Yasmina REZA – « Art »

Extrait n° 1 - La présentation des personnages

 

Marc, seul.

MARC. Mon ami Serge a acheté un tableau.

C'est une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et sion cligne des yeux, on peut apercevoir de fins lise­rés blancs transversaux.

Mon ami Serge est un ami depuis longtemps.

C'est un garçon qui a bien réussi, il est médecin der­matologue et il aime l'art.

Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu'il convoitait depuis plusieurs mois: un tableau blanc, avec des liserés blancs.

Chez Serge.

Posée à même le, sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux.

Serge regarde, réjoui, son tableau: Marc regarde le tableau.

Serge regarde Marc qui regarde le tableau.

Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.

MARC. Cher ?

SERGE. Deux cent mille.

MARC.: Deux cent mille?...

SERGE. Handtington me le reprend à vingt-deux.

MARC. Qui est-ce ?

SERGE. Handtington ? !

MARC. Connais pas.

SERGE. Handtington ! La galerie Handtington !

MARC. La galerie Handtington te le reprend à vingt­-deux.

SERGE. Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-­même. Pour lui.

MARC. Et pourquoi ce n'est pas Handtington qui l'a acheté ?

SERGE. Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.

MARC. Ouais...    SERGE. Alors?         MARC....

SERGE. Tu n'es pas bien là: Regarde-le d'ici. Tu aperçois les lignes ?

MARC. Comment s'appelle le...

SERGE. Peintre. Antrios.

MARC. Connu ?

SERGE. Très. Très. Un temps.

MARC. Serge, tu n'as pas acheté ce tableau deux cent mille francs.

SERGE. Mais mon vieux, c'est le prix. C'est un ANTRIOS !

MARC. Tu n'as pas acheté ce tableau deux cent mille francs.

SERGE. J'étais sûr que tu passerais à côté.

MARC. Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? !

Serge, comme seul.

SERGE. Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j'estime depuis longtemps, belle situa­tion, ingénieur dans l'aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d'être ennemis de la modernité en tirent une vanité incom­préhensible.

Il ya depuis peu, chez l'adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante.

La scène d’exposition au théâtre

 

Au théâtre, la scène d’exposition, souvent la première, sert à informer le lecteur sur les éléments fondamentaux de la situation initiale : temps, lieu, personnages, situation, intrigue, thème de la pièce, tonalité générale. Elle répond aux questions : qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi ?

 (La présentation de ces différents éléments peut être différée à la deuxième ou la troisième scène, ou s’étaler sur quelques scènes. Dans le théâtre moderne, il arrive que certains éléments fondamentaux ne soient jamais exposés aux spectateurs, qui doivent faire l’effort de comprendre par eux-mêmes.)

 

Certains éléments peuvent être fournis par le décor, ainsi que les costumes des personnages. Mais, pour l’essentiel, ce sont les premières paroles des personnages qui vont fournir les informations les plus importantes.

 

La difficulté pour l’auteur consiste à intéresser le spectateur tout en lui donnant une liste d’informations qui ne sauraient être trop formelle, de peur de l’ennuyer immédiatement. Très souvent donc, les informations sont délivrées en pleine action, « in media res », selon l’expression latine, c’est-à-dire « au milieu des choses ».

Dans l’Antiquité, ainsi que dans le théâtre élisabéthain, il était courant qu’un acteur-prologue vienne sur scène pour présenter les éléments essentiels de l’action.

 

Extrait 1, Commentaire

 

I - comment est organisée l’exposition générale de la pièce dans cette scène ?

Les deux personnages, Marc et Serge, vont jouer tour à tour le rôle de l’acteur prologue au cours d’un aparté, dans lequel ils s’adressent directement aux spectateurs. Chacun présente l’autre au public. Entre les deux présentations, nous sommes au cœur de l’action. La différence de ton entre les deux présentations montre que la situation a déjà fortement évolué dans cette courte scène.

II - comment sont présentés les personnages ?

Dans les deux cas, les deux personnages vont présenter l’autre comme étant leur ami, en indiquant sa profession et donc sa situation sociale avec une idée de ses revenus et de son niveau de culture, ainsi que son rapport à l’art.

Tous les deux sont dans une situation aisée, mais sans plus, et une dépense de 200 000 Fr. (30 000 €) pour un tableau semble peu sérieuse eu égard à leurs revenus. D’autre part, leur métier ne fait pas d’eux des spécialistes de l’art ou des questions culturelles.

III - quels thèmes de la pièce sont présentés ?

Deux questions sont mises en avant : d’abord l’amitié réciproque, ensuite la question de la valeur de l’œuvre d’art.

En ce qui concerne la valeur de l’œuvre, c’est évidemment le prix qui pose problème, puisqu’on se dit que n’importe qui pourrait peindre un tableau blanc.

En ce qui concerne l’amitié entre les deux personnages, on voit qu’elle est immédiatement mise à mal par le commentaire de Marc sur le tableau de Serge.

IV - temps et lieu.

Ils ne sont pas clairement définis, mais vu le métier et le langage des personnages, ainsi que les questions tournant autour des galeries et du marché de l’art moderne, l’action se situe probablement à notre époque à Paris, ou tout au moins dans une grande ville.

V - quelle est la tonalité générale de la pièce ?

Certains éléments nous montrent que nous entrons dans une comédie :

  • le langage familier
  • l’absurdité apparente de cet achat
  • le milieu petit-bourgeois des personnages
  • l’apparente vanité de Serge

Quelques éléments montrent quand même que l’action pourrait devenir dramatique :

  • Marc insulte Serge franchement en traitant son tableau de « merde »
  • la présentation de Marc par Serge montre que la tension entre les deux personnages a augmenté très vite

VI - quelle est la raison d’être de ce débat ?

Apparemment, l’achat du tableau crée une tension entre les deux amis ; d’emblée, on comprend que leur relation va être mise à mal ; la question essentielle qui va donc être posée sera de savoir ce qui constitue exactement le fond de l’amitié entre deux hommes, et si elle peut résister à l’affirmation d’une différence fondamentale sur une question de goût ou d’opinion.

VII - la question de l’Art moderne

la pièce semble traiter de la validité de l’Art moderne. D’un côté, le prix de 200 000 Fr. pour un tableau blanc paraît vraiment une escroquerie. De l’autre, Serge semble avoir sérieusement étudié la question, et être sûr de son achat. Les indications données par l’auteur laissent le débat en suspens.

A - Serge est-il vraiment un connaisseur ?

  • Il se passionne pour l’Art moderne depuis longtemps.
  • Il a réfléchi des mois avant d’acheter ce tableau.
  • Il semble bien connaître le fonctionnement du marché et les prix des œuvres.

B - Serge s’est-il fait escroquer ?

  • La proposition du propriétaire de la galerie de racheter le tableau pour lui-même ressemble à un attrape-nigaud.
  • Il ne semble pas capable d’expliquer lui-même le sens du tableau.
  • Marc, qui n’est pas non plus un spécialiste, après examen attentif du tableau, juge que c’est une « merde ».

C - La question de l’argent.

D’entrée de jeu, Marc refuse de discuter de la qualité du tableau, et oriente immédiatement le débat sur la question du prix, alors que Serge voudrait que Marc s’intéresse à la toile elle-même.

Serge veut faire observer le tableau à Marc sous différents angles, mais Marc revient sans cesse à la seule chose qui pour lui soit un vrai problème : les 200 000 Fr.

C’est évidemment une question fondamentale dans le débat sur l’Art moderne, certaines œuvres atteignant des prix astronomiques sans que le public ne comprenne réellement pourquoi. On voit à travers les explications de Serge que la spéculation a transformé le marché de l’art en une sorte de bourse financière.

 

 

Extrait n° 2 - L'artiste..., une sorte de divinité...

 

MARC. Tu vas l'encadrer ?

SERGE (riant gentiment). Non!... Non, non...

MARC. Pourquoi ?

SERGE. Ça ne s'encadre pas.

MARC. Ah bon ?

SERGE. Volonté de l'artiste. Ça ne doit pas être arrêté. Il y a un entourage...

(Il fait signe à Marc de venir observer la tranche.) Viens voir.., Tu vois...

MARC. C'est du sparadrap ?

SERGE. Non, c'est une sorte de kraft... Confectionné par l'artiste.

MARC. C'est amusant que tu dises l'artiste.

SERGE. Tu veux que je dise quoi ?

MARC. Tu dis l'artiste, tu pourrais dire le peintre ou ... comment il s'appelle ... Antrios ...

SERGE. Oui ... ?

MARC. Tu dis l'artiste comme une sorte de ... enfin bref, ça n'a pas d'importance. Qu'est-ce qu'on voit ? Essayons de voir quelque chose de consistant pour une fois.

SERGE. Il est huit heures. On a raté toutes les séances. C'est inimaginable que ce garçon - il n'a rien à foutre, tu es d'accord - soit continuellement en retard ! Qu'est-ce qu'il fout ? !

MARC. Allons dîner.

SERGE. Oui. Huit heures cinq. On avait rendez-vous entre sept et sept heures et demie... Tu voulais dire quoi ? Je dis l'artiste comme quoi ?

MARC. Rien. J’allais dire une connerie.

SERGE. Non, non, dis.

MARC. Tu dis l'artiste comme une... comme une entité intouchable. L'artiste... Une sorte de divinité...

SERGE (il rit). Mais pour moi, c'est une divinité ! Tu ne crois pas que j aurais claqué cette fortune pour un vulgaire mortel!...

MARC. Bien sûr.

SERGE. Lundi, je suis allé à Beaubourg, tu sais com­bien il y a d'Antrios à Beaubourg ?... Trois ! Trois Antrios !... À Beaubourg.

MARC. Épatant.

SERGE. Et le mien n'est pas moins beau !... Écoute, je te propose quelque chose, si Yvan n'est pas là dans exactement trois minutes, on fout le camp. J'ai découvert un excellent lyonnais.

MARC. Pourquoi tu es à cran comme ça ?

SERGE. Je ne suis pas à cran.

MARC. En fait, je t'énerve et tu te venges sur le pauvre Yvan.

SERGE. Le pauvre Yvan, tu te fous de moi! Tu ne m'énerves pas, pourquoi tu m'énerverais ?

 

 

Extrait 2 : commentaire

 

I - La montée des tensions

A – au niveau dramaturgique, le retard d’Yvan impose le face-à-face et la nécessité de la conversation. Serge revient sur lui comme exutoire quand Marc l’énerve trop.

B - Les 2 personnages sont dans une situation où ils hésitent entre l’affrontement et l’évitement. Cela se traduit par des ruptures de phrases (anacoluthes), des sauts de thème dans la conversation …

C – La tonalité de la scène oscille entre le comique et le dramatique. Ils rient « jaune », procèdent par sous-entendu, recourent à l’ironie.

 

II – Le statut de l’artiste

A – C’est le point de divergence principal entre les 2 « amis ». Pour Serge, c’est une « divinité », dans la mesure où son œuvre est immortelle ; pour Marc, Antrios n’est qu’un escroc. Il lui refuse le titre d’artiste, et même de peintre.

B – Nous avons une tentative d’explication de l’œuvre au début de la scène : le tableau ne semble pas être une simple toile, mais renfermer également un certain nombre de détails significatifs : le fait qu’il ne doive pas être « arrêté ». L’objet ne relève donc pas simplement de la peinture, mais plus largement des arts plastiques. Evidemment, Marc refuse de se laisser instruire par Serge, qui préfère parler d’autre chose : le restaurant, le retard d’Yvan …

C - Pour Serge, l’achat de son tableau lui permet d’entrer en contact avec ce monde supérieur, celui de la création ; Marc s’en trouve évidemment exclu, relégué dans les rangs du « vulgaire mortel », qui ne comprend que l’argent.

 

III – l’impossibilité de communiquer

Cette scène est typique d’une certaine de forme de théâtre moderne qui se construit autour du non-dit, du sous-entendu, du malentendu, de la difficulté de communiquer dans le monde moderne.

A – Les personnages n’arrivent pas à s’entendre sur le sens des mots : « artiste », « peintre », … Marc n’ose plus répéter son « merde », mais ne trouve pas d’autre mot.

B – Ils n’ont pas les mêmes systèmes de référence : pour Serge, le monde de l’art représente l’autorité suprême, il touche au génie, à l’immortalité ; pour Marc tout ceci n’a aucun sens : il est comme un « incroyant » de l’art moderne.

C – En affirmant sa participation au monde de l’art d’où sont exclus les « vulgaires mortels », Serge a tracé une frontière au-delà de laquelle toute communication est impossible ; les 2 amis ne parlent plus la même langue, ils sont dans des sous-univers sociaux entre lesquels il ne peut y avoir de passage. 

 

Conclusion : Yasmina Reza met en scène le cloisonnement de plus en plus fort dans notre société entre des sous-groupes qui ne peuvent plus communiquer entre eux ; même une simple relation d’amitié peut être détruite par l’adhésion de l’un ou de l’autre à telle ou telle sous partie de l’ensemble. Les relations humaines sont de plus en plus problématiques dans un monde où les idées prennent plus d’importance que les hommes eux-mêmes.

 

Extrait n° 3 -« Être un homme de son temps... »

 

SERGE. Mais qui es-tu, Marc ?!... Qui es-tu pour imposer ta loi ? Un type qui n'aime rien, qui méprise tout le monde, qui met son point d'honneur à ne pas être un homme de son temps...

MARC. Qu'est-ce que ça veut dire être un homme de son temps ?

YVAN. Ciao. Moi, je m'en vais.

SERGE. Où tu vas ?

YVAN. Je m'en vais. Je ne vois pas pourquoi je dois supporter vos vapeurs.

SERGE. Reste! Tu ne vas pas commencer à te dra­per... Si tu t'en vas, tu lui donnes raison.

(Yvan se tient, hésitant, à cheval entre deux décisions.) Un homme de son temps est un homme qui vit dans son temps.

MARC. Quelle connerie. Comment un homme peut vivre dans un autre temps que le sien? Explique­-moi.

SERGE. Un homme de son temps, c'est quelqu'un dont on pourra dire dans vingt ans, dans cent ans, qu'il est représentatif de son époque.

MARC. Hun, hun. Et pour quoi faire ?

SERGE. Comment pour quoi faire ?

MARC. À quoi me sert qu'on dise de moi un jour, il a été représentatif de son époque ?

SERGE. Mais mon vieux, ce n'est pas de toi dont il s'agit, mon pauvre vieux ! Toi, on s'en fout ! Un homme de son temps, comme je te le signale, la plupart de ceux que tu apprécies, est un apport pour l'humanité... Un homme de son temps n'arrête pas l'histoire de la peinture à une vue hypo-flamande de Cavaillon...

MARC. Carcassonne.

SERGE. Oui, c'est pareil. Un homme de son temps participe à la dynamique intrinsèque de l'évolution...

MARC. Et ça c'est bien, d'après toi.

SERGE. Ce n'est ni bien ni mal - pourquoi veux-tu moraliser ? - c'est dans la nature des choses. MARC. Toi par exemple, tu participes à la dynamique intrinsèque de l'évolution.

SERGE. Oui.

MARC. Et Yvan ?...

YVAN. Mais non. Un être hybride ne participe à rien.

SERGE. Yvan, à sa manière, est un homme de son temps.

MARC. Et tu vois ça à quoi chez lui ? Pas à la croûte qu'il a au-dessus de sa cheminée !

YVAN. Ce n'est pas du tout une croûte !

SERGE. Si, c'est une croûte.

YVAN. Mais non!

SERGE. Peu importe. Yvan est représentatif d'un certain mode de vie, de pensée qui est tout à fait contemporain. Comme toi d'ailleurs. Tu es typiquement, je suis navré, un homme de ton temps. Et en réalité, plus tu souhaites ne pas l'être, plus tu l'es.

MARC. Alors tout va bien. Où est le problème ?

SERGE. Le problème est uniquement pour toi, qui mets ton point d'honneur à vouloir t'exclure du cercle des humains. Et qui ne peux y parvenir. Tu es comme dans les sables mouvants, plus tu cherches à t'extraire, plus tu t'enfonces. Présente tes excuses à Yvan.

MARC : Yvan est un lâche.

 

Extrait 3 : commentaire

 

Situation du passage : Yvan est arrivé, et n’a parlé que de son mariage. Marc le ramène brutalement au tableau et l’accuse d’hypocrisie (en grec, un hypocrite est un acteur). Il l’a également traité d’hybride (un être composé de parties empruntées à diverses espèces d’animaux, comme le Centaure, ou la Chimère). Yvan veut partir, Serge prend alors sa défense pour le retenir, et attaque Marc frontalement.

I - le rôle d’Yvan

A - un membre indispensable du trio

Yvan menace de s’en aller, ce qui serait insupportable pour les deux autres, qui resteraient alors face-à-face, et l’amitié du trio serait brisée. Yvan reste donc le seul ciment entre les trois.

B - l’importance de son jugement

Si Marc et Serge sont face-à-face, ils se retrouvent un contre un, et leurs positions étant inconciliables, il n’y a pas de moyen de trouver une majorité pour trancher le débat. Seul donc le jugement d’Yvan peut permettre d’avoir cette majorité de deux contre un, pour décider définitivement ce que vaut le tableau.

C - l’importance du non-dit

Aucun des deux protagonistes ne veut avoir l’air de chercher le suffrage d’Yvan ; ils attendent tous les deux qu’il se prononce spontanément, en espérant évidemment qu’il choisira leur camp. Serge choisit de l’attirer par la manière douce en prenant sa défense, alors que Marc choisit la méthode forte en l’insultant s’il ne lui donne pas raison. Serge tient à être délicat avec Yvan pour protéger leur amitié, alors que pour Marc la plus grande franchise est nécessaire entre des amis.

 

II - les problèmes de langage et de communication

A - le niveau de langage de Serge

A certains moments, Serge utilise un langage très soutenu, dans le but d’écraser Marc, qui ne devrait pas pouvoir poursuivre la conversation à ce niveau ; l’utilisation d’un langage élaboré sert à démontrer qu’il a longtemps réfléchi à la signification et à la valeur de son tableau.

B - la vulgarité et l’humour

Serge peut aussi avoir recours à un langage vulgaire quand il s’adresse à Marc. Il distribue donc le vocabulaire en fonction de leurs personnes : un langage élevé pour parler de lui-même et de ses activités, et un langage vulgaire pour parler de Marc. Cette distribution est évidemment insultante, et Marc pourrait le prendre mal ; en fait, Serge joue sur la vieille amitié qui autorise cette liberté de langage.

C – les limites du langage entre amis

De fait, Serge est en train de jouer avec les limites de ce qu’on peut se permettre entre amis avant d’arriver au stade de la rupture. L’auteur s’attache à explorer ce qu’on a le droit de dire, ce qui ne passe qu’avec difficulté, et ce qu’il vaut mieux s’interdire soi-même. Un peu plus tard, Marc va tenter de mettre un coup de poing à Serge lorsqu’il aura franchi la limite, en qualifiant la compagne de Marc de ‘négative’. Ce terme de ‘négative’ va faire réagir Marc, précisément parce qu’il n’a rien de vulgaire, qu’il ne contient pas de familiarité, et qu’il peut donc être pris au sérieux, comme un véritable jugement.

 

III – « être un homme de son temps »

A – le problème des formules creuses

Le langage de Serge est fait de formules qui circulent dans les milieux artistiques, mais qui ne sont pas de lui. Dire qu’il faut être « un homme de son temps » relève d’une telle évidence, que Marc a beau jeu de le tourner en ridicule. Sa deuxième formule « être représentatif de son époque » peut s’appliquer absolument à tout le monde, y compris à ceux qui n’aiment pas leur époque, comme Marc. Elle ne signifie donc rien de particulier. Quant à la troisième formule « participer à la dynamique intrinsèque de l’évolution » elle peut d’une part désigner la capacité d’un créateur à toujours innover, mais elle semble davantage destinée à permettre à Serge de passer pour un esprit brillant que permettre de comprendre la véritable nature de l’art, ainsi que la signification du tableau blanc. On voit donc clairement que Serge est intellectuellement sous l’emprise du milieu qu’il fréquente.

B – les contradictions de Serge

Dans ce passage, Serge s’enfonce dans la contradiction. Au début, il semble affirmer qu’être un homme de son temps relève d’une intelligence particulière, pour admettre à la fin que tout le monde en est un effectivement. On voit donc qu’il n’a pas une idée claire de la signification des concepts qu’il manipule, et cela peut faire douter qu’il sache pourquoi il a acheté le tableau. Il se rend donc aussi intolérant envers Marc et ses goûts artistiques, en particulier lorsqu’il affirme « toi, on s’en fout ! », que Marc lorsqu’il se moquait du tableau, et le traitait de « merde ».

C – le poids de la société dans les relations humaines

Serge conteste à Marc le droit de se prononcer sur l’Art moderne, en arguant du fait que c’est une question qu’il ne connaît pas. Cependant, ce principe que seuls les spécialistes ou les autorités auraient le droit à la parole, et que les autres « on s’en fout », peut passer pour évident, mais le raisonnement tourne en rond, car l’autorité ultime en matière d’art c’est celle du public, qui achète ou n’achète pas, et celui-ci n’est pas constitué de professionnels. En fait, Marc et Serge subisse tous les deux « la dictatures du ‘on’ » (Heidegger) c’est-à-dire celle de leur milieu qui impose insidieusement tout un ensemble d’opinions et de comportements. Si Serge affirme que seul l’avis des spécialistes compte, c’est parce qu’il fréquente des gens qui prétendent appartenir eux-mêmes à cette catégorie. Et si Marc privilégie le point de vue du simple spectateur, c’est parce qu’il appartient à ce groupe.

Conclusion : ce passage éclaire un point fondamental de la pièce : la difficulté d’établir des relations humaines franches et sincères dans une société qui, tout en affirmant la liberté d’expression, cherche à imposer sa loi par la mode, le poids du milieu, la nécessité et l’obligation de se comporter comme les autres à l’intérieur de son groupe.


Extrait n° 4 -Finkelzohn

 

YVAN. Le retour d'Yvan ! L'ascenseur est occupé, je m'engouffre dans l'escalier et je pense tout en dégrin­golant, lâche, hybride, sans consistance, je me dis, je reviens avec un flingue, je le bute, il verra si je suis flasque et servile, j'arrive au rez-de-chaussée, je me dis mon petit vieux tu n'as pas fait six ans d'analyse pour finir par buter ton meilleur ami et tu n'as pas fait six ans d’analyse pour ne pas percevoir derrière cette démence verbale un profond mal-être, je réamorce une remontée et je me dis, tout en gravissant les marches du pardon, Marc appelle au secours, je dois le secourir dussé-je en pâtir moi-même... D'ailleurs, l'autre jour, j'ai parlé de vous à Finkelzohn...

SERGE. Tu parles de nous à Finkelzohn ? !

YVAN. Je parle de tout à Finkelzohn.

SERGE. Et pourquoi tu parles de nous ?

MARC. Je t'interdis de parler de moi à ce connard.

YVAN. Tu ne m'interdis rien.

SERGE. Pourquoi tu parles de nous ?

YVAN. Je sens que vos relations sont tendues et je vou­lais que Finkelzohn m'éclaire...

SERGE. Et qu'est-ce qu'il dit ce con ?

YVAN. Il dit quelque chose d'amusant...

MARC. Ils donnent leur avis ces gens ? !

YVAN. Non, ils ne donnent pas leur avis, mais là il a donné son avis, il a même fait un geste, lui qui ne fait jamais de geste, il a toujours froid, je lui dis, bougez !...

SERGE. Bon alors qu'est-ce qu'il dit ? !

MARC. Mais on se fout de ce qu'il dit!

SERGE. Qu'est-ce qu'il a dit ?

MARC. En quoi ça nous intéresse ?

SERGE. Je veux savoir ce que ce con a dit, merde !

YVAN (il fouille dans la poche de sa veste). Vous vou­lez savoir... (Il sort un bout de papier plié.)

MARC. Tu as pris des notes ? !

YVAN (le dépliant). J'ai noté parce que c'est compli­qué… Je vous lis ?

SERGE. Lis.

YVAN. ... « Si je suis moi parce que je suis moi, et si tu es toi parce que tu es toi, je suis moi et tu es toi. Si, en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n'es pas toi... » Vous comprendrez que j'aie dû l'écrire.

Court silence.

MARC. Tu le paies combien ?

YVAN. Quatre cents francs la séance, deux fois par semaine.

MARC. Joli.

SERGE. Et en liquide. Car j'ai appris un truc, tu ne peux pas payer par chèque. Freud a dit, il faut que tu sentes les billets qui foutent le camp.

MARC. Tu as de la chance d'être coaché par ce type.

SERGE. Ah oui!... Et tu seras gentil de nous recopier cette formule.

MARC. Oui. Elle nous sera sûrement utile.

YVAN (repliant soigneusement le papier). Vous avez tort. C'est très profond.

MARC. Si c'est grâce à lui que tu es revenu tendre ton autre joue, tu peux le remercier. Il a fait de toi une lope, mais tu es content, c'est l'essentiel.

Extrait 4 : commentaire

 

(Finkelzohn est un psychanalyste. En grec, la psyché c’est l’âme. Un psychologue étudie le fonctionnement normal du cerveau et de l’intelligence humaine. Un psychiatre est un médecin qui soigne les maladies mentales. La psychanalyse est une science inventée par l’autrichien Freud, qui a été le premier à démontrer l’existence de l’inconscient. La psychanalyse est une technique d’investigation de l’inconscient humain, qui a pour finalité d’aller y rechercher l’origine de traumatismes psychiatriques, afin de soigner les maladies mentales qui en découleraient.)

I - la critique de la psychanalyse

Dans ce passage, Marc et Serge se livrent à une critique en règle de la psychanalyse ; après l’étude de cette critique, nous verrons que le psychanalyste a parfaitement vu juste.

A - insultes et vulgarités

Les deux amis traitent d’abord le psychanalyste sur le mode de l’insulte : le vocabulaire est systématiquement grossier, et les insultes sont lourdement répétées. Il semble qu’en fait les deux amis aient enfin trouvé un bouc émissaire en la personne de Finkelzohn qui est absent. On sent chez eux une véritable jouissance à pouvoir se défouler en débitant des insultes. Le psychanalyste ne serait rien d’autre qu’un « con ».

B - l’accusation d’escroquerie

De plus, il est accusé d’être un escroc : 400 Fr. la séance, deux fois par semaine, cela représente la moitié d’un SMIC, une somme invraisemblable pour le malheureux Yvan, surtout pendant six ans. Il semble que le psychanalyste prenne son client pour une vache à lait. De plus, il exige d’être payé en liquide, ce qui permet de le soupçonner de ne pas déclarer au fisc la totalité de ses revenus. (Cette exigence du paiement en liquide est réelle : la plus grande difficulté en psychiatrie se trouve dans le fait que le malade doit d’abord se reconnaître comme malade, il doit admettre la nécessité de se soigner, et il doit admettre que cela sera long et difficile.)

C - l’inefficacité absolue

Enfin, la psychanalyse est présentée comme une science d’une inefficacité absolue : non seulement elle n’a rien apporté à Yvan, mais elle a fait de lui « une lope », c’est-à-dire un être extrêmement faible, et incapable de se défendre, ou de réagir devant une insulte. Il semble tout juste bon à relire la phrase du psychanalyste, et à « tendre l’autre joue » selon la formule de Jésus dans l’Évangile. Marc ridiculise cette attitude, et se moque d’Yvan qui ne serait plus bon qu’à prendre des coups.

En fait, Yvan adopte une stratégie non-violente pour essayer de calmer son ami.

 

II - Yvan, le bouc émissaire

(Dans la religion hébraïque ancienne, une fois par an, on procédait à un grand pardon entre tous les membres de la communauté, en chargeant symboliquement un bouc de toutes les haines et toutes les rivalités, et l’on envoyait mourir dans le désert.)

A - Yvan, l’élément apparemment faible du trio

Dès le début de la pièce, Yvan s’est affirmé comme l’élément apparemment faible du trio : il n’a pas fait d’études, il n’a pas de situation, il se contente d’aller de petits boulots en petits boulots. Il ne cherche pas à avoir d’opinions personnelles ou d’autorité comme les deux autres, et semble s’imposer de toujours dire oui à chacun de ses deux amis. De plus, il fait profession de non-violence, ce qui autorise Marc à l’agresser verbalement, et fait de lui un bouc émissaire tout trouvé, chaque fois que le besoin s’en fait sentir.

B - l’accord retrouvé entre Marc et Serge

La tension montait entre les deux amis, depuis le début de la pièce, et continuera à augmenter jusqu’à ce qu’ils en viennent pratiquement aux coups. Yvan tombe donc à pic avec son psychanalyste pour servir de bouc émissaire, permettre aux deux amis/ennemis de trouver enfin un terrain sur lequel ils peuvent s’entendre, et les autoriser à défouler toute leur agressivité contre un adversaire absent, par tout un flot de termes grossiers. Leur comportement n’a rien de raisonnable, il ne fait que révéler la situation de stress dans laquelle ils se sont mis mutuellement. Mais cette réconciliation apparente sera de courte durée.

C - parallèle entre la psychanalyse et le tableau blanc

L’attitude de Serge face à la psychanalyse est exactement la même que celle de Marc face au tableau. Dans les deux cas, il s’agit de « merde », d’escroquerie, et de vide intégrale. Continuer à parler du tableau serait trop dangereux. À travers leurs critiques de la psychanalyse, Marc et Serge disent en fait ce que chacun pense des goûts artistiques de l’autre. Cependant, il faut remarquer qu’ils ont tous les deux tendance à vouloir répondre de manière agressive, ce qui laisse penser que leur relation va aller jusqu’à la rupture.

 

III -la nécessité d’être soi-même

A - la signification de la phrase du psychanalyste

La phrase du psychanalyse est de fait un véritable diagnostic professionnel, qui éclaire précisément le problème de Marc et de Serge ; Marc ne se contente pas d’avoir sa propre opinion sur le tableau : il veut absolument l’imposer aux autres, et s’il n’y arrive pas, il se sent très mal. Il ne peut donc être lui-même que si les autres lui confirment l’image qu’il se fait de lui-même. Réciproquement, Serge a acheté le tableau parce qu’il savait que Marc déteste l’Art moderne, et il voulait ainsi se libérer de l’influence de son ami. Chacun des deux n’existait donc jusque-là que par rapport au jugement de l’autre.

 

B - la rivalité entre Serge et Marc, et le rôle d’Yvan

Bien qu’il semble être l’élément faible du trio, Yvan est au contraire celui qui a le mieux compris la situation, et qui va se montrer capable de développer une stratégie pour résoudre le conflit, en adoptant précisément une attitude non-violente. Lui seul est capable de comprendre la phrase du psychanalyste, et de l’appliquer concrètement à la situation de ses amis. Plus tard dans la pièce, il va prendre parti pour Marc, affirmant que le tableau est une « merde blanche ». Ce jugement ne reflétera pas son opinion personnelle, mais il sera un élément essentiel dans sa stratégie, qui consistera à pousser Serge à lâcher du lest, pour que Marc puisse enfin se calmer.

 

C - être soi-même, vers la réconciliation des amis

Le diagnostic du psychanalyste explique clairement à quelles conditions des gens peuvent être réellement amis : cela suppose que chacun accepte que l’autre soit différent, et qu’on ne cherche pas à entrer dans une relation de dominant à dominé, comme c’était le cas entre Marc et Serge. De fait, la psychanalyse, loin d’être une escroquerie, permet ici de délivrer le bon diagnostic, et de proposer la bonne solution. Il faudra que chacun des deux apprenne à être lui-même, sans avoir besoin de se référer à l’autre, et en respectant le fait que l’autre soit aussi lui-même de manière autonome. La première cause des conflits entre les meilleurs amis du monde vient de la volonté de chacun d’avoir raison contre les autres. Le fait qu’il y en ait au moins un sur les trois qui ait compris ce point va permettre d’avancer vers la réconciliation des amis.

 

Conclusion : le passage est une leçon de psychologie interdividuelle (école de psychologie qui affirme qu’aucun individu ne possède réellement une psychologie autonome ; chacun construit sa personnalité essentiellement en fonction de la place qu’il peut prendre à l’intérieur d’un groupe) ; l’œuvre d’art, ici le tableau blanc, sert essentiellement de catalyseur : il n’a pas de sens en lui-même, sa fonction essentielle est de permettre aux personnages de se définir eux-mêmes par rapport aux autres.