Molière - Dom Juan, ou Le festin de pierre 

 

ACTE I

SCENE PREMIERE .


Sganarelle, tenant une tabatière.
Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie,
il n' est rien d' égal au tabac : c' est la passion des honnêtes
gens, et qui vit sans tabac n' est pas digne de
vivre. Non-seulement il réjouit et purge les cerveaux
humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et
l' on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne
voyez-vous pas bien, dès qu' on en prend, de quelle manière
obligeante on en use avec tout le monde, et
comme on est ravi d' en donner à droit et à gauche,
partout où l' on se trouve ? On n' attend pas même qu' on
en demande, et l' on court au-devant du souhait des
gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments
d' honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent.
Mais c' est assez de cette matière. Reprenons un peu
notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que done
Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s' est mise
en campagne après nous, et son coeur, que mon maître
a su toucher trop fortement, n' a pu vivre, dis-tu, sans
le venir chercher ici. Veux-tu qu' entre nous je te dise
ma pensée ? J' ai peur qu' elle ne soit mal payée de son
amour, que son voyage en cette ville produise peu de
fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger
de là.
Gusman.
Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle,
qui peut t' inspirer une peur d' un si mauvais augure ?
Ton maître t' a-t-il ouvert son coeur là-dessus, et t' a-t-il
dit qu' il eût pour nous quelque froideur qui l' ait obligé
à partir ?
Sganarelle.
Non pas ; mais, à vue de pays, je connois à peu près
le train des choses ; et sans qu' il m' ait encore rien dit,
je gagerois presque que l' affaire va là. Je pourrois peut-être
me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l' expérience
m' a pu donner quelques lumières.
Gusman.
Quoi ? Ce départ si peu prévu seroit une infidélité de
dom Juan ? Il pourroit faire cette injure aux chastes feux
de done Elvire ?
Sganarelle.
Non, c' est qu' il est jeune encore, et qu' il n' a pas le
courage...
Gusman.
Un homme de sa qualité feroit une action si lâche ?
Sganarelle.
Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c' est
par là qu' il s' empêcheroit des choses.
Gusman.
Mais les saints noeuds du mariage le tiennent engagé.
Sganarelle.
Eh ! Mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas
encore, crois-moi, quel homme est dom Juan.

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Gusman.
Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s' il
faut qu' il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends
point comme après tant d' amour et tant d' impatience
témoignée, tant d' hommages pressants, de voeux, de
soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de
protestations ardentes et de serments réitérés, tant de
transports enfin et tant d' emportements qu' il a fait
paroître, jusqu' à forcer, dans sa passion, l' obstacle
sacré d' un convent, pour mettre done Elvire en sa
puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après
tout cela, il auroit le coeur de pouvoir manquer à sa
parole.
Sganarelle.
Je n' ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si
tu connoissois le pèlerin, tu trouverois la chose assez
facile pour lui. Je ne dis pas qu' il ait changé de sentiments
pour done Elvire, je n' en ai point de certitude
encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui,
et depuis son arrivée il ne m' a point entretenu ; mais,
par précaution, je t' apprends, inter nos, que tu vois en
dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la
terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable,
un Turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni enfer,
ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute,
un pourceau d' épicure, un vrai Sardanapale, qui > ferme

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l' oreille à toutes les remontrances qu' on lui peut faire,
et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me
dis qu' il a épousé ta maîtresse : crois qu' il auroit plus
fait pour sa passion, et qu' avec elle il auroit encore
épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne
lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d' autres
piéges pour attraper les belles, et c' est un épouseur à
toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne,
il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ;
et si je te disois le nom de toutes celles qu' il a épousées
en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques
au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur
à ce discours ; ce n' est là qu' une ébauche du personnage,
et pour en achever le portrait, il faudroit bien
d' autres coups de pinceau. Suffit qu' il faut que le courroux
du ciel l' accable quelque jour ; qu' il me vaudroit

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bien mieux d' être au diable que d' être à lui, et qu' il
me fait voir tant d' horreurs, que je souhaiterois qu' il fût
déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant
homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois
fidèle, en dépit que j' en aie : la crainte en moi fait l' office
du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d' applaudir
bien souvent à ce que mon âme déteste. Le
voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons-nous.
écoute au moins : je t' ai fait cette confidence
avec franchise, et cela m' est sorti un peu bien vite
de la bouche ; mais s' il falloit qu' il en vînt quelque
chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois
menti.

ACTE I ,

SCENE II .


Dom juan.
Quel homme te parloit là ? Il a bien de l' air, ce me
semble, du bon Gusman de done Elvire.
Sganarelle.
C' est quelque chose aussi à peu près de cela.

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Dom juan.
Quoi ? C' est lui ?
Sganarelle.
Lui-même.
Dom juan.
Et depuis quand est-il en cette ville ?
Sganarelle.
D' hier au soir.
Dom juan.
Et quel sujet l' amène ?
Sganarelle.
Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.
Dom juan.
Notre départ sans doute ?
Sganarelle.
Le bonhomme en est tout mortifié, et m' en demandoit
le sujet.
Dom juan.
Et quelle réponse as-tu faite ?
Sganarelle.
Que vous ne m' en aviez rien dit.
Dom juan.
Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus ? Que
t' imagines-tu de cette affaire ?
Sganarelle.
Moi, je crois, sans vous faire tort, que vous avez
quelque nouvel amour en tête.
Dom juan.
Tu le crois ?

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Sganarelle.
Oui.
Dom juan.
Ma foi ! Tu ne te trompes pas, et je dois t' avouer qu' un
autre objet a chassé Elvire de ma pensée.
Sganarelle.
Eh mon Dieu ! Je sais mon dom Juan sur le bout du
doigt, et connois votre coeur pour le plus grand coureur
du monde : il se plaît à se promener de liens en liens,
et n' aime guère à demeurer en place.
Dom juan.
Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j' ai raison d' en
user de la sorte ?
Sganarelle.
Eh ! Monsieur.
Dom juan.
Quoi ? Parle.
Sganarelle.
Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ;
on ne peut pas aller là contre. Mais si vous ne le vouliez
pas, ce seroit peut-être une autre affaire.
Dom juan.
Eh bien ! Je te donne la liberté de parler et de me
dire tes sentiments.
Sganarelle.
En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que

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je n' approuve point votre méthode, et que je trouve fort
vilain d' aimer de tous côtés comme vous faites.

Dom juan.
Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d' un faux honneur d' être fidèle, de s' ensevelir pour toujours dans une passion,
et d' être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d' une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu' on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l' innocente pudeur d' une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu' elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n’y a plus rien
à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes desirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterois qu'il y eût d'autres
mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.


Sganarelle.
Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que
vous ayez appris cela par coeur, et vous parlez tout
comme un livre.
Dom juan.
Qu' as-tu à dire là-dessus ?
Sganarelle.
Ma foi ! J' ai à dire..., je ne sais que dire ; car vous
tournez les choses d' une manière, qu' il semble que vous
avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l' avez
pas. J' avois les plus belles pensées du monde, et vos
discours m' ont brouillé tout cela. Laissez faire : une
autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour
disputer avec vous.
Dom juan.
Tu feras bien.
Sganarelle.
Mais, monsieur, cela seroit-il de la permission que
vous m' avez donnée, si je vous disois que je suis tant
soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
Dom juan.
Comment ? Quelle vie est-ce que je mène ?
Sganarelle.
Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous
les mois vous marier comme vous faites...
Dom juan.
Y a-t-il rien de plus agréable ?

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Sganarelle.
Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et
fort divertissant, et je m' en accomoderois assez, moi,
s' il n' y avoit point de mal ; mais, monsieur, se jouer
ainsi d' un mystère sacré, et...
Dom juan.
Va, va, c' est une affaire entre le ciel et moi, et nous
la démêlerons bien ensemble, sans que tu t' en mettes
en peine.
Sganarelle.
Ma foi ! Monsieur, j' ai toujours ouï dire que c' est une
méchante raillerie que de se railler du ciel, et que les
libertins ne font jamais une bonne fin.
Dom juan.
Holà ! Maître sot, vous savez que je vous ai dit que
je n' aime pas les faiseurs de remontrances.
Sganarelle.
Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m' en garde. Vous
savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez
rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits
impertinents dans le monde, qui sont libertins sans
savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu' ils
croient que cela leur sied bien ; et si j' avois un maître
comme cela, je lui dirois fort nettement, le regardant

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en face : " osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel, et ne
tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites
des choses les plus saintes ? C' est bien à vous, petit ver
de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au
maître que j' ai dit), c' est bien à vous à vouloir vous
mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes
révèrent ? Pensez-vous que pour être de qualité, pour
avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à
votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur
de feu (ce n' est pas à vous que je parle, c' est à l' autre),
pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile
homme, que tout vous soit permis, et qu' on n' ose vous
dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet,
que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu' une méchante
vie amène une méchante mort, et que... "
dom juan.
Paix !
Sganarelle.
De quoi est-il question ?
Dom juan.
Il est question de te dire qu' une beauté me tient au
coeur, et qu' entraîné par ses appas, je l' ai suivie jusques
en cette ville.

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Sganarelle.
Et n' y craignez-vous rien, monsieur, de la mort de
ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?
Dom juan.
Et pourquoi craindre ? Ne l' ai-je pas bien tué ?
Sganarelle.
Fort bien, le mieux du monde, et il auroit tort de se
plaindre.
Dom juan.
J' ai eu ma grâce de cette affaire.
Sganarelle.
Oui, mais cette grâce n' éteint pas peut-être le ressentiment
des parents et des amis, et...
Dom juan.
Ah ! N' allons point songer au mal qui nous peut arriver,
et songeons seulement à ce qui nous peut donner
du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune

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fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite
ici par celui même qu' elle y vient épouser ; et le hasard
me fit voir ce couple d' amants trois ou quatre jours
avant leur voyage. Jamais je n' ai vu deux personnes
être si contents l' un de l' autre, et faire éclater plus
d' amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs
me donna de l' émotion ; j' en fus frappé au coeur
et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne
pus souffrir d' abord de les voir si bien ensemble ; le
dépit alarma mes desirs, et je me figurai un plaisir
extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre
cet attachement, dont la délicatesse de mon coeur se
tenoit offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont
été inutiles, et j' ai recours au dernier remède. Cet
époux prétendu doit aujourd' hui régaler sa maîtresse
d' une promenade sur mer. Sans t' en avoir rien dit,
toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour,
et j' ai une petite barque et des gens, avec quoi fort
facilement je prétends enlever la belle.
Sganarelle.
Ha ! Monsieur...
Dom juan.
Hen ?

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Sganarelle.
C' est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme
il faut. Il n' est rien tel en ce monde que de se
contenter.
Dom juan.
Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin
toi-même d' apporter toutes mes armes, afin que...
Ah ! Rencontre fâcheuse. Traître, tu ne m' avois pas
dit qu' elle étoit ici elle-même.
Sganarelle.
Monsieur, vous ne me l' avez pas demandé.
Dom juan.
Est-elle folle, de n' avoir pas changé d' habit, et de
venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne ?

ACTE I ,

SCENE III .


Done elvire.
Me ferez-vous la grâce, dom Juan, de vouloir bien
me reconnoître ? Et puis-je au moins espérer que vous
daigniez tourner le visage de ce côté ?
Dom juan.
Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je
ne vous attendois pas ici.
Done elvire.
Oui, je vois bien que vous ne m' y attendiez pas ; et

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vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que
je ne l' espérois ; et la manière dont vous le paroissez
me persuade pleinement ce que je refusois de croire.
J' admire ma simplicité et la foiblesse de mon coeur à
douter d' une trahison que tant d' apparences me confirmoient.
J' ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt
assez sotte pour me vouloir tromper moi-même, et
travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J' ai
cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le
relâchement d' amitié qu' elle voyoit en vous ; et je me
suis forgé exprès cent sujets légitimes d' un départ si
précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison
vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient
beau me parler ; j' en rejetois la voix qui vous rendoit
criminel à mes yeux, et j' écoutois avec plaisir mille chimères
ridicules qui vous peignoient innocent à mon
coeur. Mais enfin cet abord ne me permet plus de
douter, et le coup d' oeil qui m' a reçue m' apprend bien
plus de choses que je ne voudrois en savoir. Je serai
bien aise pourtant d' ouïr de votre bouche les raisons de
votre départ. Parlez, dom Juan, je vous prie, et voyons
de quel air vous saurez vous justifier.
Dom juan.
Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis
parti.
Sganarelle.
Moi, monsieur ? Je n' en sais rien, s' il vous plaît.
Done elvire.
Hé bien ! Sganarelle, parlez. Il n' importe de quelle
bouche j' entende ces raisons.

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Dom juan, faisant signe d' approcher à sganarelle.
Allons, parle donc à madame.
Sganarelle.
Que voulez-vous que je dise ?
Done elvire.
Approchez, puisqu' on le veut ainsi, et me dites un
peu les causes d' un départ si prompt.
Dom juan.
Tu ne répondras pas ?
Sganarelle.
Je n' ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre
serviteur.
Dom juan.
Veux-tu répondre, te dis-je ?
Sganarelle.
Madame...
Done elvire.
Quoi ?
Sganarelle, se retournant vers son maître.
Monsieur...
Dom juan.
Si...
Sganarelle.
Madame, les conquérants, Alexandre et les autres
mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur,
tout ce que je puis dire.

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Done elvire.
Vous plaît-il, dom Juan, nous éclaircir ces beaux
mystères ?
Dom juan.
Madame, à vous dire la vérité...
Done elvire.
Ah ! Que vous savez mal vous défendre pour un
homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes
de choses ! J' ai pitié de vous voir la confusion que
vous avez. Que ne vous armez-vous le front d' une
noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes
toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous
m' aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que
rien n' est capable de vous détacher de moi que la mort ?
Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière
conséquence vous ont obligé à partir sans m' en donner
avis ; qu' il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici
quelque temps, et que je n' ai qu' à m' en retourner d' où
je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt
qu' il vous sera possible ; qu' il est certain que vous
brûlez de me rejoindre, et qu' éloigné de moi, vous
souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son
âme ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas
être interdit comme vous êtes.
Dom juan.
Je vous avoue, madame, que je n' ai point le talent
de dissimuler, et que je porte un coeur sincère. Je ne
vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes
sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre,
puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour

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vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez
vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et
pour ne croire pas qu' avec vous davantage je puisse
vivre sans péché. Il m' est venu des scrupules, madame,
et j' ai ouvert les yeux de l' âme sur ce que je faisois.
J' ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai
dérobée à la clôture d' un convent, que vous avez
rompu des voeux qui vous engageoient autre part, et
que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le
repentir m' a pris, et j' ai craint le courroux céleste ; j' ai
cru que notre mariage n' étoit qu' un adultère déguisé,
qu' il nous attireroit quelque disgrâce d' en haut, et
qu' enfin je devois tâcher de vous oublier, et vous donner
moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous,
madame, vous opposer à une si sainte pensée,
et que j' allasse, en vous retenant, me mettre le
ciel sur les bras, que par... ?
Done elvire.
Ah ! Scélérat, c' est maintenant que je te connois tout
entier ; et pour mon malheur, je te connois lorsqu' il
n' en est plus temps, et qu' une telle connoissance ne
peut plus me servir qu' à me désespérer. Mais sache
que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le
même ciel dont tu te joues me saura venger de ta
perfidie.

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Dom juan.
Sganarelle, le ciel !
Sganarelle.
Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous
autres.
Dom juan.
Madame...
Done elvire.
Il suffit. Je n' en veux pas ouïr davantage, et je
m' accuse même d' en avoir trop entendu. C' est une
lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur
de tels sujets, un noble coeur, au premier mot, doit
prendre son parti. N' attends pas que j' éclate ici en reproches
et en injures : non, non, je n' ai point un courroux
à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur
se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le
ciel te punira, perfide, de l' outrage que tu me fais ; et
si le ciel n' a rien que tu puisses appréhender, appréhende
du moins la colère d' une femme offensée.
Sganarelle.
Si le remords le pouvoit prendre !
Dom juan, après une petite réflexion.
Allons songer à l' éxécution de notre entreprise
amoureuse.

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Sganarelle.
Ah ! Quel abominable maître me vois-je obligé de
servir !

p101

 

ACTE II

SCENE PREMIERE .


Charlotte.
Nostre-dinse, Piarrot, tu t' es trouvé là bien à point.

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Pierrot.
Parquienne, il ne s' en est pas fallu l' époisseur d' une
éplinque qu' ils ne se sayant nayés tous deux.
Charlotte.
C' est donc le coup de vent da matin qui les avoit
renvarsés dans la mar ?
Pierrot.
Aga, guien, Charlotte, je m' en vas te conter tout

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fin drait comme cela est venu ; car, comme dit l' autre,
je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai.
Enfin donc j' estions sur le bord de la mar, moi et le gros

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Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes
de tarre que je nous jesquions à la teste ; car, comme
tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par
fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler
y a, j' ai aparçu de tout loin queuque chose qui
grouilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nous
par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout
d' un coup je voyois que je ne voyois plus rien. " eh !
Lucas, ç' ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui
nageant là-bas. --voire, ce m' a-t-il fait, t' as esté au
trépassement
d' un chat, t' as la vue trouble. --palsanquienne,
ç' ai-je fait, je n' ai point la vue trouble : ce
sont des hommes. --point du tout, ce m' a-t-il fait, t' as la
barlue. --veux-tu gager, ç' ai-je fait, que je n' ai point la
barlue, ç' ai-je fait, et que sont deux hommes, ç' ai-je
fait, qui nageant droit ici ? ç' ai-je fait. --morquenne, ce
m' a-t-il fait, je gage que non. --ô ! çà, ç' ai-je fait, veux-tu
gager dix sols que si ? --je le veux bian, ce m' a-t-il
fait ; et pour te montrer, vlà argent su jeu, " ce m' a-t-il

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fait. Moi, je n' ai point esté ni fou, ni estourdi ; j' ai
bravement
bouté à tarre quatre pièces tapées, et cinq
sols en doubles, jergniguenne, aussi hardiment que
si j' avois avalé un varre de vin ; car je ses hazardeux,
moi, et je vas à la débandade. Je savois bian ce que
je faisois pourtant. Queuque gniais ! Enfin donc, je n' avons
pas putost eu gagé, que j' avons vu les deux hommes
tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller
querir ; et moi de tirer auparavant les enjeux. " allons,
Lucas, ç' ai-je dit, tu vois bian qu' ils nous appelont : allons
viste à leu secours. --non, ce m' a-t-il dit, ils m' ont
fait pardre. " ô ! Donc, tanquia qu' à la parfin, pour le
faire court, je l' ai tant sarmonné, que je nous sommes
boutés dans une barque, et pis j' avons tant fait cahin
caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons
menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant
dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est
venu encore deux de la mesme bande, qui s' equiant
sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui

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l' en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte,
comme tout ça s' est fait.
Charlotte.
Ne m' as-tu pas dit, Piarrot, qu' il y en a un qu' est
bien pu mieux fait que les autres ?
Pierrot.
Oui, c' est le maître. Il faut que ce soit queuque gros,
gros monsieur, car il a du dor à son habit tout depis
le haut jusqu' en bas ; et ceux qui le servont sont des
monsieux eux-mesmes ; et stapandant, tout gros monsieur
qu' il est, il seroit, par ma fique, nayé, si je n' aviomme
esté là.
Charlotte.
Ardez un peu.

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Pierrot.
ô ! Parquenne, sans nous, il en avoit pour sa maine
de fèves.
Charlotte.
Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?
Pierrot.
Nannain : ils l' avont rhabillé tout devant nous. Mon
quieu, je n' en avois jamais vu s' habiller. Que d' histoires
et d' angigorniaux boutont ces messieus-là les courtisans !
Je me pardrois là dedans, pour moi, et j' estois
tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des
cheveux qui ne tenont point à leu teste ; et ils boutont
ça après tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant

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des chemises qui ant des manches où j' entrerions tout
brandis, toi et moi. En glieu d' haut-de-chausse, ils portont
un garde-robe aussi large que d' ici à Pasque ; en
glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu
venont pas usqu' au brichet ; et en glieu de rabats, un
grand mouchoir de cou à reziau, aveuc quatre grosses
houppes de linge qui leu pendont sur l' estomaque. Ils
avont itou d' autres petits rabats au bout des bras, et
de grands entonnois de passement aux jambes, et
parmi tout ça tant de rubans, tant de rubans, que
c' est une vraie piquié. Ignia pas jusqu' aux souliers qui
n' en soiont farcis tout depis un bout jusqu' à l' autre ;

p109


et ils sont faits d' eune façon que je me romprois le cou
aveuc.
Charlotte.
Par ma fi, Piarrot, il faut que j' aille voir un peu ça.
Pierrot.
ô ! Acoute un peu auparavant, Charlotte : j' ai queuque
autre chose à te dire, moi.
Charlotte.
Et bian ! Dis, qu' est-ce que c' est ?
Pierrot.
Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l' autre, que je
débonde mon coeur. Je t' aime, tu le sais bian, et je
sommes pour estre mariés ensemble ; mais marquenne,
je ne suis point satisfait de toi.
Charlotte.
Quement ? Qu' est-ce que c' est donc qu' iglia ?
Pierrot.
Iglia que tu me chagraignes l' esprit, franchement.
Charlotte.
Et quement donc ?
Pierrot.
Testiguienne, tu ne m' aimes point.
Charlotte.
Ah ! Ah ! N' est que ça ?
Pierrot.
Oui, ce n' est que ça, et c' est bian assez.

p110


Charlotte.
Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme
chose.
Pierrot.
Je te dis toujou la mesme chose, parce que c' est toujou
la mesme chose ; et si ce n' étoit pas toujou la mesme
chose, je ne te dirois pas toujou la mesme chose.
Charlotte.
Mais qu' est-ce qu' il te faut ? Que veux-tu ?
Pierrot.
Jerniquenne ! Je veux que tu m' aimes.
Charlotte.
Est-ce que je ne t' aime pas ?
Pierrot.
Non, tu ne m' aimes pas ; et si, je fais tout ce que je
pis pour ça : je t' achète, sans reproche, des rubans à
tous les marciers qui passont ; je me romps le cou à t' aller
denicher des marles ; je fais jouer pour toi les vielleux
quand ce vient ta feste ; et tout ça, comme si je
me frappois la teste contre un mur. Vois-tu, ça ni biau
ni honneste de n' aimer pas les gens qui nous aimont.
Charlotte.
Mais, mon guieu, je t' aime aussi.
Pierrot.
Oui, tu m' aimes d' une belle deguaine !
Charlotte.
Quement veux-tu donc qu' on fasse ?

p111


Pierrot.
Je veux que l' en fasse comme l' en fait quand l' en
aime comme il faut.
Charlotte.
Ne t' aimé-je pas aussi comme il faut ?
Pierrot.
Non : quand ça est, ça se voit, et l' en fait mille petites
singeries aux personnes quand on les aime du bon
du coeur. Regarde la grosse Thomasse, comme elle est
assotée du jeune Robain : alle est toujou autour de
li à l' agacer, et ne le laisse jamais en repos ; toujou al
li fait queuque niche ou li baille quelque taloche en
passant ; et l' autre jour qu' il estoit assis sur un escabiau,
al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son

p112


long par tarre. Jarni ! Vlà où l' en voit les gens qui aimont ;
mais toi, tu ne me dis jamais mot, t' es toujou là
comme eune vraie souche de bois ; et je passerois vingt
fois devant toi, que tu ne te grouillerois pas pour me
bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose.
Ventrequenne ! ça n' est pas bian, après tout, et t' es
trop froide pour les gens.
Charlotte.
Que veux-tu que j' y fasse ? C' est mon himeur, et je
ne me pis refondre.
Pierrot.
Ignia himeur qui quienne. Quand en a de l' amiquié
pour les personnes, l' an en baille toujou queuque
petite signifiance.
Charlotte.
Enfin je t' aime tout autant que je pis, et si tu n' es
pas content de ça, tu n' as qu' à en aimer queuque
autre.
Pierrot.
Eh bien ! Vlà pas mon compte. Testigué ! Si tu m' aimois,
me dirois-tu ça ?
Charlotte.
Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l' esprit ?

p113


Pierrot.
Morqué ! Queu mal te fais-je ? Je ne te demande
qu' un peu d' amiquié.
Charlotte.
Eh bian ! Laisse faire aussi, et ne me presse point
tant. Peut-être que ça viendra tout d' un coup sans y
songer.
Pierrot.
Touche donc là, Charlotte.
Charlotte.
Eh bien ! Quien.
Pierrot.
Promets-moi donc que tu tâcheras de m' aimer
davantage.
Charlotte.
J' y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça
vienne de lui-même. Pierrot, est-ce là ce monsieur ?
Pierrot.
Oui, le vlà.
Charlotte.
Ah ! Mon quieu, qu' il est genti, et que ç' auroit été
dommage qu' il eût esté nayé !
Pierrot.
Je revians tout à l' heure ; je m' en vas boire chopaine,
pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j' ais
eue.

p114

 

ACTE II ,

SCENE II .


Dom juan.
Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette
bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le
projet que nous avions fait ; mais, à te dire vrai, la
paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et
je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit
tout le chagrin que me donnoit le mauvais succès de
notre entreprise. Il ne faut pas que ce coeur m' échappe,
et j' y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir
longtemps de pousser des soupirs.
Sganarelle.
Monsieur, j' avoue que vous m' étonnez. à peine
sommes-nous échappés d' un péril de mort, qu' au lieu
de rendre grâce au ciel de la pitié qu' il a daigné prendre
de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer
sa colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours
cr... Paix ! Coquin que vous êtes ; vous ne savez ce
que vous dites, et monsieur sait ce qu' il fait. Allons.
Dom juan, apercevant charlotte.
Ah ! Ah ! D' où sort cette autre paysanne, Sganarelle ?

p115


As-tu rien vu de plus joli ? Et ne trouves-tu pas,
dis-moi, que celle-ci vaut bien l' autre ?
Sganarelle.
Assurément. Autre pièce nouvelle.
Dom juan.
D' où me vient, la belle, une rencontre si agréable ?
Quoi ? Dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et
ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous
êtes ?
Charlotte.
Vous voyez, monsieur.
Dom juan.
êtes-vous de ce village ?
Charlotte.
Oui, monsieur.
Dom juan.
Et vous y demeurez ?
Charlotte.
Oui, monsieur.
Dom juan.
Vous vous appelez ?
Charlotte.
Charlotte, pour vous servir.
Dom juan.
Ah ! La belle personne, et que ses yeux sont
pénétrants !
Charlotte.
Monsieur, vous me rendez toute honteuse.
Dom juan.
Ah ! N' ayez point de honte d' entendre dire vos vérités.

p116


Sganarelle, qu' en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus
agréable ? Tournez-vous un peu, s' il vous plaît. Ah ! Que
cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce.
Ah ! Que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement.
Ah ! Qu' ils sont beaux ! Que je voie un peu vos
dents, je vous prie. Ah ! Qu' elles sont amoureuses, et
ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je
n' ai jamais vu une si charmante personne.
Charlotte.
Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si
c' est pour vous railler de moi.
Dom juan.
Moi, me railler de vous ? Dieu m' en garde ! Je vous
aime trop pour cela, et c' est du fond du coeur que je
vous parle.
Charlotte.
Je vous suis bien obligée, si ça est.
Dom juan.
Point du tout ; vous ne m' êtes point obligée de tout
ce que je dis, et ce n' est qu' à votre beauté que vous en
êtes redevable.
Charlotte.
Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je
n' ai pas d' esprit pour vous répondre.

p117


Dom juan.
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
Charlotte.
Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.
Dom juan.
Ha ! Que dites-vous là ? Elles sont les plus belles
du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.
Charlotte.
Monsieur, c' est trop d' honneur que vous me faites,
et si j' avois su ça tantôt, je n' aurois pas manqué de les
laver avec du son.
Dom juan.
Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n' êtes
pas mariée, sans doute ?
Charlotte.
Non, monsieur ; mais je dois bientôt l' être avec Piarrot,
le fils de la voisine Simonette.
Dom juan.
Quoi ? Une personne comme vous seroit la femme
d' un simple paysan ! Non, non : c' est profaner tant de
beautés, et vous n' êtes pas née pour demeurer dans
un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune,
et le ciel, qui le connoît bien, m' a conduit ici tout
exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à
vos charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de
tout mon coeur, et il ne tiendra qu' à vous que je vous

p118


arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans
l' état où vous méritez d' être. Cet amour est bien prompt
sans doute ; mais quoi ? C' est un effet, Charlotte, de
votre grande beauté, et l' on vous aime autant en un
quart d' heure, qu' on feroit une autre en six mois.
Charlotte.
Aussi vrai, monsieur, je ne sais comment faire quand
vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j' aurois
toutes les envies du monde de vous croire ; mais on m' a
toujou dit qu' il ne faut jamais croire les monsieux, et
que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne
songez qu' à abuser les filles.
Dom juan.
Je ne suis pas de ces gens-là.
Sganarelle.
Il n' a garde.
Charlotte.
Voyez-vous, monsieur, il n' y a pas plaisir à se laisser
abuser. Je suis une pauvre paysanne ; mais j' ai l' honneur
en recommandation, et j' aimerois mieux me voir
morte, que de me voir déshonorée.
Dom juan.
Moi, j' aurois l' âme assez méchante pour abuser une
personne comme vous ? Je serois assez lâche pour vous
déshonorer ? Non, non : j' ai trop de conscience pour
cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout

p119


honneur ; et pour vous montrer que je vous dis vrai,
sachez que je n' ai point d' autre dessein que de vous
épouser : en voulez-vous un plus grand témoignage ? M' y
voilà prêt quand vous voudrez ; et je prends à témoin
l' homme que voilà de la parole que je vous donne.
Sganarelle.
Non, non, ne craignez point : il se mariera avec vous
tant que vous voudrez.
Dom juan.
Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connoissez
pas encore. Vous me faites grand tort de juger de
moi par les autres ; et s' il y a des fourbes dans le monde,
des gens qui ne cherchent qu' à abuser des filles, vous
devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute
la sincérité de ma foi. Et puis votre beauté vous assure
de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à
couvert de toutes ces sortes de crainte ; vous n' avez
point l' air, croyez-moi, d' une personne qu' on abuse ; et
pour moi, je l' avoue, je me percerois le coeur de mille
coups, si j' avois eu la moindre pensée de vous trahir.
Charlotte.
Mon Dieu ! Je ne sais si vous dites vrai, ou non ; mais
vous faites que l' on vous croit.
Dom juan.
Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice
assurément, et je vous réitère encore la promesse que je
vous ai faite. Ne l' acceptez-vous pas, et ne voulez-vous
pas consentir à être ma femme ?

p120


Charlotte.
Oui, pourvu que ma tante le veuille.
Dom juan.
Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez
bien de votre part.
Charlotte.
Mais au moins, monsieur, ne m' allez pas tromper, je
vous prie : il y auroit de la conscience à vous, et vous
voyez comme j' y vais à la bonne foi.
Dom juan.
Comment ? Il semble que vous doutiez encore de ma
sincérité ! Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ?
Que le ciel...
Charlotte.
Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois.
Dom juan.
Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre
parole.
Charlotte.
Oh ! Monsieur, attendez que je soyons mariés, je
vous prie ; après ça, je vous baiserai tant que vous
voudrez.
Dom juan.
Eh bien ! Belle Charlotte, je veux tout ce que vous
voulez ; abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez
que, par mille baisers, je lui exprime le ravissement
où je suis...

p121

 

ACTE II ,

SCENE III .


Pierrot, se mettant entre-deux et poussant dom juan.
Tout doucement, monsieur, tenez-vous, s' il vous
plaît. Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner
la puresie.
Dom juan, repoussant rudement pierrot.
Qui m' amène cet impertinent ?
Pierrot.
Je vous dis qu' ou vous tegniez, et qu' ou ne caressiais
point nos accordées.
Dom juan continue de le repousser.
Ah ! Que de bruit !
Pierrot.
Jerniquenne ! Ce n' est pas comme ça qu' il faut pousser
les gens.
Charlotte, prenant pierrot par le bras.
Et laisse-le faire aussi, Piarrot.
Pierrot.
Quement ? Que je le laisse faire ? Je ne veux pas, moi.

p122


Dom juan.
Ah !
Pierrot.
Testiguenne ! Parce qu' ous estes monsieu, ous viendrez
caresser nos femmes à note barbe ? Allez-v' s-en
caresser les vostres.
Dom juan.
Heu ?
Pierrot.
Heu. (dom Juan lui donne un soufflet.) testigué ! Ne me
frappez pas. (autre soufflet.) oh ! Jernigué ! (autre soufflet.)
ventrequé ! (autre soufflet.) palsanqué ! Morquenne ! ça
n' est pas bian de battre les gens, et ce n' est pas là la
récompense de v' s avoir sauvé d' estre nayé.
Charlotte.
Piarrot, ne te fâche point.
Pierrot.
Je me veux fâcher ; et t' es une vilainte, toi, d' endurer
qu' on te cajole.
Charlotte.
Oh ! Piarrot, ce n' est pas ce que tu penses. Ce monsieur
veut m' épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
Pierrot.
Quement ? Jerni ! Tu m' es promise.

p123


Charlotte.
ça n' y fait rien, Piarrot. Si tu m' aimes, ne dois-tu
pas estre bien aise que je devienne madame ?
Pierrot.
Jerniqué ! Non. J' aime mieux te voir crevée que de
te voir à un autre.
Charlotte.
Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis
madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras
du beurre et du fromage cheux nous.
Pierrot.
Ventrequenne ! Je gni en porterai jamais, quand tu
m' en poyrois deux fois autant. Est-ce donc comme ça
que t' escoutes ce qu' il te dit ? Morquenne ! Si j' avois su
ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau,
et je gli aurois baillé un bon coup d' aviron sur la teste.
Dom juan, s' approchant de pierrot pour le frapper.
Qu' est-ce que vous dites ?
Pierrot, s' éloignant derrière charlotte.
Jerniquenne ! Je ne crains parsonne.
Dom juan passe du côté où est pierrot.
Attendez-moi un peu.
Pierrot repasse de l' autre côté de charlotte.
Je me moque de tout, moi.

p124


Dom juan court après pierrot.
Voyons cela.
Pierrot se sauve encore derrière charlotte.
J' en avons bien vu d' autres.
Dom juan.
Houais !
Sganarelle.
Eh ! Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C' est
conscience de le battre. écoute, mon pauvre garçon,
retire-toi, et ne lui dis rien.
Pierrot passe devant sganarelle, et dit fièrement à dom juan :
je veux lui dire, moi.
Dom juan lève la main pour donner un soufflet à pierrot, qui
baisse la tête, et sganarelle reçoit le soufflet.
Ah ! Je vous apprendrai.
Sganarelle, regardant pierrot qui s' est baissé pour éviter le
soufflet.
Peste soit du maroufle !
Dom juan.
Te voilà payé de ta charité.
Pierrot.
Jarni ! Je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.
Dom juan.
Enfin je m' en vais être le plus heureux de tous les

p125


hommes, et je ne changerois pas mon bonheur à toutes
les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez
ma femme ! Et que...

ACTE II ,

 

SCENE IV .


Sganarelle, apercevant mathurine.
Ah ! Ah !
Mathurine, à dom juan.
Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte ?
Est-ce que vous lui parlez d' amour aussi ?
Dom juan, à mathurine.
Non, au contraire, c' est elle qui me témoignoit une
envie d' être ma femme, et je lui répondois que j' étois
engagé à vous.
Charlotte.
Qu' est-ce que c' est donc que vous veut Mathurine ?
Dom juan, bas, à charlotte.
Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudroit

p126


bien que je l' épousasse ; mais je lui dis que c' est vous
que je veux.
Mathurine.
Quoi ? Charlotte...
Dom juan, bas, à mathurine.
Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s' est mis
cela dans la tête.
Charlotte.
Quement donc ! Mathurine...
Dom juan, bas, à charlotte.
C' est en vain que vous lui parlerez ; vous ne lui ôterez
point cette fantaisie.
Mathurine.
Est-ce que... ?
Dom juan, bas, à mathurine.
Il n' y a pas moyen de lui faire entendre raison.
Charlotte.
Je voudrois.
Dom juan, bas, à charlotte.
Elle est obstinée comme tous les diables.
Mathurine.
Vrament...
Dom juan, bas, à mathurine.
Ne lui dites rien, c' est une folle.
Charlotte.
Je pense...
Dom juan, bas, à charlotte.
Laissez-la là, c' est une extravagante.
Mathurine.
Non, non : il faut que je lui parle.

p127


Charlotte.
Je veux voir un peu ses raisons.
Mathurine.
Quoi ? ...
Dom juan, bas, à mathurine.
Je gage qu' elle va vous dire que je lui ai promis de
l' épouser.
Charlotte.
Je...
Dom juan, bas, à charlotte.
Gageons qu' elle vous soutiendra que je lui ai donné
parole de la prendre pour femme.
Mathurine.
Holà ! Charlotte, ça n' est pas bien de courir sur le
marché des autres.
Charlotte.
ça n' est pas honnête, Mathurine, d' être jalouse que
monsieur me parle.
Mathurine.
C' est moi que monsieur a vue la première.
Charlotte.
S' il vous a vue la première, il m' a vue la seconde, et
m' a promis de m' épouser.
Dom juan, bas, à mathurine.
Eh bien ! Que vous ai-je dit ?
Mathurine.
Je vous baise les mains, c' est moi, et non pas vous,
qu' il a promis d' épouser.
Dom juan, bas, à charlotte.
N' ai-je pas deviné ?

p128


Charlotte.
à d' autres, je vous prie ; c' est moi, vous dis-je.
Mathurine.
Vous vous moquez des gens ; c' est moi, encore un
coup.
Charlotte.
Le vlà qui est pour le dire, si je n' ai pas raison.
Mathurine.
Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
Charlotte.
Est-ce, monsieur, que vous lui avez promis de
l' épouser ?
Dom juan, bas, à charlotte.
Vous vous raillez de moi.
Mathurine.
Est-il vrai, monsieur, que vous lui avez donné parole
d' être son mari ?
Dom juan, bas, à mathurine.
Pouvez-vous avoir cette pensée ?
Charlotte.
Vous voyez qu' al le soutient.
Dom juan, bas, à charlotte.
Laissez-la faire.
Mathurine.
Vous êtes témoin comme al l' assure.
Dom juan, bas, à mathurine.
Laissez-la dire.
Charlotte.
Non, non : il faut savoir la vérité.

p129


Mathurine.
Il est question de juger ça.
Charlotte.
Oui, Mathurine, je veux que monsieur vous montre
votre bec jaune.
Mathurine.
Oui, Charlotte, je veux que monsieur vous rende un
peu camuse.
Charlotte.
Monsieur, vuidez la querelle, s' il vous plaît.
Mathurine.
Mettez-nous d' accord, monsieur.
Charlotte, à mathurine.
Vous allez voir.
Mathurine, à charlotte.
Vous allez voir vous-même.
Charlotte, à dom juan.
Dites.
Mathurine, à dom juan.
Parlez.

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Dom juan, embarrassé, leur dit à toutes deux :
que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également
toutes deux que je vous ai promis de vous prendre
pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas
ce qui en est, sans qu' il soit nécessaire que je m' explique
davantage ? Pourquoi m' obliger là-dessus à des redites ?
Celle à qui j' ai promis effectivement n' a-t-elle
pas en elle-même de quoi se moquer des discours de
l' autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j'
accomplisse
ma promesse ? Tous les discours n' avancent
point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les
effets décident mieux que les paroles. Aussi n' est-ce
rien que par là que je vous veux mettre d' accord, et
l' on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a
mon coeur. (bas, à Mathurine : ) laissez-lui croire ce qu' elle
voudra. (bas, à Charlotte : ) laissez-la se flatter dans son
imagination. (bas, à Mathurine : ) je vous adore. (bas, à
Charlotte : ) je suis tout à vous. (bas, à Mathurine : ) tous
les
visages sont laids auprès du vôtre. (bas, à Charlotte : ) on
ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue.
J' ai un petit ordre à donner ; je viens vous retrouver
dans un quart d' heure.
Charlotte, à mathurine.
Je suis celle qu' il aime, au moins.
Mathurine.
C' est moi qu' il épousera.

p131


Sganarelle.
Ah ! Pauvres filles que vous êtes, j' ai pitié de votre
innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à
votre malheur. Croyez-moi l' une et l' autre : ne vous
amusez point à tous les contes qu' on vous fait, et demeurez
dans votre village.
Dom juan, revenant.
Je voudrois bien savoir pourquoi Sganarelle ne me
suit pas.
Sganarelle.
Mon maître est un fourbe ; il n' a dessein que de
vous abuser, et en a bien abusé d' autres ; c' est l' épouseur
du genre humain, et... (il aperçoit dom Juan.) cela
est faux ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez
dire qu' il en a menti. Mon maître n' est point l' épouseur
du genre humain, il n' est point fourbe, il n' a pas dessein
de vous tromper, et n' en a point abusé d' autres.
Ah ! Tenez, le voilà ; demandez-le plutôt à lui-même.
Dom juan.
Oui.
Sganarelle.
Monsieur, comme le monde est plein de médisants,
je vais au-devant des choses ; et je leur disois que, si

p132


quelqu' un leur venoit dire du mal de vous, elles se gardassent
bien de le croire, et ne manquassent pas de lui
dire qu' il en auroit menti.
Dom juan.
Sganarelle.
Sganarelle.
Oui, monsieur est homme d' honneur, je le garantis
tel.
Dom juan.
Hon !
Sganarelle.
Ce sont des impertinents.

ACTE II ,

SCENE V .


La ramée.
Monsieur, je viens vous avertir qu' il ne fait pas bon
ici pour vous.
Dom juan.
Comment ?
La ramée.
Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent
arriver ici dans un moment ; je ne sais pas par quel
moyen ils peuvent vous avoir suivi ; mais j' ai appris
cette nouvelle d' un paysan qu' ils ont interrogé, et auquel

p133


ils vous ont dépeint. L' affaire presse, et le plus tôt
que vous pourrez sortir d' ici sera le meilleur.
Dom juan, à charlotte et mathurine.
Une affaire pressante m' oblige de partir d' ici ; mais je
vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous
ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles
avant qu' il soit demain au soir. Comme la partie
n' est pas égale, il faut user de stratagème, et éluder
adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que
Sganarelle se revête de mes habits, et moi...
Sganarelle.
Monsieur, vous vous moquez. M' exposer à être tué
sous vos habits, et...
Dom juan.
Allons vite, c' est trop d' honneur que je vous fais, et
bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de
mourir pour son maître.
Sganarelle.
Je vous remercie d' un tel honneur. ô ciel, puisqu' il
s' agit de mort, fais-moi la grâce de n' être point pris
pour un autre !

p134

 

ACTE III ,

SCENE PREMIERE .


Sganarelle, en médecin.
Ma foi, monsieur, avouez que j' ai eu raison, et que
nous voilà l' un et l' autre déguisés à merveille. Votre
premier dessein n' étoit point du tout à propos, et ceci
nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez
faire.
Dom juan, en habit de campagne.
Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été
déterrer cet attirail ridicule.
Sganarelle.
Oui ? C' est l' habit d' un vieux médecin, qui a été laissé
en gage au lieu où je l' ai pris, et il m' en a coûté de
l' argent pour l' avoir. Mais savez-vous, monsieur, que

p135


cet habit me met déjà en considération, que je suis salué
des gens que je rencontre, et que l' on me vient
consulter ainsi qu' un habile homme ?
Dom juan.
Comment donc ?
Sganarelle.
Cinq ou six paysans et paysannes, en me voyant passer,
me sont venus demander mon avis sur différentes
maladies.
Dom juan.
Tu leur as répondu que tu n' y entendois rien ?
Sganarelle.
Moi ? Point du tout. J' ai voulu soutenir l' honneur de
mon habit : j' ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des
ordonnances à chacun.
Dom juan.
Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?
Sganarelle.
Ma foi ! Monsieur, j' en ai pris par où j' en ai pu attraper ;
j' ai fait mes ordonnances à l' aventure, et ce seroit
une chose plaisante si les malades guérissoient, et qu' on
m' en vînt remercier.
Dom juan.
Et pourquoi non ? Par quelle raison n' aurois-tu pas
les mêmes priviléges qu' ont tous les autres médecins ?
Ils n' ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades,
et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien
que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux
profiter comme eux du bonheur du malade, et voir

p136


attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs
du hasard et des forces de la nature.
Sganarelle.
Comment, monsieur, vous êtes aussi impie en
médecine ?
Dom juan.
C' est une des grandes erreurs qui soit parmi les
hommes.
Sganarelle.
Quoi ? Vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au
vin émétique ?
Dom juan.
Et pourquoi veux-tu que j' y croie ?
Sganarelle.
Vous avez l' âme bien mécréante. Cependant vous
voyez, depuis un temps, que le vin émétique fait bruire

p137


ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules
esprits, et il n' y a pas trois semaines que j' en ai
vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.
Dom juan.
Et quel ?
Sganarelle.
Il y avoit un homme qui, depuis six jours, étoit à

p138


l' agonie ; on ne savoit plus que lui ordonner, et tous
les remèdes ne faisoient rien ; on s' avisa à la fin de lui
donner de l' émétique.
Dom juan.
Il réchappa, n' est-ce pas ?
Sganarelle.
Non, il mourut.
Dom juan.
L' effet est admirable.
Sganarelle.
Comment ? Il y avoit six jours entiers qu' il ne pouvoit
mourir, et cela le fit mourir tout d' un coup. Voulez-vous
rien de plus efficace ?
Dom juan.
Tu as raison.
Sganarelle.
Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point,
et parlons des autres choses ; car cet habit me donne
de l' esprit, et je me sens en humeur de disputer contre
vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes,
et que vous ne me défendez que les
remontrances.
Dom juan.
Eh bien ?

p139


Sganarelle.
Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il
possible que vous ne croyiez point du tout au ciel ?
Dom juan.
Laissons cela.
Sganarelle.
C' est-à-dire que non. Et à l' enfer ?
Dom juan.
Eh !
Sganarelle.
Tout de même. Et au diable, s' il vous plaît ?
Dom juan.
Oui, oui.
Sganarelle.
Aussi peu. Ne croyez-vous point l' autre vie ?
Dom juan.
Ah ! Ah ! Ah !
Sganarelle.
Voilà un homme que j' aurai bien de la peine à convertir.
Et dites-moi un peu (encore faut-il croire quelque
chose) : qu' est ce que vous croyez ?

p140


Dom juan.
Ce que je crois ?
Sganarelle.
Oui.

Dom juan.
Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
Sganarelle.
La belle croyance que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique ? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n' ai point étudié comme
vous, Dieu merci, et personne ne sauroit se vanter de m' avoir jamais rien appris ; mais, avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n'est pas un champignon qui soit venu
tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de lui-même.
Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l'homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre ? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces..., ce poumon, ce
coeur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui... Oh ! Dame, interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurois disputer, si l'on ne m'interrompt.
Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

Dom juan.
J'attends que ton raisonnement soit fini.
Sganarelle.
Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l' homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauroient expliquer. Cela n'est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un
moment, et fait de mon corps tout ce qu' elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner...
(il se laisse tomber en tournant.)

dom juan.
Bon ! Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
Sganarelle.
Morbleu ! Je suis bien sot de m' amuser à raisonner
avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m' importe
bien que vous soyez damné !
Dom juan.
Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes
égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas,
pour lui demander le chemin.
Sganarelle.
Holà, ho, l' homme ! Ho, mon compère ! Ho, l' ami !
Un petit mot s' il vous plaît.

p144

 

ACTE III ,

SCENE II .


Sganarelle.
Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la
ville.
Le pauvre.
Vous n' avez qu' à suivre cette route, messieurs, et
détourner à main droite quand vous serez au bout de
la forêt ; mais je vous donne avis que vous devez vous
tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y
a des voleurs ici autour.
Dom juan.
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce
de tout mon coeur.
Le pauvre.
Si vous vouliez, monsieur, me secourir de quelque
aumône ?

p145


Dom juan.
Ah ! Ah ! Ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le pauvre.
Je suis un pauvre homme, monsieur, retiré tout seul
dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de
prier le ciel qu' il vous donne toute sorte de biens.
Dom juan.
Eh ! Prie-le qu' il te donne un habit, sans te mettre
en peine des affaires des autres.
Sganarelle.
Vous ne connoissez pas monsieur, bon homme : il ne
croit qu' en deux et deux sont quatre, et en quatre et
quatre sont huit.
Dom juan.
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le pauvre.
De prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens
de bien qui me donnent quelque chose.
Dom juan.
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le pauvre.
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité
du monde.
Dom juan.
Tu te moques : un homme qui prie le ciel tout
le jour, ne peut pas manquer d' être bien dans ses
affaires.
Le pauvre.
Je vous assure, monsieur, que le plus souvent je n' ai
pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

p146


Dom juan.
Je te veux donner un louis d' or, et je te le donne

p147


pour l' amour de l' humanité. Mais que vois-je là ? Un

p148


un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop
inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

p149

 

ACTE III ,

SCENE III .


Sganarelle.
Mon maître est un vrai enragé d' aller se présenter à
un péril qui ne le cherche pas ; mais, ma foi ! Le secours
a servi, et les deux ont fait fuir les trois.
Dom carlos, l' épée à la main.
On voit, par la fuite de ces voleurs, de quel secours
est votre bras. Souffrez, monsieur, que je vous rende
grâce d' une action si généreuse, et que...
Dom juan, revenant l' épée à la main.
Je n' ai rien fait, monsieur, que vous n' eussiez fait en
ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de
pareilles aventures, et l' action de ces coquins étoit si
lâche, que c' eût été y prendre part que de ne s' y pas
opposer. Mais par quelle rencontre vous êtes-vous
trouvé entre leurs mains ?
Dom carlos.
Je m' étois par hasard égaré d' un frère et de tous
ceux de notre suite ; et comme je cherchois à les rejoindre,
j' ai fait rencontre de ces voleurs, qui d' abord
ont tué mon cheval, et qui, sans votre valeur, en auroient
fait autant de moi.
Dom juan.
Votre dessein est-il d' aller du côté de la ville ?
Dom carlos.
Oui, mais sans y vouloir entrer ; et nous nous voyons
obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne pour une
de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes
à se sacrifier, eux et leur famille, à la sévérité de leur
honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours
funeste, et que, si l' on ne quitte pas la vie, on est
contraint de quitter le royaume ; et c' est en quoi je
trouve la condition d' un gentilhomme malheureuse, de
ne pouvoir point s' assurer sur toute la prudence et toute
l' honnêteté de sa conduite, d' être asservi par les lois de
l' honneur au déréglement de la conduite d' autrui, et de
voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de la fantaisie
du premier téméraire qui s' avisera de lui faire une
de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.
Dom juan.
On a cet avantage, qu' on fait courir le même risque
et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie
de nous venir faire une offense de gaieté de coeur.
Mais ne seroit-ce point une indiscrétion que de vous
demander quelle peut être votre affaire ?
Dom carlos.
La chose en est aux termes de n' en plus faire de secret,
et lorsque l' injure a une fois éclaté, notre honneur
ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à

p151


faire éclater notre vengeance, et à oublier même le dessein
que nous en avons. Ainsi, monsieur, je ne feindrai
point de vous dire que l' offense que nous cherchons à
venger est une soeur séduite et enlevée d' un convent,
et que l' auteur de cette offense est un dom Juan Tenorio,
fils de dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis
quelques jours, et nous l' avons suivi ce matin sur
le rapport d' un valet qui nous a dit qu' il sortoit à cheval,
accompagné de quatre ou cinq, et qu' il avoit pris le long
de cette côte ; mais tous nos soins ont été inutiles, et
nous n' avons pu découvrir ce qu' il est devenu.
Dom juan.
Le connoissez-vous, monsieur, ce dom Juan dont
vous parlez ?
Dom carlos.
Non, quant à moi. Je ne l' ai jamais vu, et je l' ai seulement
ouï dépeindre à mon frère ; mais la renommée
n' en dit pas force bien, et c' est un homme dont la vie...
Dom juan.
Arrêtez, monsieur, s' il vous plaît. Il est un peu de
mes amis, et ce seroit à moi une espèce de lâcheté,
que d' en ouïr dire du mal.
Dom carlos.
Pour l' amour de vous, monsieur, je n' en dirai rien du
tout, et c' est bien la moindre chose que je vous doive,
après m' avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous
d' une personne que vous connoissez, lorsque je ne puis

p152


en parler sans en dire du mal ; mais, quelque ami que
vous lui soyez, j' ose espérer que vous n' approuverez pas
son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions
d' en prendre la vengeance.
Dom juan.
Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner
des soins inutiles. Je suis ami de dom Juan, je ne puis
pas m' en empêcher ; mais il n' est pas raisonnable qu' il
offense impunément des gentilshommes, et je m' engage
à vous faire faire raison par lui.
Dom carlos.
Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d' injures ?
Dom juan.
Toute celle que votre honneur peut souhaiter ; et,
sans vous donner la peine de chercher dom Juan davantage,
je m' oblige à le faire trouver au lieu que vous
voudrez, et quand il vous plaira.
Dom carlos.
Cet espoir est bien doux, monsieur, à des coeurs offensés ;
mais, après ce que je vous dois, ce me seroit une
trop sensible douleur que vous fussiez de la partie.
Dom juan.
Je suis si attaché à dom Juan, qu' il ne sauroit se battre
que je ne me batte aussi ; mais enfin j' en réponds comme
de moi-même, et vous n' avez qu' à dire quand vous voulez
qu' il paroisse et vous donne satisfaction.
Dom carlos.
Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive
la vie, et que dom Juan soit de vos amis ?

p153

 

ACTE III ,

SCENE IV .


Dom alonse.
Faites boire là mes chevaux, et qu' on les amène
après nous ; je veux un peu marcher à pied. ô ciel ! Que
vois-je ici ! Quoi ? Mon frère, vous voilà avec notre ennemi
mortel ?
Dom carlos.
Notre ennemi mortel ?
Dom juan, se reculant trois pas et mettant fièrement la main sur
la garde de son épée.
Oui, je suis dom Juan moi-même, et l' avantage du
nombre ne m' obligera pas à vouloir déguiser mon nom.
Dom alonse.
Ah ! Traître, il faut que tu périsses, et...
Dom carlos.
Ah ! Mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la

p154


vie ; et sans le secours de son bras, j' aurois été tué par
des voleurs que j' ai trouvés.
Dom alonse.
Et voulez-vous que cette considération empêche notre
vengeance ? Tous les services que nous rend une main
ennemie ne sont d' aucun mérite pour engager notre
âme ; et s' il faut mesurer l' obligation à l' injure, votre
reconnoissance, mon frère, est ici ridicule ; et comme
l' honneur est infiniment plus précieux que la vie, c' est
ne devoir rien proprement que d' être redevable de la
vie à qui nous a ôté l' honneur.
Dom carlos.
Je sais la différence, mon frère, qu' un gentilhomme
doit toujours mettre entre l' un et l' autre, et la
reconnoissance
de l' obligation n' efface point en moi le ressentiment
de l' injure ; mais souffrez que je lui rende ici
ce qu' il m' a prêté, que je m' acquitte sur-le-champ de
la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance,
et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours,
du fruit de son bienfait.
Dom alonse.
Non, non, c' est hasarder notre vengeance que de la
reculer, et l' occasion de la prendre peut ne plus revenir.
Le ciel nous l' offre ici, c' est à nous d' en profiter.
Lorsque l' honneur est blessé mortellement, on ne doit
point songer à garder aucunes mesures ; et si vous répugnez
à prêter votre bras à cette action, vous n' avez qu' à
vous retirer et laisser à ma main la gloire d' un tel
sacrifice.
Dom carlos.
De grâce, mon frère...
Dom alonse.
Tous ces discours sont superflus : il faut qu' il meure.

p155


Dom carlos.
Arrêtez-vous, dis-je, mon frère. Je ne souffrirai point
du tout qu' on attaque ses jours, et je jure le ciel que
je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui
faire un rempart de cette même vie qu' il a sauvée ; et
pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
Dom alonse.
Quoi ? Vous prenez le parti de notre ennemi contre
moi ; et loin d' être saisi à son aspect des mêmes transports
que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments
pleins de douceur ?
Dom carlos.
Mon frère, montrons de la modération dans une action
légitime, et ne vengeons point notre honneur avec
cet emportement que vous témoignez. Ayons du coeur
dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n' ait rien
de farouche, et qui se porte aux choses par une pure
délibération de notre raison, et non point par le mouvement
d' une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère,
demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une
obligation dont il faut que je m' acquitte avant toute
chose. Notre vengeance, pour être différée, n' en sera
pas moins éclatante : au contraire, elle en tirera de
l' avantage ; et cette occasion de l' avoir pu prendre la
fera paroître plus juste aux yeux de tout le monde.
Dom alonse.
ô l' étrange foiblesse, et l' aveuglement effroyable
d' hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la
ridicule pensée d' une obligation chimérique !

p156


Dom carlos.
Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je
fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge
de tout le soin de notre honneur ; je sais à quoi il nous
oblige, et cette suspension d' un jour, que ma reconnoissance
lui demande, ne fera qu' augmenter l' ardeur que
j' ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que j' ai soin
de vous rendre le bien que j' ai reçu de vous, et vous
devez par là juger du reste, croire que je m' acquitte avec
même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas
moins exact à vous payer l' injure que le bienfait. Je ne
veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments,
et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions
que vous avez à prendre. Vous connoissez assez la
grandeur de l' offense que vous nous avez faite, et je vous
fais juge vous-même des réparations qu' elle demande.
Il est des moyens doux pour nous satisfaire ; il en est de
violents et de sanglants ; mais enfin, quelque choix que
vous fassiez, vous m' avez donné parole de me faire faire

p157


raison par dom Juan : songez à me la faire, je vous prie,
et vous ressouvenez que, hors d' ici, je ne dois plus qu' à
mon honneur.
Dom juan.
Je n' ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que
j' ai promis.
Dom carlos.
Allons, mon frère : un moment de douceur ne fait
aucune injure à la sévérité de notre devoir.

ACTE III ,

SCENE V .


Dom juan.
Holà, hé, Sganarelle !
Sganarelle.
Plaît-il ?

p158


Dom juan.
Comment ? Coquin, tu fuis quand on m' attaque ?
Sganarelle.
Pardonnez-moi, monsieur ; je viens seulement d' ici
près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c' est
prendre médecine que de le porter.
Dom juan.
Peste soit l' insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie
d' un voile plus honnête. Sais-tu bien qui est celui à qui
j' ai sauvé la vie ?
Sganarelle.
Moi ? Non.
Dom juan.
C' est un frère d' Elvire.
Sganarelle.
Un...
Dom juan.
Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j' ai
regret d' avoir démêlé avec lui.
Sganarelle.
Il vous seroit aisé de pacifier toutes choses.
Dom juan.
Oui ; mais ma passion est usée pour done Elvire,
et l' engagement ne compatit point avec mon humeur.
J' aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurois
me resoudre à renfermer mon coeur entre quatre murailles.
Je te l' ai dit vingt fois, j' ai une pente naturelle à
me laisser aller à tout ce qui m' attire. Mon coeur est à
toutes les belles, et c' est à elles à le prendre tour à tour,

p159


et à le garder tant qu' elles le pourront. Mais quel est
le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?
Sganarelle.
Vous ne le savez pas ?
Dom juan.
Non, vraiment.
Sganarelle.
Bon ! C' est le tombeau que le commandeur faisoit
faire lorsque vous le tuâtes.
Dom juan.
Ah ! Tu as raison. Je ne savois pas que c' étoit de ce
côté-ci qu' il étoit. Tout le monde m' a dit des merveilles
de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du commandeur,
et j' ai envie de l' aller voir.
Sganarelle.
Monsieur, n' allez point là.
Dom juan.
Pourquoi ?
Sganarelle.
Cela n' est pas civil, d' aller voir un homme que vous
avez tué.
Dom juan.
Au contraire, c' est une visite dont je lui veux faire
civilité, et qu' il doit recevoir de bonne grâce, s' il est
galant homme. Allons, entrons dedans.
(le tombeau s' ouvre, où l' on voit un superbe mausolée et la
statue
du commandeur.)
sganarelle.
Ah ! Que cela est beau ! Les belles statues ! Le beau

p160


marbre ! Les beaux piliers ! Ah ! Que cela est beau ! Qu' en
dites-vous, monsieur ?
Dom juan.
Qu' on ne peut voir aller plus loin l' ambition d' un
homme mort ; et ce que je trouve admirable, c' est
qu' un homme qui s' est passé, durant sa vie, d' une assez
simple demeure, en veuille avoir une si magnifique
pour quand il n' en a plus que faire.
Sganarelle.
Voici la statue du commandeur.
Dom juan.
Parbleu ! Le voilà bon, avec son habit d' empereur
romain !
Sganarelle.
Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble

p161


qu' il est en vie, et qu' il s' en va parler. Il jette des
regards
sur nous qui me feroient peur, si j' étois tout seul,
et je pense qu' il ne prend pas plaisir de nous voir.
Dom juan.
Il auroit tort, et ce seroit mal recevoir l' honneur que
je lui fais. Demande-lui s' il veut venir souper avec moi.
Sganarelle.
C' est une chose dont il n' a pas besoin, je crois.
Dom juan.
Demande-lui, te dis-je.
Sganarelle.
Vous moquez-vous ? Ce seroit être fou que d' aller
parler à une statue.
Dom juan.
Fais ce que je te dis.
Sganarelle.
Quelle bizarrerie ! Seigneur commandeur... Je ris de
ma sottise, mais c' est mon maître qui me la fait faire.
Seigneur commandeur, mon maître dom Juan vous demande
si vous voulez lui faire l' honneur de venir souper
avec lui. (la statue baisse la tête.) ha !
Dom juan.
Qu' est-ce ? Qu' as-tu ? Dis donc, veux-tu parler ?
Sganarelle fait le même signe que lui a fait la statue et baisse
la tête.
La statue...
Dom juan.
Eh bien ! Que veux-tu dire, traître ?
Sganarelle.
Je vous dis que la statue...

p162


Dom juan.
Eh bien ! La statue ? Je t' assomme, si tu ne parles.
Sganarelle.
La statue m' a fait signe.
Dom juan.
La peste le coquin !
Sganarelle.
Elle m' a fait signe, vous dis-je : il n' est rien de plus
vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir.
Peut-être...
Dom juan.
Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher
au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le seigneur
commandeur voudroit-il venir souper avec moi ?
(la statue baisse encore la tête.)
sganarelle.
Je ne voudrois pas en tenir dix pistoles. Eh bien !
Monsieur ?
Dom juan.
Allons, sortons d' ici.
Sganarelle.
Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire.

p163

 

ACTE IV ,

SCENE PREMIERE .


Dom juan.
Quoi qu' il en soit, laissons cela : c' est une bagatelle,
et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou
surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.
Sganarelle.
Eh ! Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que
nous avons vu des yeux que voilà. Il n' est rien de plus
véritable que ce signe de tête ; et je ne doute point que
le ciel, scandalisé de votre vie, n' ait produit ce miracle
pour vous convaincre, et pour vous retirer de...
Dom juan.
écoute. Si tu m' importunes davantage de tes sottes

p164


moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus,
je vais appeler quelqu' un, demander un nerf de boeuf,
te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille
coups. M' entends-tu bien ?
Sganarelle.
Fort bien, monsieur, le mieux du monde. Vous vous
expliquez clairement ; c' est ce qu' il y a de bon en vous,
que vous n' allez point chercher de détours : vous dites
les choses avec une netteté admirable.
Dom juan.
Allons, qu' on me fasse souper le plus tôt que l' on
pourra. Une chaise, petit garçon.

p165

 

ACTE IV ,

SCENE II .


La violette.
Monsieur, voilà votre marchand, m.. Dimanche, qui
demande à vous parler.
Sganarelle.
Bon, voilà ce qu' il nous faut, qu' un compliment de
créancier. De quoi s' avise-t-il de nous venir demander
de l' argent, et que ne lui disois-tu que monsieur n' y est
pas ?
La violette.
Il y a trois quarts d' heure que je lui dis ; mais il ne
veut pas le croire, et s' est assis là dedans pour attendre.
Sganarelle.
Qu' il attende, tant qu' il voudra.
Dom juan.
Non, au contraire, faites-le entrer. C' est une fort
mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il
est bon de les payer de quelque chose, et j' ai le secret
de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.

p166

 

ACTE IV ,

SCENE III .


Dom juan, faisant de grandes civilités.
Ah ! Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi
de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne
vous pas faire entrer d' abord ! J' avois donné ordre qu' on
ne me fît parler personne ; mais cet ordre n' est pas
pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de
porte fermée chez moi.
M. Dimanche.
Monsieur, je vous suis fort obligé.
Dom juan, parlant à ses laquais.
Parbleu ! Coquins, je vous apprendrai à laisser m.. Dimanche
dans une antichambre, et je vous ferai connoître
les gens.
M. Dimanche.
Monsieur, cela n' est rien.
Dom juan.
Comment ? Vous dire que je n' y suis pas, à m.. Dimanche,
au meilleur de mes amis ?

p167


M. Dimanche.
Monsieur, je suis votre serviteur. J' étois venu...
Dom juan.
Allons vite, un siége pour m.. Dimanche.
M. Dimanche.
Monsieur, je suis bien comme cela.
Dom juan.
Point, point, je veux que vous soyez assis contre
moi.
M. Dimanche.
Cela n' est point nécessaire.
Dom juan.
ôtez ce pliant, et apportez un fauteuil.
M. Dimanche.
Monsieur, vous vous moquez, et...
Dom juan.
Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux
point qu' on mette de différence entre nous deux.
M. Dimanche.
Monsieur...
Dom juan.
Allons, asseyez-vous.
M. Dimanche.
Il n' est pas besoin, monsieur, et je n' ai qu' un mot
à vous dire. J' étois...
Dom juan.
Mettez-vous là, vous dis-je.
M. Dimanche.
Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour...

p168


Dom juan.
Non, je ne vous écoute point si vous n' êtes assis.
M. Dimanche.
Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...
Dom juan.
Parbleu ! Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.
M. Dimanche.
Oui, monsieur, pour vous rendre service. Je suis
venu...
Dom juan.
Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres
fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
M. Dimanche.
Je voudrois bien...
Dom juan.
Comment se porte madame Dimanche, votre épouse ?
M. Dimanche.
Fort bien, monsieur, Dieu merci.
Dom juan.
C' est une brave femme.
M. Dimanche.
Elle est votre servante, monsieur. Je venois...
Dom juan.
Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?
M. Dimanche.
Le mieux du monde.
Dom juan.
La jolie petite fille que c' est ! Je l' aime de tout mon
coeur.
M. Dimanche.
C' est trop d' honneur que vous lui faites, monsieur. Je
vous...

p169


Dom juan.
Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec
son tambour ?
M. Dimanche.
Toujours de même, monsieur. Je...
Dom juan.
Et votre petit chien Brusquet ? Gronde-t-il toujours
aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens
qui vont chez vous ?
M. Dimanche.
Plus que jamais, monsieur, et nous ne saurions en
chevir.
Dom juan.
Ne vous étonnez pas si je m' informe des nouvelles
de toute la famille, car j' y prends beaucoup d' intérêt.
M. Dimanche.
Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je...

p170


Dom juan, lui tendant la main.
Touchez donc là, monsieur Dimanche. êtes-vous
bien de mes amis ?
M. Dimanche.
Monsieur, je suis votre serviteur.
Dom juan.
Parbleu ! Je suis à vous de tout mon coeur.
M. Dimanche.
Vous m' honorez trop. Je...
Dom juan.
Il n' y a rien que je ne fisse pour vous.
M. Dimanche.
Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
Dom juan.
Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
M. Dimanche.
Je n' ai point mérité cette grâce assurément. Mais,
monsieur...
Dom juan.
Oh çà, monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous
souper avec moi ?
M. Dimanche.
Non, monsieur, il faut que je m' en retourne tout à
l' heure. Je...
Dom juan, se levant.
Allons, vite un flambeau pour conduire m.. Dimanche,
et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons
pour l' escorter.

p171


M. Dimanche, se levant de même.
Monsieur, il n' est pas nécessaire, et je m' en irai bien
tout seul. Mais...
(Sganarelle ôte les siéges promptement.)
dom juan.
Comment ? Je veux qu' on vous escorte, et je m' intéresse
trop à votre personne. Je suis votre serviteur,
et de plus votre débiteur.
M. Dimanche.
Ah ! Monsieur...
Dom juan.
C' est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout
le monde.
M. Dimanche.
Si...
Dom juan.
Voulez-vous que je vous reconduise ?
M. Dimanche.
Ah ! Monsieur, vous vous moquez. Monsieur...

p172


Dom juan.
Embrassez-moi donc, s' il vous plaît. Je vous prie encore
une fois d' être persuadé que je suis tout à vous, et
qu' il n' y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.
(il sort.)
sganarelle.
Il faut avouer que vous avez en monsieur un homme
qui vous aime bien.
M. Dimanche.
Il est vrai ; il me fait tant de civilités et tant de compliments
,
que je ne saurois jamais lui demander de
l' argent.
Sganarelle.
Je vous assure que toute sa maison périroit pour
vous ; et je voudrois qu' il vous arrivât quelque chose,
que quelqu' un s' avisât de vous donner des coups de
bâton : vous verriez de quelle manière...

p173


M. Dimanche.
Je le crois ; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire
un petit mot de mon argent.
Sganarelle.
Oh ! Ne vous mettez pas en peine, il vous payera le
mieux du monde.
M. Dimanche.
Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose
en votre particulier.
Sganarelle.
Fi ! Ne parlez pas de cela.
M. Dimanche.
Comment ? Je...
Sganarelle.
Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
M. Dimanche.
Oui, mais...
Sganarelle.
Allons, monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
M. Dimanche.
Mais mon argent...
Sganarelle, prenant m. Dimanche par le bras.
Vous moquez-vous ?
M. Dimanche.
Je veux...
Sganarelle, le tirant.
Eh !
M. Dimanche.
J' entends...
Sganarelle, le poussant.
Bagatelles.

p174


M. Dimanche.
Mais...
Sganarelle, le poussant.
Fi !
M. Dimanche.
Je...
Sganarelle, le poussant tout à fait hors du théâtre.
Fi ! Vous dis-je.

ACTE IV ,

SCENE IV .


La violette.
Monsieur, voilà monsieur votre père.
Dom juan.
Ah ! Me voici bien : il me falloit cette visite pour me
faire enrager.
Dom louis.
Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous
vous passeriez fort aisément de ma venue. à dire vrai,
nous nous incommodons étrangement l' un et l' autre ;
et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de

p175


vos déportements. Hélas ! Que nous savons peu ce que
nous faisons quand nous ne laissons pas au ciel le soin
des choses qu' il nous faut, quand nous voulons être
plus avisés que lui, et que nous venons à l' importuner
par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées !
J' ai souhaité un fils avec des ardeurs nompareilles ;
je l' ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ;
et ce fils, que j' obtiens en fatiguant le ciel
de voeux, est le chagrin et le supplice de cette vie
même dont je croyois qu' il devoit être la joie et la consolation
.
De quel oeil, à votre avis, pensez-vous que je
puisse voir cet amas d' actions indignes, dont on a peine,
aux yeux du monde, d' adoucir le mauvais visage, cette
suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent,
à toutes heures, à lasser les bontés du souverain,
et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services
et le crédit de mes amis ? Ah ! Quelle bassesse est la
vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre
naissance ? êtes-vous en droit, dites-moi, d' en tirer
quelque vanité ? Et qu' avez-vous fait dans le monde pour
être gentilhomme ? Croyez-vous qu' il suffise d' en porter
le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d' être
sorti d' un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ?
Non, non, la naissance n' est rien où la vertu n' est pas.

p176


Aussi nous n' avons part à la gloire de nos ancêtres
qu' autant que nous nous efforçons de leur ressembler ;
et cet éclat de leurs actions qu' ils répandent sur nous,
nous impose un engagement de leur faire le même honneur,
de suivre les pas qu' ils nous tracent, et de ne
point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être
estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez
en vain des aïeux dont vous êtes né : ils vous
désavouent pour leur sang, et tout ce qu' ils ont fait
d' illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire,
l' éclat n' en rejallit sur vous qu' à votre déshonneur,
et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux
yeux d' un chacun la honte de vos actions. Apprenez

p177


enfin qu' un gentilhomme qui vit mal est un monstre
dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse,
que je regarde bien moins au nom qu' on signe
qu' aux actions qu' on fait, et que je ferois plus d' état du
fils d' un crocheteur qui seroit honnête homme, que
du fils d' un monarque qui vivroit comme vous.
Dom juan.
Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux
pour parler.
Dom louis.
Non, insolent, je ne veux point m' asseoir, ni parler
davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne
font rien sur ton âme. Mais sache, fils indigne, que la

p178


tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions,
que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une
borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux
du ciel, et laver par ta punition la honte de t' avoir
fait naître. (il sort.)

ACTE IV ,

SCENE V .


dom juan.
Eh ! Mourez le plus tôt que vous pourrez, c' est le mieux
que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour,
et j' enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs
fils. (il se met dans son fauteuil.)
sganarelle.
Ah ! Monsieur, vous avez tort.
Dom juan.
J' ai tort ?
Sganarelle.
Monsieur...
Dom juan se lève de son siége.
J' ai tort ?

p179


Sganarelle.
Oui, monsieur, vous avez tort d' avoir souffert ce qu' il
vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules.
A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père
venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de
corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance,
de mener une vie d' honnête homme, et cent autres
sottises de pareille nature ! Cela se peut-il souffrir à un
homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ?
J' admire votre patience ; et si j' avois été en votre place,
je l' aurois envoyé promener. ô complaisance maudite !
à quoi me réduis-tu ?
Dom juan.
Me fera-t-on souper bientôt ?

ACTE IV ,

SCENE VI .


Ragotin.
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
Dom juan.
Que pourroit-ce être ?
Sganarelle.
Il faut voir.

p180


Done elvire.
Ne soyez point surpris, dom Juan, de me voir à cette
heure et dans cet équipage. C' est un motif pressant qui
m' oblige à cette visite, et ce que j' ai à vous dire ne veut
point du tout de retardement. Je ne viens point ici
pleine de ce courroux que j' ai tantôt fait éclater, et
vous me voyez bien changée de ce que j' étois ce matin.
Ce n' est plus cette done Elvire qui faisoit des voeux
contre vous, et dont l' âme irritée ne jetoit que menaces
et ne respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon
âme toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour
vous, tous ces transports tumultueux d' un attachement
criminel, tous ces honteux emportements d' un amour
terrestre et grossier ; et il n' a laissé dans mon coeur pour
vous qu' une flamme épurée de tout le commerce des
sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché
de tout, qui n' agit point pour soi, et ne se met en peine
que de votre intérêt.
Dom juan, à sganarelle.
Tu pleures, je pense.

p181


Sganarelle.
Pardonnez-moi.
Done elvire.
C' est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour
votre bien, pour vous faire part d' un avis du ciel, et
tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui,
dom Juan, je sais tous les déréglements de votre vie,
et ce même ciel qui m' a touché le coeur et fait jeter les
yeux sur les égarements de ma conduite, m' a inspiré de
vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos
offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable
est prête de tomber sur vous, qu' il est en vous de
l' éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous
n' avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au
plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens
plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis
revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ;
ma retraite est résolue, et je ne demande qu' assez de
vie pour pouvoir expier la faute que j' ai faite, et mériter,
par une austère pénitence, le pardon de l' aveuglement
où m' ont plongée les transports d' une passion
condamnable. Mais, dans cette retraite, j' aurois une
douleur extrême qu' une personne que j' ai chérie tendrement
devînt un exemple funeste de la justice du ciel ;
et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter
à détourner de dessus votre tête l' épouvantable coup
qui vous menace. De grâce, dom Juan, accordez-moi,
pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me
refusez point votre salut, que je vous demande avec

p182


larmes ; et si vous n' êtes point touché de votre intérêt,
soyez-le au moins de mes prières, et m' épargnez le
cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices
éternels.
Sganarelle.
Pauvre femme !
Done elvire.
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au
monde ne m' a été si cher que vous ; j' ai oublié mon
devoir pour vous, j' ai fait toutes choses pour vous ; et
toute la récompense que je vous en demande, c' est de
corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous,
je vous prie, ou pour l' amour de vous, ou pour
l' amour de moi. Encore une fois, dom Juan, je vous le
demande avec larmes ; et si ce n' est assez des larmes
d' une personne que vous avez aimée, je vous en conjure
par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
Sganarelle.
Coeur de tigre !
Done elvire.
Je m' en vais, après ce discours, et voilà tout ce que
j' avois à vous dire.
Dom juan.
Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera
le mieux qu' on pourra.
Done elvire.
Non, dom Juan, ne me retenez pas davantage.

p183


Dom juan.
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous
assure.
Done elvire.
Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours
superflus. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune
instance pour me conduire, et songez seulement à profiter
de mon avis.

ACTE IV ,

SCENE VII .


Dom juan.
Sais-tu bien que j' ai encore senti quelque peu d' émotion
pour elle, que j' ai trouvé de l' agrément dans cette
nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant
et ses larmes ont réveillé en moi quelques
petits restes d' un feu éteint ?
Sganarelle.
C' est-à-dire que ses paroles n' ont fait aucun effet sur
vous.
Dom juan.
Vite à souper.
Sganarelle.
Fort bien.

p184


Dom juan, se mettant à table.
Sganarelle, il faut songer à s' amender pourtant.
Sganarelle.
Oui-da !
Dom juan.
Oui, ma foi ! Il faut s' amender ; encore vingt ou trente
ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.
Sganarelle.
Oh !
Dom juan.
Qu' en dis-tu ?
Sganarelle.
Rien. Voilà le soupé.
(il prend un morceau d' un des plats qu' on apporte, et le met
dans sa bouche.)
dom juan.
Il me semble que tu as la joue enflée ; qu' est-ce que
c' est ? Parle donc, qu' as-tu là ?
Sganarelle.
Rien.
Dom juan.
Montre un peu. Parbleu ! C' est une fluxion qui lui est
tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela.
Le pauvre garçon n' en peut plus, et cet abcès le pourroit
étouffer. Attends : voyez comme il étoit mûr. Ah !
Coquin que vous êtes !

p185


Sganarelle.
Ma foi ! Monsieur, je voulois voir si votre cuisinier
n' avoit point mis trop de sel ou trop de poivre.
Dom juan.
Allons, mets-toi là, et mange. J' ai affaire de toi
quand j' aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.
Sganarelle se met à table.
Je le crois bien, monsieur : je n' ai point mangé depuis
ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du
monde.
(un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d' abord qu' il y a
dessus
à manger.)
mon assiette, mon assiette ! Tout doux, s' il vous
plaît. Vertubleu ! Petit compère, que vous êtes habile à
donner des assiettes nettes ! Et vous, petit la Violette,
que vous savez présenter à boire à propos !
(pendant qu' un laquais donne à boire à Sganarelle, l' autre
laquais
ôte encore son assiette.)

p186


dom juan.
Qui peut frapper de cette sorte ?
Sganarelle.
Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?
Dom juan.
Je veux souper en repos au moins, et qu' on ne laisse
entrer personne.
Sganarelle.
Laissez-moi faire, je m' y en vais moi-même.
Dom juan.
Qu' est-ce donc ? Qu' y a-t-il ?
Sganarelle, baissant la tête comme a fait la statue.
Le... Qui est là !
Dom juan.
Allons voir, et montrons que rien ne me sauroit
ébranler.
Sganarelle.
Ah ! Pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?

p187

 

ACTE IV ,

SCENE VIII .


Dom juan.
Une chaise et un couvert, vite donc. (à Sganarelle.)
allons, mets-toi à table.
Sganarelle.
Monsieur, je n' ai plus de faim.
Dom juan.
Mets-toi là, te dis-je. à boire. à la santé du commandeur :
je te la porte, Sganarelle. Qu' on lui donne
du vin.
Sganarelle.
Monsieur, je n' ai pas soif.
Dom juan.
Bois, et chante ta chanson, pour régaler le
commandeur.
Sganarelle.
Je suis enrhumé, monsieur.
Dom juan.
Il n' importe. Allons. Vous autres, venez, accompagnez
sa voix.

p188


La statue.
Dom Juan, c' est assez. Je vous invite à venir demain
souper avec moi. En aurez-vous le courage ?
Dom juan.
Oui, j' irai, accompagné du seul Sganarelle.
Sganarelle.
Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.
Dom juan, à sganarelle.
Prends ce flambeau.
La statue.
On n' a pas besoin de lumière, quand on est conduit
par le ciel.

p189

 

ACTE V ,

SCENE PREMIERE .


Dom louis.
Quoi ? Mon fils, seroit-il possible que la bonté du ciel
eût exaucé mes voeux ? Ce que vous me dites est-il bien
vrai ? Ne m' abusez-vous point d' un faux espoir, et puis-je
prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante
d' une telle conversion ?
Dom juan, faisant l' hypocrite.
Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ;
je ne suis plus le même d' hier au soir, et le ciel tout

p190


d' un coup a fait en moi un changement qui va surprendre
tout le monde : il a touché mon âme et dessillé
mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement
où j' ai été, et les désordres criminels de la vie
que j' ai menée. J' en repasse dans mon esprit toutes les
abominations, et m' étonne comme le ciel les a pu souffrir
si longtemps, et n' a pas vingt fois sur ma tête laissé
tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les
grâces que sa bonté m' a faites en ne me punissant point
de mes crimes ; et je prétends en profiter comme je
dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain
changement de vie, réparer par là le scandale de mes
actions passées, et m' efforcer d' en obtenir du ciel une
pleine rémission. C' est à quoi je vais travailler ; et je
vous prie, monsieur, de vouloir bien contribuer à ce
dessein, et de m' aider vous-même à faire choix d' une
personne qui me serve de guide, et sous la conduite de
qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je
m' en vais entrer.
Dom louis.
Ah ! Mon fils, que la tendresse d' un père est aisément
rappelée, et que les offenses d' un fils s' évanouissent
vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens
plus déjà de tous les déplaisirs que vous m' avez donnés,
et tout est effacé par les paroles que vous venez
de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l' avoue ; je
jette des larmes de joie ; tous mes voeux sont satisfaits,

p191


et je n' ai plus rien désormais à demander au ciel. Embrassez-moi
,
mon fils, et persistez, je vous conjure,
dans cette louable pensée. Pour moi, j' en vais tout de
ce pas porter l' heureuse nouvelle à votre mère, partager
avec elle les doux transports du ravissement où je
suis, et rendre grâce au ciel des saintes résolutions
qu' il a daigné vous inspirer.

ACTE V ,

SCENE II .


Sganarelle.
Ah ! Monsieur, que j' ai de joie de vous voir converti !
Il y a longtemps que j' attendois cela, et voilà, grâce au
ciel, tous mes souhaits accomplis.
Dom juan.
La peste le benêt !
Sganarelle.
Comment, le benêt ?
Dom juan.
Quoi ? Tu prends pour de bon argent ce que je viens
de dire, et tu crois que ma bouche étoit d' accord avec
mon coeur ?
Sganarelle.
Quoi ? Ce n' est pas... Vous ne... Votre... Oh !
Quel homme ! Quel homme ! Quel homme !

p192


Dom juan.
Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments
sont toujours les mêmes.
Sganarelle.
Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille
de cette statue mouvante et parlante ?
Dom juan.
Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends
pas ; mais quoi que ce puisse être, cela n' est pas
capable ni de convaincre mon esprit, ni d' ébranler mon
âme ; et si j' ai dit que je voulois corriger ma conduite
et me jeter dans un train de vie exemplaire, c' est un
dessein que j' ai formé par pure politique, un stratagème
utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre,
pour ménager un père dont j' ai besoin, et me mettre
à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures
qui pourroient m' arriver. Je veux bien, Sganarelle,
t' en faire confidence, et je suis bien aise d' avoir
un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs
qui m' obligent à faire les choses.
Sganarelle.
Quoi ? Vous ne croyez rien du tout, et vous voulez
cependant vous ériger en homme de bien ?
Dom juan.
Et pourquoi non ? Il y en a tant d' autres comme moi,
qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même
masque pour abuser le monde !
Sganarelle.
Ah ! Quel homme ! Quel homme !

p193


Dom juan.
Il n' y a plus de honte maintenant à cela : l' hypocrisie
est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent
pour vertus. Le personnage d' homme de bien est le
meilleur de tous les personnages qu' on puisse jouer aujourd' hui
,
et la profession d' hypocrite a de merveilleux
avantages. C' est un art de qui l' imposture est toujours
respectée ; et quoiqu' on la découvre, on n' ose rien dire
contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés
à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer
hautement ; mais l' hypocrisie est un vice privilégié, qui,
de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit
en repos d' une impunité souveraine. On lie, à force de
grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti.
Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et
ceux que l' on sait même agir de bonne foi là-dessus, et
que chacun connoît pour être véritablement touchés,
ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils
donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et
appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien

p194


crois-tu que j' en connoisse qui, par ce stratagème,
ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse,
qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion,
et, sous cet habit respecté, ont la permission d' être
les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir
leurs intrigues et les connoître pour ce qu' ils sont, ils
ne laissent pas pour cela d' être en crédit parmi les gens ;
et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et
deux roulements d' yeux rajustent dans le monde tout
ce qu' ils peuvent faire. C' est sous cet abri favorable que
je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires.
Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j' aurai
soin de me cacher et me divertirai à petit bruit.
Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me
remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je
serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c' est
là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je
voudrai. Je m' érigerai en censeur des actions d' autrui,
jugerai mal de tout le monde, et n' aurai bonne opinion
que de moi. Dès qu' une fois on m' aura choqué tant
soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement
une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur

p195


des intérêts du ciel, et, sous ce prétexte commode,
je pousserai mes ennemis, je les accuserai d' impiété, et
saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui,
sans connoissance de cause, crieront en public contre
eux, qui les accableront d' injures, et les damneront
hautement de leur autorité privée. C' est ainsi qu' il faut
profiter des foiblesses des hommes, et qu' un sage esprit
s' accommode aux vices de son siècle.
Sganarelle.
ô ciel ! Qu' entends-je ici ? Il ne vous manquoit plus
que d' être hypocrite pour vous achever de tout point,
et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette
dernière-ci m' emporte et je ne puis m' empêcher de
parler. Faites-moi tout ce qu' il vous plaira, battez-moi,
assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez : il
faut que je décharge mon coeur, et qu' en valet fidèle
je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant
va la cruche à l' eau, qu' enfin elle se brise ; et comme
dit fort bien cet auteur que je ne connois pas, l' homme
est en ce monde ainsi que l' oiseau sur la branche ; la
branche est attachée à l' arbre ; qui s' attache à l' arbre,
suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux
que les belles paroles ; les belles paroles se trouvent

p196


à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les courtisans
suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie
est une faculté de l' âme ; l' âme est ce qui nous
donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous
fait penser au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la
terre n' est point la mer ; la mer est sujette aux orages ;
les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont
besoin d' un bon pilote ; un bon pilote a de la prudence ;
la prudence n' est point dans les jeunes gens ; les jeunes
gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les
richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont
pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; nécessité
n' a point de loi ; qui n' a point de loi vit en bête brute ;
et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables.
Dom juan.
ô beau raisonnement !
Sganarelle.
Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour
vous.

ACTE V ,

SCENE III .


Dom carlos.
Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise
de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander
vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde,

p197


et que je me suis en votre présence chargé de
cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite
fort que les choses aillent dans la douceur ; et il n' y a
rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir
prendre cette voie, et pour vous voir publiquement
confirmer à ma soeur le nom de votre femme.
Dom juan, d' un ton hypocrite.
Hélas ! Je voudrois bien, de tout mon coeur, vous donner
la satisfaction que vous souhaitez ; mais le ciel s' y
oppose directement : il a inspiré à mon âme le dessein
de changer de vie, et je n' ai point d' autres pensées
maintenant que de quitter entièrement tous les attachements
du monde, de me dépouiller au plus tôt de
toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par
une austère conduite tous les déréglements criminels
où m' a porté le feu d' une aveugle jeunesse.
Dom carlos.
Ce dessein, dom Juan, ne choque point ce que je dis ;
et la compagnie d' une femme légitime peut bien s' accommoder
avec les louables pensées que le ciel vous
inspire.
Dom juan.
Hélas ! Point du tout. C' est un dessein que votre soeur
elle-même a pris : elle a résolu sa retraite, et nous avons
été touchés tous deux en même temps.
Dom carlos.
Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée
au mépris que vous feriez d' elle et de notre

p198


famille ; et notre honneur demande qu' elle vive avec
vous.
Dom juan.
Je vous assure que cela ne se peut. J' en avois, pour
moi, toutes les envies du monde, et je me suis même
encore aujourd' hui conseillé au ciel pour cela ; mais,
lorsque je l' ai consulté, j' ai entendu une voix qui m' a
dit que je ne devois point songer à votre soeur, et qu' avec
elle assurément je ne ferois point mon salut.
Dom carlos.
Croyez-vous, dom Juan, nous éblouir par ces belles
excuses ?
Dom juan.
J' obéis à la voix du ciel.
Dom carlos.
Quoi ? Vous voulez que je me paye d' un semblable
discours ?
Dom juan.
C' est le ciel qui le veut ainsi.
Dom carlos.
Vous aurez fait sortir ma soeur d' un convent, pour la
laisser ensuite ?
Dom juan.
Le ciel l' ordonne de la sorte.
Dom carlos.
Nous souffrirons cette tache en notre famille ?
Dom juan.
Prenez-vous-en au ciel.
Dom carlos.
Eh quoi ? Toujours le ciel ?
Dom juan.
Le ciel le souhaite comme cela.

p199


Dom carlos.
Il suffit, dom Juan, je vous entends. Ce n' est pas ici
que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ;
mais, avant qu' il soit peu, je saurai vous trouver.
Dom juan.
Vous ferez ce que vous voudrez ; vous savez que je
ne manque point de coeur, et que je sais me servir de
mon épée quand il le faut. Je m' en vais passer tout à
l' heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand
convent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n' est
point moi qui me veux battre : le ciel m' en défend la
pensée ; et si vous m' attaquez, nous verrons ce qui
en arrivera.
Dom carlos.
Nous verrons, de vrai, nous verrons.

p200

 

ACTE V ,

SCENE IV .


Sganarelle.
Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci
est bien pis que le reste, et je vous aimerois bien mieux
encore comme vous étiez auparavant. J' espérois toujours
de votre salut ; mais c' est maintenant que j' en
désespère ; et je crois que le ciel, qui vous a souffert
jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière
horreur.
Dom juan.
Va, va, le ciel n' est pas si exact que tu penses ; et si
toutes les fois que les hommes...
Sganarelle.
Ah ! Monsieur, c' est le ciel qui vous parle, et c' est un
avis qu' il vous donne.
Dom juan.
Si le ciel me donne un avis, il faut qu' il parle un peu
plus clairement, s' il veut que je l' entende.

p201

 

ACTE V ,

SCENE V .


Le spectre, en femme voilée.
Dom Juan n' a plus qu' un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du ciel ; et s' il ne se repent ici, sa perte est résolue.
Sganarelle.
Entendez-vous, monsieur ?
Dom juan.
Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connoître cette voix.
Sganarelle.
Ah ! Monsieur, c' est un spectre : je le reconnois au marcher.
Dom juan.
Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c' est.
(le spectre change de figure, et représente le temps avec sa faux à la main.)


  1. ô ciel ! Voyez-vous, monsieur, ce changement de figure ?
    Dom juan.
    Non, non, rien n' est capable de m' imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c' est un corps ou un esprit.
    (le spectre s' envole dans le temps que dom Juan le veut frapper.)
    sganarelle.
    Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
    Dom juan.
    Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu' il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

ACTE V ,

SCENE VI .


La statue.
Arrêtez, dom Juan : vous m' avez hier donné parole de venir manger avec moi.
Dom juan.
Oui. Où faut-il aller ?
La statue.
Donnez-moi la main.
Dom juan.
La voilà.
La statue.
Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du ciel que l' on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
Dom juan.
ô ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n' en puis plus, et tout mon corps devient un brasier
ardent. Ah !
(le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur
dom Juan ;
la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.)
Sganarelle.
Voilà par sa mort un chacun satisfait : ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d' années de service, n' ai point d' autre récompense que de voir à mes yeux l' impiété de mon maître punie par le plus  épouvantable châtiment du monde.