COMPOSITION FRANÇAISE

2012

                                              

                                              Rapport présenté par Christian Belin

 

 

        Le poète contemporain Christian Prigent écrit :

 

« Parce qu’elle embrasse passionnément le présent, la poésie affronte une in-signifiance : le sens du présent est dans cette in-signifiance, dans ce cadrage impossible des perspectives, dans ce flottement des savoirs, dans cette fuite des significations devant nos discours et nos croyances. »

 

Christian Prigent, A quoi bon encore des poètes ?, P.O.L., 1996, p. 36. 

 

 

        Commentez et éventuellement discutez ces propos en vous appuyant sur des exemples précis et variés.

 

 

 

Le sujet de la composition française portait cette année sur la poésie. L’auteur du propos, Christian Prigent, est un poète d’aujourd’hui, et il faut plutôt se réjouir de voir la littérature contemporaine prise en considération par les concours de recrutement des futurs professeurs de lettres. Quelques candidats ont pu être déconcertés par ce choix, mais d’autres, au contraire, et en plus grand nombre, ont été sensibles à l’irruption bienfaitrice d’une actualité littéraire qui montre la permanence et le renouveau des questionnements théoriques à travers la longue durée.

Pour traiter un sujet de dissertation, il n’est pas nécessaire d’avoir lu l’ouvrage qui a fourni la citation ; le sujet proposé cette année ne faisait pas exception à la règle. Il n’était même pas nécessaire de connaître Christian Prigent ; il suffisait, comme toujours, d’analyser très minutieusement le contenu des propos, en tenant compte du titre de l’ouvrage et de la date de publication. La lecture intelligente d’un sujet suppose finesse et sagacité ; elle s’apparente un peu, surtout dans les premiers temps de sa démarche, à quelque enquête policière dont l’énigme ne cesse de titiller l’esprit critique de l’enquêteur.

L’inscription du propos dans l’actualité littéraire la plus immédiate invitait les candidats à sortir de ces habitudes routinières et scolaires pour lesquelles la littérature aurait cessé d’être féconde ou même digne d’intérêt à partir du dernier quart du vingtième siècle. Mais de même qu’il ne convient pas d’écarter une production littéraire n’ayant pas encore reçu l’onction patrimoniale que confère le passage du temps, de même il est fort regrettable de mener une réflexion sur la poésie en s’imaginant que toutes les vraies questions concernant son essence profonde ne sont apparues qu’à la fin du XIXe siècle. Dans les références théoriques comme dans les exemples, le jury déplore une certaine étroitesse de vue ainsi que la maigre variété des textes ou des auteurs allégués. Beaucoup de candidats devraient se persuader que les questions sur la poésie, que l’on s’est posées aux XIXe et XXe siècles, trouvent un enracinement aux XVIe et XVIIe siècles, au Moyen-Age ou dans l’Antiquité. Certes les contextes et les formulations ont changé, mais seule la connaissance critique de cette tradition vivante, qui se transmet et s’actualise, permet une juste appréciation des nouveautés plus récentes. On évite aussi par ce biais la naïveté qui consiste à interpréter comme une innovation radicale ce qui n’est bien souvent que la dernière répétition d’une vieille problématique lancinante.

On rappellera enfin que la meilleure préparation qui soit, en vue de la composition française, consiste à lire des œuvres littéraires intégrales appartenant à tous les siècles et relevant des registres les plus divers. Rien ne remplace ce contact personnel avec les Lettres, par lente imprégnation ou joyeuse innutrition. Les candidats par ailleurs auraient tout intérêt à se préserver des avalanches d’ouvrages parascolaires qui bien souvent ensevelissent le plaisir de la lecture sous une masse de bavardages inutiles. Mais ils tireront profit à lire avec attention les conseils de méthode offerts par la précédent rapport au chapitre de la composition française. 

Il est temps désormais de proposer, non pas un corrigé, car ce terme, bien qu’usuel, se révèle assez impropre, mais seulement quelques pistes de réflexion ; pour suggérer des ouvertures et tenter un essai de configuration. Un sujet de dissertation ne doit jamais être traité comme un prétexte qui permettrait de « caser » ou de recycler telle ou telle fiche de cours, ou encore tel ou tel chapitre de l’histoire littéraire. Il invite au dynamisme de la pensée et à l’engagement personnel. Le jury n’attend pas une performance de perroquet, mais un véritable exercice intellectuel où se manifeste une maîtrise de l’écriture. Ces exigences ne sont nullement hors de portée des candidats, comme en témoignent les excellentes copies que le jury a pu lire avec admiration, un jury qui ne demande qu’à récompenser le talent.  

 

  

 

 

 

« En France, on aime beaucoup la poésie qu’on ne lit pas. Comme on n’en lit presque pas, l’amour est immense. » Extraite de A quoi bon encore des poètes ?, la boutade donne le ton de cet ouvrage d’humeur, à la fois manifeste et pamphlet. Christian Prigent y dresse un état des lieux de la poésie à l’extrême fin du XXe siècle (1996), et ce n’est pas le moindre mérite de ses propos que de nourrir une réflexion alerte et lucide sur les évolutions de la poésie contemporaine, dont on connaît la difficile situation sur le marché éditorial. Le titre de l’ouvrage, sur un ton désabusé, nous renvoie sans cesse à cette

 

problématique centrale. 

 L’extrait qui nous préoccupe élargit cependant l’horizon, puisqu’il concerne le statut de la poésie en général, quelle que soit l’époque de référence : « Parce qu’elle embrasse passionnément le présent, la poésie affronte une in-signifiance : le sens du présent est dans cette in-signifiance, dans ce cadrage impossible des perspectives, dans ce flottement des savoirs, dans cette fuite des significations devant nos discours et nos croyances »

 En termes très tranchés, sur un mode délibérément assertif, une secrète conviction habite ce constat : la poésie gravite autour du présent, comme un papillon de nuit fasciné par une lumière qui finirait par le foudroyer. Une adéquation se cherche, qui jamais ne rencontrera son objet. Trop d’incertitudes ou de doutes balaient le paysage intellectuel, culturel ou spirituel. L’indéchiffrable envahit toute espèce de représentation du réel, dans la débâcle des références ou le naufrage des signes. Prigent met l’accent sur une non-intelligibilité première et fondatrice, dont l’essence secrète affecterait la nature même de toute poésie digne de ce nom. Un lien causal, fortement souligné à l’initiale du propos, relie un irrésistible attrait pour le « présent » au diagnostic d’une « in-signifiance », prononcé ex cathedra, comme un verdict, sur la dissolution inéluctable des formes ou des phénomènes. La séparation graphique du préfixe exhibe les traces d’une harmonie perdue, ou d’un chaos assumé. Tout semble désormais échapper à la moindre interprétation, au moindre réflexe latent de tentative herméneutique, alors que s’impose au contraire un régime d’impermanence ou d’indétermination. 

 En même temps se dessine un paradoxe salvateur, puisque de cet implacable chaos, peut-être contre toute attente, émerge encore du sens, quelque chose qui finit ou finira par faire sens. En dépit du ton foncièrement négatif qui imprègne le jugement de l’auteur, une singulière affirmation se détache en effet : l’évidence du non-sens, apprivoisée par les mots, témoigne d’un autre sens à venir, de la mystérieuse signifiance des choses et des êtres, qu’il importe à la poésie de révéler en son propre « présent », contre la résistance même des mots ou des signes. 

 Un point perspectif, certes fuyant d’une fuite infinie, magnétise ainsi la poésie et la légitime. A la faveur de ce retournement du « sens », dont on peut critiquer l’artifice, on constate une permutation obvie des valeurs accordées ou refusées aux mots employés par le poète, valeurs tantôt négatives, tantôt positives. Si la poésie se fonde sur une insignifiance qui fait sens, un tel dispositif conceptuel se réfère implicitement à l’outillage usuel de la mystique, qui cultive à escient l’illogisme apparent de l’oxymore, pour suggérer la prégnance d’un altior sensus enseveli dans les ténèbres.    

 

 

 

La poésie comme fiasco herméneutique

 

Echec de la poésie, poésie de l’échec

 

 Les propos de Prigent se situent dans une tradition immédiatement repérable, comme une énième réplique sismique qui prolongerait la « crise » mise au jour par Mallarmé : « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale » (Crise de vers). Crise de vers, crise du sens. Sur un champ de décombres gisent des mots « que ne recueille pas de cinéraire amphore ». Le constat, à vrai dire, fut maintes fois réitéré depuis la fin du XIXe siècle. Méditant sur la mallarméenne « absente de tout bouquet », Maurice Blanchot s’interrogera lui aussi sur le fiasco d’un Logos qui croirait faire sens : « Où réside donc mon espoir d’atteindre ce que je repousse ? Dans la matérialité du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des choses, une nature, ce qui m’est donné et me donne plus que je n’en comprends » (La Part du feu). La poésie assume le renoncement volontaire au sens : «  le langage, quittant ce sens qu’il voulait être uniquement, cherche à se faire insensé » (ibid.). 

 Prigent actualise cependant le constat en partant d’une analyse encore plus impitoyable de ce porte-à-faux fondateur : plus que jamais, à notre époque, la « fuite des significations » affecte la totalité de nos représentations mentales, et même toute notre culture, dans son orgueilleuse globalité. Ni les « savoirs » ni les « croyances » ne sauraient fonder nos « discours » ; encore moins se révèleraient-ils aptes à inspirer on ne sait trop quelle « poésie » chargée de traduire la complexité du monde. Prigent refuge un héritage prestigieux qui voudrait que les poètes fussent « les interprètes / Des dieux et de leur volonté » (Ronsard, Ode à Michel de l’Hospital), ou encore des mages, comme le voulait Hugo. Du même Ronsard, sans doute apprécierait-il davantage cette « langue comblée / D’un son douteusement obscur » (ibid.). Une mise en garde résonne contre les tentations d’une signifiance à portée de mains, à portée de mots. Le poète n’aurait en aucune manière les moyens poétiques de ses ambitions idéologiques : sa mission de prophète ou d’interprète, de porte-parole ou d’écrivain engagé dans le « présent » tournera vite à la compromission navrante. Serait-il mandaté pour éclaircir le « présent » ? Ne serait-il pas plutôt habilité pour en exhiber l’imposture ? Si toute signifiance se trouve ensevelie, la poésie se plonge avec ivresse

 

dans l’abîme et l’enfouissement. Un parfum d’épopée traverse la réflexion de l’auteur, dans l’aspect agonistique de la posture : « la poésie affronte une in-signifiance » : le combat est perdu d’avance, parce qu’il est mené contre une absence manifeste de sens, mais il se présente comme un défi. Cette

« insignifiance » stimule la créativité.

 L’insistance sur un sens qui émergerait de l’insignifiance elle-même écarte la solution d’une « poésie pure » qui se réfugierait dans les brumes inaccessibles d’une Olympe interdite au commun des mortels. Prigent semble refuser cette exonération bon marché, trop facilement esthétisante, qui esquiverait le combat au nom d’une sublimation poétique. Dans les propos du poète, le présent n’est pas esquivé ou maudit ; il conserve au contraire toute sa puissance d’attraction. Si la poésie l’ « embrasse passionnément », elle ne peut l’ostraciser ni le mépriser, ou le tenir à distance en raison d’un parti-pris de fausse innocence. Une forme de manichéisme se trouve ainsi écartée, qui voudrait que la poésie restât « pure » dans un monde décidément impur. En réalité, la poésie prend acte d’une indétermination fondatrice, mais elle convertit son échec en exercice, en ascèse, en labeur.

 

Les affres de la dénomination

 

 Une faillite salutaire se produit, au cours de laquelle le poète savoure les affres d’une impossible dénomination. Les mots font défaut, manquent à l’appel, mais une opération s’engage, sans doute aléatoire et perverse, autour de la simple matérialité des mots. Raymond Queneau en faisait la remarque avec humour : « choses mots choses mots et des alexandrins / ce petit prend le son comme la chose vient / modeste est son travail fluide est sa pensée / si pensée il y a » (Petite cosmogonie portative). Le « flottement des savoirs » communique sa fluidité au babil poétique. Ce qui doit parler ne parle plus, mais finit néanmoins par parler : la fable devient une affabulation désormais hors de tout contrôle. « Si pensée il y a ! » : les mots ne livrent jamais que ce qu’ils sont. Or ils ne sont, écrit Valère Novarina, « ni des instruments qui se troquent, ni des outils qu’on prend et qui se jettent » ; ils ont seulement « leur mot à dire » car « ils en savent sur le langage beaucoup plus que nous » (Devant la parole). 

 Une certaine lucidité s’impose sur l’incompétence fondatrice du poète, qui mesure toujours plus la béance du discours. Beaucoup de poètes contemporains ont exploré d’ailleurs cette ouverture infinitésimale (Christophe Tarkos, Caisses, 1998 ; Pierre Alferi, La voie des airs, 2004). Prigent lui-même se réfère volontiers, dans ses poèmes, à un « trou », trou noir autour duquel gravitent des galaxies de mots orphelins. En ce sens, la poésie revendique un iconoclasme délibéré, puisqu’elle brise sans cesse les images les plus convenues. Le poète est un « enchanteur pourrissant » (Apollinaire) qui conteste le pouvoir magique des métaphores, en œuvrant avec allégresse à leur déconstruction systématique. L’insignifiance alors fait remonter à la surface du texte les continents engloutis du fantasme ou de la frustration, l’espace délétère de toutes les formes de négativité ou de régression. Le non-sens s’exténue jusque-là, jusqu’aux dysfonctionnements de la psyché humaine, ceux de l’« animal parlant » qui doit toujours réapprendre à parler, et qui ne sut peut-être jamais écrire. Cette négativité du non-sens prédispose la poésie à l’exploration des envers, en ne la dispensant jamais de la traversée douloureuse d’une « saison en enfer ». 

 De ce point de vue, l’écriture poétique ne participe pas à la restitution mythique d’une forme jadis entrevue et désormais perdue. Son objet de fascination serait plutôt au contraire l’informel, le ça et l’en deçà, tels que l’entrevirent Lautréamont ou les poètes surréalistes. L’insignifiance renvoie à la part du mal ou de l’inhumain, inscrit dans la chair. Le poète alors redonne voix à la violence refoulée, en se méfiant de l’ordonnance apollinienne, et en privilégiant, au contraire, comme par instinct, le chaos dionysiaque. Dans un « cadrage impossible des perspectives », tout se passerait en quelque sorte hors champ, hors de tout repère, dans les marges quasi imperceptibles d’un texte voué au perpétuel parasitage du Sens. Le défi réside dans l’indétermination, et non dans une fallacieuse terminologie. Affranchis ou dédouanés de toute taxe référentielle, les mots retrouvent leur éloquence en imposant leur matérialité la plus brutale.

 

Variations sur le présent

 

 Les propos de Prigent soulignent les états d’impermanence ou d’instabilité du langage poétique, lorsque celui-ci se jette à corps perdu sur un « présent » qui ne cesse d’exhiber des signes désespérément muets. Telle est la mystérieuse ambivalence de la poésie, qui fabrique des textes aussi codés ou indéchiffrables que la réalité placée sous ses yeux. Son échec herméneutique se cristallise autour d’un « présent » qui est d’abord justement cette immédiate présence du Signe, livré dans un vertigineux apparaître-au-monde. Le « présent » pourrait se définir comme la donation d’un Signe sans signification. Serait-ce une exigence de la modernité que de prendre acte d’une telle donation ? 

 D’une certaine manière la réflexion de l’auteur aborde implicitement la question lancinante de la modernité poétique, véritable aporie conceptuelle et poncif de l’historiographie littéraire. Ne s’agit-il pas, au

 

demeurant, pour un poète, de toujours « écrire à la moderne » ? Mais cette formule précisément, due à Théophile de Viau, en 1623 (Première journée), relativise quelque peu l’idée selon laquelle la modernité poétique ne serait apparue que dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’injonction programmatique de Théophile comporte d’ailleurs en elle-même sa propre limite, puisqu’elle exprime une sorte de désir contradictoire, en vantant les mérites du renouvellement et en sanctionnant un acte de conformité (écrire selon les normes du moment). C’est aussi pour ces raisons que la tâche d’embrasser « passionnément le présent » est vouée à l’échec. Comme l’écrivait Baudelaire, dont on fait parfois, avec paresse, un chantre de la modernité poétique, « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Le peintre de la vie moderne). La modernité porte en elle-même sa propre péremption, victime de la logique implacable du passif : sitôt écrit, un texte n’est-il pas sitôt périmé ? 

 Ne faudrait-il pas alors plutôt comprendre le « présent » comme un acte de permanente actualisation, comme la mise en présence d’un monde en représentation ? Ce serait la poésie qui ferait émerger ce présent, et non l’inverse, quand bien même il importerait de représenter, non pas d’abord une présence présupposée, mais une absence hégémonique et envahissante. On se situerait ainsi dans une sorte de mimesis à l’envers, où permuteraient le recto et le verso. En  cet échange se glisse à nouveau la question du sens, ou plutôt celle de son retournement paradoxal, car tel est bien l’étonnante affirmation de Prigent : l’insignifiance fait sens. Comment comprendre une pareille inversion ? 

 

 

Le retournement du sens  

 

Posture idéologique

 

 Le point de vue exprimé par Prigent se fait l’écho des interrogations sur le langage, qui n’ont cessé d’alimenter le débat intellectuel au XXe siècle. Michel Foucault a maintes fois analysé cette prise de conscience obsessionnelle, soulignant l’incompatibilité désormais assumée entre le langage et la conscience de soi, expérience qui devait affecter toutes les formes prises par la culture occidentale. Dans l’ordre poétique, les épigones de Mallarmé furent légion, qui ont cultivé le ressassement complaisant d’un écart abyssal, d’un vide référentiel. L’impuissance dénominative a précisément conduit les poètes à souvent prendre la plume pour s’exprimer sur l’essence de la poésie. A-t-on jamais autant théorisé la poésie que depuis un siècle ? L’a-t-on jamais aussi gravement considérée, par l’adoption d’une posture métaphysique ivre de spéculations abstraites ? 

 Sans doute est-ce l’un des traits caractéristiques de la poésie « moderne » que de verser généreusement dans l’autocommentaire permanent et méta-poétique. Fussent-ils déniaisés et humblement convaincus de leur échec, les poètes se considéreraient volontiers comme des aristocrates de la plume, aux avant-postes de la créativité littéraire, à des années-lumière du vulgum pecus. On touche là d’ailleurs à l’un des aspects de la crise contemporaine de la poésie, qui attire si peu de lecteurs. Ne se condamne-telle pas elle-même, fièrement, à la confidentialité ou à l’ésotérisme ? Mais ne s’épuise-t-elle pas également dans la répétition, parfois lassante, de sa superbe impuissance ? Prigent évoque d’ailleurs le « meurtre de la poésie » (A quoi encore bon des poètes ?) : l’entreprise d’autodissolution reste à tout moment la prisonnière potentielle de son psittacisme stérile.

 A vrai dire, les choses paraissent plus complexes, car la phobie du sens ne s’exprime pas sans une « pensée de derrière » (Pascal). Au fond, la protestation d’insignifiance ne s’énonce qu’en vertu du « sens du présent », qu’il convient de toujours montrer. L’insignifiance rend encore, malgré elle, hommage au Sens, qui demeure certes problématique et caché, inaccessible et lointain, mais qui n’a rien perdu de sa puissance attractive. « Très précisément, écrit Valère Novarina, chaque mot désigne l’inconnu. Ce que tu ne sais pas, dis-le. Ce que tu ne possèdes pas, donne-le. Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire » (Devant la parole). 

 

Pourquoi sacraliser l’insignifiance ?

 

 Déjà en 1945, Roger Caillois dénonçait, dans Les Impostures de la poésie, une certaine outrecuidance abstraite, qui traitait par le mépris une poésie moins ambitieuse mais tout aussi digne d’éloges : « on peut douter qu’une poésie exempte de défaillances et de compromis, attentive à se choisir la substance la plus subtile et à la sublimer encore par une sévère distillation, soit, dans sa parfaite et comme immatérielle transparence, plus satisfaisante pour le cœur et pour l’esprit qu’un vaste poème plein de sentiments, d’idées et d’histoires, où la poésie, mal décantée, mal séparée, mal rassemblée, apparaît seulement de place en place, parfois imperceptible, parfois éclatante dans l’épaisseur et l’obscurité du tout ». Caillois réhabilitait ainsi des pans entiers du patrimoine poétique, toute une poésie du trop-plein

 

sémantique, qui plaidait la cause de l’art poétique avec la même énergie que mobilise la réitération sans fin de ses échecs. Faudrait-il exclure Hugo du royaume des poètes, à titre de bouc-émissaire brillamment emblématique, sous prétexte qu’il fut un chantre de la plénitude du réel ou de l’histoire ? René Char revendiquera sans complexe une « connaissance objective du réel » (Moulin premier), que s’efforçait déjà d’embrasser ou de traduire le De natura rerum de Lucrèce.  

 Il existe en quelque sorte d’autres manières pour embrasser « passionnément le présent ». Dans la Divine comédie, Dante propose une lecture très ironique et grinçante de l’actualité politique de son temps, qu’il transfigure sur le plan surnaturel. Alors qu’au début de l’Enfer, il admire l’abondance poétique de son maître Virgile, ensorceleur lyrique qui « répand un si grand fleuve (spandi di parlar si largo fiume) », le jeune poète doit conquérir sa propre vision du monde, et « prendre un autre chemin », « par un sentier secret » (Enfer, chant I et X). Le poète affronte, non plus l’insignifiance, mais des excès de signifiances, en une expérience tout aussi douloureuse, celle-là même que devait exprimer à son tour Agrippa d’Aubigné dans les Tragiques, à propos de la France déchirée du temps d’Henri III. On pourrait aussi invoquer la convocation drolatique et irrévérencieuse de l’actualité avec laquelle joue Apollinaire dans Alcools, en particulier dans Zone. Par ailleurs, la « fuite des significations devant nos discours et nos croyances » ne concerne pas seulement une poésie du retrait herméneutique ; on la trouve par exemple, investie d’un sens religieux, dans la poésie litanique d’un Claudel, sur le mode liturgique d’une parole fortement incarnée. Dans une optique chrétienne, Claudel scrute les « signes des temps », tout en se sachant dépossédé de leur secret : au Verbe seul appartient l’exégèse. 

           

Une critique de la parole

 

 On pourrait suggérer l’idée que les propos tenus par Prigent concernent essentiellement la parole humaine, même si le mode poétique y est considéré comme la forme privilégiée de cette parole. Toute parole en effet se confronte au présent et relève le défi de la signifiance ; elle « ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre » (V. Novarina, Devant la parole). De ce point de vue, la poésie ne serait qu’une projection de mots, un balbutiement, un bégaiement conscient de son handicap. Ce télescopage entre parole et poésie fut particulièrement mis en lumière au temps de la Renaissance. L’œuvre de Rabelais développe longuement une telle problématique, avec un Panurge polyglotte, qui parle même le lanternois, avec Nazdecabre le sourd-muet, et naturellement à travers la parabole des paroles gelées et dégelées, épisode où l’on « voyait les voix sensiblement ».  Prigent nous renvoie à une parole poétique qui se définit d’abord comme une voix, un son, un bruit, le « corps aéré de la voix », comme disait Montaigne. L’oral précède l’écrit et le dégèle en lui conférant son dynamisme. Inversement, un écrit poétique conserve la force d’une parole vive ou vivante. Dès lors, les signifiants sont presque toujours équivoques, d’une équivocité que Boileau qualifiait joliment de « bizarre hermaphrodite », et ils nous renvoient aux confins les plus étroits de notre propre nature, charnelle et spirituelle.

 Sur les ruines du cratylisme s’élèvent maintes protestations contre la tyrannie du Sens, mais la rêverie passionnée sur les mots, quand bien même elle serait illusoire, reste une source de poésie, de création, d’inventivité. La lyre d’Orphée ou le « luth constellé » de Nerval continuent de vibrer ou de résonner, même après la mort du poète. La poésie épouse bien souvent la silhouette d’une litanie incantatoire, où les signifiés et les signifiants échangent leur propres valeurs. Ainsi chez Eluard, la série indéfinie des épithètes qui tournent en roue libre : « Nue effacée ensommeillée / Choisie sublime solitaire / Profonde oblique matinale / Fraîche nacrée ébouriffée » (Poésie ininterrompue). Une réalité frémissante de vie ne se laisse pas excommunier sans une farouche résistance. On assiste même, dans la poésie plus contemporaine, à une réhabilitation décomplexée des références au réel, qui misent sur les prestiges du symbolisme. Yves Bonnefoy joue cette partition dans La longue chaîne de l’ancre (2008) ; très récemment, il écrivait que la poésie restait « la mémoire, préservée par certains, de l’excès de la réalité sur le signe » (L’inachevable, 2010).  

 En prônant un sens dans l’insignifiance, le propos de Prigent nous suggère une riche interférence entre rhétorique et mystique, qui, toutes deux, se sont particulièrement ingéniées à problématiser la nature paradoxale du langage poétique. Ronsard aimait à rappeler que « la poésie n’était au premier âge qu’une Théologie allégorique » (Abrégé d’art poétique). N’est-ce pas finalement la question d’un altior sensus qui serait ici implicitement convoquée dans le débat ?

 

Vers un altior sensus

 

Résurgences de la rhétorique

 

 Une vision trop scolaire de la rhétorique tendrait à faire oublier le dynamisme de son questionnement sur l’efficience du langage. De manière symptomatique, Aristote la définissait d’ailleurs, en

 

termes poétiques, comme « l’antistrophe de la dialectique », comme une technique qui n’entendait nullement se laisser enfermer dans le cercle rationnel des arguments. L’inadéquation des mots et des choses (res et verba) obsède la réflexion rhétorique, obsession que redécouvre, à frais nouveaux, la linguistique du XXe siècle. Prigent lui–même affirme que « Rhétorique est le nom d’une difficulté qui résiste à l’emportement du temps, à l’évanouissement désastreux des choses, des êtres, des pensées dans le temps » (A quoi bon encore des poètes ?). L’insignifiance agressive du monde ne serait-elle pas la cause finale de toute ambition rhétorique ? 

 Les grands rhétoriqueurs, comme Lemaire de Belges, jouaient précisément sur une onomastique folle, qui vidait les mots de leur contenu. Les « rimailleurs », ironisait Marot, riment toujours ailleurs. Les virtuosités de l’Ouvroir de Littérature Potentielle n’ont-ils pas réactivé cette tradition du XVe siècle ?  Le calembour, le délire sur les étymologies, les contrepèteries, les quiproquos ont ainsi retrouvé droit de cité, pour suggérer toujours davantage un altior sensus dissimulé derrière l’écorce des mots. Dans son Art poétique, Apologeticus de ratione poeticae artis (1491), Savonarole polémiquait contre les poètes qui se croyaient investis d’une mission sacrée, qui s’estimaient justement des dispensateurs du Sens. Il écrivait qu’« il n’y a pas à proprement parler de science des mots. Ceux qui se prétendent poètes par la seule science des mots, mais en ignorant les traits essentiels de l’art poétique, se glorifient à coup sûr d’un titre faux ». 

 Il n’y a pas de science des mots ; ce sont plutôt les mots qui possèdent la science des choses, et qui échappent à l’emprise rationnelle, dès lors qu’ils sont remis en liberté. Quelque chose se cache toujours, que le poème projette en avant du sens. Cette antécédence du signifiant rapproche la poésie de l’énoncé oraculaire. Ne serait-ce pas avec un certain primitivisme atavique que la poésie contemporaine aurait renoué des liens, alors même qu’on l’accuse souvent de se perdre dans une sorte d’hermétisme quintessencié ? Le parti-pris des mots convertit la rhétorique en alchimie verbale. Ponge ne cède pas seulement à la provocation insolente, en plaidant la cause d’un Malherbe technicien et orfèvre du vers français : il rend hommage à l’artisanat laborieux d’un tâcheron de l’écriture.

 

Perplexités, complexités

 

 On peut certes « affronter l’insignifiance » par dépit ou résignation, mais aussi par dérision, ou encore avec le secret espoir que la poésie trouvera finalement les moyens de « faire parler » les choses. Peu importent alors en effet les thèmes ou les images. Les idées, les sentiments n’ont pas à être canonisés ou ostracisés, sous prétexte qu’ils serviraient ou desserviraient la cause sacrée de la poésie. Peu importent également le ton ou la tonalité, l’orientation idéologique ou la culture ici ou là plus ou moins mobilisée par le poète. « Tu es pressé d’écrire, disait René Char, / Comme si tu étais en retard sur la vie » (Le Marteau  sans maître). La poésie habite en plénitude ce décalage angoissant. Et « Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule / Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils / La curiosité nous tourmente et nous roule / Comme un ange cruel qui fouette des soleils » (Baudelaire, Le voyage). En fin de compte, un Sens présumé, sous-entendu, hypothéqué, aléatoire, un sens toujours plus élevé et toujours plus fuyant accroît la perplexité du poète et la complexité du poème. Dans un de ses derniers textes, René Char évoquait, comme un objet de souffrance, « l’irréel intact dans le réel dévasté (!), leurs détours aventureux cerclés d’appels et de sang (!), ce qui fut choisi et ne fut pas touché (!), présent irréfléchi qui disparaît » (Dans la pluie giboyeuse). L’atmosphère se fait ici pénombre ou crépuscule, clairobscur mystique, irréel du présent rebelle à toute captation réflexive. On songe à ce que Mallarmé appelait « une présence de Minuit », alors que « sur la complexité marine et stellaire d’une orfèvrerie se lisait le hasard infini des conjonctions » (Igitur).   

  Les mots s’engouffrent dans les interstices du réel, opération qui provoque la joie pure de l’énonciation gratuite. Rilke ne peut retenir ce cri d’émerveillement : « Respire, toi l’invisible poème (Atmen, du unsichtbares Gedicht) ! » ( Sonnets à Orphée, II, 1). On pourrait aussi alléguer à ce propos le poète contemporain Jean-Louis Chrétien, en particulier son recueil Joies escarpées (2001), où ses poèmes intitulés Entre les paumes de la nuit peuvent s’entendre comme des psaumes dans la nuit. La dimension vocale ou musicale de l’altior sensus confie à l’oreille les arcanes de la signification refusée à la simple raison raisonnante. Et l’on aurait tort d’interpréter ce phénomène comme un aveu d’anti-intellectualisme. L’un des textes majeurs du XVIIe siècle sur l’esthétique poétique, écrit par P. Nicole, coauteur de la Logique de Port-Royal, dresse le même constat : « C’est dans le son que nous faisons consister en premier lieu la beauté naturelle », et « nous le distinguons des mots en ce que, dans les mots, on considère la propriété et la force de leur signification » (De vera pulchritudine et adumbrata, La vraie beauté et son fantôme). C’est assez suggérer que la beauté d’un poème reste impondérable et indéfinissable. Si l’on utilise l’expression « beauté poétique », écrivait Pascal, c’est précisément parce qu’on « ne sait pas en quoi consiste l’agrément, qui est l’objet de la poésie » (Pensées, fr. 486). 

 

 

La mystique des oxymores

 

 Ainsi se trouve-t-on en face d’un double paradoxe réversible : la poésie proposerait à la fois un sens qui ne signifie rien et une insignifiance qui finirait par faire sens. Cette étrange logique, ou plutôt cet illogisme fondateur, emprunte son cadre au vocabulaire des mystiques. Denys l’Aréopagite parlait de « ressemblances dissemblables », concept qui risque de se révéler déterminant pour comprendre toute une théorisation de la poésie, depuis le temps où le personnage mallarméen d’Igitur vivait ses aventures rocambolesques. 

 C’est d’ailleurs à propos d’un poète mystique du XVIIe siècle, Cyprien de la Nativité, que Paul Valéry a formulé ses plus belles intuitions théoriques sur le renouveau de la poétique, qu’il professa magistralement au Collège de France. Bouleversé par la langue de ce religieux carme, traducteur de saint Jean de la Croix, il esquisse une définition de ce qu’il appelle une « certitude de poésie » : « Il faut et il suffit, pour qu’il y ait poésie certaine (ou, du moins, pour que nous nous sentions en péril prochain de poésie) que le simple ajustement des mots, que nous allions lisant comme l’on parle, oblige notre voix, même intérieure, à se dégager du ton et de l’allure du discours ordinaire, et la place dans un tout autre mode et comme dans un tout autre temps » (Etudes littéraires, Cantiques spirituels). Le « présent » échapperait-il à ce nécessaire déplacement ? 

 Embrasser passionnément le présent, et affronter son insignifiance, cela peut conduire aussi, en effet, selon une autre perspective, à entrer dans un « tout autre temps ». « Je n’ai plus de désarroi / Au pays des dissemblances / Je ne fais plus de différence / Entre vous et moi ». Ce quatrain, qui célèbre la dissolution du sujet et la perte des repères, fut composé par Madame Guyon. Il est extrait d’un poème qui est longuement cité et commenté par Valère Novarina dans son essai Devant la parole (p.99). Les mystiques ont toujours choisi instinctivement la poésie comme mode privilégié de la parole, sans doute parce que même les « noms pompeux » y sont « vides de sens et de choses ». Ces propos, si étrangement « modernes » ont pourtant été tenus par Bossuet (Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’Angleterre). On pourrait grossir la liste de ces références troublantes, qui relativisent quelque peu un certain nombre de spéculations plus contemporaines. Achevons cependant par un dernier aveu d’impuissance langagière : « Et que sert-il d’exprimer les choses qui sont par les choses qui ne sont pas, tout autant que d’exprimer celles qui ne sont pas par celles qui sont ? ». Cette contemplation de l’insignifiance, au creux de la plus profonde nescience, se trouve dans un long poème en prose, l’Epithalame, écrit par un aveugle du XVIIe siècle, Jean de Saint-Samson. 

 

 Les propos de C. Prigent attirent l’attention sur la singularité de la poésie, parole par excellence, toujours en avant-première, aux avant-postes de toute réflexion sur le statut ou les pouvoirs du langage, au fondement de la res literaria. On  a pu voir à quel point ils devaient être fortement replacés dans leur contexte historique, et remis « en situation ». Ils éclairent certains aspects de la production poétique contemporaine, qui se situe encore et toujours en aval de la réforme mallarméenne. Mais d’une part on perçoit les limites des engouements pour la théorie, qui risque à tout moment de s’enliser dans le ressassement narcissique, dans la sempiternelle ostension d’une absence ; d’autre part on ressent le désir de toujours asseoir la légitimité exceptionnelle du parler poétique. En cela Prigent renoue malgré lui avec la grande tradition des arts poétiques qui s’interrogeaient eux aussi sur la spécificité rhétorique d’une langue qui côtoyait l’ineffable. 

          Le constat d’échec s’avère donc partiel ; les Muses ont regagné les cimes du Parnasse à la faveur d’une austère palingénésie qui pouvait, de prime abord, les laisser désenchantées. Par ses mots, le poète convie ses lecteurs au spectacle permanent d’une énigme qui se donne en représentation. Quelque chose se profère sous l’écorce des signes, dans une ostension immédiate et claire obscure. La saisie du présent en serait la récompense, comme le serait aussi, par l’opportunité d’un altior sensus mystérieux, la nostalgie du futur.