ÉMILE ZOLA

 

THÉRÈSE RAQUIN

 

 

 

 

 

I

 

 

Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le

passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de

la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et

deux de large, au plus; il est pavé de dalles jaunâtres, usées,

descellées, suant toujours une humidité acre; le vitrage qui le

couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse.

 

Par les beaux jours d'été, quand un lourd soleil brûle les rues, une

clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans

le passage. Par les vilains jours d'hiver, par les matinées de

brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dailes

gluantes, de la nuit salie et ignoble.

 

A gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées,

laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des

bouquinistes, des marchands de jouets d'enfants, des cartonniers, dont

les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l'ombre; les

vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les

marchandises de reflets verdâtres; au delà, derrière les étalages, les

boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans

lesquels s'agitent des formes bizarres.

 

A droite, sur toute la longueur du passage, s'étend une muraille

contre laquelle les boutiquiers d'en face ont plaqué d'étroites

armoires; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis

vingt ans s'y étalent le long de minces planches peintes d'une

horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s'est établie

dans l'une des armoires; elle y vend des bagues de quinze sous,

délicatement posées sur un lit de velours bleu, au fond d'une boîte en

 

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie,

comme couverte d'une lèpre et toute couturée de cicatrices.

 

Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de promenade. On le prend

pour éviter un détour, pour gagner quelques minutes. Il est traversé

par un public de gens affairés dont l'unique souci est d'aller vite et

droit devant eux. On y voit des apprentis en tablier de travail, des

ouvrières reportant leur ouvrage, des hommes et des femmes tenant des

paquets sous leur bras; on y voit encore des vieillards se traînant

dans le crépuscule morne qui tombe des vitres, et des bandes de petits

enfants qui viennent là au sortir de l'école, pour faire du tapage en

courant, en tapant à coups de sabots sur les dalles. Toute la journée,

c'est un bruit sec et pressé de pas sonnant sur la pierre avec une

irrégularité irritante; personne ne parle, personne ne stationne;

chacun court à ses occupations, la tête basse, marchant rapidement,

sans donner aux boutiques un seul coup d'oeil. Les boutiquiers

regardent d'un air inquiet les passants qui, par miracle, s'arrêtent

devant leurs étalages.

 

Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lanternes lourdes et

carrées, éclairent le passage. Ces becs de gaz, pendus aux vitrages

sur lesquels ils jettent des taches de clarté fauve, laissent tomber

autour d'eux des ronds d'une lueur pâle qui vacillent et semblent

disparaître par instants. Le passage prend l'aspect sinistre d'un

véritable coupe-gorge; de grandes ombres s'allongent sur les dalles,

des souffles humides viennent de la rue; on dirait une galerie

souterraine vaguement éclairée par trois lampes funéraires. Les

marchands se contentent, pour tout éclairage, des maigres rayons que

les becs de gaz envoient à leurs vitrines; ils allument seulement,

dans leur boutique, une lampe munie d'un abat-jour, qu'ils posent sur

un coin de leur comptoir, et les passants peuvent alors distinguer ce

qu'il y a au fond de ces trous où la nuit habite pendant le jour. Sur

la ligne noirâtre des devantures, les vitres d'un cartonnier

flamboient: deux lampes à schiste trouent l'ombre de deux flammes

jaunes. Et, de l'autre côté, une bougie, plantée au milieu d'un verre

à quinquet, met des étoiles de lumière dans la boite de bijoux faux.

La marchande sommeille au fond de son armoire, les mains cachées sous

son châle.

 

Il y a quelques années, en face de cette marchande, se trouvait une

boutique dont les boiseries d'un vert bouteille suaient l'humidité par

toutes leurs fentes. L'enseigne, faite d'une planche étroite et

longue, portait, en lettres noires, le mot: _Mercerie_, et sur une des

vitres de la porte était écrit un nom de femme: _Thérèse Raquin_, en

caractères rouges. A droite et à gauche s'enfonçaient des vitrines

profondes, tapissées de papier bleu.

 

Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que l'étalage dans un

clair-obscur adouci.

 

D'un côté, il y avait un peu de lingerie: des bonnets de tulle

tuyantés à deux et trois francs pièce, des manches et des cols de

mousseline; puis des tricots, des bas, des chaussettes, des bretelles.

Chaque objet, jauni et fripé, était lamentablement pendu à un crochet

de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trouvait ainsi emplie de

loques blanchâtres qui prenaient un aspect lugubre dans l'obscurité

transparente. Les bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient

des taches crues sur le papier bleu dont les planches étaient garnies.

Et, accrochées le long d'une tringle, les chaussettes de couleur

mettaient des notes sombres dans l'effacement blafard et vague de la

 

De l'autre coté, dans une vitrine plus étroite, s'étageaient de gros

pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur des cartes

blanches, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes les

dimensions, des résilles à perles d'acier étalées sur des ronds de

papier bleuâtre, des faisceaux d'aiguilles à tricoter, des modèles de

tapisserie, des bobines de rubans, un entassement d'objets ternes et

fanés qui dormaient sans doute en cet endroit depuis cinq ou six ans.

Toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que

la poussière et l'humidité pourrissaient.

 

Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les places et les rues de

rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets de l'autre

vitrine, un profil pâle et grave de jeune femme. Ce profil sortait

vaguement des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front bas et

sec s'attachait un nez long, étroit, effilé; les lèvres étaient deux

minces traits d'un rosé pâle, et le menton, court et nerveux, tenait

au cou par une ligne souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui

se perdait dans l'ombre: le profil seul apparaissait, d'une blancheur

mate, troué d'un oeil noir largement ouvert, et comme écrasé sous une

épaisse chevelure sombre. Il était là, pendant des heures, immobile et

paisible, entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaient

laissé des bandes de rouille.

 

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l'intérieur de la

boutique. Elle était plus longue que profonde; à l'autre bout, un

escalier en forme de vis menait aux chambres du premier étage. Contre

les murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, des rangées de

cartons verts; quatre chaises et une table complétaient le mobilier.

La pièce paraissait nue, glaciale; les marchandises, empaquetées,

serrées dans des coins, ne traînaient pas ça et là avec leur joyeux

tapage de couleurs.

 

D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: une

jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriait en

sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans; son visage

gras et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un gros

chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la regardait dormir.

 

Plus bas, assis sur une chaise, un homme d'une trentaine d'années

lisait ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Il était petit,

chétif, d'allure languissante; les cheveux d'un blond fade, la barbe

rare, le visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à un

enfant malade et gâté.

 

Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. On fermait la

boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chat tigré

suivait ses maîtres en ronronnant, en se frottant la tête contre

chaque barreau de la rampe.

 

En haut, le logement se composait de trois pièces. L'escalier donnait

dans une salle à manger qui servait en même temps de salon. A gauche

était un poêle de faïence dans une niche; en face se dressait un

buffet, puis des chaises se rangeaient le long des murs, une table

ronde, toute ouverte, coupait le milieu de la pièce. Au fond, derrière

une cloison vitrée, se trouvait une cuisine noire. De chaque côté de

la salle à manger, il y avait une chambre à coucher.

 

La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa belle-fille, se

retirait chez elle. Le chat s'endormait sur une chaise de la cuisine.

Les époux entraient dans leur chambre. Cette chambre avait une seconde

porte donnant sur un escalier qui débouchait dans le passage par une

allée obscure et étroite.

 

Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit; pendant

ce temps, la jeune femme ouvrait la croisée pour fermer les

persiennes. Elle restait là quelques minutes, devant la grande

muraille noire, crépie grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus

de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un regard vague, et,

muette, elle venait se coucher à son tour, dans une indifférence

dédaigneuse.

 

 

 

 

II

 

 

Mme Raquin était une ancienne mercière de Vernon. Pendant près de

vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique de cette

ville. Quelques années après la mort de son mari, des lassitudes la

prirent, elle vendit son fonds. Ses économies jointes au prix de cette

vente mirent entre ses mains un capital de quarante mille francs

qu'elle plaça et qui lui rapporta deux mille francs de rente. Cette

somme devait lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse,

ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde; elle s'était

fait une existence de paix et de bonheur tranquille.

 

Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dont le

jardin descendait jusqu'au bord de la Seine. C'était une demeure close

et discrète qui avait de vagues senteurs de cloître; un étroit sentier

menait à cette retraite située au milieu de larges prairies: les

fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les coteaux déserts

de l'autre rive. La bonne dame, qui avait dépassé la cinquantaine,

s'enferma au fond de cette solitude, et y goûta des joies sereines,

entre son fils Camille et sa nièce Thérèse.

 

Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme un petit

garçon. Elle l'adorait pour l'avoir disputé à la mort pendant une

longue jeunesse de souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les

fièvres, toutes les maladies imaginables. Mme Raquin soutint une lutte

de quinze années contre ces maux terribles qui venaient à la file pour

lui arracher son fils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses

soins, par son adoration.

 

Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant des

secousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sa

croissance, il resta petit et malingre. Ses membres grêles eurent des

mouvements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage pour cette

faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure pâlie

avec des tendresses triomphantes, et elle songeait qu'elle lui avait

donné la vie plus de dix fois.

 

Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l'enfant suivit

les cours d'une école de commerce de Vernon. Il y apprit l'orthographe

et l'arithmétique. Sa science se borna aux quatre règles et à une

connaissance très superficielle de la grammaire. Plus tard, il prit

des leçons d'écriture et de comptabilité. Mme Raquin se mettait à

trembler lorsqu'on lui conseillait d'envoyer son fils au collège; elle

savait qu'il mourrait loin d'elle, elle disait que les livres le

tueraient. Camille resta ignorant, et son ignorance mit comme une

faiblesse de plus en lui.

 

A dix-huit ans, désoeuvré, s'ennuyant à mourir dans la douceur dont sa

mère l'entourait, il entra chez un marchand de toile, à titre de

commis. Il gagnait soixante francs par mois. Il était d'un esprit

inquiet qui lui rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait plus

calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, dans ce travail

d'employé qui le courbait tout le jour sur des factures, sur d'énormes

additions dont il épelait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé,

la tête vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de l'hébétement

qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère pour entrer chez le

marchand de toile; elle voulait le garder toujours auprès d'elle,

entre deux couvertures, loin des accidents de la vie. Le jeune homme

parla en maître; il réclama le travail comme d'autres enfants

réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais par instinct, par

besoin de nature. Les tendresses, les dévouements de sa mère lui

avaient donné un égoïsme féroce; il croyait aimer ceux qui le

plaignaient et qui le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part,

au fond de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par tous les

moyens possibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l'affection

attendrie de Mme Raquin l'écoeura, il se jeta avec délices dans une

occupation bête qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le

soir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sa

cousine Thérèse.

 

Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize années auparavant,

lorsque Mme Raquin était encore mercière, son frère, le capitaine

Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Il arrivait

d'Algérie.

 

--Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sourire. Sa

mère est morte... Moi, je ne sais qu'en faire. Je te la donne.

 

La mercière prit l'enfant, lui sourit, baisa ses joues roses. Degans

resta huit jours à Vernon. Sa soeur l'interrogea à peine sur cette

fille qu'il lui donnait. Elle sut vaguement que la chère petite était

née à Oran et qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une grande

beauté. Le capitaine, une heure avant son départ, lui remit un acte de

naissance dans lequel Thérèse, reconnue par lui, portait son nom. Il

partit et on ne le revit plus; quelques années plus tard, il se fit

tuer en Afrique.

 

Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous les tièdes

tendresses de sa tante. Elle était d'une santé de fer, et elle fut

soignée comme une enfant chétive, partageant les médicaments que

prenait son cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occupée par

le petit malade. Pendant des heures, elle restait accroupie devant le

feu, pensive, regardant les flammes en face, sans baisser les

paupières. Cette vie forcée de convalescente la replia sur elle-même;

elle prit l'habitude de parler à voix basse, de marcher sans faire de

bruit, de rester muette et immobile sur une chaise, les yeux ouverts

et vides de regards. Et lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle

avançait un pied, on sentait en elle des souplesses félines, des

muscles courts et puissants, toute une énergie, toute une passion qui

dormaient dans sa chair assoupie. Un jour, son cousin était tombé,

pris de faiblesse; elle l'avait soulevé et transporté, d'un geste

brusque, et ce déploiement de force avait mis de larges plaques

ardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu'elle menait, le régime

débilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corps

maigre et robuste; sa face prit seulement des teintes pâles,

légèrement jaunâtres, et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois,

elle allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face sur

lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.

 

Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu'elle se retira dans la

petite maison du bord de l'eau, Thérèse eut de secrets tressaillements

de joie. Sa tante lui avait répété si souvent: "Ne fais pas de bruit,

reste tranquille", qu'elle tenait soigneusement cachées, au fond

d'elle, toutes les fougues de sa nature. Elle possédait un sang-froid

suprême, une apparente tranquillité qui cachait des emportements

terribles. Elle se croyait toujours dans la chambre de son cousin,

auprès d'un enfant moribond; elle avait des mouvements adoucis, des

silences, des placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand

elle vit le jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui

montaient à l'horizon, il lui prit une envie sauvage de courir et de

crier; elle sentit son coeur qui frappait à grands coups dans sa

poitrine; mais pas un muscle de son visage ne bougea, elle se contenta

de sourire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle demeure lui

 

Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses allures

souples, sa physionomie calme et indifférente, elle resta l'enfant

élevée dans le lit d'un malade; mais elle vécut intérieurement une

existence brûlante et emportée. Quand elle était seule, dans l'herbe,

au bord de l'eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, les

yeux noirs et agrandis, le corps tordu, près de bondir. Et elle

restait là, pendant des heures, ne pensant à rien, mordue par le

soleil, heureuse d'enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des

rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui grondait, elle

s'imaginait que l'eau allait se jeter sur elle et l'attaquer; alors

elle se roidissait, elle se préparait à la défense, elle se

questionnait avec colère pour savoir comment elle pourrait vaincre les

 

Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de sa tante;

son visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissait mollement de

l'abat-jour de la lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil,

songeait à ses additions. Une parole, dite à voix basse, troublait

seule par moments la paix de cet intérieur endormi.

 

Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elle avait

résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours son fils en

moribond; elle tremblait lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait

un jour et qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle

comptait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait une

garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec ses airs

tranquilles, ses dévouements muets, lui inspirait une confiance sans

bornes. Elle l'avait vue à l'oeuvre, elle voulait la donner à son fils

comme un ange gardien. Ce mariage était un dénoûment prévu, arrêté.

 

Les enfants savaient depuis longtemps qu'ils devaient s'épouser un

jour. Ils avaient grandi dans cette pensée qui leur était devenue

ainsi familière et naturelle. On parlait de cette union, dans la

famille, comme d'une chose nécessaire, fatale. Mme Raquin avait dit: «

Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un ans. » Et ils attendaient

patiemment, sans fièvre, sans rougeur.

 

Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait les âpres

désirs de l'adolescence. Il était resté petit garçon devant sa

cousine, il l'embrassait comme il embrassait sa mère, par habitude,

sans rien perdre de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une

camarade complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer, et qui, à

l'occasion, lui faisait de la tisane. Quand il jouait avec elle, qu'il

la tenait dans ses bras, il croyait tenir un garçon; sa chair n'avait

pas un frémissement. Et jamais il ne lui était venu la pensée, en ces

moments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui se débattait en

riant d'un rire nerveux.

 

La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente.

Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait

pendant plusieurs minutes avec une fixité d'un calme souverain. Ses

lèvres seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne

pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une volonté implacable tenait

toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse

devenait grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce que

disait Mme Raquin. Camille s'endormait.

 

Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l'eau.

Camille s'irritait des soins incessants de sa mère, il avait des

révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries

qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la

provoquait à lutter, à se vautrer sur l'herbe. Un jour, il poussa sa

cousine et la fit tomber; la jeune fille se releva d'un bond, avec une

sauvagerie de bête, et, la face ardente, les yeux rouges, elle se

précipita sur lui, les deux bras levés. Camille se laissa glisser à

terre. Il avait peur.

 

Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage

arriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa

mère, lui conta l'histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa

tante, puis l'embrassa sans répondre un mot.

 

Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre, qui était à gauche

de l'escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce

fut tout le changement qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le

lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille avait encore

sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d'égoïste. Thérèse

gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant

de calme.

 

 

 

 

III

 

 

Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère

qu'il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se

récria: elle avait arrangé son existence; elle ne voulait point y

changer un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il la

menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à son caprice.

 

--Je ne t'ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j'ai

épousé ma cousine, j'ai pris toutes les drogues que tu m'as données.

C'est bien le moins, aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu

sois de mon avis. Nous partirons à la fin du mois.

 

Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille

bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une

existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le

jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne

suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent, se

remettre au commerce, trouver une occupation lucrative pour Thérèse.

Le lendemain, elle s'était habituée à l'idée du départ, elle avait

fait le plan d'une vie nouvelle.

 

Au déjeuner, elle était toute gaie.

 

--Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J'irai à

Paris demain; je chercherai un petit fonds de commerce, et nous nous

remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela

nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras, tu te

promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.

 

--Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme. La vérité était

qu'une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulait

être employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir,

lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau, avec des

manches de lustrine, la plume sur l'oreille.

 

Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle

obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaient plus la peine

de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait

ce qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même

paraître savoir qu'elle changeait de place.

 

Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une

vieille demoiselle de Vernon l'avait adressée à une de ses parentes

qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se

débarrasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un

peu noire; mais, en traversant Paris, elle avait été effrayée par le

tapage des rues, par le luxe des étalages, et cette galerie étroite,

ces vitrines modestes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible.

Elle put se croire encore en province, elle respira, elle pensa que

ses chers enfants seraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix

modeste du fonds la décida; on le lui vendait deux mille francs. Le

loyer de la boutique et du premier étage n'était que douze cents

francs. Mme Raquin, qui avait près de quatre mille francs d'économies,

calcula qu'elle pourrait payer le fonds et la première année de loyer

sans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et les bénéfices

du commerce de mercerie suffiraient, pensait-elle, aux besoins

journaliers; de sorte qu'elle ne toucherait plus ses rentes et qu'elle

laisserait grossir le capital pour doter ses petits-enfants.

 

Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle avait trouvé une

perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de

quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humble et

obscure du passage devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses

souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de mille avantages

inappréciables.

 

--Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons

heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut.... Le

passage est plein de monde.... Nous ferons des étalages charmants....

Va, nous ne nous ennuierons pas.

 

Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'ancienne marchande se

réveillaient; elle donnait à l'avance des conseils à Thérèse sur la

vente, sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la

famille quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour,

elle s'installait au passage du Pont-Neuf.

 

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais,

il lui semblait qu'elle descendait dans la terre grasse d'une fosse.

Une sorte d'écoeurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de

peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin,

monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues,

sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La

jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle

était comme glacée. Sa tante et son mari étaient descendus, elle

s'assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots,

ne pouvant pleurer.

 

Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses

rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un

remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait

l'obscurité en disant que le temps était couvert, et concluait en

affirmant qu'un coup de balai suffirait.

 

--Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable....

D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai

pas avant cinq ou six heures.... Vous deux, vous serez ensemble, vous

ne vous ennuierez pas.

 

Jamais le jeune homme n'aurait consenti à habiter un pareil taudis,

s'il n'avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se

disait qu'il aurait chaud tout le jour à son administration, et que,

le soir, il se coucherait de bonne heure.

 

Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en

désordre. Dès le premier jour, Thérèse s'était assise derrière le

comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place, Mme Raquin s'étonna

de cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait

chercher à embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres,

demander des papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle

proposait une réparation, un embellissement quelconque:

 

--A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. Nous sommes très

bien, nous n'avons pas besoin de luxe.

 

Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peu

d'ordre dans la boutique. Thérèse finit par s'impatienter à la voir

sans cesse tourner devant ses yeux; elle prit une femme de ménage,

elle força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle.

 

Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le

moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L'ennui

le prit à un tel point qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il

entra dans l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il gagnait

cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

 

Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et

se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les

poches, il suivait la Seine, de l'Institut au Jardin des Plantes.

Cette longue course, qu'il faisait deux fois par jour, ne l'ennuyait

jamais. Il regardait couler l'eau, il s'arrêtait pour voir passer les

trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne pensait à rien.

Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et contemplait les

échafaudages dont l'église, alors en réparation, était entourée: ces

grosses pièces de charpente l'amusaient, sans qu'il sût pourquoi.

Puis, en passant, il jetait un coup d'oeil dans le Port aux Vins, il

comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête

pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le

Jardin des Plantes et allait voir les ours, s'il n'était pas trop

pressé. Il restait là une demi-heure, penché au-dessus de la fosse,

suivant du regard les ours qui se dandinaient lourdement: les allures

de ces grosses bêtes lui plaisaient; il les examinait, les lèvres

ouvertes, les yeux arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se

remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les pieds, s'occupant

des passants, des voitures, des magasins.

 

Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avait acheté

les oeuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait une tâche de

vingt, de trente pages, malgré l'ennui qu'une pareille lecture lui

causait. Il lisait encore, en livraisons à dix centimes, l'_Histoire

du Consulat et de l'Empire_, de Thiers, et l'_Histoire des Girondins_,

de Lamartine, ou bien des ouvrages de vulgarisation scientifique. Il

croyait travailler à son éducation. Parfois, il forçait sa femme à

écouter la lecture de certaines pages, de certaines anecdotes. Il

s'étonnait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silencieuse

pendant toute une soirée, sans être tentée de prendre un livre. Au

fond, il s'avouait que sa femme était une pauvre intelligence.

 

Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préférait demeurer

oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue. Elle gardait

d'ailleurs une humeur égale et facile; toute sa volonté tendait à

faire de son être un instrument passif, d'une complaisance et d'une

abnégation suprêmes.

 

Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois, étaient

régulièrement les mêmes. La clientèle se composait des ouvrières du

quartier. A chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait

pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait les clientes avec

des paroles toujours semblables, avec un sourire qui montait

mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus

bavarde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et retenait sa

clientèle.

 

Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent. Camille

ne s'absenta pas une seule fois de son bureau; sa mère et sa femme

sortirent à peine de la boutique. Thérèse vivant dans une ombre

humide, dans un silence morne et écrasant, voyait la vie s'étendre

devant elle, toute nue, amenant chaque soir la même couche froide et

chaque matin la même journée vide.

 

 

 

 

IV

 

 

Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On

allumait une grande lampe dans la salle à manger, et l'on mettait une

bouilloire d'eau au feu pour faire du thé. C'était toute une grosse

histoire. Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait passé

dans les habitudes de la famille comme une orgie bourgeoise d'une

gaieté folle. On se couchait à onze heures.

 

Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissaire de

police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans

la même maison que la mercière. Une étroite intimité s'était ainsi

établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait vendu son fonds pour

aller habiter la maison du bord de l'eau, ils s'étaient peu à peu

perdus de vue. Michaud quitta la province quelques mois plus tard et

vint manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze cents

francs de sa retraite. Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie

dans le passage du Pont-Neuf; le soir même, il dînait chez les Raquin.

 

Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L'ancien commissaire de

police prit l'habitude de venir ponctuellement une fois par semaine.

Il finit par amener son fils Olivier, un grand garçon de trente ans,

sec et maigre, qui avait épousé une toute petite femme, lente et

maladive. Olivier occupait à la préfecture de police un emploi de

trois mille francs dont Camille se montrait singulièrement jaloux; il

était commis principal dans le bureau de la police d'ordre et de

sûreté. Dès le premier jour, Thérèse détesta ce garçon roide et froid

qui croyait honorer la boutique du passage en y promenant la

sécheresse de son grand corps et les défaillances de sa pauvre petite

 

Camille introduisit un autre invité, un vieil employé du chemin de fer

d'Orléans. Grivet avait vingt ans de service; il était premier commis

et gagnait deux mille cent francs. C'était lui qui distribuait la

besogne aux employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoignait

un certain respect; dans ses rêves, il se disait que Grivet mourrait

un jour, qu'il le remplacerait peut-être, au bout d'une dizaine

d'années. Grivet fut enchanté de l'accueil de Mme Raquin, il revint

chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois plus tard, sa

visite du jeudi était devenue pour lui un devoir: il allait au passage

du Pont-Neuf, comme il se rendait chaque matin à son bureau,

mécaniquement, par un instinct de brute.

 

Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept heures, Mme Raquin

allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table, posait un jeu

de dominos à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le

buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et Grivet se

rencontraient devant la boutique venant l'un de la rue de Seine,

l'autre de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute la famille montait

au premier étage. On s'asseyait autour de la table, on attendait

Olivier Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard. Quand

la réunion se trouvait au complet, Mme Raquin versait le thé, Camille

vidait la boite de dominos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans

son jeu. On n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après

chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux ou trois

minutes, puis le silence retombait, morne, coupé de bruits secs.

 

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle

prenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait

apporté de Vernon, elle le caressait d'une main, tandis qu'elle posait

les dominos de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour

elle; souvent elle se plaignait d'un malaise, d'une forte migraine,

afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude

sur la table, la joue appuyée sur la paume de la main, elle regardait

les invités de sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une

sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes

ces têtes-là l'exaspéraient. Elle allait de l'une à l'autre avec des

dégoûts profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaud étalait

une face blafarde, tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes

de vieillard tombé en enfance; Grivet avait le masque étroit, les yeux

ronds, les lèvres minces d'un crétin; Olivier, dont les os perçaient

les joues, portait gravement sur son corps ridicule une tête roide et

insignifiante; quant à Suzanne, la femme d'Olivier, elle était toute

pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le visage mou. Et Thérèse

ne trouvait pas un homme, pas un être vivant parmi ces créatures

grotesques et sinistres avec lesquelles elle était enfermée; parfois

des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d'un

caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la tète, agitant

les jambes et les bras, lorsqu'on tirait des ficelles. L'air épais de

la salle à manger l'étouffait; la silence frissonnant, les lueurs

jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi, d'une angoisse

 

On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le

tintement aigu annonçait l'entrée des clientes. Thérèse tendait

l'oreille; lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait

rapidement, soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle

servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle

s'asseyait derrière le comptoir, elle demeurait là le plus longtemps

possible, redoutant de remonter, goûtant une véritable joie à ne plus

avoir Grivet et Olivier devant les yeux. L'air humide de la boutique

calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette

rêverie grave qui lui était ordinaire.

 

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son

absence; il ne comprenait pas qu'on pût préférer la boutique à la

salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe,

cherchait sa femme du regard.

 

--Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu

pas?... Grivet a une chance du diable. Il vient encore de gagner.

 

La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en

face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des sourires

écoeurants. Et, jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa

chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras, pour ne pas

voir les poupées de carton qui grimaçaient autour d'elle.

 

 

 

 

V

 

 

Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand

gaillard, carré des épaules, qu'il poussa dans la boutique d'un geste

 

--Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui montrant, reconnais-tu

ce monsieur-là?

 

La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses

souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d'un air

 

--Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit

Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du

côté de Jeufosse?... Tu ne te rappelles pas?... J'allais à l'école

avec lui; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle

qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.

 

Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu'elle trouva

singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait

vu. Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de

souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent s'était

assis, il souriait paisiblement, il répondait d'une voix claire, il

promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

 

--Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare

du chemin de fer d'Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous

sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si

important, cette administration!

 

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en

pinçant les lèvres, tout fier d'être l'humble rouage d'une grosse

machine. Il continua en secouant la tête:

 

--Oh! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze

cents francs.... Son père l'a mis au collège; il a fait son droit et a

appris la peinture. N'est-ce pas, Laurent?... Tu vas dîner avec nous.

 

--Je veux bien, répondit carrément Laurent.

 

Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la boutique. Mme

Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n'avait pas encore

prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu

un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait. Elle

contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une

rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face

régulière, d'une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards

sur son cou; ce cou était large et court, gras et puissant, Puis elle

s'oublia à considérer les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses

genoux; les doigts en étaient carrés: le poing fermé devait être

énorme et aurait pu assommer un boeuf. Laurent était un vrai fils de

paysan, d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et

précis, l'air tranquille et entêté. On sentait sous ses vêtements des

muscles ronds et développés, tout un corps d'une chair épaisse et

ferme. Et Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings à

sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient

son cou de taureau.

 

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes,

pour montrer à son mari qu'il travaillait, lui aussi. Puis, comme

répondant à une question qu'il s'adressait depuis quelques instants:

 

--Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te

rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?

 

--J'ai parfaitement reconnu madame, répondit Laurent en regardant

Thérèse en face.

 

Sous ce regard droit qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme

éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, et échangea

quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d'aller

rejoindre sa tante. Elle souffrait.

 

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s'occuper de son

 

--Comment va ton père? lui demanda-t-il.

 

--Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommes brouillés; il y a

cinq ans que nous ne nous écrivons plus.

 

--Bah! s'écria l'employé, étonné d'une pareille monstruosité.

 

--Oui, le cher homme a des idées à lui.... Comme il est

continuellement en procès avec ses voisins, il m'a mis au collège,

rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes

ses causes.... Oh! le père Laurent n'a que des ambitions utiles; il

veut tirer parti même de ses folies.

 

--Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de plus en plus

étonné.

 

--Ma foi non, reprit son ami en riant.... Pendant deux ans, j'ai fait

semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze

cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes

camarades de collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi

de la peinture. Cela m'amusait; le métier est drôle, pas fatigant.

Nous fumions, nous blaguions tout le jour...

 

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.

 

--Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su

que je lui contais des mensonges, il m'a retranché net mes cent francs

par mois, en m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé

alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce.... Comme

j'ai vu clairement que j'allais mourir de faim, j'ai envoyé l'art à

tous les diables et j'ai cherché un emploi.... Le père mourra bien un

de ces jours, j'attends ça pour vivre sans rien faire.

 

Laurent parlait d'une voix tranquille. Il venait, en quelques mots, de

conter une histoire caractéristique qui le peignait en entier. Au

fond, c'était un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs

très arrêtés de jouissances faciles et durables. Ce grand corps

puissant ne demandait qu'à ne rien faire, qu'à se vautrer dans une

oisiveté et un assouvissement de toutes les heures. Il aurait voulu

bien manger, bien dormir, contenter largement ses passions, sans

remuer de place, sans courir la mauvaise chance d'une fatigue

 

La profession d'avocat l'avait épouvanté, et il frissonnait à l'idée

de piocher la terre. Il s'était jeté dans l'art, espérant y trouver un

métier de paresseux; le pinceau lui semblait un instrument léger à

manier: puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de

voluptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes, de repos sur

des divans, de mangeailles et de soûleries. Le rêve dura tant que le

père Laurent envoya des écus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait

déjà trente ans, vit la misère à l'horizon, il se mit à réfléchir, il

se sentait lâche devant les privations, il n'aurait pas accepté une

journée sans pain pour la plus grande gloire de l'art. Comme il le

disait, il envoya la peinture au diable, le jour où il s'aperçut

qu'elle ne contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers

essais étaient restés au-dessous de la médiocrité; son oeil de paysan

voyait gauchement et salement la nature; ses toiles, boueuses, mal

bâties, grimaçantes, défiaient toute critique. D'ailleurs, il ne

paraissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas

outre mesure, lorsqu'il lui fallut jeter les pinceaux. Il ne regretta

réellement que l'atelier de son camarade de collège, ce vaste atelier

dans lequel il s'était si voluptueusement vautré pendant quatre ou

cinq ans. Il regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont

les caprices étaient à la portée de sa bourse. Ce monde de jouissances

brutales lui laissa de cuisants besoins de chairs. Il se trouva

cependant à l'aise dans son métier d'employé; il vivait très bien en

brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait

pas et qui endormait son esprit. Deux choses l'irritaient seulement:

il manquait de femmes et la nourriture des restaurants à dix-huit sous

n'apaisait pas les appétits gloutons de son estomac.

 

Camille l'écoutait, le regardait avec un étonnement de niais. Ce

garçon débile, dont le corps mou et affaissé n'avait jamais eu une

secousse de désir, rêvait puérilement à cette vie d'atelier dont son

ami lui parlait. Il songeait à ces femmes qui étalent leur peau nue.

Il questionna Laurent.

 

--Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes qui ont retiré

leur chemise devant toi?

 

--Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèse qui

était devenue très pâle.

 

--Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec un rire

d'enfant.... Moi, je serais gêné.... La première fois, tu as dû rester

tout bête.

 

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il regardait

attentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements, des

lueurs rouges montèrent à ses joues.

 

--La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, je crois

que j'ai trouvé ça naturel.... C'est bien amusant, ce diable d'art,

seulement ça ne rapporte pas un sou.... J'ai eu pour modèle une rousse

qui était adorable: des chairs fermes, éclatantes, une poitrine

superbe, des hanches d'une largeur....

 

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, immobile. La

jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Ses yeux, d'un noir

mat, semblaient deux trous sans fond, et, par ses lèvres

entr'ouvertes, on apercevait des clartés roses dans sa bouche. Elle

était comme écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.

 

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L'ancien peintre

retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un geste large et

voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. On était au dessert,

et madame Raquin venait de descendre pour servir une cliente.

 

Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelques minutes,

s'adressa brusquement à Camille.

 

--Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.

 

Cette idée enchanta madame Raquin et son fils. Thérèse resta

 

--Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme nous sortons du bureau

à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poser pendant deux

heures, le soir. Ce sera l'affaire de huit jours.

 

--C'est cela, répondit Camille, rouge de joie, tu dîneras avec

nous.... Je me ferai friser et je mettrai une redingote noire.

 

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée. Olivier

et Suzanne arrivèrent derrière eux.

 

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres. Il

détestait Laurent, dont les appointements avaient monté trop vite,

selon lui. D'ailleurs c'était toute une affaire que l'introduction

d'un nouvel invité: les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un

inconnu sans quelque froideur.

 

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, il voulut

plaire, se faire accepter d'un coup. Il raconta des histoires, égaya

la soirée par son gros rire, et gagna l'amitié de Grivet lui-même.

 

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique. Elle

resta jusqu à onze heures sur sa chaise, jouant et causant, évitant de

rencontrer les regards de Laurent, qui d'ailleurs ne s'occupait pas

d'elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires

gras, les senteurs âcres et puissantes qui s'échappaient de sa

personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte

d'angoisse nerveuse.

 

 

 

 

VI

 

 

Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chez les

Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un

petit cabinet meublé qu'il payait dix-huit francs par mois; ce

cabinet, mansardé, troué en haut d'une fenêtre à tabatière, qui

s'entrebâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres

carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce galetas. Avant

de rencontrer Camille, comme il n'avait pas d'argent pour aller se

traîner sur les banquettes des cafés, il s'attardait dans la crémerie

où il dînait le soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui

coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue Saint-Victor,

flânant le long des quais, s'asseyant sur les bancs, quand l'air était

tiède.

 

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraite

charmante, chaude, tranquille, pleine de paroles et d'attentions

amicales. Il épargna les trois sous de son gloria et but en gourmand

l'excellent thé de Mme Raquin. Jusqu'à dix heures, il restait là,

assoupi, digérant, se croyant chez lui; il n'en partait qu'après avoir

aidé Camille à fermer la boutique.

 

Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Il devait

commencer le lendemain le portrait de Camille. On acheta une toile, on

fit des préparatifs minutieux. Enfin l'artiste se mit à l'oeuvre dans

la chambre même des époux; le jour, disait-il, y était plus clair.

 

Il lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il traînait avec

soin le fusain sur la toile; à petits coups, maigrement; son dessin,

roide et sec, rappelait d'une façon grotesque celui des maîtres

primitifs. Il copia la face de Camille comme un élève copie une

académie, d'une main hésitante, avec une exactitude gauche qui donnait

à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sur sa palette

de tout petits tas de couleur, et il commença à peindre du bout des

pinceaux; il pointillait la toile de minces taches sales, il faisait

des hachures courtes et serrées, comme s'il se fût servi d'un crayon.

 

A la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s'extasiaient.

Laurent disait qu'il fallait attendre, que la ressemblance allait

 

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne quittait plus la

chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seule derrière le

comptoir; pour le moindre prétexte elle montait et s'oubliait à

regarder peindre Laurent.

 

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elle s'asseyait

et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne paraissait

cependant pas l'amuser beaucoup, elle venait à cette place, comme

attirée par une force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se

retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui

plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, puis reprenait son

extase recueillie.

 

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisait de

longs raisonnements; il discutait avec lui-même s'il devait, ou non,

devenir l'amant de Thérèse.

 

--Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse quand je

le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, à m'examiner, à me

mesurer, à me peser.... Elle tremble, elle a une figure toute drôle,

muette et passionnée. A coup sûr, elle a besoin d'un amant; cela se

voit dans ses yeux.... Il faut dire que Camille est un pauvre sire.

 

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes de son

ami. Puis il continuait:

 

--Elle s'ennuie dans cette boutique.... Moi, j'y vais, parce que je ne

sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent au passage du

Pont-Neuf. C'est humide, triste. Une femme doit mourir là-dedans....

Je lui plais, j'en suis certain; alors pourquoi pas moi plutôt qu'un

autre?

 

Il s'arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait couler la

Seine d'un air absorbé.

 

--Ma foi, tant pis, s'écriait-il, je l'embrasse à la première

occasion.... Je parie qu'elle tombe tout de suite dans mes bras.

 

Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.

 

--C'est qu'elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nez long,

la bouche grande. Je ne l'aime pas du tout, d'ailleurs. Je vais

peut-être m'attirer quelque mauvaise histoire. Cela demande réflexion.

 

Laurent, qui était très prudent, roula ces pensées dans sa tête

pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possibles

d'une liaison avec Thérèse; il se décida seulement à tenter

l'aventure, lorsqu'il se fut bien prouvé qu'il avait un réel intérêt à

le faire.

 

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l'aimait pas;

mais, en somme, elle ne lui coûterait rien, les femmes qu'il achetait

à bas prix n'étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées.

L'économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami.

D'autre part, depuis longtemps il n'avait pas contenté ses appétits;

l'argent était rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point

laisser échapper l'occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille

liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites:

Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément

quand il voudrait; en admettant même que Camille découvrît tout et se

fâchât, il l'assommerait d'un coup de poing, s'il faisait le méchant.

La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et

 

Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l'heure. A la

première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait, dans

l'avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses

jouissances: Thérèse apaiserait les brûlures de son sang; Mme Raquin

le cajolerait comme une mère; Camille, en causant avec lui,

l'empêcherait de trop s'ennuyer, le soir, dans la boutique.

 

Le portrait s'achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse

restait toujours là, accablée et anxieuse; mais Camille ne quittait

point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l'éloigner pour

une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu'il terminerait

le portrait le lendemain. Mme Raquin annonça qu'on dînerait ensemble

et qu'on fêterait l'oeuvre du peintre.

 

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de

pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le

portrait était ignoble, d'un gris sale, avec de larges plaques

violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus

éclatantes sans les rendre ternes et boueuses; il avait, malgré lui,

exagéré les teintes blafardes de son modèle, et le visage de Camille

ressemblait à la face verdâtre d'un noyé; le dessin grimaçant

convulsionnait les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus

frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que sur la toile il

avait un air distingué.

 

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu'il allait chercher

deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redescendit à la

boutique. L'artiste resta seul avec Thérèse.

 

Le jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant

elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita; il

examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait,

Camille pouvait revenir, l'occasion ne se représenterait peut-être

plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec

Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.

 

Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme

contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres

sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée,

et, tout d'un coup, elle s'abandonna, glissant par terre, sur le

carreau. Ils n'échangèrent pas une seule parole. L'acte fut silencieux

et brutal.

 

 

 

 

VII

 

 

Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaison nécessaire,

fatale, toute naturelle. A leur première entrevue, ils se tutoyèrent,

ils s'embrassèrent sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité

eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à l'aise dans leur

situation nouvelle, avec une tranquillité et une impudence parfaites.

 

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, il fut

décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua, d'une voix

nette et assurée, le moyen qu'elle avait trouvé. Les entrevues

auraient lieu dans la chambre des époux. L'amant passerait par l'allée

qui donnait sur le passage et Thérèse lui ouvrirait la porte de

l'escalier. Pendant ce temps, Camille serait à son bureau, Mme Raquin,

en bas, dans la boutique. C'étaient là des coups d'audace qui devaient

réussir.

 

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de témérité

brutale, la témérité d'un homme qui a de gros poings. L'air grave et

calme de sa maîtresse l'engagea à venir goûter d'une passion si

hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un

congé de deux heures, et il accourut au passage du Pont-Neuf.

 

Dès l'entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La

marchande de bijoux faux était assise juste en face de la porte de

l'allée. Il lui fallut attendre qu'elle fût occupée, qu'une jeune

ouvrière vint acheter une bague ou des boucles d'oreilles de cuivre.

Alors, rapidement, il entra dans l'allée; il monta l'escalier étroit

et obscur, en s'appuyant aux murs gras d'humidité. Ses pieds

heurtaient les marches de pierre; au bruit de chaque heurt, il sentait

une brûlure qui lui traversait la poitrine. Une porte s'ouvrit. Sur le

seuil, au milieu d'une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en

jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête.

Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle

une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement

lavée.

 

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait jamais vu cette

femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant la tête en

arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des

sourires passionnés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée,

elle avait un air fou et caressant; les lèvres humides, les yeux

luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tendue et ondoyante, était

belle, d'une beauté étrange, toute d'emportement. On eût dit que sa

figure venait de s'éclairer en dedans, que des flammes s'échappaient

de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se

tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et

âcre.

 

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se

jeta éperdument dans la volupté. Elle s'éveillait comme d'un songe,

elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de Camille

dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un homme

puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de

la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent dans une

violence inouïe; le sang de sa mère, ce sang qui brûlait ses veines,

se mit à couler, à battre furieusement dans son corps maigre, presque

vierge encore. Elle s'étalait, elle s'offrait avec une impudeur

souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l'agitaient.

 

Jamais Laurent n'avait connu une pareille femme. Il resta surpris, mal

à l'aise. D'ordinaire, ses maîtresses ne le recevaient pas avec une

telle fougue; il était accoutumé à des baisers froids et indifférents,

à des amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises de Thérèse

l'épouvantèrent presque, tout en irritant ses curiosités voluptueuses.

Quand il quitta la femme, il chancelait comme un homme ivre. Le

lendemain, lorsque son calme sournois et prudent fut revenu, il se

demanda s'il retournerait auprès de cette amante dont les baisers lui

donnaient la fièvre. Il décida d'abord nettement qu'il resterait chez

lui. Puis il eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir

Thérèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et brutales, et

toujours elle était là, implacable, tendant les bras. La souffrance

physique que lui causait ce spectacle devint intolérable.

 

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passage du

Pont-Neuf.

 

A partir de ce jour, Thérèse entra dans sa vie. Il ne l'acceptait pas

encore, mais il la subissait. Il avait des heures d'effroi, des

moments de prudence, et, en somme, cette liaison le secouait

désagréablement; mais ses pleurs, ses malaises tombaient devant ses

désirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.

 

Thérèse n'avait pas de ces doutes. Elle se livrait sans ménagement,

allant droit où la poussait sa passion. Cette femme, que les

circonstances avaient pliée et qui se redressait enfin, mettait à nu

son être entier, expliquant sa vie.

 

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur

sa poitrine, et, d'une voix encore haletante:

 

--Oh! Si tu savais, disait-elle, combien j'ai souffert! J'ai été

élevée dans l'humidité tiède de la chambre d'un malade. Je couchais

avec Camille: la nuit, je m'éloignais de lui, écoeurée par l'odeur

fade qui sortait de son corps. Il était méchant et entêté; il ne

voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec

lui; pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues. Je

ne sais comment je ne suis pas morte.... Ils m'ont rendue laide, mon

pauvre ami, ils m'ont volé tout ce que j'avais, et tu ne peux m'aimer

comme je t'aime.

 

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec une haine

sourde:

 

--Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m'ont élevée, Ils m'ont

recueillie et défendue contre la misère.... Mais j'aurais préféré

l'abandon à leur hospitalité. J'avais des besoins cuisants de grand

air; toute petite, je rêvais de courir les chemins, les pieds nus dans

la poussière, demandant l'aumône, vivant en bohémienne. On m'a dit que

ma mère était fille d'un chef de tribu, en Afrique; j'ai souvent songé

à elle, j'ai compris que je lui appartenais par le sang et les

instincts, j'aurais voulu ne la quitter jamais et traverser les

sables, pendue à son dos.... Ah! quelle jeunesse! J'ai encore des

dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les longues journées

que j'ai passées dans la chambre où râlait Camille. J'étais accroupie

devant le feu, regardant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes

membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante grondait quand je

faisais du bruit. Plus tard, j'ai goûté des joies profondes, dans la

petite maison du bord de l'eau; mais j'étais déjà abêtie, je savais à

peine marcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m'a enterrée

toute vive dans cette ignoble boutique.

 

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleins bras,

elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient de petits

battements nerveux.

 

--Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m'ont rendue

mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse... Ils

m'ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m'explique pas

comment il y a encore du sang dans mes veines... J'ai baissé les yeux,

j'ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j'ai mené leur vie

morte. Quand tu m'as vue, n'est-ce pas? j'avais l'air d'une bête,

j'étais grave, écrasée, abrutie. Je n'espérais plus en rien, je

songeais à me jeter un jour dans la Seine... Mais, avant cet

affaissement, que de nuits de colère! Là-bas, à Vernon, dans ma

chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris, je me

battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et je me serais

déchiré le corps. A deux reprises, j'ai voulu fuir, aller devant moi,

au soleil; le courage m'a manqué, ils avaient fait de moi une brute

docile avec leur bienveillance molle et leur tendresse écoeurante.

Alors j'ai menti, j'ai menti toujours. Je suis restée là toute douce,

toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.

 

La jeune femme s'arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de

Laurent. Elle ajoutait, après un silence:

 

--Je ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser Camille. Je n'ai

pas protesté, par une sorte d'insouciance dédaigneuse. Cet enfant me

faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts

s'enfoncer dans ses membres comme dans de l'argile. Je l'ai pris parce

que ma tante me l'offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour

lui... Et j'ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec

lequel j'avais déjà couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi

plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d enfant malade qui me

répugnait tant jadis.... Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas

jaloux.... Une sorte de dégoût me montait à la gorge; je me rappelais

les drogues que j'avais bues, et je m'écartais, et je passais des

nuits terribles.... Mais toi, toi....

 

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans

les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou

énorme....

 

--Toi, je t'aime, je t'ai aimé le jour où Camille t'a poussé dans la

boutique.... Tu ne m'estimes peut-être pas, parce que je me suis

livrée tout entière, en une fois.... Vrai, je ne sais pas comment cela

est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J'aurais voulu te battre

le premier jour, quand tu m'as embrassée et jetée par terre dans cette

chambre.... J'ignore comment je t'aimais; je te haïssais plutôt. Ta

vue m'irritait, me faisait souffrir; lorsque tu étais là, mes nerfs se

tendaient à se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que

j'ai souffert! Et je cherchais cette souffrance, j'attendais ta venue,

je tournais autour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour

traîner mes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang

me jetait des bouffées de chaleur au passage, et c'était cette sorte

de nuée ardente, dans laquelle tu t'enveloppais, qui m'attirait et me

retenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes.... Tu te souviens

quand tu peignais ici: une force fatale me ramenait à ton côté, je

respirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que je

paraissais quêter des baisers, j'avais honte de mon esclavage, je

sentais que j'allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à mes

lâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bien me

prendre dans tes bras....

 

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse et vengée.

Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et, dans la chambre nue et

glaciale, se passaient des scènes de passion ardente, d'une brutalité

sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus

 

La jeune femme semblait se plaire à l'audace et à l'impudence. Elle

n'avait pas une hésitation, pas une peur. Elle se jetait dans

l'adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril,

mettant une sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait venir,

pour toute précaution, elle prévenait sa tante qu'elle montait se

reposer; et, quand il était là, elle marchait, parlait, agissait

carrément, sans songer jamais à éviter le bruit. Parfois, dans les

commencements, Laurent s'effrayait.

 

--Mon Dieu! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais donc pas tant de

tapage, Mme Raquin va monter.

 

--Bah! répondait-elle en riant, tu trembles toujours... Elle est

clouée derrière son comptoir; que veux-tu qu'elle vienne faire ici?

elle aurait trop peur qu'on ne la volât... Puis, après tout, qu'elle

monte si elle veut. Tu te cacheras... Je me moque d'elle. Je t'aime.

 

Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La passion n'avait pas

encore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientôt, cependant,

l'habitude lui fit accepter, sans trop de terreur, les hardiesses de

ces rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de Camille, à

deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse lui répétait que le

danger épargne ceux qui l'affrontent en face, et elle avait raison.

Jamais les amants n'auraient pu trouver un lieu plus sûr que cette

pièce où personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient leur

amour, dans une tranquillité incroyable.

 

Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sa nièce ne fût

malade. Il y avait près de trois heures que la jeune femme était en

haut. Elle poussait l'audace jusqu'à ne pas fermer au verrou la porte

de la chambre qui donnait dans la salle à manger.

 

Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mercière,

montant l'escalier de bois, il se troubla, chercha fiévreusement son

gilet, son chapeau. Thérèse se mit à rire de la singulière mine qu'il

faisait. Elle lui prit le bras avec force, le courba au pied du lit,

dans un coin, et lui dit d'une voix basse et calme:

 

--Tiens-toi là... ne remue pas.

 

Elle jeta sur lui les vêtements d'homme qui traînaient, et étendit sur

le tout un jupon blanc qu'elle avait retiré. Elle fit ces choses avec

des gestes lestes et précis, sans rien perdre de sa tranquillité. Puis

elle se coucha, échevelée, demi-nue, encore rouge et frissonnante.

 

Mme Raquin ouvrit doucement la porte et s'approcha du lit en étouffant

le bruit de ses pas. La jeune femme feignait de dormir. Laurent suait

sous le jupon blanc.

 

--Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, es-tu malade, ma

fille?

 

Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et répondit d'une voix

dolente qu'elle avait une migraine atroce. Elle supplia sa tante de la

laisser dormir. La vieille dame s'en alla comme elle était venue, sans

faire de bruit.

 

Les deux amants, riant en silence, s'embrassèrent avec une violence

passionnée.

 

--Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous ne craignons rien

ici.... Tous ces gens-là sont aveugles: ils n'aiment pas.

 

Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. Parfois, elle

était comme folle, elle délirait.

 

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu

de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeux ronds les

deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les

paupières, perdu dans une sorte d'extase diabolique.

 

--Regarde donc François, dit Thérèse à Laurent. On dirait qu'il

comprend et qu'il va ce soir tout conter à Camille.... Dis, ce serait

drôle, s'il se mettait à parler dans la boutique, un de ces jours; il

sait de belles histoires sur notre compte....

 

Cette idée, que François pourrait parler, amusa singulièrement la

jeune femme. Laurent regarda les grands yeux verts du chat, et sentit

un frisson lui courir sur la peau.

 

--Voici comment il ferait, reprit Thérèse. Il se mettrait debout, et,

me montrant d'une patte, te montrant de l'autre, il s'écrierait:

«Monsieur et madame s'embrassent très fort dans la chambre, ils ne se

sont pas méfiés de moi, mais comme leurs amours criminelles me

dégoûtent, je vous prie de les faire mettre en prison tous les deux;

ils ne troubleront plus ma sieste.»

 

Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat, elle

allongeait les mains en façon de griffes, elle donnait à ses épaules

des ondulations félines. François, gardant une immobilité de pierre,

la contemplait toujours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y

avait, dans les coins de sa gueule, deux plis profonds qui faisaient

éclater de rire cette tête d'animal empaillé.

 

Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la plaisanterie de

Thérèse. Il se leva et mit le chat à la porte. En réalité, il avait

peur. Sa maîtresse ne le possédait pas encore entièrement; il restait

au fond de lui un peu de ce malaise qu'il avait éprouvé sous les

premiers baisers de la jeune femme.

 

 

 

 

VIII

 

 

Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement heureux.

D'ordinaire, il revenait du bureau avec Camille. Mme Raquin s'était

prise pour lui d'une amitié maternelle; elle le savait gêné, mangeant

mal, couchant dans un grenier, et elle lui avait dit une fois pour

toutes que son couvert serait toujours mis à leur table. Elle aimait

ce garçon de cette tendresse bavarde que les vieilles femmes ont pour

les gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux des souvenirs

du passé.

 

Le jeune homme usait largement de l'hospitalité. Avant de rentrer, au

sortir du bureau, il faisait avec Camille un bout de promenade sur les

quais; tous deux trouvaient leur compte à cette intimité; ils

s'ennuyaient moins, ils flânaient en causant. Puis ils se décidaient à

venir manger la soupe de Mme Raquin. Laurent ouvrait en maître la

porte de la boutique; il s'asseyait à califourchon sur les chaises,

fumant et crachant, comme s'il était chez lui.

 

La présence de Thérèse ne l'embarrassait nullement. Il traitait la

jeune femme avec une rondeur amicale, il plaisantait, lui adressait

des galanteries banales, sans qu'un pli de sa face bougeât. Camille

riait, et, comme sa femme ne répondait à son ami que par des

monosyllabes, il croyait fermement qu'ils se détestaient tous deux. Un

jour même il fît des reproches à Thérèse sur ce qu'il appelait sa

froideur pour Laurent.

 

Laurent avait deviné juste: il était devenu l'amant de la femme, l'ami

du mari, l'enfant gâté de la mère. Jamais il n'avait vécu dans un

pareil assouvissement de ses appétits. Il s'endormait au fond des

jouissances intimes que lui donnait la famille Raquin. D'ailleurs, sa

position dans cette famille lui paraissait toute naturelle. Il

tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il ne surveillait même pas

ses gestes ni ses paroles, tant il était certain de sa prudence, de

son calme; l'égoïsme avec lequel il goûtait ses félicités le

protégeait contre toute faute. Dans la boutique, sa maîtresse devenait

une femme comme une autre, qu'il ne fallait point embrasser et qui

n'existait pas pour lui. S'il ne l'embrassait pas devant tous, c'est

qu'il craignait de ne pouvoir revenir. Cette seule conséquence

l'arrêtait. Autrement, il se serait parfaitement moqué de la douleur

de Camille et de sa mère. Il n'avait point conscience de ce que la

découverte de sa liaison pourrait amener. Il croyait agir simplement,

comme tout le monde aurait agi à sa place, en homme pauvre et affamé,

De là ses tranquillités béates, ses audaces patientes, ses attitudes

désintéressées et goguenardes.

 

Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, était obligée de

jouer un rôle. Elle le jouait à la perfection, grâce à l'hypocrisie

savante que lui avait donnée son éducation. Pendant près de quinze

ans, elle avait menti, étouffant ses fièvres, mettant une volonté

implacable à paraître morne et endormie. Il lui coûtait peu de poser

sur sa chair ce masque de morte qui glaçait son visage. Quand Laurent

entrait, il la trouvait grave, rechignée, le nez plus long, les lèvres

plus minces. Elle était laide, revêche, inabordable. D'ailleurs, elle

n'exagérait pas ses effets, elle jouait son ancien personnage, sans

éveiller l'attention par une brusquerie plus grande. Pour elle, elle

trouvait une volupté amère à tromper Camille et Mme Raquin; elle

n'était pas comme Laurent; affaissée dans le contentement épais de ses

désirs, inconsciente du devoir; elle savait qu'elle faisait le mal, et

il lui prenait des envies féroces de se lever de table et d'embrasser

Laurent à pleine bouche, pour montrer à son mari et à sa tante qu'elle

n'était pas une bête et qu'elle avait un amant.

 

Par moments, des joies chaudes lui montaient à la tête; toute bonne

comédienne qu'elle fût, elle ne pouvait alors se retenir de chanter,

quand son amant n'était pas là et qu'elle ne craignait point de se

trahir. Ces gaietés soudaines charmaient Mme Raquin qui accusait sa

nièce de trop de gravité. La jeune femme acheta des pots de fleurs et

en garnit la fenêtre de sa chambre; puis elle fit coller du papier

neuf dans cette pièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles

de palissandre. Tout ce luxe était pour Laurent.

 

La nature et les circonstances semblaient avoir fait cette femme pour

cet homme, et les avoir poussés l'un vers l'autre. A eux deux, la

femme, nerveuse et hypocrite, l'homme, sanguin et vivant en brute, ils

faisaient un couple puissamment lié. Ils se complétaient, se

protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dans les clartés pâles de

la lampe, on sentait la force de leur union, à voir le visage épais et

souriant de Laurent, en face du masque muet et impénétrable de

Thérèse.

 

C'étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence, dans l'ombre

transparente et attiédie, s'élevaient des paroles amicales. On se

serrait autour de la table; après le dessert, on causait des mille

riens de la journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du

lendemain. Camille aimait Laurent, autant qu'il pouvait aimer, en

égoïste satisfait, et Laurent semblait lui rendre une égale affection;

il y avait entre eux un échange de phrases dévouées, de gestes

serviables, de regards prévenants. Mme Raquin, le visage placide,

mettait toute sa paix autour de ses enfants, dans l'air tranquille

qu'ils respiraient. On eût dit une réunion de vieilles connaissances

qui se connaissaient jusqu'au coeur et qui s'endormaient sur la foi de

leur amitié.

 

Thérèse, immobile, paisible comme les autres, regardait ces joies

bourgeoises, ces affaissements souriants. Et, au fond d'elle, il y

avait des rires sauvages; tout son être raillait, tandis que son

visage gardait une rigidité froide. Elle se disait, avec des

raffinements de volupté, que quelques heures auparavant elle était

dans la chambre voisine, demi-nue, échevelée, sur la poitrine de

Laurent; elle se rappelait chaque détail de cet après-midi de passion

folle, elle les étalait dans sa mémoire, elle opposait cette scène

brûlante à la scène morte qu'elle avait sous les yeux. Ah! comme elle

trompait ces bonnes gens, et comme elle était heureuse de les tromper

avec une impudence si triomphante! Et c'était là, à deux pas, derrière

cette mince cloison, qu'elle recevait un homme; c'était là qu'elle se

vautrait dans les âpretés de l'adultère. Et son amant, à cette heure,

devenait un inconnu pour elle, un camarade de son mari, une sorte

d'imbécile et d'intrus dont elle ne devait pas se soucier. Cette

comédie atroce, ces duperies de la vie, cette comparaison entre les

baisers ardents du jour et l'indifférence jouée du soir, donnaient des

ardeurs nouvelles au sang de la jeune femme.

 

Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard, Thérèse se

levait d'un bond, collait silencieusement, avec une énergie brutale,

ses lèvres sur les lèvres de son amant, et restait ainsi, haletant,

étouffant, jusqu'à ce qu'elle entendit crier le bois des marches de

l'escalier. Alors, d'un mouvement leste, elle reprenait sa place, elle

retrouvait sa grimace rechignée. Laurent, d'une voix calme, continuait

avec Camille la causerie interrompue. C'était comme un éclair de

passion, rapide et aveuglant, dans un ciel mort.

 

Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Laurent, qui, ce

jour-là, s'ennuyait à mourir, se faisait pourtant un devoir de ne pas

manquer une seule des réunions: il voulait, par mesure de prudence,

être connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait écouter les

radotages de Grivet et du vieux Michaud; Michaud racontait toujours

les mêmes histoires de meurtre et de vol; Grivet parlait en même temps

de ses employés, de ses chefs, de son administration. Le jeune homme

se réfugiait auprès d'Olivier et de Suzanne, qui lui paraissaient

d'une bêtise moins assommante. D'ailleurs, il se hâtait de réclamer le

jeu de dominos.

 

C'était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et l'heure de leurs

rendez-vous. Dans le trouble du départ, lorsque Mme Raquin et Camille

accompagnaient les invités jusqu'à la porte du passage, la jeune femme

s'approchait de Laurent, lui parlait bas, lui serrait la main. Parfois

même, quand tout le monde avait le dos tourné, elle l'embrassait, par

une sorte de fanfaronnade.

 

Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et d'apaisements. Les

amants vivaient dans une béatitude complète; Thérèse ne s'ennuyait

plus, ne désirait plus rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore,

avait la seule crainte de voir cesser cette belle existence.

 

 

 

 

IX

 

 

Un après-midi, comme Laurent allait quitter son bureau pour courir

auprès de Thérèse qui l'attendait, son chef le fit appeler et lui

signifia qu'à l'avenir il lui défendait de s'absenter. Il avait abusé

des congés; l'administration était décidée à le renvoyer, s'il Sortait

une seule fois.

 

Cloué sur sa chaise, il désespéra jusqu'au soir. Il devait gagner son

pain, il ne pouvait se faire mettre à la porte. Le soir, le visage

courroucé de Thérèse fut une torture pour lui. Il ne savait comment

expliquer son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que Camille

fermait sa boutique, il s'approcha vivement de la jeune femme:

 

--Nous ne pouvons plus nous voir, lui dit-il à voix basse. Mon chef me

refuse toute nouvelle permission de sortie.

 

Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner de plus amples

explications, laissant Thérèse sous le coup de cette déclaration

brutale. Exaspérée, ne voulant pas admettre qu'on pût troubler ses

voluptés, elle passa une nuit d'insomnie à bâtir des plans de

rendez-vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une minute

au plus avec Laurent. Leur anxiété était d'autant plus vive qu'ils ne

savaient où se rencontrer pour se consulter et s'entendre. La jeune

femme donna un nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de

parole une seconde fois. Dès lors, elle n'eut plus qu'une idée fixe,

le voir à tout prix.

 

Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait approcher de Thérèse.

Alors il sentit combien cette femme lui était devenue nécessaire;

l'habitude de la volupté lui avait créé des appétits nouveaux, d'une

exigence aiguë. Il n'éprouvait plus aucun malaise dans les

embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces embrassements avec une

obstination d'animal affamé. Une passion de sang avait couvé dans ses

muscles; maintenant qu'on lui retirait son amante, cette passion

éclatait avec une violence aveugle; il aimait à la rage. Tout semblait

inconscient dans cette florissante nature de brute: il obéissait à des

instincts, il se laissait conduire par les volontés de son organisme.

Il aurait ri aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu'il

serait l'esclave d'une femme, au point de compromettre ses

tranquillités. Le sourd travail des désirs s'était opéré en lui, à son

insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings liés, aux caresses

fauves de Thérèse. A cette heure, il redoutait d'oublier la prudence,

il n'osait venir, le soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de

commettre quelque folie. Il ne s'appartenait plus; sa maîtresse, avec

ses souplesses de chatte, ses flexibilités nerveuses, s'était glissée

peu à peu dans chacune des fibres de son corps. Il avait besoin de

cette femme pour vivre comme on a besoin de boire et de manger.

 

Il aurait certainement fait une sottise, s'il n'avait reçu une lettre

de Thérèse, qui lui recommandait de rester chez lui le lendemain. Son

amante lui promettait de venir le trouver vers les huit heures du

 

Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en disant qu'il

était fatigué, qu'il allait se coucher tout de suite. Thérèse, après

le dîner, joua également son rôle; elle parla d'une cliente qui avait

déménagé sans la payer, elle fit la créancière intraitable, elle

déclara qu'elle voulait aller réclamer son argent. La cliente

demeurait aux Batignolles. Mme Raquin et Camille trouvèrent la course

longue, la démarche hasardeuse; d'ailleurs, ils ne s'étonnèrent pas,

ils laissèrent partir Thérèse en toute tranquillité.

 

La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant sur les pavés qui

étaient gras, heurtant les passants, ayant hâte d'arriver. Des

moiteurs lui montaient au visage; ses mains brûlaient. On aurait dit

une femme soûle. Elle gravit rapidement l'escalier de l'hôtel meublé.

Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, elle aperçut Laurent,

penché sur la rampe, qui l'attendait.

 

Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pouvaient y tenir,

tant l'espace était étroit. Elle arracha d'une main son chapeau, et

s'appuya contre le lit, défaillante....

 

La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait les fraîcheurs

du soir sur la couche brûlante. Les amants restèrent longtemps dans le

taudis, comme au fond d'un trou. Tout d'un coup, Thérèse entendit

l'horloge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu être

sourde; elle se leva péniblement et regarda le grenier qu'elle n'avait

pas encore vu. Elle chercha son chapeau, noua les rubans, et s'assit

en disant d'une voix lente:

 

--Il faut que je parte.

 

Laurent était venu s'agenouiller devant elle. Il lui prit les mains.

 

--Au revoir, reprit-elle sans bouger.

 

--Non pas au revoir, s'écria-t-il, cela est trop vague.... Quel jour

reviendras-tu?

 

Elle le regarda en face.

 

--Tu veux de la franchise? dit-elle. Eh bien! vrai, je crois que je ne

reviendrai plus. Je n'ai pas de prétexte, je ne puis en inventer.

 

--Alors il faut nous dire adieu.

 

--Non, je ne veux pas!

 

Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. Elle ajouta plus

doucement, sans savoir ce qu'elle disait, sans quitter sa chaise:

 

--Je vais m'en aller.

 

Laurent songeait. Il pensait à Camille.

 

--Je ne lui en veux pas, dit-il enfin sans le nommer, mais vraiment il

nous gêne trop.... Est-ce que tu ne pourrais pas nous en débarrasser,

l'envoyer en voyage, quelque part, bien loin?

 

-Ah! oui, l'envoyer en voyage! reprit la jeune femme en hochant la

tête. Tu crois qu'un homme comme ça consent à voyager.... Il n'y a

qu'un voyage dont on ne revient pas.... Mais il nous enterrera tous;

ces gens-là qui n'ont que le souffle ne meurent jamais.

 

Il y eut un silence. Laurent se traîna sur les genoux, se serrant

contre sa maîtresse, appuyant la tête contre sa poitrine.

 

--J'avais fait un rêve, dit-il; je voulais passer une nuit entière

avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous

tes baisers.... Je voudrais être ton mari.... Tu comprends?

 

--Oui, oui, répondit Thérèse, frissonnante.

 

Elle se pencha brusquement sur le visage de Laurent, qu'elle couvrit

de baisers. Elle égratignait les brides de son chapeau contre la barbe

rude du jeune homme; elle ne songeait plus qu'elle était habillée et

qu'elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait, elle

prononçait des paroles haletantes au milieu de ses larmes.

 

--Ne dis pas ces choses, répétait-elle, car je n'aurais plus la force

de te quitter, je resterais là.... Donne-moi du courage plutôt;

dis-moi que nous nous verrons encore. N'est-ce pas que tu as besoin de

moi et que nous trouverons bien un jour le moyen de vivre ensemble?

 

--Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Laurent, dont les mains

tremblantes montaient le long de sa taille.

 

--Mais je ne puis revenir.... Je te l'ai dit, je n'ai pas de prétexte.

 

Elle se tordait les bras. Elle reprit:

 

--Oh! Le scandale ne me fait pas peur.... En rentrant, si tu veux, je

vais dire à Camille que tu es mon amant, et je reviens coucher ici....

C'est pour toi que je tremble; je ne veux pas te déranger ta vie, je

désire te faire une existence heureuse.

 

Les instincts prudents du jeune homme se réveillèrent.

 

--Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des enfants. Ah! si

ton mari mourait....

 

--Si mon mari mourait... répéta lentement Thérèse.

 

--Nous nous marierions ensemble, nous ne craindrions plus rien, nous

jouirions largement de nos amours.... Quelle bonne et douce vie!

 

La jeune femme s'était redressée. Les joues pâles, elle regardait son

amant avec des yeux sombres; des battements agitaient ses lèvres.

 

--Les gens meurent quelquefois, murmura-t-elle enfin. Seulement, c'est

dangereux pour ceux qui survivent.

 

Laurent ne répondit pas.

 

--Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus sont mauvais.

 

--Tu ne m'as pas compris, dit-il paisiblement. Je ne suis pas un sot,

je veux t'aimer en paix.... Je pensais qu'il arrive des accidents tous

les jours, que le pied peut glisser, qu'une tuile peut tomber.... Tu

comprends? Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable.

 

Il parlait d'une voix étrange. Il eut un sourire et ajouta d'un ton

caressant:

 

--Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien, nous vivrons

heureux.... Puisque tu ne peux venir, j'arrangerai tout cela.... Si

nous restons plusieurs mois sans nous voir, ne m'oublie pas, songe que

je travaille à nos félicités.

 

Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte pour partir.

 

--Tu es à moi, n'est-ce pas? continua-t-il. Tu jures de te livrer

entière, à toute heure, quand je voudrai?

 

--Oui, cria la jeune femme, je t'appartiens, fais de moi ce qu'il te

 

Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis Thérèse s'arracha

avec brusquerie, et, sans tourner la tête, elle sortit de la mansarde

et descendit l'escalier. Laurent écouta le bruit de ses pas qui

s'éloignaient.

 

Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans son taudis, il se

coucha. Les draps étaient tièdes. Il étouffait au fond de ce trou

étroit que Thérèse laissait plein des ardeurs de sa passion. Il lui

semblait que son souffle respirait encore un peu de la jeune femme;

elle avait passé là, répandant des émanations pénétrantes, des odeurs

de violette, et maintenant il ne pouvait plus serrer entre ses bras

que le fantôme insaisissable de sa maîtresse, traînant autour de lui;

il avait la fièvre des amours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma

pas la fenêtre. Couché sur le dos, les bras nus, les mains ouvertes,

cherchant la fraîcheur, il songea, en regardant le carré d'un bleu

sombre que le châssis taillait dans le ciel.

 

Jusqu'au jour, la même idée tourna dans sa tête. Avant la venue de

Thérèse, il ne songeait pas au meurtre de Camille; il avait parlé de

la mort de cet homme, poussé par les faits, irrité par la pensée qu'il

ne reverrait plus son amante. Et c'est ainsi qu'un nouveau coin de sa

nature inconsciente venait de se révéler; il s'était mis à rêver

l'assassinat dans les emportements de l'adultère.

 

Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit paisible, il

étudiait le meurtre. L'idée de mort, jetée avec désespoir entre deux

baisers, revenait implacable et aiguë. Laurent, secoué par l'insomnie,

énervé par les senteurs acres que Thérèse avait laissées derrière

elle, dressait des embûches, calculait les mauvaises chances, étalait

les avantages qu'il aurait à être assassin.

 

Tous les intérêts le poussaient au crime. Il se disait que son père,

le paysan de Jeufosse, ne se décidait pas à mourir; il lui faudrait

peut-être rester encore dix ans employé; mangeant dans les crémeries,

vivant sans femme dans un grenier. Cette idée l'exaspérait. Au

contraire, Camille mort, il épousait Thérèse, il héritait de Mme

Raquin, il donnait sa démission et flânait au soleil. Alors, il se

plut à rêver cette vie de paresseux; il se voyait déjà oisif, mangeant

et dormant, attendant avec patience la mort de son père. Et quand la

réalité se dressait au milieu de son rêve, il se heurtait contre

Camille, il serrait les poings comme pour l'assommer.

 

Laurent voulait Thérèse; il la voulait à lui tout seul, toujours à

portée de sa main. S'il ne faisait pas disparaître le mari, la femme

lui échappait. Elle l'avait dit: elle ne pouvait revenir. Il l'aurait

bien enlevée, emportée quelque part, mais alors ils seraient morts de

faim tous deux. Il risquait moins en tuant le mari; il ne soulevait

aucun scandale, il poussait seulement un homme pour se mettre à sa

place. Dans sa logique brutale de paysan, il trouvait ce moyen

excellent et naturel. Sa prudence native lui conseillait même cet

expédient rapide.

 

Il se vautrait sur son lit, en sueur, à plat ventre, collant sa face

moite dans l'oreiller où avait traîné le chignon de Thérèse. Il

prenait la toile entre ses lèvres séchées, il buvait les parfums

légers de ce linge, et il restait là, sans haleine, étouffant, voyant

passer des barres de feu le long de ses paupières closes. Il se

demandait comment il pourrait bien tuer Camille. Puis, quand la

respiration lui manquait, il se retournait d'un bond, se remettait sur

le dos, et, les yeux grands ouverts, recevant en plein visage les

souffles froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles, dans la

clarté bleuâtre du ciel, un conseil de meurtre, un plan d'assassinat.

 

Il ne trouva rien. Comme il l'avait dit à sa maîtresse, il n'était pas

un enfant, un sot; il ne voulait ni du poignard ni du poison. Il lui

fallait un crime sournois, accompli sans danger, une sorte

d'étouffement sinistre, sans cris, sans terreur, une simple

disparition. La passion avait beau le secouer et le pousser en avant;

tout son être réclamait impérieusement la prudence. Il était trop

lâche, trop voluptueux, pour risquer sa tranquillité. Il tuait afin de

vivre calme et heureux.

 

Peu à peu le sommeil le prit. L'air froid avait chassé du grenier le

fantôme tiède et odorant de Thérèse. Laurent, brisé, apaisé, se laissa

envahir par une sorte d'engourdissement doux et vague. En s'endormant,

il décida qu'il attendrait une occasion favorable, et sa pensée, de

plus en plus fuyante, le berçait en murmurant: «Je le tuerai, je le

tuerai.» Cinq minutes plus tard, il reposait, respirant avec une

régularité sereine.

 

Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La tête en feu, la

pensée fondue, elle arriva au passage du Pont-Neuf, sans avoir

conscience du chemin parcouru. Il lui semblait qu'elle descendait de

chez Laurent, tant ses oreilles étaient pleines encore des paroles

qu'elle venait d'entendre. Elle trouva Mme Raquin et Camille anxieux

et empressés; elle répondit sèchement à leurs questions, en disant

qu'elle avait fait une course inutile et qu'elle était restée une

heure sur un trottoir à attendre un omnibus.

 

Lorsqu'elle se mit au lit, elle trouva les draps froids et humides.

Ses membres, encore brûlants, eurent des frissons de répugnance.

Camille ne tarda pas à s'endormir, et Thérèse regarda longtemps cette

face blafarde qui reposait bêtement sur l'oreiller, la bouche ouverte.

Elle s'écartait de lui, elle avait des envies d'enfoncer son poing

fermé dans cette bouche.

 

 

 

 

X

 

 

Près de trois semaines se passèrent. Laurent revenait à la boutique

tous les soirs; il paraissait las, comme malade: un léger cercle

bleuâtre entourait ses yeux, ses lèvres pâlissaient et se gerçaient.

D'ailleurs, il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait

Camille en face, il lui témoignait la même amitié franche. Mme Raquin

choyait davantage l'ami de la maison, depuis qu'elle le voyait

s'endormir dans, une sorte de fièvre sourde.

 

Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. Elle était plus

immobile, plus impénétrable, plus paisible que jamais. Il lui semblait

que Laurent n'existât pas pour elle; elle le regardait à peine, lui

adressait de rares paroles, le traitait avec une indifférence

parfaite. Mme Raquin, dont la bonté souffrait de cette attitude,

disait parfois au jeune homme: « Ne faites pas attention à la froideur

de ma nièce. Je la connais; son visage paraît froid, mais son coeur

est chaud de toutes les tendresses et de tous les dévouements. »

 

Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous. Depuis la soirée de la

rue Saint-Victor, ils ne s'étaient plus rencontrés seul à seule. Le

soir, lorsqu'ils se trouvaient face à face, en apparence tranquilles

et étrangers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante et de

désir passaient sous la chair calme de leur visage. Et il y avait dans

Thérèse des emportements, des lâchetés, des railleries cruelles; il y

avait dans Laurent des brutalités sombres, des indécisions poignantes.

Eux-mêmes n'osaient regarder au fond de leur être, au fond de cette

fièvre trouble qui emplissait leur cerveau d'une sorte de vapeur

épaisse et âcre.

 

Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler, ils se serraient

les mains à se les briser, dans une étreinte rude et courte. Ils

auraient voulu, mutuellement, emporter des lambeaux de leur chair,

collés à leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de mains

pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout leur corps. Ils ne se

demandaient rien autre chose, ils attendaient.

 

Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités de la famille

Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un bout de causerie. Un des grands

sujets de conversation était de parler au vieux Michaud de ses

anciennes fonctions, de le questionner sur les étranges et sinistres

aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors Grivet et Camille

écoutaient les histoires du commissaire de police avec la face

effrayée et béante des petits enfants qui entendent _Barbe-Bleue_ ou

le _Petit Poucet_. Cela les terrifiait et les amusait.

 

Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un horrible assassinat

dont les détails avaient fait frissonner son auditoire, ajouta en

hochant la tête:

 

--Et l'on ne sait pas tout.... Que de crimes restent inconnus! que

d'assassins échappent à la justice des hommes!

 

--Comment! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il y a, comme ça, dans la

rue des canailles qui ont assassiné et qu'on n'arrête pas?

 

Olivier se mit à sourire d'un air de dédain.

 

--Mon cher monsieur, répondit-il de sa voix cassante, si on ne les

arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils ont assassiné.

 

Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet. Camille vint à son

 

--Moi, je suis de l'avis de M. Grivet, dit-il avec une importance

bête.... J'ai besoin de croire que la police est bien faite et que je

ne coudoierai jamais un meurtrier sur un trottoir.

 

Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles.

 

--Certainement, la police est bien faite, s'écria-t-il d'un ton

vexé.... Mais nous ne pouvons pourtant pas faire l'impossible. Il y a

des scélérats qui ont appris le crime à l'école du diable; ils

échapperaient à Dieu lui-même.... N'est-ce pas, mon père?

 

--Oui, oui, appuya le vieux Michaud.... Ainsi, lorsque j'étais à

Vernon,--vous vous souvenez peut-être de cela, madame Raquin,--on

assassina un roulier sur la grand'route. Le cadavre fut trouvé coupé

en morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre la main sur

le coupable. Il vit peut-être encore aujourd'hui, il est peut-être

notre voisin, et peut-être M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant

chez lui.

 

Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait tourner la tête; il

croyait que l'assassin du roulier était derrière lui. D'ailleurs, il

était enchanté d'avoir peur.

 

--Ah bien! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce qu'il disait, ah

bien! non, je ne veux pas croire cela.... Moi aussi, je sais une

histoire: Il y avait une fois une servante qui fut mise en prison,

pour avoir volé à ses maîtres un couvert d'argent. Deux mois après,

comme on abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid de pie.

C'était une pie qui était la voleuse. On relâcha la servante.... Vous

voyez bien que les coupables sont toujours punis.

 

Grivet était triomphant, Olivier ricanait.

 

--Alors, dit-il, on a mis la pie en prison?

 

--Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire, reprit Camille, fâché

de voir tourner son chef en ridicule.... Mère, donne-moi le jeu de

 

Pendant que Mme Raquin allait chercher la boîte, le jeune homme

continua, en s'adressant à Michaud:

 

--Alors, la police est impuissante, vous l'avouez? il y a des

meurtriers qui se promènent au soleil?

 

--Eh! malheureusement oui, répondit le commissaire.

 

--C'est immoral, conclut Grivet.

 

Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent étaient restés

silencieux. Ils n'avaient pas même souri de la sottise de Grivet.

Accoudés tous deux sur la table, légèrement pâles, les yeux vagues,

ils écoutaient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés, noirs et

ardents. Et de petites gouttes de sueur perlaient à la racine des

cheveux de Thérèse, et des souffles froids donnaient des frissons

imperceptibles à la peau de Laurent.

 

 

 

 

XI

 

 

Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau, Camille forçait Thérèse

à sortir avec lui, à faire un bout de promenade aux Champs-Elysées. La

jeune femme aurait préféré rester dans l'ombre humide de la boutique,

elle se fatiguait, elle s'ennuyait au bras de son mari qui la traînait

sur les trottoirs, en s'arrêtant aux boutiques, avec des étonnements,

des réflexions, des silences d'imbécile. Mais Camille tenait bon; il

aimait à montrer sa femme; lorsqu'il rencontrait un de ses collègues,

un de ses chefs surtout, il était tout fier d'échanger un salut avec

lui, en compagnie de madame. D'ailleurs, il marchait pour marcher,

sans presque parler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche,

traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait d'avoir un

pareil homme au bras.

 

Les jours de promenade, Mme Raquin accompagnait ses enfants jusqu'au

bout du passage. Elle les embrassait comme s'ils fussent partis pour

un voyage. Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières

 

--Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux accidents.... Il y a

tant de voitures dans ce Paris!... Vous me promettez de ne pas aller

dans la foule....

 

Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant longtemps des yeux.

Puis elle rentrait à la boutique. Ses jambes devenaient lourdes et lui

interdisaient toute longue marche.

 

D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient de Paris: ils

allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dans un

des restaurants du bord de l'eau. C'étaient des jours de grande

débauche, dont on parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus

volontiers, presque avec joie, ces courses qui la retenaient en plein

air jusqu'à dix et onze heures du soir. Saint-Ouen, avec ses îles

vertes, lui rappelait Vernon; elle y sentait se réveiller toutes les

amitiés sauvages qu'elle avait eues pour la Seine, étant jeune fille.

Elle s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la rivière,

se sentait vivre sous les ardeurs du soleil que tempéraient les

souffles graves des ombrages. Tandis qu'elle déchirait et souillait sa

robe sur les cailloux et la terre grasse, Camille étalait proprement

son mouchoir et s'accroupissait à côté d'elle avec mille précautions.

Dans les derniers temps, le jeune ménage emmenait presque toujours

Laurent, qui égayait la promenade par ses rires et sa force de paysan.

 

Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent pour Saint-Ouen

vers onze heures, après le déjeuner. La partie était projetée depuis

longtemps, et devait être la dernière de la saison. L'automne venait,

des souffles froids commençaient, le soir, à faire frissonner l'air.

 

Ce matin-là, le ciel gardait encore toute sa sérénité bleue. Il

faisait chaud au soleil, et l'ombre était tiède. On décida qu'il

fallait profiter des derniers rayons.

 

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompagnés des doléances, des

effusions inquiètes de la vieille mercière. Ils traversèrent Paris et

quittèrent le fiacre aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Ouen

en suivant la chaussée. Il était midi. La route, couverte de

poussière, largement éclairée par le soleil, avait des blancheurs

aveuglantes de neige. L'air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras

de Camille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle,

tandis que son mari s'éventait la face avec un immense mouchoir.

Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil mordaient le

cou, sans qu'il parût rien sentir; il sifflait, il poussait du pied

les cailloux, et, par moments, il regardait avec des yeux fauves les

balancements de hanches de sa maîtresse.

 

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent de chercher un

bouquet d'arbres, un tapis d'herbe verte étalé à l'ombre. Ils

passèrent dans une île et s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles

tombées faisaient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous les

pieds avec des frémissements secs. Les troncs se dressaient droits,

innombrables, comme des faisceaux de colonnettes gothiques; les

branches descendaient jusque sur le front des promeneurs, qui avaient

ainsi pour tout horizon la voûte cuivrée des feuillages mourants et

les fûts blancs et noirs des trembles et des chênes. Ils étaient au

désert, dans un trou mélancolique, dans une étroite clairière

silencieuse et fraîche. Tout autour d'eux, ils entendaient la Seine

 

Camille avait choisi une place sèche et s'était assis en relevant les

pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand bruit de jupes froissées,

venait de se jeter sur les feuilles; elle disparaissait à moitié au

milieu des plis de sa robe qui se relevait autour d'elle, en

découvrant une de ses jambes jusqu'au genou. Laurent, couché à plat

ventre, le menton dans la terre, regardait cette jambe et écoutait son

ami qui se fâchait contre le gouvernement, en déclarant qu'on devrait

changer tous les îlots de la Seine en jardins anglais, avec des bancs,

des allées sablées, des arbres taillés, comme aux Tuileries.

 

Ils restèrent près de trois heures dans la clairière, attendant que le

soleil fût moins chaud, pour courir la campagne, avant le dîner.

Camille parla de son bureau, il conta des histoires niaises; puis,

fatigué, il se laissa aller à la renverse et s'endormit; il avait posé

son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, les paupières

closes, feignait de sommeiller.

 

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune femme; il avança les

lèvres et baisa sa bottine et sa cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu'il

baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpres de la terre, les

parfums légers de Thérèse se mêlaient et le pénétraient, en allumant

son sang, en irritant ses nerfs. Depuis un mois il vivait dans une

chasteté pleine de colère. La marche au soleil, sur la chaussée de

Saint-Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il était là, au

fond d'une retraite ignorée, au milieu de la grande volupté de l'ombre

et du silence, et il ne pouvait presser contre sa poitrine cette femme

qui lui appartenait. Le mari allait peut-être s'éveiller, le voir,

déjouer ses calculs de prudence. Toujours, cet homme était un

obstacle. Et l'amant, aplati sur le sol, se cachant derrière les

jupes, frémissant et irrité, collait des baisers silencieux sur la

bottine et sur le bas blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un

mouvement. Laurent crut qu'elle dormait.

 

Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un arbre. Alors il vit la

jeune femme qui regardait en l'air avec de grands yeux ouverts et

luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avait une pâleur

mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes semblaient

un abîme sombre où l'on ne voyait que de la nuit. Elle ne bougea pas,

elle ne tourna pas ses regards vers Laurent, debout derrière elle.

 

Son amant la contempla, presque effrayé de la voir si immobile et si

muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyée dans les

plis des jupons, lui donna une sorte d'effroi plein de désirs

cuisants. Il aurait voulu se pencher et fermer d'un baiser ces grands

yeux ouverts. Mais, presque dans les jupons, dormait aussi Camille. Le

pauvre être, le corps déjeté, montrant sa maigreur, ronflait

légèrement; sous le chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on

apercevait sa bouche ouverte, tordue par le sommeil, faisant une

grimace bête; de petits poils roussâtres, clairsemés sur son menton

grêle, salissaient sa chair blafarde, et, comme il avait la tête

renversée en arrière, on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel

le noeud de la gorge, saillant et d'un rouge brique, remontait à

chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, était exaspérant et ignoble.

 

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d'un mouvement brusque. Il

allait, d'un coup, lui écraser la face.

 

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux. Elle tourna la

tête, comme pour éviter les éclaboussures du sang.

 

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le talon en l'air,

au-dessus du visage de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la

jambe, il s'éloigna de quelques pas. Il s'était dit que ce serait là

un assassinat d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis toute la

police sur les bras. Il voulait se débarrasser de Camille uniquement

pour épouser Thérèse; il entendait vivre au soleil, après le crime,

comme le meurtrier du roulier dont le vieux Michaud avait conté

l'histoire.

 

Il alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la rivière d'un air

stupide. Puis, brusquement, il rentra dans le taillis; il venait enfin

d'arrêter un plan, d'inventer un meurtre commode et sans danger pour

 

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez avec une

paille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterie excellente.

Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisaient rire. Puis il

secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés; lorsque Thérèse se fut

dressée et qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de

feuilles sèches, les trois promeneurs quittèrent la clairière, en

cassant les petites branches devant eux.

 

Ils sortirent de l'île, ils s'en allèrent par les routes, par les

sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies, couraient des

filles en robes claires; une équipe de canotiers passait en chantant;

des filles de couples bourgeois, de vieilles gens, des commis avec

leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque

chemin semblait une rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait

sa tranquillité large; il baissait vers l'horizon et jetait sur les

arbres rougis, sur les routes blanches, d'immenses nappes de clarté

pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une fraîcheur

pénétrante.

 

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse; il causait avec Laurent,

riait des plaisanteries et des tours de force de son ami, qui sautait

les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre

côté de la route, s'avançait, la tête penchée, se courbant parfois

pour arracher une herbe. Quand elle était restée en arrière, elle

s'arrêtait et regardait de loin son amant et son mari.

 

--Hé! tu n'as pas faim? finit par lui crier Camille.

 

--Si, répondit-elle.

 

--Alors, en route!

 

Thérèse n'avait pas faim; seulement elle était lasse et inquiète. Elle

ignorait les projets de Laurent, ses jambes tremblaient sous elle

d'anxiété.

 

Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et cherchèrent un

restaurant. Ils s'attablèrent sur une sorte de terrasse en planches,

dans une gargote puant la graisse et le vin. La maison était pleine de

cris, de chansons, de bruits de vaisselle; dans chaque cabinet, dans

chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient haut, et les

minces cloisons donnaient une sonorité vibrante à tout ce tapage. Les

garçons en montant faisaient trembler l'escalier.

 

En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière chassaient les

odeurs du graillon. Thérèse, appuyée contre la balustrade, regardait

sur le quai. A droite et à gauche, s'étendaient deux files de

guinguettes et de baraques de foire; sous les tonnelles, entre les

feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les

taches noires des paletots, les jupes éclatantes des femmes; les gens

allaient et venaient, nu-tête, courant et riant; et, au bruit criard

de la foule, se mêlaient les chansons lamentables des orgues de

Barbarie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans l'air

 

Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier latin, sur un tapis de

gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine. Le chapeau

tombé sur les épaules, les cheveux dénoués, elles se tenaient par la

main, jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient un filet de

voix fraîche, et leurs visages pâles, que des caresses brutales

avaient martelés, se coloraient tendrement de rougeurs de vierges.

Dans leurs grands yeux impurs, passaient des humidités attendries. Des

étudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regardaient tourner

en leur jetant des plaisanteries grasses.

 

Et, au delà, sur la Seine, sur les coteaux, descendait la sérénité du

soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbres dans une vapeur

 

--Eh bien! cria Laurent en se penchant sur la rampe de l'escalier,

garçon, et ce dîner?

 

Puis, comme se ravisant:

 

--Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous allions faire une promenade

sur l'eau, avant de nous mettre à table?... On aurait le temps de

faire rôtir notre poulet. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à

 

--Comme tu voudras, répondit nonchalamment Camille... Mais Thérèse a

 

--Non, non, je puis attendre, se hâta de dire la jeune femme, que

Laurent regardait avec des yeux fixes.

 

Ils redescendirent tous trois. En passant devant le comptoir, ils

retinrent une table, ils arrêtèrent un menu, disant qu'ils seraient de

retour dans une heure. Comme le cabaretier louait des canots, ils le

prièrent de venir en détacher un. Laurent choisit une mince barque

dont la légèreté effrayait Camille.

 

--Diable! dit-il, il ne va pas falloir remuer là-dedans. On ferait un

fameux plongeon.

 

La vérité était que le commis avait une peur horrible de l'eau. A

Vernon, son état maladif ne lui permettait pas, lorsqu'il était

enfant, d'aller barboter dans la Seine; tandis que ses camarades

d'école couraient se jeter en pleine rivière, il se couchait entre

deux couvertures chaudes. Laurent était devenu un nageur intrépide, un

rameur infatigable; Camille avait gardé cette épouvante que les

enfants et les femmes ont pour les eaux profondes. Il tâta du pied le

bout du canot, comme pour s'assurer de sa solidité.

 

--Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant... Tu trembles

 

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, s'asseoir à l'arrière.

Quand il sentit les planches sous lui, il prit ses aises, il

plaisanta, pour faire acte de courage.

 

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté de son

amant qui tenait l'amarre. Il se baissa, et, rapidement, à voix basse:

 

--Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l'eau... Obéis-moi...

Je réponds de tout.

 

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouée au

sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.

 

--Entre donc dans la barque, murmura encore Laurent.

 

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elle

tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peur d'éclater

en sanglots et de tomber à terre.

 

--Ah! ah! cria Camille... Laurent, regarde donc Thérèse... C'est elle

qui a peur!... Elle entrera, elle n'entrera pas...

 

Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux coudes contre les

bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade. Thérèse lui jeta un

regard étrange; les ricanements de ce pauvre homme furent comme un

coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans

la barque. Elle resta à l'avant. Laurent prit les rames. Le canot

quitta la rive, se dirigeant vers les îles avec lenteur.

 

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les

eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière il y avait

de larges traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine

Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient; les chants, les

cris, arrivaient vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes.

On ne sentait plus l'odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs

traînaient. Il faisait froid.

 

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

 

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux

rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges

bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel

semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus

douloureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les rayons pâlissent

dans l'air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La

campagne, brûlée par les rayons ardents de l'été, sent la mort venir

avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des

souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant

des linceuls dans son ombre.

 

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait

avec l'eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes

branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses rougeâtres

devenaient sombres; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule;

la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus que des taches

brunes et grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard laiteux.

 

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête

au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la rivière.

 

--Fichtre! que c'est froid! s'écria-t-il. Il ne ferait pas bon de

piquer une tête dans ce bouillon-là.

 

Laurent ne répondît pas. Depuis un instant il regardait les deux rives

avec inquiétude; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en

serrant les lèvres. Thérèse, raide, immobile, la tête un peu

renversée, attendait.

 

La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre et étroit,

s'enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l'une des îles,

les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient remonter la

Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

 

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. Le commis

éclata de rire.

 

--Ah! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là...

Voyons, finis; ta vas me faire tomber.

 

Laurent serra plus fort, donna une secousse, Camille se tourna et vit

la ligure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit

pas; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une

main rude qui le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se

défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la

barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

 

--Thérèse! Thérèse! appela-t-il d'une voix étouffée et sifflante.

 

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot

qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les

yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur

le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

 

--Thérèse! Thérèse! appela de nouveau le malheureux qui râlait.

 

A ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se

détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante au

fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

 

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d'une main à la

gorge. Il finit par l'arracher de la barque à l'aide de son autre

bras. Il le tenait en l'air, ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras

vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime,

folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança les dents et les

enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de

souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de

celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

 

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux, ou trois fois

sur l'eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

 

Laurent ne perdit pas une seconde, il releva le collet de son paletot

pour cacher sa blessure. Puis il saisit entre ses bras Thérèse

évanouie, fit chavirer le canot d'un coup de pied, et se laissa tomber

dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau,

appelant au secours d'une voix lamentable.

 

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de

l'île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu'un

malheur venait d'avoir lieu: ils opérèrent le sauvetage de Thérèse

qu'ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se

désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l'eau, il chercha

Camille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint en

pleurant, en se tordant les bras, en s'arrachant les cheveux. Les

canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

 

--C'est ma faute, criait-il, je n'aurais pas dû laisser ce pauvre

garçon danser et remuer comme il le faisait... A un moment, nous nous

sommes trouvés tous les trois du même côté de la barque, et nous avons

chaviré... En tombant, il m'a crié de sauver sa femme...

 

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deux ou

trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins de l'accident.

 

--Nous vous avons bien vus, disaient-ils... Aussi, que diable! une

barque, ce n'est pas aussi solide qu'un parquet... Ah! la pauvre

petite femme, elle va avoir un beau réveil!

 

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot et conduisirent

Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner était prêt. Tout

Saint-Ouen sut l'accident en quelques minutes. Les canotiers le

racontaient comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée

stationnait devant le cabaret.

 

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leur

garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de son

évanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots

déchirants; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre

comédie qui venait de se jouer.

 

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soins des

maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris, pour

apprendre l'affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements

possibles. La vérité était qu'il craignait l'exaltation nerveuse de

Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchir et d'apprendre

son rôle.

 

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.

 

 

 

 

XII

 

 

Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui le ramena à

Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque certain de

l'impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crime accompli,

l'emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se

fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était neuf heures

du soir.

 

Il trouva l'ancien commissaire de police à table, en compagnie

d'Olivier et de Suzanne. Il venait là pour chercher une protection,

dans le cas où il serait soupçonné et pour s'éviter d'aller annoncer

lui-même l'affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui

répugnait étrangement; il s'attendait à un tel désespoir qu'il

craignait de ne pas jouer son rôle avec assez de larmes; puis la

douleur de cette mère lui était pesante, bien qu'il s'en souciât

médiocrement au fond.

 

Lorsque Michel le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, trop étroits

pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récit de

l'accident, d'une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de

 

--Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savais que

faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées... Je n'ai point

osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.

 

Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait fixement, avec des regards

droits qui l'épouvantaient. Le meurtrier s'était jeté, tête baissée,

dans ces gens de police, par un coup d'audace qui devait le sauver.

Mais il ne pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui

l'examinaient; il voyait de la méfiance où il n'y avait que de la

stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près

de s'évanouir. Olivier, que l'idée de la mort effrayait et dont le

coeur restait d'ailleurs parfaitement froid, faisait une grimace de

surprise douloureuse, en scrutant par habitude le visage de Laurent,

sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant au vieux

Michaud, il poussait des exclamations d'effroi, de commisération,

d'étonnement; il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait

les yeux au ciel.

 

--Ah! mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée, ah! mon Dieu,

l'épouvantable chose!... On sort de chez soi, et l'on meurt, comme ça,

tout d'un coup... C'est horrible... Et cette pauvre Mme Raquin, cette

mère, qu'allons-nous lui dire?... Certainement, vous avez bien fait de

venir nous chercher... Nous allons avec vous...

 

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sa canne et

son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent les détails

de la catastrophe, s'exclamant de nouveau à chaque phrase.

 

Ils descendirent tous quatre. A l'entrée du passage du Pont-Neuf,

Michaud arrêta Laurent.

 

--Ne venez pas, lui dit-il; votre présence serait une sorte d'aveu

brutal qu'il faut éviter... La malheureuse mère soupçonnerait un

malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne

devons la lui dire... Attendez-nous ici.

 

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à la pensée

d'entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit en lui, il se

mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en toute

paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il

regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour

voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi une grande

demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus son sang-froid.

 

Il n'avait pas mangé depuis le matin; la faim le prit, il entra chez

un pâtissier et se bourra de gâteaux.

 

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait. Malgré

les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux Michaud, il

vint un instant où Mme Raquin comprit qu'un malheur était arrivé à son

fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de

désespoir, une violence de larmes et de cris qui firent plier son

vieil ami. Et, lorsqu'elle connut la vérité, sa douleur fut tragique.

Elle eut des sanglots sourds, des secousses qui la jetaient en

arrière, une crise folle de terreur et d'angoisse; elle resta là

étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le gonflement

profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne

l'avait prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle

sa face pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et

muets, détournant la tête, émus désagréablement par ce spectacle dont

leur égoïsme souffrait.

 

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troubles de la

Seine, le corps roidi et horriblement gonflé: en même temps, elle le

voyait tout petit dans son berceau, lorsqu'elle chassait la mort

penchée sur lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois, elle

l'aimait pour tout l'amour qu'elle lui témoignait depuis trente ans.

Et voilà qu'il mourait loin d'elle, tout d'un coup, dans l'eau froide

et sale, comme un chien. Elle se rappelait alors les chaudes

couvertures au milieu desquelles elle l'enveloppait. Que de soins,

quelle enfance tiède, que de cajoleries et d'effusions tendres, tout

cela pour le voir un jour se noyer misérablement! A ces pensées, Mme

Raquin sentait sa gorge se serrer; elle espérait qu'elle allait

mourir, étranglée par le désespoir.

 

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès de la

mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendre en

toute hâte à Saint-Ouen.

 

Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques mots. Ils s'étaient

enfoncés chacun dans un coin du fiacre. Et, par instants, le rapide

rayon d'un bec de gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le

sinistre événement, qui les réunissait, mettait autour d'eux une sorte

d'accablement lugubre.

 

Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bord de l'eau, ils

trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Le

traiteur leur dit à demi-voix que la jeune femme avait une forte

fièvre. La vérité était que, Thérèse, se sentant faible et lâche,

craignant d'avouer le meurtre dans une crise, avait pris le parti

d'être malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les

lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir personne, redoutant

de parler. Le drap au menton, la face à moitié dans l'oreiller, elle

se faisait toute petite, elle écoutait avec anxiété ce qu'on disait

autour d'elle. Et, au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient

passer ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et Laurent

luttant sur le bord de la barque, elle apercevait son mari, blafard,

horrible, grandi, qui se dressait tout droit au-dessus d'une eau

limoneuse. Cette vision implacable activait la fièvre de son sang.

 

Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la consoler. Elle fit un

mouvement d'impatience, elle se retourna et se mit de nouveau à

 

--Laissez-la, monsieur, dit le restaurateur, elle frissonne au moindre

bruit... Voyez-vous, elle aurait besoin de repos.

 

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent de police qui

verbalisait sur l'accident. Michaud et son fils descendirent, suivis

de Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d'employé

supérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les

canotiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses moindres

circonstances, décrivant la façon dont les trois promeneurs étaient

tombés, se donnant comme des témoins oculaires. Si Olivier et son père

avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui, devant de

tels témoignages. Mais ils n'avaient pas douté un instant de la

véracité de Laurent; ils le présentèrent au contraire à l'agent de

police comme le meilleur ami de la victime, et ils eurent le soin de

faire mettre dans le procès-verbal que le jeune homme s'était jeté à

l'eau pour sauver Camille Raquin. Le lendemain, les journaux

racontèrent l'accident avec un grand luxe de détails; la malheureuse

mère, la veuve inconsolable, l'ami noble et courageux, rien ne

manquait à ce fait-divers, qui fit le tour de la presse parisienne et

qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles des départements.

 

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit une joie chaude qui

pénétra sa chair d'une vie nouvelle. Depuis l'instant où sa victime

lui avait enfoncé les dents dans le cou, il était comme roidi, il

agissait mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à l'avance.

L'instinct de la conservation seul le poussait, lui disait ses

paroles, lui conseillait ses gestes. A cette heure, devant la

certitude de l'impunité, le sang se remettait à couler dans ses veines

avec des lenteurs douces. La police avait passé à côté de son crime,

et la police n'avait rien vu, elle était dupée, elle venait de

l'acquitter. Il était sauvé. Cette pensée lui fît éprouver tout le

long du corps des moiteurs de jouissance, des chaleurs qui rendirent

la souplesse à ses membres et à son intelligence. Il continua son rôle

d'ami éploré avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, il

avait des satisfactions de brute; il songeait à Thérèse qui était

couchée dans la chambre, en haut.

 

--Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse jeune femme, dit-il à

Michaud. Elle est peut-être menacée d'une maladie grave, il faut la

ramener absolument à Paris... Venez, nous la déciderons à nous suivre.

 

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se lever, de se

laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femme

entendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeux

tout grands et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante.

Péniblement, elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent, la

laissant avec la femme du restaurateur. Quand elle fut habillée, elle

descendit en chancelant et monta dans le fiacre, soutenue par Olivier.

 

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace et une impudence

parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeune femme et lui

prit les doigts. Il était assis en face d'elle, dans une ombre

flottante; il ne voyait pas sa figure, qu'elle tenait baissée sur sa

poitrine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec force et la

garda dans la sienne jusqu'à la rue Mazarine. Il sentait cette main

trembler; mais elle ne se retirait pas, elle avait au contraire des

caresses brusques. Et, l'une dans l'autre, les mains brûlaient; les

paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement pressés, se

meurtrissaient à chaque secousse. Il semblait à Laurent et à Thérèse

que le sang de l'un allait dans la poitrine de l'autre en passant par

leurs poings unis; ces poings devenaient un foyer ardent où leur vie

bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait, le

furieux serrement de mains qu'ils échangeaient était comme un poids

écrasant jeté sur la tête de Camille pour le maintenir sous l'eau.

 

Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils descendirent les

premiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement:

 

--Sois forte, Thérèse, murmura-t-il... Nous avons longtemps à

attendre... Souviens-toi.

 

La jeune femme n'avait pas encore parlé. Elle ouvrit les lèvres pour

la première fois depuis la mort de son mari.

 

--Oh! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, d'une voix légère

comme un souffle.

 

Olivier lui tendait la main, l'invitant à descendre. Laurent alla,

cette fois, jusqu'à la boutique. Mme Raquin était couchée, en proie à

un violent délire. Thérèse se traîna jusqu'à son lit et Suzanne eut à

peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout

s'arrangeait à souhait, Laurent se retira, Il gagna lentement son

taudis de la rue Saint-Victor.

 

Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les rues désertes

et silencieuses. Le jeune homme n'entendait que le bruit régulier de

ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. La fraîcheur le

pénétrait de bien-être; le silence, l'ombre lui donnaient des

sensations rapides de volupté. Il flânait.

 

Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué Camille. C'était

là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allait vivre

tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession de Thérèse. La

pensée du meurtre l'avait parfois étouffé; maintenant que le meurtre

était accompli, il se sentait la poitrine libre et respirait à l'aise.

Il était guéri des souffrances que l'hésitation et la crainte

mettaient en lui.

 

Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdissait ses membres

et ses pensées. Il rentra et s'endormit profondément. Pendant son

sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur son visage.

 

 

 

 

XIII

 

 

Le lendemain, Laurent s'éveilla frais et dispos. Il avait bien dormi.

L'air froid qui entrait par la fenêtre fouettait son sang alourdi. Il

se rappelait à peine les scènes de la veille; sans la cuisson ardente

qui le brûlait au cou, il aurait pu croire qu'il s'était couché à dix

heures, après une soirée calme. La morsure de Camille était comme un

fer rouge posé sur sa peau; lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la

douleur que lui causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il

lui semblait qu'une douzaine d'aiguilles pénétraient peu à peu dans sa

 

Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant

miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou

rouge, large comme une pièce de deux sous; la peau avait été arrachée,

la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires; des filets de

sang avaient coulé jusqu'à l'épaule, en minces traînées qui

s'écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait d'un brun sourd

et puissant; elle se trouvait à droite, au-dessous de l'oreille.

Laurent, le dos courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre

donnait à sa face une grimace atroce.

 

Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se disant que la

blessure serait cicatrisée au bout de quelques jours. Puis il

s'habilla et se rendit à son bureau, tranquillement, comme à

l'ordinaire. Il y conta l'accident d'une voix émue. Lorsque ses

collègues eurent lu le fait-divers qui courait la presse, il devint un

véritable héros. Pendant une semaine, les employés du chemin de fer

d'Orléans n'eurent pas d'autre sujet de conversation: ils étaient tout

fiers qu'un des leurs se fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur

l'imprudence qu'il y a à s'aventurer en pleine Seine, quand il est si

facile de regarder couler l'eau en traversant les ponts.

 

Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès de Camille

n'avait pu être constaté officiellement. Le mari de Thérèse était bien

mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavre pour qu'un

acte formel fût dressé. Le lendemain de l'accident, on avait

inutilement cherché le corps du noyé; on pensait qu'il s'était sans

doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des

ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime.

 

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se

rendant à son bureau. Il s'était juré de faire lui-même ses affaires.

Malgré les répugnances qui lui soulevaient le coeur, malgré les

frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit

jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur

les dalles.

 

Lorsqu'il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée

l'écoeurait, et des souffles froids couraient sur sa peau; l'humidité

des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants

à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs

des cadavres; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait.

Devant lui s'alignaient les rangées de dalles grises. Ça et là, sur

les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes,

blanches et rouges; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans

la rigidité de la mort; d'autres semblaient des tas de viandes

sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques

lamentables, des jupes, et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité

du plâtre. Laurent ne voyait d'abord que l'ensemble blafard des

pierres et des murailles, tâché de roux et de noir par les vêtements

et les cadavres. Un bruit d'eau courante chantait.

 

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l'un à l'autre.

Les noyés seuls l'intéressaient; quand il y avait plusieurs cadavres

gonflés et bleuis par l'eau, il les regardait avidement, cherchant à

reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s'en allaient

par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était

comme bouillie et désossée. Laurent hésitait; il examinait les corps,

il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les

noyés sont gras; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies,

des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en

face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des

grimaces horribles.

 

Un matin, il fut pris d'une véritable épouvante. Il regardait depuis

quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les

chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l'eau

courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait

sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez

s'aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La

tête du noyé éclata de rire.

 

Chaque fois qu'il croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une

brûlure au coeur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa

victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu'il s'imaginait que ce

corps était devant lui. Ses visites à la Morgue l'emplissaient de

cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses

peurs, il se traitait d'enfant, il voulait être fort; mais, malgré

lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l'effroi s'emparaient de son

être, dès qu'il se trouvait dans l'humidité et l'odeur fade de la

 

Quand il n'y avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il

respirait à l'aise; ses répugnances étaient moindres. Il devenait

alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la

mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et

grotesques. Ce spectacle l'amusait, surtout lorsqu'il y avait des

femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues,

tachées de sang, trouées par endroits, l'attiraient et le retenaient.

Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple,

large et forte, qui semblait dormir sur la pierre; son corps frais et

gras blanchissait avec des douceurs de teinte d'une grande

délicatesse; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait

la poitrine d'une façon provocante; on aurait dit une courtisane

vautrée, si elle n'avait eu au cou une raie noire qui lui mettait

comme un collier d'ombre; c'était une fille qui venait de se pendre

par désespoir d'amour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses

regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux.

 

Chaque matin, pendant qu'il était là, il entendait derrière lui le

va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.

 

La Morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se

payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est

ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour

ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les

dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant

entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a

un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent

des émotions à bon marché, s'épouvantent plaisantent, applaudissent ou

sifflent comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que

la Morgue est réussie, ce jour-là.

 

Laurent connut vite le public de l'endroit, public mêlé et disparate

qui s'apitoyait et ricanait en commun. Des ouvriers entraient, en

allant à leur ouvrage, avec un pain et des outils sous le bras; ils

trouvaient la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics

d'atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un mot plaisant

sur la grimace de chaque cadavre; ils appelaient les incendiés des

charbonniers; les pendus les assassinés, les noyés, les cadavres

troués ou broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, qui

tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silence

frissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, des

vieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient par

désoeuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes et des

moues d'hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en grand

nombre; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, le linge blanc,

les jupes propres, qui allaient d'un bout à l'autre du vitrage,

lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, comme devant l'étalage

d'un magasin de nouveautés; il y avait encore des femmes du peuple,

hébétées, prenant des airs lamentables, et des dames bien mises,

traînant nonchalamment leur robe de soie.

 

Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantée à

quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste sur ses

narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand

mantelet de dentelle noire, une voilette lui couvrait le visage, et

ses mains gantées paraissaient toutes petites et toutes fines. Autour

d'elle traînait une senteur douce de violette. Elle regardait un

cadavre. Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d'un

grand gaillard, d'un maçon qui venait de se tuer net en tombant d'un

échafaudage; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts,

une chair blanche et grasse; la mort en avait fait un marbre. La dame

l'examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait,

s'absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa

voilette, regarda encore, puis s'en alla.

 

Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à

quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s'arrêtant que devant

les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et

promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se

poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils

apprenaient le vice à l'école de la mort. C'est à la Morgue que les

jeunes voyous ont leur première maîtresse.

 

Au bout d'une semaine, Laurent était écoeuré. La nuit, il rêvait les

cadavres qu'il avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoût de

chaque jour qu'il s'imposait, finit par le troubler à un tel point

qu'il résolut de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, comme

il entrait à la Morgue, il reçut un coup violent dans la poitrine: en

face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos,

la tête levée, les yeux entr'ouverts.

 

Le meurtrier s'approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant

détacher ses regards de sa victime. Il ne souffrait pas; il éprouvait

seulement un grand froid intérieur et de légers mouvements à fleur de

peau. Il aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant

cinq grandes minutes, perdu dans une contemplation inconsciente,

gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles,

toutes les couleurs sales du tableau qu'il avait sous les yeux.

 

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l'eau. Sa

face paraissait encore ferme et rigide; les traits s'étaient

conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et

boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait;

elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières

levées, montrant le globe blafard des yeux: les lèvres tordues, tirées

vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce; un bout

de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette

tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était

restée plus effrayante de douleur et d'épouvante. Le corps semblait un

tas de chairs dissoutes; il avait souffert horriblement. On sentait

que les bras ne tenaient plus; les clavicules perçaient la peau des

épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes

noires; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de

lambeaux d'un rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes,

plus fermes, s'allongeaient, plaquées de taches immondes. Les pieds

 

Laurent regarda Camille. Il n'avait pas encore vu un noyé si

épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une allure

maigre et pauvre; il se ramassait dans sa pourriture; il faisait un

tout petit tas. On aurait deviné que c'était là un employé à douze

cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de tisanes. Ce

pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la

dalle froide.

 

Quand Laurent put enfin s'arracher à la curiosité poignante qui le

tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement

sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait: « Voilà ce que j'en ai

fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu'une odeur âcre le suivait,

l'odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction.

 

Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu'il venait de

reconnaître Camille sur une dalle de la Morgue. Les formalités furent

remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès. Laurent,

tranquille désormais, se jeta avec volupté dans l'oubli de son crime

et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi le meurtre.

 

 

 

 

XIV

 

 

La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée pendant trois jours.

Lorsqu'elle s'ouvrit de nouveau, elle parut plus sombre et plus

humide. L'étalage, jauni par la poussière, semblait porter le deuil de

la maison; tout traînait à l'abandon dans les vitrines sales. Derrière

les bonnets de linge pendus aux tringles rouillées, le visage de

Thérèse avait une pâleur plus mate, plus terreuse, une immobilité d'un

calme sinistre.

 

Dans le passage, toutes les commères s'apitoyaient. La marchande de

bijoux faux montrait à chacune de ses clientes le profil amaigri de la

jeune veuve comme une curiosité intéressante et lamentable.

 

Pendant trois jours, Mme Raquin et Thérèse étaient restées dans leur

lit sans se parler, sans même se voir. La vieille mercière, assise sur

son séant, appuyée contre des oreillers, regardait vaguement devant

elle avec des yeux d'idiote. La mort de son fils lui avait donné un

grand coup sur la tête, et elle était tombée comme assommée. Elle

demeurait des heures entières tranquille et inerte, absorbée au fond

du néant de son désespoir; puis des crises la prenaient parfois, elle

pleurait, elle criait, elle délirait. Thérèse, dans la chambre

voisine, semblait dormir; elle avait tourné la face contre la muraille

et tiré la couverture sur ses yeux; elle s'allongeait ainsi, raide et

muette, sans qu'un sanglot de son corps soulevât le drap qui la

couvrait. On eût dit qu'elle cachait dans l'ombre de l'alcôve les

pensées qui la tenaient rigide. Suzanne, qui gardait les deux femmes,

allait mollement de l'une à l'autre, traînant les pieds avec douceur,

penchant son visage de cire sur les deux couches, sans parvenir à

faire retourner Thérèse, qui avait de brusques mouvements

d'impatience, ni à consoler Mme Raquin, dont les pleurs coulaient dès

qu'une voix la tirait de son abattement.

 

Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture, s'assit sur le lit,

rapidement, avec une sorte de décision fiévreuse. Elle écarta ses

cheveux, en se prenant les tempes, et resta ainsi un moment, les mains

au front, les yeux fixes, semblant réfléchir encore. Puis elle sauta

sur le tapis. Ses membres étaient frissonnants et rouges de fièvre; de

larges plaques livides marbraient sa peau qui se plissait par endroits

comme vide de chair. Elle était vieillie.

 

Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trouver levée; elle

lui conseilla, d'un ton placide et traînard, de se recoucher, de se

reposer encore. Thérèse ne l'écoutait pas: elle cherchait et mettait

ses vêtements avec des gestes pressés et tremblants. Lorsqu'elle fut

habillée, elle alla se regarder dans une glace, frotta ses yeux, passa

ses mains sur son visage, comme pour effacer quelque chose. Puis, sans

prononcer une parole, elle traversa vivement la salle à manger et

entra chez Mme Raquin.

 

L'ancienne mercière était dans un moment de calme hébété. Quand

Thérèse rentra, elle tourna la tête et suivit du regard la jeune

veuve, qui vint se placer devant elle, muette et oppressée. Les deux

femmes se contemplèrent pendant quelques secondes, la nièce avec une

anxiété qui grandissait, la tante avec des efforts pénibles de

mémoire. Se souvenant enfin, Mme Raquin tendit ses bras tremblants,

et, prenant Thérèse par le cou, s'écria:

 

--Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille!

 

Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau brûlante de la

veuve, qui cachait ses yeux secs dans les plis du drap. Thérèse

demeura ainsi courbée, laissant la vieille mère épuiser ses pleurs.

Depuis le meurtre, elle redoutait cette première entrevue; elle était

restée couchée pour en retarder le moment, pour réfléchir à l'aise au

rôle terrible qu'elle avait à jouer.

 

Quand elle vit Mme Raquin plus calme, elle s'agita autour d'elle, elle

lui conseilla de se lever, de descendre à la boutique. La vieille

mercière était presque tombée en enfance. L'apparition brusque de sa

nièce avait amené en elle une crise favorable qui venait de lui rendre

la mémoire et la conscience des choses et des êtres qui l'entouraient.

Elle remercia Suzanne de ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant

plus, pleine d'une tristesse qui l'étouffait par moments. Elle

regardait marcher Thérèse avec des larmes soudaines; alors, elle

l'appelait auprès d'elle, l'embrassait en sanglotant encore, lui

disait en suffoquant qu'elle n'avait plus qu'elle au monde.

 

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de manger. Thérèse put

voir quel terrible coup avait reçu sa tante. Les jambes de la pauvre

vieille s'étaient alourdies. Il lui fallut une canne pour se traîner

dans la salle à manger, et là il lui sembla que les murs vacillaient

autour d'elle.

 

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu'on ouvrît la boutique. Elle

craignait de devenir folle en restant seule dans sa chambre. Elle

descendit pesamment l'escalier de bois, en posant les deux pieds sur

chaque marche, et vint s'asseoir, derrière le comptoir. A partir de ce

jour, elle y resta clouée dans une douleur sereine.

 

A côté d'elle, Thérèse songeait et attendait. La boutique reprit son

calme noir.

 

 

 

 

XV

 

 

Laurent revint parfois, le soir, tous les deux ou trois jours. Il

restait dans la boutique, causant avec Mme Raquin pendant une

demi-heure. Puis il s'en allait, sans avoir regardé Thérèse en face.

La vieille mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce, comme

un noble coeur qui avait tout fait pour lui rendre son fils. Elle

l'accueillait avec une bonté attendrie.

 

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là lorsque le vieux Michaud et

Grivet entrèrent. Huit heures sonnaient. L'employé et l'ancien

commissaire avaient jugé chacun de leur côté qu'ils pouvaient

reprendre leurs chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils

arrivaient à la même minute, comme poussés par le même ressort.

Derrière eux, Olivier et Suzanne firent leur entrée.

 

On monta dans la salle à manger. Mme Raquin, qui n'attendait personne,

se hâta d'allumer la lampe et de faire du thé. Lorsque tout le monde

se fut assis autour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la

boîte des dominos eut été vidée, la pauvre mère, subitement ramenée

dans le passé, regarda ses invités et éclata en sanglots. Il y avait

une place vide, la place de son fils.

 

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les visages avaient un

air de béatitude égoïste. Ces gens se trouvèrent gênés, n'ayant plus

dans le coeur le moindre souvenir vivant de Camille.

 

--Voyons, chère dame, s'écria le vieux Michaud avec une légère

impatience, il ne faut pas vous désespérer comme cela. Vous vous

rendrez malade.

 

--Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.

 

--Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit sentencieusement

 

--Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites pas de la peine.

 

Et comme Mme Raquin sanglotait plus fort, ne pouvant arrêter ses

larmes:

 

--Allons, allons, reprit Michaud, un peu de courage. Vous comprenez

bien que nous venons ici pour vous distraire. Que diable! ne nous

attristons pas, tâchons d'oublier.... Nous jouons à deux sous la

partie. Hein! qu'en dites-vous?

 

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort suprême. Peut-être

eut-elle conscience de l'égoïsme heureux de ses hôtes. Elle essuya ses

yeux, encore toute secouée.

 

Les dominos tremblaient dans ses pauvres mains, et les larmes restées

sous ses paupières l'empêchaient de voir.

 

On joua.

 

Laurent et Thérèse avaient assisté à cette courte scène d'un air grave

et impassible. Le jeune homme était enchanté de voir revenir les

soirées du jeudi. Il les souhaitait ardemment, sachant qu'il aurait

besoin de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se demander

pourquoi, il se sentait plus à l'aise au milieu de ces quelques

personnes qu'il connaissait, il osait regarder Thérèse en face.

 

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, lui parut avoir une

beauté qu'il ignorait encore. Il fut heureux de rencontrer ses regards

et de les voir s'arrêter sur les siens avec une fixité courageuse.

Thérèse lui appartenait toujours, chair et coeur.

 

 

 

 

XVI

 

 

Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières heures

s'adoucirent; chaque jour amena une tranquillité, un affaissement de

plus; la vie reprit son cours avec une langueur lasse, elle eut cette

stupeur monotone qui suit les grandes crises. Et, dans les

commencements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à l'existence

nouvelle qui les transformait; il se fit en eux un travail sourd qu'il

faudrait analyser avec une délicatesse extrême, si l'on voulait en

marquer toutes les phases.

 

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par le passé.

Mais il n'y mangeait plus, il ne s'y établissait plus pendant des

soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie, et s'en allait

après avoir fermé le magasin. On eût dit qu'il accomplissait un devoir

en venant se mettre au service des deux femmes. S'il négligeait un

jour sa corvée, il s'excusait le lendemain avec des humilités de

valet. Le jeudi, il aidait Mme Raquin à allumer le feu, à faire les

honneurs de la maison. Il avait des prévenances tranquilles qui

charmaient la vieille mercière.

 

Thérèse le regardait paisiblement s'agiter autour d'elle. La pâleur de

son visage s'en était allée; elle paraissait mieux portante, plus

souriante, plus douce.

 

A peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une contraction

nerveuse, creusait deux plis profonds qui donnaient à sa face une

expression étrange de douleur et d'effroi.

 

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier. Jamais

ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ils n'échangèrent

furtivement un baiser.

 

Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses

de leur chair; ils étaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces

désirs fougueux et insatiables qu'ils n'avaient pu assouvir en se

brisant dans les bras l'un de l'autre. Le crime leur semblait une

jouissance aiguë qui les écoeurait et les dégoûtait de leurs

 

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vie libre

d'amour dont le rêve les avait poussés à l'assassinat. Mme Raquin,

impotente, hébétée, n'était pas un obstacle. La maison leur

appartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais

l'amour ne les tentait plus, leurs appétits s'en étaient allés; ils

restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans

frissons, paraissant avoir oublié les étreintes folles qui avaient

meurtri leur chair et fait craquer leurs os. Ils évitaient même de se

rencontrer seul à seule; dans l'intimité, ils ne trouvaient rien à se

dire, ils craignaient tous deux de montrer trop de froideur.

Lorsqu'ils échangeaient une poignée de main, ils éprouvaient une sorte

de malaise en sentant leur peau se toucher.

 

D'ailleurs, ils croyaient s'expliquer chacun ce qui les tenait ainsi

indifférents et effrayés en face l'un de l'autre. Ils mettaient leur

attitude froide sur le compte de la prudence. Leur calme, leur

abstinence, selon eux, étaient oeuvres de haute sagesse. Ils

prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de

leur coeur. D'autre part, ils regardaient la répugnance, le malaise

qu'ils ressentaient comme un reste d'effroi, comme une peur sourde du

châtiment. Parfois, ils se forçaient à l'espérance, ils cherchaient à

reprendre les rêves brûlants d'autrefois, et ils demeuraient tout

étonnés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils se

cramponnaient à l'idée de leur prochain mariage; arrivés à leur but,

n'ayant plus aucune crainte, livrés l'un à l'autre, ils retrouveraient

leur passion, ils goûteraient les délices rêvées. Cet espoir les

calmait, les empêchait de descendre au fond du néant qui s'était

creusé en eux. Ils se persuadaient qu'ils s'aimaient comme par le

passé, ils attendaient l'heure qui devait les rendre parfaitement

heureux en les liant pour toujours.

 

Jamais Thérèse n'avait eu l'esprit si calme. Elle devenait

certainement meilleure. Toutes les volontés implacables de son être se

détendaient.

 

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse; elle ne

sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif de Camille qui

exaspérait sa chair et la jetait dans des désirs inassouvis. Elle se

croyait petite fille, vierge sous les rideaux blancs, paisible au

milieu du silence et de l'ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, lui

plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs, ses senteurs de

cloître. Elle finissait même par aimer la grande muraille noire qui

montait devant sa fenêtre; pendant tout un été, chaque soir, elle

resta des heures entières à regarder les pierres grises de cette

muraille et les nappes étroites de ciel étoilé que découpaient les

cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que lorsqu'un

cauchemar l'éveillait en sursaut; alors, assise sur son séant,

tremblante, les yeux agrandis, se serrant dans sa chemise, elle se

disait qu'elle n'éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un

homme couché à côté d'elle. Elle songeait à son amant comme à un chien

qui l'eût gardée et protégée; sa peau fraîche et calme n'avait pas un

frisson de désir.

 

Le jour, dans la boutique, elle s'intéressait aux choses extérieures,

elle sortait d'elle-même, ne vivant plus sourdement révoltée, repliée

en pensées de haine et de vengeance. La rêverie l'ennuyait; elle avait

le besoin d'agir et de voir. Du matin au soir, elle regardait les gens

qui traversaient le passage; ce bruit, ce va-et-vient l'amusaient.

Elle devenait curieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle

n'avait eu que des actes et des idées d'homme.

 

Dans l'espionnage qu'elle établit, elle remarqua un jeune homme, un

étudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et qui passait

plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avait une beauté

pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustache d'officier,

Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureuse pendant une

semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut des romans, elle

compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais,

bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu'elle

ignorait encore; elle n'avait aimé qu'avec son sang et ses nerfs, elle

se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l'étudiant disparut; il

avait sans doute déménagé. Thérèse l'oublia en quelques heures.

 

Elle s'abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les

héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la

lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une

sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif.

L'équilibre, qui tendait à s'établir en elle, fut rompu. Elle tomba

dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la

secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins

d'effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt

elle cherchait un moyen pour épouser son amant à l'instant même,

tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans,

en lui parlant de chasteté et d'honneur, mirent comme un obstacle

entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui

voulait lutter avec la Seine et qui s'était jetée violemment dans

l'adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur,

elle comprit le visage mou et l'attitude morte de la femme d'Olivier,

elle sut qu'on pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors

elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision

 

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de

fièvre. Il goûta d'abord une tranquillité profonde; il était comme

soulagé d'un poids énorme. Par moments, il s'interrogeait avec

étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait

s'il était bien vrai qu'il eût jeté Camille à l'eau et qu'il eût revu

son cadavre sur une dalle de la Morgue. Le souvenir de son crime le

surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d'un

assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui

montait au front des sueurs glacées, lorsqu'il songeait qu'on aurait

pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou

le froid du couteau. Tant qu'il avait agi, il était allé droit devant

lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se

retournait, et, à voir l'abîme qu'il venait de franchir, des

défaillances d'épouvante le prenaient.

 

--Sûrement, j'étais ivre, pensait-il, cette femme m'avait soûlé de

caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine,

avec une pareille histoire... Enfin, tout s'est bien passé. Si c'était

à refaire, je ne recommencerais pas.

 

Laurent s'affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais.

Il engraissa et s'avachit. Quelqu'un qui aurait étudié ce grand corps,

tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs,

n'aurait jamais songé à l'accuser de violence et de cruauté. Il reprit

ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé

modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir,

il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain

par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas

le plus possible; puis il se renversait, il s'adossait au mur, et

fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait

à rien; la nuit, il dormait d'un sommeil lourd et sans rêves. Le

visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était

 

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait

parfois à elle, comme on pense à une femme qu'on doit épouser plus

tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l'heure de son mariage

avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu'il

aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il

flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du

passage, malgré le vague malaise qu'il éprouvait en y entrant.

 

Un dimanche, s'ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien

ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé

pendant longtemps. L'artiste travaillait à un tableau qu'il comptait

envoyer au Salon et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un

lambeau d'étoffe. Dans le fond de l'atelier, un modèle, une femme

était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche

haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine,

allongeant les bras, s'étirant pour se délasser. Laurent, qui s'était

assis en face d'elle, la regardait, en fumant et en causant avec son

ami. Son sang battit, ses nerfs s'irritèrent dans cette contemplation.

Il resta jusqu'au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d'un

an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s'était mise à

l'aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser

tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure;

elle se nourrissait, s'habillait, s'entretenait avec l'argent qu'elle

gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s'inquiétait

nullement d'où elle venait ni de ce qu'elle avait pu faire. Cette

femme mit un équilibre de plus dans sa vie; il l'accepta comme un

objet utile et nécessaire qui maintenait son corps en paix et en

santé; il ne sut jamais s'il l'aimait, et jamais il ne lui vint à la

pensée qu'il était infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus

heureux. Voilà tout.

 

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s'habillait

de robes claires, et il arriva qu'un soir Laurent la trouva rajeunie

et embellie. Mais il éprouvait toujours un certain malaise devant

elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de

caprices étranges, riant et s'attristant sans raison. L'indécision où

il la voyait l'effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses

troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre

sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de

ses appétits, il craignait de risquer l'équilibre de sa vie en se

liant à une femme nerveuse dont la passion l'avait déjà rendu fou.

D'ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d'instinct les

angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

 

Le premier choc qu'il reçut et qui le secoua dans son affaissement fut

la pensée qu'il fallait enfin songer à son mariage. Il y avait près de

quinze mois que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne pas

se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder le modèle dont

l'amour complaisant et à bon marché lui suffisait. Puis, il se dit

qu'il ne pouvait avoir tué un homme pour rien; en se rappelant le

crime, les efforts terribles qu'il avait faits pour posséder à lui

seul cette femme qui le troublait maintenant, il sentit que le meurtre

deviendrait inutile et atroce, s'il ne se mariait pas avec elle. Jeter

un homme à l'eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et

se décider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son

corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire.

D'ailleurs, n'était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang et

d'horreur? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui, il lui

appartenait. Il avait peur de sa complice; peut-être, s'il ne

l'épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, par vengeance et

jalousie. Ces idées battaient dans sa tête.

 

La fièvre le reprit.

 

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Un dimanche,

cette fille ne rentra pas; elle avait sans doute trouvé un gîte plus

chaud et plus confortable. Laurent fut médiocrement affligé;

seulement, il s'était habitué à avoir, la nuit, une femme à son côté,

et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit jours après ses

nerfs se révoltèrent. Il revint s'établir, pendant des soirées

entières, dans la boutique du passage, regardant de nouveau Thérèse

avec des yeux où luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui

sortait toute frissonnante des longues lectures qu'elle faisait,

s'alanguissait et s'abandonnait sous ses regards.

 

Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l'angoisse et au désir, après

une longue année d'attente écoeurée et indifférente. Un soir, Laurent,

en fermant la boutique, retint un instant Thérèse dans le passage.

 

--Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre? lui demanda-t-il

d'une voix ardente.

 

La jeune femme fit un geste d'effroi.

 

--Non, non, attendons... dit-elle; soyons prudents.

 

--J'attends depuis assez longtemps, je crois, reprit Laurent; je suis

las; je te veux.

 

Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brûlaient les mains et

le visage. Elle sembla hésiter; puis d'un ton brusque:

 

--Marions-nous, je serai à toi.

 

 

 

 

XVII

 

 

Laurent quitta le passage, l'esprit tendu, la chair inquiète.

L'haleine chaude, le consentement de Thérèse venaient de remettre en

lui les âpretés d'autrefois. Il prit les quais et marcha, son chapeau

à la main, pour recevoir au visage tout l'air du ciel.

 

Lorsqu'il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de son hôtel, il eut

peur de monter, d'être seul. Un effroi d'enfant, inexplicable,

imprévu, lui fit craindre de trouver un homme caché dans sa mansarde.

Jamais il n'avait été sujet à de pareilles poltronneries. Il n'essaya

même pas de raisonner le frisson étrange qui le prenait; il entra chez

un marchand de vin et y resta pendant une heure, jusqu'à minuit,

immobile et muet à une table, buvant machinalement de grands verres de

vin. Il songeait à Thérèse, il s'irritait contre la jeune femme qui

n'avait pas voulu le recevoir le soir même dans sa chambre, et il

pensait qu'il n'aurait pas eu peur avec elle.

 

On ferma la boutique, on le mit à la porte, il rentra pour demander

des allumettes. Le bureau de l'hôtel se trouvait au premier étage.

Laurent avait une longue allée à suivre et quelques marches à monter,

avant de pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d'escalier,

d'un noir terrible, l'épouvantaient. D'ordinaire, il traversait

gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n'osait sonner, il se

disait qu'il y avait peut-être, dans un certain renfoncement formé par

l'entrée de la cave, des assassins qui lui sauteraient brusquement à

la gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une allumette

et se décida à s'engager dans l'allée. L'allumette s'éteignit. Il

resta immobile, haletant, n'osant s'enfuir, frottant les allumettes

sur le mur humide avec une anxiété qui faisait trembler sa main. Il

lui semblait entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les

allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en allumer une.

Le soufre se mit à bouillir, à enflammer le bois avec une lenteur qui

redoubla les angoisses de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du

soufre, dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut distinguer

des formes monstrueuses. Puis l'allumette pétilla, la lumière devint

blanche et claire. Laurent, soulagé, s'avança avec précaution, en

ayant soin de ne pas manquer de lumière. Lorsqu'il lui fallut passer

devant la cave, il se serra contre le mur opposé: il y avait là une

masse d'ombre qui l'effrayait. Il gravit ensuite vivement les quelques

marches qui le séparaient du bureau de l'hôtel, et se crut sauvé

lorsqu'il tint sa bougie. Il monta les autres étages plus doucement,

en élevant la bougie, en éclairant tous les coins devant lesquels il

devait passer. Les grandes ombres bizarres qui vont et viennent,

lorsqu'on se trouve dans un escalier avec une lumière, le

remplissaient d'un vague malaise, en se dressant et en s'effaçant

brusquement devant lui.

 

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s'enferma, rapidement. Son

premier soin fut de regarder sous son lit, de faire une visite

minutieuse dans la chambre, pour voir si personne ne s'y trouvait

caché. Il ferma la fenêtre du toit, en pensant que quelqu'un pourrait

bien descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il se

déshabilla, en s'étonnant de sa poltronnerie, 11 finit par sourire,

par se traiter d'enfant. Il n'avait jamais été peureux et ne pouvait

s'expliquer cette crise subite de terreur.

 

Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, il songea de

nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui avaient fait oublier. Les yeux

fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses

pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui

présenter toujours les avantages qu'il aurait à se marier au plus

vite. Par moments, il se retournait, il se disait: « Ne pensons plus,

dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon

bureau. » Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil.

Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses

raisonnements recommençait; il se retrouvait dans une sorte de rêverie

aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités de son

mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à

tour pour et contre la possession de Thérèse.

 

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insomnie tenait sa chair

irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux tout grands, il

laissa son cerveau s'emplir du souvenir de la jeune femme. L'équilibre

était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut

l'idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf. Il se ferait

ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l'escalier et

Thérèse le recevrait. A cette pensée, le sang montait à son cou.

 

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans les rues,

marchant vite le long des maisons, et il se disait: « Je prends ce

boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt arrivé. » Puis

la grille du passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et

déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sans être vu

de la marchande de bijoux faux; puis il s'imaginait être dans l'allée,

dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. Là, il

éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs

délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses souvenirs

devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait

l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait

l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant,

prêtant l'oreille, contentant déjà ses désirs dans cette approche

craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte

s'ouvrait, Thérèse était là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.

 

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux

fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsqu'au bout de sa course dans les

rues, après être entré dans le passage et avoir gravi le petit

escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta

vivement de son lit, en murmurant: « Il faut que j'y aille, elle

m'attend. » Le brusque mouvement qu'il venait de faire chassa

l'hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta

un moment immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre

du bruit sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait

passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas; cette pensée lui

fit courir un grand frisson froid dans le dos. L'épouvante le reprit,

une épouvante bête et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa

chambre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors,

doucement, avec des précautions pleines d'une hâte anxieuse, il

remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se

dérober à une arme, à un couteau qui l'aurait menacé.

 

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il

y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure,

de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en

la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la chair. Il

avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait

toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter

délicatement, du bout de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour

ne pas s'arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux

repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant

de peur.

 

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille, avec une fixité

effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les nuits de

Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son

mari. Le meurtrier n'osait plus ouvrir les yeux; il craignait

d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. A un moment, il

lui sembla que sa couche était étrangement secouée; il s'imagina que

Camille se trouvait caché sous le lit, et que c'était lui qui le

remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux

dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les

secousses devenaient de plus en plus violentes.

 

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en

lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant

d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.

 

--J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensa-t-il.... Je ne

sais ce que j'ai, cette nuit. C'est bête. Je serai éreinté aujourd'hui

à mon bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit,

et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a donné

l'insomnie.... Dormons.

 

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l'oreiller,

un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur.

La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

 

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il

glissa lentement à une somnolence vague. Il était comme simplement

engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il

sentait son corps en sommeillant, son intelligence restait éveillée

dans sa chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il

s'était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand

les forces lui manquèrent et que la volonté lui échappa, les pensées

revinrent doucement, une à une, reprenant possession de son être

défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le

séparait de Thérèse: il descendit, passa devant la cave en courant et

se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà suivies

auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le

passage du Pont-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte.

Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge

nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à la

Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les

bras, avec un rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre

dans la blancheur des dents.

 

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempé d'une

sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en

se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

 

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur; le même accablement

le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveau échappé dans la

langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le

conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut

encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

 

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout

au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb

qui écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez

d'énergie pour chasser le fantôme de sa victime; mais dès qu'il

n'était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à

l'épouvante en le conduisant à la volupté.

 

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession

d'assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants.

Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours

il se heurtait contre le corps de Camille. A plus de dix reprises, il

refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même

itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec

une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé

s'offrir à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir

et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le

réveillait chaque fois, haletant et éperdu, ne décourageait pas son

désir; quelques minutes après, dès qu'il se rendormait, son désir

oubliait le cadavre ignoble qui l'attendait, et courait chercher de

nouveau le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une heure,

Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve

sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le

brisait d'une épouvante plus aiguë.

 

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu'il

se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une

lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans

le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

 

Laurent s'habilla lentement, avec une irritation sourde. Il était

exaspéré de n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être laissé prendre par

une peur qu'il traitait maintenant d'enfantillage. Tout en mettant son

pantalon, il s'étirait, il se frottait les membres, il se passait les

mains sur son visage battu et brouillé par une nuit de fièvre. Et il

répétait:

 

--Je n'aurais pas dû penser à tout ça, j'aurais dormi, je serais frais

et dispos, à cette heure.... Ah! si Thérèse avait bien voulu, hier

soir, si Thérèse avait couché avec moi....

 

Cette idée, que Thérèse l'aurait empêché d'avoir peur, le tranquillisa

un peu. Au fond, il redoutait de passer d'autres nuits semblables à

celle qu'il venait d'endurer.

 

Il se jeta de l'eau à la face, puis se donna un coup de peigne. Ce

bout de toilette rafraîchit sa tête et dissipa ses dernières terreurs.

Il raisonnait librement, il ne sentait plus qu'une grande fatigue dans

tous ses membres.

 

--Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en achevant de se

vêtir, je ne me moque pas mal de Camille.... C'est absurde de croire

que ce pauvre diable est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être

croire cela toutes les nuits.... Décidément il faut que je me marie au

plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses bras, je ne penserai guère

à Camille. Elle m'embrassera sur le cou, et je ne sentirai plus

l'atroce cuisson que j'ai éprouvée.... Voyons donc cette morsure.

 

Il s'approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. La cicatrice

était d'un rosé pâle. Laurent, en distinguant la marque des dents de

sa victime, éprouva une certaine émotion, le sang lui monta à la tête,

et il s'aperçut alors d'un étrange phénomène. La cicatrice fut

empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et sanglante,

elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras et blanc. En même temps,

Laurent ressentit des picotements aigus, comme si l'on eût enfoncé des

aiguilles dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa chemise.

 

--Bah! reprit-il, Thérèse guérira cela.... Quelques baisers

suffiront.... Que je suis bête de songer à ces choses!

 

Il mit son chapeau et descendit. Il avait besoin de prendre l'air,

besoin de marcher. En passant devant la porte de la cave, il sourit;

il s'assura cependant de la solidité du crochet qui fermait cette

porte. Dehors, il marcha à pas lents, dans l'air frais du matin, sur

les trottoirs déserts. Il était environ cinq heures.

 

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter contre le sommeil

accablant qui le saisit dans l'après-midi à son bureau. Sa tête,

lourde et endolorie, se penchait malgré lui, et il la relevait

brusquement, dès qu'il entendait le pas d'un de ses chefs. Cette

lutte, ces secousses achevèrent de briser ses membres, en lui causant

des anxiétés intolérables.

 

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la

trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

 

--Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit Mme Raquin,

lorsqu'il se fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une

insomnie terrible.... A plusieurs reprises, je l'ai entendue crier. Ce

matin, elle était toute malade.

 

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixement Laurent. Sans

doute, ils devinèrent leurs communes terreurs, car un même frisson

nerveux courut sur leurs visages. Ils restèrent en face l'un de

l'autre jusqu'à dix heures, parlant de banalités, se comprenant, se

conjurant tous deux du regard de hâter le moment où ils pourraient

s'unir contre le noyé.

 

 

 

 

XVIII

 

 

Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre de Camille,

pendant cette nuit de fièvre.

 

La proposition brûlante de Laurent, demandant un rendez-vous, après

plus d'une année d'indifférence, l'avait brusquement fouettée. La

chair s'était mise à lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait

songé que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au milieu des

secousses de l'insomnie, elle avait vu se dresser le noyé; elle

s'était, comme Laurent, tordue dans le désir et dans l'épouvante, et,

comme lui, elle s'était dit qu'elle n'aurait plus peur, qu'elle

n'éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait son

amant entre ses bras.

 

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et chez cet homme,

une sorte de détraquement nerveux qui les rendait, pantelants et

terrifiés, à leurs terribles amours. Une parenté de sang et de volupté

s'était établie entre eux. Ils frissonnaient des mêmes frissons; leurs

coeurs, dans une espèce de fraternité poignante, se serraient aux

mêmes angoisses. Ils eurent dès lors un seul corps et une seule âme

pour jouir et pour souffrir. Cette communauté, cette pénétration

mutuelle est un fait de psychologie et de physiologie qui a souvent

lieu chez les êtres que de grandes secousses nerveuses heurtent

violemment l'un à l'autre.

 

Pendant plus d'une année, Thérèse et Laurent portèrent légèrement la

chaîne rivée à leurs membres, qui les unissait; dans l'affaissement

succédant à la crise aiguë du meurtre, dans les dégoûts et les besoins

de calme et d'oubli qui avaient suivi, ces deux forçats purent croire

qu'ils étaient libres, qu'un lien de fer ne les liait plus; la chaîne

détendue traînait à terre; eux, ils se reposaient, ils se trouvaient

frappés d'une sorte de stupeur heureuse, ils cherchaient à aimer

ailleurs, à vivre avec un sage équilibre. Mais le jour où, poussés par

les faits, ils en étaient venus à échanger de nouveau des paroles

ardentes, la chaîne se tendit violemment, ils reçurent une secousse

telle, qu'ils se sentirent à jamais attachés l'un à l'autre.

 

Dès le lendemain, Thérèse se mit à l'oeuvre, travailla sourdement à

amener son mariage avec Laurent.

 

C'était là une tâche difficile, pleine de périls. Les amants

tremblaient de commettre une imprudence, d'éveiller les soupçons, de

montrer trop brusquement l'intérêt qu'ils avaient eu à la mort de

Camille. Comprenant qu'ils ne pouvaient parler de mariage, ils

arrêtèrent un plan fort sage qui consistait à se faire offrir ce

qu'ils n'osaient demander, par Mme Raquin elle-même et par les invités

du jeudi. Il ne s'agissait plus que de donner l'idée de remarier

Thérèse à ces braves gens, surtout de leur faire accroire que cette

idée venait d'eux et leur appartenait en propre.

 

La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse et Laurent avaient

pris chacun le rôle qui leur convenait; ils avançaient avec une

prudence extrême, calculant le moindre geste, la moindre parole. Au

fond, ils étaient dévorés par une impatience qui roidissait et tendait

leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d'une irritation continuelle, il

leur fallait toute leur lâcheté pour s'imposer des airs souriants et

 

S'ils avaient hâte d'en unir, c'est qu'ils ne pouvaient plus rester

séparés et solitaires. Chaque nuit le noyé les visitait, l'insomnie

les couchait sur un lit de charbons ardents et les retournait avec des

pinces de feu. L'état d'énervement dans lequel ils vivaient, activait

encore chaque soir la fièvre de leur sang, en dressant devant eux des

hallucinations atroces. Thérèse, lorsque le crépuscule était venu,

n'osait plus monter dans sa chambre, elle éprouvait des angoisses

vives, quand il lui fallait s'enfermer jusqu'au matin dans cette

grande pièce, qui s'éclairait de lueurs étranges et se peuplait de

fantômes, dès que la lumière était éteinte. Elle finit par laisser sa

bougie allumée, par ne plus vouloir dormir afin de tenir toujours ses

yeux grands ouverts. Et quand la fatigue baissait ses paupières, elle

voyait Camille dans le noir, elle rouvrait les yeux en sursaut. Le

matin, elle se traînait, brisée, n'ayant sommeillé que quelques

heures, au jour. Quant à Laurent, il était devenu décidément poltron

depuis le soir où il avait eu peur en passant devant la porte de la

cave; auparavant, il vivait avec des confiances de brute; maintenant,

au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme un petit garçon.

Un frisson d'effroi avait brusquement secoué ses membres, et ne

l'avait plus quitté. La nuit, il souffrait plus encore que Thérèse; la

peur, dans ce grand corps mou et lâche, amenait des déchirements

profonds. Il voyait tomber le jour avec des appréhensions cruelles. Il

lui arriva, à plusieurs reprises, de ne pas vouloir rentrer, de passer

des nuits entières à marcher au milieu des rues désertes. Une fois, il

resta jusqu'au matin sous un pont, par une pluie battante; là,

accroupi, glacé, n'osant se lever pour remonter sur le quai, il

regarda, pendant près de six heures, couler l'eau sale dans l'ombre

blanchâtre; par moments, des terreurs l'aplatissaient contre la terre

humide: il lui semblait voir, sous l'arche du pont, passer de longues

traînées de noyés qui descendaient au fil du courant. Lorsque la

lassitude le poussait chez lui, il s'y enfermait à double tour, il s'y

débattait jusqu'à l'aube, au milieu d'accès effrayants de fièvre. Le

même cauchemar revenait avec persistance: il croyait tomber des bras

ardents et passionnés de Thérèse entre les bras froids et gluants de

Camille; il rêvait que sa maîtresse l'étouffait dans une étreinte

chaude, et il rêvait ensuite que le noyé le serrait contre sa poitrine

pourrie, dans un embrassement glacial; ces sensations brusques et

alternées de volupté et de dégoût, ces contacts successifs de chair

brûlante d'amour et de chair froide, amollie par la vase, le faisaient

haleter et frissonner, râler d'angoisse.

 

Et, chaque jour, l'épouvante des amants grandissait, chaque jour leurs

cauchemars les écrasaient, les affolaient davantage. Ils ne comptaient

plus que sur leurs baisers pour tuer l'insomnie. Par prudence, ils

n'osaient se donner des rendez-vous, ils attendaient le jour du

mariage comme un jour de salut qui serait suivi d'une nuit heureuse.

 

C'est ainsi qu'ils voulaient leur union de tout le désir qu'ils

éprouvaient de dormir un sommeil calme. Pendant les heures

d'indifférence, ils avaient hésité, oubliant chacun les raisons

égoïstes et passionnées qui s'étaient comme évanouies, après les avoir

tous deux poussés au meurtre. La fièvre les brûlant de nouveau, ils

retrouvaient, au fond de leur passion et de leur égoïsme, ces raisons

premières qui les avaient décidés à tuer Camille, pour goûter ensuite

les joies que, selon eux, leur assurerait un mariage légitime.

D'ailleurs, c'était avec un vague désespoir qu'ils prenaient la

résolution suprême de s'unir ouvertement. Tout au fond d'eux, il y

avait de la crainte. Leurs désirs frissonnaient. Ils étaient penchés,

en quelque sorte, l'un sut l'autre, comme sur un abîme dont l'horreur

les attirait; ils se courbaient mutuellement au-dessus de leur être,

cramponnés, muets, tandis que des vertiges, d'une volupté cuisante,

alanguissaient leurs membres, leur donnaient la folie de la chute.

Mais en face du moment présent, de leur attente anxieuse et de leurs

désirs peureux, ils sentaient l'impérieuse nécessité de s'aveugler, de

rêver un avenir de félicités amoureuses et de jouissances paisibles.

Plus ils tremblaient l'un devant l'autre, plus ils devinaient

l'horreur du gouffre au fond duquel ils allaient se jeter, et plus ils

cherchaient à se faire à eux-mêmes des promesses de bonheur, à étaler

devant eux les faits invincibles qui les amenaient fatalement au

 

Thérèse désirait uniquement se marier par ce qu'elle avait peur et que

son organisme réclamait les caresses violentes de Laurent. Elle était

en proie à une crise nerveuse qui la rendait comme folle. A vrai dire,

elle ne raisonnait guère, elle se jetait dans la passion, l'esprit

détraqué par les romans qu'elle venait de lire, la chair irritée par

les insomnies cruelles qui la tenaient éveillée depuis plusieurs

 

Laurent, d'un tempérament plus épais, tout en cédant à ses terreurs et

à ses désirs, entendait raisonner sa décision. Pour se bien prouver

que sort mariage était nécessaire et qu'il allait enfin être

parfaitement heureux, pour dissiper les craintes vagues qui le

prenaient, il refaisait tous ses calculs d'autrefois. Son père, le

paysan de Jeufosse, s'entêtant à ne pas mourir, il se disait que

l'héritage pouvait se faire longtemps attendre; il craignait même que

cet héritage ne lui échappât et n'allât dans les poches d'un de ses

cousins, grand gaillard qui piochait la terre à la vive satisfaction

du vieux Laurent. Et lui, il serait toujours pauvre, il vivrait sans

femme, dans un grenier, dormant mal, mangeant plus mal encore.

D'ailleurs, il comptait ne pas travailler toute sa vie; il commençait

à s'ennuyer singulièrement à son bureau, la légère besogne qui lui

était confiée devenait accablante pour sa paresse. Le résultat de ses

réflexions était toujours que le suprême bonheur consiste à ne rien

faire. Alors il se rappelait qu'il avait noyé Camille pour épouser

Thérèse et ne plus rien faire ensuite. Certes, le désir de posséder à

lui seul sa maîtresse était entré pour beaucoup dans la pensée de son

crime, mais il avait été conduit au meurtre peut-être plus encore par

l'espérance de se mettre à la place de Camille, de se faire soigner

comme lui, de goûter une béatitude de toutes les heures; si la passion

seule l'eût poussé, il n'aurait pas montré tant de lâcheté, tant de

prudence; la vérité était qu'il avait cherché à assurer, par un

assassinat, le calme et l'oisiveté de sa vie, le contentement durable

de ses appétits. Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, lui

revenaient. Il se répétait, pour s'encourager, qu'il était temps de

tirer le profit attendu de la mort de Camille. Et il étalait devant

lui les avantages, les bonheurs de son existence future: il quitterait

son bureau, il vivrait dans une paresse délicieuse; il mangerait, il

boirait, il dormirait son soûl; il aurait sans cesse sous la main une

femme ardente qui rétablirait l'équilibre de son sang et de ses nerfs;

bientôt il hériterait des quarante et quelques mille francs de Mme

Raquin, car la pauvre vieille se mourait un peu chaque jour; enfin, il

se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout.

 

A chaque heure, depuis que leur mariage était décidé entre Thérèse et

lui, Laurent se disait ces choses, il cherchait encore d'autres

avantages, et il était tout joyeux, lorsqu'il croyait avoir trouvé un

nouvel argument puisé dans son égoïsme, qui l'obligeait à épouser la

veuve du noyé. Mais il avait beau se forcer à l'espérance, il avait

beau rêver un avenir gras de paresse et de volupté, il sentait

toujours de brusques frissons lui glacer la peau, il éprouvait

toujours, par moments, une anxiété qui étouffait la joie dans sa

 

 

 

 

XIX

 

 

Cependant, le travail sourd de Thérèse et de Laurent amenait des

résultats. Thérèse avait pris une attitude morne et désespérée, qui,

au bout de quelques jours, inquiéta Mme Raquin. La vieille mercière

voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors, la jeune femme

joua son rôle de veuve inconsolée avec une habileté exquise; elle

parla d'ennui, d'affaissement, de douleurs nerveuses, vaguement, sans

rien préciser. Lorsque sa tante la pressait de questions, elle

répondait qu'elle se portait bien, qu'elle ignorait ce qui l'accablait

ainsi, qu'elle pleurait sans savoir pourquoi. Et c'étaient des

étouffements continus, des sourires pâles et navrants, des silences

écrasants de vide et de désespérance. Devant cette jeune femme, pliée

sur elle-même, qui semblait mourir lentement d'un mal inconnu, Mme

Raquin finit par s'alarmer sérieusement; elle n'avait plus au monde

que sa nièce, elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette

enfant pour lui fermer les yeux. Un peu d'égoïsme se mêlait à ce

dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frappée dans les

faibles consolations qui l'aidaient encore à vivre, lorsqu'il lui vint

à la pensée qu'elle pouvait perdre Thérèse et mourir seule au fond de

la boutique humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa nièce

du regard, elle étudia avec épouvante les tristesses de la jeune

femme, elle se demanda ce qu'elle pourrait bien faire pour la guérir

de ses désespoirs muets.

 

En de si graves circonstances, elle crut devoir prendre l'avis de son

vieil ami Michaud. Un jeudi soir elle le retint dans sa boutique et

lui dit ses craintes.

 

--Pardieu, lui répondit le vieillard avec la brutalité franche de ses

anciennes fonctions, je m'aperçois depuis longtemps que Thérèse boude,

et je sais bien pourquoi elle a ainsi la figure toute jaune et toute

 

--Vous savez pourquoi? dit la mercière. Parlez vite. Si nous pouvions

la guérir!

 

--Oh! le traitement est facile, reprit Michaud en riant. Votre nièce

s'ennuie, parce qu'elle est seule, le soir, dans sa chambre, depuis

bientôt deux ans. Elle a besoin d'un mari; cela se voit dans ses yeux.

 

La franchise brutale de l'ancien commissaire frappa douloureusement

Mme Raquin. Elle pensait que la blessure qui saignait toujours en

elle, depuis l'affreux accident de Saint-Ouen, était tout aussi vive,

tout aussi cruelle au fond du coeur de la jeune veuve. Son fils mort,

il lui semblait qu'il ne pouvait plus exister de mari pour sa nièce.

Et voilà que Michaud affirmait, avec un gros rire, que Thérèse était

malade par besoin de mari.

 

--Mariez-la au plus tôt, dit-il en s'en allant, si vous ne voulez pas

la voir se dessécher entièrement. Tel est mon avis, chère dame, et il

est bon, croyez-moi.

 

Mme Raquin ne put s'habituer tout de suite à la pensée que son fils

était déjà oublié. Le vieux Michaud n'avait pas même prononcé le nom

de Camille, et il s'était mis à plaisanter en parlant de la prétendue

maladie de Thérèse. La pauvre mère comprit qu'elle gardait seule, au

fond de son être, le souvenir vivant de son cher enfant. Elle pleura,

il lui sembla que Camille venait de mourir une seconde fois. Puis,

quand elle eut bien pleuré, qu'elle fut lasse de regrets, elle songea

malgré elle aux paroles de Michaud; elle s'accoutuma à l'idée

d'acheter un peu de bonheur au prix d'un mariage qui, dans les

délicatesses de sa mémoire, tuait de nouveau son fils. Des lâchetés

lui venaient, lorsqu'elle se trouvait seule en face de Thérèse, morne

et accablée, au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n'était

pas un de ces esprits, roides et secs, qui prennent une joie âpre à

vivre d'un désespoir éternel: il y avait en elle des souplesses, des

dévouements, des effusions, tout un tempérament de bonne dame, grasse

et affable, qui la poussait à vivre dans une tendresse active. Depuis

que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et affaiblie,

l'existence devenait intolérable pour elle, la boutique lui paraissait

un tombeau; elle aurait voulu une affection chaude autour d'elle, de

la vie, des caresses, quelque chose de doux et de gai qui l'aidât à

attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients lui firent

accepter le projet de remarier Thérèse; elle oublia même un peu son

fils; il y eut, dans l'existence morte qu'elle menait, comme un

réveil, comme des volontés et des occupations nouvelles d'esprit. Elle

cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa tête. Ce choix

d'un mari était une grande affaire; la pauvre vieille songeait encore

plus à elle qu'à Thérèse; elle voulait la marier de façon à être

heureuse elle-même, car elle craignait vivement que le nouvel époux de

la jeune femme ne vînt troubler les dernières heures de sa vieillesse.

La pensée qu'elle allait introduire un étranger dans son existence de

chaque jour l'épouvantait; cette pensée seule l'arrêtait, l'empêchait

de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.

 

Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie parfaite que son

éducation lui avait donnée, la comédie de l'ennui et de l'accablement,

Laurent avait pris le rôle d'homme sensible et serviable. Il était aux

petits soins pour les deux femmes, surtout pour Mme Raquin, qu'il

comblait d'attentions délicates. Peu à peu, il se rendit indispensable

dans la boutique; lui seul mettait un peu de gaieté au fond de ce trou

noir. Quand il n'était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait

auteur d'elle, mal à l'aise, comme s'il lui manquait quelque chose,

ayant presque peur de se trouver en tête à tête avec les désespoirs de

Thérèse. D'ailleurs, Laurent ne s'absentait une soirée que pour mieux

asseoir sa puissance; il venait tous les jours à la boutique en

sortant de son bureau, il y restait jusqu'à la fermeture du passage.

Il faisait les commissions, il donnait à Mme Raquin, qui ne marchait

qu'avec peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il

s'asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d'acteur, douce et

pénétrante, qu'il employait pour flatter les oreilles et le coeur de

la bonne vieille. Surtout, il semblait s'inquiéter beaucoup de la

santé de Thérèse, en ami, en homme tendre dont l'âme souffre de la

souffrance d'autrui. A plusieurs reprises, il prit Mme Raquin à part,

il la terrifia en paraissant très effrayé lui-même des changements,

des ravages qu'il disait voir sur le visage de la jeune femme.

 

--Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des larmes dans la voix.

Nous ne pouvons nous dissimuler qu'elle est bien malade. Ah! notre

pauvre bonheur, nos bonnes et tranquilles soirées!

 

Mme Raquin l'écoutait avec angoisse. Laurent poussait même l'audace

jusqu'à parler de Camille.

 

--Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la mort de mon pauvre

ami a été trop terrible pour elle. Elle se meurt depuis deux ans,

depuis le jour funeste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera,

rien ne la guérira. Il faut nous résigner.

 

Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille dame à chaudes

larmes. Le souvenir de son fils la troublait et l'aveuglait. Chaque

fois qu'on prononçait le nom de Camille, elle éclatait en sanglots,

elle s'abandonnait, elle aurait embrassé la personne qui nommait son

pauvre enfant. Laurent avait remarqué l'effet de trouble et

d'attendrissement que ce nom produisait sur elle. Il pouvait la faire

pleurer à volonté, la briser d'une émotion qui lui ôtait la vue nette

des choses, et il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple

et endolorie dans sa main. Chaque soir, malgré les révoltes sourdes de

ses entrailles qui tressaillaient, il mettait la conversation sur les

rares qualités, sur le coeur tendre et l'esprit de Camille; il vantait

sa victime avec une impudence parfaite. Par moments, lorsqu'il

rencontrait les regards de Thérèse fixés étrangement sur les siens, il

frissonnait, il finissait par croire lui-même tout le bien qu'il

disait du noyé; alors il se taisait, pris brusquement d'une atroce

jalousie, craignant que la veuve n'aimât l'homme qu'il avait jeté à

l'eau et qu'il vantait maintenant avec une conviction d'halluciné.

Pendant toute la conversation, Mme Raquin était dans les larmes, ne

voyant rien autour d'elle. Tout en pleurant, elle songeait que Laurent

était un coeur aimant et généreux, lui seul se souvenait de son fils,

lui seul en parlait encore d'une voix tremblante et émue. Elle

essuyait ses larmes, elle regardait le jeune homme avec une tendresse

infinie, elle l'aimait comme son propre enfant.

 

Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà dans la salle à

manger, lorsque Laurent entra et s'approcha de Thérèse, lui demandant

avec une inquiétude. douce des nouvelles de sa santé. Il s'assit un

instant à côté d'elle, jouant, pour les personnes qui étaient là, son

rôle d'ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes gens étaient près

l'un de l'autre, échangeant quelques mots, Michaud, qui les regardait,

se pencha et dit tout bas à la vieille mercière, en lui montrant

Laurent:

 

--Tenez, voilà le mari qu'il faut à votre nièce. Arrangez vite ce

mariage. Nous vous aiderons, s'il est nécessaire.

 

Michaud souriait d'un air de gaillardise, dans sa pensée, Thérèse

devait avoir besoin d'un mari vigoureux. Mme Raquin fut comme frappée

d'un trait de lumière; elle vit d'un coup tous les avantages qu'elle

retirerait personnellement du mariage de Thérèse et de Laurent. Ce

mariage ne ferait que resserrer les liens qui les unissaient déjà,

elle et sa nièce, à l'ami de son fils, à l'excellent coeur qui venait

les distraire, le soir. De cette façon, elle n'introduirait pas un

étranger chez elle, elle ne courrait pas le risque d'être malheureuse;

au contraire, tout en donnant un soutien à Thérèse, elle mettrait une

joie de plus autour de sa vieillesse, elle trouverait un second fils

dans ce garçon qui depuis trois ans lui témoignait une affection

filiale. Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle au

souvenir de Camille en épousant Laurent. Les religions du coeur ont

des délicatesses étranges. Mme Raquin, qui aurait pleuré en voyant un

étranger embrasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune révolte à

la pensée de la livrer aux embrassements de l'ancien camarade de son

fils. Elle pensait, comme on dit, que cela ne sortait pas de la

 

Pendant toute la soirée, tandis que ses invités jouaient aux dominos,

la vieille mercière regarda le couple avec des attendrissements qui

firent deviner au jeune homme et à la jeune femme que leur comédie

avait réussi et que le dénoûment était proche. Michaud, avant de se

retirer, eut une courte conversation à voix basse avec Mme Raquin,

puis il prit avec affectation le bras de Laurent et déclara qu'il

allait l'accompagner un bout de chemin. Laurent, en s'éloignant,

échangea un rapide regard avec Thérèse, un regard plein de

recommandations pressantes.

 

Michaud s'était chargé de tâter le terrain, il trouva le jeune homme

très dévoué pour ces dames, mais très surpris d'un projet de mariage

entre Thérèse et lui. Laurent ajouta, d'une voix émue, qu'il aimait

comme une soeur la veuve de son pauvre ami, et qu'il croirait

commettre un véritable sacrilège en l'épousant. L'ancien commissaire

de police insista; il donna cent bonnes raisons pour obtenir un

consentement, il parla même de dévouement, il alla jusqu'à dire au

jeune homme que son devoir lui dictait de rendre un fils à Mme Raquin

et un époux à Thérèse. Peu à peu, Laurent se laissa vaincre; il

feignit de céder à l'émotion, d'accepter la pensée de mariage comme

une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement et le devoir,

ainsi que le disait le vieux Michaud. Quand celui-ci eut obtenu un oui

formel, il quitta son compagnon, en se frottant les mains; il venait,

croyait-il, de remporter une grande victoire, il s'applaudissait

d'avoir eu le premier l'idée de ce mariage qui rendrait aux soirées du

jeudi toute leur ancienne joie.

 

Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en suivant lentement

les quais, Mme Raquin avait une conversation toute semblable avec

Thérèse. Au moment où sa nièce, pâle et chancelante comme toujours,

allait se retirer, la vieille mercière la retint un instant. Elle la

questionna d'une voix tendre, elle la supplia d'être franche, de lui

avouer les causes de cet ennui qui la pliait. Puis, comme elle

n'obtenait que des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage.

Elle en vint peu à peu à préciser l'offre d'un nouveau mariage, elle

finit par demander nettement à Thérèse si elle n'avait pas le secret

désir de se remarier. Thérèse se récria, dit qu'elle ne songeait pas à

cela, et qu'elle resterait fidèle à Camille. Mme Raquin se mit à

pleurer. Elle plaida contre son coeur, elle fit entendre que le

désespoir ne peut être éternel; enfin, en réponse à un cri de la jeune

femme disant que jamais elle ne remplacerait Camille, elle nomma

brusquement Laurent. Alors, elle s'étendit avec un flot de paroles sur

la convenance, sur les avantages d'une pareille union: elle vida son

âme, répéta tout haut ce qu'elle avait pensé durant la soirée; elle

peignit, avec un naïf égoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs,

entre ses deux chers enfants. Thérèse l'écoutait, la tête basse,

résignée et docile, prête à contenter ses moindres souhaits.

 

--J'aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement, lorsque sa

tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai de l'aimer comme un

époux. Je veux vous rendre heureuse.... J'espérais que vous me

laisseriez pleurer en paix, mais j'essuierai mes larmes, puisqu'il

s'agit de votre bonheur.

 

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayée

d'avoir été la première à oublier son fils. En se mettant au lit, Mme

Raquin sanglota amèrement es s'accusant d'être moins forte que

Thérèse, de vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve

acceptait par simple abnégation.

 

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courte

conversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ils se

communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener

les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se fiancer le soir

même.

 

Le soir à cinq heures, Michaud était déjà dans le magasin, lorsque

Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l'ancien commissaire

de police lui dit à l'oreille:

 

--Elle accepte.

 

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeux

impudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrent pendant

quelques secondes, comme pour se consulter. Ils comprirent tous deux

qu'il fallait accepter la position sans hésiter et en finir d'un coup.

Laurent, se levant, alla prendre la main de Mme Raquin, qui faisait

tous ses efforts pour retenir ses larmes.

 

--Chère mère, lui dit-il en souriant, j'ai causé de votre bonheur avec

M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendre heureuse.

 

La pauvre vieille, en s'entendant appeler « chère mère », laissa

couler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et la mit

dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.

 

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau se toucher. Ils

restèrent les doigts serrés et brûlants, dans une étreinte nerveuse.

Le jeune homme reprit d'une voix hésitante:

 

--Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante une existence

gaie et paisible?

 

--Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâche à

 

Alors Laurent se tourna vers Mme Raquin et ajouta, très pâle:

 

--Lorsque Camille est tombé á l'eau, il m'a crié: « Sauve ma femme, je

te la confie. » Je crois accomplir ses derniers voeux en épousant

Thérèse.

 

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elle avait

reçu comme un coup dans la poitrine. L'impudence de son amant

l'écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que Mme

Raquin, que les sanglots étouffaient, balbutiait:

 

--Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon fils vous

remerciera du fond de sa tombe.

 

Laurent sentit qu'il fléchissait, il s'appuya sur le dossier d'une

chaise. Michaud, qui, lui aussi, était ému aux larmes, le poussa vers

Thérèse, en disant:

 

--Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.

 

Le jeune homme fut pris d'un étrange malaise en posant ses lèvres sur

les joues de la veuve, et celle-ci se recula brusquement, comme brûlée

par les deux baisers de son amant. C'étaient les premières caresses

que cet homme lui faisait devant témoins: tout son sang lui monta à la

face, elle se sentit rouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et

qui n'avait jamais rougi dans les hontes de ses amours.

 

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent.

 

Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but qu'ils

poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le

jeudi suivant, le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa

femme. Michaud, en donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait

les mains et répétait:

 

--C'est moi qui ai pensé a cela, c'est moi qui les ai mariés.... Vous

verrez le joli couple!

 

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvre créature,

toute morte et toute blanche, s'était prise d'amitié pour la jeune

veuve, sombre et roide. Elle l'aimait en enfant, avec une sorte de

terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la nièce, Grivet

hasarda quelques plaisanteries épicées qui eurent un succès médiocre.

En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout

était pour le mieux; à vrai dire, la compagnie se voyait déjà à la

 

L'attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ils se

témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ils avaient

l'air d'accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dans leur

physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, les désirs qui

les secouaient. Mme Raquin les regardait avec de pâles sourires, avec

des bienveillances molles et reconnaissantes.

 

Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dut écrire à son

père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan de Jeufosse,

qui avait presque oublié qu'il eût un fils à Paris, lui répondit, en

quatre lignes, qu'il pouvait se marier et se faire pendre, s'il

voulait; il lui fit comprendre que, résolu à ne jamais lui donner un

sou, il le laissait maître de son corps et l'autorisait à commettre

toutes les folies du monde. Une autorisation ainsi accordée inquiéta

singulièrement Laurent.

 

Mme Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut un élan

de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur la tête de sa

nièce les quarante et quelques mille francs qu'elle possédait, elle se

dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se confiant à leur bon

coeur, voulant tenir d'eux toute sa félicité. Laurent n'apportait rien

à la communauté; il fit même entendre qu'il ne garderait pas toujours

son emploi et qu'il se remettrait peut-être à la peinture. D'ailleurs,

l'avenir de la petite famille était assuré; les rentes des quarante et

quelques mille francs, jointes aux bénéfices du commerce de mercerie,

devaient faire vivre aisément trois personnes. Ils auraient tout juste

assez pour être heureux.

 

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea les formalités

autant qu'il fut possible. On eût dit que chacun avait hâte de pousser

Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.

 

 

 

 

XX

 

 

Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa chambre, s'éveillèrent

avec la même pensée de joie profonde: tous deux se dirent que leur

dernière nuit de terreur était finie. Ils ne coucheraient plus seuls,

ils se défendraient mutuellement contre le noyé.

 

Thérèse regarda autour d'elle et eut un étrange sourire en mesurant

des yeux son grand lit. Elle se leva, puis s'habilla lentement, en

attendant Suzanne qui devait venir l'aider à faire sa toilette de

mariée.

 

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques minutes, faisant

ses adieux à son grenier qu'il trouvait ignoble. Enfin, il allait

quitter ce chenil et avoir une femme à lui. On était en décembre. Il

frissonnait. Il sauta sur le carreau en se disant qu'il aurait chaud

le soir.

 

Mme Raquin, sachant combien il était gêné, lui avait glissé dans la

main, huit jours auparavant, une bourse contenant cinq cents francs,

toutes ses économies. Le jeune homme avait accepté carrément et

s'était fait habiller de neuf. L'argent de la vieille mercière lui

avait en outre permis de donner à Thérèse les cadeaux d'usage.

 

Le pantalon noir, l'habit, ainsi que le gilet blanc, la chemise et la

cravate de fine toile, étaient étalés sur deux chaises. Laurent se

savonna, se parfuma le corps avec un flacon d'eau de Cologne, puis il

procéda minutieusement à sa toilette. Il voulait être beau. Comme il

attachait son faux-col, un faux-col haut et raide, il éprouva une

souffrance vive au cou; le bouton du faux-col lui échappait des

doigts, il s'impatientait, et il lui semblait que l'étoffe amidonnée

lui coupait la chair. Il voulut voir, il leva le menton: alors il

aperçut la morsure de Camille toute rouge; le faux-col avait

légèrement écorché la cicatrice. Laurent serra les lèvres et devint

pâle; la vue de cette tache, qui lui marbrait le cou, l'effraya et

l'irrita, à cette heure. Il froissa le faux-col, en choisit un autre

qu'il mit avec mille précautions. Puis il acheva de s'habiller. Quand

il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout raide; il n'osait

tourner la tête, le cou emprisonné dans des toiles gommées. A chaque

mouvement qu'il faisait, un pli de ces toiles pinçait la plaie que les

dents du noyé avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de

ces sortes de piqûres aiguës qu'il monta en voiture et alla chercher

Thérèse pour la conduire à la mairie et à l'église.

 

Il prit en passant un employé du chemin de fer d'Orléans et le vieux

Michaud, qui devaient lui servir de témoins. Lorsqu'ils arrivèrent à

la boutique, tout le monde était prêt: il y avait là Grivet et

Olivier, témoins de Thérèse, et Suzanne qui regardait la mariée comme

les petites filles regardent les poupées qu'elles viennent d'habiller.

Mme Raquin, bien que ne pouvant plus marcher, voulut accompagner

partout ses enfants. On la hissa dans une voiture et l'on partit.

 

Tout se passa convenablement à la mairie et à l'église. L'attitude

calme et modeste des époux fut remarquée et approuvée. Ils

prononcèrent le oui sacramentel avec une émotion qui attendrit Grivet

lui-même.

 

Ils étaient comme dans an rêve. Tandis qu'ils restaient assis ou

agenouillés côte à côte, tranquillement, des pensées furieuses les

traversaient malgré eux et les déchiraient. Ils évitèrent de se

regarder en face. Quand ils remontèrent en voiture, il leur sembla

qu'ils étaient plus étrangers l'un à l'autre qu'auparavant.

 

Il avait été décidé que le repas se ferait en famille, dans un petit

restaurant, sur les hauteurs de Belleville. Les Michaud et Grivet

étaient seuls invités. En attendant six heures, la noce se promena en

voiture tout le long des boulevards; puis elle se rendit à la gargote

où une table de sept couverts était dressée dans un cabinet peint en

jaune, qui puait la poussière et le vin.

 

Le repas fut d'une gaieté médiocre. Les époux étaient graves, pensifs.

Ils éprouvaient depuis le matin des sensations étranges, dont ils ne

cherchaient pas eux-mêmes à se rendre compte. Ils s'étaient trouvés

étourdis, dès les premières heures, par la rapidité des formalités et

de la cérémonie qui venaient de les lier à jamais. Puis la longue

promenade sur les boulevards les avait comme bercés et endormis; il

leur semblait que cette promenade avait duré des mois entiers;

d'ailleurs, ils s'étaient laissé aller sans impatience dans la

monotonie des rues, regardant les boutiques et les passants avec des

yeux morts, pris d'un engourdissement qui les hébétait et qu'ils

tâchaient de secouer en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient

entrés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à leurs

épaules, une stupeur croissante les envahissait.

 

Placés à table en face l'un de l'autre, ils souriaient d'un air

contraint et retombaient toujours dans une rêverie lourde; ils

mangeaient, ils répondaient, ils remuaient les membres comme des

machines. Au milieu de la lassitude paresseuse de leur esprit, une

même série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Ils étaient

mariés et ils n'avaient pas conscience d'un nouvel état; cela les

étonnait profondément. Ils s'imaginaient qu'un abîme les séparait

encore; par moments, ils se demandaient comment ils pourraient

franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu'un

obstacle matériel se dressait devant eux. Puis, brusquement, ils se

rappelaient qu'ils coucheraient ensemble, le soir, dans quelques

heures; alors ils se regardaient, étonnés, ne comprenant plus pourquoi

cela leur serait permis. Ils ne sentaient pas leur union, ils rêvaient

au contraire qu'on venait de les écarter violemment et de les jeter

loin de l'autre.

 

Les invités, qui ricanaient bêtement autour d'eux, ayant voulu les

entendre se tutoyer, pour dissiper toute gêne, ils balbutièrent, ils

rougirent, ils ne purent jamais se résoudre à se traiter en amants,

devant le monde.

 

Dans l'attente leurs désirs s'étaient usés, tout le passé avait

disparu. Ils perdaient leurs violents appétits de volupté, ils

oubliaient même leur joie du matin, cette joie profonde qui les avait

pris à la pensée qu'ils n'auraient plus peur désormais. Ils étaient

simplement las et ahuris de tout ce qui se passait; les faits de la

journée tournaient dans leur tête, incompréhensibles et monstrueux.

Ils restaient là, muets, souriants, n'attendant rien, n'espérant rien.

Au fond de leur accablement, s'agitait une anxiété vaguement

 

Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprouvait une cuisson

ardente qui lui mordait la chair; son faux-col coupait et pinçait la

morsure de Camille. Pendant que le maire lui lisait le code, pendant

que le prêtre lui parlait de Dieu, à toutes les minutes de cette

longue journée, il avait senti les dents du noyé qui lui entraient

dans la peau. Il s'imaginait par moments qu'un filet de sang lui

coulait sur la poitrine et allait tacher de rouge la blancheur de son

 

Mme Raquin fut intérieurement reconnaissante aux époux de leur

gravite; une joie bruyante aurait blessé la pauvre mère; pour elle,

son fils était là, invisible, remettant Thérèse entre les mains de

Laurent. Grivet n'avait pas les mêmes idées, il trouvait la noce

triste, il cherchait vainement à l'égayer, malgré les regards de

Michaud et d'Olivier qui le clouaient sur sa chaise toutes les fois

qu'il voulait se dresser pour dire quelque sottise. Il réussit

cependant à se lever une fois. Il porta un toast.

 

--Je bois aux enfants de monsieur et de madame, dit-il d'un ton

égrillard.

 

Il fallut trinquer. Thérèse et Laurent étaient devenus extrêmement

pâles, en entendant la phrase de Grivet. Ils n'avaient jamais songé

qu'ils auraient peut-être des enfants. Cette pensée les traversa comme

un frisson glacial. Ils choquèrent leur verre d'un mouvement nerveux,

ils s'examinèrent, surpris, effrayés d'être là, face à face.

 

On se leva de table de bonne heure. Les invités voulurent accompagner

les époux jusqu'à la chambre nuptiale. Il n'était guère plus de neuf

heures et demie lorsque la noce rentra dans la boutique du passage. La

marchande de bijoux faux se trouvait encore au fond de son armoire,

devant la boîte garnie de velours bleu. Elle leva curieusement la

tête, regardant les nouveaux époux avec un sourire. Ceux-ci surprirent

son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette vieille femme

avait-elle eu connaissance de leurs rendez-vous, autrefois, en voyant

Laurent se glisser dans la petite allée.

 

Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec Mme Raquin et Suzanne.

Les hommes restèrent dans la salle à manger, tandis que la mariée

faisait sa toilette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n'éprouvait pas

la moindre impatience; il écoutait complaisamment les grosses

plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet, qui s'en donnaient à cour

joie, maintenant que les dames n'étaient plus là. Lorsque Suzanne et

Mme Raquin sortirent de la chambre nuptiale et que la vieille mercière

dit d'une voix émue au jeune homme que sa femme l'attendait, il

tressaillit, il resta un instant effaré; puis il serra fiévreusement

les mains qu'on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant à

la porte, comme un homme ivre.

 

 

 

 

XXI

 

 

Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui et demeura un

instant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d'un air

inquiet et embarrassé.

 

Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartés

jaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce était ainsi

éclairée d'une lueur vive et vacillante; la lampe, posée sur une

table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquin avait voulu

arranger coquettement la chambre qui se trouvait toute blanche et

toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes et fraîches

amours; elle s'était plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle

et à garnir de gros bouquets de roses les vases de la cheminée. Une

chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient. L'air était recueilli

et apaisé, pris d'une sorte d'engourdissement voluptueux. Au milieu du

silence frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits

bruits secs. On eût dit un désert heureux, un coin ignoré, chaud et

sentant bon, fermé à tous les bruits du dehors, un de ces coins faits

et apprêtés pour les sensualités et les besoins de mystère de la

 

Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de la cheminée. Le

menton dans la main, elle regardait les flammes vives, fixement. Elle

ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtue d'un jupon et d'une

camisole brodée de dentelle, elle était d'une blancheur crue sous

l'ardente clarté du foyer. Sa camisole glissait, et un bout d'épaule

passait, rose, à demi caché par une mèche noire de cheveux.

 

Laurent fit quelques pas sans parler. Il ôta son habit et son gilet.

Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveau Thérèse qui

n'avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout

d'épaule, et il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce

morceau de peau nue. La jeune femme retira son épaule en se retournant

brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard si étrange de répugnance

et d'effroi, qu'il recula, mal à l'aise, comme pris lui-même de

terreur et de dégoût.

 

Laurent s'assit en face de Thérèse, de l'autre côté de la cheminée.

Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinq grandes minutes.

Par instants, des jets de flammes rougeâtres s'échappaient du bois, et

alors des reflets sanglants couraient sur le visage des meurtriers.

 

Il y avait près de deux ans que les amants ne s'étaient trouvés

enfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l'un à

l'autre. Ils n'avaient plus eu de rendez-vous d'amour depuis le jour

où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent l'idée du

meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevré leur chair. A

peine s'étaient-ils permis de loin en loin un serrement de main, un

baiser furtif. Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux désirs

les avaient brûlés, ils s'étaient contenus, attendant le soir des

noces, se promettant des voluptés folles, lorsque l'impunité leur

serait assurée. Et le soir des noces venait enfin d'arriver, et ils

restaient face à face, anxieux, pris d'un malaise subit. Ils n'avaient

qu'à allonger les bras pour se presser dans une étreinte passionnée,

et leurs bras semblaient mous, comme déjà las et rassasiés d'amour.

L'accablement de la journée les écrasait de plus en plus. Ils se

regardaient sans désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester

ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à une

étrange réalité; il suffisait qu'ils eussent réussi à tuer Camille et

à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eût

effleuré l'épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentée

jusqu'à l'écoeurement et l'épouvante.

 

Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cette passion

qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peau était vide de

muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient;

ils avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et mornes en face

l'un de l'autre. Ils auraient voulu avoir la force de s'étreindre et

de se briser, afin de ne point passer à leurs propres yeux pour des

imbéciles. Eh quoi! ils s'appartenaient, ils avaient tué un homme et

joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans un

assouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, aux deux

coins d'une cheminée, roides, épuisés, l'esprit troublé, la chair

morte. Un tel dénoûment finit par leur paraître d'un ridicule horrible

et cruel. Alors, Laurent essaya de parler d'amour, d'évoquer les

souvenirs d'autrefois, faisant appel à son imagination pour

ressusciter ses tendresses.

 

--Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, te souviens-tu

de nos après-midi dans cette chambre?... Je venais par cette porte....

Aujourd'hui, je suis entré par celle-ci.... Nous sommes libres, nous

allons pouvoir nous aimer en paix.

 

Il parlait d'une voix hésitante, mollement. La jeune femme, accroupie

sur la chaise basse, regardait toujours la flamme, songeuse,

n'écoutant pas. Laurent continua:

 

--Te rappelles-tu? J'avais fait un rêve, je voulais passer une nuit

entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le

lendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve.

 

Thérèse fit un mouvement, comme surprise d'entendre une voix qui

balbutiait à ses oreilles; elle se tourna vers Laurent sur le visage

duquel le foyer envoyait en ce moment un large reflet rougeâtre, elle

regarda ce visage sanglant, et frissonna.

 

Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet:

 

--Nous ayons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous les obstacles, et

nous nous appartenons.... L'avenir est à nous, n'est-ce pas? un avenir

de bonheur tranquille, d'amour satisfait.... Camille n'est plus là....

 

Laurent s'arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvant continuer. Au

nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc aux entrailles. Les deux

meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les clartés

jaunes du foyer dansaient toujours au plafond et sur les murs, l'odeur

tiède des roses tramait, les pétillements du bois jetaient de petits

bruits secs dans le silence.

 

Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille évoqué venait de

s'asseoir entre les nouveaux époux en face du feu qui flambait.

Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé

dans l'air chaud qu'ils respiraient; ils se disaient qu'un cadavre

était là, près d'eux, et ils s'examinaient l'un l'autre, sans oser

bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime se déroula au

fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffît pour les emplir du

passé, pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses de

l'assassinat. Ils n'ouvrirent pas les lèvres, ils se regardèrent, et

tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tous deux entamèrent

mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cet échange de regards

terrifiée, ce récit muet qu'ils allaient se faire du meurtre, leur

causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs nerfs qui se

tendaient les menaçaient d'une crise; ils pouvaient crier, se battre

peut-être. Laurent, pour chasser les souvenirs, s'arracha violemment à

l'extase épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse; il fit

quelques pas dans la chambre; il retira ses bottes et mit des

pantoufles, puis il revint s'asseoir au coin de la cheminée, il essaya

de parler de choses indifférentes.

 

Thérèse comprit son désir. Elle s'efforça de répondre à ses questions.

Ils causèrent de la pluie et du beau temps. Ils voulurent se forcer à

une causerie banale. Laurent déclara qu'il faisait chaud dans la

chambre, Thérèse dit que cependant des courants d'air passaient sous

la petite porte de l'escalier. Et ils se retournèrent vers la petite

porte avec un frémissement subit. Le jeune homme se hâta de parler des

roses, du feu, de tout ce qu'il voyait; la jeune femme faisait effort,

trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber la conversation.

Ils s'étaient reculés l'un de l'autre; ils prenaient des airs dégagés;

ils tâchaient d'oublier qui ils étaient et de se traiter comme des

étrangers qu'un hasard quelconque aurait mis face à lace.

 

Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis qu'ils prononçaient

des mots vides, ils devinaient mutuellement les pensées qu'ils

cachaient sous la banalité de leurs paroles. Ils songeaient

invinciblement à Camille. Leurs yeux se continuaient le récit du

passé, ils tenaient toujours du regard une conversation suivie et

muette, sous leur conversation à haute voix qui se traînait au hasard.

Les mots qu'ils jetaient ça et là ne signifiaient rien, ne se liaient

pas entre eux, se démentaient; tout leur être s'employait à l'échange

silencieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent parlait des

roses ou du feu, d'une chose ou d'une autre, Thérèse entendait

parfaitement qu'il lui rappelait la lutte dans la barque, la chute

sourde de Camille; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à

une question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle disait se

souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du crime. Ils causaient

ainsi, à coeur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlant d'autre

chose. N'ayant d'ailleurs pas conscience des paroles qu'ils

prononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase;

ils auraient pu brusquement continuer leurs confidences à voix haute,

sans cesser de se comprendre. Cette sorte de divination, cet

entêtement de leur mémoire à leur présenter sans cesse l'image de

Camille, les affolaient peu à peu; ils voyaient bien qu'ils se

devinaient, et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient

monter d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire

l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils cessèrent

leur causerie.

 

Et dans le silence accablant qui se fit, les deux meurtriers

s'entretinrent encore de leur victime. Il leur sembla que leurs

regards pénétraient mutuellement leur chair et enfonçaient en eux des

phrases nettes et aiguës. Par moments, ils croyaient s'entendre parler

à voix haute; leurs sens se faussaient, la vue devenait une sorte

d'ouïe, étrange et délicate; ils lisaient si nettement leurs pensées

sur leurs visages, que ces pensées prenaient un son étrange, éclatant,

qui secouait tout leur organisme. Ils ne se seraient pas mieux

entendus s'ils s'étaient crié d'une voix déchirante: « Nous avons tué

Camille, et son cadavre est là, étendu entre nous, glaçant nos

membres. » Et les terribles confidences allaient toujours, plus

visibles, plus retentissantes, dans l'air calme et moite de la

 

Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet au jour de leur

première entrevue dans la boutique. Puis les souvenirs étaient venus

un à un, en ordre; ils s'étaient conté les heures de volupté, les

moments d'hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre.

C'est alors qu'ils avaient serré les lèvres, cessant de causer de

ceci, de cela, par crainte de nommer tout à coup Camille sans le

vouloir. Et leurs pensées, ne s'arrêtant pas, les avaient promenés

ensuite dans les angoisses, dans l'attente peureuse qui avait suivi

l'assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre du noyé étalé

sur une dalle de la Morgue. Laurent, dans un regard, dit toute son

épouvante à Thérèse, et Thérèse poussée à bout, obligée par une main

de fer de desserrer les lèvres, continua brusquement la conversation à

voix haute:

 

--Tu l'as vu à la Morgue? demanda-t-elle à Laurent, sans nommer

 

Laurent paraissait s'attendre à cette question. Il la lisait depuis un

moment sur le visage blanc de la jeune femme.

 

--Oui, répondit-il d'une voix étranglée.

 

Les meurtriers eurent un frisson. Ils se rapprochèrent du feu; ils

étendirent leurs mains devant la flamme, comme si un souffle glacé eût

subitement passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un instant le

silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse reprit sourdement:

 

--Paraissait-il avoir beaucoup souffert?

 

Laurent ne put répondre. Il fit un geste d'effroi, comme pour écarter

une vision ignoble. Il se leva, alla vers le lit, et revint avec

violence, les bras ouverts, s'avançant vers Thérèse.

 

--Embrasse-moi, lui dit-il en tendant le cou.

 

Thérèse s'était levée, toute pâle dans sa toilette de nuit; elle se

renversait à demi, le coude posé sur le marbre de la cheminée. Elle

regarda le cou de Laurent. Sur la blancheur de la peau, elle venait

d'apercevoir une tache rose. Le flot de sang qui montait agrandit

cette tache, qui devint d'un rouge ardent.

 

--Embrasse-moi, embrasse-moi, répétait Laurent, le visage et le cou en

 

La jeune femme renversa la tête davantage pour éviter un baiser, et,

appuyant le bout de son doigt sur la morsure de Camille, elle demanda

à son mari:

 

--Qu'as-tu là? je ne te connaissais pas cette blessure.

 

Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui trouait la gorge. Au

contact de ce doigt, il eut un brusque mouvement de recul, en poussant

un léger cri de douleur.

 

--Ça, dit-il en balbutiant, ça?

 

Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré lui.

 

--C'est Camille qui m'a mordu, tu sais, dans la barque. Ce n'est rien,

c'est guéri.... Embrasse-moi, embrasse-moi.

 

Et le misérable tendait son cou qui le brûlait, il désirait que

Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait que le baiser de cette

femme apaiserait les mille piqûres qui lui déchiraient la chair. Le

menton levé, le cou en avant, il s'offrait. Thérèse, presque couchée

sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême dégoût et

s'écria d'une voix suppliante:

 

--Oh! non, pas là. Il y a du sang.

 

Elle retomba sur la chaise basse, frémissante, le front entre les

mains. Laurent resta stupide. Il abaissa le menton, il regarda

vaguement Thérèse. Puis, tout d'un coup, avec une étreinte de bête

fauve, il lui prit la tête dans ses larges mains, et, de force, lui

appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de Camille. Il garda,

il écrasa un instant cette tête de femme contre sa peau. Thérèse

s'était abandonnée, elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait

sur le cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses doigts, elle

s'essuya violemment la bouche, elle cracha dans le foyer. Elle n'avait

pas prononcé une parole.

 

Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher lentement, allant

du lit à la fenêtre. La souffrance seule, l'horrible cuisson lui avait

fait exiger un baiser de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse

s'étaient trouvées froides sur la cicatrice brûlante, il avait

souffert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait de le

briser. Pour rien au monde, il n'aurait voulu en recevoir un second,

tant le choc avait été douloureux. Et il regardait la femme avec

laquelle il devait vivre et qui frissonnait, pliée devant le feu, lui

tournant le dos; il se répétait qu'il n'aimait plus cette femme et que

cette femme ne l'aimait plus. Pendant près d'une heure, Thérèse resta

affaissée. Laurent se promena de long en large, silencieusement. Tous

deux s'avouaient avec terreur que leur passion était morte, qu'ils

avaient tué leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait

doucement; un grand brasier rose luisait sur les cendres. Peu à peu,

la chaleur était devenue étouffante dans la chambre, les fleurs se

fanaient, alanguissant l'air épais de leurs senteurs lourdes.

 

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait

revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein

d'ombre, entre la cheminée et l'armoire à glace. La face de sa victime

était verdâtre et convulsionnée, telle qu'il l'avait aperçue sur une

dalle de la Morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant,

s'appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu'il poussa, Thérèse leva

la tête.

 

--Là, là, disait Laurent d'une voix terrifiée, Le bras tendu, il

montrait le coin d'ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre

de Camille. Thérèse, gagnée par l'épouvante, vint se serrer contre

 

--C'est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure

peinte de son ancien mari eût pu l'entendre.

 

--Son portrait? répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.

 

--Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le

prendre chez elle à partir d'aujourd'hui. Elle aura oublié de le

décrocher.

 

--Bien sûr, c'est son portrait....

 

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il

oubliait qu'il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces

teintes sales qui l'épouvantaient. L'effroi lui faisait voir le

tableau tel qu'il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un

fond noir une face grimaçante de cadavre. Son oeuvre l'étonnait et

l'écrasait par sa laideur atroce, il y avait surtout les deux yeux

blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui

rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la Morgue. Il resta

un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis

il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

 

--Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

 

--Oh! non, j'ai peur, répondit celle-ci avec un frisson.

 

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il

ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui,

 

--Je t'en prie, reprit-il en, suppliant sa compagne, va le décrocher.

 

--Non, non.

 

--Nous le tournerons contre le mur, nous n'aurons plus peur.

 

--Non, je ne puis pas.

 

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile,

se cachant derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle

s'échappa, et il voulut se payer d'audace; il s'approcha du tableau,

levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard si

écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter

de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant:

 

--Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas.... Ta tante le

décrochera demain.

 

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le

portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s'empêcher,

par instants, de jeter un coup d'oeil du côté de la toile; alors, au

fond de l'ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du

noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant,

assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de

rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.

 

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre entièrement la

tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, il entendit une sorte

de grattement. Il pâlit, il s'imagina que ce grattement venait du

portrait, que le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur

l'escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.

 

--Il y a quelqu'un dans l'escalier, murmura-t-il. Qui peut venir par

là?

 

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé, une

sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la

chambre, s'attendant à voir la porte s'ouvrir brusquement en laissant

tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuant plus

sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois

avec ses ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils

n'osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre.

 

Laurent, en s'approchant, reconnut le chat tigré de Mme Raquin, qui

avait été enfermé par mégarde dans la chambre, et qui tentait d'en

sortir en secouant la petite porte avec ses griffes. François eut peur

de Laurent; d'un bond, il sauta sur une chaise; le poil hérissé, les

pattes roidies, il regardait son nouveau maître en face, d'un air dur

et cruel. Le jeune homme n'aimait pas les chats, François l'effrayait

presque. Dans cette heure de fièvre et de crainte, il crut que le chat

allait lui sauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait

tout savoir: il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement

dilatés. Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards

de brute. Comme il allait donner un coup de pied à François:

 

--Ne lui fais pas de mal, s'écria Thérèse.

 

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde lui emplit

la tête.

 

--Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que je tue

cette bête.... Elle a l'air d'une personne.

 

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d'entendre François lui

parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela les

plaisanteries de Thérèse aux temps de leurs voluptés, lorsque le chat

était témoin des baisers qu'ils échangeaient. Il se dit alors que

cette bête en savait de trop et qu'il fallait la jeter par la fenêtre.

Mais il n'eut pas le courage d'accomplir son dessein. François gardait

une attitude de guerre; les griffes allongées, le dos soulevé par une

irritation sourde, il suivait les moindres mouvements de son ennemi

avec une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l'éclat métallique

de ses yeux; il se hâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger,

et le chat s'enfuit en poussant un miaulement aigu.

 

Thérèse s'était assise de nouveau devant le foyer éteint. Laurent

reprit sa marche du lit à la fenêtre.

 

C'est ainsi qu'ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se

coucher; leur chair et leur coeur étaient bien morts. Un seul désir

les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ils étouffaient.

Ils éprouvaient un véritable malaise à être enfermés ensemble, à

respirer le même air; ils auraient voulu qu'il y eût là quelqu'un pour

rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l'embarras cruel où ils

étaient, en restant l'un devant l'autre sans parler, sans pouvoir

ressusciter leur passion. Leurs longs silences les torturaient; ces

silences étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de

reproches muets, qu'ils entendaient distinctement dans l'air

 

Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec lui un froid

pénétrant.

 

Lorsqu'une clarté pâle eut empli la chambre, Laurent qui grelottait se

sentit plus calme. Il regarda en face le portrait de Camille, et le

vit tel qu'il était, banal et puéril; il le décrocha en haussant les

épaules, en se traitant de bête. Thérèse s'était levée et défaisait le

lit pour tromper sa tante, pour faire croire à une nuit heureuse.

 

--Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j'espère que nous dormirons ce

soir?... Ces enfantillages-là ne peuvent durer.

 

Thérèse lui jeta un coup d'oeil grave et profond.

 

--Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas marié pour passer des

nuits blanches. Nous sommes des enfants.... C'est toi qui m'as

troublé, avec tes airs de l'autre monde. Ce soir, tu tâcheras d'être

gaie et de me pas m'effrayer.

 

Il se força à rire, sans savoir pourquoi il riait.

 

--Je tâcherai, reprit sourdement la jeune femme. Telle fut la nuit de

noces de Thérèse et de Laurent.

 

 

 

 

XXII

 

 

Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les meurtriers

avaient voulu être deux, la nuit, pour se défendre contre le noyé, et,

par un étrange effet, depuis qu'ils se trouvaient ensemble, ils

frissonnaient davantage. Ils s'exaspéraient, ils irritaient leurs

nerfs, ils subissaient des crises atroces de souffrance et de terreur,

en échangeant une simple parole, un simple regard. A la moindre

conversation qui s'établissait entre eux, au moindre tête-à-tête

qu'ils avaient, ils voyaient rouge, ils déliraient.

 

La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi d'une façon bizarre

sur la nature épaisse et sanguine de Laurent. Jadis, aux jours de

passion, leur différence de tempérament avait fait de cet homme et de

cette femme un couple puissamment lié, en établissant entre eux une

sorte d'équilibre, en complétant pour ainsi dire leur organisme.

L'amant donnait de son sang, l'amante de ses nerfs, et ils vivaient

l'un dans l'autre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser le

mécanisme de leur être. Mais un détraquement venait de se produire;

les nerfs surexcités de Thérèse avaient dominé. Laurent s'était trouvé

tout d'un coup jeté en plein éréthisme nerveux; sous l'influence

ardente de la jeune femme, son tempérament était devenu peu à peu

celui d'une fille secouée par une névrose aiguë. Il serait curieux

d'étudier les changements qui se produisent parfois dans certains

organismes, à la suite de circonstances déterminées. Ces changements,

qui partent de la chair, ne tardent pas à se communiquer au cerveau, à

tout l'individu.

 

Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lourdeur, le calme

prudent, la vie sanguine d'un fils de paysan. Il dormait, mangeait,

buvait en brute. A toute heure, dans tous les faits de l'existence

journalière, il respirait d'un souffle large et épais, content de lui,

un peu abêti par sa graisse. A peine, au fond de sa chair alourdie,

sentait-il parfois des chatouillements. C'étaient ces chatouillements

que Thérèse avait développés en horribles secousses. Elle avait fait

pousser dans ce grand corps, gras et mou, un système nerveux d'une

sensibilité étonnante. Laurent qui, auparavant, jouissait de la vie

plus par le sang que par les nerfs, eut des sens moins grossiers. Une

existence nerveuse, poignante et nouvelle pour lui, lui fut

brusquement révélée, aux premiers baisers de sa maîtresse. Cette

existence décupla ses voluptés, donna un caractère si aigu à ses

joies, qu'il en fut d'abord comme affolé; il s'abandonna éperdument à

ces crises d'ivresse que jamais son sang ne lui avait procurées. Alors

eut lieu en lui un étrange travail; les nerfs se développèrent,

l'emportèrent sur l'élément sanguin, et ce fait seul modifia sa

nature. Il perdit son calme, sa lourdeur, il ne vécut plus une vie

endormie. Un moment arriva où les nerfs et le sang se tinrent en

équilibre; ce fut là un moment de jouissance profonde d'existence

parfaite. Puis les nerfs dominèrent, et il tomba dans les angoisses

qui secouent les corps et les esprits détraqués.

 

C'est ainsi que Laurent s'était mis à trembler devant un coin d'ombre,

comme un enfant poltron. L'être frissonnant et hagard, le nouvel

individu qui venait de se dégager en lui du paysan épais et abruti

éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes les

circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la fièvre du meurtre,

l'attente épouvantée de la volupté, l'avaient rendu comme fou, en

exaltant ses sens, en frappant à coups brusques et répétés sur ses

nerfs. Enfin l'insomnie était venue fatalement, apportant avec elle

l'hallucination. Dès lors, Laurent avait roulé dans la vie

intolérable, dans l'effroi éternel où il se débattait.

 

Ses remords étaient purement physiques. Son corps, ses nerfs irrités

et sa chair tremblante avaient seuls peur du noyé. Sa conscience

n'entrait pour rien dans ses terreurs, il n'avait pas le moindre

regret d'avoir tué Camille; lorsqu'il était calme, lorsque le spectre

ne se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le meurtre, s'il

avait pensé que son intérêt l'exigeât. Pendant le jour, il se raillait

de ses effrois, il se promettait d'être fort, il gourmandait Thérèse,

qu'il accusait de le troubler; selon lui, c'était Thérèse qui

frissonnait, c'était Thérèse seule qui amenait des scènes

épouvantables, le soir, dans la chambre. Et dès que la nuit tombait,

dès qu'il était enfermé avec sa femme, des sueurs glacées montaient à

sa peau, des effrois d'enfant le secouaient. Il subissait ainsi des

crises périodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les soirs,

qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face verte et ignoble de

sa victime. On eût dit les accès d'une effrayante maladie, d'une sorte

d'hystérie du meurtre. Le nom de maladie, d'affection nerveuse était

réellement le seul qui convînt aux épouvantes de Laurent. Sa face se

convulsionnait, ses membres se raidissaient; on voyait que les nerfs

se nouaient en lui. Le corps souffrait horriblement, l'âme restait

absente. Le misérable n'éprouvait pas un repentir; la passion de

Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et c'était tout.

 

Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des secousses profondes.

Mais, chez elle, la nature première n'avait fait que s'exalter outre

mesure. Depuis l'âge de dix ans, cette femme était troublée par des

désordres nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait dans

l'air tiède et nauséabond de la chambre où râlait le petit Camille. Il

s'amassait en elle des orages, des fluides puissants qui devaient

éclater plus tard en véritables tempêtes. Laurent avait été pour elle

ce qu'elle avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès la

première étreinte d'amour, son tempérament sec et voluptueux s'était

développé avec une énergie sauvage; elle n'avait plus vécu que pour la

passion. S'abandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brûlaient,

elle en était arrivée à une sorte de stupeur maladive. Les faits

l'écrasaient, tout la poussait à la folie. Dans ses effrois, elle se

montrait plus femme que son nouveau mari; elle avait de vagues

remords, des regrets inavoués; il lui prenait des envies de se jeter à

genoux et d'implorer le spectre de Camille, de lui demander grâce en

lui jurant de l'apaiser par son repentir. Peut-être Laurent

s'apercevait-il de ces lâchetés de Thérèse. Lorsqu'une épouvante

commune les agitait, il s'en prenait à elle, il la traitait avec

brutalité.

 

Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils attendirent le

jour, assis devant le feu, se promenant de long en large, comme le

jour des noces. La pensée de s'étendre côte à côte sur le lit leur

causait une sorte de répugnance effrayée. D'un accord tacite, ils

évitèrent de s'embrasser, ils ne regardèrent même pas la couche que

Thérèse défaisait le matin. Quand la fatigue les accablait, ils

s'endormaient pendant une ou deux heures dans des fauteuils, pour

s'éveiller en sursaut, sous le coup du dénoûment sinistre de quelque

cauchemar. Au réveil, les membres raidis et brisés, le visage marbré

de taches livides, tout grelottants de malaise et de froid, ils se

contemplaient avec stupeur, étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis

l'un de l'autre des pudeurs étranges, des hontes de montrer leur

écoeurement et leur terreur.

 

Ils luttaient d'ailleurs contre le sommeil autant qu'ils pouvaient.

Ils s'asseyaient aux deux coins de la cheminée et causaient de mille

riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomber la conversation. Il y

avait un large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils

tournaient la tête, ils s'imaginaient que Camille avait approché un

siège et qu'il occupait cet espace, se chauffant les pieds d'une façon

lugubrement goguenarde. Cette vision qu'ils avaient eue le soir des

noces revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et

railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement défiguré qui se

tenait toujours là, les accablait d'une continuelle anxiété. Ils

n'osaient bouger, ils s'aveuglaient à regarder les flammes ardentes,

et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d'oeil craintif à côté

d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la

vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.

 

Laurent finit par ne plus vouloir s'asseoir, sans avouer à Thérèse la

cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devait voir Camille,

comme elle le voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui

faisait mal, qu'elle serait mieux à quelques pas de la cheminée. Elle

poussa son fauteuil au pied du lit et y resta affaissée, tandis que

son mari reprenait ses promenades dans la chambre. Par moments, il

ouvrait la fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir la

pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.

 

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi les nuits

entières. Ils s'assoupissaient, ils se reposaient un peu dans la

journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent à son

bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et le

fait le plus étrange était encore l'attitude qu'ils gardaient

vis-à-vis l'un de l'autre. Ils ne prononçaient pas un mot d'amour, ils

feignaient d'avoir oublié le passé; ils semblaient s'accepter, se

tolérer, comme des malades éprouvant une pitié secrète pour leurs

souffrances communes. Tous les deux avaient l'espérance de cacher

leurs dégoûts et leurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à

l'étrangeté des nuits qu'ils passaient, et qui devaient les éclairer

mutuellement sur l'état véritable de leur être. Lorsqu'ils restaient

debout jusqu'au matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit,

ils avaient l'air de croire que tous les nouveaux époux se

conduisaient ainsi, les premiers jours de leur mariage. C'était

l'hypocrisie maladroite de deux fous.

 

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu'ils se décidèrent, un

soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se déshabillèrent pas, ils se

jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied, craignant que leur peau ne

vînt à se toucher. Il leur semblait qu'ils recevraient une secousse

douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu'ils eurent sommeillé

ainsi, pendant deux nuits, d'un sommeil inquiet, ils se hasardèrent à

quitter leurs vêtements et à se couler entre les draps. Mais ils

restèrent écartés l'un de l'autre, ils prirent des précautions pour ne

point se heurter. Thérèse montait la première et allait se mettre au

fond, contre le mur. Laurent attendait qu'elle se fût bien étendue;

alors il se risquait à s'étendre lui-même sur le devant du lit, tout

au bord, il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre

de Camille.

 

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et

qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps humide de

leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair.

C'était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le

délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux; ils

touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau

verdâtre et dissous. Ils respiraient l'odeur infecte de ce tas de

pourriture humaine; tous leurs sens s'hallucinaient, donnant une

acuité intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde

compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d'angoisse.

Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras;

mais il n'osait bouger, il se disait qu'il ne pouvait allonger la main

sans saisir une poignée de la chair molle de Camille. Il pensait alors

que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de

s'étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.

 

Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un baiser timide pour

voir ce qui arriverait. Le jeune homme raillait sa femme en lui

ordonnant de l'embrasser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la

mort semblait s'être placée entre leurs bouches. Des nausées lui

venaient, Thérèse avait un frisson d'horreur, et Laurent, qui

entendait ses dents claquer, s'emportait contre elle.

 

--Pourquoi trembles-tu? lui criait-il. Aurais-tu peur de Camille?...

Va, le pauvre homme ne sent plus ses os, à cette heure.

 

Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs frissons.

Quand une hallucination dressait devant l'un d'eux le masque blafard

du noyé, il fermait les yeux, il se renfermait dans sa terreur,

n'osant parler à l'autre de sa vision, par crainte de déterminer une

crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à bout, dans une

rage de désespoir, accusait Thérèse d'avoir peur de Camille, ce nom,

prononcé tout haut, amenait un redoublement d'angoisse. Le meurtrier

délirait.

 

--Oui, oui, balbutiait-il en s'adressant à la jeune femme, tu as peur

de Camille.... Je le vois bien, parbleu!... Tu es une sotte, tu n'as

pas deux sous de courage. Eh! dors tranquillement. Crois-tu que ton

premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché

avec toi....

 

Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leur tirer

les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent. Il continuait, avec

plus de violence, en se déchirant lui-même:

 

--Il faudra que je te mène une nuit au cimetière....

 

Nous ouvrirons la bière de Camille et tu verras quel tas de

pourriture! Alors tu n'auras plus peur, peut-être.... Va, il ne sait

pas que nous l'avons jeté à l'eau.

 

Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes étouffées.

 

--Nous l'avons jeté à l'eau parce qu'il nous gênait, reprenait son

mari.... Nous l'y jetterions encore, n'est-ce pas?... Ne fais donc pas

l'enfant comme ça. Sois forte. C'est bête de troubler notre

bonheur.... Vois-tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne nous

trouverons ni plus ni moins heureux dans la terre, parce que nous

avons lancé un imbécile à la Seine, et nous aurons joui librement de

notre amour, ce qui est un avantage.... Voyons, embrasse-moi.

 

La jeune femme l'embrassait, glacée, folle, et il était tout aussi

frémissant qu'elle.

 

Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda comment il pourrait

bien faire pour tuer de nouveau Camille. Il l'avait jeté à l'eau, et

voilà qu'il n'était pas assez mort, qu'il revenait toutes les nuits se

coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient avoir

achevé l'assassinat et pouvoir se livrer en paix aux douceurs de leurs

tendresses, leur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse

n'était pas veuve, Laurent se trouvait être l'époux d'une femme qui

avait déjà pour mari un noyé.

 

 

 

 

XXIII

 

 

Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il résolut de chasser

Camille de son lit. Il s'était d'abord couché tout habillé, puis il

avait évité de toucher la peau de Thérèse. Par rage, par désespoir, il

voulut enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et l'écraser plutôt que

de la laisser au spectre de sa victime. Ce fut une révolte superbe de

brutalité.

 

En somme, l'espérance que les baisers de Thérèse le guériraient de ses

insomnies l'avait seule amené dans la chambre de la jeune femme.

Lorsqu'il s'était trouvé dans cette chambre, en maître, sa chair,

déchirée par des crises plus atroces, n'avait même plus songé à tenter

la guérison. Et il était resté comme écrasé pendant trois semaines, ne

se rappelant pas qu'il avait tout fait pour posséder Thérèse, et ne

pouvant la toucher sans accroître ses souffrances, maintenant qu'il la

possédait.

 

L'excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutissement. Dans le

premier moment de stupeur, dans l'étrange accablement de la nuit de

noces, il avait pu oublier les raisons qui venaient de le pousser au

mariage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais rêves, une

irritation sourde l'envahit qui triompha de ses lâchetés et lui rendit

la mémoire. Il se souvint qu'il s'était marié pour chasser ses

cauchemars, en serrant sa femme étroitement. Alors il prit brusquement

Thérèse entre ses bras, une nuit, au risque de passer sur le corps du

noyé, et la tira à lui avec violence.

 

La jeune femme était poussée à bout, elle aussi; elle se serait jetée

dans les flammes, si elle eût pensé que la flamme purifiât sa chair et

la délivrât de ses maux. Elle rendit à Laurent son étreinte, décidée à

être brûlée par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un

 

Et ils se serrèrent dans un embrassement horrible. La douleur et

l'épouvante leur tinrent lieu de désirs. Quand leurs membres se

touchèrent, ils crurent qu'ils étaient tombés sur un brasier. Ils

poussèrent un cri et se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser

entre leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient toujours des

lambeaux de Camille, qui s'écrasaient ignoblement entre eux, glaçant

leur peau par endroits, tandis que le reste de leur corps brûlait.

 

Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse chercha des lèvres

la morsure de Camille sur le cou gonflé et raidi de Laurent, et elle y

colla sa bouche avec emportement. Là était la plaie vive; cette

blessure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La jeune femme

comprenait cela, elle tentait de cautériser le mal sous le feu de ses

caresses. Mais elle se brûla les lèvres, et Laurent la repoussa

violemment, en jetant une plainte sourde; il lui semblait qu'on lui

appliquait un fer rouge sur le cou. Thérèse, affolée, revint, voulut

baiser encore la cicatrice; elle éprouvait une volupté âcre à poser sa

bouche sur cette peau où s'étaient enfoncées les dents de Camille. Un

instant elle eut la pensée de mordre son mari à cet endroit,

d'arracher un large morceau de chair, de faire une nouvelle blessure,

plus profonde, qui emporterait, les marques de l'ancienne. Et elle se

disait qu'elle ne pâlirait plus alors en voyant l'empreinte de ses

propres dents. Mais Laurent défendait son cou contre ses baisers; il

éprouvait des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaque fois

qu'elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi, râlant, se

débattant dans l'horreur de leurs caresses.

 

Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient qu'augmenter leurs souffrances.

Ils avaient beau se briser dans des étreintes terribles, ils criaient

de douleur, ils se brûlaient et se meurtrissaient, mais ils ne

pouvaient apaiser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne

donnait que plus d'acuité à leurs dégoûts. Tandis qu'ils échangeaient

ces baisers affreux, ils étaient en proie à d'effrayantes

hallucinations; ils s'imaginaient que le noyé les tirait par les pieds

et imprimait au lit de violentes secousses.

 

Ils se lâchèrent un moment. Ils avaient des répugnances, des révoltes

nerveuses invincibles. Puis ils ne voulurent pas être vaincus; ils se

reprirent dans une nouvelle étreinte et furent encore obligés de se

lâcher, comme si des pointes rougies étaient entrées dans leurs

membres. A plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triompher de leurs

dégoûts, de tout oublier en lassant, en brisant leurs nerfs. Et chaque

fois, leurs nerfs s'irritèrent et se tendirent en leur causant des

exaspérations telles qu'ils seraient peut-être morts d'énervement

s'ils étaient restés dans les bras l'un de l'autre. Ce combat contre

leur propre corps les avait exaltés jusqu'à la rage; ils s'entêtaient,

ils voulaient l'emporter. Enfin une crise plus aiguë les brisa; ils

reçurent un choc d'une violence inouïe et crurent qu'ils allaient

 

Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meurtris, ils se mirent

à sangloter.

 

Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les rires de triomphe

du noyé, qui se glissait de nouveau sous le drap avec des ricanements.

Ils n'avaient pu le chasser du lit; ils étaient vaincus. Camille

s'étendit doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son

impuissance et que Thérèse tremblait qu'il ne prît au cadavre la

fantaisie de profiter de sa victoire pour la serrer à son tour entre

ses bras pourris, en maître légitime. Ils avaient tenté un moyen

suprême; devant leur défaite, ils comprenaient que, désormais, ils

n'oseraient plus échanger le moindre baiser. La crise de l'amour fou

qu'ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs terreurs, venait

de les plonger plus profondément dans l'épouvante. En sentant le froid

du cadavre, qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils

versaient des larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce

qu'ils allaient devenir.

 

 

 

 

XXIV

 

 

Ainsi que l'espérait le vieux Michaud en travaillant au mariage de

Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent leur ancienne

gaieté, dès le lendemain de la noce. Ces soirées avaient couru un

grand péril, lors de la mort de Camille. Les invités ne s'étaient plus

présentés que craintivement dans cette maison en deuil; chaque

semaine, ils tremblaient de recevoir un congé définitif. La pensée que

la porte de la boutique finirait sans doute par se fermer devant eux

épouvantait Michaud et Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec

l'instinct des brutes. Ils se disaient que la vieille mère et la jeune

veuve s'en iraient un beau matin pleurer leur défunt à Vernon ou

ailleurs, et qu'ils se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir,

ne sachant que faire; ils se voyaient dans le passage, errant d'une

façon lamentable, rêvant à des parties de dominos gigantesques. En

attendant ces mauvais jours, ils jouissaient timidement de leurs

derniers bonheurs, ils venaient d'un air inquiet et doucereux à la

boutique en se répétant chaque fois qu'ils n'y reviendraient peut-être

plus. Pendant plus d'un an, ils eurent ces craintes, ils n'osèrent

s'étaler et rire en face des larmes de Mme Raquin et des silences de

Thérèse. Ils ne se sentaient plus chez eux comme au temps de Camille,

ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée qu'ils passaient

autour de la table de la salle à manger. C'est dans ces circonstances

désespérées que l'égoïsme du vieux Michaud le poussa à faire un coup

de maître en mariant la veuve du noyé.

 

Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent une entrée

triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur appartenait de

nouveau, ils ne craignaient plus qu'on les en congédiât. Ils entrèrent

en gens heureux, ils s'étalèrent, ils dirent à la file leurs anciennes

plaisanteries. A leur attitude béate et confiante, on voyait que, pour

eux, une révolution venait de s'accomplir. Le souvenir de Camille

n'était plus la; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été

chassé par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies.

Laurent remplaçait Camille; toute raison de s'attrister disparaissait,

les invités pouvaient rire sans chagriner personne, et même ils

devaient rire pour égayer l'excellente famille qui voulait bien les

recevoir. Dès lors, Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit

mois venaient sous prétexte de consoler Mme Raquin, purent mettre leur

petite hypocrisie de côté et venir franchement pour s'endormir, l'un

en face de l'autre, au bruit sec des dominos.

 

Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunit une fois

autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui exaspéraient

Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte, ils

l'irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions

sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu'un pareil congé serait une

faute; il fallait autant que possible que le présent ressemblât au

passé; il fallait surtout conserver l'amitié de la police, de ces

imbéciles qui les protégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia; les

invités, bien reçus, virent avec béatitude s'étendre une longue suite

de soirées tièdes devant eux.

 

Ce fut vers cette époque que la vie des époux se dédoubla en quelque

 

Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la nuit, Laurent

s'habillait en toute hâte. Il n'était à son aise, il ne reprenait son

calme égoïste que dans la salle à manger, attablé devant un énorme bol

de café au lait, que lui préparait Thérèse. Mme Raquin, impotente,

pouvant à peine descendre à la boutique, le regardait manger avec des

sourires maternels. Il avalait du pain grillé, il s'emplissait

l'estomac, il se rassurait peu à peu. Après le café, il buvait un

petit verre de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait: « A

ce soir », à Mme Raquin et à Thérèse, sans jamais les embrasser, puis

il se rendait à son bureau en flânant. Le printemps venait; les arbres

des quais sa couvraient de feuilles, d'une légère dentelle d'un vert

pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits caressants; en haut,

les rayons des premiers soleils avaient des tiédeurs douces. Laurent

se sentait renaître dans l'air frais: il respirait largement ces

souffles de vie jeune qui descendent des cieux d'avril et de mai; il

cherchait le soleil, s'arrêtait pour regarder les reflets d'argent qui

moiraient la Seine, écoutait les bruits des quais, se laissait

pénétrer par les senteurs acres du matin, jouissait par tous ses sens

de la matinée claire et heureuse. Certes, il ne songeait guère à

Camille; quelquefois il lui arrivait de contempler machinalement la

Morgue, de l'autre côté de l'eau; il pensait alors au noyé en homme

courageux qui penserait à une peur bête qu'il aurait eue. L'estomac

plein, le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, il

arrivait à son bureau et y passait la journée entière à bâiller, à

attendre l'heure de la sortie. Il n'était plus qu'un employé comme les

autres, abruti et ennuyé, ayant la tête vide. La seule idée qu'il eût

alors était l'idée de donner sa démission et de louer un atelier; il

rêvait vaguement une nouvelle existence de paresse, et cela suffisait

pour l'occuper jusqu'au soir. Jamais le souvenir de la boutique du

passage ne venait le troubler. Le soir, après avoir désiré l'heure de

la sortie depuis le matin, il sortait avec regret, il reprenait les

quais, sourdement troublé et inquiet. Il avait beau marcher lentement,

il lui fallait enfin rentrer à la boutique. Là l'épouvante

l'attendait.

 

Thérèse éprouvait les mêmes sensations. Tant que Laurent n'était pas

auprès d'elle, elle se trouvait à l'aise. Elle avait congédié la femme

de ménage, disant que tout traînait, que tout était sale dans la

boutique et dans l'appartement. Des idées d'ordre lui venaient. La

vérité était qu'elle avait besoin de marcher, d'agir, de briser ses

membres roidis. Elle tournait toute la matinée, balayant, époussetant,

nettoyant les chambres, lavant la vaisselle, faisant des besognes, qui

l'auraient écoeurée autrefois. Jusqu'à midi, ces soins de ménage la

tenaient sur les jambes, active et muette, sans lui laisser le temps

de songer à autre chose qu'aux toiles d'araignée qui pendaient du

plafond et qu'à la graisse qui salissait les assiettes. Alors elle se

mettait en cuisine, elle préparait le déjeuner. A table, Mme Raquin se

désolait de la voir toujours se lever pour aller prendre les plats;

elle était émue et fâchée de l'activité que déployait sa nièce; elle

la grondait, et Thérèse répondait qu'il fallait faire des économies.

Après le repas, la jeune femme s'habillait et se décidait enfin à

rejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des somnolences la

prenaient: brisée par les veilles, elle sommeillait, elle cédait à

l'engourdissement voluptueux qui s'emparait d'elle, dès qu'elle était

assise. Ce n'étaient que de légers assoupissements, pleins d'un charme

vague, qui calmaient ses nerfs. La pensée de Camille s'en allait: elle

goûtait ce repos profond des malades que leurs douleurs quittent tout

d'un coup. Elle se sentait la chair assouplie, l'esprit libre, elle

s'enfonçait dans une sorte de néant tiède et réparateur. Sans ces

quelques moments de calme, son organisme aurait éclaté sous la tension

de son système nerveux; elle y puisait les forces nécessaires pour

souffrir encore et s'épouvanter la nuit suivante. D'ailleurs, elle ne

s'endormait point, elle baissait à peine les paupières, perdue au fond

d'un rêve de paix; lorsqu'une cliente entrait, elle ouvrait les yeux,

elle servait les quelques sous de marchandise demandés, puis retombait

dans sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre heures,

parfaitement heureuse, répondant par monosyllabes à sa tante, se

laissant aller avec une véritable jouissance aux évanouissements qui

lui ôtaient la pensée et qui l'affaissaient sur elle-même. Elle jetait

à peine, de loin en loin, un coup d'oeil dans le passage, se trouvant

surtout à l'aise par les temps gris, lorsqu'il faisait noir et qu'elle

cachait sa lassitude au fond de l'ombre. Le passage humide, ignoble,

traversé par un peuple de pauvres diables mouillés, dont les

parapluies s'égouttaient sur les dalles, lui semblait l'allée d'un

mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre où personne ne

viendrait la chercher et la troubler. Par moments, en voyant les

lueurs terreuses qui traînaient autour d'elle, en sentant l'odeur âcre

de l'humidité, elle s'imaginait qu'elle venait d'être enterrée vive;

elle croyait se trouver dans la terre, au fond d'une fosse commune où

grouillaient des morts. Et cette pensée la consolait, l'apaisait: elle

se disait qu'elle était en sûreté maintenant, qu'elle allait mourir,

qu'elle ne souffrirait plus. D'autres fois, il lui fallait tenir les

yeux ouverts; Suzanne lui rendait visite et restait à broder auprès du

comptoir toute l'après-midi. La femme d'Olivier, avec son visage mou,

avec ses gestes lents, plaisait maintenant à Thérèse, qui éprouvait un

étrange soulagement à regarder cette pauvre créature toute dissoute;

elle en avait fait son amie, elle aimait à la voir à son côté,

souriant d'un sourire pâle, vivant à demi, mettant dans la boutique

une fade senteur de cimetière. Quand les yeux bleus de Suzanne, d'une

transparence vitreuse, se fixaient sur les siens, elle éprouvait au

fond de ses os un froid bienfaisant. Thérèse attendait ainsi quatre

heures. A ce moment, elle se remettait en cuisine, elle cherchait de

nouveau la fatigue, elle préparait le dîner de Laurent avec une hâte

fébrile. Et quand son mari paraissait sur le seuil de la porte, sa

gorge se serrait, l'angoisse tordait de nouveau tout son être.

 

Chaque jour, les sensations des époux étaient à peu près les mêmes.

Pendant la journée, lorsqu'ils ne se trouvaient pas face à face, ils

goûtaient des heures délicieuses de repos; le soir, dès qu'ils étaient

réunis, un malaise poignant les envahissait.

 

C'étaient d'ailleurs de calmes soirées. Thérèse et Laurent, qui

frissonnaient à la pensée de rentrer dans leur chambre, faisaient

durer la veillée le plus longtemps possible. Mme Raquin, à

demi-couchée au fond d'un large fauteuil, était placée entre eux et

causait de sa voix placide. Elle parlait de Vernon, pensant toujours à

son fils, mais évitant de le nommer, par une sorte de pudeur; elle

souriait à ses chers enfants, elle faisait pour eux des projets

d'avenir. La lampe jetait sur sa face blanche des lueurs pâles; ses

paroles prenaient une douceur extraordinaire dans l'air mort et

silencieux. Et, à ses côtés, les deux meurtriers, muets, immobiles,

semblaient l'écouter avec recueillement; à la vérité, ils ne

cherchaient pas à suivre le sens des bavardages de la bonne vieille,

ils étaient simplement heureux de ce bruit de paroles douces qui les

empêchait d'entendre l'éclat de leurs pensées. Ils n'osaient se

regarder, ils regardaient Mme Raquin pour avoir une contenance. Jamais

ils ne parlaient de se coucher; ils seraient restés là jusqu'au matin,

dans le radotage caressant de l'ancienne mercière, dans l'apaisement

qu'elle mettait autour d'elle, si elle n'avait pas témoigné elle-même

le désir de gagner son lit. Alors seulement ils quittaient la salle à

manger et rentraient chez eux avec désespoir, comme on se jette au

fond d'un gouffre.

 

A ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de beaucoup les soirées

du jeudi. Quand ils étaient seuls avec Mme Raquin, ils ne pouvaient

s'étourdir: le mince filet de voix de leur tante, sa gaieté attendrie

n'étouffaient pas les cris qui les déchiraient. Ils sentaient venir

l'heure du coucher, ils frémissaient lorsque, par hasard, ils

rencontraient du regard la porte de leur chambre; l'attente de

l'instant où ils seraient seuls devenait de plus en plus cruelle, à

mesure que la soirée avançait. Le jeudi, au contraire, ils se

grisaient de sottise, ils oubliaient mutuellement leur présence, ils

souffraient moins. Thérèse elle-même finit par souhaiter ardemment les

jours de réception. Si Michaud et Grivet n'étaient pas venus, elle

serait allée les chercher. Lorsqu'il y avait des étrangers dans la

salle à manger, entre elle et Laurent, elle se sentait plus calme;

elle aurait voulu qu'il y eût toujours là des invités, du bruit,

quelque chose qui l'étourdit et l'isolât. Devant le monde, elle

montrait une sorte de gaieté nerveuse. Laurent retrouvait, lui aussi,

ses grosses plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses farces

d'ancien rapin. Jamais les réceptions n'avaient été si gaies, ni si

 

C'est ainsi qu'une fois par semaine, Laurent et Thérèse pouvaient

rester face à face sans frissonner.

 

Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait peu à peu Mme

Raquin, et ils prévirent le jour où elle serait clouée dans son

fauteuil, impotente et hébétée. La pauvre vieille commençait à

balbutier des lambeaux de phrases qui se cousaient mal les uns aux

autres; sa voix faiblissait, ses membres se mouraient un à un. Elle

devenait une chose. Thérèse et Laurent voyaient avec effroi s'en aller

cet être qui les séparait encore et dont la voix les tirait de leurs

mauvais rêves. Quand l'intelligence aurait abandonné l'ancienne

mercière et qu'elle resterait muette et roidie au fond de son

fauteuil, ils se trouveraient seuls; le soir, ils ne pourraient plus

échapper à un tête-à-tête redoutable. Alors leur épouvante

commencerait à six heures, au lieu de commencer à minuit; ils en

deviendraient fous.

 

Tous leurs efforts tendirent à conserver à Mme Raquin une santé qui

leur était si précieuse. Ils firent venir des médecins, ils furent aux

petits soins auprès d'elle, ils trouvèrent même dans ce métier de

garde-malade un oubli, un apaisement qui les engagea à redoubler de

zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers qui leur rendait les

soirées supportables; ils ne voulaient pas que la salle à manger, que

la maison tout entière devînt un lieu cruel et sinistre comme leur

chambre. Mme Raquin fut singulièrement touchée des soins empressés

qu'ils lui prodiguaient; elle s'applaudissait, avec des larmes, de les

avoir unis et de leur avoir abandonné ses quarante et quelques mille

francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n'avait compté sur une

pareille affection à ses dernières heures; sa vieillesse était tout

attiédie par la tendresse de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la

paralysie implacable qui, malgré tout, la roidissait davantage chaque

 

Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double existence. Il y

avait en chacun d'eux comme deux êtres bien distincts: un être nerveux

et épouvanté qui frissonnait dès que tombait le crépuscule, et un être

engourdi et oublieux, qui respirait à l'aise dès que se levait le

soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d'angoisse, seul à seule,

et ils souriaient paisiblement lorsqu'il y avait du monde. Jamais leur

visage, en public, ne laissait deviner les souffrances qui venaient de

les déchirer dans l'intimité; ils paraissaient calmes et heureux, ils

cachaient instinctivement leurs maux.

 

Personne n'aurait soupçonné, à les voir si tranquilles pendant le

jour, que les hallucinations les torturaient chaque nuit. On les eût

pris pour un ménage béni du ciel, vivant en pleine félicité. Grivet

les appelait galamment «les tourtereaux ». Lorsque leurs yeux étaient

cernés par des veillées prolongées, il les plaisantait, il demandait à

quand le baptême. Et toute la société riait. Laurent et Thérèse

pâlissaient à peine, parvenaient à sourire; ils s'habituaient aux

plaisanteries risquées du vieil employé. Tant qu'ils se trouvaient

dans la salle à manger, ils étaient maîtres de leurs terreurs.

L'esprit ne pouvait deviner l'effroyable changement qui se produisait

en eux, lorsqu'ils s'enfermaient dans la chambre à coucher. Le jeudi

soir surtout, ce changement était d'une brutalité si violente qu'il

semblait s'accomplir dans un monde surnaturel. Le drame de leurs

nuits, par son étrangeté, par ses emportements sauvages, dépassait

toute croyance et restait profondément caché au fond de leur être

endolori. Ils auraient parlé qu'on les eût crus fous.

 

--Sont-ils heureux, ces amoureux-là! disait souvent le vieux Michaud.

Ils ne causent guère, mais ils n'en pensent pas moins. Je parie qu'ils

se dévorent de caresses, quand nous ne sommes plus là.

 

Telle était l'opinion de toute la société. Il arriva que Thérèse et

Laurent furent donnés comme un ménage modèle. Le passage du Pont-Neuf

entier célébrait l'affection, le bonheur tranquille, la lune de miel

éternelle des deux époux. Eux seuls savaient que le cadavre de Camille

couchait entre eux; eux seuls sentaient, sous la chair calme de leur

visage, les contractions nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement

leurs traits et changeaient l'expression placide de leur physionomie

en un masque ignoble et douloureux.

 

 

 

 

XXV

 

 

Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer les bénéfices qu'il

s'était promis de son mariage. Il aurait abandonné sa femme et se

serait enfui devant le spectre de Camille, trois jours après la noce,

si son intérêt ne l'eût pas cloué dans la boutique du passage. Il

acceptait ses nuits de terreur, il restait au milieu des angoisses qui

l'étouffaient, pour ne pas perdre les profits de son crime. En

quittant Thérèse, il retombait dans la misère, il était forcé de

conserver son emploi; en demeurant auprès d'elle, il pouvait au

contraire contenter ses appétits de paresse, vivre grassement, sans

rien faire, sur les rentes que Mme Raquin avait mises au nom de sa

femme. Il est à croire qu'il se serait sauvé avec les quarante mille

francs, s'il avait pu les réaliser; mais la vieille mercière,

conseillée par Michaud, avait eu la prudence de sauvegarder dans le

contrat les intérêts de sa nièce. Laurent se trouvait ainsi attaché à

Thérèse par un lien puissant. En dédommagement de ses nuits atroces,

il voulut au moins se faire entretenir dans une oisiveté heureuse,

bien nourri, chaudement vêtu, ayant en poche l'argent nécessaire pour

contenter ses caprices. A ce prix seul, il consentait à coucher avec

le cadavre du noyé.

 

Un soir, il annonça à Mme Raquin et à sa femme qu'il avait donné sa

démission et qu'il quittait son bureau à la fin de la quinzaine.

Thérèse eut un geste d'inquiétude. Il se hâta d'ajouter qu'il allait

louer un petit atelier où il se remettrait à faire de la peinture. Il

s'étendit longuement sur les ennuis de son emploi, sur les larges

horizons que l'art lui ouvrait; maintenant qu'il avait quelques sous

et qu'il pouvait tenter le succès, il voulait voir s'il n'était pas

capable de grandes choses. La tirade qu'il déclama à ce propos cachait

simplement une féroce envie de reprendre son ancienne vie d'atelier.

Thérèse, les lèvres pincées, ne répondit pas; elle n'entendait point

que Laurent lui dépensât la petite fortune qui assurait sa liberté.

Lorsque son mari la pressa de questions, pour obtenir son

consentement, elle fit quelques réponses sèches; elle lui donna à

comprendre que, s'il quittait son bureau, il ne gagnerait plus rien et

serait complètement à sa charge. Tandis qu'elle parlait, Laurent la

regardait d'une façon aiguë qui la troubla et arrêta dans sa gorge le

refus qu'elle allait formuler; elle crut lire dans les yeux de son

complice cette pensée menaçante: « Je dis tout, si tu ne consens pas.

» Elle se mit à balbutier. Mme Raquin s'écria alors que le désir de

son cher fils était trop juste, et qu'il fallait lui donner les moyens

de devenir un homme de talent. La bonne dame gâtait Laurent comme elle

avait gâté Camille; elle était tout amollie par les caresses que lui

prodiguait le jeune homme, elle lui appartenait et se rangeait

toujours à son avis.

 

Il fut donc décidé que l'artiste louerait un atelier et qu'il

toucherait cent francs par mois pour les divers frais qu'il aurait à

faire. Le budget de la famille fut ainsi réglé: les bénéfices réalisés

dans le commerce de mercerie payeraient le loyer de la boutique et de

l'appartement, et suffiraient presque aux dépenses journalières du

ménage; Laurent prendrait le loyer de son atelier et ses cent francs

par mois sur les deux mille et quelques cents francs de rente; le

reste de ces rentes serait appliqué aux besoins communs. De cette

façon, on n'entamerait pas le capital. Thérèse se tranquillisa un peu.

Elle fit jurer à son mari de ne jamais dépasser la somme qui lui était

allouée. D'ailleurs, elle se disait que Laurent ne pouvait s'emparer

des quarante mille francs sans avoir sa signature, et elle se

promettait bien de ne signer aucun papier.

 

Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la rue Mazarine, un

petit atelier qu'il convoitait depuis un mois. Il ne voulait pas

quitter son emploi sans avoir un refuge pour passer tranquillement ses

journées, loin de Thérèse. Au bout de la quinzaine, il fit ses adieux

a ses collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Un jeune homme,

disait-il, qui avait devant lui un si bel avenir, un jeune homme qui

en était arrivé, en quatre années, au chiffre d'appointements que lui,

Grivet, avait mis vingt ans à atteindre! Laurent le stupéfia encore

davantage en lui disant qu'il allait se remettre tout entier à la

 

Enfin l'artiste s'installa dans son atelier. Cet atelier était une

sorte de grenier carré, long et large d'environ cinq ou six mètres; le

plafond s'inclinait brusquement, en pente raide, percé d'une large

fenêtre qui laissait tomber une lumière blanche et crue sur le

plancher et sur les murs notaires. Les bruits de la rue ne montaient

pas jusqu'à ces hauteurs. La pièce, silencieuse, blafarde, s'ouvrant

en haut sur le ciel, ressemblait à un trou, à un caveau creusé dans

une argile grise. Laurent meubla ce caveau tant bien que mal; il y

apporta deux chaises dépaillées, une table qu'il appuya contre un mur

pour qu'elle ne se laissât pas glisser à terre, un vieux buffet de

cuisine, sa boîte à couleurs et son ancien chevalet; tout le luxe du

lieu consista en un vaste divan qu'il acheta trente francs chez un

 

Il resta quinze jours sans songer seulement à toucher à ses pinceaux.

Il arrivait entre huit et neuf heures, fumait, se couchait sur le

divan, attendait midi, heureux d'être au matin et d'avoir encore

devant lui de longues heures de jour. A midi, il allait déjeuner, puis

il se hâtait de revenir, pour être seul, pour ne plus voir le visage

pâle de Thérèse. Alors il digérait, il dormait, il se vautrait

jusqu'au soir. Son atelier était un lieu de paix où il ne tremblait

pas. Un jour sa femme lui demanda à visiter son cher refuge. Il

refusa, et comme, malgré son refus, elle vint frapper à sa porte, il

n'ouvrit pas; il lui dit le soir qu'il avait passé la journée au musée

du Louvre.

 

Il craignait que Thérèse n'introduisît avec elle le spectre de

 

L'oisiveté finit par lui peser. Il acheta une toile et des couleurs,

il se mit à l'oeuvre. N'ayant pas assez d'argent pour payer des

modèles, il résolut de peindre au gré de sa fantaisie, sans se soucier

de la nature. Il entreprit une tête d'homme.

 

D'ailleurs, il ne se cloîtra plus autant; il travailla pendant deux ou

trois heures chaque matin et employa ses après-midi à flâner ici et

là, dans Paris et dans la banlieue. Ce fut en rentrant d'une de ces

longues promenades qu'il rencontra, devant l'Institut, son ancien ami

de collège, qui avait obtenu un joli succès de camaraderie au dernier

 

--Comment, c'est toi! s'écria le peintre. Ah! mon pauvre Laurent, je

ne t'aurais jamais reconnu. Tu as maigri.

 

--Je me suis marié, répondit Laurent d'un ton embarrassé.

 

--Marié, toi! Ça ne m'étonne plus de te voir tout drôle.... Et que

fais-tu maintenant?

 

--J'ai loué un petit atelier; je peins un peu, le matin.

 

Laurent conta son mariage en quelques mots; puis il exposa ses projets

d'avenir d'une voix fiévreuse. Son ami le regardait d'un air étonné

qui le troublait et l'inquiétait. La vérité était que le peintre ne

retrouvait pas dans le mari de Thérèse le garçon épais et commun qu'il

avait connu autrefois. Il lui semblait que Laurent prenait des allures

distinguées; le visage s'était aminci et avait des pâleurs de bon

goût, le corps entier se tenait plus digne et plus souple.

 

--Mais tu deviens joli garçon, ne put s'empêcher de s'écrier

l'artiste, tu as une tenue d'ambassadeur. C'est du dernier chic. A

quelle école es-tu donc?

 

L'examen qu'il subissait pesait beaucoup à Laurent. Il n'osait

s'éloigner d'une façon brusque.

 

--Veux-tu monter un instant à mon atelier? demanda-t-il enfin à son

ami, qui ne le quittait pas.

 

--Volontiers, répondit celui-ci.

 

Le peintre, ne se rendant pas compte des changements qu'il observait,

était désireux de visiter l'atelier de son ancien camarade. Certes, il

ne montait pas cinq étages pour voir les nouvelles oeuvres de Laurent,

qui allaient sûrement lui donner des nausées; il avait la seule envie

de contenter sa curiosité.

 

Quand il fut monté et qu'il eut jeté un coup d'oeil sur les toiles

accrochées aux murs, son étonnement redoubla. Il y avait là cinq

études, deux têtes de femme et trois têtes d'homme, peintes avec une

véritable énergie; l'allure en était grasse et solide, chaque morceau

s'enlevait par taches magnifiques sur les fonds d'un gris clair.

L'artiste s'approcha vivement, et, stupéfait, ne cherchant même pas à

cacher sa surprise:

 

--C'est toi qui as fait cela? demanda-t-il à Laurent.

 

--Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui me serviront pour

un grand tableau que je prépare.

 

--Voyons, pas de blague, tu es vraiment l'auteur de ces machines-là?

 

--Eh! oui. Pourquoi n'en serais-je pas l'auteur?

 

Le peintre n'osa répondre: « Parce que ces toiles sont d'un artiste,

et que tu n'as jamais été qu'un ignoble maçon. » Il resta longtemps en

silence devant les études. Certes, ces études étaient gauches, mais

elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu'elles

annonçaient un sens artistique des plus développés. On eût dit de la

peinture vécue. Jamais l'ami de Laurent n'avait vu des ébauches si

pleines de hautes promesses. Quand il eut bien examiné les toiles, il

se tourna vers l'auteur:

 

--Là, franchement, lui dit-il, je ne t'aurais pas cru capable de

peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du talent? Ça ne

s'apprend pas d'ordinaire. Et il considérait Laurent, dont la voix lui

semblait plus douce, dont chaque geste avait une sorte d'élégance. Il

ne pouvait deviner l'effroyable secousse qui avait changé cet homme,

en développant en lui des nerfs de femme, des sensations aiguës et

délicates. Sans doute un phénomène étrange s'était accompli dans

l'organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à l'analyse de

pénétrer à de telles profondeurs. Laurent était peut-être devenu

artiste comme il était devenu peureux, à la suite du grand

détraquement qui avait bouleversé sa chair et son esprit. Auparavant,

il étouffait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé par

l'épaisse vapeur de santé qui l'entourait; maintenant, maigri,

frissonnant, il avait la verve inquiète, les sensations vives et

poignantes des tempéraments nerveux. Dans la vie de terreur qu'il

menait, sa pensée délirait et montait jusqu'à l'extase du génie; la

maladie en quelque sorte "morale", la névrose dont tout son être était

secoué, développait en lui un sens artistique d'une lucidité étrange;

depuis qu'il avait tué, sa chair s'était comme allégée, son cerveau

éperdu lui semblait immense, et, dans ce brusque agrandissement de sa

pensée, il voyait passer des créations exquises, des rêveries de

poète. Et c'est ainsi que ses gestes avaient pris une distinction

subite, c'est ainsi que ses oeuvres étaient belles, rendues tout d'un

coup personnelles et vivantes.

 

Son ami n'essaya pas davantage de s'expliquer la naissance de cet

artiste. Il s'en alla avec son étonnement. Avant de partir, il regarda

encore les toiles et dit à Laurent:

 

--Je n'ai qu'un reproche à te faire, c'est que toutes tes études ont

un air de famille. Ces cinq têtes se ressemblent. Les femmes

elles-mêmes prennent je ne sais quelle allure violente qui leur donne

l'air d'hommes déguisés.... Tu comprends, si tu veux faire un tableau

avec ces ébauches-là, il faudra changer quelques-unes des

physionomies; tes personnages ne peuvent pas être tous frères, cela

ferait rire.

 

Il sortit de l'atelier, et ajouta sur le carré, en riant:

 

--Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t'avoir vu. Maintenant je

vais croire aux miracles.... Bon Dieu! es-tu comme il faut!

 

Il descendit. Laurent rentra dans l'atelier, vivement troublé. Lorsque

son ami lui avait fait l'observation que toutes ses têtes d'étude

avaient un air de famille, il s'était brusquement tourné pour cacher

sa pâleur. C'est que déjà cette ressemblance fatale l'avait frappé. Il

revint lentement se placer devant les toiles; à mesure qu'il les

contemplait, qu'il passait de l'une à l'autre, une sueur glacée lui

mouillait le dos.

 

--Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent tous.... Ils

ressemblent à Camille....

 

Il se recula, il s'assit sur le divan, sans pouvoir détacher ses yeux

des têtes d'étude. La première était une face de vieillard, avec une

longue barbe blanche; sous cette barbe blanche, l'artiste devinait le

menton maigre de Camille. La seconde représentait une jeune fille

blonde, et cette jeune fille le regardait avec les yeux bleus de sa

victime. Les trois autres figures avaient chacune quelque trait du

noyé. On eût dit Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant

le déguisement qu'il plaisait au peintre de lui donner, mais gardant

toujours le caractère général de sa physionomie. Il existait une autre

ressemblance terrible entre ces têtes: elles apparaissaient

souffrantes et terrifiées, elles étaient comme écrasées sous le même

sentiment d'horreur. Chacune avait un léger pli à gauche de la bouche,

qui tirait les lèvres et les faisait grimacer. Ce pli, que Laurent se

rappela avoir vu sur la face convulsionnée du noyé, les frappait d'un

signe d'ignoble parenté.

 

Laurent comprit qu'il avait trop regardé Camille à la Morgue. L'image

du cadavre s'était gravée profondément en lui. Maintenant, sa main,

sans qu'il en eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage

atroce dont le souvenir le suivait partout.

 

Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le divan, crut voir les

figures s'animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinq Camille que

ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui, par une

étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous les sexes. Il se

leva, il lacéra les toiles et les jeta dehors. Il se disait qu'il

mourrait d'effroi dans son atelier, s'il le peuplait lui-même des

portraits de sa victime.

 

Une crainte venait de le prendre: il redoutait de ne pouvoir plus

dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut savoir tout

de suite s'il était maître de sa main. Il posa une toile blanche sur

son chevalet: puis, avec un bout de fusain, il marqua une figure en

quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça

brusquement cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure,

il se débattit contre la fatalité qui poussait ses doigts. A chaque

nouvel essai, il revenait à la tête du noyé. Il avait beau tendre sa

volonté, éviter les lignes qu'il connaissait si bien; malgré lui, il

traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles, à ses nerfs révoltés.

Il avait d'abord jeté les croquis rapidement; il s'appliqua ensuite à

conduire le fusain avec lenteur. Le résultat fut le même: Camille,

grimaçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la toile.

L'artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, des

têtes d'anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romains

coiffés de leur casque, d'enfants blonds et roses, de vieux bandits

couturés de cicatrices; toujours, toujours le noyé renaissait, il

était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et bandit. Alors

Laurent se jeta dans la caricature, il exagéra les traits, il fit des

profils monstrueux, il inventa des têtes grotesques, et il ne réussit

qu'à rendre plus horribles ces portraits frappants de sa victime. Il

finit par dessiner des animaux, des chiens et des chats; les chiens et

les chats ressemblaient vaguement à Camille.

 

Une rage sourde s'était emparée de Laurent. Il creva la toile d'un

coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand tableau.

Maintenant il n'y fallait plus penser; il sentait bien que, désormais,

il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, comme le lui avait

dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes, feraient rire.

Il s'imaginait ce qu'aurait été son oeuvre; il voyait sur les épaules

de ses personnages, des hommes et des femmes, la face blafarde et

épouvantée du noyé; l'étrange spectacle qu'il évoquait ainsi lui parut

d'un ridicule atroce et l'exaspéra.

 

Ainsi il n'oserait plus travailler, il redouterait toujours de

ressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S'il voulait vivre

paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre. Cette

pensée que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de

reproduire sans cesse le portrait de Camille lui fit regarder sa main

avec terreur. Il lui semblait que cette main ne lui appartenait plus.

 

 

 

 

XXVI

 

 

La crise dont Mme Raquin était menacée se déclara. Brusquement, la

paralysie, qui depuis plusieurs mois rampait le long de ses membres,

toujours près de l'étreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps.

Un soir, comme elle s'entretenait paisiblement avec Thérèse et

Laurent, elle resta, au milieu d'une phrase, la bouche béante: il lui

semblait qu'on l'étranglait. Quand elle voulut crier, appeler au

secours, elle ne put balbutier que des sons rauques. Sa langue était

devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s'étaient roidis. Elle se

trouvait frappée de mutisme et d'immobilité.

 

Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce coup de foudre, qui

tordit la vieille mercière en moins de cinq secondes. Quand elle fut

roide et qu'elle fixa sur eux des regards suppliants, ils la

pressèrent de questions pour connaître la cause de sa souffrance. Elle

ne put répondre, elle continua à les regarder avec une angoisse

profonde. Ils comprirent alors qu'ils n'avaient plus qu'un cadavre

devant eux, un cadavre vivant à moitié qui les voyait et les

entendait, mais qui ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra;

au fond, ils se souciaient peu des douleurs de la paralytique, ils

pleuraient sur eux, qui vivraient désormais dans un éternel

tête-à-tête.

 

Dès ce jour, la vie des époux devint intolérable, Ils passèrent des

soirées cruelles, en face de la vieille impotente qui n'endormait plus

leur effroi de ses doux radotages. Elle gisait dans un fauteuil, comme

un paquet, comme une chose, et ils restaient seuls, aux deux bouts de

la table, embarrassés et inquiets. Ce cadavre ne les séparait plus;

par moments, ils l'oubliaient, ils le confondaient avec les meubles.

Alors leurs épouvantes de la nuit les prenaient, la salle à manger

devenait, comme la chambre, un lieu terrible où se dressait le spectre

de Camille. Ils souffrirent ainsi quatre ou cinq heures de plus par

jour. Dès le crépuscule, ils frissonnaient, baissant l'abat-jour de la

lampe pour ne pas se voir, tâchant de croire que Mme Raquin allait

parler et leur rappeler ainsi sa présence. S'ils la gardaient, s'ils

ne se débarrassaient pas d'elle, c'est que ses yeux vivaient encore,

et qu'ils éprouvaient parfois quelque soulagement à les regarder se

mouvoir et briller.

 

Ils plaçaient toujours la vieille impotente sous la clarté crue de la

lampe, afin de bien éclairer son visage et de l'avoir sans cesse

devant eux. Ce visage, mou et blafard, eût été un spectacle

insoutenable pour d'autres, mais ils éprouvaient un tel besoin de

compagnie, qu'ils y reposaient leurs regards avec une véritable joie.

On eût dit le masque dissous d'une morte, au milieu duquel on aurait

mis deux yeux vivants; ces yeux seuls bougeaient, roulant rapidement

dans leur orbite; les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles

gardaient une immobilité qui épouvantait. Lorsque Mme Raquin se

laissait aller au sommeil et baissait les paupières, sa face, alors

toute blanche et toute muette, était vraiment celle d'un cadavre;

Thérèse et Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, faisaient

du bruit jusqu'à ce que la paralytique eût relevé les paupières et les

eût regardés. Ils l'obligeaient ainsi à rester éveillée.

 

Ils la considéraient comme une distraction qui les tirait de leurs

mauvais rêves. Depuis qu'elle était infirme, il fallait la soigner

ainsi qu'un enfant. Les soins qu'ils lui prodiguaient les forçaient à

secouer leurs pensées. Le matin, Laurent la levait, la portait dans

son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur son lit; elle était

lourde encore, il devait user de toute sa force pour la prendre

délicatement entre ses bras et la transporter. C'était également lui

qui roulait son fauteuil. Les autres soins regardaient Thérèse: elle

habillait l'impotente, elle la faisait manger, elle cherchait à

comprendre ses moindres désirs. Mme Raquin conserva pendant quelques

jours l'usage de ses mains, elle put écrire sur une ardoise et

demander ainsi ce dont elle avait besoin; puis ses mains moururent, il

lui devint impossible de les soulever et de tenir un crayon; dès lors,

elle n'eut plus que le langage du regard, il fallut que sa nièce

devinât ce qu'elle désirait. La jeune femme se voua au rude métier de

garde-malade; cela lui créa une occupation de corps et d'esprit qui

lui fit grand bien.

 

Les époux, pour ne point rester face à face, roulaient dès le matin,

dans la salle à manger, le fauteuil de la pauvre vieille. Ils

l'apportaient entre eux, comme si elle eût été nécessaire à leur

existence; ils la faisaient assister à leurs repas, à toutes leurs

entrevues. Ils feignaient de ne pas comprendre, lorsqu'elle témoignait

le désir de passer dans sa chambre. Elle n'était bonne qu'à rompre

leur tête-à-tête, elle n'avait pas le droit de vivre à part. A huit

heures, Laurent allait à son atelier, Thérèse descendait à la

boutique, la paralytique demeurait seule dans la salle à manger

jusqu'à midi; puis, après le déjeuner, elle se trouvait seule de

nouveau jusqu'à six heures. Souvent, pendant la journée, sa nièce

montait et tournait autour d'elle, s'assurant si elle ne manquait de

rien. Les amis de la famille ne savaient quels éloges inventer pour

exalter les vertus de Thérèse et de Laurent.

 

Les réceptions du jeudi continuèrent, et l'impotente y assista, comme

par le passé. On approchait son fauteuil de la table; de huit heures à

onze heures elle tenait les yeux ouverts, regardant tour à tour les

invités avec des lueurs pénétrantes. Les premiers jours le vieux

Michaud et Grivet demeurèrent un peu embarrassés en face du cadavre de

leur vieille amie; ils ne savaient quelle contenance tenir, ils

n'éprouvaient qu'un chagrin médiocre, et ils se demandaient dans

quelle juste mesure il était convenable de s'attrister. Fallait-il

parler à cette face morte, fallait-il ne pas s'en occuper du tout? Peu

à peu, ils prirent le parti de traiter Mme Raquin comme si rien ne lui

était arrivé. Ils finirent par feindre d'ignorer complètement son

état. Ils causaient avec elle, faisant les demandes et les réponses,

riant pour elle et pour eux, ne se laissant jamais démonter par

l'expression rigide de son visage. Ce fut un étrange spectacle; ces

hommes avaient l'air de parler raisonnablement à une statue, comme les

petites filles parlent à leur poupée. La paralytique se tenait raide

et muette devant eux, et ils bavardaient, et ils multipliaient les

gestes, ayant avec elle des conversations très animées. Michaud et

Grivet s'applaudirent de leur excellente tenue. En agissant ainsi, ils

croyaient faire preuve de politesse, ils s'évitaient, en outre,

l'ennui des condoléances d'usage. Mme Raquin devait être flattée de se

voir traitée en personne bien portante, et, dès lors, il leur était

permis de s'égayer en sa présence sans le moindre scrupule.

 

Grivet eut une manie. Il affirma qu'il s'entendait parfaitement avec

Mme Raquin, qu'elle ne pouvait le regarder sans qu'il comprît

sur-le-champ ce qu'elle désirait. C'était encore là une attention

délicate. Seulement, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, il

interrompait la partie de dominos, il examinait la paralytique dont

les yeux suivaient paisiblement le jeu, et il déclarait qu'elle

demandait telle ou telle chose. Vérification faite, Mme Raquin ne

demandait rien du tout ou demandait une chose toute différente. Cela

ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux: «Quand je vous

le disais!» et qui recommençait quelques minutes plus tard. C'était

une bien autre affaire lorsque l'impotente témoignait ouvertement un

désir; Thérèse, Laurent, les invités nommaient l'un après l'autre les

objets qu'elle pouvait souhaiter. Grivet se faisait alors remarquer

par la maladresse de ses offres. Il nommait tout ce qui lui passait

par la tête, au hasard, offrant toujours le contraire de ce que Mme

Raquin désirait. Ce qui ne lui empêchait pas de répéter:

 

--Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre. Tenez, elle me dit

que j'ai raison.... N'est-ce pas, chère dame.... Oui, oui.

 

D'ailleurs, ce n'était pas une chose facile que de saisir les souhaits

de la pauvre vieille. Thérèse seule avait cette science. Elle

communiquait assez aisément avec cette intelligence murée, vivante

encore et enterrée au fond d'une chair morte. Que se passait-il dans

cette misérable créature qui vivait juste assez pour assister à la vie

sans y prendre part? Elle voyait, elle entendait, elle raisonnait sans

doute d'une façon nette et claire et elle n'avait plus le geste, elle

n'avait plus la voix pour exprimer au dehors les pensées qui

naissaient en elle. Ses idées l'étouffaient peut-être. Elle n'aurait

pu lever la main, ouvrir la bouche, quand même un de ses mouvements,

une de ses paroles eût décidé des destinées du monde. Son esprit était

comme un de ces vivants qu'on ensevelit par mégarde et qui se

réveillent dans la nuit de la terre, à deux ou trois mètres au-dessous

du sol; ils crient, ils se débattent, et l'on passe sur eux sans

entendre leurs atroces lamentations. Souvent, Laurent regardait Mme

Raquin, les lèvres serrées, les mains allongées sur les genoux,

mettant toute sa vie dans ses yeux vifs et rapides, et il se disait:

 

--Qui sait à quoi elle peut penser toute seule... Il doit se passer

quelque drame cruel au fond de cette morte.

 

Laurent se trompait, Mme Raquin était heureuse, heureuse des soins et

de l'affection de ses chers enfants. Elle avait toujours rêvé de finir

comme cela, lentement, au milieu des dévouements et des caresses.

Certes, elle aurait voulu conserver la parole pour remercier ses amis

qui l'aidaient à mourir en paix. Mais elle acceptait son état sans

révolte; la vie paisible et retirée qu'elle avait toujours menée, les

douceurs de son tempérament lui empêchaient de sentir trop rudement

les souffrances du mutisme et de l'immobilité. Elle était redevenue

enfant, elle passait des journées sans ennui, à regarder devant elle,

à songer au passé. Elle finit même par goûter des charmes à rester

bien sage dans son fauteuil, comme une petite fille.

 

Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une clarté plus

pénétrantes. Elle en était arrivée à se servir de ses yeux comme d'une

main, comme d'une bouche, pour demander et remercier. Elle suppléait,

ainsi, d'une façon étrange et charmante, aux organes qui lui faisaient

défaut. Ses regards étaient beaux, d'une beauté céleste, au milieu de

sa face dont les chairs pendaient molles et grimaçantes. Depuis que

ses lèvres tordues et inertes ne pouvaient plus sourire, elle souriait

du regard, avec des tendresses adorables; des lueurs humides

passaient, et des rayons d'aurore sortaient des orbites. Rien n'était

plus singulier que ces yeux qui riaient comme des lèvres dans ce

visage mort; le bas du visage restait morne et blafard, le haut

s'éclairait divinement. C'était surtout pour ses chers enfants qu'elle

mettait ainsi toutes ses reconnaissances, toutes les affections de son

âme dans un simple coup d'oeil. Lorsque, le soir et le matin, Laurent

la prenait entre ses bras pour la transporter, elle le remerciait avec

amour par des regards pleins d'une tendre effusion.

 

Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, attendant la mort, se

croyant à l'abri de tout nouveau malheur. Elle pensait avoir payé sa

part de souffrance. Elle se trompait. Un soir, un effroyable coup

l'écrasa.

 

Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre eux, en pleine

lumière, elle ne vivait plus assez pour les séparer et les défendre

contre leurs angoisses. Quand ils oubliaient qu'elle était là, qu'elle

les voyait et les entendait, la folie les prenait, ils apercevaient

Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ils balbutiaient, ils

laissaient échapper malgré eux des aveux, des phrases qui finirent par

tout révéler à Mme Raquin. Laurent eut une sorte de crise pendant

laquelle il parla comme un halluciné. Brusquement, la paralytique

 

Une effrayante contraction passa sur son visage, et elle éprouva une

telle secousse, que Thérèse crut qu'elle allait bondir et crier. Puis,

elle retomba dans une rigidité de fer. Cette espèce de choc fut

d'autant plus épouvantable qu'il sembla galvaniser un cadavre. La

sensibilité, un instant rappelée, disparut; l'impotente demeura plus

écrasée, plus blafarde. Ses yeux, si doux d'ordinaire, étaient devenus

noirs et durs, pareils à des morceaux de métal.

 

Jamais désespoir n'était tombé plus rudement dans un être. La sinistre

vérité, comme un éclair, brûla les yeux de la paralytique et entra eu

elle avec le heurt suprême d'un coup de foudre. Si elle avait pu se

lever, jeter le cri d'horreur qui montait à sa gorge, maudire les

assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais après avoir tout

entendu, tout compris, il lui fallut rester immobile et muette,

gardant en elle l'éclat de sa douleur. Il lui sembla que Thérèse et

Laurent l'avaient liée, clouée sur son fauteuil pour l'empêcher de

s'élancer, et qu'ils prenaient un atroce plaisir à lui répéter: « Nous

avons tué Camille », après avoir posé sur ses lèvres un bâillon qui

étouffait ses sanglots. L'épouvante, l'angoisse couraient furieusement

dans son corps, sans trouver une issue. Elle faisait des efforts

surhumains pour soulever le poids qui l'écrasait, pour dégager sa

gorge et trouver ainsi passage au flot de son désespoir. Et vainement

elle tendait ses dernières énergies; elle sentait sa langue froide

contre son palais, elle ne pouvait s'arracher de la mort. Une

impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations ressemblaient

à celles d'un homme tombé en léthargie qu'on enterrerait et qui,

bâillonné par les liens de sa chair, entendrait sur sa tête le bruit

sourd des pelletées de sable.

 

Le ravage qui se fit dans son coeur fut plus terrible encore. Elle

sentit en elle un écroulement qui la brisa. Sa vie entière était

désolée, toutes ses tendresses, toutes ses bontés, tous ses

dévouements venaient d'être brutalement renversés et foulés aux pieds.

Elle avait mené une vie d'affection et de douceur et, à ses heures

dernières, lorsqu'elle allait emporter dans la tombe la croyance aux

bonheurs calmes de l'existence, une voix lui criait que tout est

mensonge et que tout est crime. Le voile qui se déchirait lui

montrait, au-delà des amours et des amitiés qu'elle avait cru voir, un

spectacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié Dieu, si

elle avait pu crier un blasphème. Dieu l'avait trompée pendant plus de

soixante ans, en la traitant en petite fille douce et bonne, en

amusant ses yeux par des tableaux mensongers de joie tranquille. Et

elle était demeurée enfant, croyant sottement à mille choses niaises,

ne voyant pas la vie réelle se traîner dans la boue sanglante des

passions. Dieu était mauvais; il aurait dû lui dire la vérité plus

tôt, ou la laisser s'en aller avec ses innocences et son aveuglement.

Maintenant, il ne lui restait qu'à mourir en niant l'amour, en niant

l'amitié, en niant le dévouement. Rien n'existait que le meurtre et la

 

Hé quoi! Camille était mort sous les coups de Thérèse et de Laurent,

et ceux-ci avaient conçu le crime au milieu des hontes de l'adultère?

Il y avait pour Mme Raquin un tel abîme dans cette pensée, qu'elle ne

pouvait la raisonner ni la saisir d'une façon nette et détaillée. Elle

n'éprouvait qu'une sensation, celle d'une chute horrible; il lui

semblait qu'elle tombait dans un trou noir et froid. Et elle se

disait: « Je vais aller me briser au fond. »

 

Après la première secousse, la monstruosité du crime lui parut

invraisemblable. Puis elle eut peur de devenir folle, lorsque la

conviction de l'adultère et du meurtre s'établit en elle, au souvenir

de petites circonstances qu'elle ne s'était pas expliquées jadis.

Thérèse et Laurent étaient bien les meurtriers de Camille, Thérèse

qu'elle avait élevée, Laurent qu'elle avait aimé en mère dévouée et

tendre. Cela tournait dans sa tête comme une roue immense, avec un

bruit assourdissant. Elle devinait des détails si ignobles, elle

descendait dans une hypocrisie si grande, elle assistait en pensée à

un double spectacle d'une ironie si atroce, qu'elle eut voulu mourir

pour ne plus penser. Une seule idée, machinale et implacable, broyait

son cerveau avec une pesanteur et un entêtement de meule. Elle se

répétait: « Ce sont mes enfants qui ont tué mon enfant », et elle ne

trouvait rien autre chose pour exprimer son désespoir.

 

Dans le brusque changement de son coeur, elle se cherchait avec

égarement et ne se reconnaissait plus; elle restait écrasée sous

l'envahissement brutal des pensées de vengeance qui chassaient toute

la bonté de sa vie. Quand elle eut été transformée, il fit noir en

elle; elle sentit naître dans sa chair mourante un nouvel être,

impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre les assassins de son

 

Lorsqu'elle eut succombé sous l'étreinte accablante de la paralysie,

lorsqu'elle eut compris qu'elle ne pouvait sauter à la gorge de

Thérèse et de Laurent, qu'elle rêvait d'étrangler, elle se résigna au

silence et à l'immobilité, et de grosses larmes tombèrent lentement de

ses yeux. Rien ne fut plus navrant que ce désespoir muet et immobile.

Ces larmes qui coulaient une à une sur ce visage mort dont pas une

ride ne bougeait, cette face inerte et blafarde qui ne pouvait pleurer

par tous ses traits et où les yeux seuls sanglotaient, offraient un

spectacle poignant.

 

Thérèse fut prise d'une pitié épouvantée.

 

--Il faut la coucher, dit-elle à Laurent, en lui montrant sa tante.

 

Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa chambre. Puis il se

baissa pour la prendre entre ses bras. A ce moment, Mme Raquin espéra

qu'un ressort puissant allait la mettre sur ses pieds: elle tenta un

effort suprême. Dieu ne pouvait permettre que Laurent la serrât contre

sa poitrine; elle comptait que la foudre allait l'écraser s'il avait

cette impudence monstrueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le

ciel réserva son tonnerre. Elle resta affaissée, passive, comme un

paquet de linge. Elle lut saisie, soulevée, transportée par

l'assassin, elle éprouva l'angoisse de se sentir, molle et abandonnée,

entre les bras du meurtrier de Camille. Sa tête roula sur l'épaule de

Laurent, qu'elle regarda avec des yeux agrandis par l'horreur.

 

--Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux ne me mangeront

pas....

 

Et il la jeta brutalement sur le lit. L'impotente y tomba évanouie. Sa

dernière pensée avait été une pensée de terreur et de dégoût.

Désormais, il lui faudrait, matin et soir, subir l'étreinte immonde

des bras de Laurent.

 

 

 

 

XXVII

 

 

Une crise d'épouvante avait seule pu amener les époux à parler, à

faire des aveux en présence de Mme Raquin. Ils n'étaient cruels ni

l'un ni l'autre: ils auraient évité une semblable révélation par

humanité si leur sûreté ne leur eût pas déjà fait une loi de garder le

 

Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets. Le matin,

Thérèse demanda à Laurent s'il croyait prudent de laisser la

paralytique dans la salle à manger pendant la soirée. Elle savait

tout, elle pourrait donner l'éveil.

 

--Bah! répondit Laurent, il lui est impossible de remuer le petit

doigt. Comment veux-tu qu'elle bavarde?

 

--Elle trouvera peut-être un moyen, répondit Thérèse. Depuis l'autre

soir, je lis dans ses yeux une pensée implacable.

 

--Non, vois-tu, le médecin m'a dit que tout était bien fini pour elle.

Si elle parle encore une fois elle parlera dans le dernier hoquet de

l'agonie.... Elle n'en a pas pour longtemps, va. Ce serait bête de

charger encore notre conscience en l'empêchant d'assister à cette

soirée....

 

Thérèse frissonna.

 

--Tu ne m'as pas comprise, cria-t-elle. Oh! tu as raison, il y a assez

de sang.... Je voulais te dire que nous pourrions enfermer ma tante

dans sa chambre et prétendre qu'elle est plus souffrante, et qu'elle

 

--C'est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de Michaud entrerait

carrément dans la chambre pour voir quand même sa vieille amie.... Ce

serait une excellente façon pour nous perdre.

 

Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l'anxiété le faisait

 

--Il vaut mieux laisser aller les événements, continua-t-il. Ces

gens-là sont bêtes comme des oies; ils n'entendront certainement rien

aux désespoirs muets de la vieille. Jamais ils ne se douteront de la

chose, car ils sont trop loin de la vérité. Une fois l'épreuve faite,

nous serons tranquilles sur les suites de notre imprudence.... Tu

verras, tout ira bien.

 

Le soir, quand les invités arrivèrent, Mme Raquin occupait sa place

ordinaire, entre le poêle et la table. Laurent et Thérèse jouaient la

belle humeur, cachant leurs frissons, attendant avec angoisse

l'incident qui ne pouvait manquer de se produire. Ils avaient baissé

très bas l'abat-jour de la lampe; la toile cirée seule était éclairée.

 

Les invités eurent ce bout de causerie banale et bruyante qui

précédait toujours la première partie de dominos. Grivet et Michaud ne

manquèrent pas d'adresser à la paralytique les questions d'usage sur

sa santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes des réponses

excellentes, comme ils en avaient l'habitude. Après quoi, sans plus

s'occuper de la pauvre vieille, la compagnie se plongea dans le jeu

avec délices.

 

Mme Raquin, depuis qu'elle connaissait l'horrible secret, attendait

fiévreusement cette soirée. Elle avait réuni ses dernières forces pour

dénoncer les coupables. Jusqu'au dernier moment, elle craignit de ne

pas assister à la soirée. Elle pensait que Laurent la ferait

disparaître, la tuerait peut-être, ou tout au moins l'enfermerait dans

sa chambre. Quand elle vit qu'on la laissait là, quand elle fut en

présence des invités, elle goûta une joie chaude en songeant qu'elle

allait tenter de venger son fils. Comprenant que sa langue était bien

morte, elle essaya d'un nouveau langage. Par une puissance de volonté

étonnante, elle parvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite,

à la soulever légèrement de son genou où elle était toujours étendue,

inerte; elle la fit ensuite ramper peu à peu le long d'un des pieds de

la table, qui se trouvait devant elle, et parvint à la poser sur la

toile cirée. Là elle agita faiblement les doigts comme pour attirer

l'attention.

 

Quand les joueurs aperçurent au milieu d'eux cette main de morte,

blanche et molle, ils furent très surpris. Grivet s'arrêta, les bras

en l'air, au moment où il allait poser victorieusement le double-six.

Depuis son attaque, l'impotente n'avait plus remué les mains.

 

--Hé! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà Mme Raquin qui agite

les doigts.... Elle désire sans doute quelque chose.

 

Thérèse ne put répondre; elle avait suivi, ainsi que Laurent, le

labeur de la paralytique, elle regardait la main de sa tante, blafarde

sous la lumière crue de la lampe, comme une main vengeresse qui allait

parler. Les deux meurtriers attendaient, haletants.

 

--Pardieu! oui, dit Grivet, elle désire quelque chose.... Oh! nous

nous comprenons bien tous les deux.... Elle veut jouer aux dominos....

Hein! n'est-ce pas, chère dame?

 

Mme Raquin fit un signe violent, de dénégation. Elle allongea un

doigt, replia les autres, avec des peines infinies, et se mit à tracer

péniblement des lettres sur la table. Elle n'avait pas indiqué

quelques traits, que Grivet s'écria de nouveau avec triomphe:

 

--Je comprends: elle dit que je fais bien de poser le double-six.

 

L'impotente jeta sur le vieil employé un regard terrible et reprit le

mot qu'elle voulait écrire. Mais, à chaque instant, Grivet

l'interrompait en déclarant que c'était inutile, qu'il avait compris,

et il avançait une sottise. Michaud finit par le faire taire.

 

--Que diable! laissez parler Mme Raquin dit-il. Parlez, ma vieille

 

Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait prêté l'oreille.

Mais les doigts de la paralytique se lassaient, ils avaient recommencé

un mot à plus de dix reprises, et ils ne traçaient plus ce mot qu'en

s'égarant à droite et à gauche. Michaud et Olivier se penchaient, ne

pouvant lire, forçant l'impotente à toujours reprendre les premières

 

--Ah! bien, s'écria tout à coup Olivier, j'ai lu, cette fois.... Elle

vient d'écrire votre nom, Thérèse.... Voyons: « _Thérèse et_... »

Achevez, chère dame.

 

Thérèse faillit crier d'angoisse. Elle regardait les doigts de sa

tante glisser sur la toile cirée, et il lui semblait que ces doigts

traçaient son nom et l'aveu de son crime en caractères de feu. Laurent

s'était levé violemment, se demandant s'il n'allait pas se précipiter

sur la paralytique et lui briser le bras. Il crut que tout était

perdu, il sentit sur son être la pesanteur et le froid du châtiment,

en voyant cette main revivre pour révéler l'assassinat de Camille.

 

Mme Raquin écrivait toujours, d'une façon de plus en plus hésitante.

 

--C'est parfait, je lis très bien, reprit Olivier au bout d'un

instant, en regardant les époux. Votre tante écrit vos deux noms: «

_Thérèse et Laurent_... »

 

La vieille dame fit coup sur coup des signes d'affirmation, en jetant

sur les meurtriers des regards qui les écrasèrent. Puis elle voulut

achever. Mais ses doigts s'étaient raidis, la volonté suprême qui les

galvanisait lui échappait; elle sentait la paralysie remonter

lentement le long de son bras, et de nouveau s'emparer de son poignet.

Elle se hâta, elle traça encore un mot. Le vieux Michaud lut à haute

voix:

 

--« _Thérèse et Laurent ont_... »

 

Et Olivier demanda:

 

--Qu'est-ce qu'ils ont, vos chers enfants?

 

Les meurtriers, pris d'une terreur folle, furent sur le point

d'achever la phrase tout haut. Ils contemplaient la main vengeresse

avec des yeux fixes et troubles, lorsque, tout d'un coup, cette main

fut prise d'une convulsion et s'aplatit sur la table; elle glissa et

retomba le long du genou de l'impotente comme une masse de chair

inanimée. La paralysie était revenue et avait arrêté le châtiment.

Michaud et Olivier se rassirent, désappointés, tandis que Thérèse et

Laurent goûtaient une joie si âcre, qu'ils se sentaient défaillir sous

le flux brusque du sang qui battait dans leur poitrine.

 

Grivet était vexé de ne pas avoir été cru sur parole. Il pensa que le

moment était venu de reconquérir son infaillibilité en complétant la

phrase inachevée de Mme Raquin. Comme on cherchait le sens de cette

phrase:

 

--C'est très clair, dit-il, je devine la phrase entière dans les yeux

de madame. Je n'ai pas besoin qu'elle écrive sur une table, moi; un de

ses regards me suffit.... Elle a voulu dire: « Thérèse et Laurent ont

bien soin de moi. »

 

Grivet dut s'applaudir de son imagination, car toute la société fut de

son avis. Les invités se mirent à faire l'éloge des époux, qui se

montraient si bons pour la pauvre dame.

 

--Il est certain, dit gravement le vieux Michaud, que Mme Raquin a

voulu rendre hommage aux tendres attentions que lui prodiguent ses

enfants. Cela honore toute la famille.

 

Et il ajouta en reprenant ses dominos:

 

--Allons, continuons. Où en étions-nous?... Grivet allait poser le

double-six, je crois.

 

Grivet posa le double-six. La partie continua, stupide et monotone.

 

La paralytique regardait sa main, abîmée dans un affreux désespoir. Sa

main venait de la trahir. Elle la sentait lourde comme du plomb,

maintenant; jamais plus elle ne pourrait la soulever. Le ciel ne

voulait pas que Camille fût vengé, il retirait à sa mère le seul moyen

de faire connaître aux hommes le meurtre dont il avait été la victime.

Et la malheureuse se disait qu'elle n'était plus bonne qu'à aller

rejoindre son enfant dans la terre. Elle baissa les paupières, se

sentant inutile désormais, voulant se croire déjà dans la nuit du

 

 

 

 

XXVIII

 

 

Depuis deux mois, Thérèse et Laurent se débattaient dans les angoisses

de leur union. Ils souffraient l'un par l'autre. Alors la haine monta

lentement en eux, ils finirent par se jeter des regards de colère

pleins de menaces sourdes.

 

La haine devait forcément venir. Ils s'étaient aimés comme des brutes,

avec une passion chaude, toute de sang; puis, au milieu des événements

du crime, leur amour était devenu de la peur, et ils avaient éprouvé

une sorte d'effroi physique de leurs baisers; aujourd'hui, sous la

souffrance que le mariage, que la vie en commun leur imposait, ils se

révoltaient et s'emportaient.

 

Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils sentaient bien

qu'ils se gênaient l'un l'autre; ils se disaient qu'ils mèneraient une

existence tranquille, s'ils n'étaient pas toujours là face à face.

Quand ils étaient en présence, il leur semblait qu'un poids énorme les

étouffait, et ils auraient voulu écarter ce poids, leurs lèvres se

pinçaient, des pensées de violence passaient dans leurs yeux clairs,

il leur prenait des envies de s'entre-dévorer.

 

Au fond, une pensée unique les rongeait: ils s'irritaient contre leur

crime, ils se désespéraient d'avoir à jamais troublé leur vie. De là

venaient toute leur colère et toute leur haine. Ils sentaient que le

mal était incurable, qu'ils souffriraient jusqu'à leur mort du meurtre

de Camille, et cette idée de perpétuité dans la souffrance les

exaspérait. Ne sachant sur qui frapper, ils s'en prenaient à

eux-mêmes, ils s'exécraient.

 

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur mariage était le

châtiment fatal du meurtre; ils se refusaient à entendre la voix

intérieure qui leur criait la vérité, en étalant devant eux l'histoire

de leur vie. Et pourtant, dans les crises d'emportement qui les

secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de leur colère, ils

devinaient les fureurs de leur être égoïste qui les avaient poussés à

l'assassinat pour contenter ses appétits, et qui ne trouvait dans

l'assassinat qu'une existence désolée et intolérable. Ils se

souvenaient du passé, ils savaient que leur espérance trompée de

luxure et de bonheur paisible les amenait seule aux remords; s'ils

avaient pu s'embrasser en paix et vivre en joie, ils n'auraient point

pleuré Camille, ils se seraient engraissés de leur crime. Mais leur

corps s'était révolté, refusant le mariage, et ils se demandaient avec

terreur où allaient les conduire l'épouvante et le dégoût. Ils

n'apercevaient qu'un avenir effroyable de douleur, qu'un dénouement

sinistre et violent. Alors, comme deux ennemis qu'on aurait attachés

ensemble et qui feraient de vains efforts pour se soustraire à cet

embrassement forcé, ils tendaient leurs muscles et leurs nerfs, ils se

roidissaient sans parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais

ils n'échapperaient à leur étreinte, irrités par les cordes qui leur

coupaient la chair, écoeurés de leur contact, sentant à chaque heure

croître leur malaise, oubliant qu'ils s'étaient eux-mêmes liés l'un à

l'autre, et ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils

s'adressaient des reproches sanglants, ils essayaient de souffrir

moins, de panser les blessures qu'ils se faisaient en s'injuriant, en

s'étourdissant de leurs cris et de leurs accusations.

 

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les meurtriers

cherchaient des occasions pour s'exaspérer, pour détendre leurs nerfs

roidis. Ils s'épiaient, se tâtaient du regard, fouillant leurs

blessures, trouvant le vif de chaque plaie, et prenant une acre

volupté à se faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu

d'une irritation continuelle, las d'eux-mêmes, ne pouvant plus

supporter un mot, un geste, un regard, sans souffrir et sans délirer.

Leur être entier se trouvait préparé pour la violence; la plus légère

impatience, la contrariété la plus ordinaire grandissaient d'une façon

étrange dans leur organisme détraqué, et devenaient tout d'un coup

grosses de brutalité. Un rien soulevait un orage qui durait jusqu'au

lendemain. Un plat trop chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une

simple observation suffisaient pour les pousser à de véritables crises

de folie. Et toujours, à un moment de la dispute, ils se jetaient le

noyé à la face. De parole en parole, ils en arrivaient à se reprocher

la noyade de Saint-Ouen; alors ils voyaient rouge, ils s'exaltaient

jusqu'à la rage. C'étaient des scènes atroces, des étouffements, des

coups, des cris ignobles, des brutalités honteuses. D'ordinaire,

Thérèse et Laurent s'exaspéraient ainsi après le repas; ils

s'enfermaient dans la salle à manger pour que le bruit de leur

désespoir ne fût pas entendu. Là, ils pouvaient se dévorer à l'aise,

au fond de cette pièce humide, de cette sorte de caveau que la lampe

éclairait de lueurs jaunâtres. Leurs voix, au milieu du silence et de

la tranquillité de l'air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et

ils ne cessaient que lorsqu'ils étaient brisés de fatigue; alors

seulement ils pouvaient aller goûter quelques heures de repos. Leurs

querelles devinrent comme un besoin pour eux, comme un moyen de gagner

le sommeil en hébétant leurs nerfs.

 

Mme Raquin les écoutait. Elle était là sans cesse, dans son fauteuil,

les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, la face muette.

Elle entendait tout, et sa chair morte n'avait pas un frisson. Ses

yeux s'attachaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son

martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par détail, les

faits qui avaient précédé et suivi le meurtre de Camille, elle

descendit peu à peu dans les saletés et les crimes de ceux qu'elle

avait appelés ses chers enfants.

 

Les querelles des époux la mirent au courant des moindres

circonstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, les

épisodes de l'horrible aventure. Et à mesure qu'elle pénétrait plus

avant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait

toucher le fond de l'infamie, et il lui fallait descendre encore.

Chaque soir, elle apprenait quelque nouveau détail. Toujours

l'affreuse histoire s'allongeait devant elle; il lui semblait qu'elle

était perdue dans un rêve d'horreur qui n'aurait pas de fin. Le

premier aveu avait été brutal et écrasant, mais elle souffrait

davantage de ces coups répétés, de ces petits faits que les époux

laissaient échapper au milieu de leur emportement et qui éclairaient

le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cette mère entendait

le récit de l'assassinat de son fils, et, chaque jour, ce récit

devenait plus épouvantable, plus circonstancié, et était crié à ses

oreilles avec plus de cruauté et d'éclat.

 

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masque blafard

sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes. Elle montrait

sa tante à Laurent, le conjurant du regard de se taire.

 

--Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu sais bien

qu'elle ne peut pas nous livrer.... Est-ce que je suis plus heureux

qu'elle, moi?... Nous avons son argent, je n'ai pas besoin de me

gêner.

 

Et la querelle continuait, âpre, éclatante, tuant de nouveau Camille.

Ni Thérèse ni Laurent n'osaient céder à la pensée de pitié qui leur

venait parfois, d'enfermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu'ils

se disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils

redoutaient de s'assommer l'un l'autre, s'ils n'avaient plus entre eux

ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devant leur lâcheté, ils

imposaient à Mme Raquin des souffrances indicibles, parce qu'ils

avaient besoin de sa présence pour se protéger contre leurs

 

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient aux mêmes

accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dès que l'un

d'eux accusait l'autre d'avoir tué cet homme, il y avait un choc

 

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pour s'irriter,

trouva que l'eau de la carafe était tiède; il déclara que l'eau tiède

lui donnait des nausées, et qu'il en voulait de la fraîche.

 

--Je n'ai pu me procurer de la glace, répondit sèchement Thérèse.

 

--C'est bien, je ne boirai pas, reprît Laurent.

 

--Cette eau est excellente.

 

--Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l'eau de

rivière.

 

Thérèse répéta:

 

--De l'eau de rivière....

 

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d'idées venait d'avoir

lieu dans son esprit.

 

--Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui prévoyait la réponse et

qui pâlissait.

 

--Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que... tu le

sais bien.... Oh! mon Dieu! mon Dieu! c'est toi qui l'as tué.

 

--Tu mens! cria l'assassin avec véhémence, avoue que tu mens.... Si je

l'ai jeté à la Seine, c'est que tu m'as poussé à ce meurtre.

 

--Moi! moi!

 

--Oui, toi!... Ne fais pas l'ignorante, ne m'oblige pas à te faire

avouer de force la vérité. J'ai besoin que tu confesses ton crime, que

tu acceptes ta part dans l'assassinat. Cela me tranquillise et me

 

--Mais ce n'est pas moi qui ai noyé Camille.

 

--Si, mille fois si, c'est toi!... Oh! tu feins l'étonnement et

l'oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs.

 

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, le visage en

feu, lui cria dans la face:

 

--Tu étais au bord de l'eau, tu te souviens, et je t'ai dit tout bas:

« Je vais le jeter à la rivière. » Alors tu as accepté, tu es entrée

dans la barque.... Tu vois bien que tu l'as assassiné avec moi.

 

--Ce n'est pas vrai.... J'étais folle, je ne sais plus ce que j'ai

fait, mais je n'ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis le crime.

 

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l'idée

d'avoir une complice le soulageait; il aurait tenté, s'il l'avait osé,

de se prouver à lui-même que toute l'horreur du meurtre retombait sur

Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour lui

faire confesser qu'elle était la plus coupable.

 

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivi par les

regards fixes de Mme Raquin.

 

--Ah! la misérable! la misérable! balbutiait-il d'une voix étranglée,

elle veut me rendre fou.... Eh! n'es-tu pas montée un soir dans ma

chambre comme une prostituée, ne m'as-tu pas saoulé de tes caresses

pour me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait, il

sentait l'enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir

ici.... Il y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi?

est-ce que j'étais un coquin? Je vivais tranquille, en honnête homme,

ne faisant de mal à personne. Je n'aurais pas écrasé une mouche.

 

--C'est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec une obstination

désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

 

--Non, c'est toi, je te dis que c'est toi, reprit-il avec un éclat

terrible.... Vois-tu, ne m'exaspère pas, cela pourrait mal finir....

Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien! Tu t'es livrée à moi

comme une fille, là, dans la chambre de ton mari; tu m'y as fait

connaître tes voluptés qui m'ont affolé. Avoue que tu avais calculé

tout cela, que tu haïssais Camille, et que depuis longtemps tu voulais

le tuer. Tu m'as sans doute pris pour amant afin de me heurter contre

lui et de le briser.

 

--Ce n'est pas vrai.... C'est monstrueux ce que tu dis là.... Tu n'as

pas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi,

qu'avant de te connaître, j'étais une honnête femme qui n'avait jamais

fait de mal à personne. Si je t'ai rendu fou, tu m'as rendue plus

folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent.... J'aurais

trop de choses à te reprocher.

 

--Qu'aurais-tu donc à me reprocher?

 

--Non, rien... Tu ne m'as pas sauvée de moi-même, tu as profité de mes

abandons, tu t'es plu à désoler ma vie.... Je te pardonne tout

cela.... Mais, par grâce, ne m'accuse pas d'avoir tué Camille. Garde

ton crime pour toi, ne cherche pas à m'épouvanter davantage.

 

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage.

 

--Bats-moi, j'aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins.

 

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise et s'assit à

côté delà jeune femme.

 

--Écoute, lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme, il

y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu sais parfaitement que

nous l'avons commis ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que

moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te disant

innocente? Si tu étais innocente, tu n'aurais pas consenti à

m'épouser. Souviens-toi des deux années qui ont suivi le meurtre.

Désires-tu tenter une épreuve? Je vais aller tout dire au procureur

impérial, et tu verras si nous ne serons pas condamnés l'un et

l'autre.

 

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit:

 

--Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bien que

tu as tout fait.... Il ne me tourmente pas la nuit comme il te

 

--Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant, c'est toi

qui le vois passer dans tes cauchemars, je t'ai entendue crier.

 

--Ne dis pas cela, s'écria la jeune femme avec colère, je n'ai pas

crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh! je comprends, tu

cherches à le détourner de toi.... Je suis innocente!

 

Ils se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, craignant d'avoir

évoqué le cadavre du noyé. Leurs querelles finissaient toujours ainsi;

ils protestaient de leur innocence, ils cherchaient à se tromper

eux-mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs continuels

efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la responsabilité du crime,

à se défendre comme devant un tribunal, en faisant mutuellement peser

sur eux les charges les plus graves. Le plus étrange était qu'ils ne

parvenaient pas à être dupes de leurs serments, qu'ils se rappelaient

parfaitement tous deux les circonstances de l'assassinat. Ils lisaient

des aveux dans leurs yeux, lorsque leurs lèvres se donnaient des

démentis. C'étaient des mensonges puérils, des affirmations ridicules,

la dispute toute de mots de deux misérables qui mentaient pour mentir,

sans pouvoir se cacher qu'ils mentaient. Successivement, ils prenaient

le rôle d'accusateur, et, bien que jamais le procès qu'ils se

faisaient n'eût amené un résultat, ils le recommençaient chaque soir

avec un acharnement cruel. Ils savaient qu'ils ne prouveraient rien,

qu'ils ne parviendraient pas à effacer le passé, et ils tentaient

toujours cette besogne, ils revenaient toujours à la charge,

aiguillonnés par la douleur et l'effroi, vaincus à l'avance par

l'accablante réalité. Le bénéfice le plus net qu'ils tiraient de leurs

disputes était de produire une tempête de mots et de cris dont le

tapage les étourdissait un moment.

 

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu'ils s'accusaient, la

paralytique ne les quittait pas du regard. Une joie ardente luisait

dans ses yeux, lorsque Laurent levait sa large main sur la tête de

Thérèse.

 

 

 

 

XXIX

 

 

Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à bout par la peur, ne

sachant où trouver une pensée consolante, se mit à pleurer le noyé

tout haut devant Laurent.

 

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs trop tendus se

brisèrent, sa nature sèche et violente s'amollit. Déjà elle avait eu

des attendrissements pendant les premiers jours du mariage. Ces

attendrissements revinrent, comme une réaction nécessaire et fatale.

Lorsque la jeune femme eut lutté de toute son énergie nerveuse contre

le spectre de Camille, lorsqu'elle eut vécu pendant plusieurs mois

sourdement irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les

guérir par les seules volontés de son être, elle éprouva tout d'un

coup une telle lassitude qu'elle plia et fut vaincue. Alors, redevenue

femme, petite fille même, ne se sentant plus la force de se roidir, de

se tenir fiévreusement debout en face de ses épouvantes, elle se jeta

dans la pitié, dans les larmes et les regrets, espérant y trouver

quelque soulagement. Elle essaya de tirer parti des faiblesses de

chair et d'esprit qui la prenaient; peut-être le noyé, qui n'avait pas

cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses pleurs. Elle eut

ainsi des remords par calcul, se disant que c'était sans doute le

meilleur moyen d'apaiser et de contenter Camille. Comme certaines

dévotes, qui pensent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant

des lèvres et en prenant l'attitude humble de la pénitence, Thérèse

s'humilia, frappa sa poitrine, trouva des mots de repentir, sans avoir

au fond du coeur autre chose que de la crainte et de la lâcheté.

D'ailleurs, elle éprouvait une sorte de plaisir physique à

s'abandonner, à se sentir molle et brisée, à s'offrir à la douleur

sans résistance.

 

Elle accabla Mme Raquin de son désespoir larmoyant. La paralytique lui

devint d'un usage journalier; elle lui servait en quelque sorte de

prie-Dieu, de meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer

ses fautes et en demander le pardon. Dès qu'elle éprouvait le besoin

de pleurer, de se distraire en sanglotant, elle s'agenouillait devant

l'impotente, et là, criait, étouffait, jouait à elle seule une scène

de remords qui la soulageait en l'affaiblissant.

 

--Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mérite pas de grâce.

Je vous ai trompée, j'ai poussé votre fils à la mort. Jamais vous ne

me pardonnerez!... Et pourtant si vous lisiez en moi les remords qui

me déchirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être auriez-vous

pitié.... Non, pas de pitié pour moi. Je voudrais mourir ainsi à vos

pieds, écrasée par la honte et la douleur.

 

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du

désespoir à l'espérance, se condamnant, puis se pardonnant; elle

prenait une voix de petite fille malade, tantôt brève, tantôt

plaintive; elle s'aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite,

obéissant à toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et

de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait

qu'elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son

monologue dans le rêve. Quand elle s'était bien étourdie de ses

propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée, et elle

descendait à la boutique, calmée, ne craignant plus d'éclater en

sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu'un nouveau besoin de

remords la prenait elle se hâtait de remonter et de s'agenouiller

encore aux pieds de l'impotente. Et la scène recommençait dix fois par

 

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l'étage de son repentir

devaient imposer à sa tante des angoisses indicibles. La vérité était

que, si l'on avait cherché à inventer un supplice pour torturer Mme

Raquin, on n'en aurait pas à coup sûr trouvé de plus effroyable que la

comédie du remords jouée par sa nièce. La paralytique devinait

l'égoïsme caché sous ces effusions de douleur. Elle souffrait

horriblement de ces longs monologues qu'elle était forcée de subir à

chaque instant, et qui toujours remettaient devant elle l'assassinat

de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle s'enfermait dans une

pensée implacable de vengeance, que son impuissance rendait plus

aiguë, et, toute la journée, il lui fallait entendre des demandes de

pardon, des prières humbles et lâches. Elle aurait voulu répondre;

certaines phrases de sa nièce faisaient monter à sa gorge des refus

écrasants, mais elle devait rester muette, laissant Thérèse plaider sa

cause, sans jamais l'interrompre. L'impossibilité où elle était de

crier et de se boucher les oreilles l'emplissait d'un tourment

inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune femme entraient

dans son esprit, lentes et plaintives, comme un chant irritant. Elle

crut un instant que les meurtriers lui infligeaient ce genre de

supplice par une pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen de

défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce s'agenouillait

devant elle; si elle l'entendait, elle ne la voyait pas.

 

Thérèse finit par s'enhardir jusqu'à embrasser sa tante. Un jour,

pendant un accès de repentir, elle feignit devoir surpris dans les

yeux de la paralytique une pensée de miséricorde; elle se traîna sur

les genoux, elle se souleva, en criant d'une voix éperdue: « Vous me

pardonnez! vous me pardonnez! » puis elle baisa le front et les joues

de la pauvre vieille, qui ne put rejeter la tête en arrière. La chair

froide sur laquelle Thérèse posa lès lèvres, lui causa un violent

dégoût. Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et les

remords, un excellent moyen d'apaiser ses nerfs; elle continua à

embrasser chaque jour l'impotente, par pénitence et pour se soulager.

 

--Oh! que vous êtes bonne! s'écriait-elle parfois. Je vois bien que

mes larmes vous ont touchée.... Vos regards sont pleins de pitié....

Je suis sauvée....

 

Et elle l'accablait de caresses, elle posait sa tête sur ses genoux,

lui baisait les mains, lui souriait d'une façon heureuse, la soignait

avec les marques d'une affection passionnée. Au bout de quelque temps,

elle crut à la réalité de cette comédie, elle s'imagina qu'elle avait

obtenu le pardon de Mme Raquin, et ne l'entretint plus que du bonheur

qu'elle éprouvait d'avoir sa grâce.

 

C'en était trop pour la paralytique. Elle faillit en mourir. Sous les

baisers de sa nièce, elle ressentait cette sensation âcre de

répugnance et de rage qui l'emplissait matin et soir, lorsque Laurent

la prenait dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était

obligée de subir les caresses immondes de la misérable qui avait trahi

et tué son fils, elle ne pouvait même essuyer de la main les baisers

que cette femme laissait sur ses joues. Pendant de longues heures,

elle sentait ces baisers qui la brûlaient. C'est ainsi qu'elle était

devenue la poupée des meurtriers de Camille, poupée qu'ils

habillaient, qu'ils tournaient à droite et à gauche, dont ils se

servaient selon leurs besoins et leurs caprices. Elle restait inerte

entre leurs mains, comme si elle n'avait eu que du son dans les

entrailles, et cependant ses entrailles vivaient, révoltées et

déchirées, au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui

l'exaspéra surtout, ce fut l'atroce moquerie de la jeune femme qui

prétendait lire des pensées de miséricorde dans ses regards, lorsque

ses regards auraient voulu foudroyer la criminelle. Elle fit souvent

des efforts suprêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute

sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son compte à se

répéter vingt fois par jour qu'elle était pardonnée, redoubla de

caresses, ne voulant rien deviner. Il fallut que la paralytique

acceptât des remerciements et des effusions que son coeur repoussait.

Elle vécut, dès lors, pleine d'une irritation amère et impuissante, en

face de sa nièce assouplie qui cherchait des tendresses adorables pour

la récompenser de ce qu'elle nommait sa bonté céleste.

 

Lorsque Laurent était là et que sa femme s'agenouillait devant Mme

Raquin, il la relevait avec brutalité:

 

--Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je pleure, est-ce que je

me prosterne, moi?... Tu fais tout cela pour me troubler.

 

Les remords de Thérèse l'agitaient étrangement. Il souffrait davantage

depuis que sa complice se traînait autour de lui, les yeux rougis par

les larmes, les lèvres suppliantes. La vue de ce regret vivant

redoublait ses effrois, augmentait son malaise. C'était comme un

reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il craignait que

le repentir ne poussât un jour sa femme à tout révéler. Il aurait

préféré qu'elle restât roidie et menaçante, se défendant avec âpreté

contre ses accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle

reconnaissait volontiers maintenant la part qu'elle avait prise au

crime, elle s'accusait elle-même, elle se faisait molle et craintive,

et partait de là pour implorer la rédemption avec des humilités

ardentes. Cette attitude irritait Laurent. Leurs querelles étaient,

chaque soir, plus accablantes et plus sinistres.

 

--Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes de grands coupables,

il faut nous repentir, si nous voulons goûter quelque tranquillité....

Vois, depuis que je pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons

ensemble que nous sommes justement punis d'avoir commis un crime

 

--Bah! répondait brusquement Laurent, dis ce que tu voudras. Je te

sais diablement habile et hypocrite. Pleure, si cela peut te

distraire. Mais, je t'en prie, ne me casse pas la tête avec tes

 

--Ah! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es lâche, cependant, tu

as pris Camille en traître.

 

--Veux-tu dire que je suis seul coupable?

 

--Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus coupable que toi.

J'aurais dû sauver mon mari de tes mains. Oh! je connais toute

l'horreur de ma faute, mais je tâche de me la faire pardonner, et j'y

réussirai, Laurent, tandis que toi, tu continueras à mener une vie

désolée.... Tu n'as pas même le coeur d'éviter à ma pauvre tante la

vue de tes ignobles colères, tu ne lui as jamais adressé un mot de

 

Et elle embrassait Mme Raquin, qui fermait les yeux. Elle tournait

autour d'elle, remontant l'oreiller qui lui soutenait la tête, lui

prodiguant mille amitiés. Laurent était exaspéré.

 

--Eh! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue et tes soins lui

sont odieux. Si elle pouvait lever la main, elle te souffletterait.

 

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses attitudes résignées

le faisaient peu à peu entrer dans des colères aveugles. Il voyait

bien quelle était sa tactique: elle voulait ne plus faire cause

commune avec lui, se mettre à part, au fond de ses regrets, afin de se

soustraire aux étreintes du noyé. Par moments, il se disait qu'elle

avait peut-être pris le bon chemin, que les larmes la guériraient de

ses épouvantes, et il frissonnait à la pensée d'être seul à souffrir,

à avoir peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout au

moins la comédie du remords, pour essayer; mais il ne pouvait trouver

les sanglots et les mots nécessaires, il se rejetait dans la violence,

il secouait Thérèse pour l'irriter et la ramener avec lui dans la

folie furieuse. La jeune femme s'étudiait à rester inerte, à répondre

par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, à se faire

d'autant plus humble et plus repentante qu'il se montrait plus rude.

Laurent montait ainsi jusqu'à la rage. Pour mettre le comble à son

irritation, Thérèse finissait toujours par faire le panégyrique de

Camille, par étaler les vertus de sa victime.

 

--Il était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fussions bien

cruels pour nous attaquer à cet excellent coeur qui n'avait jamais eu

une mauvaise pensée.

 

--Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu veux dire qu'il

était bête, n'est-ce pas.... Tu as donc oublié? Tu prétendais que la

moindre de ses paroles t'irritait, qu'il ne pouvait ouvrir la bouche

sans laisser échapper une sottise.

 

--Ne raille pas.... Il ne te manque plus que d'insulter l'homme que tu

as assassiné.... Tu ne connais rien au coeur des femmes, Laurent;

Camille m'aimait et je l'aimais.

 

--Tu l'aimais, ah! vraiment, voilà qui est bien trouvé.... C'est sans

doute parce que tu aimais ton mari que tu m'as pris pour amant.... Je

me souviens d'un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant

que Camille t'écoeurait lorsque tes doigts s'enfonçaient dans sa chair

comme dans l'argile.... Oh! je sais pourquoi tu m'as aimé, moi. Il te

fallait des bras autrement vigoureux que ceux de ce pauvre diable.

 

--Je l'aimais comme une soeur. Il était le fils de ma bienfaitrice, il

avait toutes les délicatesses des natures faibles, il se montrait

noble et généreux, serviable et aimant.... Et nous l'avons tué, mon

Dieu! mon Dieu?

 

Elle pleurait, elle se pâmait. Mme Raquin lui jetait des regards

aigus, indignée d'entendre l'éloge de Camille dans une pareille

bouche. Laurent, ne pouvant rien contre ce débordement de larmes se

promenait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen suprême pour

étouffer les remords de Thérèse. Tout le bien qu'il entendait dire de

sa victime finissait par lui causer une anxiété poignante; il se

laissait prendre parfois aux accents déchirants de sa femme, il

croyait réellement aux vertus de Camille, et ses effrois redoublaient.

Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l'amenait à des actes de

violence, c'était le parallèle que la veuve du noyé ne manquait jamais

d'établir entre son premier et son second mari, tout à l'avantage du

 

--Eh bien! oui, criait-elle, il était meilleur que toi, je préférerais

qu'il vécût encore et que tu fusses à sa place couché dans la terre.

 

Laurent haussait d'abord les épaules.

 

--Tu as beau dire, continuait-elle en s'animant, je ne l'ai peut-être

pas aimé de son vivant, mais maintenant je me souviens et je

l'aime.... Je l'aime et je te hais, vois-tu. Toi, tu es un

assassin....

 

--Te tairas-tu! hurlait Laurent.

 

--Et lui, il est une victime, un honnête homme qu'un coquin a tué. Oh!

tu ne me fais pas peur.... Tu sais bien que tu es un misérable, un

homme brutal, sans coeur, sans âme. Comment veux-tu que je t'aime,

maintenant que te voilà couvert du sang de Camille?... Camille avait

toutes les tendresses pour moi et je te tuerais, entends-tu? si cela

pouvait ressusciter Camille et me rendre son amour.

 

--Te tairas-tu, misérable?

 

--Pourquoi me tairais-je? je dis la vérité. J'achèterais le pardon au

prix de ton sang. Ah! que je pleure et que je souffre! C'est ma faute

si ce scélérat a assassiné mon mari.... Il faudra que j'aille une nuit

baiser la terre où il repose. Ce sont là mes dernières voluptés.

 

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces que Thérèse

étalait devant ses yeux, se précipitait sur elle, la renversait par

terre et la serrait sous son genou, le poing haut.

 

--C'est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi.... Jamais Camille n'a

levé la main sur ma tête, mais toi, tu es un monstre!

 

Et Laurent, fouetté par ces paroles, la secouait avec rage, la

battait, meurtrissait son corps de son poing fermé. A deux reprises,

il faillit l'étrangler. Thérèse mollissait sous les coups; elle

goûtait une volupté âpre à être frappée; elle s'abandonnait, elle

s'offrait, elle provoquait son mari pour qu'il l'assommât davantage.

C'était encore là un remède contre les souffrances de sa vie; elle

dormait mieux la nuit, quand elle avait été bien battue le soir. Mme

Raquin goûtait des délices cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi

sa nièce sur le carreau, lui labourant le corps de coups de pied.

 

L'existence de l'assassin était effroyable, depuis le jour où Thérèse

avait eu l'infernale invention d'avoir des remords et de pleurer tout

haut Camille. A partir de ce moment, le misérable vécut éternellement

avec sa victime; à chaque heure, il dut entendre sa femme louant et

regrettant son premier mari. La moindre circonstance devenait un

prétexte: Camille faisait ceci, Camille faisait cela, Camille avait

telle qualité, Camille aimait de telle manière. Toujours Camille,

toujours des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de Camille.

Thérèse employait toute sa méchanceté à rendre plus cruelle cette

torture qu'elle infligeait à Laurent pour se sauvegarder elle-même.

Elle descendit dans les détails les plus intimes, elle conta les mille

riens de sa jeunesse avec des soupirs de regret, et mêla ainsi le

souvenir du noyé à chacun des actes de la vie journalière. Le cadavre,

qui hantait déjà la maison, y fut introduit ouvertement. Il s'assit

sur les sièges, se mit devant la table, s'étendit dans le lit, se

servit des meubles, des objets qui traînaient. Lauréat ne pouvait

toucher une fourchette, une brosse, n'importe quoi, sans que Thérèse

lui fît sentir que Camille avait touché cela avant lui. Sans cesse

heurté contre l'homme qu'il avait tué, le meurtrier finit par éprouver

une sensation bizarre qui faillit le rendre fou; il s'imagina, à force

d'être comparé à Camille, de se servir des objets dont Camille s'était

servi, qu'il était Camille, qu'il s'identifiait avec sa victime. Son

cerveau éclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire

taire, pour ne plus entendre les paroles qui le poussaient au délire.

Toutes leurs querelles se termineraient par des coups.

 

 

 

 

XXX

 

 

Il vint une heure où Mme Raquin, pour échapper aux souffrances qu'elle

endurait, eut la pensée de se laisser mourir de faim. Son courage

était à bout, elle ne pouvait supporter plus longtemps le martyre que

lui imposait la continuelle présence des meurtriers, elle rêvait de

chercher dans la mort un soulagement suprême. Chaque jour ses

angoisses devenaient plus vives, lorsque Thérèse l'embrassait, lorsque

Laurent la prenait dans ses bras et la portait comme un enfant. Elle

décida qu'elle échapperait à ces caresses et à ces étreintes qui lui

causaient d'horribles dégoûts. Puisqu'elle ne vivait déjà plus assez

pour venger son fils, elle préférait être tout à fait morte et ne

laisser entre les mains des assassins qu'un cadavre qui ne sentirait

rien et dont ils feraient ce qu'ils voudraient.

 

Pendant deux jours elle refusa toute nourriture, mettant ses dernières

forces à serrer les dents, rejetant ce qu'on réussissait à lui

introduire dans la bouche. Thérèse était désespérée: elle se demandait

au pied de quelle borne elle irait pleurer et se repentir, quand sa

tante ne serait plus là. Elle lui tint d'interminables discours pour

lui prouver qu'elle devait vivre; elle pleura, elle se fâcha même,

retrouvant ses anciennes colères, ouvrant les mâchoires de la

paralytique comme on ouvre celles d'un animal qui résiste. Mme Raquin

tenait bon. C'était une lutte odieuse.

 

Laurent restait parfaitement neutre et indifférent. Il s'étonnait de

la rage que Thérèse mettait à empêcher le suicide de l'impotente.

Maintenant que la présence de la vieille femme leur était inutile, il

souhaitait sa mort. Il ne l'aurait pas tuée, mais puisqu'elle désirait

mourir, il ne voyait pas la nécessité de lui en refuser les moyens.

 

--Eh! laisse-la donc, criait-il à sa femme. Ce sera un bon

débarras.... Nous serons peut-être plus heureux, quand elle ne sera

plus là.

 

Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant elle, causa à Mme

Raquin une étrange émotion. Elle eut peur que l'espérance de Laurent

ne se réalisât, qu'après sa mort le ménage ne goûtât des heures calmes

et heureuses. Elle se dit qu'elle était lâche de mourir, qu'elle

n'avait pas le droit de s'en aller avant d'avoir assisté au dénoûment

de la sinistre aventure. Alors seulement elle pourrait descendre dans

la nuit, pour dire à Camille; « Tu es vengé. » La pensée du suicide

lui devint lourde, lorsqu'elle songea tout d'un coup à l'ignorance

qu'elle emporterait dans la tombe; là, au milieu du froid et du

silence de la terre, elle dormirait, éternellement tourmentée par

l'incertitude où elle serait du châtiment de ses bourreaux. Pour bien

dormir du sommeil de la mort, il lui fallait s'assoupir dans la joie

cuisante de la vengeance, il lui fallait emporter un rêve de haine

satisfaite, un rêve qu'elle ferait pendant l'éternité. Elle prit les

aliments que sa nièce lui présentait, elle consentira vivre encore.

 

D'ailleurs, elle voyait bien que le dénoûment ne pouvait être loin.

Chaque jour, la situation entre les époux devenait plus tendue, plus

insoutenable. Un éclat, qui devait tout briser, était imminent.

Thérèse et Laurent se dressaient plus menaçants l'un devant l'autre, à

toute heure. Ce n'était plus seulement la nuit qu'ils souffraient de

leur intimité; leurs journées entières se passaient au milieu

d'anxiétés, de crises déchirantes. Tout leur devenait effroi et

souffrance. Ils vivaient dans un enfer, se meurtrissant, rendant amer

et cruel ce qu'ils faisaient et ce qu'ils disaient, voulant se pousser

l'un l'autre au fond du gouffre qu'ils sentaient sous leurs pieds, et

tombant à la fois.

 

La pensée de la séparation leur était bien venue à tous deux. Ils

avaient rêvé, chacun de son côté, de fuir, d'aller goûter quelque

repos, loin de ce passage du Pont-Neuf dont l'humidité et la crasse

semblaient faites pour leur vie désolée. Mais ils n'osaient, ils ne

pouvaient se sauver. Ne point se déchirer mutuellement, ne point

rester là pour souffrir et se faire souffrir, leur paraissait

impossible. Ils avaient l'entêtement de la haine et de la cruauté. Une

sorte de répulsion et d'attraction les écartait et les retenait à la

fois; ils éprouvaient cette sensation étrange de deux personnes qui,

après s'être querellées, veulent se séparer, et qui cependant

reviennent toujours pour se crier de nouvelles injures. Puis des

obstacles matériels s'opposaient à leur fuite, ils ne savaient que

faire de l'impotente, ni que dire aux invités du jeudi. S'ils

fuyaient, peut-être se douterait-on de quelque chose; alors ils

s'imaginaient qu'on les poursuivait, qu'on les guillotinait. Et ils

restaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient misérablement

dans l'horreur de leur existence.

 

Quand Laurent n'était pas là, pendant la matinée et l'après-midi,

Thérèse allait de la salle à manger à la boutique, inquiète et

troublée, ne sachant comment remplir le vide qui chaque jour se

creusait davantage en elle. Elle était désoeuvrée, lorsqu'elle ne

pleurait pas aux pieds de Mme Raquin ou qu'elle n'était pas battue et

injuriée par son mari. Dès qu'elle se trouvait seule dans la boutique,

un accablement la prenait, elle regardait d'un air hébété les gens qui

traversaient la galerie sale et noire, elle devenait triste à mourir

au fond de ce caveau sombre, puant le cimetière. Elle finit par prier

Suzanne de venir passer les journées entières avec elle, espérant que

la présence de cette pauvre créature, douce et pâle, la calmerait.

 

Suzanne accepta son offre avec joie; elle l'aimait toujours d'une

sorte d'amitié respectueuse; depuis longtemps elle avait le désir de

venir travailler avec elle, pendant qu'Olivier était à son bureau.

Elle apporta sa broderie et prit, derrière le comptoir, la place vide

de Mme Raquin.

 

Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un peu sa tante. Elle monta

moins souvent pleurer sur ses genoux et baiser sa face morte. Elle

avait une autre occupation. Elle écoutait avec des efforts d'intérêt

les bavardages lents de Suzanne qui parlait de son ménage, des

banalités de sa vie monotone. Cela la tirait d'elle-même. Elle se

surprenait parfois á s'intéresser à des sottises, ce qui la faisait

ensuite sourire amèrement.

 

Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquentait la boutique.

Depuis que sa tante était étendue en haut dans son fauteuil, elle

laissait le magasin se pourrir, elle abandonnait les marchandises à la

poussière et à l'humidité. Des odeurs de moisi traînaient, des

araignées descendaient du plafond, le parquet n'était presque jamais

balayé. D'ailleurs, ce qui mit en fuite les clientes fut l'étrange

façon dont Thérèse les recevait parfois. Lorsqu'elle était en haut,

battue par Laurent ou secouée par une crise d'effroi, et que la

sonnette de la porte du magasin tintait impérieusement, il lui fallait

descendre, sans presque prendre le temps de renouer ses cheveux ni

d'essuyer ses larmes; elle servait alors avec brusquerie la cliente

qui l'attendait, elle s'épargnait même souvent la peine de la servir,

en répondant, du haut de l'escalier de bois, qu'elle ne tenait plus de

ce dont on demandait. Ces façons peu engageantes n'étaient pas faites

pour retenir les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées

aux amabilités doucereuses de Mme Raquin, se retirèrent devant les

rudesses et les regards fous de Thérèse. Quand cette dernière eut pris

Suzanne avec elle, la défection fut complète: les deux jeunes femmes,

pour ne plus être dérangées au milieu de leurs bavardages,

s'arrangèrent de manière à congédier les dernières acheteuses qui se

présentaient encore. Dès lors, le commerce de mercerie cessa de

fournir un sou aux besoins du ménage; il fallut attaquer le capital

des quarante et quelques mille francs.

 

Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi entières. Personne ne

savait où elle allait. Elle avait sans doute pris Suzanne avec elle,

non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi pour garder la

boutique, pendant ses absences. Le soir, quand elle rentrait,

éreintée, les paupières noires d'épuisement, elle retrouvait la petite

femme d'Olivier, derrière le comptoir, affaissée, souriant d'un

sourire vague, dans la même attitude où elle l'avait laissée cinq

heures auparavant.

 

Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante. Elle

acquit la certitude qu'elle était enceinte. La pensée d'avoir un

enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu'elle s'expliquât

pourquoi. Elle avait vaguement peur d'accoucher d'un noyé. Il lui

semblait sentir dans ses entrailles le froid d'un cadavre dissous et

amolli. A tout prix, elle voulut débarrasser son sein de cet enfant

qui la glaçait et qu'elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit

rien à son mari, et, un jour, après l'avoir cruellement provoqué,

comme il levait le pied contre elle, elle présenta le ventre. Elle se

laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une

fausse couche.

 

De son côté, Laurent menait une existence affreuse. Les journées lui

semblaient d'une longueur insupportable; chacune d'elles ramenait les

mêmes angoisses, les mêmes ennuis lourds, qui l'accablaient à heures

fixes avec une monotonie et une régularité écrasantes. Il se traînait

dans sa vie, épouvanté chaque soir par le souvenir de la journée et

par l'attente du lendemain. Il savait que, désormais, tous ses jours

se ressembleraient, que tous lui apporteraient d'égales souffrances.

Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l'attendaient,

sombres et implacables, venant à la file, tombant sur lui et

l'étouffant peu à peu. Lorsque l'avenir est sans espoir, le présent

prend une amertume ignoble. Laurent n'avait plus de révolte, il

s'avachissait, il s'abandonnait au néant qui s'emparait déjà de son

être. L'oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait, ne sachant où

aller, écoeuré à la pensée de faire ce qu'il avait fait la veille, et

forcé malgré lui de le faire de nouveau. Il se rendait à son atelier,

par habitude, par manie. Cette pièce, aux murs gris, d'où l'on ne

voyait qu'un carré désert de ciel, l'emplissait d'une tristesse morne.

Il se vautrait sur son divan, les bras pendants, la pensée alourdie.

D'ailleurs, il n'osait plus toucher à un pinceau. Il avait fait de

nouvelles tentatives, et toujours la face de Camille s'était mise à

ricaner sur la toile. Pour ne pas glisser à la folie, il finit par

jeter sa botte à couleurs dans un coin, par s'imposer la paresse la

plus absolue. Cette paresse forcée lui était d'une lourdeur

 

L'après-midi, il se questionnait avec angoisse pour savoir ce qu'il

ferait. Il restait pendant une demi-heure sur le trottoir de la rue

Mazarine, à se consulter, à hésiter sur les distractions qu'il

pourrait prendre. Il repoussait l'idée de remonter à son atelier, il

se décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis à marcher le

long des quais. Et, jusqu'au soir, il allait devant lui, hébété, pris

de frissons brusques, lorsqu'il regardait la Seine. Qu'il fût dans son

atelier ou dans les rues, son accablement était le même. Le lendemain,

il recommençait, il passait la matinée sur son divan, il se traînait

l'après-midi le long des quais. Cela durait depuis des mois, et cela

pouvait durer pendant des années.

 

Parfois Laurent songeait qu'il avait tué Camille pour ne rien faire

ensuite, et il était tout étonné, maintenant qu'il ne faisait rien,

d'endurer de telles souffrances. Il aurait voulu se forcer au bonheur.

Il se prouvait qu'il avait tort de souffrir, qu'il venait d'atteindre

la suprême félicité, qui consiste à se croiser les bras, et qu'il

était un imbécile de ne pas goûter en paix cette félicite. Mais ses

raisonnements tombaient devant les faits. Il était obligé de s'avouer

au fond de lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles en

lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer à ses désespoirs

et en approfondir l'âpreté incurable. La paresse, cette existence de

brute qu'il avait rêvée, était son châtiment. Par moments, il

souhaitait avec ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées.

Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la fatalité

sourde qui lui liait les membres pour l'écraser plus sûrement.

 

A la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu'il battait

Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleur engourdie.

 

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, lui venait

de la morsure que Camille lui avait faite au cou. A certains moments,

il s'imaginait que cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S'il

venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu'il croyait

ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. Il ne

pouvait se mettre devant un miroir sans voir s'accomplir le phénomène

qu'il avait si souvent remarqué et qui l'épouvantait toujours; sous

l'émotion qu'il éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la

plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte de blessure

vivant sur lui, se réveillant, rougissant et le mordant au moindre

trouble, l'effrayait et le torturait. Il finissait par croire que les

dents du noyé avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau

de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait plus appartenir

à son corps; c'était comme de la chair étrangère qu'on aurait collée

en cet endroit, comme une chair empoisonnée qui pourrissait ses

propres muscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant

et dévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait à

l'égratigner à cette place; elle y entrait parfois ses ongles et le

faisait hurler de douleur. D'ordinaire, elle feignait de sangloter,

dès qu'elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insupportable à

Laurent. Toute la vengeance qu'elle tirait de ses brutalités était de

le martyriser à l'aide de cette morsure.

 

Il avait bien des fois été tenté, lorsqu'il se rasait, de s'entamer le

cou, pour faire disparaître les marques des dents du noyé. Devant le

miroir, quand il levait le menton et qu'il apercevait la tache rouge,

sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des rages soudaines,

il approchait vivement le rasoir, près de couper en pleine chair. Mais

le froid du rasoir sur sa peau le rappelait toujours à lui; il avait

une défaillance, il était obligé de s'asseoir et d'attendre que sa

lâcheté rassurée lui permît d'achever de se faire la barbe.

 

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement, que pour entrer dans

des colères aveugles et puériles. Lorsqu'il était las de se quereller

avec Thérèse et de la battre, il donnait, comme les enfants, des coups

de pied dans les murs, il cherchait quelque chose à briser. Cela le

soulageait. Il avait une haine particulière pour le chat tigré

François qui, dès qu'il arrivait, allait se réfugier sur les genoux de

l'impotente. Si Laurent ne l'avait pas encore tué, c'est qu'à la

vérité il n'osait le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux

ronds d'une fixité diabolique. C'étaient ces yeux, toujours ouverts

sur lui, qui exaspéraient le jeune homme; il se demandait ce que lui

voulaient ces yeux qui ne le quittaient pas; il finissait pas avoir de

véritables épouvantes, s'imaginant des choses absurdes. Lorsqu'à

table, à n'importe quel moment, au milieu d'une querelle ou d'un long

silence, il venait tout à coup, en tournant la tête, à apercevoir les

regards de François qui l'examinait d'un air lourd et implacable, il

pâlissait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au chat:

« Hé! parle donc, dis-moi au moins ce que tu me veux. » Quand il

pouvait lui écraser une patte ou la queue, il le faisait avec une joie

effrayée, et alors le miaulement de la pauvre bête le remplissait

d'une vague terreur, comme s'il eût entendu le cri de douleur d'une

personne. Laurent, à la lettre, avait peur de François. Depuis surtout

que ce dernier vivait sur les genoux de l'impotente, comme au sein

d'une forteresse inexpugnable, d'où il pouvait impunément braquer ses

yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille établissait une

vague ressemblance entre cette bête irritée et la paralytique. Il se

disait que le chat, ainsi que Mme Raquin, connaissait le crime et le

dénoncerait, si jamais il parlait un jour.

 

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, que celui-ci, au

comble de l'irritation, décida qu'il fallait en finir. Il ouvrit toute

grande la fenêtre de la salle à manger, et vint prendre le chat par la

peau du cou. Mme Raquin comprit; deux grosses larmes coulèrent sur ses

joues. Le chat se mit à gronder, à se roidir, en tâchant de se

retourner pour mordre la main de Laurent. Mais celui-ci tint bon; il

lui fît faire deux ou trois tours, puis l'envoya de toute la force de

son bras contre la muraille noire d'en face. François s'y aplatit, s'y

cassa les reins, et retomba sur le vitrage du passage. Pendant toute

la nuit, la misérable bête se traîna le long de la gouttière, l'échine

brisée, en poussant des miaulements rauques. Cette nuit-là, Mme Raquin

pleura François presque autant qu'elle avait pleuré Camille; Thérèse

eut une atroce crise de nerfs. Les plaintes du chat étaient sinistres,

dans l'ombre, sous les fenêtres.

 

Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes, Il s'effraya de certains

changements qu'il remarqua dans l'attitude de sa femme.

 

Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua plus à Mme Raquin

des effusions de repentir, des baisers reconnaissants. Elle reprenait

devant la paralytique des airs de cruauté froide, d'indifférence

égoïste. On eût dit qu'elle avait essayé du remords, et que, le

remords n'ayant pas réussi à la soulager, elle s'était tournée vers un

autre remède. Sa tristesse venait sans doute de son impuissance à

calmer sa vie. Elle regarda l'impotente avec une sorte de dédain,

comme une chose inutile qui ne pouvait même plus servir à sa

consolation. Elle ne lui accorda que les soins nécessaires pour ne pas

la laisser mourir de faim. A partir de ce moment, muette, accablée,

elle se traîna dans la maison. Elle multiplia ses sorties, s'absenta

jusqu'à quatre et cinq fois par semaine.

 

Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent. Il crut que le

remords, prenant une nouvelle forme chez Thérèse, se manifestait

maintenant par cet ennui morne qu'il remarquait en elle. Cet ennui lui

parut bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont elle

l'accablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne le

querellait plus, elle semblait tout garder au fond de son être. Il

aurait mieux aimé l'entendre épuiser sa souffrance que de la voir

ainsi repliée sur elle-même. Il craignit qu'un jour l'angoisse ne

l'étouffât et que, pour se soulager, elle n'allât tout conter à un

prêtre ou à un juge d'instruction.

 

Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une effrayante

signification à ses yeux. Il pensa qu'elle cherchait un confident au

dehors, qu'elle préparait sa trahison. A deux reprises il voulut la

suivre, et la perdit dans les rues. Il se mit à la guetter de nouveau.

Une pensée fixe s'était emparée de lui: Thérèse allait faire des

révélations, poussée à bout par la souffrance, et il lui fallait la

bâillonner, arrêter les aveux dans sa gorge.

 

 

 

 

XXXI

 

 

Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier, s'établit chez un

marchand de vin qui occupait un des coins de la rue Guénégaud, en face

du passage. De là, il se mit à examiner les personnes qui débouchaient

sur le trottoir de la rue Mazarine. Il guettait Thérèse. La veille, la

jeune femme avait dit qu'elle sortirait de bonne heure et qu'elle ne

rentrerait sans doute que le soir.

 

Laurent attendit une grande demi-heure, il savait que sa femme s'en

allait toujours par la rue Mazarine; un moment, pourtant, il craignit

qu'elle ne lui eût échappé en prenant la rue de Seine. Il eut l'idée

de rentrer dans la galerie, de se cacher dans l'allée même de la

maison. Comme il s'impatientait, il vit Thérèse sortir vivement du

passage. Elle était vêtue d'étoffes claires, et pour la première fois,

il remarqua qu'elle s'habillait comme une fille, avec une robe à

longue traîne; elle se dandinait sur le trottoir d'une façon

provocante, regardant les hommes, relevant si haut le devant de sa

jupe, en la prenant, à poignée, qu'elle montrait tout le devant de ses

jambes, ses bottines lacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue

Mazarine. Laurent la suivit.

 

Le temps était doux, la jeune femme marchait lentement, la tête un peu

renversée, les cheveux dans le dos. Les hommes qui l'avaient regardée

de face se retournaient pour la voir par derrière. Elle prit la rue de

l'École-de-Médecine. Laurent fut terrifié; il savait qu'il y avait

quelque part près de là un commissariat de police; il se dit qu'il ne

pouvait plus douter, que sa femme allait sûrement le livrer. Alors il

se promit de s'élancer sur elle, si elle franchissait la porte du

commissariat, de la supplier, de la battre, de la forcer à se taire.

Au coin d'une rue, elle regarda un sergent de ville qui passait, et il

trembla de lui voir aborder ce sergent de ville; il se cacha dans le

creux d'une porte, saisi de la crainte soudaine d'être arrêté

sur-le-champ s'il se montrait. Cette course fut pour lui une véritable

agonie; tandis que sa femme s'étalait au soleil sur le trottoir,

traînant ses jupes, nonchalante et impudique, il venait derrière elle,

pâle et frémissant, se répétant que tout était fini, qu'il ne pourrait

se sauver et qu'on le guillotinerait. Chaque pas qu'il lui voyait

faire lui semblait un pas de plus vers le châtiment. La peur lui

donnait une sorte de conviction aveugle, les moindres mouvements de la

jeune femme ajoutaient à sa certitude. Il la suivait, il allait où

elle allait comme on va au supplice.

 

Brusquement, en débouchant sur l'ancienne place Saint-Michel, Thérèse

se dirigea vers un café qui faisait alors le coin de la rue

Monsieur-le-Prince. Elle s'assit au milieu d'un groupe de femmes et

d'étudiants, à une des tables posées sur le trottoir. Elle donna

familièrement des poignées de main à tout ce monde. Puis elle se fit

servir une absinthe.

 

Elle semblait à l'aise, elle causait avec un jeune homme blond, qui

l'attendait sans doute là depuis quelque temps. Deux filles vinrent se

pencher sur la table qu'elle occupait, et se mirent à la tutoyer de

leur voix enrouée. Autour d'elle, les femmes fumaient des cigarettes,

les hommes embrassaient les femmes en pleine rue, devant les passants,

qui ne tournaient seulement pas la tête. Les gros mots, les rires gras

arrivaient jusqu'à Laurent, demeuré immobile de l'autre côté de la

place, sous une porte cochère.

 

Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se leva, prit le bras du

jeune homme blond et descendit la rue de la Harpe. Laurent les suivit

jusqu'à la rue Saint-André-des-Arts. Là, il les vit entrer dans une

maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée, les yeux levés,

regardant la façade de la maison. Sa femme se montra un instant à une

fenêtre ouverte du second étage. Puis il crut distinguer les mains du

jeune homme blond qui se glissaient autour de la taille de Thérèse. La

fenêtre se ferma avec un bruit sec.

 

Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s'en alla tranquillement,

rassuré, heureux.

 

--Bah! se disait-il en descendant vers les quais, cela vaut mieux.

Comme ça, elle a une occupation, elle ne songe pas à mal.... Elle est

diablement plus fine que moi.

 

Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir eu le premier l'idée de se

jeter dans le vice. Il pouvait y trouver un remède contre la terreur.

Il n'y avait pas pensé, parce que sa chair était morte, et qu'il ne se

sentait plus le moindre appétit de débauche. L'infidélité de sa femme

le laissait parfaitement froid; il n'éprouvait aucune révolte de sang

et de nerfs à la pensée qu'elle se trouvait entre les bras d'un autre

homme. Au contraire, cela lui paraissait plaisant: il lui semblait

qu'il avait suivi la femme d'un camarade et il riait du bon tour que

cette femme jouait à son mari. Thérèse lui était devenue étrangère à

ce point, qu'il ne l'entendait plus vivre dans sa poitrine; il

l'aurait vendue et livrée cent fais pour acheter une heure de calme.

 

Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et heureuse qui

venait de le faire passer de l'épouvante à la paix. Il remerciait

presque sa femme d'être allée chez un amant lorsqu'il croyait qu'elle

se rendait chez un commissaire de police. Cette aventure avait un

dénouement tout imprévu qui le surprenait d'une façon agréable. Ce

qu'il vit de plus clair dans tout cela, c'est qu'il avait eu tort de

trembler, et qu'il devait à son tour goûter du vice pour voir si le

vice ne le soulagerait pas en étourdissant ses pensées.

 

Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida qu'il demanderait

quelques milliers de francs à sa femme et qu'il emploierait les grands

moyens pour les obtenir. Il pensait que le vice coûte cher à un homme,

il enviait vaguement le sort des filles qui peuvent se vendre. Il

attendit patiemment Thérèse, qui n'était pas encore rentrée. Quand

elle arriva, il joua la douceur, il ne lui parla pas de son espionnage

du matin. Elle était un peu grise: il s'échappait de ses vêtements mal

rattachés cette senteur âcre de tabac et de liqueur qui traîne dans

les estaminets. Éreintée, la face marbrée de plaques livides, elle

chancelait, tout alourdie par la fatigue honteuse de la journée.

 

Le dîner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au dessert, Laurent

posa les coudes sur la table et lui demanda carrément cinq mille

 

--Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te laissais libre, tu nous

mettrais sur la paille.... Ignores-tu notre position? Nous allons tout

droit à la misère.

 

--C'est possible, reprit-il tranquillement, cela m'est égal, je veux

de l'argent.

 

--Non, mille fois non!... Tu as quitté ta place, le commerce de

mercerie ne marche plus du tout, et ce n'est pas avec les rentes de ma

dot que nous pouvons vivre. Chaque jour j'entame le capital pour te

nourrir et te donner les cent francs par mois que tu m'as arrachés. Tu

n'auras pas davantage, entends-tu? C'est inutile!

 

--Réfléchis, ne refuse pas comme ça. Je te dis que je veux cinq mille

francs, et je les aurai, tu me les donneras quand même.

 

Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de la soûler.

 

--Ah! je sais, cria-t-elle, tu veux finir comme tu as commencé.... Il

y a quatre ans que nous t'entretenons. Tu n'es venu chez nous que pour

manger et pour boire, et, depuis ce temps, tu es à notre charge.

Monsieur ne fait rien, Monsieur s'est arrangé de façon à vivre à mes

dépens, les bras croisés.... Non tu n'auras rien, pas un sou....

Veux-tu que je te le dise, eh bien! tu es un....

 

Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant les épaules. Il

se contenta de répondre:

 

--Tu apprends de jolis mots dans le monde où tu vis maintenant.

 

Ce fut la seule allusion qu'il se permit de faire aux amours de

Thérèse. Celle-ci redressa vivement la tête et dit d'un ton aigre:

 

--En tout cas, je ne vis pas avec des assassins.

 

Laurent devint très pâle. Il garda un instant le silence, les yeux

fixés sur sa femme; puis, d'une voix tremblante:

 

--Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas; cela ne vaudrait

rien, ni pour toi, ni pour moi. Je suis à bout de courage. Il serait

prudent de nous entendre, si nous ne voulons pas qu'il nous arrive

malheur.... Je t'ai demandé cinq mille francs, parce que j'en ai

besoin; je puis même te dire que je compte les employer à assurer

notre tranquillité.

 

Il eut un étrange sourire et continua:

 

--Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot.

 

--C'est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te l'ai dit, tu

n'auras pas un sou.

 

Son mari se leva avec violence. Elle eut peur d'être battue; elle se

fit toute petite, décidée à ne pas céder sous les coups. Mais Laurent

ne s'approcha même pas, il se contenta de lui déclarer froidement

qu'il était las de la vie et qu'il allait conter l'histoire du meurtre

au commissaire de police du quartier.

 

--Tu me pousses à bout, dit-il, tu me rends l'existence insupportable.

Je préfère en finir.... Nous serons jugés et condamnés tous deux.

Voilà tout.

 

--Crois-tu me faire peur? lui cria sa femme. Je suis tout aussi lasse

que toi. C'est moi qui vais aller chez le commissaire de police, si tu

n'y vas pas. Ah! bien, je suis prête à te suivre sur l'échafaud, je

n'ai pas ta lâcheté.... Allons, viens avec moi chez le commissaire.

 

Elle s'était levée, elle se dirigeait déjà vers l'escalier.

 

--C'est cela, balbutia Laurent, allons-y ensemble. Quand ils furent

descendus dans la boutique, ils se regardèrent, inquiets, effrayés. Il

leur sembla qu'on venait de les clouer au sol. Les quelques secondes

qu'ils avaient mises à franchir l'escalier de bois leur avaient suffi

pour leur montrer, dans un éclair, les conséquences d'un aveu. Ils

virent en même temps les gendarmes, la prison, la cour d'assises, la

guillotine, tout cela brusquement et nettement. Et, au fond de leur

être, ils éprouvaient des défaillances, ils étaient tentés de se jeter

aux genoux l'un de l'autre, pour se supplier de rester, de ne rien

révéler. La peur, l'embarras les tinrent immobiles et muets pendant

deux ou trois minutes. Ce fut Thérèse qui se décida la première à

parler et à céder.

 

--Après tout, dit-elle, je suis bien bête de te disputer cet argent.

Tu arriveras toujours à me le manger un jour ou l'autre. Autant

vaut-il que je te le donne tout de suite.

 

Elle n'essaya pas de déguiser davantage sa défaite. Elle s'assit au

comptoir et signa un bon de cinq mille francs que Laurent devait

toucher chez un banquier. Il ne fut plus question du commissaire, ce

soir-là.

 

Dès que Laurent eut de l'or dans ses poches, il se grisa, fréquenta

les filles, se traîna au milieu d'une vie bruyante et affolée. Il

découchait, dormait le jour, courait la nuit, recherchait les émotions

fortes, tâchait d'échapper au réel. Mais il ne réussit qu'à

s'affaisser davantage. Lorsqu'on criait autour de lui, il entendait le

grand silence terrible qui était en lui; lorsqu'une maîtresse

l'embrassait, lorsqu'il vidait son verre, il ne trouvait au fond de

l'assouvissement qu'une tristesse lourde. Il n'était plus fait pour la

luxure et la gloutonnerie; son être refroidi, comme rigide à

l'intérieur, s'énervait sous les baisers et dans les repas. Écoeurer a

l'avance, il ne parvenait point à se monter l'imagination, à exciter

ses sens et son estomac. Il souffrait un peu plus en se forçant à la

débauche, et c'était tout. Puis, quand il rentrait, quand il revoyait

Mme Raquin et Thérèse, sa lassitude le livrait à des crises affreuses

de terreur; il jurait alors de ne plus sortir, de rester dans sa

souffrance pour s'y habituer et la vaincre.

 

De son côté, Thérèse sortit de moins en moins. Pendant un mois, elle

vécut comme Laurent, sur les trottoirs, dans les cafés. Elle rentrait

un instant, le soir, faisait manger Mme Raquin, la couchait, et

s'absentait de nouveau jusqu'au lendemain. Elle et son mari restèrent,

une fois, quatre jours sans se voir. Puis elle eut des dégoûts

profonds, elle sentit que le vice ne lui réussissait pas plus que la

comédie du remords. Elle s'était en vain traînée dans tous les hôtels

garnis du quartier latin, elle avait en vain mené une vie sale et

tapageuse. Ses nerfs étaient brisés, la débauche, les plaisirs

physiques ne lui donnaient plus de secousses assez violentes pour lui

procurer l'oubli. Elle était comme un de ces ivrognes dont le palais

brûlé reste insensible, sous le feu des liqueurs les plus fortes. Elle

restait inerte dans la luxure, elle n'allait plus chercher auprès de

ses amants qu'ennui et lassitude. Alors elle les quitta, se disant

qu'ils lui étaient inutiles. Elle fut prise d'une paresse désespérée

qui la retint au logis, en jupon malpropre, dépeignée, la figure et

les mains sales. Elle s'oublia dans la crasse.

 

Lorsque les deux meurtriers se retrouvèrent ainsi face à face, lassés,

ayant épuisé tous les moyens de se sauver l'un de l'autre, ils

comprirent qu'ils n'auraient plus la force de lutter. La débauche

n'avait pas voulu d'eux et venait de les rejeter à leurs angoisses.

Ils étaient de nouveau dans le logement froid et humide du passage,

ils y étaient comme emprisonnés désormais, car souvent ils avaient

tenté le salut, et jamais ils n'avaient pu briser le lien sanglant qui

les liait. Ils ne songèrent même plus à essayer une besogne

impossible. Ils se sentirent tellement poussés, écrasés, attachés

ensemble par les faits, qu'ils eurent conscience que toute révolte

serait ridicule. Ils reprirent leur vie commune, mais leur haine

devint de la rage furieuse.

 

Les querelles du soir recommencèrent. D'ailleurs les coups, les cris

duraient tout le jour. A la haine vint se joindre la méfiance, et la

méfiance acheva de les rendre fous.

 

Ils eurent peur l'un de l'autre. La scène qui avait suivi la demande

des cinq mille francs, se reproduisit bientôt matin et soir. Leur idée

fixe était qu'ils voulaient se livrer mutuellement. Ils ne sortaient

pas de là. Quand l'un d'eux disait une parole, faisait un geste,

l'autre s'imaginait qu'il avait le projet d'aller chez le commissaire

de police. Alors, ils se battaient ou ils s'imploraient. Dans leur

colère, ils criaient qu'ils couraient tout révéler, ils

s'épouvantaient à en mourir; puis ils frissonnaient, ils

s'humiliaient, ils se promettaient avec des larmes amères de garder le

silence. Ils souffraient horriblement, mais ils ne se sentaient pas le

courage de se guérir en posant un fer rouge sur la plaie. S'ils se

menaçaient de confesser le crime, c'était uniquement pour se terrifier

et s'en ôter la pensée, car jamais ils n'auraient eu la force de

parler et de chercher la paix dans le châtiment.

 

A plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu'à la porte du

commissariat de police, l'un suivant l'autre. Tantôt c'était Laurent

qui voulait avouer le meurtre, tantôt c'était Thérèse qui courait se

livrer. Et ils se rejoignaient toujours dans la rue, et ils se

décidaient toujours à attendre encore, après avoir échangé des

insultes et des prières ardentes.

 

Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux et plus farouches.

 

Du matin au soir, ils s'espionnaient. Laurent ne quittait plus le

logement du passage, et Thérèse ne le laissait plus sortir seul. Leurs

soupçons, leur épouvante des aveux, les rapprochèrent, les unirent

dans une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ils n'avaient

vécu si étroitement liés l'un à l'autre, et jamais ils n'avaient tant

souffert. Mais, malgré les angoisses qu'ils s'imposaient, ils ne se

quittaient pas des yeux, ils aimaient mieux endurer les douleurs les

plus cuisantes, que de se séparer pendant une heure. Si Thérèse

descendait à la boutique, Laurent la suivait, par crainte qu'elle ne

causât avec une cliente; si Laurent se tenait sur la porte, regardant

les gens qui traversaient le passage, Thérèse se plaçait à côté de

lui, pour voir s'il ne parlait à personne. Le jeudi soir, quand les

invités étaient là, les meurtriers s'adressaient des regards

suppliants, ils s'écoutaient avec terreur, s'attendant chacun à

quelque aveu de son complice, donnant, aux phrases commencées des sens

 

Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage.

 

Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son côté, à rêver

d'échapper par un nouveau crime aux conséquences de leur premier

crime. Il fallait absolument que l'un d'eux disparût pour que l'autre

goûtât quelque repos. Cette réflexion leur vint en même temps; tous

deux sentirent la nécessité pressante d'une séparation, tous deux

voulurent une séparation éternelle. Le meurtre, qui se présenta à leur

pensée, leur sembla fatal, naturel, forcément amené par le meurtre de

Camille. Ils ne le discutèrent même pas, ils en acceptèrent le projet

comme le seul moyen de salut. Laurent décida qu'il tuerait Thérèse,

parce que Thérèse le gênait, qu'elle pouvait le perdre d'un mot et

qu'elle lui causait des souffrances insupportables; Thérèse décida

qu'elle tuerait Laurent, pour les mêmes raisons.

 

La résolution bien arrêtée d'un assassinat les calma un peu. Ils

prirent leurs dispositions. D'ailleurs, ils agissaient dans la fièvre,

sans trop de prudence; ils ne pensaient que vaguement aux conséquences

probables d'un meurtre commis, sans que la fuite et l'impunité fussent

assurées. Ils sentaient invinciblement le besoin de se tuer, ils

obéissaient à ce besoin en brutes furieuses. Ils ne se seraient pas

livrés pour leur premier crime, qu'ils avaient dissimulé avec tant

d'habileté, et ils risquaient la guillotine, en en commettant un

second, qu'ils ne songeaient seulement pas à cacher. Il y avait là une

contradiction de conduite qu'ils ne voyaient même point. Ils se

disaient simplement que s'ils parvenaient à fuir, ils iraient vivre à

l'étranger, après avoir pris tout l'argent. Thérèse, depuis quinze à

vingt jours, avait retiré les quelques milliers de francs qui

restaient de sa dot, et les tenait enfermés dans un tiroir que Laurent

connaissait. Ils ne se demandèrent pas un instant ce que deviendrait

Mme Raquin.

 

Laurent avait rencontré, quelques semaines auparavant, un de ses

anciens camarades de collège, alors préparateur chez un chimiste

célèbre qui s'occupait beaucoup de toxicologie. Ce camarade lui avait

fait visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrant les

appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu'il se fut décidé

au meurtre, Laurent, comme Thérèse buvait devant lui un verre d'eau

sucrée, se souvint d'avoir vu dans ce laboratoire un petit flacon de

grès, contenant de l'acide prussique. En se rappelant ce que lui avait

dit le jeune préparateur sur les effets terribles de ce poison qui

foudroie et laisse peu de traces, il songea que c'était là le poison

qu'il lui fallait. Le lendemain, il réussit à s'échapper, il rendit

visite à son ami, et, pendant que celui-ci avait le dos tourné, il

vola le petit flacon de grès.

 

Le même jour, Thérèse profita de l'absence de Laurent pour faire

repasser un grand couteau de cuisine, avec lequel on cassait le sucre,

et qui était fort ébréché. Elle cacha le couteau dans un coin du

 

 

 

 

XXXII

 

 

Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme les invités

continuaient à appeler le ménage de leurs hôtes, fut d'une gaieté

toute particulière. Elle se prolongea jusqu'à onze heures et demie.

Grivet, en se retirant, déclara ne jamais avoir passé des heures plus

agréables.

 

Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps à Thérèse de ses

douleurs et de ses joies. Thérèse semblait l'écouter avec un grand

intérêt; les yeux fixes, les lèvres serrées, elle penchait la tête par

moments: ses paupières, qui se baissaient, couvraient d'ombre tout son

visage. Laurent, de son côté, prêtait une attention soutenue aux

récits du vieux Michaud et d'Olivier. Ces messieurs ne tarissaient

pas, et Grivet ne parvenait qu'avec peine à placer un mot entre deux

phrases du père et du fils. D'ailleurs, il avait pour eux un certain

respect; il trouvait qu'ils parlaient bien. Ce soir-là, la causerie

ayant remplacé le jeu, il s'écria naïvement que la conversation de

l'ancien commissaire de police l'amusait presque autant qu'une partie

de dominos.

 

Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet passaient les

jeudis soir chez les Raquin, ils ne s'étaient pas fatigués une seule

fois de ces soirées monotones qui revenaient avec une régularité

énervante. Jamais ils n'avaient soupçonné un instant le drame qui se

jouait dans cette maison, si paisible et si douce, lorsqu'ils y

entraient. Olivier prétendait d'ordinaire, par une plaisanterie

d'homme de police, que la salle à manger sentait l'honnête homme.

Grivet, pour ne pas rester en arrière, l'avait appelée le Temple de la

Paix. A deux ou trois reprises, dans les derniers temps, Thérèse

expliqua les meurtrissures qui lui marbraient le visage, en disant aux

invités qu'elle était tombée. Aucun d'eux, d'ailleurs, n'aurait

reconnu les marques du poing de Laurent; ils étaient convaincus que le

ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout de douceur et

d'amour.

 

La paralytique n'avait plus essayé de leur révéler les infamies qui se

cachaient derrière la morne tranquillité des soirées du jeudi. En face

des déchirements des meurtriers, devinant la crise qui devait éclater

un jour ou l'autre, amenée par la succession fatale des événements,

elle finit par comprendre que les faits n'avaient pas besoin d'elle.

Dès lors, elle s'effaça, elle laissa agir les conséquences de

l'assassinat de Camille qui devaient tuer les assassins à leur tour.

Elle pria seulement le ciel de lui donner assez de vie pour assister

au dénoûment violent qu'elle prévoyait; son dernier désir était de

repaître ses regards du spectacle des souffrances suprêmes qui

briseraient Thérèse et Laurent.

 

Ce soir-là, Grivet vint se placer à côté d'elle et causa longtemps,

faisant comme d'habitude les demandes et les réponses. Mais il ne put

en tirer même un regard. Lorsque onze heures et demie sonnèrent, les

invités se levèrent vivement.

 

--On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu'on ne songe jamais à

s'en aller.

 

--Le fait est, appuya Michaud, que je n'ai jamais sommeil ici, moi qui

me couche à neuf heures d'habitude.

 

Olivier crut devoir placer sa plaisanterie.

 

--Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes, ça sent les

honnêtes gens dans cette pièce: c'est pourquoi l'on y est si bien.

 

Grivet, fâché d'avoir été devancé, se mit à déclamer, en faisant un

geste emphatique:

 

--Cette pièce est le Temple de la Paix.

 

Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son chapeau et disait à

Thérèse:

 

--Je viendrai demain matin à neuf heures.

 

--Non, se hâta de répondre la jeune femme, ne venez que

l'après-midi.... Je sortirai sans doute pendant la matinée.

 

Elle parlait d'une voix étrange, troublée. Elle accompagna les invités

jusque dans le passage, Laurent descendit aussi une lampe à la main.

Quand ils furent seuls, les époux poussèrent chacun un soupir de

soulagement; une impatience sourde avait dû les dévorer pendant toute

la soirée. Depuis la veille, ils étaient plus sombres, plus inquiets

en face l'un de l'autre. Ils évitèrent de se regarder, ils remontèrent

silencieusement. Leurs mains avaient de légers tremblements

convulsifs, et Laurent fut obligé de poser la lampe sur la table, pour

ne pas la laisser tomber.

 

Avant de coucher Mme Raquin, ils avaient l'habitude de mettre en ordre

la salle à manger, de préparer un verre d'eau sucrée pour la nuit,

d'aller et de venir ainsi autour de la paralytique, jusqu'à ce que

tout fût prêt.

 

Lorsqu'ils furent remontés, ce soir-là, ils s'assirent un instant, les

yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d'un silence:

 

--Eh bien! nous ne nous couchons pas? demanda Laurent qui semblait

sortir en sursaut d'un rêve.

 

--Si, si, nous nous couchons, répondit Thérèse en frissonnant, comme

si elle avait eu grand froid.

 

Elle se leva et prit la carafe.

 

--Laisse, s'écria son mari d'une voix qu'il s'efforçait de rendre

naturelle, je préparerai le verre d'eau sucrée.... occupe-toi de ta

 

Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit un verre d'eau.

Puis, se tournant à demi, il y vida le petit flacon de grès, en y

mettant un morceau de sucre. Pendant ce temps, Thérèse s'était

accroupie devant le buffet; elle avait pris le couteau de cuisine et

cherchait à le glisser dans une des grandes poches qui pendaient à sa

 

A ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l'approche d'un

danger fit tourner la tête aux époux, d'un mouvement instinctif. Ils

se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et

Laurent aperçut l'éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis

de la jupe de Thérèse. Ils s'examinèrent ainsi pendant quelques

secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée

devant le buffet. Ils comprenaient. Chacun d'eux resta glacé en

retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement

leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et

 

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec

des yeux fixes et aigus.

 

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise

suprême les brisa, les jeta dans les bras l'un de l'autre, faibles

comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et

d'attendri s'éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans

parler, songeante la vie de boue qu'ils avaient menée et qu'ils

mèneraient encore, s'ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au

souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écoeurés

d'eux-mêmes, qu'ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant.

Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face

du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à

moitié et le tendit à Laurent qui l'acheva d'un trait. Ce fut un

éclair, Ils tombèrent l'un sur l'autre, foudroyés, trouvant enfin une

consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter,

sur le cou de son mari, la cicatrice qu'avaient laissée les dents de

 

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle et

manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés

de la lampe que l'abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze

heures, jusqu'au lendemain vers midi, Mme Raquin, roide et muette, les

contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant

de regards lourds.

 

 

FIN