ÉPREUVE DE COMPOSITION FRANÇAISE - 2014
Rapport présenté par Anne Coudreuse
Un sujet sur l’autobiographie n’était guère surprenant, puisque le thème n’avait pas été proposé à la réflexion des candidats depuis 2005. Encore fallait-il le repérer comme tel et ne pas se contenter d’une lecture rapide de la citation, propice à toutes sortes de récitations de cours, plaquées sur le sujet sans l’éclairer (le roman, le théâtre, la poésie, la fonction et l’utilité de la littérature dans la société). La citation d’Annie Ernaux permettait d’engager la réflexion sur le renouvellement des formes de l’écriture de soi. Ce qui était en jeu n’était pas la connaissance précise de l’œuvre d’Annie Ernaux (qui appartient aujourd’hui au canon des manuels scolaires), mais la capacité à situer son point de vue par rapport à une tradition de pratiques (Montaigne, Rousseau, Stendhal, Sartre, Sarraute…) et de critiques littéraires (Gusdorf, Lejeune au moins).
La principale difficulté cette année a consisté à strictement traiter le sujet. D’une part les connaissances des candidats se sont révélées vraiment trop minimalistes par rapport à un genre essentiel de la littérature, trop souvent considéré dans les copies comme un sous-genre du roman, ou un prétexte à bavardage sur le monde comme il va. Les grandes catégories concernant l’écriture de soi (autobiographie, journal, autofiction, roman autobiographique) sont méconnues, empêchant toute réflexion d’envergure sur les enjeux du sujet. L’appareil critique fait trop souvent défaut aux candidats : on ne peut pas se contenter d’avoir entendu parler de Philippe Lejeune, il faut l’avoir lu, et d’autres critiques avec lui (Gusdorf, Gasparini, Forest…). D’autre part, on ne peut que regretter le manque de méthode dans la conduite de la dissertation : faiblesse de l’argumentation, pensée plus narrative que démonstrative, absence de réflexion dialectique. De plus les exemples laissent beaucoup à désirer : ils ne sont pas suffisamment développés, ni bien rattachés au sujet. Dans le meilleur des cas, ce sont des souvenirs lointains de lectures qu’il faudrait réactualiser (c’est ainsi que L’Enfant est attribué à Nathalie Sarraute ou Si c’est un homme à Umberto Eco), dans le pire des lectures de seconde main (peut-on encore parler de lectures dans cette optique ?). Rappelons par ailleurs que la juxtaposition des exemples ne vaut pas démonstration
Le jury a pu apprécier des efforts dans l’expression écrite, témoignant d’une réelle maîtrise de la langue, mais déplore encore certaines fautes inacceptables, tant dans l’orthographe que dans la syntaxe. Les candidats, dans leur majorité, ne savent pas utiliser l’interrogation indirecte, et la confondent avec l’interrogation directe, ce qui entraîne des incorrections regrettables. On ne peut que les encourager à veiller à la qualité de leur expression écrite.
Les meilleures copies sont celles qui prêtent une réelle attention au sujet sans le réduire à un prétexte, ou le tordre vers de la pensée toute prête (type sujets sur l’autobiographie traités pendant l’année de préparation, ou pire, sujets sur le roman notamment). Elles s’appuient sur des exemples précis, correctement analysés et mis au service de la démonstration. Si les copies d’une ou deux pages sont à coup sûr disqualifiées, les meilleures ne sont pas pour autant les plus longues. Ce sont celles qui se battent réellement avec les enjeux du sujet et qui témoignent de l’attention critique et réflexive qu’on est en droit d’attendre de futurs professeurs de lettres.
Pour d’autres rappels sur l’exercice de la composition française, on se reportera avec profit aux recommandations qui précèdent le corrigé de la CF de la session précédente, dans le rapport 2014 « session exceptionnelle ».
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Présentation : Annie Ernaux, née en 1940, est connue pour une œuvre appartenant entièrement aux écritures de soi, selon des modalités spécifiques : romans autobiographiques au début de sa carrière d’écrivain (les Armoires vides en 1974, Ce qu’ils disent ou rien en 1977, La Femme gelée en 1981), Prix Renaudot avec La Place (1984), premier « ethnotexte », Une Femme (1988), Passion simple (1991), Journal du dehors (1993), « Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997) , La Honte (1997), L’Événement (2000), La Vie extérieure (2000), Se perdre (2001), L’Occupation (2002), L’Usage de la photo (2005), L’Autre fille (2011, lettre adressée à sa sœur morte à six ans en 1938), L’Atelier noir (journal d’écriture, 2011), Retour à Yvetot (2013), Regarde les lumières mon amour (2014). Elle a aussi publié un livre d’entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, L’Écriture comme un couteau (2003). Son œuvre se situe dans un rapport complexe avec la littérature. Elle écrit dans son journal d’écriture en 1989 : « De toute façon, "ruiner l’idée de littérature" (comme Rousseau, Céline, Proust beaucoup moins) est l’objectif premier » (p. 54). Elle a été la cible d’attaques très violentes, visant la dimension féminine de son écriture, son absence de style, son impudeur… Avec les Années, elle a fait l’unanimité dans la critique et a reçu le prix Marguerite Duras. Cette reconnaissance se confirme avec la publication d’Écrire la vie qui rassemble 12 de ses œuvres, avec des articles, des photos et des extraits de son journal intime (Gallimard, « Quarto », 2011). Elle a enseigné la littérature dans le secondaire puis au CNED. L’incipit de La Place est : « J’ai passé les épreuves pratiques du Capes dans un lycée de Lyon, à la Croix-Rousse ».
Elle propose dans ce passage une conception originale du récit de soi et de l’autobiographie, qui s’opposent aux traits par lesquels on les définit de manière canonique. Dans son refus de la première personne et de l’introspection psychologique, elle tente de concilier le sujet et le monde, dans un subjectivisme revendiqué qui l’éloigne également de la poétique des Mémoires. Le sujet de l’écriture devient un instrument d’optique et une plaque sensible pour révéler le monde et l’Histoire. Cette définition de son ambition par un refus de la tradition des écritures de soi est souvent chez les autobiographes un geste inaugural. Ici il arrive presque à la fin du livre, dont on peut se demander si elle le considère comme l’aboutissement et le résultat de ce projet (au futur). Il en donne en tout cas une sorte de poétique en creux. Elle y articule les deux versants de son œuvre d’écrivain : une forme de vérité intime du « vécu » et un intérêt pour le « dehors », « la vie extérieure » marquée par la société et l’Histoire.
Quelques extraits peuvent éclairer ses propos :
Préface à Écrire la vie, (p. 7) : « écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Par-dessus tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler. Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le "je" qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent.»
« Aucun "je" dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais "on" et "nous" – comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant ». (Les Années, p. 240)
« Le problème est toujours de trouver une forme qui permette de penser l’impensé (le mien, celui des autres) » (L’Atelier noir, éditions des Busclats, 2011, 1er janvier 1993, p. 99) « L’un des pbs structuraux que je me pose, c’est le rapport histoire et mémoire » (Ibid., 12 juin 1989, p. 54)
« Je constate […] que la description des photos, le "nous" et le "on", le principe d’autobiographie vide, le repas de fête, figurent dans ce journal bien avant la rédaction des Années. […] Par-dessus tout apparaîtra la gestation de ces Années, texte envisagé dès 1983 "ce serait une sorte de destin de femme"-, désigné sous les appellations successives de "RT" (roman total), "Histoire", "Passage", "Génération", "Jours du monde", et que je ne poursuivrai réellement qu’à partir de 2002. C’est d’ailleurs grâce à ce journal, utilisé comme un véritable document, que j’ai pu, dans le texte même des Années, retracer avec exactitude la naissance et l’évolution du projet de leur écriture (présentation de L’Atelier noir, 30 mai 2011, p. 11 et p. 13).
PLAN DÉTAILLÉ
Introduction
L’autobiographie, en tant que prose non fictionnelle, semble vouée à un statut littéraire conditionnel, comme le suggérait Gérard Genette dans Fiction et diction en 1991. Le succès des écritures de soi dans les années 2000, dans les formes hybrides de l’autofiction ou du roman autobiographique, qu’analyse notamment Philippe Gasparini dans Est-il je ? (Seuil, 2004) et Autofiction, une aventure du langage (Seuil, 2008), prouve la vigueur de ce continent longtemps méprisé de la littérature, devenu une sorte de laboratoire où les écrivains tentent d’inventer de nouvelles formes, conformément au souhait de Rousseau, fondateur de l’autobiographie moderne quand il écrit : « Il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet » (Préambule de Neuchâtel, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, p. 1153). C’est ainsi qu’Annie Ernaux, dont toute l’œuvre appartient à la littérature personnelle, mène dans Les Années, livre paru en 2008, une expérimentation très originale, aboutissement de plus de vingt ans de recherches et de tâtonnements, comme en témoigne L’Atelier noir, son journal d’écriture publié en 2011. Elle utilise en effet pour évoquer sa vie soit la troisième personne, soit une première personne, non du singulier, mais du pluriel (nous, ou même on). Elle s’attache ainsi à effacer la ligne de démarcation qui sépare le singulier du collectif. À la fin des Années, elle propose un commentaire métatextuel qui vaut aussi comme une poétique en creux du livre que le lecteur est en train d’achever, et un mode d’emploi pour une relecture éventuelle (ce qui fait penser à la fin du Temps retrouvé de Proust):
« Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui - pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire.
Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde […] ».
Alors que les adversaires de l’autobiographie opposent souvent le moi et le monde et estiment que les autobiographes sont incapables de s’intéresser à ce qui n’est pas leur intériorité (en 2007 a même paru, à l’initiative de Jean Rouaud et Michel Le Bris un manifeste Pour une littérature-monde), Annie Ernaux les articule ici de façon indissociable, faisant de la « mémoire individuelle » une chambre d’échos de la « mémoire collective », et du sujet dépris de sa fascination pour lui-même un instrument d’optique irremplaçable pour voir le monde, et même pour le « retrouver ». Elle dépasse une vision traditionnelle de l’autobiographie et du récit de soi « tel qu’on l’entend généralement », et se soustrait par là-même aux stéréotypes critiques qui lui sont liés, notamment sur l’impossibilité et la vanité, voire l’immoralité de ce geste d’écriture. Dans une réflexion qui doit beaucoup à la catégorie sartrienne de « l’universel-singulier », les écritures de soi semblent donner accès à une lecture du monde, interdite autrement, car elle s’appuie sur « la dimension vécue de l’Histoire », ce qui serait une façon de proposer une synthèse bien improbable entre la Vie des hommes illustres de Plutarque et les Vies minuscules de Pierre Michon. Annie Ernaux propose une conception de l’écriture de soi comme écriture aux frontières, ce qui correspond bien à son statut de « transfuge » sociale et d’ « immigrée de l’intérieur », se situant elle-même à la frontière des classes sociales, des milieux dominés et dominants, mais aussi à la frontière du littéraire, dans une distance critique avec la littérature qui fait la singularité de son œuvre.
- Le refus de l’autobiographie dans sa définition traditionnelle (« tel[le] qu’on l’entend généralement ») permet de se soustraire aux critiques stéréotypées du genre et de problématiser autrement ses difficultés et ses questions
1)Les traits définitionnels canoniques : première personne, « travail de remémoration », « explication de soi », introspection
La poétique en creux qu’Annie Ernaux fournit pour ce livre en train de s’achever pour le lecteur, mais à venir dans sa perspective, puisque les indications sont données au futur, semble vouloir dépasser la définition canonique de l’autobiographie comme « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Philippe Lejeune qui définit ainsi le genre dans Le Pacte autobiographique en 1975, glose cette définition avec une forme d’humour et un air désabusé quand il pose la question « Peut-on innover en autobiographie ? » dans un article paru en 1990 : « Impossible, sans doute, d’échapper aux situations de base. Il faut bien d’une manière ou d’une autre, tenir un discours "à la première personne", s’engager à parler du réel, expliquer ou justifier le présent par la construction d’une image du passé, établir la valeur et l’unité du moi. (L’Autobiographie, Les Belles lettres, 1990, p. 67). La première personne est la personne grammaticale qui s’impose forcément à l’autobiographe lorsqu’il veut intervenir dans son récit. Si l’on reprend la distinction proposée par Benveniste, dans le récit , entre « histoire » (la relation des événements) et « discours » (le jugement sur ces événements ou cette relation), le discours est toujours référé à un « je », même si parfois il préfère ne pas se faire entendre. Comme histoire et discours sont assumés par la même personne dans l’autobiographie, il semble logique qu’elle soit exprimée par un « je », comme l’explique Damien Zanone (L’Autobiographie, Ellipses, 1996, p. 11). Par le choix d’une énonciation à la troisième personne pour un projet autobiographique, Annie Ernaux rompt avec la tradition de l’autobiographie moderne fondée par les Confessions de JeanJacques Rousseau pour qui la première personne constitue le fondement d’une nécessaire dimension anthropologique de l’autobiographie : « J’ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s’il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d’autrui par le sien ; tandis qu’au contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d’autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s’apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi » (Préambule de Neuchâtel, op. cit., p. 1149).
« Le travail de remémoration » semble également indissolublement lié à l’écriture autobiographique. Comme l’écrivent Jacques et Éliane Lecarme, « la marche arrière reste la seule vitesse que puisse utiliser le conducteur d’autobiographie, et le passé, pour ce qui concerne l’histoire, est la seule dimension temporelle du genre » (L’Autobiographie, A. Colin, 1997, p. 27). D’où l’importance des récits d’enfance dans l’autobiographie, comme Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan. George Sand accorde une place signifiante à son enfance dans Histoire de ma vie (1854-1855). L’espace autobiographique de Violette Leduc s’ouvre dans L’Asphyxie (1946) sur une phrase marquante destinée à frapper l’esprit du lecteur et à donner la couleur de son enfance, dont elle s’apprête à raconter des fragments et des scènes : « Ma mère ne m’a jamais donné la main ». Le passage obligé du récit d’enfance joue comme un modèle si imposant que Georges Perec en prend le contre-pied dans W. ou le souvenir d’enfance (1975), en marquant ses distances avec son titre dès l’incipit : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Le récit d’enfance comporte des éléments récurrents, selon une série idéale qu’a résumée Bruno Vercier avec humour : « Je suis né, Mon père et ma mère, La maison, Le reste de la famille, Le premier souvenir, Le langage, Le monde extérieur, Les animaux, La mort, Les livres, La vocation, L’école, Le sexe, la fin de l’enfance » (« Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris », dans Revue d’histoire littéraire de la France, n°6, 1975, p. 1033)
« L’explication de soi », qu’Annie Ernaux écarte de son projet, est pourtant au cœur de la démarche autobiographique telle qu’on la définit traditionnellement. L’exemple le plus célèbre de cette pratique se trouve sans doute dans les Mémoires de ma vie, première ébauche des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand : « j’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même […] je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur » (Le Livre de Poche, 1993, p. 53). On peut penser également au fameux titre d’Aragon, Pour expliquer ce que j’étais (manuscrit de 1942, édition posthume, Gallimard, 1989). Dans l’introduction de Monsieur Nicolas, Rétif de la Bretonne écrit : « Inconcevable labyrinthe du cœur humain ! ô chaos, qui renferme tous les contraires, qui te débrouillera ?… Moi… dans moi-même. Je ne déguiserai rien, ô Lecteur ! ni les vices, ni les crimes, ni les turpitudes, ni les obscénités !… Oui, j’avouerai jusqu’aux motifs secrets qui me font écrire mon histoire » (Pléiade, p. 5). Simone de Beauvoir se situe aussi par rapport à cette tradition de l’autobiographie : « le moi n’est qu’un objet probable, et celui qui dit je n’en saisit que des profils ; autrui peut en avoir une vision plus nette ou plus juste. Encore une fois, cet exposé ne se présente aucunement comme une explication. Et même, si je l’ai entrepris, c’est en grande partie parce que je sais qu’on ne peut jamais se connaître mais seulement se raconter ». (La Force des choses, [1963], Folio, II, p. 419).
Pour pouvoir s’expliquer à soi-même et aux autres, il faut savoir « regarder » en soi. Annie Ernaux écarte aussi ce geste autobiographique de l’introspection, modèle hérité de la confession religieuse, dans une approche rhétoricienne. L’allusion inaugurale à Dieu, « le souverain juge » que Rousseau aura face à lui lors du « jugement dernier », permet de l’écarter ensuite dans les Confessions : sa présence a été nécessaire pour s’autoriser à construire un discours sur soi. Une fois mis au point ce modèle de discours, on peut évacuer le destinataire premier et le remplacer par un autre (les contemporains, la postérité). Damien Zanone retrace la laïcisation de la notion d’introspection (op. cit., p. 41-42). L’introspection spirituelle devient une introspection psychologique. De son origine religieuse, l’autobiographie garde la volonté d’une maîtrise et d’une explication de soi ; mais la connaissance de soi devient une fin et non plus un moyen. Laïcisée, l’histoire d’une conversion devient celle de la formation d’une personnalité : dans chaque vie, il y a une histoire et un sens, et on ne le trouve qu’au prix d’une recherche rigoureuse. Le modèle religieux fournit la méthode pour cette recherche : la formulation des péchés, qui hors du confessionnal, sont des fautes. D’où le rôle de l’aveu, structurant pour de nombreuses autobiographies, notamment dans sa dimension sexuelle, la moins facilement dicible, du moins jusqu’au milieu du XXe siècle. La révélation par Gide de son homosexualité est la motivation essentielle qui l’a poussé à écrire et à publier en 1926 Si le grain ne meurt. Il ne s’agit pas seulement d’un geste littéraire, mais d’un acte moral et social fort.
2)Une façon de se soustraire à des stéréotypes critiques sur l’autobiographie liés à ces traits canoniques
Cette mise à distance des traits canoniques de l’autobiographie pour définir un projet différent, permet également de se soustraire aux stéréotypes critiques qui attaquent ce genre, et plus généralement ce que Ferdinand Brunetière a appelé « la littérature personnelle » dans un article de 1888. Il s’en prend aux « Mémoires », « journaux », « correspondances », « confessions » et « récits personnels ». Pour lui tous ces récits en première personne rompent avec la littérature impersonnelle du XVIIe siècle et témoignent du « subjectivisme du goût » et de « la ruine des valeurs ». Le discours du moi est « incivil ». S’appuyant implicitement sur l’autorité d’Aristote, Brunetière stigmatise les auteurs, romanciers ou autobiographes, qui contreviennent à la poétique classique, en s’arrêtant au « particulier, à l’ « accident », à l’individuel, et semblent renoncer au « type », au « caractère », à l’universel. Ils se cantonnent dans la « chronique » et vont donc « contre l’objet de la littérature […] et contre celui même de la société ». « La narration en première personne était un signe de cette perversion, un obstacle majeur à l’expression artistique », commente Philippe Gasparini, quand il analyse cet article dans Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction (op. cit., p. 316). Jacques Lecarme dans « L’hydre anti-autobiographique », sa contribution au colloque sur L’Autobiographie en procès, dont les actes ont paru en 1997, propose un panorama très complet et plein d’humour des critiques faites à ce genre, qu’il range sous huit « têtes » de chapitre : « la critique des journaux, l’École républicaine, la politique, la tradition religieuse, quelques philosophes, le saint-esprit de la littérature, la psychanalyse, la dénégation de l’autobiographie par les autobiographes mêmes ». Sans en reprendre le détail, on peut au moins en développer quelques aspects, et d’abord sur l’aspect rétrospectif de l’autobiographie. Paul Claudel abjure dans les Mémoires improvisés en 1954 toute la littérature de « la banquette arrière », celle qui regarde le paysage disparaître au loin. Pour les avoir bien connus, il rejette « cette mélancolie, ce regret des choses passées qui ne mènent à rien qu’à affaiblir le caractère et l’imagination ». Le mouvement vital c’est la projection, l’intentionnalité (même si ce n’est pas un terme claudélien). Il critique également l’introspection : « Le meilleur moyen de ne pas se voir est de se regarder ».
« C’est dans le nom propre, que personne et discours s’articulent avant même de s’articuler dans la première personne », souligne Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, p. 22). C’est précisément contre la première personne que porte la formule de Pascal, tout à la fois religieuse, morale et rhétorique : « le moi est haïssable » (Pascal, Pensées et opuscules, éd. Brunschvicg, n° 455). Comme l’indiquent les auteurs de la Logique de Port-Royal, le moi est doublement prohibé, par la religion et par le savoir-vivre : « Feu M. Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer et même de se servir des mots de je et de moi, et il avait accoutumé de dire à ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain et que la civilité humaine le cache et le supprime » (Ibid., p. 541-542). Comme le montre Jacques Lecarme, aux honnêtes hommes de son temps, nourris des Essais, Pascal va imposer l’anéantissement du moi lequel sera déclaré le mal absolu. Toute écriture du moi devient alors acte d’injustice. La condamnation est sans appel : « En un mot, le "moi" a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il les veut asservir ; car chaque "moi" est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » (n° 455). Le même argumentaire, en version nietzschénne semble être utilisé par Mila Kundera: « Graphomanie : ce n’est pas la manie d’écrire des lettres, des journaux intimes, des chroniques familiales (c’està-dire d’écrire pour soi et pour ses proches), mais d’écrire des livres (donc d’avoir un public de lecteurs inconnus). N’est pas manie de créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance » (L’Art du roman,
Gallimard, 1986, p. 161)
La critique de l’autobiographie s’appuie également sur une conception de la littérature fondée sur le triomphe de la troisième personne. Dans une vision de la littérature où le roman est roi, l’autobiographie n’a aucune légitimité esthétique. C’est ainsi qu’Albert Thibaudet la décrit dans Gustave Flaubert en 1935 comme « l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers ». Maurice Blanchot retient même la troisième personne comme condition essentielle de la littérarité, quand il écrit : « Il apparaît frappant […] que Kafka ait éprouvé la fécondité de la littérature (pour luimême, pour sa vie et en vue de vivre), du jour où il a senti que la littérature était ce passage du Ich au Er, du Je au Il. […] Il s’agit d’une sorte d’anéantissement de soi, consenti par l’artiste, non en vue d’un progrès intérieur, mais pour donner naissance à une œuvre indépendante et complète ». (La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 49). Gilles Deleuze reprend le flambeau de cette critique de la première personne à une époque beaucoup plus récente, aussi bien dans ses livres que dans son Abécédaire filmé : « Écrire n’est pas raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours, ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. […] La littérature […] ne se pose qu’en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité mais une singularité au plus haut point. […] Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l’énonciation littéraire ; la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je (le « neutre » de Blanchot) ». (Critique et clinique, Éditions de Minuit, 1993, p. 12-13). Dès lors le choix par Annie Ernaux d’une énonciation à la troisième personne, en alternance avec d’autres personnes comme « nous » ou « on », permet de reprendre autrement ce débat. Le pronom « elle » introduit une dimension romanesque, et fait des Années une variation sur Une Vie de Maupassant, qu’Annie Ernaux évoque quand elle cherche une forme pour son « roman total ».
C’est également la possibilité de se connaître soi-même qui est mise en doute par les critiques menées contre l’autobiographie, comme celles de Valéry selon qui « les véritables secrets d’un être lui sont plus secrets qu’ils ne le sont à autrui » (Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 493). La sincérité est pour lui une comédie, comme il l’analyse dans son étude sur l’égotisme de Stendhal. Valéry, résume Jacques Lecame, « applique strictement la pensée des effets à toutes les postures de la véracité. En somme, ce n’est pas seulement en littérature, mais aussi en psychologie que le vrai n’existe pas : tout effort de dévoilement de soi aboutit à une comédie puérile, et l’amour de la vérité transforme Stendhal en histrion de soi-même, quêtant l’approbation du public avec des tours de bateleur » (article cité, p. 34). Stendhal, dans la Vie de Henry Brulard, propose en effet au lecteur, à la place de son autobiographie, le spectacle de lui-même en train de l’écrire, s’interdisant toute rature et notant ses associations d’idées dans une sorte de poétique du brouillon avant la lettre. Cela manifeste peut-être une conscience de la fictionnalisation que comporte toute écriture autobiographique
La psychanalyse, qu’elle soit freudienne ou lacanienne, permet également de mettre en cause toute entreprise autobiographique. Si on lit les textes de Freud sur la mémoire, l’art, la littérature, on y trouve sans peine une argumentation contre l’écriture et la connaissance de soi, ne serait-ce que la théorie des « souvenirs-écrans ». Quant à Lacan, il propose cette formule dans ses Écrits en 1966 : « le moi, dès l’origine serait pris dans une ligne de fiction » (Seuil, p. 94). Les livres de Michel Leiris sont nourris de cette réflexion freudienne. Dans L’Âge d’homme, il écrit vouloir « élucider, grâce à cette formulation même, certaine choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé [son] attention quand [il] l’avai[t] expérimentée comme patient » (Folio, p. 14-15). Les autofictions de Doubrovsky sont nourries des théories lacaniennes, et ce dès la définition même qu’il donne du genre sur la quatrième de couverture de Fils en 1977 : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou nouveau. Rencontre, fils des mots, allitérations assonances, dissonances d’écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir ».
On peut se demander si le projet d’Annie Ernaux ne se nourrit pas des arguments critiques portés contre l’autobiographie, qu’elle intègre de façon dialectique à son livre en les dépassant, et en faisant un pas de côté par rapport aux débats traditionnels par un jeu virtuose de décentrement.
3)« La mise en récit » : le récit comme construction d’une identité humaine
L’autobiographie se définit bien comme « mise en récit d’une vie ». Moi je de Claude Roy contient sur la deuxième page de couverture ce rappel : « "Raconte pas ta vie", dit la sagesse populaire ». Il lui donne raison pour le cas de « ceux qui prennent la parole pour se justifier plutôt que pour se tirer au clair », mais il nuance aussitôt : « Mais si ta vie est comme la vie de tous, c’est-à-dire pas tellement facile, ni claire, ni maligne, pas tellement une réussite, somme toute, raconte-la. Ça pourra aider les autres. Et peut-être t’aider toi ». Même si Annie Ernaux présente « la mise en récit » comme ce qu’elle ne veut pas suivre comme direction dans Les Années, elle adopte pourtant l’ordre chronologique et ponctue son livre de scènes de repas qui sont comme des récitssommaires d’une époque. Le récit constitue bien une catégorie majeure de l’écriture autobiographique. Mais comme l’écrit Georges Gusdorf, « l’objectivité plate du temps historique est prise en charge et fécondée par la richesse intime de la durée vécue » (Lignes de vie, t. I, Les Écritures du moi, Odile Jacob, 1991, p. 178).
Le récit constitue une donnée anthropologique, un aspect fondamental de l’expérience humaine, comme le montrent notamment les travaux de Paul Ricœur qui écrit : « Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative » (Temps et récit, 1983, I, p. 17). La fonction du récit dans la structuration de l’identité personnelle est déterminante : « Le récit construit l’identité du narrateur, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 1990, p. 175) Ricœur n’assimile ce travail de reconfiguration narrative à aucun genre déterminé. En cela, il rejoint la position de Georges Gusdorf, qui, au nom du concept global d’ « écritures du moi », n’accorde pas d’importance à la théorie des genres, ni à la problématique de la littérarité : « La conscience de soi s’ouvre des voies afin de parvenir d’une manière ou d’une autre au jour de l’incarnation écrite […]. Les discussions toujours renaissantes sur la distinction entre roman et roman autobiographique n’ont pas grand intérêt, dans la mesure où le romancier s’implique lui-même dans le fonctionnement de son imagination productrice » (Lignes de vie, t. I, p. 239 et 245). Paul Ricœur, quand il montre que le récit « dessine les traits de l’expérience temporelle » (Temps et récit, I) et « construit l’identité du personnage » (Soi-même comme un autre), prête au roman les fonctions de reconfiguration personnelle habituellement reconnues à l’autobiographie.
Mais la notion de récit ne prend pas en compte les formes multiples des écritures de soi, qui n’adoptent pas nécessairement une forme narrative : la correspondance, le journal, l’autoportrait, l’essai semblent échapper au régime narratif, tout en permettant la construction de soi. « Qui dit jour ne dit pas vie (bio-) », souligne Geoges May (L’Autobiographie, PUF, 1979, p. 45). Le journal est une « écriture du jour » où la rétrospection ne porte que sur le temps écoulé depuis la précédente entrée, même si l’on peut y trouver des moments de récapitulation de soi. Selon Michel Beaujour le principe d’organisation de l’autoportrait n’est pas temporel, mais spatial : « Dans la structure du miroir, ce qui domine c’est une topique : elle s’oppose donc globalement à la structure narrative dont relèvent l’historiographie, le roman, la biographie et l’autobiographie » (Miroirs d’encre, Seuil, 1980, p. 31) Dans les Années, Annie Ernaux combine les deux structures en commençant chaque séquence par la description d’une photo (que le lecteur suppose d’elle dans un pacte implicite, et fondé, non sur le nom mais sur l’anonymat), du bébé qu’elle a été à la grand-mère qu’elle est, sa petite-fille dans les bras.
Refusant une vision intimiste des écritures de soi, telle qu’elle a pu la pratiquer auparavant dans Passion simple (1991), dans Se perdre (2001) ou dans L’Usage de la photo (2005), Annie Ernaux développe un autre aspect qui apparaît dans d’autres œuvres, plus sociologiques ou ethnologiques, comme Journal du dehors (1993). Elle écrit dans son journal d’écriture : « Le social et l’historique sont la matière de mon être » (L’Atelier noir, éditions des Busclats, 2011, p. 122). Échappant aux accusations d’égocentrisme et de narcissisme replié et rance, l’écriture de soi serait une autre façon d’explorer le monde, non pas de manière objective et scientifique, mais par le filtre d’une conscience et d’un sujet, aptes à partager leurs expériences avec d’autres sujets et jouant le rôle d’un instrument d’optique irremplaçable.
II. L’écriture de soi comme exploration du monde : « reconstituer un temps commun » pour « rendre la dimension vécue de l’Histoire »
1) L’ « universel-singulier » pour dire le « temps commun »
Montaigne écrivait déjà dans les Essais (III, 2, « Du repentir ») : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », insistant sur l’articulation entre la singularité d’un être et la totalité partagée d’une « condition », ce qui justifie l’écriture des Essais et l’ancre dans l’humanisme de son auteur. Son livre semble donc avoir une autre « fin, que domestique et privée », comme il l’annonce dans son avis « Au Lecteur », où il ajoute : « je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain ». Cette volonté d’atteindre à l’universel en partant de sa propre expérience se retrouve chez Malraux qui écrit de façon plus radicale dans les Antimémoires : « Que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ? » (1976, Gallimard, 1996, p. 6).
Certains autobiographes, héritiers en cela des mémoires historiques, se donnent une exemplarité sociale, et montrent combien leur existence les rend représentatifs d’un mouvement plus général. Chateaubriand détaille la généalogie de sa famille, mais ce n’est pas pour se présenter en continuateur de lignée : il fait de son appartenance aristocratique l’occasion d’une lucidité particulière sur les mutations sociales de son époque. Cette démarche est démocratisée de manière militante par George Sand qui rappelle que « le sang des rois se trouva mêlé dans [ses] veines au sang des pauvres et des petits » et autorise pour tous le culte des ancêtres (Histoire de ma vie, dans Œuvres autobiographiques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 23). Elle apparaît comme une enfant constituée de toutes les fibres de la nation. En rédigeant sa vie, elle ne l’oublie jamais, et veut montrer combien le récit de son expérience déborde sa situation particulière, pour embrasser l’histoire de toute une génération. Ayant fait le récit détaillé de ses premières aspirations littéraires, elle propose une mise au point visant à en faire valoir une forme d’universalité : « Je ne donnerai aucun développement au récit de cette fantaisie de mon cerveau, si je croyais qu’elle n’eût été qu’une bizarrerie personnelle. Car mon lecteur doit remarquer que je me préoccupe beaucoup plus de lui faire repasser et commenter sa propre existence, celle de nous tous, que de l’intéresser à la mienne propre ; mais j’ai lieu de croire que mon histoire intellectuelle est celle de la génération à laquelle j’appartiens, et qu’il n’est aucun de nous qui n’ait fait, dès son jeune âge, un roman ou un poème » (Ibid., p. 808). Elle écrit ailleurs : « Je raconte ici une histoire intime. L’humanité a son histoire intime dans chaque homme » (Ibid., p. 307). Et elle a une vision unifiée de son rapport aux autres : « L’humanité n’est pas différente de moi » (Ibid., p. 465). Il ne s’agit pas d’une humanité abstraite ; prise dans l’histoire, c’est sa génération dont elle se fait porte-parole. Les lecteurs sont convoqués par un appel à l’identification très vigoureux : « Écoutez ; ma vie, c’est la vôtre » (Ibid., p. 27). La perspective est celle d’une autobiographie universelle (voir Damien Zanone, op. cit., p. 71-72). Cette universalité traverse aussi les genres (au sens de gender), comme le montre Béatrice Didier : « Masculin/féminin ? il ne s’agit donc plus exactement d’abolir cette différence, mais d’être tout à la fois homme et femme ; cela ne supprime pas la différence, cela permet, grâce à l’équilibre du "moi", grâce à la création androgyne, d’acquérir des propriétés que la société a tort de vouloir dissocier ; non pas être l’autre, mais être une totalité, et aider l’autre, qu’il soit le correspondant ou le lecteur, à devenir lui aussi cette totalité » (« Masculin/Féminin chez George Sand », dans Les Mémoires, une question de genre ?, Itinéraires. Littérature Textes Cultures, L’Harmattan, 2011-1).
Le projet d’Annie Ernaux et sa réalisation dans Les Années héritent de cette vision démocratique de l’autobiographie et doivent beaucoup à la notion d’ « universelsingulier », qui est une catégorie maîtresse de l’anthropologie dialectique de Sartre. L’universel-singulier totalise l’époque et l’histoire tout en étant totalisé par elle, à la condition que l’on considère l’individu, et que lui-même se considère comme « tout un homme fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui » (dernière phrase des Mots de Sartre, 1964). Le « génie » rousseauiste, dans sa singularité absolue, s’oppose à la démocratie égalitaire de Sartre, dont Annie Ernaux se montre l’héritière. C’est dans L’Idiot de la Famille que Sartre définit cette notion: «c’est qu’un homme n’est jamais un individu ; il vaudrait mieux l’appeler un universel singulier :totalisé, et par là-même, universalisé par son époque, il la retotalise en se reproduisant en elle comme singularité. Universel par l’universalité singulière de l’histoire humaine, singulier par la singularité universalisante de ses projets, il réclame d’être étudié simultanément par les deux bouts.» (Gallimard, 1971, p. 7) Les opérateurs de cette totalisation sont la famille et le milieu social, auxquels Annie Ernaux a consacré pour sa part de nombreux livres, comme La Place, Une Femme ou La Honte. S’inscrivant dans une famille et dans un milieu, elle peut utiliser sa singularité comme vecteur d’une vision universalisante qui permettra à ses lecteurs de se lire au sein même de cette singularité universelle. Cette conception a des conséquences directes sur l’écriture. Alors que Rousseau est à la recherche d’un style aussi singulier et nouveau que son projet, Annie Ernaux recherche dans La Place une « écriture plate ». Elle souhaite rester « d’une certaine façon au-dessous de la littérature » (Une Femme). C’est une façon pour elle de ne pas « trahir » encore davantage, pour reprendre la phrase de Jean Genet qu’elle cite en exergue de La Place : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». Choisir ce type de style, faire le choix stylistique de l’apparente absence de style, dont ses manuscrits témoignent qu’il est le résultat d’une réelle élaboration, c’est aussi une manière de ne pas vouloir mettre d’écran entre sa conscience singulière et celle, universelle, de ses lecteurs.
2) « La mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle »
Grâce aux chansons, aux slogans, aux images déterminantes de telle ou telle époque, le récit mené dans Les Années permet de faire jouer conjointement la mémoire individuelle et la mémoire collective. Le recours à la mémoire collective peut-il pallier les défaillances de la mémoire individuelle, devant lesquelles l’imagination apparaît nécessaire, comme l’analyse Rousseau dans le Livre III des Confessions ? « Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. […] J’écris absolument de mémoire, sans monument, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s’ils venaient d’arriver ; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai encore faire sur des bagatelles, jusqu’au temps où j’ai de moi des renseignements plus sûrs ; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle, comme je tâcherai de l’être en tout : voilà sur quoi l’on peut compter ». (Pléiade, p. 130) Il revient sur les broderies et les omissions qu’il s’est permises en écrivant les Confessions, dans la quatrième Promenade des Rêveries du Promeneur solitaire (Pléiade, p.1035-1036). Comme le rappelle Paul Ricœur dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli il y a une « tradition d’abaissement de la mémoire », traitée depuis les Grecs comme une province de l’imagination ; elle a généralement été considérée par les philosophes comme une source d’illusions, non de connaissance.
L’articulation entre les deux mémoires, individuelle et collective, mise en évidence par Annie Ernaux, est au cœur de la réflexion de Maurice Halbwachs dans La Mémoire collective (1950, rééd. A. Michel, 1997). La mémoire crée selon lui une communauté : « nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements auxquels nous seul avons été mêlé, et d’objets que nous seul avons vus. C’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seul. Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas », écritil dans le chapitre « Mémoire individuelle et mémoire collective » (p. 97). Dans le chapitre suivant, intitulé « Mémoire collective et mémoire historique », il distingue la « mémoire personnelle » de la « mémoire sociale », ou plus exactement : « mémoire autobiographique et mémoire historique » : « La première s’aiderait de la seconde, puisqu’après tout l’histoire de notre vie fait partie de l’histoire en général. Mais la seconde serait, naturellement, bien plus étendue que la première. D’autre part, elle ne nous représenterait le passé que sous une forme résumée et schématique, tandis que la mémoire de notre vie nous en présenterait un tableau bien plus continu et plus dense » (p. 99).
C’est sur cette interdépendance entre les deux types de mémoire que repose l’entreprise d’autobiographie générationnelle de Perec dans Je me souviens. Annie Ernaux y fait référence dans Les Années, livre qui se présente aussi par certains aspects comme une réécriture des Choses. Le modèle souverain des rapports entre le moi et l’Histoire est évidemment fourni par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Il écrit dans une des préfaces : « Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, l’épopée de mon temps ». Certes l’étude de soi que mènent les autobiographes les oblige à considérer leur « moi » dans ses rapports au monde et au temps. Mais cette double inscription, chez Chateaubriand, est l’objet d’un travail des plus ambitieux, l’histoire du monde s’identifiant à celle de sa personne, dans une véritable poétique du temps, comme l’indique cette comparaison : « Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant avec regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue » (Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. II, p. 936). Marc Fumaroli en a fait une des lignes directrices de son essai sur Chateaubriand. Poésie et Terreur (éd. De Fallois, 2003, rééd Gallimard, coll. « Tel », 2006). Cette poétique du temps chez Chateaubriand a pour corollaire un gonflement du « moi », nettement dégonflé dans le pronom « elle » anonyme choisi par Annie Ernaux. L’avant-dernier chapitre des Mémoires d’outre-tombe s’intitule « Récapitulation de ma vie », et le dernier « Résumé des changements arrivés pendant ma vie ». Mais les deux mémoires entrent parfois en concurrence comme au moment de la mort de sa sœur Lucile : « Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m’importaient, au moment où je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l’écroulement des trônes et le changement de la face du monde ? La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme » (Pléiade, t. I, p. 599). Selon Damien Zanone, « dans la conception romantique de l’histoire que Chateaubriand contribue à mettre en place, le héros, le grand homme, c’est celui qui porte haut l’esprit du temps pour en éclairer la société » (op. cit., p. 69, voir aussi, sous la direction de D.
Zanone, Le Moi, l’Histoire 1789-1848, Grenoble, Ellug, 2005). Alors que l’accomplissement pour le « moi » des Confessions de Rousseau, était de parvenir à se rendre « comme transparent aux yeux du lecteur », pour celui des Mémoires d’outretombe, il est de trouver la position pour comprendre et exprimer le temps, où le fixer tout en aimant sa fluidité, cette position dût-elle être la mort. « Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes », écrit-il dans la préface dite testamentaire de 1833. « Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur ; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat et l’Empire, ma vie a été littéraire ; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique » (t. I, p. 1045-1046). Le versant intimiste et douloureux de l’autobiographie telle que la pratique Rousseau a largement inspiré les écrivains. Mais le modèle de Chateaubriand habite les Antimémoires de Malraux, écrivain ministre lui aussi, qui se méfie de la sincérité comme valeur littéraire et se tourne vers le vaste monde : « Lorsque j’écoutais le général de Gaulle, pendant le plus banal déjeuner dans son appartement privé de l’Élysée, je pensais : aujourd’hui, vers 1960… » (p. 17). Il semble que les deux courants se rejoignent de façon originale et neuve dans le projet d’Annie Ernaux qui propose une synthèse inédite et féconde entre la tradition de la confession et de l’introspection et les modèles d’héroïsation de soi fournis par les mémoires historiques. Elle a l’ambition de pouvoir donner une perception intime de l’Histoire et du temps. L’ « autobiographie vide » se remplit d’un nouveau contrat pour le lecteur : c’est l’autobiographie dont vous êtes le héros, interchangeable et irremplaçable en même temps. En cela elle se révèle aussi l’héritière de l’Histoire de ma vie de George Sand qui, selon l’expression de Damien Zanone, a « fait nettement entrer l’autobiographie dans l’âge démocratique » (op. cit., p. 71).
3) L’invention d’une forme pour « retrouver le monde » : le sujet comme instrument d’optique
Loin d’être narcissiques, exhibitionnistes, égoïstes, comme le pensent ses détracteurs, les écritures de soi peuvent présenter une valeur documentaire et épistémologique, qu’elles soient strictement autobiographiques ou qu’elles présentent aussi une dimension romanesque, comme le montre Philippe Gasparini à propos des signes annonciateurs de la décolonisation : « « Le roman autobiographique a pu exercer une fonction maïeutique en libérant une parole contrainte et ainsi favoriser l’apparition d’une nouvelle littérature. L’histoire de la littérature maghrébine d’expression française confirme cette vocation. Ce sont en effet trois romans autobiographiques qui ont ouvert simultanément la voie à l’expression littéraire des peuples colonisés : en Tunisie La Statue de sel d’Albert Memmi (1953), en Algérie le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun (1954) et au Maroc Le Passé simple de Driss Chraïbi (1954). Il est clair que le roman fournissait à ces jeunes gens formés par l’école française un outil puissant pour dire au colonisateur, dans sa propre langue, la réalité de leur culture opprimée. Clair aussi, rétrospectivement, que leur prise de parole préfigurait la prise des armes contre l’occupant ». (Est-il je ?, p. 303). L’espace autobiographique de Marguerite Duras ne se conçoit pas sans un regard particulier porté sur l’Histoire, notamment celle des colonies et du colonialisme, qui n’en constitue pas seulement le cadre. « Moi, c’est tout. Moi, c’est Calcutta, c’est la Mendiante, tout, c’est le Mékong, c’est le poste. Tout Calcutta. Tout le quartier blanc… Toute la colonie. Toute cette poubelle de toutes les colonies, c’est moi. C’est évident. J’en suis née. J’en suis née et j’écris. » (« India Song – La couleur des mots », La Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez autour de huit films, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 68-70). L’injustice du colonialisme et ses répercussions sur la folie de la mère donnent lieu à la reprise dans différents livres d’un même matériau biographique dans Barrage contre le Pacifique, Eden cinéma, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Cette « dispersion des lieux », qui est un des traits définitoire de l’autoportrait selon Michel Beaujour, serait à mettre en rapport avec la définition en creux de l’écriture de soi dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne » (voir Sylvie Loignon, Marguerite Duras, L’Harmattan, 2003, p. 36).
Certains romans autobiographiques peuvent servir de point d’appui aux historiens, comme celui de Jules Vallès qui propose dans L’Insurgé une vision de la Commune comme Histoire dans sa « dimension vécue ». Dans Le Siècle des nuages (2010), Philippe Forest, s’attachant à l’histoire de son père, pilote de ligne, écrit une épopée intime de l’aviation, en combinant des genres apparemment contradictoires, et dans une écriture extrêmement documentée, à la fois techniquement, historiquement et littérairement. Mona Ozouf se livre dans Composition française (2009) à un exercice développé d’egohistoire où elle enracine son histoire individuelle et intime (notamment la mort de son père et ses origines bretonnes) dans l’histoire de France dont elle est par ailleurs une des meilleures spécialistes. Son récit se présente autant comme une autobiographie que comme une réflexion sur l’histoire de la nation française et des heurts de son unification, territoriale et linguistique. Aux confins de l’histoire et de la littérature, réunies par le titre qui renvoie à une des plus grandes institutions républicaines, ce livre peut être mis au cœur de chacune des disciplines par ses spécialistes. Pour écrire La Classe de rhéto (2012), Antoine Compagnon a consacré son séminaire au Collège de France à l’année 1966, pour ne pas couper le récit de son expérience des savoirs divers et positifs, objectifs sur la période qu’il a choisie pour ce récit autobiographique. L’opposition entre le romancier, amené à se documenter et à constituer des dossiers et des savoirs inédits sur le monde, et l’autobiographe pris au piège de la contemplation infiniment creuse de luimême, s’efface au profit d’une vision des écritures de soi situées entre document et monument, et absorbant dans leur écriture des savoirs et une visée épistémologique.
Quel livre d’histoire peut remplacer Si c’est un homme (1947, traduction française en 1987) de Primo Levi ou encore L’Écriture ou la vie (1994) de Jorge Semprun ? La littérature des camps est en effet essentielle, car elle constitue un témoignage irremplaçable de ce qui, dans l’esprit des bourreaux, ne devait laisser aucun témoin. Il s’agit bien d’inventer un langage pour dire ce qui ne peut pas tenir dans les mots. Selon Jacques et Éliane Lecarme, le seul discours véridique tenu sur l’épidémie du SIDA l’a été par des écrivains, et notamment Hervé Guibert, qui semble renoncer à la fiction au moment où il donne « roman » comme sous-titre à ses livres sur le sujet : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et L’Homme au chapeau rouge (1992). L’évocation de son cancer du sein par Annie Ernaux dans L’Usage de la photo permet au lecteur une approche de cette maladie, « intus et in cute », comme l’écrit Rousseau en exergue des Confessions : intérieurement et sous la peau, il y a une vérité intime de la maladie, une vérité vécue. La Bâtarde (1964) et La Folie en tête (1970) de Violette Leduc donnent accès à une vision poétique et chaotique de l’homosexualité féminine qu’aucun traité sur la question ne pourrait égaler. Et elle fait accéder le lecteur à la constitution in vivo du délire dans un sujet, dont la psychanalyse ne saurait rendre compte de la même manière. C’est également de l’intérieur que Grégoire Bouillier écrit la folie et la psychose dans Rapport sur moi (2002), en refusant malgré le titre de se traiter comme un « cas », et sans utiliser les catégories et analyses freudiennes et lacaniennes pourtant nombreuses sur le sujet, sans même écrire le mot. Cet état délirant, dans la mise en forme qu’en donne le récit, fournit un prisme pour regarder et comprendre le monde, et s’articule, non sans humour à la créativité littéraire et à ses paradoxes. Charles Juliet propose dans L’Année de l’éveil une vision poignante de ses années comme enfant de troupe, et « la rigueur et le dépouillement pour ainsi dire jansénistes » (Jacques et Éliane Lecarme) de sa prose dans Lambeaux disent l’indicible de la souffrance.
En définissant son projet d’écriture par ce qu’il ne sera pas, pour mettre en évidence son rapport intime à l’Histoire, qu’elle semble choisir contre la psychanalyse comme principe explicatif, et en choisissant la lecture engagée du monde et dans le monde, Annie Ernaux se rapproche de bien des autobiographes qui, dans un geste inaugural et métatextuel, se situent hors des modèles et des traditions de récits de soi ou d’autoportraits. Mais sa réflexion survient à la fin du livre, une fois le projet réalisé, comme une validation. Écrit à la frontière du moi et du monde, de l’intime et de l’Histoire, ce livre n’est pas repli solipsiste et narcissique sur le sujet exceptionnel, mais jubilation d’avoir trouvé la forme qui le situe dans une collectivité des perceptions individuelles : « Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante – que ne lui donne pas l’image, seule, du souvenir personnel -, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l’autoroute, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain » (Les Années, p. 238-239). L’écriture de soi se trouve alors définie comme écriture aux frontières : des genres littéraires, des personnes, et des champs disciplinaires du savoir comme des formes esthétiques.
III. L’écriture de soi comme écriture aux frontières
1) Frontières des genres : autobiographie, Mémoires, roman
La définition de la poétique des Années semble remettre en question la distinction entre sphère privée et sphère publique, au cœur de la différence établie entre les Mémoires et l’autobiographie, comme le montrent notamment les actes du colloque Moi public et moi privé dans les mémoires et les écrits autobiographiques du XVIIe siècle à nos jours (dir. Rolf Wintermeyer et Corinne Bouillot, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2008). Les mémoires militaires et politiques naissent dans les rangs de la noblesse aux XVIe siècle (Commynes, Agrippa d’Aubigné, Monluc) et XVIIe siècle (Bassompierre, La Rochefoucauld, Retz). Pour les nobles mémorialistes, le nom d’auteur est infamant. Ils veulent faire valoir leurs actions au service du roi, et rappeler éventuellement qu’ils n’en ont pas été récompensés. Ils se défient des historiens de profession et se font les historiens d’eux-mêmes. Le cardinal de Retz écrit ainsi : « Qui peut donc écrire la vérité que ceux qui l’ont sentie ? » (Mémoires, Gallimard, Folio Classiques, p. 91) Pour être mémorialiste, il faut pouvoir justifier d’un certain capital social, politique ou culturel qui justifie une telle prise de parole publique, comme l’ont montré les travaux de Jean-Louis Jeannelle (« L’acheminement vers le réel. Pour une étude des genres factuels : le cas des Mémoires », Poétique, n° 139, septembre 2004).
C’est l’opposition avec les Mémoires qui a justifié la création du mot « autobiographie », d’abord en Angleterre sous la forme « autobiography » en 1809. Car les Mémoires, contrairement à l’autobiographie, ne s’intéressent pas à la vie individuelle de l’auteur et ne proposent pas l’histoire de sa personnalité. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, à l’article « Autobiographie », dans le tome I paru en 1866, précise ainsi : « Pendant longtemps, en Angleterre comme en France, les récits et souvenirs laissés sur leur propre vie par les hommes marquants de la politique, de la littérature ou des arts, prirent le nom de mémoires. Mais à la longue, on adopta de l’autre côté du détroit l’usage de donner le nom d’autobiographie à ceux de ces mémoires qui se rapportent beaucoup plus aux hommes qu’aux événements auxquels ceux-ci ont été mêlés. L’autobiographie entre assurément pour beaucoup dans la composition des mémoires ; mais souvent dans ces sortes d’ouvrages, la part faite aux événements contemporains, à l’histoire même, étant beaucoup plus considérable que la place accordée à la personnalité de l’auteur, le titre de mémoires leur convient mieux que celui d’autobiographie ». Selon Philippe Lejeune, il s’agit moins d’une question de « proportion entre les matières intimes et les matières historiques » que de projet fondamental. Il faut voir « laquelle des deux parties est subordonnée à l’autre, si l’auteur a voulu écrire l’histoire de sa personne ou celle de son époque » (L’Autobiographie en France, A. Colin, 1971, rééd. 1998, p. 11). En inscrivant « l’existence dans une forme nouvelle d’autobiographie, impersonnelle et collective » (Quatrième de couverture des Années), Annie Ernaux articule de manière indissociable et essentielle au projet ce que la théorie et la pratique des genres séparent clairement. Dans « Vers un je transpersonnel », sa contribution au colloque Autofictions et Cie (sous la direction de S. Doubrovsky, J. Lecarme et P. Lejeune, Université Paris 10, 1993), elle prend position théoriquement : « je récuse l’appartenance à un genre précis, roman et même autobiographie. Autofiction ne me convient pas non plus. Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de "l’autre" qu’une parole de "moi" : une forme transpersonnelle, en somme. » Cette forme de théorisation et sa difficulté à se situer dans un genre peuvent s’éclairer avec cette formule malicieuse de Paul Valéry : « Il n’est pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie » (Œuvres, Pléiade, t. I, p. 1320). Elle rejoint la réflexion de Georges Gusdorf : « En fin de compte, l’opposition entre mémoires et autobiographies demeure sans valeur lorsqu’il s’agit d’une grande œuvre, dont l’unité s’affirme en vertu d’une autonomie qu’il serait absurde de mettre en question à propos de tel ou tel détail. Tout au plus peut-on faire valoir que l’un des deux genres met l’accent sur la vie privée du sujet de l’histoire, tandis que l’autre concerne sa vie publique, ses engagements dans les grands intérêts du monde. L’autobiographie proprement dite serait plutôt égocentrique, les mémoires cosmocentriques ou sociocentriques, toutes les formes intermédiaires pouvant se présenter entre les deux attitudes extrêmes ». (Lignes de vie, t. 1, p. 266). On pourrait proposer pour le projet d’Annie Ernaux la formule d’ « autobiographie sociocentrique », assumant les contradictions inhérentes à ce genre, et les dépassant par le travail de l’écriture et l’invention d’une forme. La Révolution française entraîne une articulation différente entre la vie privée et la vie publique dans les Mémoires (voir La Médiatisation de la vie privée, XVe-XXe siècle, dir. Agnès Walch, Arras, 2012). Les mémorialistes consacrent du temps à évoquer leur enfance, comme le marquis de la Maisonfort, qui se situe ensuite dans le cadre de ses activités publiques pendant son émigration (voir Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Itinéraires. Littérature Textes Cultures, L’Harmattan, 20094). Les Mémoires de Mme Roland se présentent en deux parties : un ensemble de textes comprenant des « notices historiques » et où l’accent est mis sur sa vie politique pendant la Révolution, et ses « Mémoires particuliers ». L’écriture a permis aux femmes mémorialistes des Lumières d’accéder à un espace intime et d’exprimer un désir d’émancipation, comme le montre très bien l’anthologie publiée par Catriona Seth, La Fabrique de l’intime. Mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle (Laffont, coll. « Bouquins », 2013)
Les Mémoires entretiennent des relations complexes avec le roman, comme l’a montré Marc Fumaroli, dans « Les Mémoires du XVIIe siècle au carrefour des genres » (XVIIe siècle, n° 94-95, 1971). C’est également une réflexion menée par Marie-Thérèse Hipp dans son livre Mythes et Réalités : enquête sur le roman et les Mémoires (1660-1700) (Klincksieck, 1976). Madame de Lafayette a toujours démenti être l’auteur de La Princesse de Clèves et elle juge que le livre n’est pas un roman mais des Mémoires. Les mémorialistes sont souvent tentés par le « romancement », mot que Henri Rossi emploie à propos notamment de la comtesse de Boigne dans Les Mémoires aristocratiques féminins. 1789-1848 (Champion, 1998, p. 147). Dans ses Mémoires, l’écrivain girondin Louvet de Couvray est fidèle au modèle du roman picaresque et affectionne les grandes scènes pathétiques à la mode dans le roman sensible. Le roman pour sa part peut permettre d’accéder à ce que Philippe Lejeune a appelé à propos de Perec une « mémoire oblique » (La Mémoire et l’Oblique, POL, 1991). Doit-on parler de roman autobiographique ou d’autofiction ? Comme l’écrit Philippe Vilain : « La surthéorisation dont l’autofiction est l’objet joue en défaveur de sa compréhension théorique » (L’Autofiction en théorie, éditions de la Transparence, 2008, p. 16) Philippe Gasparini relève comme dixième et dernier critère du genre « une stratégie d’emprise du lecteur » (Autofiction. Une aventure du langage, Seuil, 2008, p. 209). Un autre critère est que l’écriture viserait la « verbalisation immédiate » (Ibid.), comme le confirme une définition synthétique : « Texte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de disparate et d’autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience » (p. 311). Si le livre d’Annie Ernaux ne semble pas correspondre à ces critères, notamment parce qu’elle ne cherche pas d’ « emprise » sur son lecteur, et que son écriture dans Les Années ne vise pas à figurer l’oralité (ce qui serait plus vrai de ses premiers romans autobiographiques comme Les Armoires vides publié en 1974), cette définition n’est pas mieux adaptée à W ou le souvenir d’enfance (1975) de Perec, qui articule pourtant l’autobiographie, la fiction et l’Histoire « avec sa grande hache » dans un travail de montage qui permet de se dire en creux, dans les interstices entre la fiction de l’île W et la difficulté à avoir des souvenirs. Au chapitre 8, dans un effet tragique, un texte de quelques pages consacré à la vie de ses parents est accompagné de 32 notes plus longues que le texte, qui le rectifient, le complètent, et éloignent finalement encore plus les images qu’il cherche à sauver de l’oubli, comme si le travail de la fiction était aussi à l’œuvre dans les chapitres consacrées à l’enfance vécue.
2) Frontières des personnes : porosité des pronoms
Ces distinctions complexes entre les genres pensés et pratiqués ensemble de manière complexe par Annie Ernaux rejoignent évidemment des questions d’énonciation et ce qu’on pourrait appeler la porosité des pronoms, même si la première personne semble être de rigueur et arrêter tout questionnement au seuil même de l’enquête. « Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous », écrit Rousseau dans Rousseau juge de Jean-Jacques, phrase qui constitue l’exergue de Journal du dehors d’Annie Ernaux où le titre lui-même semble impliquer une coïncidence de la première (intériorité du journal) et de la troisième personne (extériorité du dehors).
Malgré son hégémonie, la première personne peut laisser la place à d’autres dispositifs énonciatifs, comme celui du dialogue mis en place par Nathalie Sarraute dans Enfance (1981) et qui fait intervenir la deuxième personne du singulier. Cette fiction du dialogue représente le travail de l’écrivain et montre une autobiographie en train de se faire (c’était déjà le projet de Stendhal), et permet « d’installer d’emblée le récit dans l’oral » (Philippe Lejeune, « Peut-on innover en autobiographie, article cité, p. 88). Cette construction fait sa place à la « sous-conversation » et à l’écoute de la parole, portée par le « tu », telle que Sarraute la pratiquait dans ses fictions. Ou comment passer de l’hostilité à un genre et à l’idéologie du sujet qui le fonde, à sa pratique novatrice qui en mène la critique interne, tout comme Sartre, par le récit ironique, critiquait la forme du récit d’enfance et la figure de l’écrivain bourgeois. On peut aussi penser à l’impossibilité de dire « je » dans Compagnie (1985) de Samuel Beckett, et au récit mené à la deuxième personne, troué : « Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer. […]. Seule peut se vérifier une infime partie de ce qui se dit. Comme par exemple lorsqu’il entend. Tu es sur le dos dans le noir. Là il ne peut qu’admettre ce qui se dit. Mais de loin la majeure partie de ce qui se dit ne peut se vérifier. Comme par exemple lorsqu’il entend, Tu vis le jour tel et tel jour. […] L’emploi de la deuxième personne est le fait de la voix. Celui de la troisième celui de l’autre. Si lui pouvait parler à qui et de qui parle la voix il y aurait une première. Mais il ne le peut pas. Il ne le fera pas. Tu ne le peux pas. Tu ne le feras pas » (éditions de Minuit, p. 7-9).
La première personne semble ainsi se dissocier, comme le note Paul Valéry dans ses Cahiers : « Le moi se dit moi ou toi ou il. Il y a les 3 personnes en moi. La Trinité. Celle qui tutoie le moi ; celle qui le traite de Lui. » (Cahiers, Pléiade, 1973, t. I, p. 440). Quand Philippe Lejeune aborde la question de « l’autobiographie à la troisième personne » (Je est un autre, Seuil, 1980, p. 32-59), il montre qu’il s’agit de « cas-limites révélateurs » qui mettent en évidence ce qui est d’ordinaire implicite dans l’usage des « personnes ». La troisième personne a certes « été utilisée jadis dans des mémoires historiques comme ceux de César, dans des autobiographies religieuses (ou l’auteur se nommait "le serviteur de Dieu"), ou dans des mémoires aristocratiques du XVIIe siècle, comme ceux du président de Thou ». Mais elle est beaucoup plus rare, acrobatique et novatrice dans l’autobiographie moderne : « Il y a très peu d’autobiographies modernes écrites entièrement à la troisième personne. On ne peut guère citer que celle de Henry Adams, ou le récit de Norman Mailer, Les Armées de la nuit (1968). Dans le domaine français, il n’existe pas, semble-t-il, de tentative équivalente. La troisième personne est presque toujours employée de manière contrastive et locale, dans des textes qui utilisent aussi la première personne. Ce contraste assure à la figure son efficacité ». Annie Ernaux est sans doute l’héritière de Roland Barthes par Roland Barthes (1975) qui élude les embarras de l’identité en alternant la première et la troisième personne, et introduit les doutes sur le genre, et la tentation de la fiction de soi quand il ouvre le texte par la formule appelée à devenir fameuse : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ». Les Années seraient une sorte de réécriture des Mythologies de Barthes dans un projet autobiographique, et le décryptage du social et de l’historique dans l’intime, tel qu’il le pratique déjà, comme à l’entrée « Migraines » « J’ai pris l’habitude de dire migraines pour maux de tête (peut-être parce que le mot est beau). Ce mot impropre […] est un mot socialement juste : attribut mythologique de la femme bourgeoise et de l’homme de lettres, la migraine est un fait de classe : voit-on le prolétaire ou le petit commerçant avoir des migraines. La division sociale passe par mon corps. Mon corps luimême est social » (Seuil, coll. « Écrivains de toujours », p. 128)
Le « je transpersonnel » que recherchait Annie Ernaux en 1993 semble avoir essaimé en différents pronoms, comme « elle », « on », « nous », qui figure même dans la citation de José Ortega y Gasset placée en exergue des Années : « Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous ». L’entreprise littéraire aurait alors pour but de redonner à chacun prise sur cette histoire commune et singulière, sur ce temps « qui a glissé » pour en sauver ce qui peut l’être grâce à la conjonction de la mémoire individuelle et de la mémoire collective : « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », comme l’indique avec une impersonnalité lyrique la dernière phrase du livre. Dans ce sens, cette autobiographie à la troisième personne, entre autres, répondrait à la définition de l’autofiction proposée par Philippe Vilain (« Fiction homonymique ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou d’une partie de celle-ci », p. 74 de L’Autofiction en théorie, 2009), mais surtout à la glose qu’il en propose juste après : « Cette nouvelle définition ferait de ce je non nommé, rendu à une bâtardise toute nominale, une figure consentante de l’altérité, à la fois représentation de "l’humaine condition" (Montaigne) et "forme la plus fidèle de l’anonymat", chère à Barthes, auxquelles chacun, homme ou femme, pourrait indifféremment s’identifier. Il s’agit en quelque sorte de priver le je de lui-même, de l’autruifier pour reprendre la belle formule de Fernando Pessoa, de l’orienter vers une esthétique moins intimiste qu’extimiste, une poétique de la distanciation, de manière à ce qu’il advienne à la fois, dans l’exercice de sa transparence et de son extensibilité, celui de personne et de tout le monde. C’est sans doute dans un rapport non plus solipsiste, mais dialogique, que le je, tout offert à une pensée du dehors, s’intérioriserait pour mieux s’extérioriser ».
3) Frontières des disciplines et des arts
L’écriture de soi se situe également à la frontière des sciences humaines et des formes esthétiques. On sait qu’il existe des autobiographies en poésie comme Chêne et chien (1937) de Raymond Queneau ou Quelque chose noir (1986) de Jacques Roubaud par exemple. L’autobiographie a même sa place sur scène, comme dans le théâtre de Philippe Caubère, de Jean-Luc Lagarce de Jean-Claude Grumberg ou d’Olivier Py, ou encore dans Le Drame de la vie (1793) de Rétif de La Bretonne. Sylvain Ledda a analysé « les diffractions du moi romantique » dans le théâtre de Musset (voir « L’autobiographie hors de soi : théâtre et épistolaire », dans Le Propre de l’écriture de soi, dir. Françoise Simonet-Tenant, Téraèdre, 2007) Mais l’autobiographie trouve sa place aussi dans la bande dessinée, avec Maus. Un survivant raconte (1987) d’Art Spiegelman, qui utilise des souris assez éloignées de Mickey Mouse pour raconter la Shoah, dont son père est un rescapé, et pour figurer ses difficultés de communication avec un père si désespéré. On peut penser aussi à Persépolis (2007) de Marjane Satrapi, bande dessinée autobiographique adaptée au cinéma avec la collaboration de son auteur, et où se mêlent histoire intime et familiale et Histoire de l’Iran avec ses drames et ses difficultés. L’autobiographie et les espaces autobiographiques de l’autofiction ont aussi une place non négligeable au cinéma, comme dans Les Plages d’Agnès (2008) d’Agnès Varda, Les Garçons et Guillaume, à table ! (2013) de Guillaume Gallienne, qui fut d’abord une pièce de théâtre, J’ai tué ma mère (2009) de Xavier Dolan… Dans un article intitulé « Identité, sexualité et image numérique : Ma vraie vie à Rouen d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau », Jean-Louis Jeannelle émet l’hypothèse d’un lien étroit entre documentaire autobiographique (ce qu’il appelle les « egofilms ») et homosexualité masculine (L’Autobiographie entre autres. Écrire la vie aujourd’hui, dir. Fabien Arribert-Narce et Alain Ausoni, Peter Lang, 2013, p. 144).
L’écriture de soi joue un rôle majeur dans les sciences humaines. Le lien avec la psychanalyse est évident, et est à mettre en rapport avec le soupçon qui pèse sur tout discours sur soi. Le récit d’enfance peut toujours être suspecté d’être un « roman familial », grande catégorie du freudisme. Serge Tisseron, a proposé une lecture psychanalytique de La Honte d’Annie Ernaux, dans La Honte. Psychanalyse d’un lien social (Dunod, 1992). Les livres de Doubrovsky seraient impensables sans la réflexion lacanienne sur le langage. L’autobiographie est également liée à la sociologie, même si Pierre Bourdieu se méfiait de ce qu’il considérait comme « l’illusion biographique » (Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1996, n° 62-63). Esquisse pour une autoanalyse (2004) commence par cet avertissement : « Ceci n’est pas une autobiographie ». Le récit de vie constitue un matériau premier pour le sociologue, à partir duquel il peut mettre en évidence La Misère du monde (Bourdieu, 1993). L’individu n’est jamais assez autonome pour être séparé du tissu social. Les cadres de la mémoire sont sociaux comme l’a montré le livre fondateur de Maurice Halbwachs en 1925. Annie Ernaux revendique pour son travail d’écriture une démarche parfois plus sociologique que littéraire (des « ethnotextes », des « auto-socio-biographies », un projet qui se situe « quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire »). Elle a publié un article, dans Le Nouvel Observateur, sur Retour à Reims, le récit autobiographique publié en 2009 par Didier Éribon, issu d’un milieu ouvrier, dont il analyse « l’habitus » à cette occasion. C’est à ce dernier qu’Édouard Louis a dédié En finir avec Eddy Bellegueule (2014), qui est aussi le récit d’un transfuge social et l’analyse d’un milieu, d’un territoire, de ses codes et de ses fonctionnements, notamment langagiers. Le récit de vie a aussi une importance fondamentale pour les sciences de l’éducation (voir la synthèse proposée par Christine Delory-Momberger, « Les histoires de vie au croisement des sciences humaines et sociales » et « Histoire de vie, processus de formation et théorie de l’apprentissage », dans Le Propre de l’écriture de soi, troisième partie, « Regards sur les histoires de vie »). Les écritures de soi sont articulées de façon apparente ou plus secrète à l’Histoire. L’Événement (1997) d’Annie Ernaux associe le plus intime (le récit d’un avortement clandestin) au plus historique : l’histoire des femmes et de leurs luttes, c’est la chair même de l’Histoire. Le Feu de Henri Barbusse, roman autobiographique sous-titré « journal d’une escouade », dénonce la guerre de 1914 et ses horreurs. On peut aussi penser à l’œuvre de Claude Simon, qui articule le récit de soi à l’Histoire d’une façon complexe et fascinante, notamment dans Les Géorgiques (1981), mais aussi dans L’Acacia (1989) (voir Mireille Calle-Gruber, « Comment écrire la vie d’une écriture qui procède "à base de vécu" : des perspectives ouvertes par Claude Simon », dans L’Autobiographie entre autres, p. 169-184). Le « je » peut même devenir un support d’enquête historique, et être revendiqué comme sujet de la recherche en sciences humaines. C’est ce qu’indique la démarche d’Ivan Jablonka dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012) qui raconte la vie et la mort de Matès et Idesa Jablonka, ses grands-parents paternels, venus de Pologne où ils étaient engagés au Parti communiste en France, où le régime de Vichy les déportera à Auschwitz. Il s’agit d’un livre entre le récit et l’essai, l’histoire, la mémoire et l’autobiographie, qui a servi d’inédit pour le dossier d’Habilitation à diriger des recherches présenté par son auteur, à qui le jury a suggéré qu’il aurait pu utiliser ses rêves comme matière de sa réflexion et de son enquête, en plus des fonds d’archives et des témoignages. La première personne, dans sa dimension intime et subjective, semble donc trouver sa place dans la recherche en sciences humaines, même si le « nous » de modestie reste de rigueur dans l’exercice de la composition française…
Conclusion
Finalement la vision ambitieuse de l’autobiographie proposée par Annie Ernaux est politique et rejoint les analyses de Jacques Rancière sur l’écriture de l’histoire, notamment dans Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir : « Une histoire, au sens ordinaire, c’est une série d’événements qui arrivent à des sujets généralement désignés par des noms propres. Or la révolution de la science historique a justement voulu révoquer le primat des événements et des noms propres au profit des longues durées et de la vie des anonymes. C’est ainsi qu’elle a revendiqué en même temps son appartenance à l’âge de la science et à celui de la démocratie » (Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992, p. 78). La littérature devient ainsi une sorte d’autre nom de l’histoire, ou du moins une discipline indispensable à son écriture, à sa compréhension et à sa transmission. Jacques Rancière évoque « cette rationalité nouvelle du banal et de l’obscur » qu’il oppose aux « grands agencements aristotéliciens » et qui devient « la nouvelle rationalité de l’histoire de la vie matérielle opposée aux histoires des grands faits et des grands personnages » (Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 58-59). Pierre Rosanvallon est l’héritier d’un tel souci et d’une telle démarche, avec sa collection « Raconter la vie » des éditions du Seuil et sur internet, où il veut « créer l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays ». Il s’agit donc d’un projet de refondation de la démocratie qui contient bien des points communs avec celui d’ « autobiographie impersonnelle et collective » mené à bien par Annie Ernaux dans Les Années. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait publié son dernier livre, Regarde les lumières mon amour dans cette collection. Elle y tient le journal de ses visites à l’hypermarché Auchan de Cergy, avec un regard et une conscience politiques, comme pour mettre en lumière un point aveugle : « Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les "experts", tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui » (p. 12). Le politique serait-il un principe de légitimation des écritures de soi, toujours en quête de littérarité et de légitimité esthétique, dans le cadre strict des études littéraires, mais accueillies dans les sciences humaines avec grand intérêt ? Le lecteur y trouve une cartographie inédite du monde, une problématisation infinie des questions de l’identité et de ses embarras, si bien qu’on pourrait proposer comme critère de leur valeur, leur caractère incitatif pour lui à écrire sa vie à son tour. C’est ce que Philippe Lejeune appelle être « embrayé » dans la lecture d’une autobiographie, où l’auteur « impose de penser à l’hypothèse d’une réciprocité : seriez-vous prêt à faire la même chose ? » (Signes de vie. Le pacte autobiographique 2, Seuil, 2005, p. 16) L’écriture de soi, bien mieux que le repli narcissique qu’on lui a souvent reproché, inviterait donc à un partage du temps et du sens.