ÉTUDE GRAMMATICALE DE TEXTES DE LANGUE FRANÇAISE
Rapport présenté par Anna Arzoumanov, Damien de Carné, Mireille Demaules, Michel
Gailliard, Laetitia Gonon, Cécile Rochelois et Mathilde Vallespir
La session 2015 du concours du Capes (option Lettres modernes) proposait pour la deuxième fois l’épreuve écrite d’ « étude grammaticale de textes de langue française » sous la nouvelle forme mise en œuvre à la session précédente : le rapport de la session 2014 auquel celui-ci renvoie régulièrement en a détaillé les modalités et les attendus méthodologiques.
Quelques remarques liminaires s’imposent.
- Rappelons que cette épreuve, par delà sa répartition en 4 grands ensembles de questions, constitue un tout permettant au jury d’évaluer, en différentes étapes, un faisceau de compétences complémentaires en langue française attendues d’un futur professeur de français. Par conséquent, il est fort dommageable de faire l’impasse sur l’une et/ou l’autre de ces questions : non seulement, répétons-le, il est avéré que les bonnes et les meilleures copies sont toujours celles qui s’attachent à traiter l’ensemble du sujet ; mais les copies sacrifiant délibérément ou par manque de temps l’une ou l’autre de ces questions ne bénéficieront pas, le plus souvent, de la même valorisation que celles qui se seront confrontées à l’ensemble. Deux types de remédiations sont à envisager : en amont du concours, une préparation équilibrée fera sa part à chaque « discipline » concernée – à chacun-e d’identifier ses lacunes, d’y adapter son travail et de s’informer sur les attentes, accessibles, du jury ; le jour de l’épreuve, une bonne gestion du temps limité – 6 heures – permettra d’aborder chacun des moments de l’épreuve avec efficacité.
- Ces compétences, et plus largement la qualité de la copie d’un-e candidat-e projetant d’enseigner la langue française en tant que professeur de lettres, ne s’évaluent pas seulement dans le « contenu » des réponses – mais aussi dans la qualité de la langue et du discours dans laquelle ces réponses sont rédigées : le soin apporté à l’orthographe, à la correction lexicale et syntaxique, la clarté d’un propos organisé et bien rédigé sont autant de manifestations de la maîtrise de la langue et des savoirs qui seront à la fois l’objet et l’instrument de l’enseignement. Par conséquent, il est vivement recommandé de prévoir en fin d’épreuve un temps de relecture active.
- Enfin, si le traitement globalement satisfaisant de certaines questions montre que le jury des sessions précédentes a été entendu – pour la stylistique, ou l’orthographe et la lexicologie en synchronie –, le jury de cette année a constaté non sans inquiétude le manque de solidité des connaissances en grammaire, plus précisément en morphosyntaxe : ce sont parfois les bases les plus élémentaires de la grammaire scolaire qui font défaut, là où le jury attend légitimement des candidats non seulement qu’ils maîtrisent cette grammaire « scolaire », mais aussi qu’ils soient en mesure de la faire dialoguer avec leurs connaissances en grammaire « universitaire » et en linguistique, censées acquises durant leur formation. Les questions posées cette année en morphosyntaxe (les pronoms personnels compléments sur le texte I, les compléments d’objet directs sur le texte II) et dans la mise en perspective des savoirs (la transitivité verbale) ont trop souvent démontré la fragilité de savoirs diversement lacunaires ou incertains, et ce quelle que puisse être par ailleurs la qualité de la copie. Le jury appelle donc les futurs candidats au Capes de Lettres à soigner particulièrement leur préparation en amont à cet égard : les parties concernées de ce rapport ainsi que le rapport sur la question de grammaire à l’oral leur offriront les précisions et les conseils nécessaires à ce renforcement.
HISTOIRE DE LA LANGUE (5 POINTS)
Les questions classiques posées dans cette première partie de l’épreuve grammaticale étaient destinées à évaluer, à partir d’un texte de la fin du XIIe siècle sans coloration dialectale particulière, les connaissances de problèmes linguistiques fondamentaux posés par l’étude de l’ancien français. Malheureusement, cette année encore, trop de candidats ont renoncé à traiter ces questions qui peuvent pourtant, avec un travail de préparation régulier et approfondi, leur assurer un résultat confortable. Le jury a valorisé les copies de candidats qui se sont confrontés à toutes les questions et qui ont su utiliser le texte d’ancien français et les analyses de la question de morphosyntaxe pour traiter la question de mise en perspective des savoirs grammaticaux.
Question 1 – Traduction (2 points)
Le texte soumis aux candidats lors de cette session était issu d’un grand classique de la littérature médiévale, Le Roman de Renart, qui appartient aux œuvres du Moyen Âge que l’on donne communément en classe de cinquième. Il présentait quelques difficultés que le jury avait cependant pris soin d’aplanir dans le chapeau (le mot broion, difficile, y était traduit par « piège ») et dans les notes (auques et les vers 10-11 y étaient traduits). Voici, sous la forme d’une proposition de traduction, comment le texte pouvait se comprendre (les vers entre parenthèses n’étaient pas à traduire, nous les ajoutons pour la situation de la partie à traduire) :
(Renart li a jeté .I. ris :
« Tybert, fait il, dire vos puis
Que vos estes et preuz et biax,
Et vostre cheval mout igniax.)
(Renart s’adressa à lui en riant :
« Tybert, fait il, je peux vous l’affirmer,
Vous êtes beau et vaillant
Et votre cheval est très rapide.)
Mostrez moi conment il set corre.
Par ceste voie a mout grant podre,
Corez toute ceste sentele :
La voie i ert auques plus bele.
»
Tybert li chaz fu eschaufez, Et Renart fu .I. vis maufez Qui le velt a folie joindre.
Tybert s’apareilla de poindre, Cort et recort les sauz menuz
Tant qu’il est au broion venuz.
Quant il le vit, s’aparçut bien
Que Renart i entent engien,
Mes il n’en fet semblant ne chierre.
Montrez-moi comme il sait courir.
Sur ce chemin, il y a beaucoup de poussière, Galopez tout le long de ce petit sentier :
Le chemin y sera bien plus beau. »
Voilà Tybert le chat tout excité ;
De son côté, Renart était un diable en chair et en os
Souhaitant l’amener à commettre une sottise.
Tybert se prépara à piquer des deux, Galopa et galopa encore, bondissant, Jusqu’à arriver au piège.
Quand il le vit, il s’aperçut bien
Que Renart avait là une ruse en tête,
Mais, gardant sa contenance, il n’en laissa rien paraître.
Une petite partie des candidats a rendu la tâche plus difficile en traduisant plus que la partie indiquée – les seuls vers 5 à 17 –, ou en omettant les indications données dans le chapeau et les notes. C’est soit une perte de temps (pour ceux qui ont traduit l’ensemble du texte) soit une prise de risque inutile (les notes sont données pour épargner aux candidats certains problèmes, non pour leur tendre des pièges).
Le jury ne souhaite pas épiloguer sur la fréquence de certaines erreurs ou la méconnaissance de certains tours spécifiques de l’ancienne langue, mais tient à souligner que la précision du travail de traduction a été valorisée : elle témoigne soit d’une compréhension juste de l’ancien français, soit, à tout le moins, d’une confrontation réelle avec l’exercice et le texte soumis — effort minimal que trop de copies continuent de ne pas fournir : pour certains candidats, l’incompréhension de cet état ancien du français paraît totale et assumée – renoncement regrettable lorsque l’on prétend faire du français son métier.
Certaines « élucidations » ne dépendent pourtant pas plus de la connaissance de l’ancien français que de celle, nourrie de culture et de logique, du français moderne : on verra plus loin que les autres questions d’ancien français pâtissent aussi d’une connaissance trop imparfaite de la langue actuelle.
Bien sûr, le texte présentait quelques mots et quelques tours qui demandaient un peu d’habitude des textes médiévaux ; mais aucun des points suivants ne représente de réelle difficulté pour celui qui a préparé son épreuve par la lecture régulière de pages d’ancien français :
- au vers 6, a (du verbe avoir)suffit à l’ancien français pour notre moderne « il y a » ;
- au vers 7, sentele est le diminutif de sente, « sentier » (« sente » apparaît encore, comme
« vieilli » ou « littéraire », dans le Trésor de la Langue Française) ;
- au vers 8, ert n’a pas toujours été identifié comme le futur du verbe estre ;
- au vers 12, poindre signifie « éperonner », littéralement « piquer » (cf. « pointe », « pointer »), que l’on retrouve dans ce sens dans les expressions piquer des éperons ou piquer des deux, ou même absolument, quand le régime est un animal (piquer ses bœufs) ;
- au vers 13, les sauz menuz désigne le fait que les foulées du cheval sont rapprochées ; fréquente en ancien français, l’expression est cousine de les granz sauz ou même les sauz, de même sens. Le jury a apprécié la traduction de ce tour disparu par des idiomes modernes de sens proche, comme à bride abattue. On signalera que le Roman de Renart mélange hardiment la représentation des animaux sous des traits tantôt humains tantôt animaliers : les sauz sont donc peut-être ici ceux du chat autant que du cheval, ce qui renforce l’effet héroïcomique ;
- au vers 17, chierre, qui désigne le visage (substantif, graphié aussi chiere), a été confondu dans beaucoup de copies avec le verbe cheoir (« tomber »).
En revanche, les points suivants, qui ont posé beaucoup de problèmes, pouvaient être compris sans connaissance particulière :
- au vers 6, podre a rarement été compris et a donné lieu à des supputations diverses (« foulée », « vitesse », « galop », « puissance »…) et invraisemblables (a mout grant podre traduit par « à mon grand-père »…). Il fallait évidemment reconnaître la forme moderne poudre, dont le sens de « poussière » est bien attesté jusqu’en français moderne : on se souvient que, chez Perrault, « le soleil poudroie » (c’est-à-dire qu’il fait briller la poussière en suspension au-dessus du sol) ; chez Littré, poudre et poussière sont encore interchangeables dans de nombreuses expressions (mordre la poudre, réduire en poudre…), et ce n’est que dans des dictionnaires plus récents que le sens de « poussière » est considéré comme vieilli (ainsi dans le TLF) ;
- au vers 8, plus bele est, comme en français moderne, un comparatif ; si une voie est « plus belle », il est donc extrêmement probable que l’on compare deux voies différentes, ce qui conduisait à réfléchir en ce sens aux deux vers précédents. Là encore, rares sont les copies à avoir compris qu’il y avait deux chemins distincts.
Cette première question demandait en outre de réfléchir particulièrement au sens d’engien. Les candidats doivent comprendre que l’intérêt d’une question d’ordre lexical portant sur un terme d’ancien français réside dans la différence entre les emplois de ce terme en ancien français d’une part, en français contemporain d’autre part. Il est donc évident que l’engien du texte doit avoir un usage différent de notre mot engin d’aujourd’hui : et pourtant, nombre de candidats semblent avoir imaginé qu’une réponse limitée à : « Un engien est une machine » pouvait être d’un quelconque intérêt, ce qui n’était certes pas le cas. Ce qui est attendu, c’est une réflexion (même brève : le jury n’attend pas la récitation d’une fiche de vocabulaire intégrale) sur la différence entre l’acception médiévale et l’acception moderne, et en conséquence sur l’évolution du rôle que le terme joue dans le système de la langue. Le terme existe-t-il toujours ? Si non, pourquoi, par quoi a-t-il été remplacé ? Si oui, son sens s’est-il transformé, élargi, restreint ? Le terme est-il productif dans la langue moderne, ou est-il un reliquat archaïque du français passé ? Son champ lexical a-t-il évolué depuis l’ancien français ? Quelle était et quelle est à présent sa place dans les champs sémantiques dont il relève ? Telles sont les questions à partir desquelles le candidat doit chercher à ordonner quelques remarques synthétiques. Une partie des faits relevés ci-dessous pouvait satisfaire le jury ; les candidats et futurs candidats pourront constater que la simple capacité à réfléchir sur sa propre langue, la langue contemporaine, donne déjà des pistes intéressantes d’analyse.
Issu du latin classique ingenium, « qualités spécifiques, nature propre, d’une chose ou d’un être » (la racine gen- est celle que l’on retrouve en latin dans genus, « race » ; gens, « famille, souche » ; genius, « divinité propre à chaque individu »), et notamment en bonne part : « intelligence, talent, génie », le mot d’engien est particulièrement représenté en ancien français. Il désigne l’intelligence au sens le plus large, la capacité à comprendre, analyser, juger, concevoir : en bonne part, c’est l’astuce, l’habileté, l’adresse ; en mauvaise part, c’est la ruse, la tromperie. C’est aussi la manifestation de cette faculté : le subterfuge, le dispositif, la feinte, le piège ; dans un sens plus concret, l’ustensile, spécialement la machine de guerre. Le mot est très productif en ancien français, servant de base à des verbes, adverbes, adjectifs et substantifs nombreux.
Il était intéressant de noter que Le Roman de Renart accorde une place spécialement importante au vocabulaire de la ruse, qualité définitoire du personnage de Renart. Le mot est présent deux fois dans le texte, dans deux emplois différents. Traduit par « ruse » au vers 16, engien désigne la machination, l’idée traîtresse : complément du verbe entendre, il désigne alors un projet précis, à la différence de son emploi au vers 21 (qui peut se traduire : « Tybert, fait-il, vous ne faites pas preuve d’habileté »). On pouvait proposer un rapprochement avec le broion du vers 14, qu’il faut comprendre comme un « piège » en tant que dispositif concret.
On voit que le terme moderne d’engin s’est spécialisé par rapport au Moyen Âge : il ne désigne plus qu’une « machine ». En outre, le riche paradigme morphologique médiéval a presque entièrement disparu ; il a été remplacé par de nouveaux et nombreux mots qui conservent tous un lien sémantique avec l’intelligence : ingéniosité, ingénieur, génie et leurs dérivés. L’engin reste dans une certaine mesure le fruit de l’intelligence et du savoir-faire. Engien a donc perdu la place centrale qui était la sienne dans le paradigme médiéval, mais le trait sémantique fondamental qu’il partageait avec son paradigme est toujours bien vivant dans cette famille de mots.
Question 2 – Graphie (1,5 point)
Commentez la graphie de la consonne finale et son évolution jusqu’au français moderne dans les mots « preuz » (v. 3), « biax » (v. 3) et « sauz » (v. 13).
La question proposée devait permettre au candidat de mobiliser ses connaissances en phonétique historique pour expliquer l’origine, la valeur et l’évolution des graphies dans leur rapport à la phonie. Elle requérait également une identification morphologique des formes proposées selon leur cas dans le texte, ce qui nécessitait une maîtrise de la déclinaison des adjectifs et des noms en ancien français.
Les connaissances de phonétique historique requises concernaient des phénomènes fréquents et essentiels : évolution d’une consonne occlusive sourde à l’intervocalique, vélarisation et vocalisation d’un [l] en position implosive, simplification des affriquées et amuïssement des consonnes finales. Le jury a valorisé une présentation organisée des connaissances, une distinction nettement opérée entre la phonie et la graphie et un effort d’exactitude dans la datation et l’explication des changements phonétiques.
On a pu regretter dans de nombreuses copies l’emploi d’une terminologie floue ou inadéquate. Beaucoup de candidats ignorent le vocabulaire de base usité en phonétique pour désigner les phonèmes (occlusive, spirante, affriquée) et se contentent de constater le changement sans apporter d’explication linguistique. Le jury attendait de futurs professeurs qu’ils sachent expliquer l’origine, la répartition et l’évolution des marques du pluriel (-s, -x), et la disparition du graphème –z dans ces fonctions. Les copies qui sont parvenues à croiser des connaissances en phonétique et en morphologie historiques ont été particulièrement appréciées.
Dans les occurrences proposées, le graphème final –z ou –x est un morphogramme grammatical qui sert à noter la marque d’un cas sujet singulier pour preuz et biax et d’un cas régime pluriel pour sauz. Dans toutes ces occurrences, le graphème final note l’amalgame d’un [s] provenant d’une marque désinentielle latine et d’un phonème appartenant au radical. Il peut être considéré comme une variante phonétique et graphique de –s. Nous étudierons tout d’abord le graphème –x puis le graphème –z, en déterminant leur valeur phonétique, leur origine et leur évolution.
I. Le graphème –x
I. 1. Origine et valeur phonétique du graphème –x
Selon un usage graphique des scribes médiévaux, le graphème –x était une abréviation utilisée pour le digramme –us dans les mots de langue vulgaire : le support de l’écriture étant très coûteux et l’activité de copie longue, les scribes utilisaient de fréquentes abréviations pour gagner du temps et de la place. Cette abréviation indiquait d’autre part que le [u] formait diphtongue ou triphtongue de coalescence avec la ou les voyelles précédentes (e, o, a) et non hiatus comme dans la finale latine en –us dans equus. L’adjectif biax (issu de l’adjectif latin bellus) se prononçait donc [biáus]. Dans cette forme, le graphème –x a pu être en concurrence avec le digramme -ls (bials) comme dans toutes les formes où le [u] résulte de la vocalisation entre le IXe et le XIe siècle du [l], devenu implosif après l’amuïssement de la voyelle finale au VIIe siècle. On rencontre donc pour une même évolution phonétique les graphies suivantes : bials (graphie rétrograde), biaus, biax, voire par redondance bialx en Moyen Français. Dans l’occurrence du texte, le graphème -x est un morphogramme indiquant le cas sujet, qui a disparu en même temps que le système de la déclinaison en Moyen Français. La suppression de la marque de la déclinaison a entraîné la création de la forme singulier biau, beau, analogique de la forme du pluriel biaus, beaus, et au singulier l’alternance du français moderne bel+voyelle / beau+ consonne.
I. 2. Évolution
À partir du XIIIe siècle la consonne finale ne se prononce plus, d’abord dans la langue populaire puis progressivement dans la langue savante. Au XVIe siècle le [s] est encore prononcé à la pause, mais il est amuï au XVIIe siècle, avec des survivances dans la langue savante ou dans la langue de cour. Comme marque du pluriel le [s] reste en cas de liaison sous la forme sonorisée [z].
À l’écrit, grâce à la diffusion de l’imprimerie à partir du XVe siècle et à la généralisation du papier moins onéreux comme support de l’écriture, les abréviations n’ayant plus d’utilité ont été écrites en clair. Les différentes réalisations graphiques bials, biaus, biax, bialx ont favorisé la compréhension de –x comme variante positionnelle en finale de –s. On a donc rétabli le -u- mais on a conservé le –x comme morphogramme du pluriel. Il s’agit cependant d’une résolution erronée de l’abréviation originelle.
II. Le graphème –z
II. 1. Origine et valeur phonétique du graphème -z
Dans preuz et dans sauz, le graphème –z sert à noter une affriquée [ts], phonème complexe composé d’une occlusive au début de sa tenue et d’une spirante à la fin de sa tenue.
L’affriquée résulte de l’amalgame de la consonne finale de la base, qui est une dentale, et du [s] de la désinence provenant de la forme latine.
Le mot sauz (issu du mot bas latin *saltos) correspond au cas régime pluriel du singulier saut. L’amalgame de la consonne finale de la base et du [s] de la désinence du pluriel s’est produit au VIIe siècle lors de l’amuïssement de la voyelle finale. Le [t] appuyé sur le [l] précédent, qui se vélarise à partir de cette date pour donner [ł], avant de se vocaliser en [u] au XIe siècle, était en effet parvenu inchangé jusqu’au VIIe siècle.
Le mot preuz (issu du bas latin *prodis) correspond au cas sujet singulier de la forme preu. La base de ce mot se termine par une dentale [d], qui est amuïe aux cas non marqués (cas régime singulier et cas sujet pluriel), mais qui réapparaît aux cas marqués sous la forme d’une affriquée. La dentale est dite latente. À tous les cas, la consonne dentale sonore [d] s’est spirantisée en [δ] à la fin du VIe siècle. Au VIIe siècle, la voyelle finale s’amuït et l’évolution diverge entre les formes des cas marqués et celles des cas non marqués. Aux cas non marqués, la spirante après assourdissement en [θ] s’amuït entre le IXe et le XIe siècle. Aux cas marqués, la spirante sonore [δ] au contact de la consonne spirante sourde [s] s’assourdit en [θ], puis se renforce en occlusive [t]. Il s’ensuit la constitution d’une affriquée [ts] notée –z. Cette évolution divergente explique l’alternance preu, preuz.
II. 2. Évolution de la consonne finale
Dans la phonie l’affriquée [ts] se simplifie à la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe siècle par perte de l’élément occlusif initial et se réduit à [s], qui s’amuït progressivement d’abord dans la langue populaire puis dans la langue savante.
Dans la graphie il en résulte une longue hésitation entre –z et –s à la finale. Le graphème –z a disparu au XVIe siècle comme marque du pluriel et a été remplacé par –s. Pour le mot sauts, la consonne finale de la base a été rétablie dans la graphie pour aligner la base du pluriel sur celle du singulier, d’où le passage de sauz à sauts.
Pour l’adjectif preuz, le passage de [ts] à [s] a entraîné la forme preus, le –x graphique final a été utilisé à la place de –s d’abord au pluriel, puis au singulier, comme dans beaucoup de noms ou d’adjectifs se terminant par un graphème –u. Ce –x muet, prononcé [z] en cas de liaison, se généralise à partir du XVIIe siècle ; il apparaît comme un morphogramme lexical et non comme un morphème grammatical de nombre. L’adjectif et nom preux, preuse (« les neuf preuses ») s’aligne alors, par analogie, sur le modèle des adjectifs en –eux, -euse tels qu’amoureux, amoureuse, dans lesquels –x final est une simple variante de –s, issu de la base (-osus, -osum).
De l’ancien français au français moderne, on note donc la disparition du graphème –z comme morphogramme de pluriel et la restriction de ses emplois à celui de constituant de morphogramme de personne à P5 –ez ou de signe diacritique indiquant, lorsqu’il suit une voyelle, que celle-ci est tonique (nez, assez). Le graphème –x tend quant à lui à devenir une simple variante positionnelle (en finale) de –s, avec parfois une valeur étymologique ou logogrammique comme dans paix ou voix.
Question 3 – Morphosyntaxe (1,5 point)
Étudiez l’emploi des pronoms personnels compléments du vers 1 au vers 14.
Cette question de morphosyntaxe portait sur un nombre limité d’occurrences de pronoms personnels compléments : cinq formes, dont quatre formes toujours employées en français moderne (vos aujourd’hui écrit vous, moi, le et s’). Leur simple relevé a pourtant posé problème à de nombreux candidats. Les réponses incomplètes, celles qui trahissaient une confusion entre pronoms et déterminants ou encore entre compléments et sujets étaient évidemment de très mauvais augure, non seulement pour la partie histoire de la langue, mais aussi pour l’ensemble de l’épreuve d’étude grammaticale. La seule forme caractéristique de l’ancien français était le pronom masculin li (v. 1), remplacé aujourd’hui par la forme tonique lui. Sur le plan de la syntaxe, on pouvait observer que les pronoms vos (v. 2) et le (v. 11) qui complètent des infinitifs se placent devant les verbes conjugués qui régissent ces infinitifs. À l’exception de ces deux écarts, la question exigeait surtout des candidats des connaissances grammaticales suffisantes pour repérer des formes de pronoms personnels compléments familières dans un texte en ancien français et pour commenter des phénomènes tels que le recours à la forme tonique moi après un impératif. C’est donc là encore une maîtrise de la grammaire du français moderne beaucoup trop approximative pour un futur professeur de français qui a été pénalisée dans les copies où cette question a été mal traitée ou évitée. Il était d’autant plus regrettable de négliger ce travail qu’il s’avérait utile pour répondre à la question de mise en perspective des savoirs grammaticaux. Quant aux candidats les mieux préparés, ils ont su mettre en valeur leurs qualités d’analyse en apportant des précisions sur la formation des pronoms personnels à partir du système latin et sur leur évolution jusqu’au français moderne, en expliquant la notion de prédicativité et l’opposition entre emplois conjoints et disjoints, ou encore en commentant la place des pronoms (les pronoms compléments de l’infinitif vos et le devant le verbe conjugué, la postposition de moi).
Comme il s’agissait d’une question de morphosyntaxe, on attendait à la fois une identification morphologique précise et des explications d’ordre syntaxique sur l’emploi des formes. Une brève introduction pour situer les enjeux de la question posée dans une perspective diachronique devait précéder le relevé organisé et commenté des formes.
On distingue parmi les pronoms personnels du français les formes héritées des pronoms personnels latins, aux P1, P2, P3 réfléchie, P4 et P5, et les formes issues du démonstratif ille, à la P3 non réfléchie[1]. Ces dernières sont les seules à distinguer le masculin et le féminin. Selon que les formes latines étaient accentuées ou non, elles se sont développées de manière différente, si bien que les pronoms personnels présentent une série atone et une série tonique (à l’exception de nos et vos qui ne présentent qu’une forme). Les formes atones de pronoms compléments ne sont pas prédicatives, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autonomie par rapport au verbe conjugué auquel elles sont en général antéposées et dont elles partagent l’accent rythmique : elles sont toujours conjointes au verbe. Les formes toniques sont en revanche le plus souvent prédicatives et peuvent donc fonctionner de manière autonome par rapport au groupe verbal (après une préposition, en cas d’ellipse du verbe, ou encore comme complément d’un infinitif ou d’un participe présent). Elles peuvent aussi se trouver en emploi conjoint lorsqu’elles accompagnent un impératif, comme la forme moi, complément de l’impératif mostrez. On relève dans cet extrait quatre formes de pronoms personnels atones et une forme tonique, toutes non prédicatives, en emploi conjoint.
I. Les formes atones non prédicatives
I 1. Pronom personnel de P5 : vos (v. 2)
Pronom nominal, vos désigne directement un référent présent dans l’acte de communication, ici Tybert. La forme de P5 est employée à la place de la P2 comme marque de politesse.
Le pronom vos occupe la fonction de complément d’objet second de dire, mais au lieu de précéder l’infinitif complété, comme c’est le cas en français moderne (je peux vous dire…), il se place devant le verbe conjugué qui régit cet infinitif, puis (« dire vos puis », v. 2). Cela tient à un défaut de prédicativité de l’infinitif en ancien français (où, lorsqu’un pronom personnel complète un infinitif qui ne dépend pas d’un verbe introducteur, le pronom personnel est d’ailleurs à la forme tonique). Le pronom vos est conjoint au verbe conjugué « puis »auquel il est immédiatement antéposé.
I 2. Pronoms personnels de P3
I 2 a. Pronoms personnels de P3 non réfléchis
- le (v. 11) : cas régime direct atone masculin
Le pronom représentant le désigne Tybert. Ilest employé comme complément d’objet direct de l’infinitif joindre et remonte devant le verbe conjugué qui régit cet infinitif (« qui le velt a folie joindre », v. 11), auquel il est conjoint.
- li (v. 1) : cas régime indirect atone masculin
Le pronom représentant li désigne Tybert. Ilest employé comme complément d’objet second de « a jeté », dont le complément d’objet direct est « .I. ris ».
La forme atone masculine li était équivoque, puisqu’en ancien français li est également la forme du pronom personnel féminin tonique et atone au cas régime indirect. La forme atone li a été concurrencée puis remplacée par la forme lui pour les deux genres, tandis qu'au pronom tonique féminin li s'est substituée la forme elle.
I 2 b. Pronom personnel de P3 réfléchi : s’ (v. 12), forme élidée de se
Il s’agit de la forme atone, issue de se non accentué en latin (par opposition à la forme tonique soi).
Elle complète le verbe « apareilla », ici en emploi pronominal, et peut être analysée comme complément d’objet direct d’apareiller, coréférentiel au sujet.
II. La forme tonique non prédicative moi (v. 5) : pronom personnel de P1 au cas régime tonique.
Moi est employé comme complément d’objet second de l’impératif présent « mostrez ». On rencontre le plus souvent le pronom complément tonique moi, issu de la forme latine accentuée mé,en emploi disjoint. Il se trouve cependant ici en emploi conjoint à l’intérieur du groupe verbal « Mostrez moi ». Dans les phrases injonctives, les pronoms me, te et se sont postposés sous leur forme tonique parce que l’accent rythmique porte sur la fin du groupe verbal (ce n’est pas le cas pour les pronoms le, la, les ou li, postposés au verbe tels quels : Adobez le). La forme toniquepostposée n’est pas pour autant prédicative. Conjointe au verbe, elle lui demeure étroitement liée, comme l’indique la présence du trait d’union en français moderne (regarde-moi, sauve-toi).
La postposition du complément s’explique en ancien français par le fait qu’une forme atone ne peut pas occuper la première place dans une proposition. Si un adverbe comme or, car ou si sature cette première place, l’inversion n’est plus nécessaire et le pronom atone est alors placé devant le verbe à l’impératif (par exemple : or me mostrez).
ÉTUDE SYNCHRONIQUE DU TEXTE DE FRANÇAIS MODERNE OU CONTEMPORAIN (5 POINTS)
Question 1 – Orthographe et morphologie (1,5 point)
Étudiez le morphème grammatical e dans « reposée » (v.7), « toute » (v.10) et « dorme » (v.12).
Les attentes du jury concernant cette question ayant déjà été largement fixées dans le rapport de jury de la session 2014, nous invitons les candidats à s’y reporter.
Cependant, nous voudrions une nouvelle fois attirer l’attention des candidats sur le fait que, quel que soit son libellé, cette question implique une étude des correspondances entre phonie et graphie. Le candidat doit donc proposer une transcription phonétique des mots et faire appel à une terminologie précise et rigoureuse (phonogramme, morphogramme, signe diacritique, etc.). Ici, il fallait définir rigoureusement la notion de morphème grammatical pour traiter la question de manière pertinente.
Les occurrences étant peu nombreuses, le traitement par mots était possible et l’absence de plan n’a pas été sanctionnée. Le jury tient cependant à rappeler aux candidats qu’il faut privilégier les études synthétiques et organisées. Il est donc conseillé de regrouper les phénomènes étudiés sous la forme d’un plan.
Le morphème est « l’unité morphologique élémentaire », ce qui signifie qu’il est « l’unité minimale porteuse de sens obtenue par segmentation des énoncés » (GMF[2], 2009, p.889). On distingue les morphèmes grammaticaux et les morphèmes lexicaux, selon quatre critères (GMF, 2009, p.894-896):
-‐un critère quantitatif : « les morphèmes grammaticaux constituent une liste arrêtée là où les morphèmes lexicaux constituent une liste ouverte » ;
-‐un critère fonctionnel : « les morphèmes grammaticaux contribuent de façon décisive à l’organisation grammaticale de la phrase », ce qui n’est pas le cas des morphèmes lexicaux ;
-‐un critère sémantique : « les morphèmes grammaticaux véhiculent des notions très générales [….] qui contrastent avec le plus ou moins grand degré de spécialité du contenu descriptif des morphèmes lexicaux. » ;
-‐un critère de pure forme : ils « sont généralement très courts et le plus souvent monosyllabiques ».
Le –e est un morphème grammatical lié, qu’on appelle aussi suffixe grammatical. Il contribue au marquage morphosyntaxique et appartient à la catégorie des désinences, aussi appelées affixes flexionnels. Il indique une catégorie grammaticale et s’ajoute aux mots variables pour apporter des indications de genre et de nombre pour les classes nominales, de personne et de nombre pour la classe verbale. Il peut jouer un rôle différent selon la catégorie grammaticale qu’il affecte.
Pour affiner l’analyse, il fallait distinguer, dans les trois formes à étudier, les –e morphèmes grammaticaux qui n’ont de valeur qu’à l’écrit et ceux qui ont une valeur à l’écrit et l’oral. C’est le plan que l’on suivra ici.
On pouvait aussi distinguer les purs morphogrammes et les phonogrammesmorphogrammes qui combinent une valeur de « transmission des phonèmes » et de « référence indirecte sémique » (Catach, L’Orthographe française, 2011, p.23).
- « reposée » [Rəәpoze] : -e a une valeur uniquement à l’écrit
Le -e final est la marque graphique du féminin dans le participe adjectivé « reposée » qui s’accorde en genre avec le nom « fatigue » dont il est l’épithète. Le participe adjectivé se termine sur une finale vocalique –é [e] : le e n’a aucune valeur à l’oral. C’est une pure marque écrite du genre féminin, appelée « morphogramme ».
- -e a une valeur à l’oral et à l’écrit
2.1.Marquage nominal : « toute » [tut(əә)]
L’adverbe tout constitue une exception en français, où l’adverbe est normalement invariable : il s’accorde avec les adjectifs féminins à initiale consonantique (ou devant h aspiré) lorsqu’il marque l’intensité. On distingue ainsi elle est tout émue / toute rouge.
Placé devant l’adjectif, épithète du nom féminin « tête », dans « Toute sonore », l’adverbe s’accorde donc au féminin. Le genre est donc marqué à l’écrit et à l’oral :
- le morphème grammatical lié –e marque le genre à l’écrit ;
- à l’oral, il indique la prononciation du t- qui précède. C’est la raison pour laquelle on peut dire avec Nina Catach que sa valeur est diacritique (marquage de la consonne précédente ; on dit aussi qu’il a une valeur auxiliaire) et que c’est la consonne [t] qui joue le rôle à l’oral de phonème-morphogramme de genre (Catach, §56). Si l’on privilégie cette analyse, on peut dire que le –e final n’est pas ici une marque de féminin.
2.2. Marquage verbal : « dorme » [dɔRm]
Dans la forme verbale « dorme », –e est la marque à l’écrit du subjonctif présent de P3 (indistinct de la P1 à l’écrit) ; dorm- est le radical du subjonctif et correspond à la base des formes du pluriel de l’indicatif (dorm-ons).
À l’oral, il n’y a pas de distinction entre les trois formes du singulier du subjonctif présent (et la P6 dorment) : –e y est une lettre d’appui, un signe diacritique qui marque la prononciation du m- qui précède. Parce qu’il a une valeur uniquement diacritique, Nina Catach ici encore ne le reconnaît pas comme marque verbale (Catach,§56.6.1).
Ajoutons que le jury a valorisé les copies sensibles à la versification, et qui ont pu mentionner notamment son incidence sur la réalisation orale du –e caduc : la finale féminine de « reposée » définit la rime féminine, le -e de toute ne s’élide pas dans le vers 10 (« Tou/te /so/no/r(e) en/cor » compte pour les 6 syllabes du premier hémistiche) alors qu’il s’élide dans la langue orale ; et le –e muet de dorme s’élide à l’oral et dans le vers 12 devant voyelle.
Question 2 – Lexicologie (1 point)
Il importe d’éviter de confondre cette question et la précédente. Comme le rappelait le libellé, il s’agit cette fois de combiner les points de vue morphologique et sémantique (et non plus orthographique). Le jury tient cependant à préciser qu’il se réserve la possibilité de proposer aux candidats une étude invitant à mobiliser les trois points de vue sur un même mot. Les candidats doivent donc être particulièrement attentifs aux consignes qui peuvent varier d’un sujet à l’autre.
Pour rappel, le point de vue morphologique consiste à identifier et à justifier la formation du mot (incluant l’analyse en morphèmes, l’identification de leur statut et du sens compositionnel) ; le point de vue sémantique recouvre l’étude du sens et des emplois en langue et en contexte, et le point de vue orthographique l’étude des relations entre phonie et graphie.
La forme verbale à étudier : délasseront (v.8), est une forme fléchie à la P6 du futur de l’indicatif du verbe délasser. Toutes les remarques ci-dessous n’étaient pas attendues, et le jury a valorisé tout effort de précision dans l’analyse de la formation et/ou du sens.
1. Étude morphologique
Délasseront est donc un mot fléchi et construit dont le sens est compositionnel. On pouvait le décomposer de la manière suivante : dé-lasse-r-ont (ou éventuellement dé-las-se-r-ont, voir infra).
– Les deux désinences verbales : le verbe comporte la désinence temporelle -r- [R], caractéristique du futur, suivie d’une désinence de personne -ont, qui marque la 3e personne du pluriel ou rang personnel 6 (P6).
– La préfixation : le préfixe dé- est un préfixe intracatégoriel qui a ici une valeur d’inversion (plutôt que privative) ; il s’adjoint à la base verbale lasse- (vb lasser) pour former le verbe dérivé dé-lasser (on peut parler aussi de dérivation endocentrique).
– De la base adjectivale las à la base verbale lass- : dérivation ou conversion ?
Le verbe lasser est lui-même construit à partir de l’adjectif las (sens construit : « rendre las »).
Lass- peut être considéré comme une base allomorphe de l’adj. las (sa forme longue) dans laquelle -ss- marque la sonorisation de la consonne finale. Cette allomorphie de la base à consonne dite latente se manifeste soit dans les cas d’ajout d’un suffixe dérivationnel (lassitude), soit dans les cas d’ajout d’un suffixe flexionnel (comme c’est le cas ici).
Pour cette raison, -ss- peut ne pas être considéré comme un suffixe lexical. Le passage de l’adjectif au verbe se fait à partir de la base longue sans adjonction d’affixe lexical : c’est pourquoi on peut parler de conversion avec ajout d’une marque de flexion pour passer de la catégorie de l’adjectif à la catégorie du verbe (lass-er).
Cependant, une autre analyse peut être proposée. Si l’on suit par exemple Denis Apothéloz (La Construction du lexique français, 2002, p.42-43), on considérera que -ss(e)- marque la présence d’un suffixe lexical transcatégoriel – le morphème dérivationnel verbal [əә] –, et on y verra alors, non plus une opération de conversion, mais de dérivation affixale exocentrique.
2. Étude sémantique – Sens en langue.
En langue, le sens de délasser est compositionnel et monosémique : il signifie « faire cesser la lassitude physique ou morale ». Seules ses constructions varient : son emploi le plus fréquent est transitif direct. Dans ce cas, son complément désigne une personne ou un attribut de cette personne : délasser qqn ou délasser le corps. Il peut être pourvu de deux compléments (délasser qqn de quelque chose). Il est également souvent employé à la forme pronominale se délasser, qui admet aussi un complément indirect (se délasser de qqch). – Sens en discours.
Dans le poème, le verbe est employé avec son sens en langue « faire cesser la lassitude », à la fois physique et morale, et en construction transitive directe : il est pourvu d’un COD la qui reprend par anaphore le GN la fatigue, situé dans le vers précédent. On pouvait faire plusieurs remarques qui concourent toutes à montrer la densité poétique du texte :
-‐le complément la fatigue (via le pronom la) peut être considéré comme atypique au vu des modalités de construction du verbe en langue, car il ne s’agit ni d’une personne, ni d’un attribut physique d’une personne au sens strict du terme. Il s’agit d’une caractéristique transitoire du je lyrique, dans laquelle on peut lire un phénomène de métonymie ;
-‐l’énoncé produit ainsi un effet de pléonasme, car il signifie littéralement « faire cesser la fatigue de la fatigue » ; effet redoublé par l’expansion adjectivale de fatigue, « reposée », dans laquelle on pouvait noter également une hypallage (c’est au je lyrique que peut être attribuée cette caractéristique).
L’isotopie du repos et de l’apaisement (du délassement) qui parcourt le poème à partir de ce vers 7 (« fatigue…reposée / délasseront / s’apaiser / dorme / reposez ») marque l’abandon et le don de soi que le poète-amant promet à sa belle. Associée à l’isotopie du corps (les mains, les pieds, la tête, mais surtout le sein), elle permet de suggérer l’étreinte amoureuse dans la seconde strophe et le moment qui lui succède dans la troisième strophe. Placé précisément en fin de quatrain à l’articulation entre ces deux strophes, le verbe délasseront valorise cette isotopie par son signifié mais aussi par son volume (seul mot de 4 syllabes du poème) et sa place à la rime (avec le monosyllabe « front ») : rythme et sonorités contribuent à l’érotisation discrète du discours (à laquelle pourrait encore contribuer l’homophonie possible avec délaceront).
On attirera pour finir l’attention des candidats sur la nécessité de la précision de l’analyse morphologique, mais aussi de l’analyse sémantique – souvent plus décevante quand elle n’est pas totalement négligée, en particulier pour l’analyse du sens en contexte. Savoir expliquer l’emploi et la valeur d’un mot dans un texte donné à partir d’éléments précis et pertinents concernant sa formation et son sens en langue est essentiel pour de futurs professeurs de français.
Question 3 – Morphosyntaxe (2,5 points)
Remarques générales
La question posée cette année était des plus classiques, et semblait facile à traiter : le complément d’objet direct est en effet au programme des classes de CE2, puis de 6e. L’intitulé appelait donc à mobiliser des compétences en grammaire scolaire, comme le veut cette épreuve, et une certaine rigueur syntaxique dans le découpage des syntagmes. Le jury a pourtant été surpris par les confusions souvent rédhibitoires de certaines copies, qui manifestaient une méconnaissance étonnante des constructions verbales même les plus simples.
Rappelons que la réponse à la question de morphosyntaxe repose sur trois attendus : d’abord une introduction permettant de définir et de problématiser la notion soumise à l’étude ; ensuite un relevé classé, organisé dans un plan clair ; enfin, à l’intérieur de ce plan, le commentaire des occurrences relevées. Or trop de candidats omettent l’un ou l’autre de ces points : un relevé linéaire est ainsi tout à fait insuffisant et a été pénalisé par le jury ; le relevé classé doit s’appuyer sur les analyses pertinentes et ordonnées des différents COD.
Ces analyses doivent également être précises et rigoureuses. Bien des candidats se sont contentés de citer un groupe nominal qu’ils étiquetaient « COD » sans expliquer de quel verbe, ni proposer une opération à même de prouver leur analyse (la pronominalisation par exemple). Le jury a donc relevé dans les copies des erreurs nombreuses, et on ne répétera jamais assez combien il importe, si l’on veut devenir professeur, de maîtriser les savoirs que l’on prétend enseigner, à plus forte raison lorsqu’ils sont supposés connus depuis l’école primaire.
Certaines copies en effet ont relevé bien à tort des groupes prépositionnels circonstants ou COI pour en faire des « COD », ou voulu faire par exemple du syntagme « de rosée » le COD de « couvert » (v.5). L’introduction a également posé d’évidents problèmes dans la délimitation et la définition de la notion, certains candidats affirmant étrangement que « les COD sont dans l’entourage du sujet qu’ils complètent » ou que « les COD font partie des expansions du nom et le complètent ». Ce type d’erreur aurait facilement pu être évité s’il avait été précisé dans les copies à quel constituant – le verbe – se rattache le COD dans une phrase : c’est là la base de la grammaire scolaire, et c’est cette rigueur syntaxique qui a permis à certains candidats de présenter d’excellentes analyses.
Si certaines copies en effet n’ont pensé trouver que 4 occurrences de COD (parfois fautives par ailleurs), d’autres ont procédé à un véritable classement raisonné, appuyé sur une réflexion bien menée témoignant d’une vraie prise en compte des enjeux grammaticaux de la question. Le jury a d’ailleurs accepté des analyses qui témoignaient d’une certaine intuition linguistique – même si celle-ci n’était pas soutenue par les termes grammaticaux les plus techniques –, lorsque cette intuition était par exemple accompagnée de tests de manipulation ou de propositions de problématisation de la notion.
Finissons avec ce que le jury n’aurait pas dû – ou aurait préféré ne pas – voir dans les copies. Il est d’abord un test auquel les candidats doivent tout à fait renoncer, comme étudiants et comme futurs professeurs : il repose sur l’idée que le COD répond à la question « quoi ? ». Cette opération n’est en rien syntaxique, et, appliquée de façon absurde à tous les vers du poème, elle a donné lieu à des aberrations (« doux » v.4 est un attribut du sujet même si l’on en fait la réponse à la question « quoi ? », et affirmer « l’humble quoi ? l’humble présent » ne justifiera jamais l’étiquetage de la relation entre ce qui est ici un nom-tête et son adjectif épithète…). Du reste, la confusion entre COD et attribut du sujet est absolument inadmissible et extrêmement dommageable à un concours de recrutement de futurs enseignants de français, et le jury ne l’a malheureusement que trop croisée dans les copies.
Huit occurrences pouvaient être analysées dans le poème. Les candidats ont pour la plupart adopté un plan classant les COD selon leur catégorie grammaticale : c’était là l’un des attendus de la question, et les copies qui omettaient de donner la nature des COD relevés ont été pénalisées.
Introduction
Sur le plan syntaxique, le COD est une fonction primaire essentielle : le constituant COD est non supprimable et normalement placé à droite du verbe dont il dépend et auquel il est directement lié (il est donc construit sans préposition). C’est une fonction nominale : le COD peut prendre toutes les formes du GN et de ses équivalents – pronom, subordonnée substantive (complétive ou relative), infinitif en emploi nominal.
Sur un plan plus sémantique, les compléments d’objet directs sont des constituants primaires qui appartiennent au prédicat ; on parle d’« objet » parce que, dans la grammaire traditionnelle, on dit que c’est sur lui que « passe » ou « transite » l’action exprimée par le verbe et effectuée par le sujet. Mais l’opposition sémantique entre sujet et objet n’est pas toujours valide : la Grèce subit la crise financière. Ainsi ce qu’on appelle un « complément d’objet direct » doit être étudié ici comme une fonction syntaxique : il complète syntaxiquement et sémantiquement le verbe dont il dépend et caractérise la construction transitive directe du verbe.
Plusieurs tests permettent d’identifier le COD : la passivation (le COD devenant le sujet de la phrase passive) ; la pronominalisation (il a dit que tu venais > il l’a dit); la dislocation (il l’a dit, que tu venais)et le clivage (le COD peut devenir le focus de la phrase clivée, qui prendra la forme c’est...que…). Ces tests et propriétés permettent de distinguer le COD d’autres types de compléments essentiels directs, comme les séquences des verbes impersonnels, les « objets internes » ou les compléments de mesure.
Le jury a valorisé les introductions soignées, qui problématisaient la notion d’objet direct, soit sémantiquement (pourquoi objet ?), soit dans sa comparaison avec d’autres compléments essentiels du verbe (GMF, 2009, p.400-402). Les éléments de problématisation et d’analyse mentionnés ici trouvaient naturellement leur prolongement dans la dernière question de l’épreuve, et pouvaient déjà préparer la réflexion plus large sur la « transitivité verbale » en suggérant au candidat des points d’entrée ou « d’appui » (voir infra).
1. Le groupe nominal COD
* « ma tête / Toute sonore encor de vos derniers baisers » (v.9-10) est le COD du verbe à l’impératif « laissez ». On peut pronominaliser ce GN : laissez-la rouler. Le jury a d’ailleurs valorisé les copies ayant mobilisé à bon escient des tests fonctionnels (en particulier la pronominalisation), pour cette occurrence comme pour les autres.
On remarque que, dans cette opération, « rouler » n’est pas pronominalisé ; « ma tête... » peut s’analyser comme le « contrôleur » de cet infinitif, dans une construction traditionnellement appelée « proposition infinitive ». Cependant c’est toute cette proposition qui devrait être, logiquement, le complément du verbe conjugué : or seul le GN « contrôleur », ici « ma tête... », peut être pronominalisé sous la forme du pronom personnel COD.
L’infinitif « rouler » peut donc être analysé comme un prédicat de l’objet (comme dans le cas de l’attribut de l’objet, où seul le COD est pronominalisé), dans une construction à deux compléments directs (Le Goffic, Grammaire de la phrase française, 1994, § 192). Il est aussi possible, dans une autre analyse, de considérer laisser rouler comme une périphrase verbale (avec laisser semi-auxiliaire causatif), dont le GN « ma tête... » est le COD (sur l’ensemble de ces analyses, voir GMF, 2009, p.585 et 411-415).
On attendait ici des candidats qu’ils précisent le verbe que complétait le GN « ma tête… », et le jury a par exemple refusé l’analyse de ce GN comme COD de « rouler », surtout si le reste de la forme verbale n’était pas commenté. Il a valorisé en revanche les quelques copies qui ont identifié « laissez rouler ma tête » comme une construction à deux compléments directs.
- Les pronoms COD
2.1. Les pronoms personnels
Les pronoms personnels COD sont conjoints au verbe, auquel ils sont normalement antéposés.
* Dans « Ne le déchirez pas » (v.3) le pronom personnel « le » est COD du verbe « déchirez ». Il renvoie anaphoriquement à « mon cœur » au vers précédent. Le pronom personnel de 3e personne a une morphologie différente selon sa fonction, sujet, complément direct ou indirect : au singulier il / le / lui – elle / la / lui. Le pronom personnel conjoint COD reste antéposé au verbe à l’impératif négatif qu’il complète.
* On trouve un pronom personnel COD de 3e personne féminin dans « qui la délasseront » (v.8). Ici « la » renvoie anaphoriquement à « ma fatigue », il est COD du verbe de la proposition subordonnée relative « délasseront », auquel il est antéposé.
* Enfin « la » dans « Laissez-la s’apaiser » (v.11) est le COD du verbe conjugué « laissez ». On notera la postposition du pronom personnel COD avec un verbe à l’impératif positif. Pour l’analyse de la double complémentation, voir ci-dessus : le pronom reprend anaphoriquement « ma tête... », dans une construction similaire à celle étudiée v.9-10.
Le jury a valorisé les remarques pertinentes sur la place du pronom personnel complément d’objet direct d’un verbe à l’impératif.
2.2. Un pronom relatif
La forme des pronoms relatifs change selon leur fonction dans la subordonnée qu’ils introduisent : la forme du pronom relatif COD est que (et s’oppose à qui forme sujet).
* « Que » (v.6) a pour antécédent « rosée » dans une proposition subordonnée relative adjective ; ce pronom a pour fonction, dans la subordonnée qu’il introduit, COD du verbe à l’infinitif « glacer ».
Le pronom relatif « que » a été relevé et commenté par bien trop peu de candidats : la plupart d’entre eux ont relevé « rosée » comme COD de « glacer », confondant le pronom relatif et son antécédent. Cette erreur, très fréquente, témoigne d’une confusion entre syntaxe et sémantisme – et, partant, d’une mauvaise maîtrise de la subordination –, et on ne saurait trop conseiller aux futurs candidats du Capes de lettres d’être particulièrement attentifs à bien distinguer le pronom relatif de son antécédent sur le plan syntaxique, et plus largement de vérifier qu’ils savent analyser correctement une subordonnée relative.
Remarque. L’infinitif « glacer » lui-même ne peut pas être considéré comme le COD de « vient » : en effet il ne peut être pronominalisé par le (contrairement par exemple à je souhaite déménager > je le souhaite), il ne peut pas commuter avec un GN ou une complétive (Le Goffic, § 251), et la passivation est également impossible. On peut parler, pour cet infinitif construit par le verbe venir, d’infinitif de « progrédience » (selon les termes de Damourette et Pichon).
3. La proposition subordonnée complétive conjonctive pure
La complétive est, par excellence, complément d’objet, et très souvent COD : il dit qu’il est malade.
* Ainsi « que ma fatigue [...] délasseront » (v.7-8) est COD du verbe « Souffrez ». On peut pronominaliser cette subordonnée : Souffrez-le, Souffrez cela. Trop de copies ne relevaient que le début de la proposition ; or pour être juste le relevé doit être exact et précis. Les candidats sont tenus par là de prouver leur capacité à délimiter les différents syntagmes dans la phrase.
Cette proposition complétive a souvent été relevée par les candidats, mais elle a été identifiée par beaucoup d’entre eux comme une relative, alors qu’elle était on ne peut plus canonique (le que ici est bien conjonction de subordination). Cette erreur grossière est une fois de plus fort dommageable chez de futurs professeurs (relatives et conjonctives complétives sont au programme de 5e), et l’on ne saurait trop conseiller également de prêter une attention toute particulière à cette distinction lors de la préparation au concours.
4. Un cas limite
* L’énumération de GN coordonnés « des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches » (v.1) constitue le régime ou la séquence du présentatif « Voici » : il s’agit d’un constituant essentiel (non supprimable), construit directement, et de nature nominale. On ne considère généralement pas le complément de ce présentatif comme un COD (pour des raisons qui tiennent à la spécificité du fonctionnement syntaxique et sémantique de la phrase à présentatif), mais ce cas présente toutefois une certaine analogie avec la construction transitive directe. Ici deux éléments peuvent justifier son analyse par les candidats :
– Le présentatif « Voici » a une origine verbale (vois-ci), et le verbe voir est généralement transitif direct. On peut pronominaliser ces groupes nominaux comme des COD : Les voici.
– Au v.2 « mon cœur » est également le régime du présentatif « voici » ; ce constituant nominal est suivi d’une proposition subordonnée relative. On peut pronominaliser « mon cœur », mais pas forcément la relative : Le voici ou Le voici qui ne bat que pour vous. Dans le second cas, la relative fonctionne alors comme un attribut du COD (je le vois qui arrive). Ce dernier élément a pu être valorisé par le jury, mais n’était pas attendu.
Le jury a également valorisé l’analyse d’autres occurrences problématiques ou limites, par exemple le pronom personnel réfléchi dans « s’apaiser » (v.11) dans la construction pronominale neutre ou intransitive : le réfléchi ne peut s’interpréter ici comme un véritable objet ; ou encore l’analyse de « glacer » dans « vient glacer » (v. 6), évoquée plus haut.
ÉTUDE STYLISTIQUE DU TEXTE DE FRANÇAIS MODERNE OU CONTEMPORAIN (5 POINTS)
Le poème de Verlaine soumis à l’étude, Green, ne posait pas à proprement parler de problèmes de compréhension linguistique et autorisait des entrées nombreuses et variées. Son apparente simplicité, tant du point de vue lexical, syntaxique que formel, a donné lieu à un ensemble de commentaires qui pour leur majorité, répondaient aux attendus du genre. Le poème a été souvent envisagé sous deux aspects principaux : la prière amoureuse et ses moyens linguistiques d’une part, d’autre part, le lyrisme du poème. La dimension réflexive et ironique du poème a été toutefois majoritairement ignorée, bien qu’elle ait été parfois pressentie, comme certaines analyses, qui mettaient en valeur le recours massif à une topique courtoise par exemple, le laissaient deviner.
Trois insuffisances doivent pourtant être d’emblée mentionnées, toutes liées au genre, poétique, dont relève le texte, dans ses dimensions formelle, historique et théorique : une mobilisation insuffisante de la versification, une inscription historique flottante de Verlaine dans l’histoire de la poésie (qui a conduit certains à faire de Verlaine un « romantique »… en 1874 !), enfin une certaine imprécision dans l’usage des catégories de lyrisme et de lyrique. Les futurs candidats sont donc invités à parfaire leurs connaissances dans les champs tant de la versification que de l’histoire de la poésie.
Pour autant, plus que des contresens, ce sont plutôt des interprétations erronées ou gauchies qui ont terni certaines prestations. Ainsi, la mention du repos au vers 12 (« puisque vous reposez ») a parfois été interprétée comme dénotation de la mort de l’amante, faisant ainsi du poème, pour certains, une « oraison funèbre ». Or, l’ensemble des indices sémantiques du texte, tout empreint de sensualité (voir infra), orientait davantage cette mention vers la signification de la « petite mort » qui suit la relation amoureuse. Une lecture plus scrupuleuse de l’ensemble aurait permis de réorienter ces lectures forcées.
Nous nous concentrerons dans ce rapport sur la méthode d’élaboration de la problématique stylistique, en nous contentant ensuite de dessiner les pistes d’analyses auxquelles invitaient tant le texte que la question posée.
- Attendus de l’épreuve
- Attendus méthodologiques
Pour un compte rendu plus détaillé de ces attendus, les candidats se reporteront au rapport de la session normale du CAPES 2014. Rappelons toutefois que l’épreuve de stylistique requiert un équilibre entre analyse (fondée sur la description linguistique) et interprétation littéraire, l’une n’allant pas sans l’autre, l’interprétation devant être appuyée sur la description linguistique et textuelle et l’analyse. L’ensemble du commentaire doit de plus constituer une véritable argumentation organisée à partir d’une problématique formulée en fin d’introduction. Dans la mesure où cette problématique conditionne la conception et l’organisation d’ensemble du commentaire, il importe de consacrer temps et attention à son élaboration, et de le faire assez tôt dans la préparation du commentaire. Rappelons que la question posée sur le texte a un rôle à jouer dans l’élaboration de cette problématique : elle a en effet pour vocation d’aider le candidat dans ce travail en focalisant son attention sur un faisceau d’éléments permettant de cerner la spécificité du texte – la saisie de la spécificité du texte constituant la fin du commentaire stylistique.
- Attendus problématiques
Élaborer cette problématique supposait donc de prendre en compte les différents aspects de la caractérisation du texte proposé, et de les faire jouer par rapport à la question posée. Ainsi devait-on prendre en compte :
– le genre du texte : genre poétique, supposant un ensemble d’éléments formels à interroger, en particulier relatifs à la versification ;
– le sous-genre du texte : il en va ici de poésie amoureuse, ce que la question invitait à voir. Cette catégorie appelait un ensemble d’éléments topiques : s’interroger sur les manifestations de cette topique constituait une source analytique et interprétative féconde ;
– l’inscription historique du texte : la date (1874), devait là encore constituer un indice. Même sans être au courant des détails de la « crise du vers » (B. de Cornulier) que traverse la poésie française dans ces années 1870, on est ici loin de Lamartine ou Vigny ; l’application très scrupuleuse des règles de versification classiques dans ce poème doit constituer un objet d’interrogation et d’investigation qui pouvait mener à la mise à nu d’une dimension ironique du poème.
Au sein de ces éléments de caractérisation, la question posée, celle des « formes et enjeux de la prière amoureuse », donnait un trait fort de caractérisation du texte : la prière constitue en effet un élément central du texte. Elle peut être analysée à plusieurs niveaux complémentaires : pragmatique et morphosyntaxique tout d’abord (la prière est une forme d’acte de langage injonctif), énonciatif (elle suppose la mise en place d’un système de discours impliquant un locuteur jeune amoureux et jeune poète, et un(e) allocutaire), pragmatique et rhétorique (que souhaite vraiment obtenir le locuteur ? comment s’y prend-il ? la prière se limite-t-elle aux injonctions explicites ?), enfin rhétorico-sémantique (cette prière amoureuse a-t-elle quelque chose qui relève du topos, et en particulier, dans son rapport au genre poétique ? comment le poème se démarque-t-il de cette dimension topique ?).
La mise en relation des différents niveaux de caractérisation du poème avec le déploiement de la question posée pouvait ainsi mener à une formulation plus ramassée de la problématique, qui pourrait être la suivante : comment ce poème exprime-t-il une prière amoureuse, quelle est cette prière et que révèle-t-elle – ou plus précisément, comment Verlaine, par cette prière, s’inscrit-il dans une tradition lyrique amoureuse et la subvertit-il, notamment à travers la représentation d’un apprenti poète ingénu ?
- Attendus analytiques et techniques :
Étaient donc attendues, sans préjuger de l’organisation globale de l’ensemble du commentaire : des analyses d’ordre linguistique et pragmatique, centrées ici sur l’étude de l’injonction ; des analyses d’ordre sémantique et rhétorique mettant à nu les marques de l’inscription du texte dans le sous-genre de la poésie amoureuse ; une analyse de la forme poétique, en particulier d’un point de vue métrique et prosodique, quelle que soit la façon dont celle-ci se trouvait intégrée dans le cours du commentaire. Ce dernier aspect de l’analyse, relatif à la spécificité poétique du texte proposé, a été largement négligé dans les copies, où il s’est trouvé limité au mieux à l’identification du mètre et à quelques remarques sur les rimes, ces remarques ne donnant que très rarement lieu à une interprétation. On y reviendra.
- Postes d’analyse possibles :
Sans souci d’exhaustivité et sans aller dans le détail des analyses, ni exiger que les candidats les envisagent tous, voici les postes d’analyse qui pouvaient être pris en compte dans le commentaire.
- Poste morphosyntaxique et pragmatique : les ressorts de la prière amoureuse
Ce poste s’inscrit dans la droite ligne de la question posée aux candidats, et mobilise les points de vue morphosyntaxique et pragmatique.
La prière est exprimée par le biais d’injonctions directes, elles-mêmes véhiculées par les impératifs qui jalonnent le texte (« ne le déchirez pas » v.3, « souffrez » v.7, « laissez rouler ma tête » v.9, « laissez-la s’apaiser » v.11), ou les formes au subjonctif (avec béquille que) substitutives de l’impératif à la P3 et à la P1 (« qu’à vos yeux… l’humble présentsoit doux » v.4, « et que je dorme » v.12). On ajoutera enfin une forme limite entre injonction directe et indirecte : dans les vers 1 et 2, l’origine impérative de la forme du présentatif voici tend à conférer une valeur injonctive sous-jacente à cette double assertion initiale.
Cette forte présence formelle de l’injonction implique un effacement relatif du je lyrique, toutefois présent avec deux formes verbales à l’indicatif et subjonctif – « j’arrive » (v.5) et « que je dorme » (v.12) –, et via le déterminant possessif marquant la P1 mon/ma (v.2, 6, 7 et 8), au profit de l’allocutaire, également désigné parle pronom personnel vous (v.2 et v.12) et le déterminant possessif vos (v.3, 4, 7, 9 et 10).
L’analyse de ces différentes formes injonctives permet de mesurer la faible teneur conative de ces injonctions : c’est le cas pour « souffrez » qui a ici, on le rappellera, son sens classique (« acceptez »), pour le semi-auxiliaire « laisser » (correspondant à un degré d’injonction faible, appel à la seule tolérance), enfin pour des injonctions à la P3 supposant un acte directif « médiat » (GMF, 2009, p.692). La modestie des souhaits du locuteur peut amener à s’interroger sur l’enjeu réel de ces injonctions.
Ainsi, la succession des injonctions dans le poème laisse très nettement deviner une dérive vers une autre requête, plus précise : la substitution progressive des compléments prépositionnels présents dans le contexte proche des verbes injonctifs (« à vos yeux » v.4 > « à vos pieds » v.7 > « sur votre jeune sein » v.9) permet de saisir que ce sont les faveurs de l’allocutaire que le locuteur cherche à obtenir – autrement dit, non son cœur, mais son corps, et qu’il a de fait obtenues. C’est ce que l’on devine à travers le jeu d’ellipse que manifeste le passage de la strophe 2 à la strophe 3 : ainsi la strophe 2 se clôt-elle sur le rêve d’amour à venir (voir le futur « délasseront » v.8) quand la strophe suivante dépeint l’union physique comme passée (« encor » v.9 et v.11)). Le locuteur est donc parvenu à ses fins, mais l’expression de sa réussite est évitée. Comment interpréter cette expression détournée, évitée, sinon comme une malice du locuteur ? Ou bien faut-il la porter au crédit d’un énonciateur second, ce qui impliquerait de s’interroger sur la possible ironie inhérente au poème, sur sa cible et sur ses enjeux ?
Cette possible ironie impose aussi de s’interroger sur la dimension réflexive du texte : car le double don initial (du bouquet « étendu » et du cœur) est aussi don du poème. Ce dernier s’inscrit ainsi dans une tradition lyrique amoureuse dont l’empreinte était également à évaluer et interpréter.
2. Poste rhétorique et sémantique : inscription du poème dans une topique amoureuse
La prière pouvait être également envisagée du point de vue rhétorique et textuel, comme topos propre à la lyrique amoureuse.
Remarque : Si le poème s’inscrit effectivement dans le sous-genre de la lyrique amoureuse, c’est-à-dire de la poésie amoureuse, on ne peut pas pour autant parler de lyrisme dans le sens romantique du terme dans ce poème, comme certains candidats l’ont fait. En témoignent au premier chef la faible présence du je et l’absence totale de verbes de sentiments : on est très loin ici de l’épanchement du je poétique tenu pour caractéristique d’un certain lyrisme romantique. Les candidats trouveront des précisions sur la notion de lyrisme et de genre lyrique dans le rapport de la question de stylistique de la session 2013 du CAPES.
Peuvent relever d’une topique amoureuse :
– le tressage d’une isotopie relative au corps, singulièrement celui de l’aimé(e) (manifeste à travers les lexies « cœur » v.2, « mains » v.3, « yeux » v.4, « front » v.6, « fatigue » v.7, « pieds » v.7, « sein » et « tête » v.9), avec celle de la nature, présente via les lexèmes « fruits », « fleurs », « feuilles », « branches » (v.1), « rosée », « vent [du matin] » (v.5-6), « tempête » (v.11). Ce tressage isotopique s’organise par le biais de plusieurs opérateurs, dont le sème /début/ propre à la fois à l’adjectif « jeune » (v.9) et à « matin » (qui dénote le début de la journée), lui-même associé à « rosée » ; par la lexie « (bonne) tempête », qui désigne ici par métaphore (emploi métaphorique signalé par l’adjectif épithète qui lui est associé « bonne ») la relation amoureuse ; enfin par la mise sur le même plan des deux dons de l’amoureux (exprimée par le biais du parallélisme syntaxique), des végétaux (v.1) et du cœur (v.2).
– le recours à une rhétorique galante : le poème mobilise ainsi des topiques propres à la poésie galante et issues de la poésie courtoise, particulièrement dans la première strophe. On y reconnaît par exemple le don du cœur (v.2), la topique de la mort d’amour, présentée positivement ici, c’est-à-dire à revers, comme vie dépendant de l’amour de l’être aimé (comme l’exprime le tour exceptif « ne bat que pour vous » v.2), la topique (éculée) des « beaux yeux » et des « mains blanches », déjà moquée par Molière (notamment dans le poème d’amour du bourgeois dans le Bourgeois gentilhomme : « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour »). Enfin, plus subtil sans doute, le dévoiement de la prière religieuse en prière amoureuse, qui constitue également un topos de la lyrique amoureuse, est à lire en filigrane via l’association de l’offrande (« l’humble présent ») à la prière.
3. Poste énonciatif : distanciation et ironie
C’est ici la piste qui a été la moins exploitée ; c’était aussi la plus subtile, et celle qui supposait que l’on s’appuie très majoritairement sur des indices poétiques formels, aspect précisément peu exploité dans les copies.
Le titre constituait à cet égard une clef importante du poème : au-delà de son sens propre, qui pouvait être mis en relation avec le titre du recueil (Aquarelles) et la référence à une certaine picturalité (qui pouvait faire l’objet d’une investigation dans le poème), l’adjectif anglais green, comme sa traduction française, a un sens figuré, applicable alors à un animé humain : « qui est peu avancé en âge, dépourvu de maturité ; qui a la fraîcheur acide, la vivacité de la jeunesse ». C’est donc la jeunesse du locuteur amoureux qui peut être ainsi désignée par l’adjectif, mais aussi la jeunesse et la verdeur du poète écrivant ces vers – ou plus précisément du personnage de poète représenté dans le poème. Ainsi, identifier ces deux sens et leur mobilisation simultanée (par la syllepse) pouvait mener à prendre conscience des potentialités ironiques du poème.
Cette ironie a pour cible le jeune amoureux, et est perceptible d’abord dans l’ingénuité (prétendue) dont il fait preuve : par exemple, dans la désignation indirecte ou dans la suggestion de l’étreinte amoureuse, comme on l’a déjà évoqué à propos de la métaphore de la « bonne tempête » et de l’ellipse portant sur la réalisation physique de l’acte sexuel ; mais aussi dans les vers 7 et 8, où l’injonction porte sur le rêve d’amour (« souffrez que ma fatigue… rêve ») quand l’expansion du nom « fatigue » (« à vos pieds reposée », v.7), syntaxiquement seconde, donne comme présupposée une proximité physique sur laquelle nulle demande ne porte.
Elle a également et sans doute plus massivement pour cible le jeune poète, poète vert ou « en herbe », représenté notamment ici à travers une syntaxe des plus simples, reposant sur des structures à faible subordination, mais aussi à travers le recours à une forme (trois quatrains d’alexandrins en rimes alternées) moins sophistiquée (et donc plus facile à maîtriser ?) que le sonnet, que l’on aurait pu attendre ici, compte tenu du fort contenu topique du poème.
On pourra ajouter à la reprise de ces topiques le recours au sens classique de souffrir (v.7), qui donne une note archaïsante à l’ensemble, et peut prendre la valeur de marque un peu ostentatoire de littérarité pour le jeune poète ; il pourrait en cela être associé aux deux inversions poétiques présentes dans le poème aux vers 4 et 7.
Dans cette perspective, le respect scrupuleux des principes classiques de versification pouvait constituer une marque massive de cette ironie. Ainsi, tous les alexandrins du poème « Green » sont classiques, à un moment où Verlaine, par ailleurs, se livre à un travail sur cette structure, dont témoignent les autres poèmes du recueil. D’un point de vue métrique, tous comportent une césure masculine, sauf le vers 7, qui comporte une césure avec élision, elle aussi conforme aux règles classiques, mais propre à mettre structurellement ce vers en valeur. (une coquille s’était glissée au vers 10, dans lequel « encor », conformément à une licence orthographique, doit être graphié sans -e afin de préserver les six syllabes du premier hémistiche de l’alexandrin).
À cette régularité métrique, il faut associer une pleine concordance entre syntaxe et mètre. La règle de concordance prônée par Boileau est ici respectée scrupuleusement : la concordance est différée par couples de vers dans l’ensemble du poème, lui conférant ainsi une régularité et une fluidité qui paraissent exceptionnelles au regard des autres poèmes du recueil (pour aucun d’entre eux syntaxe et mètre ne concordent à ce point).
D’un point de vue prosodique de même, les rimes, croisées comme très souvent chez Verlaine, sont principalement suffisantes (quand elles sont souvent pauvres chez l’auteur, pour lequel, rappelons-le, « la rime est un mal nécessaire dans une langue peu accentuée » [Un mot sur la rime, 1888]). La richesse seulement relative des rimes se trouve compensée par le respect de la rime pour l’œil, les pluriels rimant ensemble (« branches / blanches »), ou de la règle de la liaison supposée (« vous / doux » et « baisers / reposez » avec phonème de liaison supposée [z] ; « front / délasseront » – liaison supposée [t]). Le principe d’alternance de genre est enfin respecté, les rimes a (v.1 et 3), c (v.5 et 7) et e (v.9 et 11) étant féminines, quand les rimes b (v.2 et 4), d (v.6 et 8) et f (v. 10 et 12) sont masculines.
On notera toutefois un jeu (que l’on retrouve ailleurs dans le recueil) de neutralisation de la différence générique par l’homophonie [e] entre la rime c, féminine, et la rime f, masculine. Un tel jeu, par sa valeur symbolique, travaille à la réversibilité générique dans le poème, et peut signaler avec discrétion la présence d’un locuteur premier qui se distancie du « jeune poète » représenté.
Pour prolonger cette ligne interprétative d’un je apprenti-poète, c’est une certaine maladresse qui apparaît au détour d’un pléonasme ou d’une hyperbole que l’on pouvait mentionner. On pouvait tout d’abord remarquer la nature hyperbolique du don initial (v.1) : ce n’est pas un bouquet (de fleurs) mais le paysage et la nature tout entiers qui sont ici offerts à l’être aimé (« des feuilles et des branches »), dans un ensemble composite dont la dimension esthétique reste incertaine. Aux vers 7 et 8, c’est le caractère embarrassé et pléonastique de l’expression qui peut aussi arrêter l’attention (voir supra l’étude lexicologique de « délasseront »). Enfin, la reprise lexicale de mots, l’adverbe « encore/encor » (v.5 et 10), et plus encore à la rime « reposée/reposez » (v.7 et 12), homophoniques de surcroît, peut apparaître comme une faiblesse d’écriture.
On terminera par une remarque relative à la versification.
Même lorsque les copies comportaient quelques remarques à ce sujet, il est à noter que les candidats ont peiné à les interpréter et à les inscrire dans leur développement argumentatif. Ces analyses, ici mises en relation avec le poste d’analyse énonciatif, pouvaient être exploitées à bien d’autres endroits. Elles pouvaient être par exemple associées à un ensemble d’analyses mettant en valeur l’esthétique simple du poème, de laquelle participent structures métrique et prosodique. À l’exception du terrain glissant de l’harmonie imitative, toujours critiquable et donc à éviter, les analyses prosodiques peuvent être mobilisées dans de nombreux cadres. Elles sont par exemple propres à rapprocher des isotopies ou lexies qui ne l’eussent pas été autrement. Ainsi, la rime f, en appareillant « baisers » et « reposez », charge de sensualité le repos dépeint en fin de poème. Elles peuvent aussi renforcer l’unité structurale d’un vers ou d’une strophe : on remarquera ainsi que l’allitération en [f] du premier vers, en rapprochant les lexies « fruits », « fleurs » et « feuilles », autonomise le nom « branches » – ce qui autorise à se demander si ce dernier se justifie autrement que par les nécessités de la rime.
QUESTION DE MISE EN PERSPECTIVE DES SAVOIRS GRAMMATICAUX (5 POINTS)
Introduction : la « mise en perspective des savoirs grammaticaux ».
Apparue en 2014, cette question présente la particularité d’avoir introduit, pour la première fois à l’écrit du concours, l’optique de l’enseignement de la grammaire, là où, naguère encore, il n’était question pour le candidat que de faire la preuve des compétences qu’il avait acquises à l’université. Le précédent rapport s’était donc efforcé de tracer les contours de cette nouvelle question, de la situer parmi les autres moments du concours portant également sur la grammaire, et de signaler les principales attentes du jury. Aussi, pour l’essentiel, cette introduction renvoie-t-elle au premier paragraphe du rapport 2014 (session ordinaire). Toutefois, il semble opportun d’en rappeler certains points importants, sans toutefois les reprendre intégralement.
Il s’agit bien tout d’abord d’une « mise en perspective » de la grammaire, dans une optique de professionnalisation. Le point essentiel est donc que la notion grammaticale soumise à l’étude doit ici être abordée comme un possible ou comme un futur objet d’enseignement, ce qui implique qu’elle soit aussi étudiée en elle-même. On peut, et l’on doit, mettre en avant l’aspect didactique qui se trouve ainsi engagé, mais à condition de bien s’entendre sur les termes : la didactique n’est pas une science ou une technique autonome, qui édicterait ex abrupto des principes ou des « règles » censés s’appliquer une fois pour toutes à l’enseignement de telle ou telle discipline. Au contraire, l’idée à retenir est que, pour une part non négligeable, la manière de s’y prendre en classe, les choix à faire, la démarche adoptée devant les élèves, tout cela dépend de la chose à enseigner en elle-même, en tant qu’objet de savoir. Si tout n’est pas à réinventer à chaque leçon, si le professeur peut heureusement s’appuyer sur des procédures et des supports éprouvés, il lui faudra malgré tout savoir tirer du cœur même du sujet[3] sa propre logique d’exposition et d’enseignement de la grammaire. Il s’agit donc dans cette question de faire apparaître des liens entre une question du programme et ses fondements morphosyntaxiques ou plus largement linguistiques, que l’analyse grammaticale doit permettre de retrouver ; en bref, il est question de faire dialoguer grammaire « scolaire » et grammaire « universitaire ».
Cette réflexion préliminaire permet déjà de signaler une erreur, trop fréquemment observée dans les copies cette année encore, qui consiste à faire comme si la question était de construire une séquence pédagogique de grammaire sur la question posée. La didactique n’est alors invoquée qu’a minima, et se réduit à un discours de présentation assez linéaire, le candidat détaillant les différents moments de sa « séquence », passant en revue les exercices donnés aux élèves — en justifiant ses choix, dans le meilleur des cas — et concluant finalement que « l’élève » aura appris ou acquis tel savoir ou telle compétence. Bien qu’il ne faille pas l’exclure a priori, une telle orientation donnée à la réponse ne permet pas souvent de dépasser des indications de surface, un certain discours pédagogique convenu prenant alors le pas sur l’étude précise des problèmes grammaticaux rencontrés. Il faut donc affirmer qu’une telle présentation ne peut éviter l’échec qu’à la condition impérative qu’apparaisse nettement, dans la copie, le primat donné au savoir et à l’analyse grammaticale sur les automatismes ou les recettes.
Il n’est donc pas attendu pour cette question de donner « clé en mains » le plan d’une séance de grammaire sur le sujet, ni de montrer comment on organiserait une séquence autour de ce point. La question ne se confond pas avec celle de la seconde épreuve orale, dite « analyse d’une situation professionnelle », dans laquelle le candidat doit indiquer très précisément comment il pense pouvoir intégrer une séance d’étude de la langue dans une séquence dont les matériaux lui sont proposés. Trop de copies se sont d’emblée placées, à tort, répétons-le, dans cette perspective.
En ce qui concerne à présent les attendus plus précis de la réponse, le rapport 2014 en avait indiqué trois composantes, que nous reprenons ici en abrégé.
— La nécessité de bien connaître les programmes, aussi bien du collège que du lycée. La première chose est de bien savoir quelle est la répartition par classe des questions à traiter, dans chacun des deux niveaux ; mais il est tout aussi important d’engager tout au long de la préparation une réflexion sur les liens qui s’établissent d’une question à l’autre, afin notamment de connaître les points de grammaire, parfois assez nombreux, qui se trouvent presque toujours présupposés par le simple énoncé d’une question. Ici, par exemple, la transitivité verbale implique entre autres que soit maîtrisée la distinction entre complément d’objet et attribut du sujet. Le programme actuel du collège, notamment, se présente comme une liste de questions brutes, dont il importe de bien faire ressortir la cohérence à l’intérieur d’une progression.
— La présence dans les réponses d’un exposé fondé sur la grammaire et la linguistique françaises telles qu’elles sont enseignées à l’université. C’est un moment important où les candidats font le compte de leur savoir en la matière et orientent déjà leur présentation selon les données qu’ils ont pu tirer de leur analyse des programmes. Il importe que cet exposé soit problématisé, ce que la question de cette année rendait particulièrement important et difficile, la transitivité étant une notion à la frontière entre le lexique et la morphosyntaxe.
— Des indications précises sur la manière dont on pourrait s’appuyer sur le matériel fourni par le libellé. Celui-ci regroupait cette année la question de morphosyntaxe de chacun des deux textes, d’ancien français et de français moderne, ainsi qu’un document pédagogique, soit la reproduction de deux pages de manuel, de 4e et de 3e, présentant des points de leçons. Rappelons que « prendre appui », en ce qui concerne le document pédagogique, ne se limite pas forcément à dire quelle utilisation on pourrait en faire en classe, ni — encore moins — à passer en revue les matériaux pour en faire une critique exhaustive qui ne serait pas rattachée à une question précise concernant l’analyse de la question, ici la transitivité verbale. Comme les questions posées sur les textes I et II du dossier, les leçons et exercices extraits de manuels peuvent parfaitement servir à appuyer tel ou tel point de l’analyse linguistique ou de la présentation des programmes, sans forcément être insérés dans la trame d’une séance ou d’une séquence.
Soulignons enfin, comme l’an dernier, que les trois aspects qui viennent d’être exposés et qui vont être repris ci-dessous pour regrouper les remarques sur le traitement du sujet de cette année, ne correspondent en aucun cas aux parties d’un plan attendu, mais sont plutôt des temps logiques sur lesquels une réflexion pédagogique devra toujours plus ou moins s’appuyer.
1- La transitivité verbale dans les programmes du collège
La transitivité apparaît en tant que telle dans les programmes de 4e, sous l’intitulé « verbes transitifs (directs et indirects) et intransitifs ; verbe attributifs ». Une première réflexion devait donc s’attacher à la question elle-même, sinon à son libellé exact — que l’on pouvait ne pas connaître à la lettre — pour déterminer quels sont les contenus grammaticaux qu’elle met en jeu. La formulation oriente en apparence vers une classe de « verbes », transitifs ou intransitifs, et semble donc concerner un point de lexicologie. Une rapide analyse montre toutefois qu’elle contient au moins deux présupposés :
— les « compléments d’objet directs, indirects et seconds », en classe de 6e ;
— « l'attribut du sujet ; (distinction attribut / complément d’objet direct) », en classe de 6e également.
Pour identifier un verbe transitif indirect ou un verbe attributif, par exemple, il faut évidemment savoir comment se comportent le COI ou l’attribut du sujet en tant que fonction syntaxique dans la phrase simple. On a ici un questionnement traditionnel, dans l’optique d’une grammaire « de phrase ». L’étude des fonctions essentielles dans le groupe verbal apparaît donc comme le principal présupposé de la question et c’est sur ce point qu’il faut s’arrêter.
Dans la logique du programme, ce travail est conduit de façon analytique dès la 6e, classe où se mettent en place les apprentissages fondamentaux en grammaire, puisqu’on y trouve :
— pour l’analyse de la phrase : les types de phrase, notamment l’interrogation ;
— pour les classes grammaticales : le nom, les déterminants, les pronoms personnels et l’adjectif qualificatif ;
— pour les fonctions syntaxiques : les fonctions essentielles (le sujet et les trois compléments d’objet) ; les fonctions de l’adjectif ; les compléments circonstanciels dits « scéniques » (de lieu et de temps).
Cette revue incomplète montre que l’année de 6e est extrêmement chargée ; ce niveau est celui des apprentissages de base, dont on mesure l’importance si l’on sait qu’ils sont aussi impliqués dans la mise en place de presque toute l’orthographe d’accord. Par conséquent, loin de considérer cette question sur la transitivité comme une redite ou un chapitre quelque peu inessentiel, il y aurait intérêt à y voir une occasion de reposer autrement, en partant cette foisci du verbe, les problèmes que les élèves ont affrontés deux ans auparavant, sur la compréhension des fonctions essentielles dans le groupe verbal. De ce fait, l’exposé de grammaire théorique qui doit suivre pourra avantageusement aborder la question dans une problématique de type langue vs discours. On y reviendra.
En effet, la transitivité ne peut apparaître comme un apprentissage nouveau en 4e, dans la mesure où elle amène à mettre en jeu les mêmes compétences que celles qui ont été acquises sur les compléments du verbe et l’attribut du sujet ; mais d’autre part, il s’agit d’une entrée qui se présente clairement comme l’étude d’une classe grammaticale — puisque le programme se réfère sans ambiguïté à l’étude des verbes transitifs ou intransitifs. Et c’est bien là, du reste, que se situe la principale difficulté.
Il y avait donc des choix à faire, sur le plan pédagogique, notamment lors de l’exposition de la notion dans les programmes, quant à la manière de mettre en jeu les savoirs et savoirfaire présupposés qui sont en l’occurrence extrêmement nombreux, si l’on ajoute à ceux déjà indiqués ci-dessus — les compléments d’objet et l’attribut du sujet — la nécessité de comprendre la fonction COD d’un que pronom relatif, vu en 5e, ou le maniement des pronoms personnels compléments qui s’avèreront précieux pour mettre en évidence les constructions directes ou indirectes, par le fameux « test » de la pronominalisation. De même, à côté des constructions attributives simples que présentent les extraits de manuel (« Suis-je amour ou Phébus ? » ou « Michel Strogoff est capitaine des courriers »), certains attributs de verbes « accidentellement attributifs » peuvent venir compliquer les choses et peuvent mériter d’être repris à cette occasion : le verbe naître donné comme intransitif est accidentellement attributif, selon les grammaires, dans Pierre est né riche, par exemple. Les présupposés peuvent également englober certaines constructions en phrase complexe, comme le montre le dernier point de la leçon du document B. Enfin, on pouvait aussi noter incidemment que l’attribut du COD, qui pourrait entrer dans un exposé complet de la transitivité, n’est vu qu’en classe de 3e.
Au total, on attendait que la présentation de la transitivité verbale dans les programmes débouche sur la nécessité de sa problématisation au niveau d’une approche plus « savante » que ce que peut offrir la grammaire scolaire, cela dans le but de se donner une meilleure prise sur les difficultés à prévoir lors d’une exposition en classe.
2- Éléments pour un exposé linguistique de la transitivité
A. Position du problème : verbe transitif ou emploi transitif du verbe ?
Voici d’abord les données minimales de la grammaire scolaire, qui distingue des classes de verbes selon le type de complément essentiel dont ils peuvent être suivis :
— les verbes transitifs directs, par un COD : Pierre regarde la mer ;
— les verbes transitifs indirects, par un COI : Pierre parle de la mer ;
— les verbes intransitifs ne sont pas suivis d’un complément d’objet : Pierre éternue.
Si l’on se limite à ce niveau d’analyse, la question de la transitivité vaut à peine d’être posée : on voit que l’activité grammaticale se limiterait, sans autre précision, à identifier les types de compléments d’objet, et il ne s’agirait en classe de 4e que d’une simple révision des acquis de 6e. Pour dépasser ce constat, on peut déjà faire un certain nombre de remarques de surface, sans chercher pour l’instant à les ranger dans une classification :
— Un verbe dit « transitif direct » n’est pas forcément suivi d’un COD. L’énoncé Pierre regarde est non seulement grammatical mais parfaitement interprétable : il suffit que le contexte permette de comprendre sans ambiguïté ce que Pierre regarde. Dans ce cas, dira-t-on que l’on a affaire à un verbe intransitif ?
— Une classe de verbes, bien connue des linguistes, passe significativement de la construction transitive à la construction intransitive. Nous soulignons le COD dans ces exemples : Le rôti cuit (dans le four) vs le cuisinier cuit le rôti ; La branche casse (à cause du vent) vs l’enfant casse son jouet ; le papier jaunit (sous l’effet du soleil) vs le tabac jaunit les dents… On voit que le passage à la transitivité confère un sens actif à l’énoncé, là où il est clairement passif dans la construction intransitive.
— Un verbe comme croire est connu pour introduire son COI avec deux prépositions : croire à ou croire en ; il peut aussi introduire un COD (croire quelqu’un) ; on le trouve enfin comme verbe intransitif avec le sens de « avoir la foi ». Faut-il penser en conséquence que ce verbe est à la fois transitif direct, transitif indirect et intransitif, ce qui ne signifierait plus grand-chose ?
— Les verbes se construisant avec deux compléments essentiels comme dans Pierre parle de la mer à son ami, sont réintroduits par certaines grammaires dans la catégorie de la transitivité sous l’étiquette de verbes « bi-transitifs ». D’autres se contentent de parler de double complémentation ou, comme dans le document A, de double construction.
— En diachronie, les changements de construction sont monnaie courante : en langue classique, on navigue un océan pour dire qu’on prend la mer, on excelle les autres quand on est le meilleur de tous. Ces verbes sont aujourd’hui prioritairement intransitifs.
— En synchronie, certains verbes font leurs temps composés avec être lorsqu’ils sont intransitifs, avec avoir lorsqu’ils sont transitifs : Pierre est descendu à la cave (intr.) vs Pierre a descendu l’escalier (tr. dir.) ; Pierre est passé nous voir (intr.) vs Pierre a passé le bac (tr. dir.) ; Pierre est retourné à Paris (intr.) vs Pierre a retourné sa veste (tr. dir.).
— Toujours en synchronie, un même verbe change de sens selon qu’il a ou non un complément essentiel :
Pierre conduit un camion (en ce moment) vs Pierre conduit (il a son permis)
Pierre boit un demi vs Pierre boit (il est porté sur la boisson)
Pierre lit son journal vs Pierre lit (c’est un lecteur, il sait lire, ou il lit souvent)
Concrètement, on voit ainsi apparaître l’extrême fragilité de la notion de transitivité, qu’il faut donc commencer par mettre en question. Parler de « verbe transitif » ou de « verbe intransitif » laisse en effet supposer que la transitivité serait une propriété inhérente au verbe. Or, les observations précédentes montrent qu’on ne peut se contenter d’une telle approximation et qu’on ne peut espérer poser la question de façon satisfaisante sans faire entrer en jeu la notion d’un emploi transitif, direct ou indirect ou intransitif. C’est autour de cette problématique qu’il était intéressant de présenter la transitivité.
En ce qui concerne à présent la notion elle-même, la Grammaire d’aujourd’hui d’Arrivé, Gadet et Galmiche la présente, pour mieux la critiquer, dans sa filiation traditionnelle avec une approche strictement référentielle du procès linguistique. On explique couramment que l’action accomplie par le sujet passe — transite — sur un objet qui en serait comme le terme naturel. Précisément, c’est au nom de cet héritage que Martin Riegel récuse purement et simplement la notion. En effet, les cas sont nombreux où le rapport de sens entre le sujet et l’objet est d’une nature qui ne permet pas d’y retrouver l’idée d’une action de l’un sur l’autre. Qu’y aurait-il de « transitif », au sens fort du terme, dans Le belvédère domine la ville ? le sujet peut-il dans cette phrase être considéré comme le point de départ d’une « action » ? La même question se pose à propos de L’épreuve a duré deux heures. Dans Pierre reçoit une gifle, enfin, on ne peut plus retrouver la trace d’une action qui proviendrait du sujet. À un degré de plus, le linguiste Bernard Pottier s’étonnait que l’on regroupe sous la même étiquette de « transitivité » des phrases dans lesquelles le rapport sémantique entre le sujet et l’objet peut être très différent, comme par exemple dans Pierre regarde la rue / Pierre traverse la rue / Pierre dépave la rue. Seul le dernier énoncé semble répondre à ce modèle d’une action qui part du sujet pour arriver à l’objet.
Ces observations montrent que l’on doit aborder la transitivité dans une problématique articulant la langue — le verbe est transitif ou intransitif — et le discours — le verbe est employé transitivement ou intransitivement. Elles font également presque toutes ressortir que la construction du verbe avec tel ou tel type de complément est en relation très étroite avec la signification du lexème verbal, c’est-à-dire du verbe en tant que mot de vocabulaire pourvu d’une définition qui le rattache à un référent, et d’un signifié par lequel il s’oppose à un autre mot.
B. La transitivité redéfinie
Dans l’exposé proprement dit, on pouvait donc présenter les deux aspects de la question, déterminés par deux approches distinctes :
- l’approche traditionnelle « en langue », reposant sur le fait qu’il existe des « verbes transitifs », ou des « verbes intransitifs »… C’est notamment celle que retiennent la plupart des dictionnaires, qui vont jusqu’à le mentionner dans l’entrée même du verbe.
- l’approche « en discours », qui ne retient que des emplois, transitifs ou intransitifs, des verbes. On change alors de perspective pour passer à une description des constructions verbales.
La difficulté consistait à surmonter la tension entre ces deux approches pour produire un exposé opératoire, à même de soutenir une démarche d’enseignement, sans donner aux élèves la fâcheuse impression que rien ne peut être appris et qu’il n’y a que des cas particuliers. Un exposé linguistique pouvait donc partir des notions de grammaire scolaire pour en faire apparaître dans un second temps la complexité. Que l’on entre par le « verbe » ou par la « construction » transitive ou intransitive, il s’agit à présent de classer, de faire ressortir des régularités. Dans ce qui suit, on parlera donc indifféremment de « verbes » ou de « constructions », l’essentiel étant de donner des critères de manipulation pour permettre l’identification active des formes :
- Verbes – ou constructions – intransitifs : sans complément essentiel. Présuppose la distinction entre complément circonstanciel et complément d’objet essentiel.
- Verbes – ou constructions – transitifs, directs ou indirects : présence d’un complément pronominalisable par la série le, la, les pour les compléments directs, ou, pour les compléments indirects, lui ou leur dans le cas d’un animé (Pierre parle à Paul : Pierre lui parle) ou y et en pour un non-animé (Pierre pense aux vacances : Pierre y pense ; Pierre parle des vacances : Pierre en parle). La passivation peut aussi être appelée pour identifier les constructions transitives directes.
- Verbes bi-transitifs : à double complément, pronominalisable par les pronoms des deux séries (Pierre parle à Paul des vacances : Pierre lui en parle).
À partir de cela, on peut introduire des discussions, par exemple sur la nature exacte de l’objet dit « second », pronominalisable mais déplaçable et plus facilement effaçable : À Paul (COS) Pierre parle des vacances (COI) se conçoit très bien si on l’oppose à : À Henri (COS), il parle de son travail (COI) ; ou encore sur le statut de l’attribut du sujet, qui ne peut être mis en parallèle que si l’on passe d’une logique de terme — la transitivité concerne le verbe et son complément — à une logique de constituant — l’attribut étant parfois pronominalisable à l’instar du COD avec qui il est en relation de stricte équivalence en tant que constituant essentiel du syntagme verbal : comparer Pierre regarde le film / Pierre le regarde et Pierre est amoureux / Pierre l’est.
Ces apports doivent donc amener logiquement à mettre en question la notion de transitivité au profit d’une approche centrée sur la construction du verbe. On attendait donc que les candidats abordent d’une manière ou d’une autre la question de l’emploi en discours. Pour essayer de résoudre le problème ainsi posé, on pouvait tenter de recatégoriser la notion de transitivité en faisant état de verbes :
- qui n’appellent jamais de compléments, comme briller, éternuer ou venir… Ces verbes sont de natures diverses. Ils pourraient être appelés « essentiellement intransitifs », bien qu’un contexte soit toujours possible qui leur attribuerait un complément[4]. La notion d’emploi transitif d’un verbe que les dictionnaires donnent a priori comme intransitif pouvait être discutée ici : c’est par exemple le cas de courir. Mais dans la langue des reporters sportifs, le verbe peut être senti comme transitif, ainsi que le montre la passivation de Il a couru le cent mètres en 10 secondes, en Le cent mètres a été couru en 10 secondes. Dans ce cas, on serait obligé d’analyser « cent mètres » comme le COD de « il a couru », ce qu’on ne risque pas normalement de trouver dans une grammaire scolaire mais qui peut parfaitement venir à l’idée d’un jeune élève de collège, qui est habitué à raisonner à partir d’exemples réellement entendus et non sur des phrases écrites, a fortiori forgées ;
- qui appellent un complément, en distinguant entre construction directe et indirecte. On posera la question des emplois intransitifs toujours possibles des verbes dits « transitifs », parfois avec des changements notables de sens (voir ci-dessus). On voit apparaître ici la question de l’emploi « absolu » des verbes transitifs (GMF, 2009,p.396-397) que l’on retrouvera plus loin dans le questionnement ;
- qui requièrent un complément : consister, apercevoir, verbes en plus petit nombre, qui seraient donc « essentiellement transitifs » au sens où ils ne peuvent s’employer sans complément — *Pierre aperçoit ; *Le problème consiste — tout comme certains verbes comme s’envoler, se méfier, se souvenir… sont dits « essentiellement pronominaux » parce qu’ils ne peuvent s’employer en construction non pronominale (*envoler, *méfier…). Incidemment, on fait ressortir par là le caractère arbitraire de la présentation du document A qui oppose les verbes transitifs aux verbes attributifs : les verbes pronominaux sont également sous ce rapport dans une opposition signifiante.
Mais on constate alors que presque tous les verbes appartiendraient à la catégorie intermédiaire de ceux qui peuvent admettre un complément mais sont susceptibles d’être employés sans complément essentiel. Cela montre qu’il est donc beaucoup plus intéressant de passer d’une perspective lexicale, qui tente de dégager des classes de lexèmes verbaux, à une stricte approche par constructions et types d’emplois. Sous ce rapport, la notion de valence, que l’on a trouvée dans certaines copies, était bienvenue. Empruntée au linguiste Lucien Tesnière, la valence se présente comme une mesure du potentiel de transitivité, qui affecte a priori un verbe considéré dans son seul signifié grammatical (parfois appelé le « sémantisme » du verbe : il s’agit de son sens, en tant qu’il est contraint par la construction syntaxique). Ainsi, les verbes essentiellement impersonnels que sont les verbes dits météorologiques comme Il pleut, il neige… sont affectés d’une valence zéro puisque non seulement ils ne peuvent normalement recevoir de complément essentiel mais ils n’ont pour sujet qu’un morphème grammatical vide, qui ne réfère à aucun « actant » véritable. Les verbes intransitifs ont la valence 1, n’ayant qu’un actant sujet ; les transitifs directs ou indirects la valence 2, et les bitransitifs la valence 3. Ainsi, pour conclure cet aperçu, on peut dire que la valence concerne le signifié du lexème verbal (le « sens » du verbe), alors que la construction concerne son emploi syntaxique dans la phrase. La question de la transitivité peut donc se décrire, en dernière analyse, comme un dialogue, fait de points d’accords et de conflits entre ces deux dimensions, essentielles pour la description de la catégorie verbale.
3- Étude du dossier
Donnons à présent quelques indications sur le dossier constitué des deux sujets et des documents pédagogiques. Là encore, un très grand nombre d’observations et d’analyses étaient possibles, qui pouvaient conduire les candidats à se servir de ce matériel dans des directions différentes afin de nourrir leurs réponses. Aucun point ne faisait l’objet d’une attente particulière ; l’essentiel était de montrer que l’on pouvait tenir un propos pertinent sur l’un ou l’autre des faits du dossier et s’en servir pour illustrer, problématiser, faire ressortir un aspect de la question qui n’apparaissait pas forcément si l’on se contentait de la poser a priori, en langue : bien que cela ne soit pas une règle, on peut dire qu’on tient souvent une bonne piste lorsqu’on parvient à faire apparaître une telle configuration.
Appui sur le texte I d’ancien français :
Les pronoms personnels sont organisés à la P3 sur l’opposition entre formes directes (« Qui le velt a folie joindre », v.11) et formes indirectes (« Renart li a jeté un ris », v.1) ; ce marquage morphosyntaxique est encore valable en français moderne (le, la, les vs lui, leur). On peut s’autoriser du cas de « Mostrez moi comment il set corre » (v.5) pour montrer que la place normale du pronom complément est l’antéposition sauf à l’impératif positif où il est postposé, cette construction ayant été préférée à celle avec forme atone antéposée, appuyée sur un morphème de tête, en ancien français, que l’on trouve encore en langue classique (« Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime,/ Et me donnez moyen de vous aimer sans crime. », Molière).
Le vers 11 montre une bascule en diachronie, dans la complémentation : comme ce sera encore largement le cas en français classique, le pronom clitique « le » remonte devant le semi-auxiliaire de la périphrase verbale constituée du verbe vouloir conjugué et du verbe joindre à l’infinitif. Le français moderne, en disant qui veut le joindre, choisira de rapprocher le pronom du verbe dont il est COD, c’est-à-dire le verbe joindre.
La construction du vers 1 « Renart li a jeté .I. ris » peut aussi éventuellement motiver une réflexion sur l’intrication entre construction syntaxique et signification. Le complément indirect serait difficilement envisageable en langue moderne, avec les mêmes actants : on ne jette plus guère un rire à quelqu’un, aujourd’hui. Le lexème verbal semble peu propre à une construction bitransitive de ce type. Si l’on raisonne à partir du lexème verbal rire, le Trésor de la Langue Française signale d’abord l’emploi intransitif de rire, puis la construction (se) rire de qqn ou de qqch ; en revanche, il donne rire à qqn comme « vieilli ». L’exemple peut conforter une éventuelle remarque sur les cas bien connus de changements dans le régime de la transitivité, en diachronie, ou sur l’existence de constructions concurrentes (croire / croire en / croire à…).
Appui sur le texte II de français moderne :
La question sur les compléments d’objets directs était utile pour faire ressortir la diversité des types de compléments, ce sur quoi les documents pédagogiques ne mettent pas l’accent, à l’exception du dernier point du document B qui détaille, en les énumérant, des natures grammaticales différentes pour le COD. On trouve dans le poème de Verlaine (voir supra) :
- des GN régime de présentatif (« Voici des fruits… », et « voici mon cœur », v.1 et 2)
- un pronom relatif COD (« Que le vent du matin vient glacer à mon front », v.6)
- une subordonnée conjonctive complétive COD (« Souffrez que ma fatigue… », v. 7 et
8)
- un GN complément d’une périphrase verbale (« Laissez rouler ma tête » et « laissez-la s’apaiser », v 9 et 10)
Les leçons illustrant la transitivité – c’est le cas des deux documents du sujet – se cantonnent à des COD typiques, en général des GN. Ces quatre cas constituent donc des difficultés pour un collégien et il était particulièrement intéressant de les relever pour, là encore, indiquer comment on pouvait y faire apparaître un complément essentiel. Au plus simple, on voit que la pronominalisation par un pronom direct fonctionne sur les quatre occurrences (Les voici ; Le vent vient la glacer à mon front ; Souffrez-le ou souffrez cela ; Laissez-la rouler).
Les deux occurrences du document B, à la fin de la « leçon », sont à joindre à celles-ci pour des propositions de prolongement sur des catégories déjà connues en 4e (comme la subordonnée interrogative indirecte), ou mal maîtrisées à ce niveau (comme la relative substantive), voire encore inconnues (comme la périphrase verbale, dont l’étude est prévue en classe de 3e).
Appui sur les documents pédagogiques A et B :
Le document de mise en situation professionnelle proposait cette année deux débuts de leçons (extraits de « fiches » thématiques situées dans la partie « Grammaire » de deux manuels), et non une page ou un montage d’exercices comme c’était le cas dans le sujet zéro ou dans celui de la session 2014.
Le document A, extrait d’un manuel de 4e, est explicitement consacré à la transitivité, reproduisant le libellé de l’entrée du programme de 4e. Le document B, extrait d’un manuel de 3e, procède différemment, à partir des fonctions dans le syntagme verbal, et s’appuie sur la notion de complément essentiel, dont le document A ne fournit pas d’approche morphosyntaxique mais qu’il se contente de présenter sommairement, à partir des trois questions posées. La première se fonde sur le caractère en général non effaçable du complément d’objet par lequel il est censé s’opposer au complément circonstanciel, donné comme effaçable. On pourra remarquer que toutes les phrases de l’encadré « observer » sont bien choisies et ont évité de laisser passer une occurrence d’un verbe normalement « transitif » dans un emploi intransitif. La leçon y gagne en cohérence, mais elle ne permet pas d’aborder le problème de la concurrence entre verbe transitif et emploi transitif. La deuxième question s’appuie sur une définition sémantique de l’attribut et la question 3 joue sur le contraste entre complément d’objet et autres fonctions. La suite du document suppose connues les procédures qui permettent de trouver la fonction des groupes à l’intérieur du syntagme verbal, complément d’objet ou attribut. On définit donc la transitivité en prenant appui sur ces fonctions : on explique par exemple que « les verbes transitifs sont les verbes ou locutions verbales qui appellent un complément d’objet ». À l’inverse, dans le document B, on prend appui sur la notion de complément d’objet, qui reste pour l’essentiel inexplorée, pour introduire la notion de transitivité : « les compléments d’objet se construisent après des verbes transitifs ». La confrontation des deux manuels, exercice souvent intéressant dans une perspective professionnelle, permet de retrouver la circularité entre une définition « en langue » de la transitivité, et une approche par la construction syntaxique et l’emploi en discours.
– Document A
a.« Observer » :
Item 3 (fonction des groupes). Dans l’optique d’un travail en classe, il pourrait être utile de l’assortir d’une mise en évidence de la fonction des groupes soulignés, par pronominalisation et passivation, par exemple, afin de mettre en évidence le complément indirect par rapport au direct (il le lui porte), et l’attribut par rapport au COD (pronominalisation possible mais passivation impossible). La question 2 sur l’identification de l’attribut se trouve ainsi motivée.
Item 1 (supprimer les groupes). La suppression est impossible dans le cas de l’attribut (« capitaine des courriers du tsar ») et du COD du verbe « porte » (« un courrier… ») La suppression des compléments de « envahissent » et « détruisent » semble davantage possible, ce qui peut servir à poser la question de l’emploi « absolu » des verbes transitifs, et à introduire une logique de construction verbale, à partir d’un classement par les « verbes » transitifs.
b.« Retenir » :
Le paragraphe 1 ne fonctionne pas selon une problématique. Il définit le verbe intransitif comme celui qui « n’appelle pas » de complément, c’est-à-dire, d’après les exemples fournis, qui ne peut s’employer avec un complément. Cela restreint considérablement la notion d’intransitivité et revient à ne pas prendre parti entre catégorie de langue et emploi en discours.
Le paragraphe 2 est homogène. Il permet de faire fonctionner les trois espèces de transitivité et peut donner lieu à des manipulations de déplacements (dans le cas du COS, ou avec un COD dans une construction disloquée), de pronominalisation ou d’effacement. Des liens peuvent être proposés avec des petits exercices d’écriture en jouant sur tous les exemples périphériques que l’on pourrait amasser : réversibilité de construction (le rôti cuit dans le four / le cuisinier cuit le rôti), changement de sens (je réfléchis à une solution / [quand j’ai un problème] je réfléchis), degrés d’acceptabilité (à sa mère, il offre des fleurs / ?à sa mère, il ne pense jamais).
– Document B
- Observer. L’entrée par la notion de complément essentiel est problématique dans la mesure où elle ne peut guère être entièrement explicitée si on se limite au seul critère de la suppression ; il faut aussi l’opposer au complément circonstanciel. Les mêmes remarques sont à faire que dans l’item 1 du document A. Il pouvait être bienvenu de signaler que la fonction des groupes peut être trouvée en mettant en jeu une opération syntagmatique, ou « test », ce que les manuels scolaires sont très peu enclins à suggérer.
- Leçon. Là encore, on pouvait penser à introduire la pronominalisation par la série des clitiques directs ou indirects, comme critère complémentaire au déplacement et à la suppression.
En bref, on pouvait être sensible à la différence de la démarche mise en œuvre dans chacun des documents A et B. Dans les deux cas, on trouve une articulation assez étroite entre la signification des verbes, la dimension sémantique donc, et leur construction syntaxique, voisinage qui fait courir le risque d’une circularité que des élèves pourraient ne pas dominer : un verbe transitif se construit avec un complément d’objet et un complément d’objet se trouve avec un verbe transitif… Les deux documents mettent en évidence certaines propriétés des compléments d’objet et des attributs du sujet, qui ne sont ni effaçables, ni mobiles, alors que d’autres sont laissées de côté, comme la pronominalisation qui n’est jamais utilisée. De même, on peut s’arrêter sur le choix des exemples dans les deux documents, qui recourent tantôt à des cas typiques de groupes nominaux, tantôt à des cas vraiment délicats à manier avec des élèves.
Ainsi, dans le doc. A, Ce chanteur fait salle comble est donné comme un exemple de construction intransitive, ce qui est bien le cas puisque l’on a une construction dite « à verbe support », constituée d’un verbe dont le sens est peu affirmé, ici faire, et d’un nom expansé sans déterminant qui infléchit le sens du verbe avec lequel il constitue un tout indissociable. Ainsi dans une telle construction, le nom ne peut être analysé comme un complément du verbe. On ne peut paraphraser l’énoncé pour lui faire dire : Le chanteur fait cela, ou encore Le chanteur fait quoi ? il fait salle comble ; on ne peut non plus pronominaliser l’expression à droite du verbe : ?Le chanteur la fait, ce qui se voit déjà dans l’absence d’article devant salle. En fait, le chanteur ne « fait »rien dans une telle représentation des choses, faire salle comble fonctionne ici comme un seul verbe intransitif. Mais on voit bien qu’un élève de collège pourrait facilement être tenté d’analyser salle comble comme un COD de faire, ce qui risque de perturber la cohérence de la leçon.
En résumé, l’analyse montre qu’un exercice ou une leçon proposés à des élèves résultent toujours de choix, que ceux-ci soient ou non conscients. Il ne semble guère réaliste d’espérer trouver la leçon parfaite, l’exposé homogène et univoque qui va conduire tout droit à l’appropriation des contenus par les élèves. Cette question est susceptible de rapporter assez facilement des points à l’intérieur de l’épreuve de grammaire : mais au-delà, elle présente l’utilité de montrer aux futurs professeurs de Lettres qu’ils seront d’autant plus aptes à simplifier à des fins didactiques le matériel qu’ils présenteront à leurs élèves, qu’ils auront d’abord accepté de se confronter eux-mêmes avec la complexité inhérente à tout fait de langue.
4. Rappel des principaux attendus pour cette question.
A. Aspects positifs et critères d’appréciation
– La pertinence, l’intérêt et l’efficacité d’une démarche d’ensemble. L’impression doit très vite se dégager qu’on est bien dans un propos organisé, avec des contenus problématisés, donc introduits et au besoin conclus, toujours explicités. Il ne s’agit certes pas de donner à ce propos l’allure d’une dissertation ; le ton doit rester celui de l’analyse et de la démonstration. Mais on doit sentir la volonté de prendre en charge le propos, en évitant tout didactisme inutile : il n’est pas nécessaire de prendre un ton exagérément « professoral », dans la mesure où il ne s’agit dans la copie de faire la leçon à personne, mais simplement d’indiquer sur quelles bases on se placerait au moment de transmettre la notion étudiée.
– Les points abordés doivent apparaître comme résultant de choix ; les aspects théoriques, didactiques et pédagogiques doivent s’articuler les uns sur les autres. Un développement monolithique qui ne croiserait jamais ces différentes approches éviterait la difficulté et passerait à côté du sujet. Il ne faut pas essayer d’être exhaustif, mais s’attacher plutôt à sélectionner et expliciter certains points problématiques en en dégageant les enjeux : c’est de cette manière que les meilleures copies se sont montrées sensibles à la problématique globale de la transposition didactique des savoirs théoriques, et ont manifesté une authentique « réflexion pédagogique ».
– La connaissance des programmes est essentielle. Ce point est crucial et il faut répéter aux candidats qu’une méconnaissance, voire une ignorance des programmes ne peut absolument pas se cacher sous des généralités. On peut ajouter, même si c’est de bien moindre importance, qu’il n’est guère adroit de donner à voir involontairement que l’on n’est pas au courant des choses essentielles concernant la scolarité ; on rappellera à l’occasion que l’organisation du collège, qui sera encore celle en vigueur l’année prochaine, ne repose plus depuis bien longtemps sur la succession d’un cycle « d’observation » et d’un cycle « d’orientation »…
On a pu apprécier également les développements qui témoignent d’une problématisation de la notion, appuyée sur une bonne connaissance des programmes : en l’occurrence, situer la notion en 4e, en dégager les présupposés tels qu’ils sont listés dans le programme de 6e et en tirer les éléments d’une « mise en perspective » pédagogique.
– Le savoir linguistique est valorisé en lui-même. Il est bon de définir la notion à étudier, d’en dégager le caractère problématique. En l’occurrence établir une problématique « en langue » vs « en discours », pour privilégier une approche centrée sur les constructions verbales, plutôt que de dérouler un propos non questionné sur des « verbes » transitifs, intransitifs… Des éléments de savoir comme la valence, brièvement présentée ici ou encore les classes lexico-sémantiques (voir GMF, 2009, p.391-392) ont été valorisés lorsqu’ils étaient utilisés à bon escient.
– L’analyse et la mise en perspective des documents d’appui – recours aux exercices sur les textes I et II compris – constituent un passage important, qui, rappelons-le encore, ne doit pas forcément constituer un moment à part de la réponse, même si de très bonnes copies ont présenté les choses ainsi. L’essentiel est que les analyses plus « savantes » puissent toujours être mises en relation lorsque c’est possible avec des éléments pédagogiques, afin que ne soit jamais interrompu le dialogue entre grammaire scolaire et grammaire universitaire.
- Quelques observations d’ensemble
Les plans proposés par les candidats ont été variés, cette année encore, ce que le jury a accueilli favorablement dans la mesure où la tripartition adoptée dans la présentation de ce rapport et du précédent — programmes, exposé linguistique, appui sur les documents — ne constitue en aucun cas un appel à y voir un plan obligé. Beaucoup de candidats ont divisé leur propos en une étude des compléments d’objet suivi d’une étude de la transitivité, ce qui a donné des résultats parfois très bons, lorsque la qualité des analyses était évidente. En revanche, un plan qui se modelait strictement sur les états de la transitivité (avec par exemple 1. Les verbes transitifs ; 2. Les verbes intransitifs et 3. Les verbes attributifs) avait toutes les chances de cloisonner les matériaux apportés et donc de déboucher sur des analyses émiettées, sans grande possibilité de créer des liens avec une mise en perspective d’enseignement. D’autres copies ont choisi de commencer directement par chercher des appuis sur les documents et les deux exercices concernés des textes I et II, ce qui a pu, là encore, donner de bons, voire de très bons résultats, à condition que l’on ait su procéder souvent à des allersretours vers des problématiques plus théoriques sans s’enfermer dans une construction de séquence décrochée du sujet.
Enfin, comme l’an dernier, le constat doit être fait que certaines copies ont malheureusement renoncé à se confronter à la question, qu’elles ont soit laissée en blanc, soit traitée d’une manière extrêmement sommaire, parfois en quelques lignes seulement. Le nombre de ces échecs n’est pas en augmentation, mais semble se maintenir, ce qui est le signe que quelques candidats au moins n’ont pas encore pris pleinement la mesure de cette nouvelle exigence du concours. Nous voudrions pour terminer nous adresser à ces candidats et, plus largement, à tous ceux qui craindraient de n’être pas tout à fait au point sur les contenus à maîtriser, pour leur dire qu’il leur est impératif dans ce cas de doubler la préparation spécifique à l’épreuve, telle qu’elle leur est dispensée ordinairement dans le cadre de leur formation de Master, par un travail individuel de remise à niveau en grammaire scolaire, en fréquentant assidûment un ou plusieurs bons manuels de collège et de lycée. Ce n’est qu’au prix de cet effort, qui demande constance et humilité, que les divers acquis de grammaire universitaire pourront faire sens et conduire peu à peu vers une certaine capacité à problématiser des questions simples afin de pouvoir finalement les inscrire dans une perspective d’enseignement.
[1] N.B. Dans l’ensemble de ce rapport, « P1, P2, … P6 » désignent par convention les rangs personnels correspondants (P1 = première personne du singulier ou rang personnel 1 ; P4 = première personne du pluriel ou rang personnel 4, etc.).
[2] M. Riegel, J-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 2009 ; désormais en abrégé GMF.
[3] Ex visceribus causae, tel l’orateur antique qui savait délaisser les techniques laborieusement apprises pour tirer argument du sujet lui-même.
[4] Ainsi le verbe « tousser », normalement intransitif, ne l’est pas dans ces vers de Claude Nougaro en hommage à l’organiste Eddy Louiss : « Ensuite il tousse une sèche (COD)/ Sur le seuil du "Chat qui pêche" ». Le « Chat qui pêche » est un club de jazz parisien et une « sèche » est une cigarette. « Tousser une sèche » se réfère donc, en un poétique raccourci, à la topique du musicien, habitué au tabac et à d’autres excitants. Mais cela évoque peut-être aussi, discrètement, la percussion mate, caractéristique de l’orgue Hammond, qui donne lointainement aux gammes et aux arpèges que l’on y enchaîne dans un chorus, l’allure de ce que serait une harmonieuse quinte de toux. Le changement peu courant de la transitivité du verbe est donc motivé par un désir de créativité langagière et débouche sur un effet de style. Avec les jeux sur la transitivité, la grammaire se prolonge dans la rhétorique.