ÉPREUVE DE COMPOSITION FRANÇAISE - 2015

 

Rapport présenté par Pierre Sivan

 

 

 

« Un théâtre sans convention n'a pas d'espoir. La convention c'est cette pure entrée dans l'imaginaire, sans les antichambres de l'intelligence, les salons mondains de l'élégance, etc. Le public populaire se saisit toujours plus vite d'une convention que le public savant (lequel voudrait inlassablement de la vraisemblance, de la logique psychologique, de la profondeur, de la dialectique, du parlé vrai, tout ce qui tente de se soustraire à l'architecture des conventions théâtrales).

Le public enfantin des guignols joue avec les conventions du genre comme peu de critiques savent le faire. Car il s'agit non pas de juger l'œuvre mais de jouer avec, de se jouer, de faire jouer son imaginaire, d'utiliser les conventions théâtrales pour animer son jardin intérieur. »

 

Olivier Py, Les Mille et une définitions du théâtre, Actes-Sud, 2013 

 

 

Quelques observations sur l'approche du sujet

 

     Le sujet de la session 2015 du CAPES de Lettres portait, comme cela est fréquemment le cas, sur un genre littéraire, ici le théâtre. En cela, les candidats ne pouvaient guère être déconcertés et leur réflexion pouvait aisément s'articuler sur des éléments de savoir acquis durant leur cursus universitaire. Le sujet exigeait néanmoins qu'ils fassent référence non seulement aux œuvres théâtrales qu'ils avaient pu lire ou étudier, mais également à leur expérience de spectateur de théâtre : les « conventions » dont parle Olivier Py relèvent pour une bonne part des pratiques scéniques, des traditions de mise en scène. Les copies les plus satisfaisantes sont généralement celles qui ont su faire intervenir ces expériences. 

     On peut s'étonner à cet égard que le nom d'Oliver Py ait parfois éveillé bien peu d'échos chez les candidats. Certes, il était tout à fait possible de traiter le sujet sans rien savoir de l'auteur de la citation, ni de ses travaux. Remarquons pourtant qu'il est considéré aujourd'hui comme un auteur important et comme l'une des personnalités les plus marquantes de la scène française. Son éviction de la direction du théâtre de l'Odéon, sa nomination à la direction du festival d'Avignon avaient fait l'objet de polémiques nourries dans la presse. On ne peut alors que s'étonner de l'indifférence que semblent manifester certains candidats aux événements majeurs de la vie culturelle. Cela étant, l'ignorance concernant l'auteur de la citation ne devait pas conduire à émettre des hypothèses hasardeuses à ce sujet, ni à se livrer à des affirmations que rien n'autorisait. On a ainsi pu lire qu'Olivier Py était un « critique », ce que ses propos démentaient très évidemment.

     

     La citation, comme il est fréquent pour les sujets de CAPES, pouvait sembler relativement longue. Cela n'autorisait pour autant à l'amputer de certaines de ses composantes. Trop de candidats, au lieu de se livrer à une analyse honnête du sujet dans sa globalité, ont préféré en isoler certains termes, ou certains aspects, négligeant  l'articulation entre les  éléments de la réflexion de l'auteur et donc la cohérence et la portée de son propos. De manière schématique, on peut opérer la distinction suivante :  

-                  certaines copies ont fait porter leur réflexion essentiellement sur la première partie de la citation et donc sur la notion de convention (pourquoi les conventions sont-elles importantes au théâtre ? Peut-on jouer avec elles ? Les contester ?). Elles ont alors laissé de côté la dimension polémique de la citation, pourtant essentielle : les attaques contre le « public savant » et ses réactions n'ont été ni relevées, ni discutées.

-                  D'autres, à l'inverse, ont préféré se concentrer sur la distinction faite par Olivier Py entre les deux types de public ou de réaction par rapport au théâtre (le théâtre doit-il s'adresser avant tout à un public de « doctes » ? ou au contraire à tout public ? Tenter de réconcilier les doctes et le peuple?), sans nécessairement articuler cette réflexion à la notion de « convention » .  

      Rappelons qu'un sujet de composition française, quelle que soit sa longueur, doit être considéré dans son intégralité.  Rappelons également que l'introduction doit nécessairement se livrer de façon précise à l'analyse du sujet, dégager la position qui est celle qu'adopte l'auteur et les différents problèmes qu'elle peut soulever. Une introduction ne saurait se limiter à une simple paraphrase de la citation qui n'en explicite pas les enjeux.  

      Soulignons surtout que l'analyse du sujet ne doit par devenir un prétexte à déformer la citation pour en revenir à du déjà connu et du déjà traité dans des devoirs antérieurs et parvenir, au prix de quelques acrobaties ou oublis, à retomber sur des problématiques familières : par exemple, dans le cas présent : le théâtre est-il fait pour être lu ou pour être joué ? Le théâtre doit-il distraire ou  instruire ? L'analyse du sujet doit donc être menée sans a priori. Elle implique  une interrogation précise sur les termes employés ; ainsi la notion de « convention » ne pouvait être identifiée à celle de « règle » au sens où l'on parle des « règles » du théâtre classique. Elle renvoyait à la nature même du théâtre et du spectacle théâtral, bien au-delà du seul classicisme français ; certes la question des « règles » pouvait et devait être abordée par le devoir, mais la citation ne prenait pas parti sur le bien-fondé des règles classiques.  

 

 

     Les rapports des années précédentes ont déjà regretté que la composition française devienne le prétexte à la récitation de tranches de cours ou de chapitres d'histoire littéraire, plus ou moins bien articulés avec les préoccupations du sujet. Les savoirs littéraires et théoriques doivent être mis au service d'une argumentation concernant précisément les questionnements qu'induit le sujet. Une composition française n'est pas un exposé balayant chronologiquement les grandes périodes de l'histoire d'un genre. En tant que travail d'argumentation, elle doit s'interroger sur la valeur de certaines thèses, leur bien-fondé, leurs limites éventuelles ; le libellé du sujet demandait d'ailleurs explicitement aux candidats de « discuter » les propos d'Olivier Py. Le projet argumentatif du devoir doit d'ailleurs être clairement explicité dans ses différentes étapes ; on attend ainsi, dans un souci de clarté, que chaque grande partie du devoir s'ouvre sur une annonce claire des intentions argumentatives de son auteur.

     Si la composition française n'est pas un exposé de savoirs, ces savoirs n'en sont pas moins indispensables ; on ne peut que déplorer, parfois, la maigreur des références littéraires et théoriques proposées. On ne peut également que vivement déplorer des ignorances et confusions manifestes tant sur le plan littéraire qu'historique ou théorique. Le traitement d'un sujet de composition française, au niveau du CAPES, implique une culture solide et variée. Il implique aussi des lectures critiques de première main. Il nécessite la connaissance assurée de notions clés ainsi que leur emploi pertinent : un genre littéraire ne saurait être confondu avec un mouvement, pas plus qu'avec un registre.   

 

      De la part d'un futur professeur de français, on attend évidemment qu'il connaisse et applique les usages orthographiques et les règles de la syntaxe. Trop de copies laissent sur ce point les correcteurs perplexes, pour ne pas dire franchement inquiets. Quand, dans l'introduction du devoir, le titre même de l'ouvrage dont est tirée la citation donne lieu à erreurs ou négligences orthographiques, on ne peut que s'interroger sur l'importance que la copie accorde au respect de l'orthographe.  

      On attend également que le lexique soit employé de façon pertinente. Les « conventions » ne sauraient être confondues avec les « convenances » ; un « théâtre conventionnel » n'est pas un « théâtre conventionné » (!) ; « imaginaire » et « imagination » ne sont pas termes synonymes…

       On ne saurait enfin tolérer dans une copie de concours l'usage d'expressions familières relevant de la conversation courante, ni certains modernismes fâcheux. 

 

 

Présentation de l'ouvrage et de son auteur

 

     Comme son titre l'indique, l'ouvrage d'Olivier Py ne propose pas une théorie constituée du théâtre, mais il s'efforce de cerner cet étrange objet, qui serait comme rebelle à une définition totalisante, si bien qu'il faudrait en proposer « mille et une ». Cette référence explicite aux Contes des mille et une nuits pourrait d'ailleurs renvoyer à un émerveillement de l'auteur Olivier Py, émerveillement sans cesse renouvelé devant le théâtre et ses pouvoirs, ou, également, à cet émerveillement qui peut être celui du spectateur, ou du moins du spectateur tel que le représente Olivier Py dans sa citation. Au lieu d'une définition, Olivier Py en proposerait mille et une, ce qui ne suffirait sans doute pas à épuiser la richesse du théâtre. L'ouvrage se présente donc sous la forme de textes brefs : maximes, aphorismes ou réflexions plus développées parfois. Tel est le cas de la citation proposée à notre réflexion.

     L'ouvrage est le fait d'un homme de théâtre, non d'un critique ou d'un universitaire, Comédien, chanteur (sous l'identité de Miss Knife), metteur en scène et écrivain, Olivier Py est une personnalité marquante de la scène française. On sait qu'il est aujourd'hui directeur du festival d'Avignon après avoir présidé aux destinées du théâtre de l'Odéon -Théâtre de  l'Europe à Paris. Les choix de programmation qu'il a alors effectués pourraient être mis en relation avec notre citation : parmi ses mises en scène les plus marquantes et les plus remarquées, on notera l'intégrale du Soulier de Satin de Claudel et l'intégrale de l'Orestie d'Eschyle. Ce goût pour les spectacles de longue durée manifeste une attente et une confiance résolue dans les possibilités d'engagement du public dans le spectacle théâtral. On peut aussi se rappeler qu'Olivier Py s'est rendu célèbre comme auteur avec un cycle théâtral intitulé La Servante, dont la représentation intégrale durait 24 heures. Ce goût pour les spectacles tenant du marathon théâtral (le terme a souvent été utilisé par la critique) montre aussi la confiance qui est celle d'Olivier Py dans les pouvoirs du théâtre. 

     On pourrait également ajouter  l'importance accordée par Olivier Py à la formation des jeunes spectateurs, lycéens et collégiens. En témoignent les expériences de mise en scène de tragédies d'Eschyle comme Les Suppliantes ou Les Perses à l'intention d'un public scolaire : mise en scène légère (sans décor) pouvant s'adapter à toutes sortes de lieux (restaurants scolaires, gymnases, salles polyvalentes...), comme si la magie de l'expérience théâtrale, l'émerveillement et l'émotion qu'elle suscite pouvait se produire en tout lieu et sans condition matérielle particulière.

 

 

Le jugement proposé par la citation

 

     Le jugement prend une forme catégorique comme le souligne le caractère lapidaire et sans nuance de la phrase initiale. La citation  se prononce en faveur d'un type particulier de théâtralité, une théâtralité assumant son caractère conventionnel (le mot « convention » figure à quatre reprises dans la citation).

    Le terme de convention renvoie, étymologiquement, à la notion d'accord, tacite ou explicite entre entre deux parties. Le terme a une dimension juridique nous dit Le Trésor de la langue française (« Accord conclu entre deux ou plusieurs parties en vue de produire certains effets juridiques : créer des obligations, modifier ou éteindre des obligations préexistantes. ») ; dans un usage courant, il désigne un « accord tacite, pacte implicite conclu entre des personnes; » une « chose convenue entre deux ou plusieurs personnes, » la «  règle qui en résulte ». Le terme est très couramment employé dans le cas du théâtre.

     Dans son Dictionnaire du théâtre[1], Patrice Pavis en propose la définition suivante : « Ensemble des présupposés idéologiques et esthétiques, explicites ou implicites qui permettent au spectateur de recevoir le jeu de l'acteur et la représentation. La convention est un contrat passé entre l'auteur et le public selon lequel le premier compose et met en scène son œuvre d''après des normes connues et acceptées par le second. La convention comprend tout ce sur quoi salle et scène doivent tomber d'accord pour produire la fiction théâtrale et le plaisir du jeu dramatique. ». On relève ainsi le terme de « contrat » liant l'auteur (et le metteur en scène) et son public. C'est donc la nature du lien qui unit le spectacle et le spectateur qui est ici interrogée par Olivier Py. La formule initiale rappelle qu'il ne saurait y avoir de théâtre, ou du moins de véritable théâtre, sans convention et donc sans acceptation de cette convention par tous ceux que la salle de spectacle réunit pour le temps de la représentation. La convention, rappelle la définition proposée par Patrice Pavis, permet le fonctionnement de la fiction théâtrale – songeons à l'illusion dans laquelle sera plongé le spectateur. Elle est aussi la condition du « plaisir » éprouvé par le spectateur, plaisir d'être pris par la fiction, victime consentante de l'illusion, plaisir qui relève incontestablement du jeu.

     La « convention » est ce qui permet au public de jouer, lui aussi ; l'acceptation de cette convention apparaît alors comme une des règles du jeu (pas de jeu sans règle) du théâtre. Cette dimension ludique explique sans doute pourquoi, aux yeux d'Olivier Py, l'enfant est un excellent spectateur, lui qui entrerait immédiatement dans le jeu de l'illusion théâtrale sans médiation. La citation rapproche en cela le public « enfantin » du public « populaire » ; public enfantin et public populaire qu'elle oppose aux critiques et au public « savant ». Dans les deux cas, Olivier Py semble s'en prendre au rôle que l'on fait parfois jouer à la culture et à la réflexion face au spectacle théâtral.

     Les critiques, dont il est ici question, sont sans doute les experts, ou prétendus tels, chargés de rendre compte de la vie théâtrale dans la presse. On remarque en effet qu'Olivier Py mentionne leur jugement : « il ne s'agit pas de juger l'œuvre ». Le critique est celui qui cherche à évaluer, en fonction de certains critères, la qualité d'un spectacle – ne serait-ce que pour indiquer à ses lecteurs, auditeurs ou spectateurs – s'il convient ou non d'aller voir le spectacle en question. Le critique est aussi celui qui est amené à situer une œuvre dans le parcours d'un auteur ou d'un metteur en scène, à se livrer à des comparaisons (avec le spectacle précédent du même auteur, avec ceux de ses devanciers et de ses contemporains), ces comparaisons conduisant à une évaluation. Telle est sans doute aussi l'attitude courante du public « savant », public que sa culture, sa volonté d'analyse conduisent à adopter une attitude distanciée à l'égard de la représentation. A la médiation du savoir et du jugement, Olivier Py préfère la réception immédiate, peut-on dire innocente ? - de l'enfant. Le théâtre serait donc ce lieu où il s'agit pour nous d'entrer dans un univers de pure convention, un univers du « comme si », ou du « il était une fois ». Il s'en prend ainsi, non sans moquerie, dans l'approche du spectacle théâtral aux « antichambres de l'intelligence » qu'il oppose à la « pure entrée dans l'imaginaire ». La médiation de l'intelligence est métaphoriquement liée à un lieu dans lequel on attend (on pense à l'expression « faire antichambre »), un lieu connoté socialement : on songe à l'entrée d'un salon aristocratique ou bourgeois, un lieu dans lequel il faudra faire preuve de retenue et de bonnes manières (décor habitueldu théâtre de boulevard).

     Les attentes du « public savant » sont énumérées dans la parenthèse qui clôt le premier paragraphe de la citation. Elles permettent de déterminer les formes théâtrales que l'auteur récuse ou qui ne participent pas pleinement, selon lui, de l'essence du théâtre, ou de ce qu'il considère comme proprement théâtral. Il s'agit  d'un théâtre arrêté, figé sur lui-même, incapable donc de répondre à des attentes nouvelles. Ce théâtre est aussi celui attendu par un public fixé dans ses habitudes : les termes de « vraisemblance », « psychologie », « profondeur », « parlé vrai » renvoient à des formes dominantes depuis le XVIIe siècle, celles d'un théâtre qui se donne comme une image fidèle de la réalité, une reproduction aussi peu éloignée que possible du modèle. On remarque l'orthographe particulière adoptée par Olivier Py pour « parlé vrai » ; là où l'infinitif semblerait indiquer une action en train de s'accomplir, le participe passé paraît plutôt se référer à un discours déjà prononcé, cent fois entendu, du déjà parlé en quelque sorte, un langage qui ne recherche ni la poésie ni l'invention verbale. Rien de surprenant donc dans ce théâtre bien élevé dont se moque Olivier Py : on y montre des personnages qui paraissent analogues à ceux que l'on pourrait rencontrer dans la réalité, leurs réactions sont explicables en fonction de lois que le bon sens reconnaît comme fondées, on attend d'eux qu'ils réagissent conformément à ce que nos habitudes nous laissent prévoir. Nous sommes là bien éloignés, on le voit, de la démesure de la tragédie eschyléenne qui fascine manifestement  Olivier Py.

     L'auteur récuse dans ses Mille et une définitions du théâtre la possibilité même d'un théâtre qu'il désigne comme « réaliste » : « Au théâtre le réalisme détruit le réel pour le transformer en réalité sociale, politique, etc. Cette réalité est en fait un rapport au monde, un rapport au monde antipoétique, muet, mat, désenchanté. Le réalisme c'est croire que le monde ne parle pas, la lucidité esthétique, la dénonciation politique offrent au réalisme ses heures de gloire.» Si, selon Olivier Py, le roman ou le cinéma peuvent se dire réalistes, le théâtre rejette par nature même cette tentation en ce qu'il est avant tout, comme il le rappelle, ouverture sur l'imaginaire. Olivier Py récuse donc aussi un théâtre de réflexion, ou plutôt un théâtre qui offrirait au spectateur un discours constitué sur le monde, dans lequel, comme le laisse entendre le terme de « dialectique », on viserait à la résolution des contradictions du réel. Ce théâtre attendu, confortable parce que sans surprise, ne peut provoquer chez le spectateur de réactions violentes, de véritable émotion.

     C'est pourquoi Olivier Py préfère lui opposer les formes enfantines du théâtre ; comme nous l'avons déjà dit, le théâtre est d'abord pour lui un jeu. Le public devrait être incité à se comporter comme le public enfantin des guignols. Tout, dans le guignol, s'oppose au théâtre bien élevé, « bourgeois » que dénonce Olivier Py : les personnages n'en sont pas, puisqu'il ne s'agit que de marionnettes, les intrigues y sont répétitives et d'une extrême simplicité, l'esprit de sérieux en est banni. Et surtout, le « guignol » implique la participation du public enfantin : celui-ci est interpellé par les marionnettistes, il répond à leurs appels, manifeste ses émotions, qu'il s'agisse de la crainte de voir Guignol arrêté par le gendarme ou le rire quand le gendarme est victime de la bastonnade. L'enfant est un spectateur qui, comme le remarque Olivier Py, entre immédiatement dans l'imaginaire, acceptant d'emblée la convention du théâtre de marionnettes et participant spontanément à cette convention.

      La citation procède donc par oppositions : savant / populaire ; intellectualité / simplicité ; imaginaire/intelligence ; collectif / individuel. La formule s'achève en effet sur la mention du « jardin intérieur » mettant l'accent sur une perception essentiellement individuelle du spectacle, perception dans laquelle semble disparaître toute référence à une approche intellectualisée, réfléchie.   

 

     Ces oppositions permettent donc de dégager un ensemble de problèmes qu'il nous faudra aborder : la conception du théâtre affichée par Olivier Py, en donnant à la convention une place essentielle, n'en vient-elle pas à caricaturer la relation entre le spectateur et le spectacle ? Ne perd-elle pas de vue certaines des fonctions essentielles du théâtre ?

 

La composition française pourra alors se construire en trois temps :

. En quoi le théâtre est-il par nature convention ? De quelles conventions a-t-il besoin ?

. Les oppositions auxquelles recourt Olivier Py sont-elles recevables ?

. Cette citation ne limite-t-elle pas les ambitions et les pouvoirs du théâtre ?

 

 

I - Selon Olivier Py, l'essence du théâtre réside dans la convention, « pure entrée dans l'imaginaire ». 

 

     Le théâtre, de toute évidence, relève de l'artifice, du faire-semblant. Pour reprendre les termes d'Olivier Py, il est tout entier « architecture de conventions», système par le moyen duquel le spectateur entredans un monde imaginaire, même si ce monde peut, à bien des égards ressembler à celui de la réalité vécue ou en rappeler certains éléments. Le spectateur du théâtre accepte, pour une durée plus ou moins longue, de quitter cette réalité vécue pour entrer dans un univers autre. C'est bien à cette participation active du spectateur que s'attache en premier lieu la citation ; le public populaire, dit Olivier Py, est celui qui « se saisit » de la convention. Le spectateur passe,  en quelque sorte, un accord, un contrat, un pacte avec les responsables du spectacle : auteur dans le cas d'un théâtre à texte, comédiens, metteur en scène, éclairagistes, bruiteurs, décorateurs, costumières, etc. C'est à cette condition seulement que le théâtre peut commencer à exercer ses effets. Les éléments de « l'architecture » à laquelle fait référence Olivier Py sont néanmoins d'ordres différents et renvoient à plusieurs aspects du spectacle théâtral, à plusieurs modalités de la convention et du fonctionnement de l'imaginaire du spectateur, à plusieurs types d'activités.

 

1 - Certaines conventions conditionnent l'existence de tout jeu théâtral.  

 

     Ces conventions premières, minimales, sont les conditions indispensables pour que le jeu puisse avoir lieu ; elles relèvent de la nature même du théâtre, quelles que soient les formes – plus ou moins complexes, plus ou moins élaborées – qu'elles peuvent revêtir. Il s’agit pour l’essentiel de la présence face à un public d’un ou de plusieurs acteurs incarnant des personnages, dans un cadre spatio-temporel qui n’est pas celui de la réalité. 

 

Le comédien 

     Le théâtre implique le recours au comédien, que le spectateur consent à ne pas voir comme une personne mais comme l’incarnation d’un personnage. Au théâtre, des personnages nous sont montrés en action ; ces personnages, le spectateur ne saurait l'ignorer, ne sont pas des êtres réels, mais des incarnations, des représentations. J'admets, alors que je suis assis dans un fauteuil d'orchestre au théâtre de l'Odéon, qu'Isabelle Huppert, comédienne vue antérieurement dans des interviews, des magazines ou dans des rôles bien différents, soit pour ce soir Araminte, personnage principal de la comédie de Marivaux Les Fausses confidences,  riche veuve courtisée par le jeune Dorante qu'elle épousera au dénouement malgré leur différence de fortune. Un même comédien peut d'ailleurs au cours de la même représentation interpréter plusieurs rôles différents (voire tous les rôles à la fois, parfois), sans que lespectateur en soit pour autant troublé. Tel est souvent le cas dans les pièces comportant un grand nombre de personnages, les tragédies de Shakespeare par exemple. Peu importe que le spectateur reconnaisse ou non le comédien en question sous ses multiples visages. Il peut même se réjouir de cette reconnaissance, ne serait-ce que par admiration pour le talent du comédien ou, tout simplement, parce que le spectateur, entré dans le jeu, ne se soucie guère de savoir qui est l'individu réel qui a pris pour un temps le visage du personnage. Remarquons que le théâtre de marionnettes, auquel se réfère Olivier Py, place le spectateur - qui n'est pas nécessairement un enfant - dans une situation strictement  analogue : il accepte de ne plus voir la marionnette comme un assemblage inerte de bois et de chiffons, mais comme un gendarme, Gnafron, Guignol un chevalier, une princesse ou une sorcière, dotés de voix humaines.

 

L'espace de jeu

     Il n'est pas de théâtre sans délimitation d'un espace de jeu.Le spectateur accepte la distinction, plus ou moins arbitraire, qu’impose le théâtre entre deux espaces, celui du public et celui du comédien. La limite entre ces deux espaces peut faire l'objet d'une nette démarcation, d'une frontière soulignée. Tel est le cas dans le dispositif de la salle de théâtre dite à l'italienne, familière au public français depuis le XVIIe siècle : la véritable « boîte » que constitue l'espace scénique y est surélevée par rapport au parterre ; cet espace est, tant que le spectacle n'a pas commencé, séparé de la salle par un rideau ; la représentation commencée, la rampe constitue une frontière, au moins symbolique, entre scène et salle que séparerait le fameux « quatrième mur » invisible et transparent dont l'existence est postulée par Diderot.  À l'inverse, d'autres formes d'espace théâtral rapprochent le public des comédiens, voire les invitent à la connivence, qu'il s'agisse des tréteaux du théâtre de foire au XVIe siècle, ou des représentations données dans des lieux publics. On pourrait ici songer aux drames liturgiques joués au Moyen Âge devant les églises, ou aux comédies représentées dans des cours d'auberge pour le théâtre profane[2].  

     Ainsi tout espace peut devenir lieu théâtral, à condition d'être déterminé comme tel, par convention, accord tacite ou explicite, avec le spectateur. Peter Brook va jusqu'à déclarer en ouverture de son ouvrage au titre éloquent L'espace vide : « Je peux prendre n'importe quel espace vide et l'appeler une scène. Quelqu'un traverse cet espace vide pendant que quelqu'un d'autre l'observe, et c'est suffisant pour que l'acte théâtral soit amorcé. »[3] L'espace théâtral peut dès lors être constitué par un simple cercle tracé sur le sol autour duquel se réunissent les spectateurs ; le théâtre peut se jouer dans un salon aristocratique, dans un appartement contemporain, ou dans une cour d'usine, un atelier, le gymnase d'un lycée ou sa salle de restauration. L'espace théâtral est ainsi créé par l'accord des participants au spectacle. Pur jeu de la convention, dirait Olivier Py, constitution d'un espace imaginaire où tout peut avoir lieu. Les comédiens peuvent certes interpeller les spectateurs, ou être apostrophés par eux comme cela se produisait dans le cas du théâtre de foire ou dans certaines formes actuelles du théâtre de rue ; même dans l'espace de la salle à l'italienne, les frontières symboliques sont parfois franchies, par exemple lorsqu'un comédien descend parmi les spectateurs ou fait son entrée par les portes arrière de la salle et non par les coulisses, pratiques fréquentes chez les metteurs en scène contemporains ; mais cette interpénétration des espaces ne modifie pas pour autant la répartition des rôles entre public et comédiens ; elle souligne plutôt le caractère essentiel de cette convention, ainsi que sa plasticité : même quand on joue avec la convention, celle-ci continue à fonctionner pour que le jeu ait lieu.

 

Le cadre temporel

     Une représentation théâtrale obéit également à un cadre temporel, et de même que le spectateur accepte qu’une partie de l’espace réel se transforme pour le jeu en espace imaginaire, de même il accepte de modifier temporairement sa perception du temps réel pour s’inscrire dans la durée de la représentation et dans celle de l’histoire jouée.

      Si le théâtre est un faire semblant, ce faire semblant est nécessairement limité dans le temps. La représentation, aussi longue soit-elle – et l'on sait qu'Olivier Py apprécie les spectacles de longue durée – commence et s'achève. Il existe, par convention, un moment où le jeu s'amorce et un moment où il prend fin. Entre temps, le spectateur accepte que sa vie ordinaire et les événements qui s'y déroulent soient comme suspendus. Certaines formes théâtrales tendent d'ailleurs à souligner, voire à officialiser, ces moments-clés que sont le début et la fin du jeu, ce qui assure en outre qu’il s’installe au même moment pour tous les participants. Dans la tragédie eschyléenne, l'entrée du chœur, accompagnée de musique, signalait le commencement de la cérémonie tragique ; de même, le moment où le chœur quittait l'orchestra indiquait la clôture du temps de la représentation. Dans la tradition française, depuis le XVIIIe siècle, ces frontières temporelles ont pu être marquées par l'obscurité s'établissant progressivement dans la salle, par les trois coups frappés par le régisseur et par le lever du rideau.  Aujourd'hui, de manière moins cérémonielle, dans de nombreuses salles de théâtre, le moment de rupture entre la réalité ordinairement vécue et l'entrée dans l'imaginaire nous est indiqué par l'invitation à éteindre nos téléphones portables ; cette admonestation, pour prosaïque qu'elle soit, manifeste que nous entrons alors dans une nouvelle temporalité, dans une suspension de notre rapport ordinaire avec la vie réelle. De même, à la fin du spectacle, le noir qui s'établit sur la scène, puis l'avancée des comédiens vers le public et leur salut nous avertissent d'une nouvelle rupture, d'un retour à l'existence quotidienne. Je n'applaudis pas Rodrigue pour sa vaillance, son sens de l'honneur, mais le comédien pour le talent avec lequel il  a su me faire partager, un temps donné, les souffrances de ce Rodrigue fictif, la manière dont il a modulé et fait sonner le vers cornélien.

      Il ne peut donc y avoir théâtre sans ce jeu d'accord tacite entre le public et ceux qui vont assurer la réalisation effective du spectacle ; il en va de la nature même du geste théâtral. Mais, au-delà de ces conditions qui seraient comme un préalable nécessaire, d’autres conventions, liées au contenu de la représentation, sollicitent elles aussi l’imagination du spectateur s’il veut entrer dans le jeu du théâtre.

 

Les signes visuels et sonores.

     Si au théâtre tout est faux, tout est également porteur de signification. Le spectateur accepte que ces significations lui soient transmises sous forme de signes à décrypter, et pour ce travail il sollicite plus ou moins fortement son imagination. 

      Le théâtre, à lalecture comme dans le cadre de la représentation, se donne à nous comme un univers de signes qu'il revient au lecteur ou au spectateur d'interpréter. Jamais, évidemment, la réalité elle-même n'est présente sur la scène du théâtre, même si elle peut y être évoquée. Or l'interprétation des signes dépend de la coopération du spectateur. Il accepte, par exemple, que le décor qui lui est proposé représente un salon bourgeois, une salle du palais du roi de Danemark à Elseneur, ou la chambre du malade imaginaire de Molière. Peu importe, du moins dans le principe, la part de vérisme plus ou moins importante dans cette représentation. Dans un souci d'ancrage historique précis, Victor Hugo était particulièrement attaché à la réalisation d'un décor reconstituant, ou donnant l'illusion de la reconstitution d'un lieu particulier. Sur le plan du texte théâtral, cet attachement se traduit par la longueur et l'extrême précision de certaines de ses didascalies initiales, comme celle qui ouvre Ruy Blas : « La salon de Danaé, dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. A gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur... ». Mais le décor peut aussi se réduire, par la volonté même de l'auteur, à quelques éléments à peine suggérés ou simplement évoqués ; à la différence de Hugo, Paul Claudel manifeste ainsi son dédain de tout vérisme ; le décor n'est, pour lui, qu'élément évocateur, livré à l'imagination du spectateur. Dans ses indications concernant la mise en scène du Soulier de satin, il écrit : « Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. ». Au reste, le metteur en scène peut souvent se passer de respecter les didascalies : on ne joue plus Ruy Blas aujourd'hui avec les décors qu'indiquait Hugo. Le décor peut même parfois être seulement suggéré par la parole des personnages. Le lieu où ils sont supposés se tenir est brièvement décrit, voire seulement évoqué lors d'une réplique sans être représenté par quelque signe matériel ; ainsi, à l'ouverture de l'acte III du Songe d'une nuit d'été, un des personnages déclare: « voici une place merveilleusement convenable pour notre répétition. Cette pelouse verte sera notre scène, ce fourré d'aubépine nos coulisses. »[4] Le décor peut être ici tout entier dans les mots. Dans le théâtre élisabéthain, un lieu est signifié par un accessoire, par exemple un fauteuil que le spectateur interprètera comme la figuration d'un trône royal, lui-même renvoyant, au moins sur le mode de l'imaginaire, à la salle du trône et au palais dans lequel ladite salle est incluse. Certains metteurs en scène contemporains, quand ils montent le Dom Juan de Molière, se gardent bien de donner à voir le tombeau du commandeur et son « superbe mausolée ». Les exclamations admiratives de Sganarelle : « Ah que cela est beau ! Les belles statues ! Les beaux marbres ! Les beaux piliers ! » devront suffire au spectateur pour donner une existence  à ce lieu[5]. Dans ce cas, l’adhésion à la convention exigera de l’imagination une activité plus importante encore : le spectateur devra conserver en mémoire les indications données pendant tout le temps de la scène ou du tableau.      Cette part de convention qui vaut pour le décor se retrouve à bien d'autres niveaux de la représentation scénique ; sur le plan sonore, le spectateur acceptera qu'un coup de gong signifie le tonnerre qui gronde ; sur le plan visuel que l'assombrissement de l'éclairage renvoie à la tombée de la nuit. Mais là encore, une indication de dialogue pourrait suffire indépendamment de tout effet d'éclairage. Quant aux accessoires, un metteur en scène comme Peter Brook insiste sur la possibilité et sur la fécondité d'un théâtre pauvre en moyens, c'est-àdire d'un théâtre pariant sur la collaboration de son spectateur. Considérant l'usage scénique d'un objet aussi trivial qu'une bouteille en plastique, il déclare : « Je peux prendre par exemple cette bouteille en plastique et décider qu'il s'agit de la tour de Pise. Je peux jouer avec, la faire pencher, essayer de la faire tomber, peut-être même la faire s'écrouler , éclater au sol... On pourrait imaginer cela au théâtre ou à l'opéra, et la bouteille pourrait créer une image plus forte que l'image banale des effets spéciaux au cinéma. »[6] Les spectateurs des mises en scène de Peter Brook savent comment il parvient à mettre en pratique ce principe : sur un plateau généralement nu, sans toile de fond, différents objets prennent selon les situations différents sens, avec l'accord du spectateur, bien entendu et l’aide qu’apporte le jeu et la gestuelle des comédiens : une toile que l'on agite devient la mer démontée de La Tempête de Shakespeare ; dans une mise en scène d'Ubu-Roi, une simple brique devient tour à tour une colline ou un morceau de viande qu'Ubu cherche à dévorer ; une bobine à câbles de chantier figure, selon les circonstances, un trône, un château, un instrument de torture.[7]

 

Les conventions relevant de l’écriture du texte dramatique et de sa mise en voix.

     De même que le spectateur entre dans un jeu de décryptage des signes visuels et sonores de l'univers scénique, de même, il est conduit à s’accommoder de situations et de pratiques induites par les textes joués. Le spectateur, ou le lecteur, accepte alors comme naturels des éléments entrant en contradiction ou, du moins, en heurt relatif, avec certaines des habitudes de la réalité ordinaire. Ainsi les personnages de théâtre, tout en semblant s'adresser les uns aux autres, parlent en réalité pour le public lui-même et de façon à le toucher. Même si dans le deuxième acte du Cid, Rodrigue, au moment de défier le Comte, lui demande de « parler bas », il n'en reste pas moins que les paroles des deux protagonistes doivent pouvoir être entendues du fond de la salle. Dans le troisième acte du Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, les paroles soufflées à Christian de Neuvillette par Cyrano sous le balcon de Roxane, bien que supposément chuchotées par Cyrano, sont clairement entendues de tous les spectateurs, mais ne sont pas censées être perçues par la jeune femme.

     Par souci de clarté, de bonne communication du texte, on admet que les échanges de parole obéissent à un ordre et à une structure qui ne se rencontrent guère dans les conversations réelles : il est bien rare, au théâtre, que les répliques s'enchevêtrent et se couvrent l'une l'autre comme cela est fréquent dans les conversations ordinaires. Même dans le cadre de la comédie, qui pourtant vise à se rapprocher de situations réelles, ce principe ne manque pas d'être respecté. Orgon et sa servante Dorine peuvent se quereller jusqu'à l'emportement à propos du mariage projeté de Marianne et de Tartuffe, leur dialogue n'en conserve pas moins, malgré la colère des deux personnages, les interruptions mutuelles, une parfaite cohérence ; les arguments des deux protagonistes sont finalement nettement exposés. 

     Le  théâtre classique nous offre sans doute les exemples les plus éloquents de ce genre d'artifices auxquels le spectateur consent comme faisant partie des règles nécessaires à la représentation. On a souvent souligné l'artifice que pouvaient constituer les apartés par lesquels le personnage fait partager au public sa surprise, sa colère ou son jugement sur l'action qui est en train de se dérouler sous nos yeux, à l’insu de ses partenaires ou interlocuteurs pourtant physiquement très proches. 

     Il en est de même du monologue. En l'absence d'un narrateur au théâtre, les pensées les plus intimes du personnage, par exemple dans ses moments de grand trouble, doivent, pour être connues du public, être prononcées à voix haute. Dans le cas du théâtre classique, ces monologues se distinguent d'autant plus nettement d'une pensée intérieure ordinaire réelle qu’ils sont souvent exposés – tel est le cas de certains monologues cornéliens – suivant une structure parfaitement organisée comme les  célèbres stances de Rodrigue dans Le Cid, qui opèrentun parallèle constant entre les solutions qui s'offrent au héros avant qu'il ne parvienne, dans un mouvement de dépassement du conflit, à une conclusion. On pourrait ajouter aussi que Rodrigue s'exprime en vers, ce qui ne surprend en rien le spectateur. Le théâtre admet ou implique un travail spécifique sur le langage, une mise en spectacle du langage qui peut prendre la forme du vers classique, du verset claudélien, d'une prose proche du langage poétique ; songeons par exemple à la richesse métaphorique des discours que Perdican adresse à Camille dans On ne badine pas avec l'amour.

     Pour que le jeu du théâtre puisse s'établir, certaines dispositions de la part du spectateur sont donc indispensables, relevant d'un pacte implicite. D’autres conventions théâtrales peuvent aussi être d'ordre plus institutionnel. 

 

2 - D'autres conventions, variables, relèvent de contraintes plus spécifiques liées au contexte du jeu.

 

      Si, comme le remarque Olivier Py, l'idée même d'un théâtre sans convention semble privée de sens, ces conventions ne relèvent pas forcément d'un simple accord de gré à gré entre les divers participants au spectacle. Le théâtre, on le sait, est constitué de normes, de règles variables suivant les périodes, les lieux, et ces règles participent pleinement au jeu théâtral, que leur origine soit morale, religieuse, ou idéologique. Ce sont d'ailleurs ces codifications qui prêtent à débat ou à contestation, mais qui constituent également pour le spectateur une habitude orientant son appréhension du spectacle.

 

Les modalités du jeu théâtral.

      Dans le cas de la tragédie grecque ou du théâtre élisabéthain, la convention touche les comédiens eux-mêmes : les spectateurs doivent accepter que les rôles féminins soient tenus par des hommes, les femmes étant, pour des raisons morales et politiques, exclues de l'espace scénique. Dans la tragédie et dans la comédie grecque, les acteurs jouent avec un masque ; tel est également le  cas dans la comedia dell'arte. De façon moins stricte, la distribution des rôles obéit, elle aussi, à certaines conventions : ainsi, dans les mises en scène contemporaines, on a plutôt tendance à faire en sorte que les comédiens aient approximativement l'âge supposé du personnage qu'ils représentent. Mais cette habitude est finalement assez récente : le célèbre tragédien de la fin du XIXe siècle Mounet-Sully tenait encore le rôle de Ruy Blas ou celui d'Hernani à près de soixante ans. La mise en scène contemporaine travaille d'ailleurs souvent sur les effets de surprise ou de décalage dans ladistribution des rôles, comme pour en souligner le caractère conventionnel ou jouer de cette convention. Ainsi, en 2005, dans sa mise en scène de Tartuffe pour la Comédie-Française, Marcel Bozonnet avait attribué le rôle d'Orgon à un comédien malien, Bakary Sangaré. 

     La tragédie grecque,  pour revenir à cet exemple, en raison de ses origines religieuses, est strictement codifiée dans sa représentation : elle implique nécessairement la présence du personnage collectif qu'est le chœur, placé dans l'espace de l'orchestra face aux rois et aux héros dont les malheurs nous sont représentés. La conduite de la tragédie tout entière est régie par cette co-présence et ce face à face entre les êtres exceptionnels que sont les héros de tragédie et ces groupes de citoyens plus ordinaires, plus proches d'une identité moyenne que représente le chœur, témoin de l'action, juge aussi parfois des actes des personnages.  

 

La distinction des genres dramatiques.

     Dans le théâtre occidental qui nous est familier, cette séparation a été des plus strictes, comme le souligne la Poétique d'Aristote. Reprise et réinterprétée par le XVIIe siècle français, elle est au cœur de l'esthétique théâtrale dite classique opposant nettement la tragédie à laquelle sont réservés les sujets nobles, les personnages de rois et de héros, et la comédie mettant en scène les personnages de bourgeois et de valets aux préoccupations plus terre à terre. Cette distinction impose également aux auteurs certaines exigences que le public connaît et sur lesquelles il fonde son appréhension de la pièce. Ainsi l'écriture de la tragédie implique l'usage du vers, ainsi le dénouement de la comédie doit, en règle générale, être heureux, d'où l'obligation pour les auteurs de parvenir coûte que coûte à ce que, in fine, les jeunes amants se marient malgré l'opposition de leurs parents. Cette convention partagée permet au public d’accepter sans protester les solutions les plus invraisemblables – interventions divines ou royales, reconnaissances miraculeuses, etc. A l'inverse, même si, comme le dit Racine dans la préface de Bérénice, la mort des protagonistes n'est pas une obligation dans une tragédie, le dénouement n'en doit pas moins provoquer chez le spectateur une émotion profonde : « Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

 

L'exigence de conformité à des règles, ou des normes morales et esthétiques. 

     Le spectacle théâtral obéit en outre à des contraintes dont créateurs et public partagent les injonctions, et que les spectateurs incluent dans leur acceptation de ce qui leur est montré. Il en va ainsi des principes de vraisemblance et de bienséance auxquels le XVIIe siècle classique fait si souvent référence. C'est au nom de la fidélité à la nature, à la vraisemblance, que s'impose, pour près de deux siècles, la règle dite des trois unités (temps, lieu, action) : Pour se limiter à la question du temps, la durée de la pièce est ainsi supposée se rapprocher autant qu'il est possible de la durée fictive de l'action. Au nom du bon goût et des bienséances, onrenvoie en coulisse les épisodes sanglants comme les duels, onconfie à de longs récits les actions héroïques comme le combat du Cid contre les Maures, ou surnaturelles, telle la mort d’Hippolyte dans Phèdre.

      Ce type de convention est soumis régulièrement à critiques et à débats. Les normes classiques seraient ainsi, pour une part, une réaction aux excès sanglants et violents du théâtre baroque. Dès le XVIIIe siècle, on remarque les efforts des auteurs pour assouplir les exigences des règles édictées au XVIIe, à commencer par l'exigence des trois unités : si Le mariage de Figaro se déroule en une seule journée, une « folle journée », celle-ci s'achève bien tard dans la nuit ; l'unité de lieu n'a plus la rigueur que l'on observe dans les tragédies raciniennes : si toute l'action se déroule dans le château du comte Almaviva, l'action, d'un acte à l'autre, se transporte dans des lieux différents du château. A son tour, le XIXe siècle romantique ne manquera pas de dénoncer le caractère arbitraire de ces normes ; la critique de l'obligation du respect de l'unité de temps et de l'unité de lieu, telle qu'on peut la lire dans la célèbre préface du Cromwell de Victor Hugo, étant menée, elle aussi au nom de la vraisemblance. Ces évolutions, demandées par les auteurs, correspondent à une attente réelle ou supposée de la part du public ; les conventions, quand elles relèvent d'une norme imposée, sont sujettes à l'usure ou à la sclérose.

 

 

3 - Face à ces conventions, certaines attitudes, comme le déclare Olivier Py, empêchent d'accéder à la plénitude de l'expérience théâtrale.   

 

     Le jeu du théâtre implique, on l'a vu, une collaboration active de la part du spectateur ; il postule un spectateur soit naïf, comme le serait l'enfant auquel Olivier Py fait référence,  soit de bonne volonté et tout prêt à accepter ce qui, dans le théâtre, relève de la convention. Refuser ce jeu reviendrait donc à ignorer l'essence même de la théâtralité. C'est d'ailleurs pourquoi Olivier Py s'en prend avec une certaine violence à un public qu'il qualifie de « savant », à un spectateur incapable de pénétrer dans un univers imaginaire. 

 

Le refus du « réalisme »

     Le spectateur « savant » est celui qui exige du théâtre ce qu'Olivier Py nomme dans une autre de ses Mille et une définitions du théâtre le « réalisme »[8], réalisme qu'il considère  comme incompatible avec les exigences du théâtre. Si le réalisme est possible dans le cas du roman ou du cinéma, estime Py, il est au contraire, mortel pour le théâtre. « Le théâtre sera naturaliste ou ne sera pas », écrivait Zola ; le théâtre ne saurait être naturaliste, lui répondrait Py et l'histoire du théâtre semblerait lui donner raison.

     Ce réalisme renvoie, écrit Olivier Py, à l'illusion d'une « vraie vie, derrière un quatrième mur, avec des acteurs au comportement vraisemblable. ».  On pourrait évidemment songer ici à cette sorte d'utopie théâtrale élaborée par Diderot dans Le Fils naturel et les Entretiens sur « Le Fils naturel », puisqu'il s'agit alors de porter sur le théâtre une intrigue réellement vécue par les membres d'une même famille, les acteurs jouant leur propre rôle dans les lieux mêmes de l'histoire. L'idéal du théâtre selon Diderot serait alors la parfaite illusion, le spectateur oubliant qu'il est spectateur, la réalité et la représentation se confondant comme dans une sorte de négation paradoxale de l'acte théâtral lui-même. Le théâtre rejeté par Olivier Py serait  celui qui rechercherait un mimétisme aussi parfait que possible par rapport à la réalité ; la mise en scène du théâtre naturaliste de la fin du XIXe siècle nous offre l'exemple, devenu caricatural, d'un André Antoine utilisant, pour le décor de la pièce de Fernand Icres Les Bouchers, de véritables quartiers de viande. Dans le répertoire le plus contemporain, cette tendance « réaliste » pourrait être représentée par des écrivains dont les productions remportent incontestablement un grand succès public comme Éric Assous ou le tandem formé par Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière. La pièce de ces deux auteurs intitulée Le Prénom nous place ainsi dans un salon bourgeois d'aujourd'hui, face à des personnages de cadres quadragénaires dont l'un va avoir un enfant. Le choix du prénom engage discussions, débats et querelles, la pièce cherchant alors à tracer, au travers de ces affrontements, le portrait d'une génération et à mettre à jour certains de ses travers. L'adaptation au cinéma de cette pièce semblerait illustrer le propos d'Olivier Py sur le réalisme. La pièce en question ne relèverait-elle pas plus d'un travail de pré-scénarisation cinématographique que d'une écriture réellement théâtrale ? Cette approche mimétique de la réalité trahirait le souci de rapprocher le théâtre de la fiction cinématographique ou télévisuelle. 

     Loin de dissimuler ses conventions, le théâtre, semble estimer Olivier Py, prendrait sens en les affichant ouvertement sur le mode du théâtre dit baroque : on peut ainsi songer au procédé du théâtre dans le théâtre dont use Corneille dans l'Illusion comique. Le spectateur dans la salle peut aisément reconnaître comme un double de lui-même le personnage de Pridamant auquel un magicien propose de donner un véritable spectacle : celui des aventures de Clindor, le fils disparu. Les « spectres parlants » que le magicien va faire apparaître ne peuvent manquer de représenter les artifices, les conventions de la représentation à laquelle le spectateur est en train d'assister. Pridamant doit, comme le dirait Olivier Py, accepter alors « une pure entrée dans l'imaginaire » et le spectateur est incité à adopter la même attitude.

     Le théâtre « réaliste » est aussi celui de la « vraisemblance » - vieille notion qui fit si souvent débat -, c'est-à-dire que le comportement des personnages doit correspondre à des représentations déjà bien installées dans l'esprit du spectateur, à des modèles, voire à des stéréotypes sur le plan social comme psychologique. Le personnage ne doit alors en rien surprendre le spectateur, mais au contraire le conforter dans une représentation déjà constituée. C'est pourquoi l'on attend des personnages un « parlé vrai », un usage routinier ou ordinaire du langage. C'est oublier qu'au théâtre, toute parole, même la plus proche en apparence de la parole naturelle est mise en spectacle, ne serait-ce que parce qu'elle est parole portée, proférée, fruit d'un travail de diction dont les effets peuvent être plus ou moins soulignés.  

 

 

                                                                                                                                                   

La récusation de l'idée d'un théâtre utile. 

     Là où l'enfant trouverait avant tout dans le théâtre le plaisir du jeu, où le public populaire chercherait le divertissement, le public « savant » attendrait quant à lui du théâtre une utilité sociale, morale, politique. Le terme de « dialectique », pour ambigu qu'il soit dans le contexte de la citation, semble indiquer la volonté que le théâtre apporte au spectateur certaines réponses, lui donne des leçons, l’aidant à dépasser les oppositions ou les apories de la réflexion ordinaire. Le théâtre n'est plus, dès lors, entrée dans l'imaginaire mais exposé d'idées. On retrouverait là des débats anciens sur les fonctions du théâtre : est-il capable de conduire les hommes à la vertu ou, à l'inverse, les induit-il à céder aux passions coupables ? Diderot ne fixait pas d'autre objectif au théâtre que de « faire aimer la vertu et haïr le vice »[9]. Le terme de « dialectique » fait également penser à un théâtre engagé, ou « à thèse », comme celui de Sartre ou de Camus, théâtre à faire réfléchir, théâtre donneur de leçons aussi parfois.  Nous sommes alors bien loin de la liberté du jeu avec l'imaginaire. Ainsi du théâtre moliéresque, on retiendrait moins la démesure farcesque que les débats sérieux comme celui qui, dans Le malade imaginaire, oppose Argan à son frère au sujet des pouvoirs de la médecine ou, dans Tartuffe, les considérations sentencieuses de Cléante sur la véritable dévotion ou les bienfaits de la juste mesure.

 

Le rejet du jugement critique. 

       Face au spectacle théâtral, Olivier Py récuse absolument aussi le regard du juge, le regard du « critique », de celui qui cherche à évaluer la qualité du spectacle auquel il vient d'assister. L'expérience vécue, l'investissement imaginaire seraient bloqués par la volonté de statuer, de situer l'œuvre à l'intérieur d'une hiérarchie. Les « critiques » -  universitaires,   prétendus experts,  chroniqueurs spécialisés - ne peuvent que manquer ce qui fait l'essence du théâtre en interposant entre le spectacle et eux leur savoir, leurs expériences théâtrales passées, leurs préjugés aussi, leur désir de se prononcer en termes de valeur ; la métaphore moqueuse des « antichambres  de l'intelligence » souligne ce qui fait l'impuissance du critique. Face à l'expérience immédiate du spectacle qui devrait l'absorber tout entier, au plus profond de luimême, le critique interpose la médiation de l'intelligence et du savoir ; il fait intervenir des jugements de goût plus ou moins défendables, des critères esthétiques ou éventuellement moraux. Le théâtre devrait, à l'inverse, pouvoir se saisir immédiatement, en « se jouant », c'est-à-dire sans fournir d'effort. Il est avant tout pure expérience personnelle dans laquelle les forces de l'imaginaire de chacun doivent pouvoir se donner libre cours, ce qui invalide évidemment toute tentation d'un discours critique, voire d'une saisie intellectuelle.

 

     Le théâtre est donc, par essence, convention. Olivier Py, dans son éloge de la convention, dans l'affirmation de son absolue nécessité rejoindrait un metteur en scène comme Daniel Mesguisch, pourtant à bien des égards très éloigné de lui dans ses choix esthétiques : « elles [les conventions] sont le théâtre même », déclare Mesguisch. « Elles ne sont pas les idiotismes d'une « profession », ceux seulement, qui plus est, de telle ou telle époque, mais, sous différentes figures l'âme […] du théâtre. »[10] Le théâtre, en ce qu'il est jeu – les comédiens jouent leur rôle, les spectateurs jouent avec eux en entrant dans un mécanisme de croyance temporaire – exige l'investissement imaginaire du public. Mais cette affirmation conduit curieusement Olivier Py à procéder par oppositions tranchées, voire par exclusions et peut-être à donner du théâtre une définition réductrice. 

 

 

II - L'approche d'Olivier Py repose sur des conceptions contestables de la réception du spectacle théâtral. 

 

1 - Olivier Py recourt à des catégories discutables.  

 

Public enfantin et public populaire.

      La formule d'Olivier Py unit, voire identifie, ces deux types de publics par un caractère commun : l'innocence, le non-savoir. 

      Le rapprochement des deux types de public n'est pas sans étonner : le public « populaire » serait resté un grand enfant, préservé, on peut le supposer, par son absence de culture distinguée. Il serait alors tout prêt à accepter le véritable jeu du théâtre, puisque préservé de la médiation de l'habitude et du savoir. Outre que la catégorie de « public populaire » peut sembler assez vague – cette catégorisation est-elle d'ordre social ? économique ? culturel ? – la virginité ou l'innocence supposée d'un public adulte paraît bien douteuse dans le monde actuel : le public « populaire » a été mis en contact avec l'univers du théâtre et avecses codes, ne serait-ce que par l'intermédiaire de l'école ; le théâtre a sa place – même si celle-ci peut paraître limitée – sur les écrans de télévision. On sait que depuis quelques années, dans un souci de « popularisation » du théâtre, les chaînes nationales s'efforcent de procéder à la retransmission en direct de pièces à succès. Le public dit populaire – « le public venu des « basses classes », pour parler comme au XIXe siècle » écrit le philosophe Alain Badiou[11] - a donc du théâtre une représentation, sans doute partielle, peut-être faussée, mais bien installée. Les enquêtes sociologiques portant sur la fréquentation des théâtres[12] montrent que les attentes d'un public « populaire », si l'on entend par là un public issu de classes peu favorisées, ne sont pas forcément très différentes de celles d'un public de cadres : s'affirme l'attente d'un théâtre de divertissement, dans lequel on est assuré, a priori, de trouver un plaisir immédiat, un théâtre immédiatement accessible. A l'inverse, un public que l'on dira cultivé se distingue plutôt par l'acceptation de certains risques face à la représentation théâtrale : risque de l'ennui, de l'incompréhension, de la déception...

     Quant à l'exemple qu'Olivier Py donne du comportement  enfantin, il peut, lui aussi, nous conduire à l'interrogation. Pourquoi se référer aux « guignols » ? Que seraient les « guignols » dont il est ici question ? On pourrait tout d'abord songer à ces petits théâtres de marionnettes qui subsistent encore dans quelques jardins publics – guignol du Luxembourg ou des ButtesChaumont – et qui dispensent à destination d'un public enfantin de courts spectacles dont le personnage de Guignol constitue la vedette. Mais si tel est le cas, on peut s'interroger sur le « jeu avec les conventions » que cet exemple implique. Dans ce type de spectacle, le public enfantin est certes conduit à participer à la représentation en manifestant ses sentiments, ou en donnant de la voix ; on attend donc de lui une activité. En cela, ce public enfantin s'oppose dans son comportement au  silence obligé qui est celui que réclame le théâtre pour adultes tels qu'il se pratique dans la majorité des salles de spectacle. Les marionnettistes rompent le fameux quatrième mur en s'adressant directement aux enfants, en les prenant à témoin, par exemple en leur demandant d'appeler le personnage de Guignol, de se moquer du gendarme ou du traître. L'enfant est donc convié à ne pas respecter les codes  de comportement devenus ordinaires dans la salle de théâtre, mais on voit mal en quoi il est invité à jouer avec des conventions, voire à « animer son jardin intérieur ». L'enfant est plutôt contraint à adopter une attitude ritualisée, dictée par les marionnettistes.  Certes l'enfant ne sera pas invité à « juger » l'œuvre, seul importe le plaisir immédiat qu'il y prend : rires, peur, soulagement, mais peut-on parler pour autant de « faire jouer son imaginaire » ? 

      Et si l'on songe à d'autres pratiques du théâtre de marionnettes, celles-ci exigent du spectateur une attitude qui n'est pas celle de l'enfant du « guignol ». Dans l'Inde traditionnelle, le théâtre de marionnettes fut ainsi longtemps la seule forme théâtrale réellement vivante ; il lui appartenait de faire revivre des épopées relevant d'une tradition littéraire très ancienne dans un langage versifié, accompagné de musique. Dans l'Italie du XVIIe siècle, les marionnettes à fil étaient utilisées dans les salons aristocratiques pour des spectacles d'opéra miniatures à destination d'un public choisi. Le théâtre de marionnettes aujourd'hui ne se réduit d'ailleurs pas à la seule forme guignolesque,  version très abâtardie du Guignol original et de ses volontés de contestation politique. Quels enfants aujourd'hui fréquentent d'ailleurs les théâtres de Guignol ? 

 

Publics savants

      Comme dans le cas de la catégorie du public « populaire », celle de public « savant » paraît également étrangement vague. Peut-être faut-il, pour expliquer cette indétermination, songer aux exigences de l'écriture aphoristique pratiquée par Olivier Py, écriture qui implique la brièveté, donc l'absence de nuances et d'explication. Il n'en reste pas moins que ce qualificatif peut renvoyer à des réalités bien différentes et à une représentation peut-être chargée de préjugés. Le public « savant » ou « cultivé » n'est pas un public uni par ses goûts, ses choix et ses attitudes à l'égard du théâtre. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les articles critiques que différents journaux consacrent à un même spectacle : l'attachement à une certaine tradition théâtrale, fondée comme le remarque Olivier Py sur la vraisemblance et la profondeur psychologique y affronte le choix d'esthétiques bien plus radicales, voire révolutionnaires. À qui donc se réfère Olivier Py avec cette catégorie de public « savant » : aux universitaires ? aux enseignants ? aux artistes ? aux mondains ? aux cadres cultivés ? 

     Quand il s'en prend au public « savant », peut-être songe-t-il à une certaine forme de pédantisme que Molière avait en son temps vivement attaquée. Dans sa Critique de l'École des femmes, Molière oppose dans une discussion de salon sur sa propre comédie un auteur, M. Lysidas, fort imbu de lui-même, à un homme de cour, Dorante. Lysidas incarne dans la pièce un écrivain manifestement jaloux du succès que Molière vient de remporter avec l'École des femmes, et surtout un homme qui se pique de savoir. Il utilise pour parler de théâtre des termes grecs et fonde son attaque contre Molière sur le respect des règles héritées d'Aristote, regardées comme intangibles, ainsi que sur le principe de la vraisemblance : il s'en prend d'ailleurs aux invraisemblances, à ses yeux manifestes et gênantes dans le caractère d'Arnolphe : comment cet homme apparemment sérieux peut-il se comporter de manière parfaitement ridicule ? Lysidas s'en prend aussi aux outrances dans le jeu du comédien Molière usant de « roulements d'yeux extravagants », de « soupirs ridicules »[13]. On retrouve donc, à peu de choses près, dans le comportement de ce prétendu docte, les critiques qu'adresse Olivier Py au public « savant » : désir absolu de vraisemblance, refus de toute tentative de création théâtrale ne renvoyant pas à du déjà-connu. A ce Lysidas, Molière oppose Dorante, honnête homme poli et pondéré, qui argue en premier lieu de l'effet que la pièce de Molière a produit sur lui : elle l'a ému et diverti. Le jugement de Dorante se forme donc sur ce qu'il a immédiatement ressenti ; il symbolise un public ouvert et disponible, prêt à accepter ce que d'autres jugeraient outrance insupportable. Pourtant Molière prend bien soin de ne pas faire de son personnage un naïf ou un ignorant. Dorante est un homme manifestement cultivé ; il prouve au cours du débat qui l'oppose à Lysidas qu'il connaît aussi bien que lui les règles d'Aristote et qu'il connaît même, lui aussi, la signification des termes grecs qu'emploie son adversaire. Il ne s'agit donc pas d'opposer un savoir sclérosant à une innocence préservée, mais deux usages différents d'un même savoir sur le théâtre. 

      Olivier Py, peut-être pour donner à son propos une force polémique plus grande, en vient donc à des catégorisations dont on pourrait souligner le caractère simplificateur pour ne pas dire schématique. 

 

2 - Il sous-estime les apports du savoir dans l'appréhension du théâtre.

 

L'acceptation du jeu. 

     Les formes les plus inventives, les plus libres du théâtre, celles qui jouent avec les conventions ou les habitudes établies sont généralement avant tout appréciées d'un public qui ne ressemble que d'assez loin au public populaire décrit ou postulé par Olivier Py. Les enquêtes sociologiques récentes montrent d'ailleurs que le public cultivé est celui qui se révèle le plus enclin à prendre des risques dans la fréquentation des salles de théâtre : risque du contact avec des formes théâtrales inédites ou déconcertantes, risque de l'ennui, de l'incompréhension[14]

     On pourrait certes arguer avec lui que face aux innovations théâtrales, le public que l'on aurait dit, jadis ou naguère, « bourgeois », habitué des théâtres, réagit avec une certaine violence. Les « classiques » ou les « anciens » s'indignèrent face aux innovations que voulaient imposer les jeunes romantiques sur la scène française dans leur souci de lutter contre des règles et des usages devenus à leurs yeux insupportables. Ce même public d'habitués des théâtres fut sans doute celui que choquèrent les provocations d'Alfred Jarry et de son Ubu-Roi, ou qui se moqua des audaces de Ionesco ou de Beckett. Dans tous les cas cités s'affichait la gêne, ou la révolte face à des formes théâtrales refusant certaines traditions : « Je ne crois pas que M. Ionesco soit un génie ou un poète ; je ne crois pas que M. Ionesco soit un auteur important ; je ne crois pas que M. Ionesco soit un homme de théâtre ; je ne crois pas que M. Ionesco ait quelque chose à dire. Je crois que M. Ionesco est un plaisantin (je ne veux pas croire le contraire, ce serait trop triste), un mystificateur donc, un fumiste, je ne suis pas contre, il en faut. » écrivait le célèbre critique du Figaro Jean-Jacques Gauthier en 1955.  Réactions d'incompréhension reposant sur une certaine représentation du théâtre, d'un théâtre fondé, comme le dit Olivier Py sur la vraisemblance des caractères et des situations, sur la cohérence psychologique des personnages. Mais la reconnaissance de l'importance des œuvres de Ionesco et de Beckett, puis leur célébration, ne fut sans doute pas le fait d'un public que l'on pourrait dire « populaire ». 

     Aujourd'hui encore, le premier contact d'un public adolescent avec les premières pages de La cantatrice chauve ou d' En attendant Godot peut se heurter – bien des professeurs le constatent – à quelques difficultés. Beckett a eu recours à des formes dites populaires du spectacle dans l'écriture d'En attendant Godot : les quatre personnages rappellent évidemment les clowns du cirque, certains jeux de scène entre Vladimir et Estragon, comme les échanges de chapeaux, sont clairement empruntés au cinéma burlesque, celui des Marx Brothers ou du couple de Laurel et Hardy, mais l'irruption de ce comique clownesque dans l'univers du théâtre, par son étrangeté même, ne put que choquer ou, à l'inverse, séduire un public que sa culture ou sa curiosité avait préparé à cet étrange mélange. La révolution romantique au théâtre, de même, s'inspirait de formes populaires comme le mélodrame, mais elle fut d'abord soutenue par de jeunes poètes avides de novation ; l'importance du théâtre de Jarry éclata avec la défense opérée par les poètes surréalistes voyant en l'auteur d'Ubu-Roi un de leurs devanciers. La rupture des conventions théâtrales, le jeu avec ces conventions posent incontestablement des difficultés plus ou moins surmontables. Mais on accepte d'autant mieux le jeu avec ces conventions que l'on y a été culturellement préparé. 

     Le cas d'Ubu-Roi est d'autant plus révélateur que la pièce relève pour une bonne part de la  parodie. La scène première, on l'a souvent remarqué, s'inspire ouvertement du Macbeth de Shakespeare et, plus particulièrement, de la scène d'affrontement entre Lady Macbeth et son époux ; en quelques lignes, et sur un mode ouvertement bouffon, Jarry transpose le long dialogue à l'issue duquel Macbeth consent sur les instances de son épouse à assassiner le roi Duncan. La proximité des situations, mais surtout les effets comiques dus au décalage introduit par Jarry, ne sont évidemment perceptibles que pour le lecteur ou le spectateur ayant en mémoire le texte source. La parodie d'un théâtre établi,par l'emprunt de conventions à des formes de spectacle plus populaires, requiert, pour être pleinement appréciée,  un savoir qui est le fait du public cultivé.

 

Le besoin des « antichambres »

     L'appréhension du jeu avec les conventions dont est fait le théâtre ne relève ni de la nature, ni de la spontanéité. Il est sans doute besoin de passer par certaines « antichambres », pour reprendre le terme employé ironiquement par Olivier Py, ou de bénéficier d'une initiation au jeu du théâtre et à sa part de convention, d'en acquérir un savoir. On sait quelle part ont pu prendre certains médiateurs dans ce travail consistant à ouvrir le public, le plus vaste public possible, aux possibilités de l'art dramatique et pour le sortir d'une représentation trop fortement codifiée. Ce fut, par exemple, le cas du travail critique effectué par Roland Barthes dans les années 50 pour définir ce que pourrait être un véritable « théâtre populaire », pour souligner la nécessité, mais aussi les difficultés du travail d'ouverture du théâtre à un public nouveau, tel que l'effectuait Jean Vilar avec le TNP. Tel est aussi, face au texte théâtral, le travail auquel se livrent les professeurs de français dans les collèges et les lycées. La réception par un public scolaire de certaines expérimentations textuelles ou scéniques impliquant un jeu avec la convention, loin d'entraîner une adhésion spontanée et réjouie, peut aisément donner lieu à des réactions de surprise indignée, ou de rejet : pourquoi priver le spectateur d'un décor que les didascalies semblaient pourtant promettre ? Pourquoi faire jouer Lucrèce Borgia par un homme et le jeune Gennaro, son fils, par une comédienne, comme tel est le cas dans une récente mise en scène du drame de Victor Hugo à La Comédie-Française ? Ces innovations demandent quelques préparations pour être acceptées, voire appréciées, par des spectateurs novices.

 

3 - Olivier Py néglige les effets d'une éducation du spectateur par une expérience répétée et renouvelée du spectacle.

 

     Bien loin de s'opposer au jeu sur les conventions, à l'investissement imaginaire, on peut  supposer que la connaissance des codes du théâtre, la culture théâtrale favorise ce jeu, culture qui implique la fréquentation des spectacles et de spectacles de types différents. Le public « savant » est sans doute d'autant plus enclin à entrer dans la convention, à l'apprécier et à en accepter les jeux qu'il dispose de cette diversité d'expériences. Le spectateur  peu initié aux possibilités du jeu de théâtre attendra probablement un mode de représentation naturaliste ou vériste, surtout s'il s'agit d'un public contemporain dont les habitudes ont été construites par la fréquentation de la télévision et du cinéma. Le public populaire du XIXe siècle était ainsi surtout sensible à des formes théâtrales extrêmement codées, rigidifiées, comme celles du mélodrame. Celui-ci reposait sur des personnages typés aux fonctions fixes comme le père noble, ou la pure jeune fille menacée du viol ou de la torture, le redresseur de torts intrépide ou le traître sans scrupule et sans excuse. Dans le mélodrame, le bien triomphe immanquablement du mal grâce au courage et à l'énergie des héros. Ses intentions morales sont clairement affichées : le mélodrame en offrant de beaux modèles invite au bien.[15] Le plaisir du mélodrame résidait donc moins dans des expériences imaginaires inédites que dans le plaisir de retrouver des schémas fictionnels établis, des personnages aux fonctions et caractéristiques inchangées. S'il y a plaisir de la convention, cette convention renvoie à des codes établis et rigides. Le plaisir, comme dans le théâtre « réaliste » dont Olivier Py fait le procès, repose sur le retour du même. 

      À l'inverse, un public initié aux possibilités du jeu théâtral par la multiplicité de ses expériences, sera sans doute plus nettement disposé à accepter le jeu sur les conventions, la sortie hors de la tradition voire des routines. La représentation d'une pièce ne peut en effet manquer d'éveiller le souvenir d'autres spectacles, de susciter des comparaisons soulignant non seulement la part de la convention mais aussi sa richesse. En ce sens, la culture théâtrale est sans doute le meilleur moyen de se libérer des codes installés et de leur apparente naturalité. Le spectateur cultivé est disposé, par ses expériences, à admettre des propositions diverses, justement en raison de sa conscience de l'importance des conventions au théâtre. Avoir assisté à des représentations très différentes du Tartuffe de Molière conduit à accepter que soient donnés au personnage de multiples visages, loin des clichés établis par la tradition. Si Dorine le décrit « Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille. », le public s'est habitué à donner au personnage bien d'autres visages (rien ne nous assure d'ailleurs, dans le contexte de la comédie, que le portrait donné par Dorine soit fidèle au modèle) : les mises en scène de la fin du XXe siècle ont ainsi eu tendance à proposer des Tartuffe plutôt jeunes, voire séduisants ; ce fut le cas de Gérard Depardieu sous la direction de Jacques Lassalle en 1984 (mise en scène portée à l'écran par Gérard Depardieu la même année). Ce choix, au-delà de l'emploi d'une vedette du grand écran dans un rôle du répertoire, permettait de suggérer une fascination d'ordre érotique pour Tartuffe de la part d'Elmire ; elle suggérait aussi une possible attraction d'ordre homosexuel du côté d'Orgon. Ce jeu sur la représentation d'un personnage, au-delà des problèmes d'interprétation du texte qu'il soulève, rappelle ce que la représentation même du personnage de théâtre peut avoir de conventionnel, et donc à quel point il importe de ne pas figer le personnage dans une représentation stéréotypée. 

     Jouant, en tant que metteur en scène sur ces éléments de caractérisation, Antoine Vitez avait choisi de faire interpréter quatre des plus grandes comédies de Molière : L'Ecole des femmes, Tartuffe, Le Misanthrope, Don Juan par une troupe de jeunes comédiens et comédiennes. D'une pièce à l'autre le spectateur retrouvait les mêmes interprètes dans des rôles différents : la comédienne interprétant la jeune Agnès un soir devenait la prude Arsinoé le lendemain, et le spectateur retrouvait une des paysannes de Dom Juan sous les traits de la  Célimène du Misanthrope. Arnolphe, supposé être un « barbon », prenait les traits d'un comédien de moins de trente ans. Le caractère conventionnel de la concordance entre un corps d'acteur et un personnage se trouvait du même coup exhibé, interrogé. Mais pour accepter ce jeu, encore faut-il que le spectateur y soit préparé. Seule l'habitude du théâtre, ou une certaine culture, permettent cette ouverture ou cette souplesse ; elles constituent une condition nécessaire pour profiter pleinement du jeu. Un public « populaire » ou innocent aurait-il été à même d'accepter que dans une mise en scène devenue célèbre du Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, – celle d'Alfredo Arias en 1987 – les comédiens interprètent leur rôle en costumes du XVIIIe siècle, mais avec sur le visage un masque de singe ? Cette proposition d'interprétation reposait évidemment sur un désir de lutter contre des représentations trop installées du théâtre de Marivaux et sa part de provocation était évidente. Alfredo Arias déclarait s'être inspiré de ce que l'on appelait au XVIIe et au XVIIIe siècle des « singeries », c'est-à-dire un « tableau », une « estampe représentant des singes en costume d'hommes et dans différentes actions de la vie humaine. ». Les comédiens ne sont-ils pas euxmêmes dans la situation de « singer » les conduites humaines réelles ? Le Jeu de l'amour et du hasard n'est-elle pas une comédie de la singerie ? Lisette, la suivante y a revêtu l'identité de Silvia, sa maîtresse ; celle-ci est, de son côté, devenue pour un temps Lisette ; Arlequin « singe » la conduite de son maître, Dorante qui, de son côté tente de se faire passer, tant bien que mal, pour son valet. Les masques de singe conféraient aussi au comportement corporel des personnages une grande liberté, une liberté quasi animale dans certaines scènes, montrant ainsi sous le caractère poli des discours employés la violence des désirs qu'ils dissimulaient. Jeu sur les conventions donc par le choix d'une convention elle-même spectaculaire et mise en abyme des jeux du théâtre qui provoqua autant de réactions scandalisées de la part de spectateurs attachés à une certaine tradition vériste, que d'éloges enthousiastes chez un public plus préparé à ces jeux.

    

      Le jugement d'Olivier Py, en unifiant public populaire et public enfantin et en les opposant à la catégorie bien peu définie du public savant procède donc par une schématisation sans doute outrancière. Le désir de mettre en avant la dimension ludique du théâtre et la participation du spectateur le conduit à minorer l'importance du savoir, de la culture, de l'apport d'expériences théâtrales multiples. Mais cette schématisation l'amène aussi sans doute à limiter les ambitions du théâtre, à réduire ses fonctions à ce qu'il nomme l'animation du « jardin intérieur. »

 

 

III - Le théâtre a des ambitions bien plus vastes que la simple animation du « jardin intérieur ».

 

1 - Si le théâtre est jeu, il ambitionne, par le moyen du jeu, de mener à la réflexion.

 

     Olivier Py semble présenter, à l'égard du théâtre, deux démarches qui seraient incompatibles ou contradictoires. Il y aurait d'un côté la « pure entrée dans l'imaginaire », celle qu'autorisent l'acceptation sans réserve de la convention, le jeu avec ces conventions et, de l'autre, une attitude intellectualisée, marquée par le savoir et par la volonté de juger. Un théâtre du pur jeu contre un théâtre de la réflexion. Or l'expérience du théâtre semble plutôt souligner l'alliance des deux démarches. ou  l’ambition d’une alliance entre les deux démarches.

 

L'appel au jugement critique

     La relation avec le texte théâtral, dans le cadre de la lecture comme dans celui du spectacle que constitue la représentation, est une relation intellectualisée dans laquelle le jugement du spectateur ou du lecteur joue un rôle essentiel. Il n'est pas de théâtre sans travail de la conscience critique. Celle-ci s'exerce tout d'abord vis-à-vis de la pièce lue ou du spectacle théâtral lui-même. L'investissement de l'imaginaire est sans doute essentiel pour le spectateur, de même que le plaisir ou la douleur qui l'accompagne. Mais en même temps, le spectateur ne  peut manquer de se prononcer intellectuellement sur ce qu'il a vécu et qui dépasse le cadre de l'expérience ludique. Le travail critique, en ce qu'il implique une évaluation, accompagne sans nécessairement l'entraver le travail de l'imaginaire. Lorsque nous cherchons à faire partager notre plaisir devant une expérience théâtrale ou, à l'inverse, notre dégoût, nous avons alors à faire à une démarche de rationalisation, d'explication dans laquelle interviennent certains critères esthétiques, moraux, politiques. Ne serait-ce que parce que le spectateur ou le lecteur ne peuvent manquer de s'interroger sur les raisons de leurs propres émotions.

 

L'interrogation sur le sens

     Le spectateur ne peut manquer également de s'interroger sur le sens du texte, du moins dans le cadre du théâtre occidental où le texte est bien souvent l'élément premier de l'entreprise théâtrale et, plus spécifiquement sur le sens que peut induire la mise en scène dont il est le spectateur. Face au Rhinocéros d'Eugène Ionesco, le spectateur se trouve confronté à certaines de ces conventions théâtrales dont parle Olivier Py et placé face à un monde à bien des égards différent de celui dans lequel il vit : l'argument même de la transformation presque spontanée et immédiate des hommes en rhinocéros en est la meilleure preuve. Mais comment supposer alors que le spectateur ne s'interroge pas sur cet étrange décalage et ne cherche pas à lui donner un sens, d'autant que la mise en scène peut clairement alors l'orienter ? On a ainsi pu revêtir les personnages atteints de « rhinocérite » de costumes rappelant ceux des membres de la Gestapo[16]. La mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Motta en 2004 s'attachait, quant à elle, à souligner l'importance dans notre monde de « l'obsession de l'image, de sa propre image » et du même coup de la « tendance à l'uniformisation qui nous menace tous. »[17]

     De même, si Samuel Beckett n'a jamais voulu se prononcer sur les possibles significations de l'attente de Godot par Vladimir et Estragon, s'il a récusé toutes les interprétations concernant le personnage de Godot, à commencer par la possible analogie entre Godot et Dieu, il n'en a pas pour autant supprimé les interrogations des spectateurs sur ce point. D'une certaine manière, chacune des mises en scène nouvelles de la pièce contribue à relancer l'interrogation ou à la présenter sous un nouveau jour. Les interprétations suggérées peuvent d'ailleurs fluctuer en fonction du contexte dans  lequel la pièce se trouve représentée. Les années soixante furent surtout sensibles à une dimension métaphysique de l'œuvre : les vagabonds beckettiens auraient représenté l'absurde de la condition humaine, tel que la deuxième guerre mondiale l'avait révélé ; des mises en scène plus récentes ont préféré centrer l'intérêt de la pièce sur les relations entre les deux hommes, en faisant d'eux, par exemple, des SDF perdus dans un paysage d'usines désaffectées, possibles victimes d'un monde devenu impitoyable pour les démunis[18].

      L'interrogation sur le sens est donc constamment  relancée par les propositions qui sont formulées plus ou moins explicitement par le travail de la mise en scène. D'autant que, pour le spectateur « savant », ce travail peut renvoyer à d'autres mises en scène antérieures avec lesquelles il est enclin à mener des comparaisons. Situer l'action du Tartuffe de Molière dans notre monde contemporain comme le fait Luc Bondy dans une très récente interprétation, la transposer dans la France des années 40 comme le proposa Jean-Marie Villégier en 1999, ou dans un pays arabo-musulman en proie à l'intégrisme dans le cas de la mise en scène d'Ariane Mnouchkine datant de 1995 rappelle l'extraordinaire plasticité et richesse de ce texte. Ces variations mettent aussi l'accent sur la part de la convention dans le cas du spectacle théâtral : le spectateur doit, par exemple, accepter comme possible qu'Orgon soit un prospère homme d'affaires des années 2000 chez Luc Bondy ; elles impliquent la capacité du spectateur et du metteur en scène à jouer avec le texte de Molière sur le mode du « supposons que... » ou du « Et si... » : « Et si Tartuffe était  un de nos contemporains... », « Et si Orgon était un musulman tenté par l'intégrisme religieux... ». Le spectateur est  évidemment libre ou non d'entrer dans ce jeu, d'en refuser même la possibilité, ou le droit pour le metteur en scène de s'y livrer. Mais en même temps, cette comparaison invite à s'interroger sur le sens que peut prendre, au fil des interprétations le texte de Molière, à considérer aussi quel discours sur le monde peut tenir Molière, le monde du XVIIe siècle dans lequel il vivait, mais aussi, peut-être au prix d'un relatif anachronisme, le nôtre.

 

2 - Le théâtre constitue, par le jeu de l'illusion, un moyen d'interroger la réalité, que l'on se situe du côté de l'auteur ou du metteur en scène.

 

     Le jeu théâtral, par le moyen même des jeux de convention, participe à la construction d'un discours sur le monde ; il vise selon le philosophe, mais aussi homme de théâtre, Alain Badiou  à « la conquête des esprits »[19]. C'est d'ailleurs ainsi qu'il explique la rivalité constante à ses yeux entre théâtre et philosophie, la condamnation sans appel que Platon prononce à l'encontre du théâtre dans le cadre de la cité où ont triomphé Eschyle et Sophocle. Le théâtre, déclare Badiou, « propose de représenter sur scène des figures et des fragments du réel de nos vies et de laisser au spectateur la tâche de tirer les leçons de cette représentation de l'existence individuelle et collective ». Le théâtre serait donc, par les moyens qui lui sont propres et qui sont bien différents de ceux de la philosophie, une représentation du monde impliquant de la part du spectateur une activité critique.

 

Les conventions théâtrales permettent de représenter et de questionner le monde réel.

     L'entreprise brechtienne fournirait sans doute un bon exemple de cette articulation du plaisir de la convention théâtrale et de la vocation réflexive du théâtre. On a coutume de résumer cette entreprise au moyen du terme de « distanciation ». Rejetant la vraisemblance, refusant un théâtre tenant de mimer une prétendue réalité, unthéâtre de la « ressemblance » dit Brecht, sa dramaturgie tend plutôt à afficher de manière ostensible les signes de la création théâtrale : décors schématiques ou réduits à quelques éléments symboliques, acteurs ne fondant pas dans le personnage qu'ils incarnent, diction volontairement non naturaliste, gestuelle appuyée. La convention est alors affichée, exhibée même. Les spectateurs sont supposés, tout en retrouvant le jeu du théâtre, ne pas en reconnaître le fonctionnement ordinaire ; l'étonnement créé, la surprise du décalage leur permettent d'appréhender la fable qui est racontée sur un mode intellectualisé. Le plaisir de l'exhibition de la convention théâtrale et les effets qu'elle provoque permettent de laisser place à la réflexion du public, réflexion portant sur une réalité. Ainsi La résistible ascension d'Arturo Ui tente de rendre compte et d'expliquer les modalités et les mécanismes ayant permis à Hitler de prendre le pouvoir en Allemagne. Dès l'ouverture de la pièce, le spectateur est pris à partie par un bonimenteur : celui-ci, rompant la convention du quatrième mur, s'adresse directement au public pour lui annoncer les éléments de l'histoire qui vont être montrés et présenter les différents personnages ainsi que leurs fonctions. La pièce semble nous raconter une histoire policière inspirée des films noirs américains des années 30 : comment une bande de gangsters va conquérir la ville de Chicago. Sous le masque des gangsters, Brecht ne cesse de rappeler par l'exposition de pancartes, la relation entre l'histoire mise en scène et les événements historiques réels. Pour Brecht, le théâtre ne peut assumer sa visée intellectuelle et clairement didactique qu'en assumant sa dimension ludique, en jouant sur les conventions qui le constituent. Brecht reconnaît d'ailleurs se situer là dans la continuité d'une théâtralité que l'on pourrait dire baroque, mais avec des visées bien différentes puisqu'il ne s'agit pas de perdre le spectateur dans les méandres de la représentation, dans les jeux de théâtre dans le théâtre, mais de le reconduire vers la réalité.

     Reste que, malgré les réserves de Brecht, les procédés du théâtre baroque, qu'affectionne Olivier Py, invitent également le spectateur à une réflexion sur le monde. Là encore, la mise en évidence de la convention théâtrale et son exhibition peuvent prendre sens. Ainsi Claudel fait d'une actrice un des quatre personnages principaux de L'Échange. Au cours de la pièce, l'actrice tente d'expliquer à la jeune paysanne innocente qu'est Marthe ce qu'est le théâtre. L'actrice, Lechy, elle-même évidemment jouée par une comédienne, se livre à la description d'une salle de théâtre, des spectateurs qui s'y trouvent, elle évoque leurs attentes, leurs désirs, les satisfactions aussi qu'ils retirent du spectacle. Mais cette description toute à la gloire des prestiges du théâtre se heurte à l'incompréhension de Marthe qui refuse le théâtre au nom de la vérité. Le jeu sur la convention théâtrale, son exhibition sur la scène est donc le moyen d'une réflexion sur les pouvoirs du théâtre, son utilité, son rapport à la vérité. La scène rappelle aussi que le théâtre est le lieu d'exposition de débats, de paroles contradictoires : la parole de Marthe s'oppose à celle de Lechy, tout commela parole d'Alceste peut se heurter à celle de Philinte lors de l'ouverture du Misanthrope. Le spectateur est alors invité par la convention théâtrale à la réflexion sur le monde et ses usages, le rôle qu'y jouent les apparences.

 

3 - Interrogation sur le monde, le théâtre ne se réduit pas à une expérience  intime : il a une portée collective essentielle.

 

      La formule d'Olivier Py, en mettant en exergue le rôle de la convention au théâtre, en insistant sur le jeu avec l'imaginaire qu'implique cette part de convention tend à privilégier une dimension individuelle, nettement personnelle, de l'expérience théâtrale : il s'agit avant tout pour lui de « faire jouer son jardin intérieur ». Certes, toute expérience théâtrale apparaît comme éminemment personnelle. Chaque spectateur éprouve des sentiments plus ou moins vifs face au spectacle qui lui est présenté. Les enfants spectateurs du Guignol ne sont pas tous émus de la même manière : si certains rient de bon cœur et participent activement au spectacle, d'autres, au contraire, face à ces êtres étranges que sont les marionnettes, éprouvent une réelle terreur ; le héros éponyme du roman de Goethe Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister éprouve, quant à lui, en assistant pour la première fois à un spectacle de marionnettes, une véritable fascination qui va même déterminer son choix de devenir comédien. Les discussions entre spectateurs ou les débats entre critiques nous assurent qu'un même spectacle a pu être, pour les uns, une expérience envoûtante et pour d'autres un grand moment d'ennui. Mais en dépit de cette réception très individualisée, on ne peut oublier que le théâtre est essentiellement une expérience collective.

 

L'espace théâtral comme lieu de réunion collective

      La salle de théâtre, ou tout espace permettant la représentation, aussi réduit soit-il, est un espace de réunion ou de communion, ou, parfois d'affrontement. Le théâtre revêt des enjeux sociaux, politiques religieux, idéologiques, ce que les réactions à l'intérieur même de la salle de spectacle démontrent : sifflets, huées ou applaudissements ponctuent parfois certains échanges de répliques et les affrontements ne cessent pas nécessairement avec la fin du spectacle. La bataille d'Hernani demeure un des exemples les plus fameux de cet enjeu collectif que revêt le théâtre, enjeu non séparable du statut de certaines conventions du texte de théâtre : les spectateurs traditionalistes protestèrent autant contre le traitement de l'alexandrin que contre la représentation que le drame de Hugo offrait du pouvoir royal : un souverain se retrouvait, tel un personnage de comédie, enfermé dans un placard, il se découvrait le rival d'un bandit et se montrait capable, par désir amoureux, d'actes peu honorables. En 1966, la représentation au théâtre de l'Odéon des Paravents de Jean Genet donna lieu à de véritables opérations de commandos visant à empêcher la représentation du spectacle et à des affrontements violents à l'intérieur et à l'extérieur de la salle.  

    Cette dimension collective nous est rappelée par ce qui constitue pour nous l'origine du théâtre occidental : les spectacles de tragédie et de comédie tels qu'ils étaient représentés à Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Le théâtre est alors considéré non pas comme simple divertissement pour un public bien élevé, mais comme véritable cérémonie religieuse et civique. Sur les gradins du théâtre, c'est la cité tout entière qui se trouve invitée, voire convoquée, pour vivre collectivement l'expérience des trois journées de représentations théâtrales. Les sujets des tragédies comme des comédies sont étroitement liés à la vie même de la cité ou aux débats, politiques, philosophiques, qui concernent sa gestion.  

     Les pratiques du théâtre grec nous rappellent à quel point le théâtre, quoique jeu, et parce que jeu, a une dimension éminemment politique, c'est-à-dire collective. Une comédie telle La paix d'Aristophane est représentée alors même que les cités de Sparte et d'Athènes sont en plein affrontement. Elle nous montre un paysan d'Athènes, Trygée, qui, las du conflit et désespérant de l'impuissance ou de l'absence de volonté des chefs politiques, décide d'aller chercher sur l'Olympe la déesse Paix afin de la ramener parmi les hommes. Aristophane use des ressorts de  la fantaisie comique – nous ne sommes pas dans un théâtre visant le moins du monde à la vraisemblance – : Trygée monte sur l'Olympe avec l'aide d'un bousier, il doit négocier avec le dieu Hermès pour délivrer la Paix que les autres dieux ont emprisonnée. Mais cette fantaisie, loin de tout réalisme, vise à ce que les citoyens d'Athènes parviennent à une réflexion collective sur cette guerre qui est bel et bien leur affaire à tous. Seule la dimension collective de la comédie donne alors sens à sa représentation. Le plaisir du jeu, de l'entrée dans un monde imaginaire dans lequel un bousier peut conduire un paysan athénien sur l'Olympe prend sens par sa dimension politique.

     Dans un monde où le théâtre occupe une place bien différente, Victor Hugo n'en considère pas moins qu'il doit rassembler tous les publics même si les différentes catégories de spectateurs ne sont pas sensibles aux mêmes aspects du spectacle. Dans la préface de Ruy Blas, Hugo distingue ainsi trois « espèces de spectateurs » : « les femmes », « les penseurs », « la foule ». La foule attend de « l'action », les femmes de « la passion », les penseurs des « caractères ». Le but du drame tel que le rêve Hugo, serait de réconcilier ces trois types de public, de leur faire vivre ensemble, compte tenu de leurs attentes différentes une expérience commune : « au-delà de cette barrière de feu qu'on appelle la rampe du théâtre, et qui sépare le monde réel du monde idéal, créer et faire vivre, dans les conditions combinées de l'art et de lanature, ces caractères, c'est-à-dire, et nous le répétons, des hommes ; dans ces hommes, dans ces caractères, jeter des passions qui développent ceux-ci et modifient ceux-là ; et enfin, du choc de ces caractères et de ces passions avec les grandes lois providentielles, faire sortir de la vie humaine c'est-à-dire des événements grands, petits, douloureux, comiques, terribles, qui contiennent pour le cœur ce plaisir qu'on appelle l'intérêt, et pour l'esprit cette leçon qu'on appelle la morale : tel est le but du drame. ». Le théâtre, loin de distinguer ou de séparer, doit au contraire unir les publics.  

 

Une émotion individuelle et collective à la fois

      Le théâtre provoque en nous une émotion profonde ; Aristote l'avait remarqué dans sa Poétique et cette émotion est profondémentliée à sa dimension collective. La « catharsis » qu'Aristote présente comme l'effet du spectacle tragique vient de la représentation, de la mimèsis d'une action pour un public réuni en assemblée. L'émotion  nous saisit parce que le spectacle touche aux zones les plus intimes de notre être. On sait que Freud, passionné par la tragédie grecque, a eu recours à certaines de ses figures majeures, celle d'Œdipe en premier lieu, mais aussi celle de Prométhée pour élaborer certaines de ses théories majeures, ou offrir une représentation accessible de certains phénomènes psychiques. Examinant la catharsis décrite par Aristote, il en fait, lui aussi, un élément clé de l'émotion du théâtre en lui ôtant d'ailleurs toute la dimension morale que le XVIIe siècle français lui avait associée.[20] La tragédie, mais peut-être également à certains égards la comédie, touche à nos affects les plus profonds, à notre « jardin intérieur ». La scène théâtrale se fait scène de notre imaginaire par la représentation de passions ou d'affects qui nous sont communs. Le « jardin intérieur » dont parle Olivier Py est alors au confluent de l'individuel et du collectif. C'est peut-être une des plus grandes forces du théâtre que de permettre cette rencontre, particulièrement au travers de certaines figures tragiques, projection sur la scène de chacun d'entre nous, représentation de nos désirs et de nos angoisses dans la mesure même où nous les partageons avec les autres.   

 

 

Conclusion

 

      Le théâtre repose, comme l'affirme Olivier Py sur la convention, ou plutôt sur des conventions, de natures différentes mais nécessaires et c'est bien dans l'acceptation de cette convention qu'il prend son sens, que la convention soit la règle indispensable du jeu où entre le spectateur, qu'elle soit dévoyée, rejetée, dépassée selon les circonstances. Mais, le jeu de la convention, le jeu avec la convention ne peut, pour autant, conduire aux oppositions trop schématiques auxquelles se livre Olivier Py, celle du public populaire et du public « savant » en particulier. Dans une perspective exagérément polémique, ou peut-être par désir de provocation – mais le théâtre a incontestablement une dimension provocatrice –, notre auteur procède par simplifications abusives. Le théâtre ne saurait certes être l'affaire du seul public cultivé, un divertissement que l'on vivrait dans un entre-soi confortable mais vain ; mais il requiert une culture, un savoir la formation d'un public. Anne Ubersfeld avait d'ailleurs choisi d'intituler un de ses ouvrages L'École du spectateur. Si le théâtre touche en nous la part de l'imaginaire, un imaginaire évidemment singulier, un « jardin intérieur », il n'en a pas moins une dimension éminemment intellectuelle et collective. Dans un univers dont on dit qu'il privilégie de plus en plus l'individualisme, le théâtre constituerait alors comme une force nécessaire de résistance, mais une résistance qui ne saurait prendre la forme d'un repli sur des formes traditionnelles ou sur les seules pratiques depuis longtemps expérimentées. Denis Guénoun dans un ouvrage de réflexion au titre apparemment alarmiste Le théâtre est-il nécessaire ?[21]  fait le constat paradoxal suivant : le désir de théâtre est omniprésent dans notre société ; les cours de théâtre se multiplient, ainsi que le nombre de troupes de comédiens amateurs, dans les lycées, les classes proposant une option théâtre connaissent un vif succès. Mais en même temps, les salles de théâtre peinent souvent à attirer le public, et surtout à le renouveler. Les formes hybrides de théâtralité se multiplient : alliance de la danse et du théâtre, du théâtre et de la vidéo, performances d'artistes... C'est donc la place même du théâtre dans notre monde qu'il conviendrait de considérer, la place que peuvent y conserver les formes traditionnelles, conventionnelles, du théâtre en même temps que les nouveaux rapports qui ne peuvent manquer de se nouer entre le théâtre et son public.

 

 


[1] Armand Colin, 1996.

 

[2] Voir Christian Biet, Christophe Triau, Qu'est-ce que le théâtre ? Gallimard, 2006, p. 140141.

[3] Peter Brook, L'espace vide, Seuil, 1977, p. 25.

 

[4] Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été, traduction de François-Victor Hugo.

 

[5] Telle est la solution adoptée par la mise en scène de la pièce proposée par Jean-Pierre Vincent à la Comédie-Française en 2013.

[6] Peter Brook, Le diable c'est l'ennui, propos sur le théâtre, éd. Actes-Sud, 1991,  p. 40.

[7] Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, Armand Colin, 2006, p. 169.

 

[8] Olivier Py, Les Mille et une définitions du théâtre, op.cit., p. 43.

[9] Diderot, De la poésie dramatique, in Œuvres esthétiques, éd. Garnier, 1968, p. 196.

[10] Alain Viala, Daniel Mesguisch, Le théâtre, PUF, 2011, p. 59.

[11] Alain Badiou, Éloge du théâtre, p. 19, Flammarion, 2013.

[12] Voir sur ces questions le rapport établi par la sociologue Dominique Pasquier en 2013 pour le Ministère de la Culture et de la Communication intitulé La sortie au théâtre, www.culturecommunication.gouv.fr. 

[13] Molière, La critique de l'École des femmes, sc. VI.

 

[14] Voir note 11.

[15] Voir Manuel d'histoire littéraire de la France, Tome IV, 1er volume, 6e partie, chap. XLVII, article d'Anne Ubersfeld : « Le mélodrame », éditions sociales, 1972.

[16] Dans une mise en scène d'Arlette Théphany en 1984.

[17] Propos du metteur en scène

(http://blog.crdversailles.fr/lelu/public/Fables/RHINOCEROS/demarcy_mota.pdf)

[18] Tel était le choix de la mise en scène de Joël Jouanneau au théâtre Nanterre-Amandiers en 1990.

[19] Alain Badiou, Éloge du théâtre, Flammarion, 2013, p. 32-33.

 

[20] Voir sur ce point l'ouvrage d'Yves Thoret, La théâtralité, étude freudienne, Dunod, 1993.

 

[21] éd. Circé, 1997.