RAPPORTS D’ÉCRIT
COMPOSITION FRANÇAISE
Rapport présenté par Mathilde Cortey-Lemaire
S’appuyant sur une remarque de Paul Valéry, Pierre Bayard, dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? déclare :
« Valéry incite à penser en termes de bibliothèque collective et non de livre seul. Pour un vrai lecteur, soucieux de réfléchir à la littérature, ce n’est pas tel livre qui compte mais l’ensemble de tous les autres, et prêter une attention exclusive à un seul risque de faire perdre de vue cet ensemble et ce qui, en tout livre, participe à une organisation plus vaste qui permet de le comprendre en profondeur.
Mais Valéry nous permet aussi d’aller plus loin en nous invitant à adopter cette même attitude devant chaque livre et à en prendre une vue générale, laquelle a partie liée avec la vue sur l’ensemble des livres. »
Pierre Bayard, dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? éditions de Minuit, 2007, p.42.
Vous analyserez et discuterez ces propos en vous appuyant sur des exemples variés et précis.
Analyse et enjeux de la citation
Pierre Bayard, né en 1954, est professeur de littérature française à l'Université de Paris VIII et psychanalyste. Il n’a de cesse de rappeler que ses textes ne sont pas à prendre à son compte, mais au compte d’un « narrateur paranoïaque »[1]. Il ne faut donc pas tomber dans le piège de les lire au premier degré. L'humour, le décalage de ton, le canular ou le paradoxe (titre de la collection chez Minuit dans laquelle il a publié presque tous ses livres) sont à prendre, selon l’auteur, comme un préalable à toute réflexion littéraire approfondie.
Ce critique n'hésite pas à donner une dimension de fiction théorique ou du moins « d’interventionnisme critique » à ses ouvrages, qui inventent une sorte de genre intermédiaire entre fiction et théorie. Il s’agit en effet constamment de réfléchir au rôle du lecteur dans l'œuvre et de proposer une stratégie interprétative productive, comme dans Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000), où le narrateur de Bayard se propose, avec humour, de réécrire certaines œuvres ou certains passages, dont il analyse les « ratages », de Ronsard, Corneille, Molière, Voltaire, entre autres…
Mais, de même que Bayard ne cherche pas à supprimer les digressions chez Proust (Le Hors-sujet. Proust et la digression, Minuit, 1996), de même il ne milite pas plus pour la nonlecture (ce qui serait un comble de proposer un tel sujet pour le Capes de Lettres !). Comment parler des livres que l'on n'a pas lus constitue bien un éloge de la lecture, de la bibliothèque et des « grandes œuvres » !
Le contexte de la citation : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?
L’épigraphe inaugurale donne immédiatement le ton humoristique de cet essai et invite par là même à la prudence : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer »(Oscar Wilde) !
Ceci n’est bien sûr pas à prendre au sens propre par … les candidats sérieux préparant le Capes : il ne s’agit pas, répétons-le, d’un manuel permettant de briller sans peine dans les dîners mondains voire dans les concours. Il ne s’agit pas non plus d’inviter les lecteurs, les critiques, les chercheurs et les enseignants futurs ou actuels à porter des jugements à l’emporte-pièce sur des œuvres qu’ils n’auraient pas lues, ou qu’ils auraient oubliées ou dont ils auraient simplement entendu parler. (Quoique la carrière d’un enseignant auquel prépare ce concours le mette parfois, comme le rappelle avec humour Bayard, aux prises avec cette situation périlleuse pour lui-même ou pour ses élèves!)
En effet, cet ouvrage est avant tout un éloge de la lecture, même s’il s’intéresse au tabou ou à la culpabilité de la non-lecture et s’il remet en cause, sur le mode humoristique, la sacralisation de textes canoniques qu’il faut avoir lus, l’interdiction de lire vite ou de parcourir une oeuvre, la nécessité implicite d’avoir lu un livre pour en parler intelligemment.
Dans la première partie (Des manières de ne pas lire (La non-lecture )), sont analysées les différentes pratiques de lectures entre le lire et le non-lire et le fait que la lecture avec ses failles, avec ses manques, et avec ses approximations relève de la discontinuité. Puis la deuxième s’intéresse aux Situations de discours. Quand doit-on parler des livres que l’on n’a pas lus ? ( dans la vie mondaine, face à un professeur, devant l’écrivain, avec l’être aimé). Et enfin, et c’est sans doute la partie la plus controversée, sont exposées Des conduites à tenir (Conseils pour tirer partie de ses non-lectures et réfléchir à l’activité de la lecture). Soit : ne pas avoir honte, imposer ses idées, inventer les livres au lieu de proposer une interprétation herméneutique trop fermée, en laissant l’inconscient s’exprimer en nous, et parler de soi. Il s’agit d’apprendre à se connaître pour devenir à son tour écrivain ou tout du moins créatif.
Revenons sur la première partie de cet ouvrage, dans laquelle se trouve la citation à analyser. La non-lecture ne peut être le fait que d’un lecteur assidu et passionné!
Tout lecteur est confronté avec « Les livres qu’[il] ne connaît pas », car l’« infini des lectures possibles », (p. 23) fait qu’on ne peut pas tout lire. Bayard recommande alors une vue d’ensemble. Il faut savoir situer un livre par rapport à un autre. Cette attitude active et sage permet de se faire une opinion avec les indices extérieurs (titre, auteur), de rester dans les marges, de se faire une représentation par sa culture, de s’approprier le livre sans l’avoir nécessairement « lu » ou en l’ayant « parcouru ». La « Bibliothèque collective » dont parle Bayard, est donc un ensemble, « celui de tous les livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné » (p. 28).
Un lecteur averti et lucide, du fait de cette bibliothèque collective, n’appréhende donc jamais un texte ex nihilo, car on lit toujours des « livres dont on a entendu parler ». Or, « les livres dont nous parlons n’ont que peu de choses à voir avec les livres « réels »… et ne sont que des « livres-écrans », (p. 52)« des objets reconstruits, dont le modèle lointain est enfoui derrière notre langage et celui des autres », (p. 54)
Pire encore : les livres dont nous parlons sontaussi, souvent, des « livres oubliés ». Le temps et notre mémoire les trahissent.
Nous nous constituons donc une « bibliothèque intérieure », « cet ensemble de livres – sous-ensemble de la bibliothèque collective que nous habitons tous – sur lequel toute personnalité se construit et qui organise ensuite son rapport au texte et aux autres. Une bibliothèque où figurent certes quelques titres précis, mais qui est surtout constituée, comme celle de Montaigne, de fragments de livres oubliés et de livres imaginaires à travers lesquels nous appréhendons le monde » (p. 74). Un ensemble de représentations mythiques, collectives et individuelles, le « livre intérieur[2], s’interpose donc entre le lecteur et tout nouvel écrit, en façonne la lecture à son insu. Largement inconscient, ce livre imaginaire fait fonction de filtre et détermine la réception des nouveaux textes en décidant quels éléments en seront retenus et comment ils seront interprétés » (p. 81). Ce livre intérieur aide à créer le livre-écran.
Enfin, lorsque nous échangeons sur les livres nous fondons une Bibliothèque virtuelle « espace oral ou écrit, de discussion des livres avec les autres. Elle est une partie mouvante de la bibliothèque collective de chaque culture et se situe au point de rencontre des bibliothèques intérieures de chaque participant à la discussion », (p. 116), sorte d’espace de jeu qui admet que l’on parle de livres « non-lus », mais sans lever l’ambiguïté sur « les ignorances individuelles et la fragmentation de la culture », (p. 117). Les livres dont il est question lors de ces échanges sont donc bien des livres-fantômes, (p. 143).
A partir d’une bibliothèque collective, chacun se forge donc sa bibliothèque intérieure, constituée à la fois de livres intérieurs (ce que j’attends des livres avant de les lire), et de livres-écrans (ce que je fais des livres après les avoir lus, afin d’en parler), qui, lors d’échanges avec d’autres lecteurs ou non-lecteurs deviendront des livres-fantômes, appartenant à la bibliothèque virtuelle.
Analyse de la citation et problématisation
Voyons maintenant de plus près l’extrait qui nous occupe. Bayard invite à réfléchir « à penser » - à la posture du lecteur et à son rapport au livre et à la « bibliothèque collective », au« livre seul », a « tel livre », à « l’ensemble de tous les autres », à « un seul », à « cet ensemble », à « tout livre », à « chaque livre », à « l’ensemble des livres » (9 occurrences !). Il s’agit de tout objet de lecture littéraire (roman, poésie, théâtre, essai…) en tant qu’il provoque l’activité de la lecture plus qu’à la littérature au sens large. La citation n’opérant pas de distinction, les candidats veilleront à ne pas se restreindre à un seul genre littéraire !
èMais quel est ce « vrai lecteur » ?
Il est, selon Valéry, « soucieux de réfléchir à la littérature », il cherche à « comprendre en profondeur », à « prendre une vue générale ». C’est une invitation à penser un mode de lecture herméneutique sur le livre, ouvert certes, mais prudent (comme le soulignent les modalisateurs : « incite à penser », « soucieux de réfléchir », « risque de faire perdre de vue », « invitant à adopter cette même attitude »).
Il s’agit d’abord ne pas confondre toutes les catégories et tous les concepts autour de la figure du lecteur (personnage-lecteur, narrataire intra ou extradiégétique, lecteur modèle, lecteur virtuel, lecteur réel… : une mise au point précise et des définitions s’imposeront). Le pronom « nous » employé à deux reprises dans le second paragraphe n’est pas seulement un pluriel de majesté qui renverrait à l’expérience du narrateur de Bayard, mais doit être interrogé : concerne-t-il seulement le narrateur paranoïaque, inclut-il l’auteur de l’essai, et/ou justement ce « vrai lecteur » que le lecteur réel (étudiant, professeur, chercheur…) de la citation est supposé être ? Mais le vrai lecteur n’est pas non plus un lecteur ordinaire puisqu’il est, répétons-le, « soucieux de réfléchir à la littérature ».
Il s’agit bien de ne pas déplacer la problématique vers bon ou mauvais lecteur, en proposant des jugements de valeur simplistes que récuse justement Bayard dans son oeuvre! Un « vrai lecteur » est aussi un « non-lecteur » qui ne connaît pas, qui a entendu parler, qui a oublié certains livres, selon le catalogue phénoménologique « des manières de ne pas lire » établi par cet essai. Il ne faut pas oublier non plus que si le lecteur a certaines attentes et certaines connaissances qui vont orienter nécessairement sa lecture, le texte va avoir également des effets sur son lecteur.
Enfin l’activité de sa lecture ne consiste pas seulement à progresser et à comprendre ce que l’on lit, mais à pouvoir parler de ce qu’on a lu,ce qui met en jeu certaines compétences pour construire cet objet de lecture et devenir un « vrai lecteur » et ce qui instaure une triple relation entre l’œuvre, le lecteur et… un tiers.
èComment lit alors ce « vrai lecteur » ? Il doit instaurer un rapport entre le macrocosme, la bibliothèque, et le microcosme, le livre. Chaque livre doit être pensé par rapport à tous les livres : « ce n’est pas tel livre qui compte mais l’ensemble de tous les autres », c’est-à-dire qu’il faut le replacer dans la « bibliothèque collective », il faut le rattacher à une « organisation plus vaste qui permet de le comprendre en profondeur ». Il faut « adopter cette même attitude devant chaque livre » et « en prendre une vue générale, laquelle a partie liée avec l’ensemble des livres ».
On appréciera, sans toutefois l’exiger, que des candidats qui n’avaient qu’une citation partielle de la conclusion du chapitre 2 puissent continuer le raisonnement et deviner que Pierre Bayard invitait également à penser que chaque extrait d’un livre renvoie à l’ensemble de ce livre, et ne peut donc être pris isolément, détaché de tout son contexte. Le rapport entre le passage d’une œuvre et l’œuvre n’est pas dit clairement en effet dans la citation proposée aux candidats, quoique le connecteur logique « mais » les invitait à sentir que Bayard proposait une nuance ou même des niveaux d'approches différents, complémentaires et peut-être contradictoires ou polémiques.Voici en effet le passage qui suit immédiatement la citation qui nous occupe :
« Mais Valéry nous permet aussi d’aller plus loin en nous invitant à adopter cette même attitude devant chaque livre et à en prendre une vue générale, laquelle a partie liée avec la vue sur l’ensemble des livres. La recherche de ce point de perspective implique de veiller à ne pas se perdre dans tel passage et donc de maintenir avec le livre une distance raisonnable, seule à même de permettre d’en apprécier la signification véritable. »
Selon lui, en effet, « être cultivé, c’est être capable de se repérer rapidement dans un livre » (p.30), même sans le lire intégralement. Il faut donc s’approcher plus de l’idée de l’œuvre que de l’œuvre, selon une « poétique de la distance » qui décrit comme mode de relation possible à l’œuvre, le parcours linéaire (qui saute des lignes ou des pages) ou circulaire (qui se promène sans ordre dans un livre).
èBayard s’interroge donc sur l’activité de la lecture qui consiste à mettre en relation l’œuvre et la bibliothèque. Or cette incitation à la mise en relation peut reposer sur des pratiques de lecture très différentes :
- Il peut s’agir de relations intertextuelles académiques. C’est par sa culture littéraire, par sa maîtrise de l’histoire et des champs littéraires, qu’un lecteur qui réfléchit doit pouvoir « s’orienter », « se repérer », « se situer » et savoir relier chaque livre (le microcosme) à la « bibliothèque collective » de son époque (le macrocosme), (de même à l’échelle de chaque livre, il peut s’agir de voir comment chaque passage renvoie à l’économie d’ensemble de l’ouvrage).
- Mais elles peuvent aussi donner lieu à des approches plus libres et déroutantes aujourd’hui. Qu’elles soient paradoxales, relativistes, oulipiennes, borgésiennes, ou autres…, elles remettent alors en cause l’approche traditionnelle de la lecture, de son enseignement, de la critique littéraire et de la création.
La piste que Bayard propose, alors qu’il s’agit d’un critique et d’un texte tout contemporains (2007) est paradoxale, car elle renvoie à Paul Valéry (c’est un « auteur » qui rapporte/reformule/modifie les propos d'un autre auteur : il met donc en pratique aussitôt qu’il l’énonce sa théorie de la transtextualité). Or Valéry nous ramène un siècle en arrière, alors que nous sommes aujourd’hui dans une phase de profonde mutation. Nous quittons peu à peu la galaxie Gutemberg et tous les repères des lecteurs sont bouleversés. Le monde d’aujourd’hui nous oblige en effet à repenser notre mode de lecture et ses enjeux. Cette pratique de lecture qui consiste à opérer des relations entre le microcosme et le macrocosme est-elle efficace et pertinente, et selon quels critères ? Peut-elle vraiment fonctionner aujourd’hui ? Quelles en sont les dérives possibles ? Doit-on revenir à une approche traditionnelle ? Doit-on inventer de nouveaux modes de lecture ? Se trouve-t-on dans une impasse ?
Bilan problématique :
Il faut donc articuler toutes ces questions sur la poétique de la lecture en posant non pas la question de la « bibliothèque collective », du lecteur ou de la lecture (questions trop complexes et relativement insaisissables à laquelle, se sont consacrés beaucoup de chercheurs), mais bien celle de l’activité de la lecture, de la construction de l’objet de lecture, en se demandant : Comment lire aujourd’hui ? Quelles pratiques de lecture peut-on envisager pour penser le rapport, la mise en relation d’une œuvre à l’ensemble de la bibliothèque, voire d’un extrait à l’ensemble de l’œuvre?
Démarches envisageables
Plans auxquels les étudiants vont peut-être penser, classés dans un ordre allant du plus illustratif au plus problématique, du plus myope au plus exhaustif.
1er plan :
- Qu’est-ce qu’un vrai lecteur ?
- Quel est son rapport à la bibliothèque collective
- Significations de la Bibliothèque collective ? Ses enjeux, ses limites ?
Et 2e plan :
- Mettre en relation chaque oeuvre à la bibliothèque collective ?
- Mettre en relation chaque passage à l’ensemble de l’oeuvre ?
- Lire autrement? Ou limites, dérives…
Ces deux démarches illustratives et insuffisamment dialectiques suivent l’organisation des propos de Bayard (mais la deuxième a le mérite de deviner que Bayard s’interroge également sur le rapport entre une œuvre et ses extraits) tout en permettant de discuter peut-être dans une dernière partie des risques, des dérives des ces pratiques ou des autres possibilités de lecture offertes au lecteur. Néanmoins, un devoir bien illustré bien articulé peut espérer une note convenable.
3e plan
- Mode de lecture préconisé : une mise en relation de l’œuvre à la bibliothèque
- Autres modes de lecture possibles : approche scolaire de l’œuvre intégrale, le braconnage
- Quel mode de lecture est le plus pertinent aujourd’hui?
Démarche un peu plus dialectique, qui permettra peut-être un dépassement de la thèse.
Plan qui sera développé
- Quelle est la pertinence et l’efficacité du modèle de lecture proposé par Valéry qui permet de retrouver dans un livre tous les livres, dans un passage tout le livre ?
- Quelles sont les dérives possibles de ce mode de lecture, lorsqu’on l’applique à « l’ensemble des livres », et lorsqu’on ne cadre plus sa démarche par le format de son encyclopédie (Eco)
- Comment lire autrement ? Faut-il revenir en arrière ? Ou faut-il proposer de nouveaux repères ou compétences ?
Plan détaillé
- Quelle est la pertinence, l’efficacité du modèle de lecture proposé par Valéry, qui permet de retrouver dans un livre tous les livres, dans un passage tout le livre ?
- « La vue sur l’ensemble des livres »
- L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : une entreprise d’appropriation, d’imitation, de reprise que le lecteur doit déchiffrer ?
- L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : une entreprise de confrontation et de rupture ?
- L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : Le livre des livres ?
- « Devant chaque livre »
- Relier la partie au tout
- Découvrir les relations secrètes et les leitmotive
- Etre attentif à ce qui est tu, caché ?
- Comment croiser ces doubles rapports ? Comment en inventer d’autres ?
- Etablir une double relation du macrocosme au microcosme (un livre/la bibliothèque collective // un passage/le livre dans son ensemble) ?
- Des expériences qui débordent le cadre de la littérature (le roman-monde ?)
- Conclusion. Le « vrai lecteur » : par quels autres réseaux de relation est-il lui-même orienté ?
- Quelles sont les dérives possibles de ce mode de lecture, lorsqu’on l’applique à « l’ensemble des livres », lorsqu’on ne cadre plus sa démarche par le format de son encyclopédie (Eco).
- Perte ou Modification de la construction du sens
- Dérégulation des rapports du lecteur à sa bibliothèque : le lecteur collectionneur qui ne lit plus
- Dérégulation des rapports à la réalité : le lecteur qui établit des rapports excessifs entre le livre et le monde, entre le livre et sa subjectivité, le lecteur qui lit mal
- Dérégulation des systèmes de valeur : toutes les mises en rapport deviennent possibles : le lecteur délire
- Modification, dévoiement, rejet, de la transmission académique
- La transmission scolaire : rejet de l’explication de texte et de l’évaluation
- La transmission critique : rejeter les approches critiques objectives au profit d’une subjectivité pertinente ou sophistique
- La transmission littéraire : tout lecteur est-il un auteur ?
- Modification de la figure de « vrai lecteur »? Quelles figures émergent ? Comment cherchent-elles à inventer de nouveaux rapports ?
- Le nouveau lecteur conscient des limites de sa mémoire mais libéré
- Le nouveau lecteur névrosé mais joueur
- Les tentations du nouveau lecteur : provoquer ? Brûler sa bibliothèque ? Disparaître ?
- Comment lire autrement ? Faut-il revenir en arrière ? Ou faut-il proposer de nouveaux repères ou compétences ?
- Constatation : situation de la bibliothèque, du « vrai lecteur », de la littérature aujourd’hui. Comment repenser la bibliothèque et le rapport à la littérature ?
- Nouveaux rapports du lecteur à la bibliothèque : la fin de la « galaxie Gutenberg » est-elle la mise en péril de la bibliothèque ?
- Nouveaux rapports du lecteur au monde : s’isoler, faire partie d’un monde à part, « fantastique »? c. La survie de la littérature comme otium ?
- Quels nouveaux cadres normatifs inventer? Comment mettre en rapport la liberté du nouveau lecteur avec la rhétorique de la lecture ? a. La lecture : un raptus ?
- La lecture : un abandon réglé ?
- Tout lecteur est construit par le livre qu’il lit
- Des deuils successifs mais nécessaires ?
- Le deuil de la signification véritable : de la méconnaissance à l’erreur constructive ?
- Le deuil de la hiérarchie, du classique, du chef d’œuvre, du passage obligé ou du morceau de bravoure… ?
- Le deuil de la permanence, de la continuité ?
Introduction
Plus extrémiste encore que Bouvard et Pécuchet, l’ « Autodidacte », de La Nausée de Sartre, lit tous les livres de la bibliothèque de Bouville en avançant par ordre alphabétique[3]. Il en est au bout de sept ans à la lettre L : c’est une petite bibliothèque de province ! On se doute que ce mode de lecture qui aligne et met sur le même plan absolument tous les ouvrages de la bibliothèque est bien peu satisfaisant pour qui s’intéresse vraiment à la littérature. A l’opposé, dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007) de Pierre Bayard, une vue d’ensemble est préconisée et le personnage du bibliothécaire, de L’Homme sans qualité de Musil, qui se contente de lire les titres, les plans des livres, et les catalogues des bibliographies est mis sur un piédestal humoristique. Cette vue d’ensemble lui permet une relative maîtrise de la totalité « et la quête de cette totalité conduit par ailleurs à porter un regard différent sur chaque livre, en dépassant son individualité pour s’intéresser aux rapports qu’il entretient avec les autres » (p. 25), en établissant des communications et des correspondances, car « la culture est d’abord une affaire d’orientation » (p. 26).
D’où la méthode de lecture qui est proposée aux lecteurs d’aujourd’hui : « Valéry incite à penser en termes de bibliothèque collective et non de livre seul. Pour un vrai lecteur, soucieux de réfléchir à la littérature, ce n’est pas tel livre qui compte mais l’ensemble de tous les autres, et prêter une attention exclusive à un seul risque de faire perdre de vue cet ensemble et ce qui, en tout livre, participe à une organisation plus vaste qui permet de le comprendre en profondeur.
Mais Valéry nous permet aussi d’aller plus loin en nous invitant à adopter cette même attitude devant chaque livre et à en prendre une vue générale, laquelle a partie liée avec la vue sur l’ensemble des livres.»
Le « vrai lecteur » est celui qui réfléchit à la littérature, il est donc invité à s’interroger sur un mode de lecture efficace. Comment lire aujourd’hui ? Quelles pratiques de lecture peut-il envisager pour penser le rapport, la mise en relation d’une œuvre à l’ensemble de la bibliothèque? Est-il possible d’établir d’autres mises en relation ? Quels en sont les enjeux, les limites ?
Cette pratique de lecture qui consiste à opérer des relations entre le microcosme et le macrocosme est-elle vraiment efficace et pertinente, et selon quels critères ? Cette pratique, détachée de tout cadre académique traditionnel ou à l’épreuve de la figure contemporaine du lecteur, ne risque-elle pas de conduire à des dérives graves ou à des remises en question fondamentales? Y-t-il d’autres voies possibles ? Faut-il revenir à une approche intertextuelle finalement assez académique ou faut-il encourager une pratique plus libre ou plus créative de la lecture?
- Quelle est la pertinence, l’efficacité du modèle de lecture proposé par Valéry ? Comment permet-il de retrouver dans un livre tous les livres, dans un passage tout le livre ?
- « La vue sur l’ensemble des livres »
Analysons ce modèle de lecture à l’échelle du macrocosme et selon le modèle académique « transtextuel » éprouvé. Les mécanismes de la transtextualité ont été définis et répertoriés par Gérard Genette, dans son Introduction à l’architexte [4] et dans Palimpsestes. La Littérature au second degré[5]. Il définit cinq types de relations transtextuelles, qu’il classe par ordre croissant d’abstraction, d’implication et de globalité : l’intertextualité[6] (« la présence effective d’un texte dans un autre »), le rapport au paratexte (titre, sous-titre, préface…), la métatextualité (la relation critique), l’architextualité (statut générique d’un texte) et la transtextualité (ou hypertextualité : « j’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai bien sûr hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière, qui n’est pas celle du commentaire », (p. 13), qui fonctionne par imitation (pastiche, charge, forgerie) ou transformation (parodie, travestissement ou transposition).
Comment ces relations transtextuelles permettent-elles à un vrai lecteur de réfléchir à la littérature en pensant en termes de « bibliothèque collective », en analysant pour chaque livre « ce qui participe à une organisation plus vaste qui permet de le comprendre en profondeur ».
a)L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : une entreprise d’appropriation, d’imitation, de reprise que le lecteur doit déchiffrer.
Comment les livres s’insèrent-ils dans la bibliothèque collective ? Comment fonctionnent la citation, l’imitation, l’appropriation, ou la reprise d’œuvres antérieures?
A. Compagnon, dans La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, dresse un tableau historique de ce processus d’allégation ou d’emprunt par allusion, citation ou plagiat qui a lieu dès l’Antiquité. Au XVIe siècle, Les Adages d’Erasme sont une compilation de proverbes latins. Rabelais insère également dans ses récits des emprunts multiples, littéraires ou non, farcissures ou fatrasies de généalogies, de récits épiques, de discours médicaux, religieux, techniques… Il prélève et il greffe des citations qui finissent par former la matière même de son invention personnelle et de son style par accumulation, compilation et création verbale[7].
La Pléiade va jusqu’à prôner « l’innutrition », et de nombreux poèmes de Ronsard et de du Bellay[8] sont en fait des traductions ou plutôt des imitations de poèmes italiens pétrarquistes qui eux-mêmes s’inspiraient des poètes antiques. Du Bellay, dans le sonnet « Déjà la nuit en son parc » de son recueil L’Olive, reprend le thèmede la « La Belle Matineuse », en s’inspirant d’un poème de l’italien Rinieri, qui sera à son tour repris, avec des variantes, au XVIIe siècle par les poètes précieux Desportes, Malleville et Voiture.
Les Essais de Montaigne, présentés par leur auteur comme « une marqueterie mal-jointe », sont construits sur des citations latines et grecques qui vont non seulement articuler, aérer et découper le texte en paragraphes, mais aussi être le fondement de l’écriture de ce nouveau genre, dans lequel l’auteur fait l’essai de son jugement à l’épreuve de la pensée des autres : « car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire »[9]. Montaigne récuse pourtant pour ses citations la fonction d’auctoritas. Loin d’en être aliéné, il se les approprie au profit de son invention personnelle, à tel point que de longs passages de Sénèque sont même recopiés dans « De l’institution des enfants » sans que cela soit indiqué[10].
L’imitation peut prendre d’autres formes. Rabelais lorsqu’il publie Les Horribles et Epouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel, livre paru à Lyon en 1532, s’inspire du succès populaire des Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua, et en propose une sorte de suite, dans la même veine, car Pantagruel est le fils de Gargantua, dont il réécrira d’ailleurs l’histoire deux ans plus tard, en s’éloignant davantage de l’inspiration folklorique. Les suites connaissent une grande vogue au XVIIIe siècle, époque où l’on loue les livres, partie par partie, comme le raconte Rousseau dans ses Confessions. La Vie de Marianne de Marivaux est continuée par Mme Riccoboni, du fait d’une demande de certains lecteurs n’acceptant pas de ne connaître que le dénouement et non toutes les péripéties de l’histoire de Marianne, ni de celle de Tervire. Mais elle connaît également bien d’autres suites apocryphes et anonymes. Le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot (1771) est bien sûr une « suite » plus philosophique qu’anthropologique.
De la suite au pastiche ou à la charge, la frontière est parfois mince. La Vie de Marianne sera prise pour cible dans un passage L’Ecumoire (1734) de Crébillon. Diderot sera, par exemple, à son tour pastiché par Giraudoux avec Le Supplément au voyage de Cook (1935), Orou devenant Outourou, l’aumônier devenant Banks et étant accompagné de son épouse ! L’Affaire Lemoine de Proust (1908) in Pastiches et mélanges s’avise d’écrire le récit d’une tentative d’escroquerie auprès d’un diamantaire, à la manière de Balzac, Flaubert, SainteBeuve, les Goncourt, Renan et bien d’autres… Mais certaines pages, notamment celles imitant Balzac, relèvent également de la charge en dénonçant ses images faciles et de mauvais goût ou ses bons mots.
L’imitation est utilisée de manière autrement ludique par Perec. Les Choses réécrivent en quelque sorte, mais sans le dire clairement, l’Education sentimentale de Flaubert[11]. C’est au lecteur de reconnaître la ressemblance avec Frédéric Moreau de ce couple quirêve d’ambition sociale mais qui ne manifeste aucune volonté réelle, et de reconnaître le pastiche du style flaubertien : « Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard (…) D’abord ils entreprendraient un grand voyage (…) » (p. 45). Quant à La Vie Mode d’emploi, elle s’achève sur ce « postscriptum » contenant trente noms qui sont autant d’énigmes à résoudre pour le lecteur : « (Ce livre comprend des citations, parfois légèrement modifiées de : René Belletto, Hans Bellmer, Jorge Luis Borges, Michel Butor, Italo Calvino, Agatha Christie, Gustave Flaubert[12] […] )».
Inflation, don, prostitution (quand certains auteurs, comme Chateaubriand vont jusqu’à se citer eux-mêmes) : A. Compagnon souligne les différentes valeurs de cette appropriation qui peut aller jusqu’au vol, revendiqué par Lautréamont, dans Poésies II : « Le plagiat est nécessaire. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste »[13].
Comme le rappelle d’ailleurs Julia Kristeva : « Le verbe « lire » avait, pour les Anciens, une signification qui mérite d’être rappelée et mise en valeur en vue d’une compréhension de la pratique littéraire. « Lire » était aussi « ramasser », « cueillir », « épier », « reconnaître les traces », « prendre », « voler ». « Lire dénote donc une participation agressive, une active appropriation de l’autre. « Ecrire » serait le « lire » devenu production, industrie : l’écriturelecture, l’écriture paragrammatique serait l’aspiration vers une agressivité et une participation totale »[14].
Bien loin de partager l’opinion de La Bruyère : « Tout est dit et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent » ! Tous ces auteurs ont prouvé combien chaque œuvre, mais aussi combien la bibliothèque collective s’enrichit et se nourrit de ces imitations, appropriations, déprédations, dont le vrai lecteur est appelé à être non seulement le témoin et le déchiffreur, mais aussi comme le suggère J. Kristeva à pratiquer à son tour des emprunts dans la bibliothèque et dans les livres!
b)L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : une entreprise de confrontation et de rupture?
Mais la transtextualité peut être plus agressive justement et ne pas se contenter d’imiter ou d’emprunter. Elle va en effet conduire à des transformations qui vont modifier l’équilibre de la bibliothèque collective et changer l’horizon d’attente des lecteurs.
De la parodie au travestissement, du burlesque à l’héroïcomique[15], les textes n’ont pas qu’une portée ludique[16], ils s’approprient les codes, les structures génériques et stylistiques des œuvres qui les précèdent, afin de mieux les faire éclater pour en définir de nouvelles. C’est ce qu’ont fait Rabelais et Montaigne
Le personnage de Cervantès, Don Quichotte, grand lecteur de roman de chevalerie, baptise son cheval Rossinante, décide de s’appeler Don Quichotte de la Manche sur le modèle d’Amadis de Gaule et fait d’une paysanne sa « Dulcinée du Toboso ». Il interprète tout ce qu’il voit dans la vraie vie comme élément romanesque (d’où la bataille contre les moulins à vents). Il rêve de devenir le héros de ses récits : il l’est déjà, mais d’un roman parodique des romans de chevalerie, ou même d’un anti-roman. S’agit-il d’une critique des romans de chevalerie ? Pas seulement, car certains livres de Don Quichotte, comme Amadis de Gaule, échappent à l’autodafé, du fait de leur valeur (I, chapitre 6). Ne s’agit-il pas d’inviter le lecteur à un nouvel horizon d’attente, qui passe par la connaissance nécessaire de tous ces romans de chevalerie, afin de savourer au mieux la nouvelle ère romanesque anti-romanesque qu’ouvre Cervantès ?
Pour ce qui est du théâtre, voici une tirade du héros éponymedu Chapelain décoiffé, rédigé parBoileau, Racine et quelques autres, vers 1664 :
« O rage ! ô désespoir ! ô perruque ma mie !
N’as-tu donc tant duré que pour tant d’infamie ?
N’as-tu trompé l’espoir de tant de perruquiers
Que pour voir en un jour flétrir tant de Lauriers ?1
En travestissant le Cid, et en rebondissant sur la querelle qu’il a fait naître, ils vont valider mutatis mutandis la suprématie et l’intransigeancedes règles du théâtre classique.
Au XXe siècle, certains mythes antiques ont été repris, modernisés, adaptés. OedipeRoi de Sophocle devient La Machine infernale sous la plume de Cocteau. Il supprime le chœur, mais ajoute au premier acte une rencontre avec le fantôme de Laïus (et non Laïos !) cherchant à prévenir Jocaste, parodie du Hamlet de Shakespeare. Il transforme l’épisode de la rencontre avec le sphinx en une rencontre érotique avec une jeune fille. La pièce est donc à la fois condensée, dilatée et métamorphosée. Même si l’intrigue et le mythe restent les mêmes sous les différents palimpsestes qui les recouvrent, ils s’adressent différemment au spectateur, et surtout laissent entrevoir des enjeux dramaturgiques différents.
Hugo dans Les Contemplations, déformant le veni, vidi, vici (« je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ») de César en veni, vidi vixi (…j’ai vécu)affirme, au sein de cette œuvremausolée pour sa fille Léopoldine, qu’elle est aussi l’œuvre engagée et politique d’un banni qui condamne le régime de Napoléon III.
Queneau, représentant de l’OULIPO (OUvroir de LIttérature POtentielle), utilise les rythmes, les structures de certains poèmes de Nerval, en changeant le lexique et en inventant des néologismes, afin de mieux jouer avec les possibilités du langage poétique :
« Je suis le tensoriel, le vieux, l’inconsommé,
Le printemps d’Arabie à la tombe abonnie
Ma simple étole est morte et mon lynx consterné
Pose le solen noué de la mélanénie »2
Hernani :Don Ruy devient Degommé Comilva, dont la nièce Quasifol (dona Sol) aimée de Jean l’Estragon(Don Juan d’Aragon) dépossédé par Charlot (don Carlos) et devenu Harnali. Harnali finit par épouser Quasifol mais doit avaler le soir de ses noces une boulette laxative ! (p. 198).
1 Boileau Œuvres complètes, Pléiade, p.292, cité par Genette, in Palimpseste, p.30.
2 Cité p. 61, dans Palimpseste.
Si la musicalité est toujours présente, le sens n’a plus rien à voir, et plus encore, le lecteur ne peut réellement le comprendre que s’il fait le lien avec Les Chimères deNerval.
Quant à Michel Tournier, il transpose La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de Daniel De Foe (1717) en Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), il change le point de vue, il remplace l’Atlantique par le Pacifique, et comme l’indique le titre : il renverse complètement le point de vue idéologique sur le « bon sauvage ». Son adaptation pour les enfants, Vendredi ou la vie sauvage (1971), est à nouveau une transformation mais revient paradoxalement quelque peu à l’œuvre originale puisque par exemple Robinson sauve délibérément Vendredi, alors que dans sa première version, il voulait le tuer pour ne pas avoir d’ennui !
Ces métamorphoses peuvent aller encore plus loin[17]. Dans le roman Uranus de Marcel Aymé, le héros Léopold Lajeunesse, tombé amoureux du personnage d’Andromaque, pendant les leçons données dans son café aux enfants du village dont l’école a été bombardée, va jusqu’à inventer non seulement des vers, mais une nouvelle histoire dramatique dans laquelle il interviendrait de manière anachronique et burlesque : « passez-moi Astyanax, on va filer en douce,/ Attendons pas d’avoir les poulets à nos trousses »[18] étant sa première réplique. Et il finira fusillé dans son café, en clamant : « j’ai un poème qui m’attend.[…] J’ai la prétention d’être un peu plus que ça […] un poète tragique » (p. 265), lui permettra d’accomplir son destin, non de poète, mais de personnage tragique.
Certaines transformations visent plus que la confrontation : la rupture totale, d’où souvent le rejet de la majorité des lecteurs contemporains qui n’ont pas encore modifié leur horizon d’attente et ne sont pas prêts à accepter ce qu’ils reçoivent comme une véritable provocation. Sade s’emparant à la fois du roman moral, du roman d’éducation, du roman picaresque, du roman libertin, du roman d’aventure, et du drame bourgeois, s’y prendra à plusieurs fois : Les Infortunes de la vertu (1787) devenant Justine ou les malheurs de la vertu (1791), puis La Nouvelle Justine (1799)[19], pour proposer une œuvre si radicalement nouvelle et ayant le projet de « tout dire », qu’elle possède encore aujourd’hui, malgré son entrée au sein de la prestigieuse collection de la Pléiade, une place à part[20] dans « l’enfer » de la bibliothèque collective. Il faut attendre Lautréamont et surtout les Surréalistes pour que des auteurs la fassent dialoguer et entrer en résonance avec d’autres œuvres !
Pensons maintenant à une œuvre présentée comme « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple », qui emprunte pourtant son titre à Saint Augustin : Les Confessions de Rousseau, qui avait déjà écrit La Nouvelle Héloïse, avec la même volonté de changement radical : sa postérité et son rôle pour le genre autobiographique sont fondamentaux et séminaux!
Céline, dans un tout autre genre, avec Le Voyage au bout de la nuit, bien loin de faire un récit de guerre ou de réécrire une Odyssée moderne, se veut l’inventeur de « l’émotion du langage parlé à travers l’écrit »[21] mais opère une véritable rupture sur le plan du langage littéraire et du style, qui va modifier également toute la littérature au XXe siècle.
Penser avec la bibliothèque collective, penser contre : chaque œuvre y fait référence implicitement ou explicitement. Repérer les phénomènes d’imitation ou de transformation permet donc bien de saisir leurs véritables enjeux et de les « comprendre en profondeur ».
c)L’œuvre par rapport à la « bibliothèque collective » : le livre des livres ?
Le lecteur est parfois guidé encore plus clairement dans cette mise en relation, puisque certaines œuvres vont jusqu’à mettre en scène des personnages de lecteurs, dont les bibliothèques sont au cœur de l’œuvre, dans une sorte de mise en abyme exemplaire de la bibliothèque collective.
La visite de la bibliothèque, par exemple, est un morceau de bravoure littéraire qui permet néanmoins de donner au lecteur des repères et des cadres, et de restreindre la bibliothèque collective à un ensemble connu ou du moins maîtrisable et borné. Pantagruel découvre, à Paris, la bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor et énumère alors une longue liste de titres parfaitement fantaisistes qui doivent amuser le lecteur et tester sa culture. Rica, dans Les Lettres persanes, visite en cinq jours une bibliothèque et en parle dans cinq lettres (lettres 133 à 137) : il en décrit d’abord le fonctionnement, puis présente les cabinets les uns après les autres. C’est une entreprise rationnelle de classement et d’inventaire encyclopédique. Candide visite la bibliothèque du Vénitien Pococuranté et loue tous les ouvrages qu’elle renferme : les œuvres d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Cicéron, des livres de science, des pièces de théâtre, des livres anglais… tous dénigrés les uns après les autres par leur heureux possesseur ! Il s’agit d’une réflexion critique proposée au lecteur, qui, à l’instar de Candide, doit affirmer son propre jugement, parfois à l’encontre de ce que pensent les personnages ou les autres.
C’est cette voie que pousse à l’extrême Flaubert en décrivant la bibliothèque que se construisent Bouvard et Pécuchet. Ils accumulent, sans rien en retenir, des livres : Walter Scott, Dumas, Balzac, le théâtre… (Cf. chapitre V) qu’ils s’empressent de remplacer par d’autres : « Quelquefois ils ouvraient un livre et le refermaient ; à quoi bon ? » (Chapitre VII). Cet appétit (cannibalesque ?) se traduit par un mimétisme verbal passager, et au lieu de les nourrir, révèle leur incommensurable vide et bêtise qui ne fait que s’accroître avec le nombre de livres avalés! Ils sont dans la consommation effrénée mais creuse, à l’image de la pièce qu’ils voudraient écrire et jouer sans y parvenir, à l’image de la définition de « Bibliothèque » qui se trouve dans Le Dictionnaire des idées reçues : « Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne » ! Flaubert lance donc une mise en garde au lecteur, invité à ne pas commettre les mêmes erreurs que ses « héros » de la médiocrité, en même temps qu’il tente d’écrire, paradoxalement, un livre des livres, un livre total.
Le livre des livres renvoie bien sûr à La Bible…Rappelons en effet que le mot « Bible » vient du grec Biblia, mot neutre pluriel qui signifie « les livres ». La Bible est donc une bibliothèque, pour reprendre l’expression de Saint Jérôme.
C’est pourquoi, certains auteurs rêvent de remplacer le livre sacré, comme certains lecteurs rêvent de posséder ce livre des livres, viatique, clé du monde et possibilité rassurante de maîtrise. Cela renvoie au mode de lecture traditionnel et aux pratiques de la lecture intensive, dont la Bible était d’ailleurs souvent le vecteur, alors que la lecture extensive se développe, précisément au XVIIIe siècle et inquiète. Rousseau voulait qu’Emile ne lût qu’un seul livre Robinson Crusoé[22] et encore « débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson » ! Quant à Sophie, en plus d’un manuel d’éducation ménagère Le Barrême, elle devait lire Télémaque ! En effet, on découvre la pensée de Rousseau à travers ce qu’écrit Saint Preux à Julie : « Peu lire et beaucoup méditer nos lectures, ou ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer » (lettre XXII). Stendhal vénérait Rousseau : Julien Sorel, dans le Rouge et le Noir, apparaît dès la première scène avec le Mémorial de Sainte-Hélène, œuvre qui nourrit ses rêves et qui l’aide à appréhender le réel. La conquête de Mme de Rênal se fait sur le mode de la stratégie militaire !
Ce rêve de livre total prend une forme particulière au XVIIIe siècle, avec l’entreprise de L’Encyclopédie, qui propose au lecteur une lecture à la fois extensive et intensive: « la lecture pratique de l’Encyclopédie qui repose sur le discontinu, le système de renvois, le procès de lecture se complique par la durée même de la publication » : c’est une « lecture à rebroussepoil : le sens se constitue à partir de l’achèvement et non dans le mouvement de son déroulement même » [23]. Entreprise renouvelée de nos jours sous un angle plus littéraire et ludique avec le Dictionnaire égoïste de la langue française et L’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien de Charles Dantzig.
Au XXe siècle, ce rêve prend une dimension plus allégorique et symbolique des rapports que le lecteur entretient à la littérature, par le miroir grossissant ou déformant qui est renvoyé au lecteur. Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino, Seuil, (1981) est décrit un lecteur qui a les yeux en l’air, à la bibliothèque, car il n’arrive qu’à lire que quelques lignes : « ces quelques pages renferment pour moi des univers entiers, que je n’arrive pas à épuiser »
(p. 282). Borgès en fait, quant à lui, le sujet de sa nouvelle « La Bibliothèque de Babel » dans Fictions, bibliothèque qui est confondue avec l’univers dont l’homme est le bibliothécaire, et dont la nouvelle que nous sommes en train de lire figure déjà sur un rayonnage !
Ce rêve est également présent en poésie. On retrouve la « bibliothèque », qui existe, certes, de manière plus allusive et symbolique sous la forme d’invocations. Hugo,dans son poème «Les Mages », des Contemplations, cite, sans les classer, du moins de manière explicite, auteurs, prophètes et artistes, dans une longue litanie, qui vise à célébrer le génie : « Virgile, Isaïe, David, Hésiode, Eschyle, Milton, Shakespeare, Euclide, Kopernic, Lucrèce, Esope, Scarron, Cervante, Molière, etc... » Il les assimile tous à des voyants apportant aux hommes la connaissance. Ils sont plus que des repères, plus que des « Phares » comme certains peintres l’étaient pour Baudelaire. Hugo définit ici une sorte de bibliographie, dont la révélation a un sens presque messianique ou du moins véritablement prophétique et spirituel.
Mallarmé a lui aussi rêvé d’écrire à son tour « le livre des livres ». Selon lui, « le monde est fait pour aboutir à un beau livre »[24], mais il est resté au stade du projet.
Ce projet est parfois au cœur du poème quand il est assimilé à la recherche de la pierre philosophale, du Grand Œuvre. Ce que Michaux, exprime par l’invention d’un nouveau langage, comme dans « Qui je fus », extrait du Grand Combat (1927) :
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; […]
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et on vous regarde
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret. ».
Lire chaque livre comme s’il était le livre des livres : c’est bien ce à quoi nous invite Bayard, mais que propose-t-il « en nous invitant à adopter cette même attitude devant chaque livre et à en prendre une vue générale, laquelle a partie liée avec la vue sur l’ensemble des livres » ? Ne s’agit-il pas de reproduire, cette fois, au niveau du microcosme –le livre- cette mise en relation entre la partie et le tout ?
- « Devant chaque livre »
a) Il faut relier chaque partie d’un livre à la totalité du livre
Dans Œdipe Roi de Sophocle le personnage éponyme est présenté dès le prologue et la parodos comme l’étranger, le chasseur, le déchiffreur d’énigmes, le tyrannos, le sauveur, le premier des hommes, le clairvoyant,… qualités qui vont toutes se retourner au fur et à mesure que la pièce avance et qu’Œdipe se retrouve bouc émissaire, fléau et menace pour la cité de Thèbes, aveugle. Et ce sont précisément ces ambiguïtés et ces retournements successifs qui importent plus que le dénouement, que tout le monde connaît.
De même, plus particulièrement dans le roman naturaliste, il est souvent utile de mettre en relation incipit et excipit. Dans la première page de Bel-Ami, Georges Duroy, tout en n’ayant en poche que « trois francs quarante » descend de la rue Notre-Dame-de Lorette vers la Madeleine. Il attire le regard des petites bourgeoises, mais s’intéresse surtout aux « femmes publiques ». Dans la dernière, Georges Du Roy fait partie de la haute société et épouse Suzanne Walter à la Madeleine. « Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait », et du seuil, il aperçoit « derrière la place de la Concorde, la chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon ». Il y a bien un effet de miroir et de symétrie qui souligne l’ascension sociale du personnage, par le trajet géographique, et par le changement de la graphie du nom, de son entourage féminin et de l’ambition du personnage !
Quant à l’incipit de l’Assommoir de Zola, il présente Gervaise en femme délaissée. Elle « avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin », « raidie, les reins brisés », dans « la misérable chambre garnie » de la masure « peinte en rouge lie-de-vin », où est posé un « paquet de reconnaissances du mont-de-piété », qui se trouve entre les « abattoirs » laissant entrer « une odeur fauve de bêtes massacrées » et « l’hôpital » où travaille Coupeau. Cela permet de lire, en palimpseste, les étapes de l’intrigue, le trajet qui va conduire à cette chute (les hommes, la blanchisserie, l’alcoolisme, l’endettement, la faiblesse de Gervaise…) et doit donc être relié à toutes les étapes de cette déchéance (« elle se penchait davantage au risque de tomber »/la chute de Coupeau ; des « chemises et des chaussettes sales »/ l’échec de la blanchisserie…). La fin inévitable de Gervaise, dont le cadavre est découvert dans sa « niche » parce que « ça sentait mauvais dans le corridor » et qui est mise en bière par l’ivrogne Bazouge avec cette épitaphe funèbre et conclusive: « fais dodo, ma belle ! » est ainsi lisible dès l’incipit. Il est donc intéressant de « ne pas se perdre dans tel passage », de rechercher « un point de perspective », de « maintenir avec le livre une distance raisonnable » -qui passe par une relecture ou une vision d’ensemble- afin d’établir toutes ces mises en relation particulièrement signifiantes.
b) Il faut aussi découvrir les relations secrètes et les leitmotive
Mettre en relation la partie et le tout consiste également à repérer des effets de prolepse. Tous les portraits d’Emma sont faits selon le point de vue des hommes qu’elle va aimer : Charles, Léon et Rodolphe. Son bouquet de mariée brûlé par Emma renvoie à une sorte d’autodestruction (d’autocombustion ?) par le mariage. Il faut également analyser les analepses : la lettre de rupture de Rodolphe que Charles découvre après la mort d’Emma lui fait dire, ce qui est très ironique : « Ils se sont peut-être aimés platoniquement », mais elle sera sans doute cause de sa mort comme elle l’a été pour Emma. Elle annonce la découverte de toutes les autres lettres dans le tiroir secret du bureau d’Emma, dont il dira de manière prémonitoire pour lui-même : « C’est la faute à la fatalité ! ». D’autres procédés consistent à recourir à un leitmotiv narratif qui rythme le récit. Le personnage de Lheureux apparaît avant chaque catastrophe : l’adultère, l’abandon par ses amants, la ruine, le suicide, et celui de l’Aveugle ressemble à un motif d’accompagnement funèbre. En outre, la description d’un objet en apparence insignifiant peut être absolument emblématique du roman tout entier. La casquette de Charles : « c’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile »[25] est une sorte de métonymie grotesque du personnage et de son destin.
Dans les recueils poétiques, les leitmotive sont encore plus visibles et signifiants. Dans Les Contemplations de Hugo, le thème de l’ombre et de la lumière parcourt le recueil et instaure une dualité qui redouble à l’intérieur de chaque partie, de chaque sous-partie, et de chaque poème, la dualité structurelle, temporelle et narrative du livre scindé entre « Autrefois » et « Aujourd’hui » par la mort de Léopoldine. « Ce que dit la Bouche d’ombre » dernier poème, de la dernière partie « Au bord de l’infini », se termine ainsi :
« Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange
Criera : commencement ! »
On lit bien le livre d’un père terrassé par le deuil, « le livre d’un mort », mais ces antithèses (finiront/commencement ; l’ombre/un ange) récurrentes tout au long du recueil annoncent une ère nouvelle, celle que Hugo, le poète engagé, le poète mage, le poète banni contribue à créer.
c)Etre attentif à ce qui est tu, caché ?
Savoir « prendre une vue générale » de chaque œuvre, ce n’est pas seulement repérer des relations entre plusieurs passages, mettre au jour la composition implicite de cette œuvre, c’est aussi peut-être découvrir « L’image dans le tapis »[26], ce qui n’est pas immédiatement visible, car tu ou caché, mais qui est par là même signifiant.
L’Education sentimentale (1869), dont l’intrigue se situe autour de 1848, est singulièrement silencieuse sur cet événement historique capital. La « fusillade du boulevard des Capucines » est décrite comme insignifiante : « Ah ! On casse quelques bourgeois ! »3, s’exclame Frédéric, qui est bien davantage préoccupé par la conquête de Rosanette. Il est loin d’être un observateur crédible, au cours des émeutes qui suivent : « il lui semblait assister à un spectacle » (III, 1, p. 290). Le sac des Tuileries apparaît comme absurde : « dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la liberté, -immobile, les yeux grands ouverts, effrayante ». Quant à l’insurrection populaire de juin 48, elle est complètement passée sous silence et remplacée par l’épisode du voyage de Frédéric et de Rosanette à Fontainebleau. Ce sont les arbres qui disent le sens de l’événement, à la manière de la littérature romantique qui projette sur le paysage des états d’âme : « il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère », (III, I, p. 328). Eloquent par son silence et par ses ellipses, le roman évoque une crise de légitimité politique : les deux premières parties du roman sont censées se dérouler sur sept années, puis les cinq chapitres de la troisième partie s’étendent de 1848 à 1851, et enfin les deux derniers chapitres de 1851 à 1869 ! Remarquons enfin qu’aux trois soirées chez les Dambreuse (les Conservateurs) correspondent trois scènes dialoguées chez les Républicains (la soirée de la crémaillère, le punch chez Dussardier et la visite du club de l’Intelligence), qui renvoient dos à dos les deux partis sans prendre partie. Plus que la vacance du pouvoir et le chaos, c’est sans doute le vide absolu du personnage de Frédéric, voué à l’échec et au néant, comme cette révolution avortée et trahie, qui est suggéré ainsi.
Penser la littérature comme une série de rapports du microcosme au macrocosme permet donc bien en effet d’éviter toute vision myope, erronée ou trop simpliste. Elle permet de construire des significations souvent plus riches de sens et de comprendre davantage les œuvres. Ces doubles relations peuvent-elles alors se superposer ? Peut-on en envisager d’autres ? Sous quelles conditions ?
- Comment croiser ces doubles rapports, ou même en inventer d’autres?
a)Etablir une double relation du macrocosme au microcosme (un livre/la bibliothèque collective, un passage/le livre dans son ensemble)?
Le lecteur doit procéder ainsi s’il veut apprécier toutes les subtilités de Si par une nuit d’hiver un voyageur (1981) d’Italo Calvino. C’est le récit d’une lecture qui s’apparente à une quête du Graal,car le personnage du « Lecteur », auquel le récit s’adresse à la deuxième personne[27], est à la recherche de la suite d’un livre qu’il a commencé et qu’il ne peut terminer à cause d’une erreur d’impression. Il rencontre chez le libraire « la lectrice », à qui il est arrivé la même mésaventure, et dont il tombe amoureux. Ils partent en chasse, mais trouvent des manuscrits qui racontent d’autres histoires, dont on ne connaît jamais la suite et qui reflètent les tendances du roman contemporain (le réalisme merveilleux d’Amérique latine, la prose érotique japonaise, le roman policier…).
Le lecteur est invité à effectuer toutes les mises en relation possibles : procéder à la concaténation des titres des dix manuscrits, faire appel au « carré sémiotique greimassien » et oulipien, en remarquant que chacun des chapitres a été construit à partir d’un certain nombre de relations entre quatre termes, organisés différemment et parfois au carré :
-le lecteur qui est là…
-…lit le livre qui est là
-le livre qui est là conte l’histoire du lecteur qui est dans le livre
-le lecteur qui est dans le livre n’arrive pas à lire le livre qui est dans le livre[28]. Ce récit, s’il est dans la transtextualité, pratique également la mise en abyme à l’infini, l’autoréférence et la structure d’enchâssement circulaire, comme le prouve la fin de cette histoire, qui ne peut que rendre le lecteur perplexe et soucieux de bien comprendre toutes les relations construites par ce texte ne cessant de se remettre en question lui-même. Alors que le lecteur et la lectrice sont au lit, elle veut éteindre. Le récit s’achève sur cette réplique du lecteur : « Encore un moment, je suis juste en train de finir Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino » !
b)Des expériences qui débordent le cadre de la littérature (le roman-monde ?)
Certaines œuvres incitent le lecteur à aller encore plus loin dans les mises en relations qu’elles lui proposent.
La Vie mode d'emploi repose sur un projet fort semblable à celui qui anime son personnage central, Percival Bartlebooth (dont l’onomastique indique déjà des relations intertextuelles) : « […] saisir […] décrire […] épuiser, non la totalité du monde - projet que son seul énoncé suffit à ruiner - mais un fragment constitué de celui-ci : face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira d'accomplir jusqu'au bout du programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. » (chapitre 26) Dans ce livre, dont le sous-titre est romans au pluriel, Georges Perec décrit un immeuble parisien de huit étages, au 11 rue Simon-Crubellier dans le 17ème arrondissement, tel qu’il se présente le 23 juin 1975 à huit heures du soir. Comme si la façade en avait été retirée, son intérieur se dévoile à nos yeux, et Perec fait l’inventaire des lieux, des objets, des personnages qui s’y trouvent, de leur histoire personnelle, de celle de leurs ancêtres, ou de celle de leurs connaissances. Il insère des anecdotes, des tableaux imaginaires, des affiches publicitaires, des faits divers, de rigoureuses descriptions scientifiques, des recettes de cuisine, des listes en tout genre.
Le lecteur est invité à établir le plus de relations possibles entre chaque passage et la totalité du livre, mais elles sont souvent complexes : par exemple, Perec –il s’en explique dans son cahier des charges- a fait une coupe de l'immeuble qu’il a quadrillée comme un damier de 100 carrés (10 par 10). Il établit une grille par thème (style de mobilier, objets, animaux, formes, couleurs, ressort…). Chaque case de la grille de 10 par 10 contient un nombre qui se reporte à une liste (c’est un « carré gréco-latin »). Et le passage d'une pièce/chapitre obéit à une règle précise, la « polygraphie du cavalier » ou « algorithme du cavalier » : Perec tire les coordonnées à partir des coordonnées où se situe son cavalier virtuel dans la réalisation du chapitre (le chapitre 1 commençant arbitrairement dans la cage d'escalier en (6,4)).
L’appartenance de Perec à l’OULIPO invite également le lecteur à rechercher des énigmes, devinettes, rébus, jeux de mots, anagrammes, mots croisés, et à reconstituer le sens de cette œuvre-fragment du monde à la manière d’un puzzle.
Enfin Perec met également son œuvre en rapport à la bibliothèque, on l’a vu, et au monde réel : il s’est obligé à parler d'un événement du jour d'écriture, à insérer des citations...
D’autres entreprises visent à impliquer le lecteur à travers des relations qu’il doit établir entre l’œuvre et le monde afin qu’il ne se limite pas à la bibliothèque collective. Cette approche qui part de l’autobiographie pour aller jusqu’aux recherches de Truman Capote pour De Sang-froid (1966), mis en œuvre autour d’un fait divers, consiste à s’interroger sur ce que sont le réel et la vérité en littérature. Est-il possible de faire une œuvre d’art en racontant ce qui est ou a été sans transposition, variation, mise en fiction ? Pourquoi ? Avec quelle visées ? En passant du fait divers (L’adversaire), au récit d’une tranche de sa vie de fils, d’amant et de créateur (Un Roman russe) à D’autres vies que la (s)ienne, Emmanuel Carrère semble proposer une voie littéraire qui par la seule force du point de vue ou du cadrage dépasse la simple empathie pour emmener le lecteur à la découverte de relations entre sa vie, celles qui sont racontées dans ses livres, la vie du lecteur et le monde et le livre.
c)Le « vrai lecteur » : par quels autres réseaux de relation est-il orienté ou guidé?
Si le lecteur est invité à établir toutes ces relations, il est lui-même pris dans d’autres réseaux de relation, dont il doit avoir conscience et qui influent nécessairement sur les mises en relation qu’il est amené à opérer.
Tout d’abord, chaque lecteur est le produit et l’actant d’une histoire, de ce « culturel qui ordonne ce que nous croyons appartenir à une extrême singularité »[29]. Pensons aux études historiques qui opposent lecture féminine à lecture masculine, lecture des villes à lecture des campagnes, lecture intensive à lecture extensive, ou aux études sociologiques qui constatent la dimension sociale ou générationnelle de la lecture[30]. La réception enthousiaste de la Nouvelle Héloïse, de Paul et Virginie, de Chatterton, et de l’œuvre de Rimbaud où « des correspondants découvrent, à travers le romanesque et la fiction le sens de leur destin » en est l’illustration, de même les différentes lectures de L’Education sentimentale, mettant l’accent sur l’histoire d’amour avant 1968, puis sur les rapports à la politique après[31] !
Les analyses de Jauss, dans Pour une Esthétique de la réception sont catégoriques : « le problème de la subjectivité de l’interprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les différentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon pertinente que si l’on a d’abord reconstitué cet horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde toute compréhension individuelle d’un texte et l’effet qu’il produit »[32].
Tout lecteur se réfère également à sa bibliothèque réelle, virtuelle, intérieure ou collective. En effet, lorsque nous appréhendons un livre, le nom de l’auteur, le genre du livre, le lieu d’édition, les critiques, le savoir scolaire, et tout ce qui relève de la « paratextualité » selon Genette, nous placent dans un certain état de réception, propice à élaborer déjà des mises en relations productives. C’est ce que prouve a contrario l’expérience relatée par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie qui montre l’échec du « close-reading » une lecture entièrement émancipée des données biographiques et culturelles. Richards, dans les années 20, l’a fait pratiquer à ses étudiants de Cambridge, en leur proposant d’analyser un poème, sans savoir qui en était l’auteur. Les résultats furent désastreux : « L'ensemble de ces déficiences faisait obstacle à l'effet du poème sur les lecteurs »[33].
Le lecteur n’est donc pas aussi libre qu’il le pense. Il est sous influence et se voit même imposer, sans qu’il s’en rende toujours compte des devoirs implicites que la culture dominante, l’école, l’université ou la critique font peser sur le lecteur, du moins lorsqu’il doit construire un discours, une analyse, c’est-à-dire parler de ses lectures. « En lecture littéraire, la lecture est donc responsabilisée. Le lecteur ne peut plus dire n’importe quoi, il doit se conformer. A ce point, le lecteur doit respecter des paramètres, qui ne sont plus ceux de la situation de lecture établie lors de la progression initiale privée mais ceux légitimés par les institutions et les communautés interpellées. Il ne s’agit plus alors de savoir si la lecture a été réussie ou non mais bien plutôt de savoir si elle est conforme aux critères en jeu et si en fonction d’eux, elle est juste ou fausse. La valeur de ces lectures, interprétations ou analyses ne dépend donc pas des textes eux-mêmes mais bien des institutions, des discours déjà reçus. Le choix des mandats influe non seulement sur l’importance de l’effort consenti à la compréhension du texte mais en plus sur le pouvoir des communautés mesurant la valeur de cet effort, la littérarité de la lecture. Ce pouvoir est décisif, lorsque l’entreprise de compréhension s’insère dans un paradigme critique ou théorique reconnu ; il est neutralisé, lorsque l’acte est surtout privé, une progression échappant à tout contrôle. Il y a des avantages quelquefois à taire ses lectures.»[34], comme le rappelle Bertrand Gervais.
Ce mode de lecture qui vise à établir des relations entre la bibliothèque et l’œuvre, l’œuvre et un extrait de l’œuvre, la bibliothèque et le monde, est fondé sur des rapports académiques validés par un « vrai lecteur » soucieux de réfléchir à la littérature, et donc ne prenant en compte que des classiques ou des chefs d’œuvres et s’appuyant sur des normes et des règles précises.
Mais qu’en est-il aujourd’hui alors que la démocratisation de la lecture se veut la plus large possible, et quand le nouveau lecteur (post-moderne, libéré, revendiquant ses « droits »[35] de lecteur, mais oubliant ses devoirs, se voulant créatif…) applique à la lettre cette pratique à l’ « ensemble des livres », à « l’ensemble de tous les autres » ? Quelles sont les dérives, les risques ou les impasses d’une telle lecture qui incite à établir coûte que coûte des rapports, des mises en relation, à tout va?
- Quelles sont les dérives possibles de ce mode de lecture, lorsqu’on l’applique à « l’ensemble des livres », lorsqu’on ne cadre plus sa démarche par le format de son encyclopédie (Eco).
- Perte ou modification de la construction du sens
a)Dérégulation des rapports du lecteur à sa bibliothèque : le lecteur collectionneur mais plus lecteur.
Certains lecteurs risquent d’entretenir des rapports dévoyés à leur bibliothèque. Ce premier type de lecteur est celui qui pousse tellement loin sa volonté de mettre en relation ses livres, sa bibliothèque et le monde, qu’il arrête de lire pour devenir une sorte de collectionneur à la subjectivité folle, envahissante et délirante.
Huysmans, dans A Rebours (1884), présente un héros-dandy, Des Esseintes, au lourd atavisme, qui construit un rapport pervers à sa bibliothèque décadente. Son amour de la poésie -Baudelaire et Mallarmé sont cités de très nombreuses fois- correspond à sa fascination pour la répétition, le rituel, la construction fantasmatique et intellectuelle, la fragmentation, la sélection, la raréfaction… Mais ses manies de collectionneur finissent par remplacer son goût pour la lecture : ses exemplaires sont imprimés sur des papiers fabriqués pour lui seul, son Baudelaire est relié en peau de truie. D’ailleurs, on le voit plus « palper » ses livres, les « humer » que les lire -il les connaît par cœur. Il se contente de conserver ses livres, de les ranger, d’en faire des objets ornementaux. C’est une sorte de mort-vivant qui se retire du monde pour vivre comme dans un livre au sens propre : « Il se résolut en fin de compte, à faire relier ses murs comme des livres » (chapitre I), mais dont les livres eux-mêmes sont (en)fermés : ils seront d’ailleurs mis dans des caisses pour déménager à la fin du récit. Le lecteur semble transmettre sa névrose à sa bibliothèque décadente, qui paraît rongée du même mal que lui : « cette clinique cérébrale où, vivisectant dans une atmosphère étouffante, ce chirurgien (Poe) spirituel devenait dès que son attention se lassait, la proie de son imagination qui faisait poudroir, comme de délicieux miasmes, des apparitions somnambulesques et angéliques, était pour Des Esseintes une source d’infatigables conjectures […] mais maintenant que sa névrose s’était exaspérée, il y avait des jours où ces lectures le brisaient, des jours où il restait, les mains tremblantes, l’oreille au guet, se sentant, ainsi que le désolant Usher, envahi par une transe irraisonnée, par une frayeur sourde »[36] .
A l’opposé, on trouve des tentatives de classement apparemment plus objectives et rationnelles qui se révèlent tout aussi délirantes, sinon plus. Comme le rapporte ironiquement Perec dans ses « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres »[37] : « Tout le monde n’a pas la chance d’être le capitaine Nemo », du livre de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, dont il cite le projet : « le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit… ». « Les 12000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés, ont été classés une fois pour toutes … » et Nemo ne dérangera pas une telle ordonnance : les livres resteront tous classés, mais inutilisés, voués à disparaître, tout comme Nemo sera un personnage rigide, inamovible, incapable de la moindre remise en question. Or Nemo, c’est « personne » : son entreprise est vouée à l’échec et à la disparition !
Le rapport à la bibliothèque devrait en effet être une opération du type « Penser/Classer», c’est-à-dire de mise en relation, pour emprunter le titre de Perec, qui constate dans les « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres » de ce même livre, cette dérive : « Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières. »(p.31).
Est-ce parce que le lecteur est constamment confronté à la difficulté, voire à l’impossibilité de ce classement ? Perec s’amuse en décrivant tout d’abord les calculs compliqués d’ « un ami » qui « conçut un jour le projet d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K=361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z » (pp.31-32). Les ouvrages deviennent des œuvres complètes, puis des auteurs, puis des thèmes ! Ce n’est qu’ainsi qu’il parvient à maîtriser l’accroissement exponentiel de sa bibliothèque. Mais l’absurdité des calculs renvoie à l’impossible maîtrise de la bibliothèque collective : chaque lecteur se limitera à un nombre K de livres qu’il s’approprie, sans pourtant ignorer qu’il en existe d’autres.
Un deuxième problème consiste proprement à ordonner le classement de tous ces livres. Perec s’amuse à dresser des listes des « Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres », puis des « Endroits d’une pièce où l’on peut disposer ses livres », puis des « Choses qui ne sont pas des livres et que l’on rencontre souvent dans les bibliothèques », et enfin des « manières de ranger les livres ». Il recense les classements suivants :
« alphabétiques
par continents ou par pays par couleurs
par date de parution par formats par genres
par grandes périodes littéraires par langues
par priorité de lecture par reliures par séries »
Généralement, non seulement toute bibliothèque est une combinaison maladroite et insatisfaisante de tout cela, mais il y a en plus des classements stables, des classements provisoires, et certains livres sont plus faciles à ranger que d’autres (comme les exemplaires de la Pléiade). Toute cette tentative de mise en ordre est un échec et ne fait que révéler l’« illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable » et la puissance du hasard !
Le lecteur ne doit pas oublier que la bibliothèque n’est pas un but en soi. Elle doit se laisser envahir, contaminer par la vie et ses contingences : « Il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout » (p.42) ! Mais surtout elle doit inciter à lire ! C’est elle qui permet des carambolages, des rencontres inattendues, quoique peu signifiantes. Le plaisir fugace (ou coupable ?) et le dilettantisme prennent le pas sur une réflexion organisée et constructive : « Le désordre d’une bibliothèque n’est pas en soi une chose grave ; il est de l’ordre de « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » ; on croit toujours que l’on saura d’instinct où l’on a mis tel ou tel livre […]. Car le rangement est une « opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de provoquer des surprises agréables. […] On redécouvre un livre, au lieu de finir de ranger, on lit ce livre ! ».
b)Dérégulation des rapports à la réalité : le lecteur qui établit des rapports excessifs entre le livre et le monde, entre le livre et lui-même
Une autre grave dérive pour le lecteur consisterait à confondre la littérature et le monde. On connaît la folie de personnages de roman, comme Don Quichotte, happé par la « machine à rêves » qu'est le roman. Il en vient à croire à la réalité de la fiction et à projeter la fiction sur le réel. Cherchant à imiter le roman dans la vie, il tombe dans la folie : « ainsi, à force de peu dormir et de tant lire, son cerveau se dessécha de telle sorte qu'il en vint à perdre le jugement » (I, Chapitre 1). On ne revient pas non plus sur le cas de Madame Bovary… On connaît également le triste destin de personnages de romans qui ont voulu faire de leur vie une œuvre. Car confondre le livre avec la vie ou avec la réalité est, certes, un mode fautif de lecture qui marque une méconnaissance de la distinction entre l’art et la réalité, c’est selon Proust, une « idolâtrie » qui consiste à prêter vie à la dignité de l’art comme à prêter à la vie les valeurs de l’art : Swann, par exemple, tombe amoureux d’Odette qui n’est « pas son genre », car elle lui rappelle un tableau de Botticelli. Certains individus réels, comme Jacques Vaché, qui ont voulu faire de leur vie une œuvre, se sont également brûlé les ailes.
Alors, qu’en est-il de « l’horrible danger de la lecture », pour emprunter à Voltaire un titre bien évidemment ironique puisqu’il dénonçait la censure, le fanatisme et l’intolérance ? Y a-t-il de véritables dangers pour un vrai lecteur qui s’adonnerait à la « fureur de lire »[38] ? C’est surtout à partir de la « révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle »[39] que la lecture passionnelle va être attaquée. Tissot, dans De la Santé des érudits (1768) fait une mise en garde parallèle contre les dangers moraux et physiques de l’onanisme et ceux de la lecture ! Selon lui, ils provoquent « des ramollissements, des engorgements, des ballonnements et des obstructions dans les intestins (...) des coagulations et des vices sanguins, des excitations et un relâchement du système nerveux, des états de langueur et de mollesse dans tout le corps »[40] ! Au XXe siècle, la mère du narrateur du Lecteur de Pascal Quignard utilise les mêmes arguments pour combattre cette fureur de lire : « Qu’est-ce que ça veut dire de lire comme ça tout le temps ? La moutarde me monte au nez. Tu traînasses. Tu abîmes le fond de ta culotte. Regarde la mine que tu as. Tu ne pourrais pas un peu prendre l’air comme fait tout le monde ? »[41] Et Pierre Michon, dans les Vies minuscules, décrit le « corps immobile » de celui qui attend trop de la lecture. Toutes ces attaques ne disent que la fascination vitale que la lecture exerce sur le lecteur[42] et que l’envie ou l’incompréhension des autres, qui ont le sentiment de ne pas appartenir au même univers.
Pourtant le vrai danger d’une folie de lecture semble concerner davantage les œuvres lues que le lecteur lui-même qui ne peut s’identifier avec ses personnages de lecteurs-là. Don Quichotte nous fait rire, mais on brûle sa bibliothèque, le personnage d’Emma nous émeut, mais on se gausse de la littérature romantique !
En effet, si la réception d’un livre par un lecteur est trop cloisonnée, orientée, fermée, il peut non seulement passer à côté de la « signification véritable » d’une œuvre, mais même la fausser, s’il la plie trop à son aune, s’il opère trop de distorsions subjectives. M. Blanchot caractérise le projet de J-P. Sartre analysant l’œuvre de Baudelaire, de Genet ou de Flaubert, plus comme une « épiphanie »-apparition- que comme un éclairage lucide. Il souligne également le danger du mimétisme : l’auteur est vu comme un membre de la famille –L’Idiot de la famille- et l’œuvre comme un espace de résonance pour une sensibilité particulière.
Considérer chaque livre comme la partie d’un tout, en prendre une vue générale afin de l’insérer dans la bibliothèque collective, font oublier les enjeux propres à chaque œuvre. Un lecteur de la bibliothèque, dans Si par une Nuit d’hiver, un voyageur, souligne les distorsions qu’une telle réception impose au livre: « chaque nouveau livre que je lis vient s’insérer dans le livre complexe, unitaire qui forme la somme de mes lectures. Cela ne se produit pas sans effort : pour composer ce livre général, chaque livre particulier doit se transformer, entrer en rapport avec les livres lus précédemment, en devenir le corollaire, le développement, la réfutation, la glose ou le texte de référence » (p. 284).
Une approche trop orientée, trop subjective et trop méthodique qui propose une vue d’ensemble d’une œuvre ou de la littérature risque donc de passer à côté de la signification véritable de l’œuvre ou de la bibliothèque.
c)Dérégulation des systèmes de valeur : toutes les mises en rapport deviennent possibles
Les modifications ou déformations que le lecteur peut faire subir au livre risquent de frôler l’absurde et le non-sens, comme le prouve la représentation allégorique des rapports du lecteur à sa bibliothèque, et de la bibliothèque au lecteur, dans le récit de Borgès, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de son recueil Fictions où il décrit l’œuvre de Pierre Ménard, qui a réussi à (ré)écrire quelques chapitres du Don Quichotte : « Cette œuvre, peut-être la plus significative de notre temps, se compose des chapitres IX et XXXVIII de la première partie du Don Quichotte et d’un fragment du chapitre XXII […] il ne voulait pas composer un autre Quichotte –ce qui est facile- mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original.[…] le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche (plus ambigu, diront ses détracteurs, mais l’ambiguïté est une richesse) » !
Cette nouvelle va encore plus loin en nous invitant à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide, ou à attribuer L’Imitation de Jésus-Christ à Céline ou à Joyce, par une « technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées » !
Cette liberté totale de la lecture borgésienne qui ne reconnaît plus aucun système de valeurs, mais qui prône l’anachronisme, le refus des académismes, le relativisme absolu, propose peutêtre une pirouette, comme P. Bayard avec son titre Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, mais entérine la déconstruction du sens par une mise en avant du lecteur postmoderne, comme s’il était co-créateur de l’œuvre, par la réception qu’il en fait, au détriment de l’effet que le livre peut avoir sur lui.
- Modification, dévoiement, rejet, de la transmission académique
a)La transmission scolaire
Remettre en jeu la construction académique du sens de la lecture ne peut que remettre en cause l’approche scolaire traditionnelle, par effet de domino.
Si l’on peut se réjouir de la démocratisation de la lecture qui vise à faire de chaque élève un lecteur, on doit néanmoins repenser une transmission scolaire qui est surtout construite pour satisfaire aux besoins des « héritiers » comme l’a démontré P. Bourdieu et même sans s’attarder sur l’illettrisme ni sur l’échec scolaire, il est utopique d’imaginer que chaque « apprenant » deviendra un vrai lecteur qui aura le goût de la lecture. De fait, ce loisir est désormais concurrencé par tellement d’autres loisirs plus attractifs pour les jeunes qu’on peut craindre que les « vrais lecteurs » ne se fassent de plus en plus rares.
Ensuite, la lecture enseignée en classe de collège ou de lycée passe nécessairement par des contenus « séquencés », plutôt que mis en rapport avec la bibliothèque collective. On enseigne la littérature à partir d’extraits –même pour les œuvres intégrales-, de groupements de textes, et de manuels qui sont des anthologies. La lecture des œuvres intégrales passe par une vérification qui tend là encore à découper le texte en extrait, au lieu d’en proposer une vue générale. Plus que d’opérer des relations, il s’agit plutôt de classer, découper, disséquer en séances, en « séquences », en programmes, en groupements de textes, en explications de texte.
C’est tout le savoir-lire[43] tel qu’il est transmis aujourd’hui par l’explication de texte, et tel qu’il est évalué, qui est remis en jeu par Bayard[44] et qui nécessite sans doute d’être repensé en profondeur, par les concepteurs de programme (programmes qui sont d’ailleurs en pleine modification), mais aussi par chaque enseignant. Pour communiquer à ses élèves le plaisir de la lecture, doit-il oublier ou valoriser les savoirs et les règles, qui leur permettront d’établir les relations dont venons de parler, qui feront d’eux de vrais lecteurs ? Le modèle à suivre, avec toutes les réserves nécessaires quant à la transposition didactique, serait peut-être Jean-Pierre Richard dans ses « Microlectures », visant à comprendre en profondeur, les extraits d’oeuvres qu’il sonde, les explorant comme au microscope afin non pas d’isoler, mais de mettre en relation les éléments du texte.
b) La transmission critique : rejeter les approches critiques objectives au profit d’une subjectivité qui pratique des associations peut-être pertinentes
(préférences) mais qui fait régner la sophistique (le règne des opinions)
De même que l’enseignement académique, dirigiste et magistral est contesté, de même la critique littéraire semble de plus en plus rejeter les approches objectives au profit d’une subjectivité qui pratique des associations peut-être pertinentes, qui revendique des « préférences » pour paraphraser Gracq, mais qui favorise une sorte de sophistique par le règne des opinions qu’elle étale. Balzac, dénonçait déjà ce fait dans Les Illusions perdues. Lousteau enseignait à Lucien comment critiquer un bon livre pour le détruire : commencer par faire l’éloge puis le critiquer, « étouffer le livre entre deux promesses »[45]. Lucien, après avoir publié une telle critique de l’ouvrage de Nathan, se voit dans l’obligation d’écrire son éloge. Il reçoit une nouvelle leçon et découvre que l’on peut affirmer une chose puis son contraire : « chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est l’envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie », (p. 299). La critique est devenu un jeu de pouvoir et d’ego, dont Oscar Wilde peut se gausser en affirmant : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer » !
c) La transmission littéraire : mettre en rapport lecture et écriture
Cette subjectivité revendiquée ne peut donc qu’introduire des rapports eux aussi déréglés au livre et à la bibliothèque, quand le lecteur se voit comme un créateur en puissance, à l’image de M. Teste qui ne veut pas brider sa créativité : « je demeure peu lecteur, car je ne recherche dans un ouvrage que ce qui peut permettre ou interdire quelque chose à ma propre activité »[46] !
En effet, dans une société qui valorise la relativité des valeurs, la toute puissance de l’individu, le rêve d’une créativité exacerbée et unanimement partagée, les rapports entre lire et écrire sont à penser avec prudence. Certes, Sartre en fait les deux parties de son autobiographie Les Mots, et montre comment c’est en lisant qu’il est devenu écrivain. Certes, Julien Gracq applique sa formule En lisant en écrivant (1980), dans les Lettrines (deux essais qui mélangent fragments autobiographiques et réflexions sur l’art et la littérature), dans La Forme d’une ville (1985)et dans Autour des sept collines (1988) (Carnet de voyage d’un artiste habité par d’autres œuvres), et montre superbement comment écriture et lecture se contemplent en miroir. Mais ces réussites littéraires conduisent à des dérives qui consistent à vouloir faire de tout lecteur un auteur ! Ce qui est un leurre. Lire n’est pas nécessairement le corollaire d’écrire.
Le « vrai lecteur » se trouve donc aujourd’hui privé de repères fixes, et nous en avons vu les dérives, les risques et les échecs. Quelles en sont les conséquences sur le lecteur ? Comment s’en trouve-t-il lui aussi transformé ?
- Modification de la figure de « vrai lecteur »? Quelles figures émergent ? Comment permettent-elles d’inventer de nouveaux rapports ?
a) Le nouveau lecteur conscient des limites de sa mémoire mais libéré ?
Comme le rappelle Bayard, le « vrai lecteur » est en effet constamment trahi par sa mémoire. Aujourd’hui que nous sommes passés à l’ère informatique et que tant de béquilles informatiques existent et que tant d’informations circulent, le lecteur a de plus en plus la mémoire hypotrophiée, et perd l’habitude de l’utiliser, en témoignent les appels émus aux enseignants pour qu’ils préservent l’apprentissage de poèmes par cœur. Le vrai lecteur sait qu’en poésie, la lecture n’est qu’une étape avant la mémorisation parfaite du poème, qui pourra le restituer à l’identique, et qui ne peut fonctionner si un vers ou une syllabe sont oubliés. Pourtant ce lecteur, même doté d’une excellente mémoire, ne peut s’empêcher de remplacer au fil du temps les livres qu’il lit par des alias, des « livres-écrans » qui lui permettent, malgré l’oubli, une certaine maîtrise de sa bibliothèque virtuelle[47] ! Montaigne exprimait déjà cette fragilité au XVIe siècle : « il m’est advenu plus d’une fois de reprendre en main des livres comme récents et à moy inconnus, que j’avoy leu soigneusement quelques années au paravent et barbouillé de mes notes »[48]. Loin de l’handicaper, c’est peut-être cette lecture « a sauts et à gambades » qui a permis à Montaigne de piocher dans la bibliothèque collective, en s’en remettant au hasard, au plaisir, à ses souvenirs subjectifs, à ses intuitions, qui lui a permis d’inventer une œuvre d’une telle liberté et créativité, qu’elle paraît d’une modernité inégalée.
b) Le nouveau lecteur névrosé mais joueur
Le nouveau vrai lecteur est donc bien conscient de son instabilité et de sa discontinuité : « cette oscillation du sujet lisant entre la force hallucinatoire des opérations imaginaires et la distanciation imposée par la partie du « moi » demeurée consciente explique la complexité de l’activité lectrice. Le lecteur, loin d’être un sujet stable et unifié, passe sans cesse, au fil du roman, d’une position de lecture à une autre »[49].
Michel Picard[50], puis Vincent Jouve ont analysé ces différentes instances : « le lecteur est toujours plus ou moins confusément partagé entre trois attitudes de croyance : il sait qu’il a affaire à un monde imaginaire ; il fait semblant de croire ce monde réel ; il croit effectivement ce monde réel à un niveau dont il n’a pas conscience. Ces régimes de croyance, distingués pour les besoins de l’analyse, sont imbriqués les uns dans les autres au cours de la lecture : ils se superposent et se chevauchent dans tout roman, même si, selon les textes, l’un est privilégié par rapport aux autres. Dans tous les cas, c’est la curiosité qui fonde le désir de lire, curiosité intellectuelle, affective ou pulsionnelle » (p.82).
C’est pourquoi, selon Jouve : « le roman existe pour combler un manque, une absence. Cette mélancolie du lecteur, ce besoin de faire du plein avec du vide, a sa source dans la « nostalgie de l’objet perdu » décrite par la psychanalyse. L’objet perdu, pour le sujet, c’est la mère : la force du lien entre texte et lecteur est comme l’écho lointain de la relation à la mère. Ce qu’on recherche si passionnément à travers la lecture, c’est la clé de son mystère », (p.90). Cette hypothèse est confirmée, selon lui « par la tendance voyeuriste qui sous-tend le plaisir de lire » (p.90). Le lecteur apparaît bien infantilisé et fragilisé, pour ne pas dire névrosé.
Mais cette pulsion -transgression, curiosité libido sciendi…- relève aussi justement du « game », selon la définition qu’en donne Michel Picard, dans La Lecture comme jeu, par opposition au « playing » : le playing représentant tous les jeux de rôle et de simulacre, fondé sur l’identification à une figure imaginaire, le game, les jeux de type réflexif, nécessitant savoir, intelligence et sens stratégique.
Le lecteur se sait ainsi fragile, mais il réaffirme par la notion de jeu, le plaisir ineffable de la lecture.
c)Les tentations du nouveau lecteur : provoquer, brûler la bibliothèque, disparaître ?
Le nouveau « vrai lecteur » est parfois tenté d’expérimenter ou d’affirmer cette créativité et ce plaisir par des déclarations ou des performances parfois extrémistes, qui relèvent de la provocation. Rousseau déclarait déjà dans Emile : « je hais les livres : ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas »[51] : il oppose la lecture à la vie et à ses expériences autrement plus formatrices. J.-M. Goulemot rapporte comment Barthes avait choqué tout un congrès de professeurs en déclarant lire avec le plus de profit aux toilettes[52] !
La provocation peut aller jusqu’à une pulsion destructrice à l’égard des livres. Cette pulsion ne cesse de resurgir aux périodes de transition et souligne la dimension politique et idéologique de la lecture. Que l’on se souvienne des incendiaires de la bibliothèque d’Alexandrie[53], dont le film Agora d’Alejandro Amenábar sorti en 2009 en donne justement une représentation saisissante et pleine d’échos contemporains ! En effet, la littérature ou l’art[54]se plaisent à représenter ce fantasme : mettre le feu à la bibliothèque. On a déjà mentionné l’autodafé de la bibliothèque de Don Quichotte. La bibliothèque du visionnaire Nemo ne brûle pas, mais est broyée et noyée par un maelström ! Umberto Eco dans Le Nom de la Rose, présente un Moyen-Âge en plein bouleversement : le moine Jorge, tenant de l’obscurantisme, empoisonne les pages du livre d’Aristote sur le rire pour tuer ses lecteurs et finit par faire brûler la bibliothèque de l’abbaye toute entière. Borgès raconte, dans la nouvelle « La Muraille et les livres » in Autres Inquisitions (1952), comment l’Empereur chinois, Chi Hoang-ti, qui aurait édifié la muraille de Chine, aurait également fait brûler « tous les livres antérieurs à lui » car il voulait que l’histoire démarre avec lui. Quant au titre Farenheit 431 de Ray Bradbury, Denoël, 1955, il indique la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume et présente une société totalitaire du futur dans laquelle on brûle les livres et les lecteurs.
Le lecteur est même amené à disparaître lui-même -comme par consomption ou immolation?- dans le livre éponyme de Pascal Quignard : « lecteur, fantôme, trace, vapeur » (p.134), « Disparu dans la mort ? Descendu chez les morts ? Frappé de la terreur ? Confondu des images ? Suicide ? Forfanterie ? Croyance d’amour ? Feu de bibliothèque5 ? Feu de place publique ? Mélancolie tirant à l’être les âmes exhalées ? Défaut que requiert la lecture ? Manque que suppose le désir ? Déception qui ouvre à la métamorphose ? (…) L’errant de livres en livres ? (…) Brûlé sur la place d’Ephèse ? A la place d’un livre ? Rêve ? Désespoir ? (…) Absent ? Disparu ? Ou héros de roman ? Ou livre ? » (pp. 140-141).
Cette série d’interrogations -non rhétoriques- n’apporte aucune réponse, mais affirme bel et bien la dissolution irrémédiable du lecteur. Dissolution contre laquelle l’écrivain semble lutter en vain et avec une certaine mélancolie, puisque ce récit se termine ainsi : « Que faisaisje alors ? J’ai écrit ce livre. J’ai regardé croître les pierres. » (p.147).
La pratique de lecture proposée par Valéry et Bayard (mettre en relation un livre avec tous les autres, un passage avec l’ensemble du livre, trouver d’autres relations…) poussée jusqu’au bout de sa logique (penser tous les rapports possibles et sans limite) révèle les dérives et les apories auxquelles est confronté un vrai lecteur aujourd’hui. Où se trouve le vrai sens ? Comment faire une vraie transmission des pratiques de la lecture ? Comment être un vrai lecteur ? Tout semble remis en question. Les règles, les académies, les certitudes ne sont plus de mise dans une société relativiste et tolérante, ouverte et moderniste.
Comment espérer sortir le lecteur de ce véritable état de déréliction moderne ? Est-ce possible ? Faut-il penser un retour à un académisme ou peut-on envisager de nouvelles pratiques ou compétences de lecture qui permettent de réfléchir à la littérature autrement ?
- Comment lire autrement ? Faut-il revenir en arrière ou proposer de nouveaux repères ou compétences ?
- Constatation : situation de la bibliothèque, du « vrai lecteur », de la littérature aujourd’hui. Comment repenser la bibliothèque et le rapport à la littérature ?
a)Nouveaux rapports du lecteur à la bibliothèque : la fin de la « galaxie Gutenberg », est-elle la mise en péril de la bibliothèque ?
Nous vivons la fin de la « galaxie Gutenberg ». Pourtant le lecteur d’aujourd’hui, qui fait défiler sur son ordinateur les pages de son texte, procède de la même manière que le lecteur de l’Antiquité qui lisait des rouleaux… Régression ou avancée technologique : nul ne le sait encore. Même si les bibliothèques ne sont pas brûlées, elles sont concurrencées par la numérisation galopante des documents et se transforment insensiblement en lieux-musées, fermés, hors du monde, hors du temps et hors de la vie[55] ou en lieux transitoires et utilitaires pour les étudiants à la veille d’examens.
En fait, la bibliothèque collective ne semble exister dans l’espace public, collectif et imaginaire que lorsque les livres sortent de la bibliothèque. Trois affaires récentes le prouvent. L’œuvre littéraire est visible lorsqu’elle se transforme en document polémique. Le roman de Yannick Haenel, Jan Karski, paru en septembre 2009, à l’instar des Bienveillantes (2006),de Jonathan Littell, occupe de ce fait une place médiatique importante. La première partie qui revient sur l’entretien tronqué du résistant polonais dans « Shoah » est accusée de « parasitage », par Claude Lanzmann, considérant que « le mot plagiat conviendrait aussi bien ». La deuxième partie qui résume l’autobiographie de Karski est appelée « paraphrase ». Enfin, la dernière partie intitulée « fiction » qui invente les pensées, les répliques qu’a pu avoir ce héros à certains moments de sa vie, est traitée de « truquage », de « falsification de l'histoire et de ses protagonistes », et d'« élucubrations » aboutissant à un récit « faux de part en part ».Yannick Haenel est simplement accusé d’avoir écrit un « faux roman » au motif paradoxal qu'il y abuserait de la fiction !
Ensuite, Marie NDiaye a plus fait parler d’elle par la polémique autour du « devoir de réserve » des écrivains et des Prix Goncourt que par son prix et son œuvre.
Enfin l’essai de Bernard-Henri Lévy, De la Guerre en philosophie, suscite également un emballement médiatique, culturel et mondain, non parce qu’il n’a pas suffisamment vérifié ses sources et hanté justement la bibliothèque, mais parce qu’il a utilisé comme source pour s’en prendre à Kant ce qui n’était qu’un canular. Il s’est fait piéger par un journaliste du Canard enchaîné qui a publié, sous le nom de Botul, des essais pour le moins iconoclastes et provocateurs : La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant ou Landru, précurseur du féminisme( !) Kant dans l’affaire est oublié : les médias ne parlent plus que de Botul : ce qui est une façon de, sinon brûler, du moins renverser, mettre à terre la bibliothèque.
Tous les repères moraux, génériques, idéologiques et littéraires qui fondaient le rapport des lecteurs au livre sont bouleversés. S’agit-il de penser que la littérature est dans tout, et que tout est dans la littérature ? Ou doit-on constater, au contraire la disparition de la littérature de la sphère sociale ?
b) Rapports du lecteur à l’autre, au monde : s’isoler, faire partie d’un monde à part ?
Un Julien Sorel affirmant sa singularité et son ambition par ses lectures apparaîtrait aujourd’hui comme anachronique. Le livre est devenu un emblème de la solitude mélancolique, comme le constatait déjà Proust : « On aurait tant voulu que le livre continuât, et si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie (…) ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu’un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, (…) occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire »[56].
Il n’est même parfois qu’un accessoire de mode ou de décoration, comme en témoigne la célèbre photo de Marilyn la montrant en train de « lire » Ulysse de Joyce ! Si le livre pouvait apparaître comme un discriminant social et un instrument de pouvoir auparavant, il est désormais contré par d’autres gadgets et a perdu son aura.
Les lecteurs, quand ils existent encore, ont le sentiment de faire partie d’une sorte de monde à part, fantastique presque, comme le suggère Michel Foucault : « c’est au contraire la veille, l’attention inlassable, le zèle érudit, l’attention aux aguets. Un chimérique peut naître de la surface noire et blanche des signes imprimés, du volume ferme et poussiéreux qui s’ouvre sur un envol de mots oubliés ; il se déploie soigneusement dans la bibliothèque assourdie, avec ses colonnes de livres, ses titres alignés et ses rayons qui la ferment de toutes parts, mais baillent de l’autre côté sur des mondes impossibles. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe. (…) On ne porte plus le fantastique dans son cœur ; on ne l’attend pas non plus des incongruités de la nature : on le puise à l’exactitude du savoir ; sa richesse est en attente dans le document. Pour rêver il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire »[57]. Comment repenser alors l’acte de la lecture aujourd’hui, pour que cette injonction finale ne soit pas qu’un vœu pieux ?
c) La survie de la littérature comme otium ?
Si, dans une époque hédoniste, individualiste et transgressive, « La Lecture comme un jeu » de Picard, ou « Le Plaisir du texte » de Barthes ou la « lecture comme un braconnage »[58],peuvent obtenir une certaine audience et revaloriser la lecture, peut-être faut-il aussi revaloriser l’expérience de la révélation existentielle constructive que permet la lecture. C’est par exemple l’expérience de la complexification du temps dont on prend conscience par le changement de rythme qu’occasionne la lecture de poèmes. C’est surtout la révélation de ce que l’on est profondément et singulièrement au contact de la pensée d’un autre : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même », car « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit cet autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune »[59]. Italo Calvino, dans Pourquoi lire les classiques, rappelle en effet que : « Notre classique est celui qui ne peut pas nous être indifférent et qui nous sert à nous définir nousmêmes par rapport à lui, éventuellement en opposition à lui. »[60]1 En effet, chaque lecteur est appelé à fonder la poétique de lecture sur la singularité de cette activité par rapport aux autres activités humaines, mais aussi singularité de sa propre lecture par rapport à celles que pourraient faire d'autres lecteurs…
Il s’agirait en fait de redéfinir la lecture comme otium, au sens antique du terme de loisir studieux qui caractérise l’homme vraiment libre, qui est la condition même de la réflexion et …de l’écriture et qui était l’idéal déjà professé par Montaigne: « je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honneste amusement ; ou si j’estudie, je n’y cherche que la science qui traicte de la connaissance de moy mesme, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre »[61], mais qui est toujours d’actualité [62].
Repenser comme otium donc, les rapports du lecteur au livre, à la bibliothèque, en tenant compte des évolutions iconoclastes, mais en évitant les erreurs et les dérives déjà vues, nécessite d’inventer d’autres cadres, d’autres normes de lecture. Quels peuvent-ils être?
- Comment inventer des cadres normatifs ? Comment mettre en rapport la liberté du nouveau lecteur avec la rhétorique de la lecture ?
a)La lecture comme raptus ?
L’expérience de la lecture est souvent vécue et représentée comme un raptus. La description du tableau de Simone Martini, L’Annonciation, (1333), qui se trouve à Florence, à la Galerie des Offices, par le livre Les Femmes qui lisent sont dangereuses, est particulièrement signifiante : La Vierge « couvre de sa main ce livre qu’elle est en train de lire tout en introduisant son pouce à la page où elle a été interrompue. C’est dire que le livre l’emportait ailleurs, dans un ailleurs dont elle ne veut pas perdre le fil, même si ce que lui dit l’Ange crée le séisme. […] Livre captateur ? Livre dévorateur ? Livre qui fait oublier aux femmes -même à Marie- qu’elles sont d’abord et avant tout des mères ? Femme et livre. Raptus. Emportement dans le monde de l’imaginaire. Oubli des autres. Coïncidence avec soi. »[63]. Cette expérience en concurrence avec l’expérience spirituelle suggère la dimension sacrée, la forme d’absolu et le « miracle » de la lecture[64], qui ne doit pas faire oublier néanmoins au lecteur, que par sa lecture, il n’accède ni à l’œuvre, ni à « la signification véritable de l’œuvre, comme le rappelle Blanchot, dans L’Espace littéraire :
« La lecture n’est pas une conversation, elle ne discute pas, elle n’interroge pas. Elle ne demande jamais au livre et, à plus forte raison, à l’auteur : « qu’as-tu voulu dire au juste ? Quelle vérité m’apportes-tu donc ?» La lecture véritable ne met jamais en question le livre véritable ; mais elle n’est pas non plus soumission au « texte ». […]
De là l’étrange liberté dont la [lecture-littéraire] nous donne l’exemple. […]Le livre est donc là, mais l’œuvre est encore cachée, absente peut-être radicalement, dissimulée en tout cas, offusquée par l’évidence du livre, derrière laquelle elle attend la décision libératrice, le Lazare, veni foras.
Faire tomber cette pierre semble la mission de la lecture : la rendre transparente, la dissoudre par la pénétration du regard qui, avec élan, va au-delà. Il y a dans la lecture, du moins dans le point de départ de la lecture, quelque chose de vertigineux qui ressemble au mouvement déraisonnable par lequel nous voulons ouvrir à la vie des yeux déjà fermés ; mouvement lié au désir qui, comme l’inspiration, est un saut, un saut infini : je veux lire ce qui n’est pourtant pas écrit. Mais il y a plus, et ce qui rend plus singulier encore le « miracle » de la lecture –ce qui nous éclaire peut-être sur le sens de toute thaumaturgie- c’est qu’ici la pierre et le tombeau ne détiennent pas seulement le vide cadavérique qu’il s’agit d’animer, c’est que cette pierre et ce tombeau constituent la présence de ce qui doit apparaître.»[65].
Cette extase sacrée, cette expérience presque mystique de la lecture souligne que la liberté du lecteur est tout entière dépendante du livre.
b) La lecture : un abandon réglé ?
C’est pourquoi est vraiment intéressante la proposition de Thomas Pavel. Il pratique une lecture de Britannicus[66] conciliant liberté et normes, par une sorte d’abandon, non plus rituel ou hypnotique, mais un par abandon réglé en quelque sorte. Il ne s’agit pas d’érudition, mais de disponibilité, d’écoute et de reconnaissance par lesquelles le lecteur doit s’immerger dans une œuvre, tout en conservant la liberté de s’évader, de s’identifier à des héros qui lui parlent, mais à qui il ne peut répondre.
Cette nouvelle approche de la lecture permet en effet d’établir des relations multiples à partir d’un extrait ou d’une œuvre, tout en ne pratiquant pas exactement une lecture académique, mais en permettant au nouveau « vrai lecteur » de savoir comment lire, sans avoir l’impression d’un retour en arrière.
c) Tout lecteur est construit par le livre
En effet, si la réception d’une œuvre par un lecteur est conditionnée, les effets que l’œuvre aura sur lui sont tout aussi importants. Si, par la lecture, le texte se constitue comme littéraire, c’est toujours le texte qui ordonne sa lecture, comme l’explicite La Rhétorique de la lecture de Michel Charles, Seuil, poétique, 1977.
Le vrai lecteur n’est pas le personnage-lecteur, le narrataire intra- ou extradiégétique de G. Prince[67], qui lui servent néanmoins de relais. Il n’est pas non plus le « lecteur implicite »[68] de Iser, récapitulant la « somme des instructions du roman sur la façon dont il doit être lu » ou « l’ensemble des stratégies textuelles par lesquelles une oeuvre conditionne sa lecture . Le « vrai lecteur » n’est pas même le « Lecteur modèle » de Eco, « figure assumant l’ensemble des compétences prévues par le texte pour être actualisé de façon maximale »[69]. Mais il est celui qui a pleinement conscience que sa réception d’une oeuvre est influencée par tous ces miroirs diffractés de lui-même, qu’ils soient implicites ou explicites.
Dans la lignée du Jacques le fataliste de Diderot, Un conte à votre façon6 (1967) de Raymond Queneau, propose de lire trois histoires, celle des « trois alertes petits pois », celle des « trois minces grands échalas », celle des « trois moyens médiocres arbustes » ; chaque histoire étant constituée de paragraphes numérotés, avec des consignes du type : « si vous désirez savoir depuis quand, passez à 14 ; sinon passez à 14 tout de même, car vous ne le saurez plus ». Il ne s’agit pas de faire tourner le vrai lecteur en rond, ni de lui proposer de fausses alternatives, comme c’est le cas pour toutes les instances intermédiaires du lecteur, mais de l’inviter à réfléchir sur son rapport à la fabula, et de lui montrer à quel point il est déterminé, voire manipulé par elle.
Le vrai lecteur en définitive est celui qui est convoqué par Umberto Eco, dans Lector in fabula, pour analyser la construction du lecteur modèle par la nouvelle Un drame bien parisien de Allais. Rappelons rapidement l’intrigue : Raoul et Marguerite sont un couple de jeunes mariés. Or, un jour, Marguerite reçoit un billet l’informant que Raoul sera au bal des Incohérents du Moulin Rouge en templier, tandis que Raoul reçoit un billet l’informant que Marguerite s’y trouvera en pirogue congolaise ! Lors du bal, une pirogue congolaise et un templier masqués se retrouvent, mais « tous les deux poussèrent, en même temps, un cri de stupeur, en ne se reconnaissant ni l’un ni l’autre » ce n’était ni Raoul, ni Marguerite ! Par ce cri de stupeur et par le dernier chapitre intitulé « dénouement heureux pour tout le monde, sauf pour les autres » concluant sur cette « petite mésaventure » qui « servit de leçon à Raoul et à Marguerite », le « vrai lecteur » se trouve lui aussi « au bal des incohérents », car il s’aperçoit qu’il a élaboré des scénarii erronés et même absurdes, parce que Allais ne cesse de manipuler ses lecteurs modèles (le naïf de la première lecture et le critique de la seconde et des autres), afin d’amener son vrai lecteur à réfléchir sur le « signification véritable » de ce texte, qui est loin d’être un simple vaudeville :
« Un Drame est un métatexte, ce n’est pas un discours théorique sur les textes. […] Il devient sa première victime pour nous inciter à ne pas devenir les victimes des objets textuels dont implicitement il dévoile les manigances. […]Un Drame est peut-être seulement un métatexte qui tient un discours tranquille, direct sur le principe de la coopération interprétative dans le genre narratif, et, ce faisant, il défie notre désir de coopération et punit avec douceur notre sans-gêne.
Pour preuve de notre repentir, il nous demande d’extrapoler de son histoire les règles de la discipline textuelle qu’il suggère et postule.
C’est ce que nous avons tenté de faire, en toute humilité. Et c’est ce que nous te recommandons de faire, à toi, noble lecteur. »[70]
Le « vrai lecteur » ou le « noble lecteur », comme l’appelle avec humour Eco réfléchit donc à la littérature, en analysant son propre « rôle de lecteur », en repérant les endroits où le texte incite à l’erreur le Lecteur Modèle, et en modifiant son approche au fur et à mesure de ses lectures.
Le lecteur est donc bien construit par ses lectures tout autant qu’il construit ses objets de lecture. Mais s’il convient de réaffirmer certains principes fondamentaux, peut-être faut-il aussi en passer par des deuils successifs, afin de reconstruire un mode de lecture ouvert à la modernité et aux évolutions de notre société[71].
- Des deuils successifs mais nécessaires ?
a)Deuil de la signification véritable : de la méconnaissance à l’erreur constructive (Proust et Pavel)
Le premier deuil à opérer est celui de la « signification véritable » de toute œuvre. Rappelons que si l’herméneutique sacrée visait à découvrir le sens exact d’un texte, depuis Husserl et Ricoeur, on envisage l’herméneutique comme la prise en compte de la divergence et de la multiplication des sens. Barthes disait d’ailleurs « interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens […] c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait » S/Z, p.11. Italo Calvino abonde dans ce sens dans Pourquoi lire les classiques : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire ». « Toute relecture d’un classique est une découverte comme la première lecture » dit encore Calvino, car « Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques dont elle se débarrasse continuellement. Le classique ne nous enseigne pas nécessairement quelque chose de neuf ; parfois nous y découvrons quelque chose que nous avions toujours su (ou cru savoir), sans savoir que c’était ce livre-là qui l’avait dit le premier (ou qu’il s’y attachait de façon particulière). Et cette surprise est, elle aussi, une surprise pleine de satisfaction, comme l’est toujours la découverte d’une origine, d’une relation, d’une appartenance. »
« Comprendre en profondeur » ne veut donc pas dire trouver un sens, mais chercher les différents sens possibles. Et il ne s’agit pas non plus d’avoir une conversation avec l’auteur, mais d’engager la conversation (« parler des œuvres ») avec d’autres lecteurs (dans le cadre privé, dans le cadre de l’enseignement ou de la recherche) qui permettent alors de réfléchir aux sens de l’œuvre à partir des effets qu’elle produit sur différents lecteurs. C’est donc bien la valeur de l’interprétationqui est réitérée ici.
Plus étonnant encore : Proust affirme la fécondité des erreurs de lecture, erreurs qui ne peuvent advenir que lorsque le lecteur abandonne la vue d’ensemble pour « prêter une attention exclusive » à un livre ou à un passage. Le narrateur du Temps retrouvé, quand il retrouve un exemplaire de François le Champi, dans la bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, ressemblant à son « édition originale[72] », se rappelle les lectures –censurées- que lui en faisait sa mère quand il était enfant. Il identifie a posteriori certaines erreurs de compréhension et d’interprétation, mais elles restent néanmoins pour lui riches de sens et indissolublement attachées à la signification véritable qu’il attribue à ce texte.
C’est ce que Thomas Pavel décrit également dans sa Leçon inaugurale au collège de France : « Cette description des deux libertés dans Britannicus est, elle aussi, susceptible d’être exacte ou non [celle de Néron et celle de Junie]. Son exactitude n’est cependant pas réductible à une simple valeur de vérité. Dire qu’Agrippine persécute Junie et Britannicus, c’est faire une erreur. Ne pas comprendre que dans cette pièce le tyran est enchaîné, alors que ses victimes sont d’une certaine manière, plus libres que lui, ce n’est pas faire erreur, c’est méconnaître le sens de la tragédie. »
« Comprendre en profondeur » ne signifie donc pas pour le lecteur atteindre une vérité immuable ou intangible du livre. Mais en oscillant entre les inexactitudes, la méconnaissance, les erreurs, le vrai lecteur se rend disponible et vit des émotions intenses qui lui permettent de s’évader de sa vie et donc de mieux saisir le sens d’une oeuvre.
b) Deuil de la hiérarchie, du classique, du chef d’œuvre, du passage obligé ou morceau de bravoure…
Le deuxième deuil à opérer peut-être plus douloureux consiste à se passer peut-être de ces impératifs catégoriques littéraires que sont le chef d’œuvre, le classique, la hiérarchie, qui nécessitent pour les appréhender de laisser les œuvres décanter, comme le rappelle, en commentant Bérénice, Paul Valéry : « « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui », I, 4 : « l’accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte et le fait traverser le XIXe siècle, trouve un renforcement inattendu et une résonance extraordinaire dans la poésie romantique ; dans une âme de notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques uns des plus beaux vers de Baudelaire. Il se détache d’Antiochus, il prend une généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en beauté infinie : cet « Orient », ce « désert », cet « ennui », combinés sous Louis XIV, acquièrent un sens illimité, et la puissance d’un charme, par le fait d’un autre siècle qui ne peut plus les concevoir que dans sa couleur. » [73].
Aujourd’hui que l’école propose et encourage la lecture d’œuvres contemporaines, il faut repenser tout notre rapport à la littérature, ce qui permet sans doute à la fois de désacraliser la littérature (inconvénient), mais sans doute aussi de la démocratiser (avantage).
c) Deuil de la permanence, de la continuité
Il faut enfin, en dernier lieu, faire le deuil de la permanence, de la continuité. C’est à quoi nous invite Bayard, c’est à quoi nous préparait déjà Italo Calvino : « La lecture est une opération discontinue, fragmentaire. Ou mieux : l’objet de la lecture est une matière punctiforme et pulvérisée. Dans l’espace étale de l’écriture, l’attention du lecteur distingue des segments minimaux, des rapprochements de mots, des métaphores, des noyaux syntaxiques, des transitions logiques, des particularités lexicales, qui se révèlent porteurs d’un sens extrêmement concentré. Ce sont comme les particules élémentaires qui composent le noyau de l’œuvre, autour de quoi tourne tout le reste. Ou bien comme le vide au fond du gouffre, qui aspire et engloutit les courants. C’est dans ces brèches que se manifeste, en des éclairs à peine perceptibles, la vérité que le livre peut comporter, sa substance ultime. » s’exclame un lecteur de la bibliothèque[74].
Ce deuil qui n’est pas sans dommage et sans risque, car on frôle le risque de perdre alors ce rapport fondamental à l’essence de la littérature, résumé par l’image poétique de Julien Gracq : « Si j’entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de Nerval, je suis d’abord et tout entier seulement odeur de rose, comme la statue de Condillac –sans yeux, sans oreilles, sans perceptions localisées-, et par là l’œuvre d’art me livre son caractère opératoire distinctif, qui est d’occuper immédiatement et sans différenciation aucune toute ma cavité intérieure, à la manière d’un gaz qui se dilate. Révélant ainsi sa totale élasticité, et l’immanence impartagée de sa présence vraie : non subdivisable, parce que sa vertu réside tout entière dans chaque particule »[75].
Le « vrai lecteur », qui tente de réapprendre à lire comme les lecteurs de Mallarmé l’ont fait à leur manière, selon Paul Valéry : « celui-là qui ne repoussait pas les textes complexes de Mallarmé se trouvait insensiblement engagé à réapprendre à lire »[76] doit donc être conscient de ses choix et de ce à quoi ils l’engagent, afin de rester, quoiqu’il en soit, « soucieux de réfléchir à la littérature » et de préserver ou enrichir la bibliothèque collective.
Conclusion
Comment lire aujourd’hui? Dans un monde qui pratique la connexion, la mise en relation à outrance, la dérégulation, comment sauver la lecture et préserver la bibliothèque collective? Comment susciter de nouveaux vrais lecteurs ? C’est en premier lieu aux enseignants de lettres à réfléchir et à développer toute préservation, toute innovation, tout encouragement à ce qui risque d’apparaître dans un avenir proche comme une activité préhistorique : la lecture. Trois voies, parmi d’autres sans doute, s’offrent à eux, à nous :
- Inventer et faire inventer à ses élèves de nouvelles relations, connexions, synapses, entre la bibliothèque et le livre, qui sont, malgré tout, les conditions même de la vie de la littérature.
- Préserver les bibliothèques du feu et les enrichir, car les bibliothèques conservent la mémoire de ce que les lecteurs oublient. C’est ce que propose avec humour Perros qui compare les livres à des corps de femmes : « Un corps, c’est comme un livre, c’est inoubliable ou rien. Mais on peut garder un livre dans sa bibliothèque. Comment garder une femme ? On peut avoir un livre sous la main. Savoir qu’il est là. Mais une femme ? Se marier est excessif »[77].
- « Lever les yeux de son livre », comme nous y inviteYves Bonnefoy2 : c’est-àdire en ne prolongeant pas systématiquement toute lecture en écriture, en ne pratiquant pas systématiquement un commentaire métalinguistique qui passe nécessairement à côté de la poésie justement, mais en permettant au lecteur de construire son expérience et sa mémoire afin de voir autrement le monde, de penser autrement son rapport au monde et au livre : « Le poète, en somme, le poète tout le premier, attend du lecteur qu’il cesse, à des moments de le lire. Et cette attente, qui est fondée, est d’ailleurs ce qui rend possible la poésie qui se veut célébration, c’est-à-dire attestation d’une qualité, d’une force, mais qui ne peut évidemment rien prouver, et ne parle de son objet que de façon aussi allusive et passionnée. C’est bien parce que le lecteur est prêt à quitter le texte qu’il peut en accepter et revivre la proposition fondamentale, qui est qu’il y a eu dans son vécu propre un affleurement de présence. »
* * *
BILAN DE LA CORRECTION DES COPIES
Le candidat et sa bibliothèque
Selon les correcteurs, les candidats ont lu les rapports, ou au moins un rapport. C’est indéniable et l’on doit les en féliciter, car, de ce fait, très rares sont les copies qui n’ont aucune notion des attentes du jury ou de la méthodologie de la composition française. C’est pourquoi ne sera faite ici qu’une synthèse rapide de ces attentes et de ces prérequis, afin d’en souligner les points perfectibles. En revanche, le sujet s’y prêtant, ainsi que les remarques des correcteurs de cette session, on doit faire un sort à la question de la bibliothèque des candidats du Capes lettres modernes.
Tout étudiant faisant preuve de méthode, de bon sens mais surtout d’un rapport aux livres, personnel, universitaire, critique, constant et vital, ne peut que réussir cette épreuve. Et tout étudiant qui aura réussi cette épreuve devra transmettre à des élèves son goût et son approche de la lecture afin de construire avec eux un savoir, des pratiques, une réflexion, un patrimoine et une culture commune et fondatrice, autrement dit une bibliothèque collective.
Le concours n’est pas une fin en soi, il n’est qu’une étape vers un métier où passion de la lecture et réflexion se conjuguent sans cesse : c’était ce à quoi voulait aussi les confronter le sujet.
La méthodologie de la composition française
L’on invite vivement les candidats à ne pas se limiter à la seule consultation du dernier rapport, mais à approfondir leur approche du concours par la consultation de tous les rapports mis à leur disposition. Pour ce qui concerne la dissertation, les candidats pourront se reporter au rapport 2007 qui comporte une excellente bibliographie méthodologique, et qui propose une synthèse des rapports 2000 et 2002 sur la question.
Il faut :
- Comprendre le sujet et savoir l’analyser
Le sujet a été très souvent simplifié, voire tronqué, ou lu hâtivement, parfois comme un sujet sur la littérature en général. Il faut se garder de traiter le sujet comme une question de cours sur les fonctions de la lecture ou sur « le plaisir de la lecture », ce qui amène à du hors sujet ou à des développements tout faits ou à du « prêt-à-penser » à partir du titre de l’ouvrage de Barthes, qui bien souvent d’ailleurs n’a pas été lu ! Le sujet posait la question de la lecture, comme mise en relation des livres, mais aussi la question de la bibliothèque, ce qui a été peu pris en compte par les candidats et donc valorisé par les correcteurs. Il faut éviter aussi de plaquer des corrigés ou des développements que l’on a trouvés dans les rapports précédents : le jury les connaît également et s’est étonné de retrouver parfois des problématiques, des analyses ou des références calquées presque mot pour mot sur les rapports 2009 et 2008 ! Il s’agit d’une innutrition mal comprise et naïve.
- Problématiser, argumenter et composer
Le candidat doit proposer une « problématisation, c’est-à-dire un choix responsable (on dit « original »), sous la forme d’un questionnement qui engendre une quête de vérité » (rapport 2003). Rappelons qu’aucun plan n’est attendu a priori par le jury, mais que le développement doit suivre une démarche dynamique, progressive et logique, qui ne se contente pas de plaquer artificiellement des connecteurs, des plans illustratifs ou thématiques, ou des parties (thèse, antithèse, synthèse) qui ne seraient que formels.
- Maîtriser les règles rhétoriques de la « composition »
- La méthode de l’introduction laisse à désirer dans de nombreuses copies. Elle est pourtant fondamentale. Rappelons qu’elle doit amener le sujet (en évitant si possible tout anachronisme et toute banalité), reprendre littéralement la citation, surtout lorsqu’elle n’est pas trop longue (trop de copies se contentent de reformuler dès l’introduction la citation et, de fait, passent à côté d’enjeux essentiels), et établir un questionnement problématique à partir duquel seront annoncées les grandes étapes de l’argumentation. Certaines copies ont produit d’excellentes introductions, mais semblent avoir épuisé leur force et leurs cartouches dans cette étape, puisque la suite n’était pas à la hauteur, ce qui est dommage.
- l’argumentation doit être structurée : « une composition française est un dispositif textuel fortement organisé, qui atteste de la rigueur d’une démarche. Il faut la logique, la cohérence, le sens des proportions et des distributions, des capacités de déduction et d’anticipation », car c’est un « bon outil pour la formation de l’esprit ». Le paragraphe constitue un « argument complet », mais il faut travailler les articulations, « transitions et les « bilans d’étape » » qui participent à la « structuration du tout » [78].
- La conclusion, enfin, doit proposer une véritable synthèse de la démarche proposée par le candidat, et ne doit pas donner l’impression de ne pas savoir trancher ou d’avoir été rédigée en catastrophe.
- Illustrer son propos par des exemples judicieux
Les exemples, comme le rappellent les rapports 2002 et 2007, ont une fonction illustrative, argumentative, de relance, et de connivence culturelle, d’où leur importance. Nous y reviendrons. Il convient de leur donner de la densité (il faut éviter tout effet de catalogue purement énumératif), de la diversité (une copie ne peut se contenter de s’appuyer sur une seule œuvre, ou sur les œuvres au programme d’un autre concours), de la pertinence (les exemples utilisés par les rapports précédents ne sont pas toujours valables pour le sujet de l’année suivante), de la curiosité et de la profondeur personnelle et critique (la doxa critique d’aujourd’hui utilise comme sésame les noms de Jauss, Genette, Eco, Barthes, mais leur pensée et leurs œuvres ne sont pas toujours bien connues, et on a été surpris de constater que peu de candidats connaissaient l’œuvre de Bayard, pourtant très médiatisée !). On n’attend pas une culture encyclopédique, mais une vraie culture littéraire, dont on sait qu’elle va se construire tout au long de la vie et de la carrière d’un enseignant, qui est avant tout un lecteur !
- S’exprimer clairement et correctement
Autrement dit, il faut se garder du temps pour l’écriture de sa copie (une présentation lisible, soignée et agréable est attendue d’un enseignant qui doit savoir communiquer agréablement) et pour sa relecture ! Vérifier la correction de la langue, son niveau, sa tenue, sa clarté est indispensable de la part d’un futur professeur qui aura une fonction de référent à ce propos.
Les attentes et les exigences du jury qui vont de pair[79] :
- Réflexion
Cette réflexion doit être un « affrontement personnel et respectueux avec une pensée », « sans parti pris ni préjugé –ce qui ne signifie pas sans opinion », un « maniement constant des focales courtes et longues », « une alternance de phase d’examen rapproché et de synthèse »[80]. Il ne faut pas proposer une simple illustration de la thèse de l’auteur de la citation, mais il faut l’interroger, la relativiser, en montrer les limites théoriques, historiques ou esthétiques : « le dialogue avec la citation doit être permanent »[81] afin d’éviter digressions, généralisations, dispersions, pétitions de principe, déductions erronées, compilations, stratégies d’esquive, accumulations dilatoires, développements subjectifs non fondés…
- Savoir et culture
Il faut lire, fréquenter les œuvres, les ouvrages critiques, en ne se contentant pas de feuilleter des cours, des résumés, des fiches, des anthologies ou des manuels scolaires. La principale difficulté repose sur la confrontation des idées et des exemples, ainsi que sur la réappropriation personnelle d’une culture commune se marquant par une liberté et une richesse d’interprétation.
- Correction de l’expression et de la présentation
Le jury n’attend pas un nombre de pages précis, mais le fait est que les bonnes ou très bonnes copies utilisent au mieux le temps imparti et comportent au moins une dizaine de pages, ce qui leur permet d’approfondir leur réflexion. Mais le jury attend surtout de la clarté et de la correction. Il convient d’éviter le relâchement comme le pédantisme. Trouvés dans certaines copies, les familiarités (« cool »), les barbarismes (« perdurance », « exultoire »), les confusions même poétiques (ancré/encré), les incorrections orthographiques ou syntaxiques (héros comporte un « s », même au singulier ; écrire « poême », c’est faire la promotion publicitaire involontaire d’un célèbre parfum ; l’interrogation indirecte, le système hypothétique relèvent de règles particulières) doivent être bannies. Pires encore : les fautes commises à l’encontre du nom de l’auteur de la citation, ou même du titre Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? que l’on ne sait pas recopier, ce qui est révélateur des difficultés liées à l’accord du participe passé.
La bibliothèque du candidat
En fait, le correcteur va essentiellement juger le candidat à l’aune de sa bibliothèque. Il en attend de la connivence, des découvertes, de la richesse et des interprétations ou des mises en relation personnelles qu’il valorisera. Il se désole parfois et sanctionne gravement lorsqu’il découvre que le candidat a mal lu, ou qu’il s’efforce de parler exclusivement d’œuvres qu’il n’a pas lues.
Les pièges à éviter lorsque le candidat se constitue sa bibliothèque :
- La bibliothèque vide
Certaines copies réussissent à ne parler d’absolument aucune œuvre, aucun auteur. C’est évidemment catastrophique pour une épreuve de lettres modernes.
- La bibliothèque inadéquate
Attention à la confusion des genres ! Même si le jury apprécie l’humour, il n’est pas sûr qu’il soit prêt à tout entendre et il déteste par-dessus tout la démagogie, la facilité, les effets de mode et la naïveté. Se référer exclusivement à Twilight ou au Petit Nicolas lui donnera l’impression de corriger une copie de collégien et non de candidat. Les affres d’un candidat : « comment mettre ensemble Sénèque, Virgile, Barbara Cartland, Marc Lévy, Balzac, Hugo, Vargas, Sullitzer ? » ou les conseils divers : « Il ne faut pas lire le tome 3 du Seigneur des anneaux avant les autres » ou « pour comprendre Emma, il faut lire un bon Harlequin » d’ailleurs n’est-ce pas l’inverse ?- sont déplacés !
- La bibliothèque négligente
On attend d’un candidat qu’il ait la correction d’écrire convenablement les noms des auteurs, ou les titres les plus célèbres : les Rougon-Macquart, L’Assommoir ou L’Iliade sont les victimes les plus fréquentes d’orthographe fantaisiste. Sans faire un relevé de tous les anachronismes, (« Esope ayant copié Phèdre » sic) , de toutes les confusions (« La Condition humaine de Balzac », Delphine de Nuremberg dans Le Père Goriot, Eco pris pour Calvino), de toutes les attributions erronées (« Paul Valéry, Le Partie prit des choses » sic, « Les Faux Monnayeurs de Robbe-Grillet », « Le Paysan parvenu de Flaubert »), de toutes les citations malmenées (plusieurs vers apocryphes ont été attribués à Mallarmé : « Abolit bibelot d’inanités sonores » ou encore : « Aboli bibelot jamais n’abolira le hasard » par exemple), on ne peut que s’affliger des approximations qui démontrent une nonchalance, une méconnaissance de la littérature ou pire encore le camouflage d’une non-pratique de la lecture par un abus de références bien souvent de seconde main.
- La bibliothèque de seconde main
Certains candidats, en effet, et cela se détecte assez facilement malheureusement, se contentent d’éplucher, qui les rapports du jury antérieurs, qui leurs cours, qui des manuels ou des ouvrages synthétiques, qui Internet, et se constituent ainsi des références superficielles qu’ils n’iront ni vérifier ni s’approprier véritablement en lisant l’œuvre littéraire ou l’œuvre critique (Jauss ou Genette sont souvent résumés grossièrement et toujours à partir des mêmes exemples, par exemple pour Jauss, la comparaison entre Fanny et Madame Bovary), ce qui parfois d’ailleurs peut conduire à affirmer des bêtises : « Certaines œuvres deviennent des dictionnaires comme A Rebours »s’exclame un candidat, un autre : « il n’y a pas si longtemps on ne pouvait acheter que des versions abrégées des classiques » !
- La bibliothèque idéale ou Peut-on parler de livres que l’on n’a pas lus, que l’on a oubliés, dont on a entendu parler ?
Oui répond Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?à condition d’avoir beaucoup lu et de continuer à le faire, à condition également de faire preuve d’honnêteté intellectuelle et de rigueur et de vérification méthodique. Car, pour reprendre une formule savoureuse mais sans doute involontaire d’un candidat : « jamais un intellectuel ne parlerait pas de livres qu’il n’a pas lus au risque de se ridiculiser » (sic), en effet la bibliothèque d’un candidat doit être extensible, ouverte, en construction constante, faite de livres lus, à lire ou à relire. Plus on lit, plus la liste des livres à lire s’allonge.
Nous tenons donc à féliciter les candidats, nombreux, qui ont su proposer des lectures particulièrement précises, intéressantes, originales et personnelles. Certaines copies ont montré par exemple les différents emprunts de Hugo au texte biblique dans Les Misérables, d’autres ont commenté avec pertinence les cycles de la Comédie Humaine ou des RougonMacquart, d’autres encore ont réfléchi sur les questions que posait le structuralisme par rapport à la mise en relation du passage d’une œuvre à l’œuvre tout entière.
Au terme de ce rapport, et pour rassurer derechef tous les futurs candidats, rappelons qu’une note sera attribuée à leur copie après une double correction. La concertation des deux correcteurs favorise donc une évaluation positive, bienveillante et attentive.
Pour finir nous souhaitons donc à tous bonne chance ainsi qu’une année riche de travail, d’échanges, de découvertes et de lectures.
[1] Entretien avec Pierre Bayard, Propos recueillis par Frank Wagner, Entretien publié en ligne le 15 septembre 2006 par Vox poetica.
[2] Bayard précise que cette expression et ce concept sont empruntés à Proust dans Le Temps retrouvé, Gallimard, Pléiade, T.IV, 1989, p. 458.
[3] Pléiade, 1981, p.38.
[4] Seuil, 1979, p.87.
[5] Seuil, 1982.
[6] Cette notion a été définie par M. Bakhtine puis surtout par Julia Kristeva, dans Séméiôtikè, Paris, Seuil, coll. Points, 1969, p.85 : « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte ».
[7] Sur les emprunts au discours médical, cf M. Bakhtine, L’Oeuvre de Rabelais, Paris Gallimard, 1970, p.182183.
[8] « Si, par la lecture des bons livres, je me suis imprimé quelques traits en la fantaisie, qui après, venant à exposer mes petites conceptions selon les occasions qui m’en sont données, me coulent beaucoup plus facilement en la plume qu’ils ne me reviennent en la mémoire, doit-on pour cette raison les appeler pièces rapportées ? » Du Bellay, Seconde préface de l’Olive, (1550).
[9] Les Essais, livre II, chapitre X.
[10] A. Compagnon, dans La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p.351.
[11] Cf. « Emprunts à Flaubert » in L’Arc, 79, 1980, p.49-50 et cf. John Pedersen, Perec ou les textes croisés, revue romane de l’université de Copenhague, N° supplémentaire 29, 1985, chapitre 3 : « La vie en choses », pp.37-47 : « Dès les trois gravures du début du premier chapitre, cette dépendance est affichée, le Ville-de-Montereau étant le navire à aubes à bord duquel Frédéric Moreau voit pour la première fois Madame Arnoux. », p.38.
[12] Voici, par exemple, dans le chapitre XXIV de La Vie mode d'emploi, l'emprunt fait à L'Education sentimentale (IIe partie, chapitre II). Perec a juste transposé le conditionnel en indicatif : « Elle a une robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie, et sa large manche doublée d'hermine laisse voir son bras nu qui touche à la balustrade d'un escalier montant derrière elle. A sa gauche, une grande colonne va jusqu'au haut de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On aperçoit en dessous, vaguement, des massifs d'orangers presque noirs où se découpe un ciel bleu rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis il y a, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequins d'or ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là, forment une suite d'éclaboussures brillantes, de manière à conduire l'oeil vers la pointe de son pied, car elle est posée sur l'avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière ».
[13] De nombreux critiques ont montré comment dans Les Chants de Maldoror, au Ve chant, les passages sur le vol des étourneaux, sur les pélicans, et sur les stercoraires étaient des plagiats de l’Encyclopédie d’Histoire naturelle du docteur Chenu et que Lautréamont pratiquait également, ainsi que dans les Poésies, des détournements des maximes de Pascal, de Vauvenargues (« Les grandes pensées viennent de la raison », Lautréamont, Poésies II / « Les grandes pensées viennent du cœur », Vauvenargues, maxime 27), de La Rochefoucauld, et de La Bruyère.
[14] Julia Kristeva, Séméiôtikè, p.181
[15] Le burlesque modifie donc le style sans modifier le sujet, l’héroï-comique modifie le sujet sans modifier le style.
[16] G. Genette, dans Palimpseste, cite également Georges Fourest, qui dans Le Carnaval de chefs- d’œuvre (1909) parodie lui aussi Le Cid : « Dieu ! soupire à part soi la plaintive Chimène, / Qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! », (p. 91), etDuvert et Lauzanne avec Harnali ou la contrainte par cor, (1830), quiparodient, quant à eux
[17] Genette dans Figures III, Seuil, 1972, cite une nouvelle de Cortazar qui raconte « l’histoire d’un homme assassiné par l’un des personnages du roman qu’il est en train de lire » qu’il appelle « métalepse de l’auteur », (p.244). C’est également cet effet fantastique et/ou bouffon que l’on retrouve avec la pièce de Pirandello Six personnages en quête d’auteur.
[18] Marcel Aymé, Uranus, Gallimard, 1948, p.231.
[19] Cf. l’introduction de Michel Delon, in Sade, Œuvres, T. II,Pléiade, 1995. Rétif de la Bretonne répondra par une pâle Anti-Justine, aujourd’hui tombée à juste titre dans l’oubli !
[20] Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973 : « Sade : le plaisir de la lecture vient évidemment de certaines ruptures (ou de certaines collisions) : des codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) entrent en contact ; des néologismes pompeux et dérisoires sont crées ; des messages pornographiques viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendraient pour des exemples de grammaire. », p.13.
[21] Cf. Céline, Entretiens avec le professeur Y : « le style du métro émotif… des rails qu’ont l’air droit qui le sont pas !... l’astuce !l’astuce ! un style qu’a l’air droit qui l’est pas !... Qu’est plus que droit ! qu’est direct nerfs… que le lecteur qui lit un livre il lui semble que quelqu’un lui lit dans sa propre tête…. ».
[22] Emile, III, in Œuvres, Pléiade, 1969, p.455.
[23] J-M. Goulemot, « De la lecture comme production de sens », in Pratiques de la lecture, Sous la direction de Roger Chartier, Payot poche, 1993, p.115-128, p.124.
[24] Réponse de Mallarmé à L’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret (1891).
[25] Flaubert, Œuvres, T. I, édition de la Pléiade, 1951, p.294.
[26] Titre d’une nouvelle de Henry James (1896) qui évoque justement des questions littéraires. 3 L’Education sentimentale, Garnier, 1984, II, 6, p.284.
[27] Cf. l’incipit de Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino, Seuil, 1981: « Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. […]
Prends la position la plus confortable : assis, étendu, pelotonné, couché. Couché sur le dos, sur un côté, sur le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou dedans. Tu peux aussi te mettre la tête en bas, en position de yoga. En tenant le livre à l’envers évidemment ».
[28] Pour une analyse précise de ce procédé oulipien, cf. l’article de Sindy Langlois, Université Laval : « Si par une nuit d’hiver un voyageur : quand la fiction dépasse la fiction », publié en ligne : http:/id.erudit.org/iderudit/008245.
[29] J-M. Goulemot, « De la lecture comme production de sens », p.115-127.
[30] Chantal Horellou-Lafarge, Monique Segré, Sociologie de la lecture, éditions La Découverte, 2007 : « Depuis 1990, la pratique de la lecture de livres devient moins fréquente. Le livre se désacralise, perd de son prestige, comme perd de son aura la quête de la culture lettrée », p.67 et même si les bibliothèques se développent ce n’est pas dû à la fréquentation accrue d’un public populaire, mais de ceux qui aiment déjà lire. La différenciation s’opère selon le capital culturel familial et le capital scolaire.
[31] Pour tous ces exemples, cf. l’article de J.-M. Goulemot , « De la lecture comme production de sens ».
[32] Gallimard, 1978, p.51.
[33] Cité et commenté par Raphaël Baroni, dans « Ce que l'auteur fait à son lecteur », chercheur du Fonds national suisse à l'Université de Fribourg, article publié en ligne sur le site de Fabula, atelier de théorie littéraire (dernière mise à jour : 2008)
[34] A l’écoute de la lecture, Vlb éditeur, 1993, p.116.
[35] Une liste des droits du lecteur est établie par Pennac, dans Comme un roman (1992): elle est très souvent transmise aux élèves du primaire ou du secondaire, par leurs enseignants.
[36] A Rebours, GF-Flammarion, 1978, chapitre XIV, p.213.
[37] In Penser/Classer, Hachette, 1985, p.31-42.
[38] Expression employée par Aragon dans Blanche et l’oubli.
[39] Cf. l’article de Reinhard Wittmann, in Histoire de la lecture dans le monde occidental, sous la direction de Cavallo et Chartier, Seuil, 1997, pp. 331-364.
[40] Cité p. 31 in Histoire de la lecture dans le monde occidental.
[41] Le Lecteur, récit, Gallimard, 1976, p.123.
[42] Cf. « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré. » (Incipit de Sur la Lecture , p.9)
[43] Viala, « l’enjeu en jeu : lectures littéraires et rhétorique du lecteur », in La Lecture littéraire, sous la direction de Michel Picard, Clancier Guénaud, colloque 1987, p. 15.
[44] Bayard fait à ce propos une violente remise en question de l’enseignement des lettres : « l’espace scolaire, espace de violence où tout est fait, dans le fantasme qu’il existerait des lectures intégrales, pour savoir si les élèves qui l’habitent ont effectivement lu les livres dont ils parlent ou sur lesquels ils sont interrogés. Avec la visée illusoire, puisque la lecture n’obéit pas à la logique du vrai et du faux, de dissiper l’ambiguïté et d’évaluer avec certitude s’ils disent ou non la vérité », Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, p.119.
[45] Livre de poche, 1983, p.287.
[46] Paul Valéry, Œuvres I, Pléiade, Gallimard, 1957, p.1479.
[47] Cf. également ce que Proust, dans Sur la Lecture, Actes Sud, 1988 (en fait il s’agit de la préface pour sa traduction Le Sésame et les Lys, de John Ruskin, 1905), dit de ses lectures : « ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites », p. 26.
[48] Essais, livre II, chapitre X.
[49] Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, PUF, 1992, p. 81.
[50] Picard, Michel, La Lecture comme jeu: essai sur la littérature, Paris, Editions de Minuit, 1986.
[51] Livre III, Pléiade, p.454.
[52] Perec dans son « esquisse socio-physiologique » du lecteur, dans Penser/classer, Hachette, 1985, fait d’ailleurs un sort à cette question de la lecture dans les toilettes en citant de manière érudite un extrait d’Ulysse de Joyce ! Cf. également Lire aux cabinets, éditions Allia, 2000, d’Henry Miller, chapitre 13 de The Books of my life (1952).
[53] Mais néanmoins selon Manguel, Alberto, La Bibliothèque, la nuit, (2006), Babel, 2006: « nous ne savons rien de certain quant à sa disparition, soudaine ou graduelle…nous pouvons reconnaître dans sa destruction l’avertissement que tout ce que nous amassons disparaîtra mais peut aussi en grande partie être à nouveau réuni », p.43.
[54] Cf. le tableau de Vieira de Silva, Bibliothèque en feu, 1974 5 C’est nous qui soulignons en gras.
[55] Est-ce pour cela qu’Alberto Manguel a intitulé son livre La Bibliothèque, la nuit, (2006) ?
[56] Proust, Marcel, Sur la Lecture, pp.25-26.
[57] Foucault, Michel, « Un Fantastique de bibliothèque » in Le Travail de Flaubert, Points Seuils, 1983, pp.105106.
[58] Expression empruntée à Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, Art de faire, Gallimard, coll. Folio, 1990.
[59] Proust, Le Temps retrouvé, GF-Flammarion, p.307.
[60] e définition, coll. Points, Seuil, 1984, p. 11.
[61] Essais, livre II, chapitre X.
[62] Cf. Marc Fumaroli, Paris-New-York et retour,Fayard,2009 : la notion d’otium parcourt ce livre qui l’oppose au negotium affairé qui caractérise la modernité libérale et mondialisée. Cet otium est propre selon lui au vieux continent, qui au lieu de singer l’ « entertainement » et l’affairisme des Américains, devrait revenir à ses racines, afin de ne pas perdre son âme, afin même de ne pas disparaître.
[63] Laure Adler et Stephan Bollmann, Les Femmes qui lisent sont dangereuses, Flammarion, 2006, p.14.
[64] P. Quignard, Vie secrète, folio, 1998, « c’est le sentiment d’une seconde naissance, d’une renaissance. C’est une joie d’initiée. C’est une joie de héros de conte. », p. 220.
[65] M. Blanchot, L’Espace littéraire, (1955), Gallimard, coll. Idées1982, p.258-261, citées par Nathalie PiegayGros, in Le Lecteur, GF Flammarion, coll. Corpus, 2002.
[66] Leçon inaugurale au collège de France du 6 avril 2006 : « Comment écouter la littérature ? ».
[67] Cf. « Introduction à l’étude du narrataire », Poétique, 14, avril 1973.
[68] Wolfgang ISER, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Pierre Mardaga, 1985, p.70.
[69] Lector in fabula, Biblio essai, livre de poche, 1979, p.78. 6 Contes et propos, Folio, 1981, pp. 253-260.
[70] U. Eco, Lector in fabula, pp. 285-286.
[71] Cela peut aller d’un dossier sur « Candide : Scandale et succès », publié sur le net par New York Public Library : http://candide.nypl.org qui permet au lecteur de trouver des outils de lecture, mais aussi de communiquer avec d’autres lecteurs, à un projet commun de Nitendo et Gallimard : une bibliothèque électronique de poche de cent classiques, accompagnés de quizz, de bruits de fond, et de la possibilité de noter les œuvres.
[72] Proust les définit ainsi : « celles où j’eus du livre une impression originale », Le Temps Retrouvé, Oeuvres IV, Pléiade, 1989, p.461-466.
[73] P. Valéry, Œuvres, T.I, Gallimard, Pléiade, 1957, p. 494, cité par Le lecteur, textes choisis et présentés par Nathalie Piégay-Gros.
[74] Si par une nuit d’hiver un voyageur, pp.282-283.
[75] Julien Gracq, En lisant en écrivant, Corti, 1981, p.172.
[76] Paul Valéry, Variété, in Œuvres complètes, Pléiade, T. I, « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé », p. 644.
[77] Georges Perros, Echancrures, édition calligrammes, 1982, p.7 (approximation car le livre n’est pas paginé). 2 Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Nouvelle Revue de psychanalyse, Gallimard, n°37, printemps 1988, p.13-14.
[78] Rapport 2003
[79] Rapports 1997 et 2003
[80] Rapport 2008
[81] Rapport 2000