A tout ce preste manège,
Et le papillon fait rage,
Monte et descend, plane et vire:
On dirait dans un naufrage
Des culbutes du navire.
La reine pleure de joie
Et de peine encore, à cause
De son coeur qu'un chaud pleur noie,
Et n'entend goutte à la chose.
Psyché Deux pourtant se lasse.
Son vol est la main plus lente
Que cent tours de passe-passe
Ont faite toute tremblante.
Hélas, voici l'agonie!
Qui s'en fût formé l'idée?
Et tandis que, bon génie
Plein d'une douceur lactée,
La bestiole céleste
S'en vient palpiter à terre,
La Folle-du-Logis reste
Dans sa gloire solitaire!
VI. Lombes
Deux femmes des mieux m'ont apparu cette nuit.
Mon rêve était au bal, je vous demande un peu!
L'une d'entre elles maigre assez, blonde, un oeil bleu,
Un noir et ce regard mécréant qui poursuit.
L'autre, brune au regard sournois qui flatte et nuit,
Seins joyeux d'être vus, dignes d'un demi-dieu!
Et toutes deux avaient, pour rappeler le jeu
De la main chaude, sous la traîne qui bruit,
Des bas de dos très beaux et d'une gaîté folle
Auxquels il ne manquait vraiment que la parole,
Royale arrière-garde aux combats du plaisir.
Et ces Dames - scrutez l'armorial de France -
S'efforçaient d'entamer l'orgueil de mon désir,
Et n'en revenaient pas de mon indifférence.
Vouziers (Ardennes), 13 avril-23 mai 1885
La dernière fête galante
Pour une bonne fois séparons-nous,
Très chers messieurs et si belles mesdames.
Assez comme cela d'épithalames,
Et puis là, nos plaisirs furent trop doux.
Nul remords, nul regret vrai, nul désastre!
C'est effrayant ce que nous nous sentons
D'affinités avecque les moutons
Enrubannés du pire poétastre.
Séparons-nous, je vous le dis encore.
O que nos coeurs qui furent trop bêlants,
Dès ce jourd'hui réclament, trop hurlants,
L'embarquement pour Sodome et Gomorrhe!
Poème saturnien
Ce fut bizarre et Satan dut rire.
Ce jour d'été m'avait tout soûlé.
Quelle chanteuse impossible à dire
Et tout ce qu'elle a débagoulé!
Ce piano dans trop de fumée
Sous des suspensions à pétroles!
Je crois, j'avais la bile enflammée,
J'entendais de travers mes paroles.
Je crois, mes sens étaient à l'envers,
Ma bile avait des bouillons fantasques.
O les refrains de cafés-concerts,
Faussés par le plus plâtré des masques!
Dans des troquets comme en ces bourgades,
J'avais rôdé, suçant peu de glace.
Trois galopins aux yeux de tribades
Dévisageaient sans fin ma grimace.
Je fus hué manifestement
Par ces voyous, non loin de la gare,
Et les engueulai si goulûment
Que j'en faillis gober mon cigare.
Je rentre: une voix à mon oreille,
Un pas fantôme. Aucun ou personne?
On m'a frôlé. - La nuit sans pareille!
Ah! l'heure d'un réveil drôle sonne.
Attigny (Ardennes) 31 mai-1er juin 1885.
L'impudent
La misère et le mauvais oeil,
Soit dit sans le calomnier,
Ont fait à ce monstre d'orgueil
Une âme de vieux prisonnier.
Oui, jettatore, oui, le dernier
Et le premier des gueux en deuil
De l'ombre même d'un denier
Qu'ils poursuivront jusqu'au cercueil.
Son regard mûrit les enfants.
Il a des refus triomphants.
Même il est bête à sa façon.
Beautés passant, au lieu de sous,
Faites à ce mauvais garçon
L'aumône seulement... de vous.
L'impénitent
Rôdeur vanné, ton oeil fané
Tout plein d'un désir satané
Mais qui n'est pas l'oeil d'un bélître,
Quand passe quelqu'un de gentil
Lance un éclair comme une vitre.
Ton blaire flaire, âpre et subtil,
Et l'étamine et le pistil,
Toute fleur, tout fruit, toute viande,
Et ta langue d'homme entendu
Pourlèche ta lèvre friande.
Vieux faune en l'air guettant ton dû,
As-tu vraiment bandé, tendu
L'arme assez de tes paillardises?
L'as-tu, drôle, braquée assez?
Ce n'est rien que tu nous le dises.
Quoi, malgré ces reins fricassés,
Ce coeur éreinté, tu ne sais
Que dévouer à la luxure
Ton coeur, tes reins, ta poche à fiel,
Ta rate et toute ta fressure!
Sucrés et doux comme le miel,
Damnants comme le feu du ciel,
Bleus comme fleur, noirs comme poudre,
Tu raffoles beaucoup des yeux
De tout genre en dépit du Foudre.
Les nez te plaisent, gracieux
Ou simplement malicieux,
Etant la force des visages,
Etant aussi, suivant des gens,
Des indices et des présages.
Longs baisers plus clairs que des chants,
Tout petits baisers astringents
Qu'on dirait qui vous sucent l'âme,
Bons gros baisers d'enfant, légers
Baisers danseurs, telle une flamme,
Baisers mangeurs, baisers mangés,
Baisers buveurs, bus, enragés,
Baisers languides et farouches,
Ce que t'aimes bien, c'est surtout,
N'est-ce pas? les belles boubouches.
Les corps enfin sont de ton goût,
Mieux pourtant couchés que debout,
Se mouvant sur place qu'en marche,
Mais de n'importe quel climat,
Pont-Saint-Esprit ou Pont-de-l'Arche.
Pour que ce goût les acclamât
Minces, grands, d'aspect plutôt mat,
Faudrait pourtant du jeune en somme:
Pieds fins et forts, tout légers bras
Musculeux et les cheveux comme
Ça tombe, longs, bouclés ou ras, -
Sinon pervers et scélérats
Tout à fait, un peu d'innocence
En moins, pour toi sauver, du moins,
Quelque ombre encore de décence?
Nenni dà! Vous, soyez témoins,
Dieux la connaissant dans les coins,
Que ces manières, de parts telles,
Sont pour s'amuser mieux au fond
Sans trop muser aux bagatelles.
C'est ainsi que les choses vont
Et que les raillards fieffés font.
Mais tu te ris de ces morales, -
Tel un monsieur plus que pressé
Passe outre aux défenses murales.
Et tu réponds, un peu lassé
De te voir ainsi relancé,
De ta voix que la soif dégrade
Mais qui n'est pas d'un marmiteux:
"Qu'y peux-tu faire, camarade,
Si nous sommes cet amiteux?"
Le Sonnet de l'homme au sable
Aussi, la créature était par trop toujours la même,
Qui donnait ses baisers comme un enfant donne des noix,
Indifférente à tout, hormis au prestige suprême
De la cire à moustache et de l'empois des faux-cols droits.
Et j'ai ri, car je tiens la solution du problème:
Ce pouf était dans l'air dès le principe, je le vois;
Quand la chair et le sang, exaspérés d'un long carême,
Réclamèrent leur dû, - la créature était en bois.
C'est le conte d'Hoffmann avec de la bêtise en marge.
Amis qui m'écoutez, faites votre entendement large,
Car c'est la vérité que ma morale, et la voici:
Si, par malheur, - puisse d'ailleurs l'augure aller au diable! -
Quelqu'un de vous devait s'emberlificoter aussi,
Qu'il réclame un conseil de révision préalable.
Guitare
Le pauvre du chemin creux chante et parle.
Il dit: "Mon nom est Pierre et non pas Charle,
Et je m'appelle aussi Duchatelet.
Une fois je vis, moi qu'on croit très laid,
Passer vraiment une femme très belle.
(Si je la voyais telle, elle était telle.)
Nous nous mariâmes au vieux curé.
On eut tout ce qu'on avait espéré,
Jusqu'à l'enfant qu'on m'a dit vivre encore.
Mais elle devint la pire pécore
Même pas digne de cette chanson,
Et certain beau soir quitta la maison
En emportant tout l'argent du ménage
Dont les trois quarts étaient mon apanage.
C'était une voleuse, une sans-coeur,
Et puis, par des fois, je lui faisais peur.
Elle n'avait pas l'ombre d'une excuse,
Pas un amant ou par rage ou par ruse.
Il paraît qu'elle couche depuis peu
Avec un individu qui tient lieu
D'époux à cette femme de querelle.
Faut-il la tuer ou prier pour elle?"
Et le pauvre sait très bien qu'il priera,
Mais le diable parierait qu'il tuera.
Ballade de la vie en rouge
L'un toujours vit la vie en rose,
Jeunesse qui n'en finit plus,
Seconde enfance moins morose,
Ni voeux, ni regrets superflus.
Ignorant tout flux et reflux,
Ce sage pour qui rien ne bouge
Règne instinctif: tel un phallus.
Mais moi je vois la vie en rouge.
L'autre ratiocine et glose
Sur des modes irrésolus,
Soupesant, pesant chaque chose
De mains gourdes aux lourds calus.
Lui faudrait du temps tant et plus
Pour se risquer hors de son bouge.
Le monde est gris à ce reclus.
Mais moi je vois la vie en rouge.
Lui, cet autre, alentour il ose
Jeter des regards bien voulus,
Mais, sur quoi que son oeil se pose,
Il s'exaspère où tu te plus,
Oeil des philanthropes joufflus;
Tout lui semble noir, vierge ou gouge,
Les hommes, vins bus, livres lus.
Mais moi je vois la vie en rouge.
Envoi
Prince et princesse, allez, élus,
En triomphe par la route où je
Trime d'ornières en talus.
Mais moi, je vois la vie en rouge.
Mains
Ce ne sont pas des mains d'altesse,
De beau prélat quelque peu saint,
Pourtant une délicatesse
Y laisse son galbe succint.
Ce ne sont pas des mains d'artiste,
De poète proprement dit,
Mais quelque chose comme triste
En fait comme un groupe en petit;
Car les mains ont leur caractère,
C'est tout un monde en mouvement
Où le pouce et l'auriculaire
Donnent les pôles de l'aimant.
Les météores de la tête
Comme les tempêtes du coeur,
Tout s'y répète et s'y reflète
Par un don logique et vainqueur.
Ce ne sont pas non plus les palmes
D'un rural ou d'un faubourien;
Encore leurs grandes lignes calmes
Disent "Travail qui ne doit rien."
Elles sont maigres, longues, grises,
Phalange large, ongle carré.
Tels en ont aux vitraux d'églises
Les saints sous le rinceau doré,
Ou tels quelques vieux militaires
Déshabitués des combats
Se rappellent leurs longues guerres
Qu'ils narrent entre haut et bas.
Ce soir elles ont, ces mains sèches,
Sous leurs rares poils hérissés,
Des airs spécialement rêches,
Comme en proie à d'âpres pensers.
Le noir souci qui les agace,
Leur quasi-songe aigre les font
Faire une sinistre grimace
A leur façon, mains qu'elles sont.
J'ai peur à les voir sur la table
Préméditer là, sous mes yeux,
Quelque chose de redoutable,
D'inflexible et de furieux.
La main droite est bien à ma droite,
L'autre à ma gauche, je suis seul.
Les linges dans la chambre étroite
Prennent des aspects de linceul,
Dehors le vent hurle sans trêve,
Le soir descend insidieux...
Ah! si ce sont des mains de rêve,
Tant mieux, - ou tant pis, - ou tant mieux.
Les morts que...
Les morts que l'on fait saigner dans leur tombe
Se vengent toujours.
Ils ont leur manière, et plaignez qui tombe
Sous leurs grands coups sourds.
Mieux vaut n'avoir jamais connu la vie,
Mieux vaut la mort lente d'autres suivie,
Tant le temps est long, tant les coups sont lourds.
Les vivants qu'on fait pleurer comme on saigne
Se vengent parfois.
Ceux-là qu'ils ont pris, qu'un chacun les plaigne,
Pris entre leurs doigts.
Mieux vaut un ours et les jeux de sa patte,
Mieux vaut cent fois le chanvre et sa cravate,
Mieux vaut l'édredon d'Othello cent fois.
O toi, persécuter, crains le vampire
Et crains l'étrangleur:
Leur jour de colère apparaîtra pire
Que toute douleur.
Tiens ton âme prête à ce jour ultime
Qui surprendra l'assassin comme un crime
Et fondra sur le vol comme un voleur.
Sur le Point du Jour
Sur le Point du Jour
Le Point du Jour, le point blanc de Paris,
Le seul point blanc, grâce à tant de bâtisse
Et neuve et laide et que je t'en ratisse,
Le Point du Jour aurore des paris!
Le bonneteau fleurit "dessur" la berge,
La bonne tôt s'y déprave, tant pis
Pour elle et tant mieux pour le birbe gris
Qui lui du moins la croit encore vierge.
Il a raison le vieux, car voyez donc
Comme est joli toujours le paysage:
Paris au loin, triste et gai, fol et sage,
Et le Trocadéro, ce cas, au fond,
Puis la verdure et le ciel et les types
Et la rivière obscène et molle, avec
Des gens trop beaux, leur cigare à leur bec,
Epatants ces metteurs-au-vent de tripes!
Pierrot Gamin
Ce n'est pas Pierrot en herbe
Non plus que Pierrot en gerbe,
C'est Pierrot, Pierrot, Pierrot.
Pierrot gamin, Pierrot gosse,
Le cerneau hors de la cosse,
C'est Pierrot, Pierrot, Pierrot!
Bien qu'un rien plus haut qu'un mètre,
Le mignon drôle sait mettre
Dans ses yeux l'éclair d'acier
Qui sied au subtil génie
De sa malice infinie
De poète-grimacier.
Lèvres rouge-de-blessure
Où sommeille la luxure,
Face pâle aux rictus fins,
Longue, très accentuée,
Qu'on dirait habituée
A contempler toutes fins,
Corps fluet et non pas maigre,
Voix de fille et non pas aigre,
Corps d'éphèbe en tout petit,
Voix de tête, corps en fête,
Créature toujours prête
A soûler chaque appétit.
Va, frère, va, camarade,
Fais le diable, bats l'estrade
Dans ton rêve et sur Paris
Et par le monde, et sois l'âme
Vile, haute, noble, infâme
De nos innocents esprits!
Grandis, car c'est la coutume,
Cube ta riche amertume,
Exagère ta gaieté,
Caricature, auréole,
La grimace et le symbole
De notre simplicité!
Ces passions
Ces passions qu'eux seuls nomment encore amours
Sont des amours aussi, tendres et furieuses,
Avec des particularités curieuses
Que n'ont pas les amours certes de tous les jours.
Même plus qu'elles et mieux qu'elles héroïques,
Elles se parent de splendeurs d'âme et de sang
Telles qu'au prix d'elles les amours dans le rang
Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,
Que vains proverbes, que riens d'enfants trop gâtés.
- "Ah! les pauvres amours banales, animales,
Normales! Gros goûts lourds ou frugales fringales,
Sans compter la sottise et des fécondités!"
- Peuvent dire ceux-là que sacre le haut Rite,
Ayant conquis la plénitude du plaisir,
Et l'insatiabilité de leur désir
Bénissant la fidélité de leur mérite.
La plénitude! Ils l'ont superlativement:
Baisers repus, gorgés, mains privilégiées
Dans la richesse des caresses repayées,
Et ce divin final anéantissement!
Comme ce sont les forts et les forts, l'habitude
De la force les rend invaincus au déduit.
Plantureux, savoureux, débordant, le déduit!
Je le crois bien qu'ils ont la pleine plénitude!
Et pour combler leurs voeux, chacun d'eux tour à tour
Fait l'action suprême, a la parfaite extase,
- Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase -
Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.
Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises:
Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d'heureux
Bras las autour du cou, pour de moins langoureux
Qu'étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.
Dormez, les amoureux! Tandis qu'autour de vous
Le monde inattentif aux choses délicates,
Bruit ou gît en somnolences scélérates,
Sans même, il est si bête! être de vous jaloux.
Et ces réveils francs, clairs, riants, vers l'aventure
De fiers damnés d'un plus magnifique sabbat?
Et salut, témoins purs de l'âme en ce combat
Pour l'affranchissement de la lourde nature!
Laeti et Errabundi
Les courses furent intrépides
(Comme aujourd'hui le repos pèse!)
Par les steamers et les rapides.
(Que me veut cet at home obèse?)
Nous allions, - vous en souvient-il,
Voyageur où ça disparu? -
Filant légers dans l'air subtil,
Deux spectres joyeux, on eût cru!
Car les passions satisfaites
Insolemment outre mesure
Mettaient dans nos têtes des fêtes
Et dans nos sens, que tout rassure,
Tout, la jeunesse, l'amitié,
Et nos coeurs, ah! que dégagés
Des femmes prises en pitié
Et du dernier des préjugés,
Laissant la crainte de l'orgie
Et le scrupule au bon ermite,
Puisque quand la borne est franchie
Ponsard ne veut plus de limite.
Entre autres blâmables excès
Je crois que nous bûmes de tout,
Depuis les plus grands vins français
Jusqu'à ce faro, jusqu'au stout,
En passant par les eaux-de-vie
Qu'on cite comme redoutables,
L'âme au septième ciel ravie,
Le corps, plus humble, sous les tables.
Des paysages, des cités
Posaient pour nos yeux jamais las;
Nos belles curiosités
Eussent mangé tous les atlas.
Fleuves et monts, bronzes et marbres,
Les couchants d'or, l'aube magique,
L'Angleterre, mère des arbres,
Fille des beffrois, la Belgique,
La mer, terrible et douce au point, -
Brochaient sur le roman très cher
Que ne discontinuait point
Notre âme, - et quid de notre chair?...
Le roman de vivre à deux hommes
Mieux que non pas d'époux modèles,
Chacun au tas versant des sommes
De sentiments forts et fidèles.
L'envie aux yeux de basilic
Censurait ce mode d'écot:
Nous dînions du blâme public
Et soupions du même fricot.
La misère aussi faisait rage
Par des fois dans le phalanstère:
On ripostait par le courage,
La joie et les pommes de terre.
Scandaleux sans savoir pourquoi,
(Peut-être que c'était trop beau)
Mais notre couple restait coi
Comme deux bons porte-drapeau,
Coi dans l'orgueil d'être plus libres
Que les plus libres de ce monde,
Sourd aux gros mots de tous calibres,
Inaccessible au rire immonde.
Nous avions laissé sans émoi
Tous impédiments dans Paris,
Lui quelques sots bernés, et moi
Certaine princesse Souris,
Une sotte qui tourna pire...
Puis soudain tomba notre gloire,
Tels nous des maréchaux d'empire
Déchus en brigands de la Loire,
Mais déchus volontairement.
C'était une permission,
Pour parler militairement,
Que notre séparation,
Permission sous nos semelles,
Et depuis combien de campagnes!
Pardonnâtes-vous aux femelles?
Moi j'ai peu revu ces compagnes,
Assez toutefois pour souffrir.
Ah, quel coeur faible que mon coeur!
Mais mieux vaut souffrir que mourir
Et surtout mourir de langueur.
On vous dit mort, vous. Que le Diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient ainsi battre ma porte!
Je n'y veux rien croire. Mort, vous,
Toi, dieu parmi les demi-dieux!
Ceux qui le disent sont des fous.
Mort, mon grand péché radieux,
Tout ce passé brûlant encore
Dans mes veines et ma cervelle
Et qui rayonne et qui fulgore
Sur ma ferveur toujours nouvelle!
Mort tout ce triomphe inouï
Retentissant sans frein ni fin
Sur l'air jamais évanoui
Que bat mon coeur qui fut divin!
Quoi, le miraculeux poème
Et la toute-philosophie,
Et ma patrie et ma bohème
Morts? Allons donc! tu vis ma vie!
Ballade de la Mauvaise Réputation
$11Ballade de la Mauvaise Réputation
Il eut des temps quelques argents
Et régla ses camarades
D'un sexe ou deux, intelligents
Ou charmants, ou bien les deux grades,
Si que dans les esprits malades
Sa bonne réputation
Subit que de dégringolades!
Lucullus? Non. Trimalcion.
Sous ses lambris, c'étaient des chants
Et des paroles point trop fades.
Eros et Bacchos indulgents
Présidaient à ces sérénades
Qu'accompagnaient des embrassades.
Puis choeurs et conversation
Cessaient pour des fins peu maussades.
Lucullus? Non. Trimalcion.
L'aube pointait et ces méchants
La saluaient par cent aubades
Qui réveillaient au loin les gens
De bien, et par mille rasades.
Cependant de vagues brigades
- Zèle ou dénonciation -
Verbalisaient chez des alcades.
Lucullus? Non. Trimalcion.
Envoi
Prince, ô très haut marquis de Sade,
Un souris pour votre scion
Fier derrière sa palissade.
Lucullus? Non. Trimalcion.
Caprice
$11Caprice
O poète, faux pauvre et faux riche, homme vrai,
Jusqu'en l'extérieur riche et pauvre pas vrai,
(Dès lors, comment veux-tu qu'on soit sûr de ton coeur?)
Tour à tour souple drôle et monsieur somptueux,
Du vert clair plein d'"espère" au noir componctueux,
Ton habit a toujours quelque détail blagueur.
Un bouton manque. Un fil dépasse. D'où venue
Cette tache - ah ça, malvenue ou bienvenue? -
Qui rit et pleure sur le cheviot et la toile?
Noeud noué bien et mal, soulier luisant et terne.
Bref, un type à se pendre à la Vieille Lanterne
Comme à marcher, gai proverbe, à la belle étoile.
Gueux, mais pas comme ça, l'homme vrai, le seul vrai,
Poète, va, si ton langage n'est pas vrai,
Toi l'es, et ton langage, alors! Tant pis pour ceux
Qui n'auront pas aimé, fous comme autant de tois,
La lune pour chauffer les sans femmes ni toits,
La mort, ah, pour bercer les coeurs malechanceux,
Pauvres coeurs mal tombés, trop bons et très fiers, certes
Car l'ironie éclate aux lèvres belles, certes,
De vos blessures, coeurs plus blessés qu'une cible,
Petits sacrés coeurs de Jésus plus lamentables,
Va, poète, le seul des hommes véritables,
Meurs sauvé, meurs de faim pourtant le moins possible.
Ballade Sappho
Ma douce main de maîtresse et d'amant
Passe et rit sur ta chère chair en fête,
Rit et jouit de ton jouissement.
Pour la servir tu sais bien qu'elle est faite,
Et ton beau corps faut que je le dévête
Pour l'enivrer sans fin d'un art nouveau
Toujours dans la caresse toujours prête.
Je suis pareil à la grande Sappho.
Laisse ma tête errant et s'abîmant
A l'aventure, un peu farouche, en quête
D'ombre et d'odeur et d'un travail charmant
Vers les saveurs de ta gloire secrète.
Laisse rôder l'âme de ton poète
Partout par là, champ ou bois, mont ou vau,
Comme tu veux et si je le souhaite.
Je suis pareil à la grande Sappho.
Je presse alors tout ton corps goulûment,
Toute ta chair contre mon corps d'athlète
Qui se bande et s'amollit par moment,
Heureux du triomphe et de la défaite
En ce conflit du coeur et de la tête.
Pour la stérile étreinte où le cerveau
Vient faire enfin la nature complète
Je suis pareil à la grande Sappho.
Envoi
Prince ou princesse, honnête ou malhonnête,
Qui qu'en grogne et quel que soit son niveau,
Trop su poète ou divin proxénète,
Je suis pareil à la grande Sappho.
Chasteté
Guerrière, militaire et virile en tout point,
La sainte Chasteté que Dieu voit la première
De toutes les vertus marchant dans sa lumière
Après la Charité distante presque point
Va d'un pas assuré mieux qu'aucune amazone
A travers l'aventure et l'erreur du Devoir,
Ses yeux grands ouverts pleins du dessein de bien voir,
Son corps robuste et beau digne d'emplir un trône,
Son corps robuste et nu balancé noblement,
Entre une tête haute et des jambes sereines,
Du port majestueux qui sied aux seules reines,
Et sa candeur la vêt du plus beau vêtement.
Elle sait ce qu'il faut qu'elle sache des choses,
Entre autres que Jésus a fait l'homme de chair
Et mis dans notre sang un charme doux-amer
D'où doivent découler nos naissances moroses,
Et que l'amour charnel est bénit en des cas.
Elle préside alors et sourit à ces fêtes,
Dévêt la jeune épouse avec ses mains honnêtes
Et la mène à l'époux par des tours délicats.
Elle entre dans leur lit, lève le linge ultime,
Guide pour le baiser et l'acte et le repos
Leurs corps voluptueux aux fins de bons propos
Et désormais va vivre entre eux, leur ange intime.
Puis, au-dessus du Couple ou plutôt à côté,
- Bien agir fait s'unir les voeux et les nivelle -
Vers le Vierge et la Vierge isolés dans leur belle
Thébaïde à chacun la sainte Chasteté,
Sans quitter les Amants, par un charmant miracle,
Vole et vient rafraîchir l'Intacte et l'Impollu
De gais parfums de fleurs comme s'il avait plu
D'un bon orage sur l'un et l'autre habitacle,
Et vêt de chaleur douce au point et de jour clair
La cellule du Moine et celle de la Nonne,
Car s'il nous faut souffrir pour que Dieu nous pardonne
Du moins Dieu veut punir, non torturer la chair.
Elle dit à ces chers enfants de l'Innocence:
Dormez, veillez, priez. Priez surtout, afin
Que vous n'ayez pas fait tous ces travaux en vain,
Humilité, douceur et céleste ignorance!
Enfin elle va chez la Veuve et chez le Veuf,
Chez le vieux Débauché, chez l'Amoureuse vieille,
Et leur tient des discours qui sont une merveille
Et leur refait, à force d'art, un corps tout neuf.
Et quand alors elle a fini son tour du monde,
Tour du monde ubiquiste, invisible et présent,
Elle court à son point de départ en faisant
Tel grand détour, espoir d'espérance profonde;
Et ce point de départ est un lieu bien connu,
Eden même: là sous le chêne et vers la rose,
Puisqu'il paraît qu'il n'a pas à faire autre chose,
Rit et gazouille un beau petit enfant tout nu.
Paul Verlaine
(Mai 1889.)