Pascal - les pensées

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets.

I. Contre l'Indifférence des Athées.

II. Marques de la véritable Religion

III. Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l'homme,  & par le péché originel.

IV. Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse à nous

V. Soumission, & usage de la raison.

VI. Foi sans raisonnement.


VII. Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne  la Religion Chrétienne.

VIII. Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le seul  raisonnement, & qui commence à lire l'Écriture.

IX. Injustice, & corruption de l'homme.

X. Juifs.

XI. Moïse.

XII. Figures.

XIII. Que la Loi était figurative.

XIV. Jésus‑Christ.

XV. Preuves de Jésus‑Christ par les prophéties.

XVI. Diverses preuves de Jésus‑Christ.

XVII. Contre Mahomet.

XVIII. Dessein de Dieu de se cacher aux uns, & de se découvrir aux  autres.

XIX Que les vrais Chrétiens & les vrais Juifs n'ont qu'une même Religion.

XX. On ne connaît Dieu utilement que par Jésus‑Christ.

XXI. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à  l'égard de la vérité, du bonheur, & de plusieurs autres choses.


XXII. Connaissance générale de l'homme.

XXIII. Grandeur de l'homme.

XXIV. Vanité de l'homme.

XXV. Faiblesse de l'homme.

XXVI. Misère de l'homme.

XXVII. Pensées sur les Miracles.

XXVIII. Pensées Chrétiennes.

XXIX. Pensées Morales.

XXX. Pensées sur la mort, qui ont été extraites d'une Lettre écrite par M.  Pascal, sur le sujet de la mort de M. son Père.

XXXI. Pensées diverses.

XXXII. Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.

AVERTISSEMENT. ‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑


LES Pensées qui sont contenues dans ce Livre ayant été écrites et composées  par Monsieur Pascal en la manière qu'on l'a rapporté dans la Préface,  c'est‑à‑dire à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit, et sans aucune suite  ; il ne faut pas s'attendre d'en trouver beaucoup dans les chapitres de ce  Recueil, qui sont la plupart composés de quantité de pensées toutes détachées  les unes des autres, et qui n'ont été mises ensemble sous les mêmes matières.  Mais quoiqu'il soit assez facile, en lisant chaque article, de juger s'il est  une suite de ce qui le précède, ou s'il contient une nouvelle pensée ; néanmoins  on a crû que pour les distinguer davantage il était bon d'y faire quelque marque  | particulière. Ainsi lorsque l'on verra au commencement de quelque article  cette marque ([§]) cela veut dire qu'il y a dans cet article une nouvelle  pensées qui n'est point une suite de la précédente, et qui en est entièrement  séparée. Et l'on connaîtra par même moyen que les articles qui n'auront point  cette marque ne composent qu'un seul discours, et qu'ils ont été trouvés dans  cet ordre et cette suite dans les originaux de Monsieur Pascal.

L'on a aussi jugé à propos d'ajouter à la fin de ces pensées un Prière que  Monsieur Pascal composa étant encore jeune, dans une maladie qu'il eut, et qui a  déjà été imprimée deux ou trois fois sur des copies assez peu correctes, parce  que ces impressions ont été faites sans la participation de ceux qui donnent à  présent ce Recueil au public.

[1] <LA : bandeau en porte initiale vignette>

pendent opera interrupta.

PENSÉES

DE

M. PASCAL

SUR LA RELIGION

ET SUR QUELQUES

AUTRES SUJETS.

I.

Contre l'Indifférence des Athées.


Que ceux qui combattent la Religion apprennent au moins quelle elle est avant  que de la combattre. Si cette Religion se vantait d'avoir une vue claire de  Dieu, et de le posséder [2] à découvert et sans voile, ce serait la combattre  que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence.  Mais puis qu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres, et  dans l'éloignement de Dieu, et que c'est même le nom qu'il se donne dans les  Écritures, Deus absconditus : et enfin si elle travaille également à établir ces  deux choses ; que Dieu a mis des marques sensibles dans l'Église pour se faire  reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu'il les a couvertes  néanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de  tout leur coeur ; quel avantage peuvent‑ils tirer, lorsque dans la négligence où  ils font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur  montre ; puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objectent à l'Église ne  fait qu'établir une des choses qu'elle soutient sans toucher à l'autre, et  confirme sa doctrine bien loin de la ruiner ?

Il faudrait pour la combattre qu'ils [3] criassent qu'ils ont fait tous leurs  efforts pour chercher partout, et même dans ce que l'Église propose pour s'en  instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils  combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici  qu'il n'y a point de personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et  j'ose même dire que jamais personne ne l'a fait. On sait assez de quelle manière  agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts  pour s'instruire lorsqu'ils ont employé quelques heures à la lecture de  l'Écriture, et qu'ils ont interrogé quelque Ecclésiastique sur les vérités de la  foi. Après cela ils se vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et  parmi les hommes. Mais en vérité je ne puis m'empêcher de leur dire, que cette  négligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de  quelque personne étrangère : il s'agit de nous‑mêmes et de notre tout.

L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, et [4] qui  nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être  dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos  pensées doivent prendre des routes si différentes selon qu'il y aura des biens  éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens  et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier  objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur  ce sujet d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi parmi ceux qui n'en  sont pas persuadés, je fais une extrême différence entre ceux qui travaillent de  toutes leurs forces à s'en instruire, et ceux qui vivent sans s'en mettre en  peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement  dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui  n'épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leur [5] principale et  leur plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à  cette dernière fin de la vie, et qui par cette seule raison, qu'ils ne trouvent  pas en eux‑mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d'en chercher  ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple  reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui quoiqu'obscures  d'elles‑mêmes ont néanmoins un fondement très solide, je les considère d'une  manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s'agit  d'eux‑mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne  m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante ; c'est un monstre pour moi. Je ne  dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. Je prétends au  contraire que l'amour propre, que l'intérêt humain, que la plus simple lumière  de la raison nous doit donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce  que voient les personnes les moins éclairées.


Il ne faut pas avoir l'âme fort [6] élevée pour comprendre qu'il n'y a point  ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que  vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort qui nous menace à chaque  instant nous doit mettre dans peu d'années, et peut‑être en peu de jours dans un  état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le  ciel, l'enfer ou le néant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la  plus fragile ; et la ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur  âme est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le néant.

Il n'y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible. Faisons tant que  nous voudrons les braves, voila la fin qui attend la plus belle vie du monde.

C'est en vain qu'ils détournent leur pensée de cette éternité qui les attend,  comme s'ils la pouvaient anéantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgré  eux, elle s'avance, et la mort qui la doit ouvrir les mettra infailliblement  dans peu de temps dans [7] l'horrible nécessité d'être éternellement ou  anéantis, ou malheureux.

Voila un doute d'une terrible conséquence ; et c'est déjà assurément un très  grand mal que d'être dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable  de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout  ensemble et bien injuste, et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille  et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que  ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je  n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut‑on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve‑t‑on à  n'attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir  dans des obscurités impénétrables ? Quelle consolation de n'attendre jamais de  consolateur ?

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut  faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en  [8] leur représentant ce qui se passe en eux‑mêmes, pour les confondre par la  vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils  choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans en  rechercher d'éclaircissement.


Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que  moi‑même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce  que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme ; et cette partie même de moi  qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle‑même, ne se  connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui  m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans  savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce  peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un  autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne  vois que des infirmités <SIC : infinités pour>de toutes parts qui [9]  m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant  sans retour. Tout ce que je connais c'est ce que je dois bientôt mourir ; mais  ce que j'ignore le plus c'est cette mort même que je ne saurais éviter.

Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais  seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou  dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions  je dois être éternellement en partage.

Voila mon état plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je  conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me  doit arriver, et que je n'ai qu'à suivre mes inclinations sans réflexion et sans  inquiétude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel au  cas que ce qu'on en dit soit véritable. Peut‑être que je pourrais trouver  quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais n'en veux pas prendre la peine,  ni faire un [10] pas pour le chercher ; et en traitant avec mépris ceux qui se  travailleraient de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter  un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort dans  l'incertitude de l'éternité de ma condition future.

En vérité il est glorieux à la Religion d'avoir pour ennemis des hommes si  déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au  contraire à l'établissement des principales vérités qu'elle nous enseigne. Car  la foi Chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses, la  corruption de la nature, et la rédemption de JÉSUS‑CHRIST. Or s'ils ne servent  pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs moeurs, ils  servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des  sentiments si dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état ; rien ne lui est si  redoutable que l'éternité. Et ainsi qu'il se trouve des hommes indifférents à la  [11] perte de leur être, et au péril d'une éternité de misère, cela n'est point  naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils  craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce  même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir  pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur,  est celui là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure  néanmoins sans inquiétude, sans trouble, et sans émotion. Cette étrange  insensibilité pour les choses les plus terribles dans un coeur si sensible aux  plus légères ; c'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement  surnaturel.


Un homme dans un cachot ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus  qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est  donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette  heure‑là non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer, et à se [12]  divertir. C'est l'état où se trouvent ces personnes, avec cette différence que  les maux dont ils sont menacés sont bien autre que la simple perte de la vie et  un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent  sans souci dans le précipice après avoir mis quelque chose devant leurs yeux  pour s'empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.

Ainsi non seulement le zèle de ceux qui cherchent Dieu prouve la véritable  Religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, et qui  vivent dans cette horrible négligence. Il faut qu'il y ait un étrange  renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet état, et encore plus  pour en faire vanité. Car quand ils auraient une certitude entière qu'ils  n'auraient rien à craindre après la mort que de tomber dans le néant, ne  serait‑ce pas un sujet de désespoir plutôt que de vanité ? N'est‑ce donc pas une  folie inconcevable, n'en étant pas assurés, de faire gloire d'être dans ce doute  ? [13]

Et néanmoins il est certain que l'homme est si dénaturé qu'il y a dans son  coeur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer,  et du néant semble si beau, que non seulement ceux qui sont véritablement dans  ce doute malheureux s'en glorifient ; mais que ceux même qui n'y sont pas  croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y être. Car l'expérience nous fait  voir que la plus part de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier genre ; que ce  sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent  paraître. Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les belles manières du  monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué  le joug ; et la plus part ne le font que pour imiter les autres.

Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n'est pas difficile de  leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce  n'est pas la moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui  jugent sainement [14] des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir  c'est de paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement ses  amis ; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui leur peut être  utile. Or quel avantage y a‑t‑il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a secoué  le joug, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions,  qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, qu'il ne pense à en rendre  compte qu'à soi‑même ? Pense‑t‑il nous avoir porté par là à en avoir désormais  bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils, et  des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense‑t‑il nous avoir bien réjouis  de nous dire qu'il doute si notre âme est autre chose qu'un peu de vent et de  fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content ? Est‑ce donc  une chose à dire gaiement ; et n'est‑ ce pas une chose à dire au contraire  tristement, comme la chose du monde la plus triste ?

S'ils y pensaient sérieusement ils [15] verraient que cela est si mal pris,  si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute  manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur  attirer le mépris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des  personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet si on leur fait rendre  compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la Religion,  ils diront des choses si faibles et si basses qu'ils persuaderaient plutôt du  contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : si  vous continuez à discourir de la sorte, leur disait‑il, en vérité vous me  convertirez. Et il avait raison ; car qui n'aurait horreur de se voir dans des  sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables ?


Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de  contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'il  sont fâchés dans le fond de leur coeur de n'avoir pas plus de [16] lumière,  qu'ils ne le dissimulent point. Cette déclaration ne sera pas honteuse. Il n'y a  de honte qu'à n'en point avoir. Rien ne découvre davantage une étrange faiblesse  d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu. rien  ne marque davantage une extrême bassesse de coeur que de ne pas souhaiter la  vérité des promesses éternelles. Rien n'est plus lâche que de faire le brave  contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés  pour en être véritablement capables : qu'ils soient au moins honnêtes gens,  s'ils ne peuvent encore être Chrétiens : et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y  a que deux sortes de personnes ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur,  parce qu'ils le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce  qu'ils ne le connaissent pas encore.

C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincèrement, et qui  reconnaissant leur misère désirent véritablement d'en sortir, qu'il est juste  [17] de travailler, afin de leur aider à trouver la lumière qu'ils n'ont pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connaître, et sans le chercher, ils se  jugent eux‑mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin  des autres : et il faut avoir toute la charité de la Religion qu'ils méprisent  pour ne les pas mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parce que  cette Religion nous oblige de les regarder toujours tant qu'ils seront en cette  vie comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils  peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que  nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont ; il faut faire  pour eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions en leur place,  et les appeler à avoir pitié d'eux‑mêmes, et à faire au moins quelque pas pour  tenter s'ils ne trouveront point de lumière. Qu'ils donnent à le lecture de cet  ouvrage quelques‑unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs.  [18] Peut‑être y rencontreront‑ils quelque chose, ou du oins ils n'y perdront  pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un  véritable désir de connaître la vérité, j'espère qu'il y auront satisfaction, et  qu'ils seront convaincus des preuves d'une Religion si divine que l'on y a  ramassées.

II.

Marques de la véritable Religion

LA vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. Cela est  bien juste. Et cependant aucune autre que la nôtre ne l'a ordonné. Elle doit  encore avoir connu la concupiscence de l'homme, et l'impuissance où il est par  lui‑même d'acquérir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remèdes dont la  prière est le principal. Notre Religion a fait tout cela ; et nulle autre n'a  jamais demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre. [19] .i.


[§] Il faut pour faire qu'une Religion soit vraie qu'elle ait connu notre  nature. Car la vraie nature de l'homme, son vrai bine, la vraie vertu, et la  vraie Religion sont choses dont la connaissance est inséparable. Elle doit avoir  connu la grandeur et la bassesse de l'homme, et la raison de l'un et de l'autre.  Quelle autre Religion que la Chrétienne a connu toutes ces choses ?

[§] Les autres Religions, comme les Païennes, sont plus populaires ; car  elles consistant toutes en extérieur ; mais elles ne sont pas pour les gens  habiles. Une Religion purement intellectuelles serait plus proportionnée aux  habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule Religion Chrétienne est  proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur et d'intérieur. Elle élève le  peuple à l'intérieur, et abaisse les superbes à l'extérieur, et n'est pas  parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre,  et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant ce qu'il y  a d'extérieur. [20]

[§] Nous sommes haïssables ; la raison nous en convainc. Or nulle autre  Religion que la Chrétienne ne propose de se haïr. Nulle autre Religion ne peut  donc être reçue de ceux qui savent qu'ils ne sont dignes que de haine.

[§] Nulle autre Religion que la Chrétienne n'a connu que l'homme est la plus  excellente créature, et en même temps la plus misérable. Les uns qui ont bien  connu la réalité de son excellence ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les  sentiments bas que les hommes ont naturellement d'eux‑ mêmes. Et les autres qui  ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d'une superbe  ridicule ces sentiments de grandeur qui sont aussi naturels à l'homme.

[§] Nulle Religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme naît en péché. Nulle  secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vrai.

[§] Dieu étant caché, toute Religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est  pas véritable ; et toute Religion qui n'en rend pas la raison n'est [21] pas  instruisante. La nôtre fait tout cela.


[§] Cette Religion qui consiste à croire que l'homme est tombé d'un état de  gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence, et  d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin il serait rétabli par un Messie qui devait  venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé, et celle là a  subsisté pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple  saint qu'il séparerait de toutes les autres nations, qu'il délivrerait de ses  ennemis, qu'il mettrait dans un lieu de repos, a promis de la faire, et de venir  au monde pour cela ; et il a prédit par ses Prophètes le temps et la manière de  sa venue. Et cependant pour affermir l'espérance de ses élus dans tous les  temps, il leur en a toujours fait voir des images et des figures, et il ne les a  jamais laissés sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur  salut. Car dans la création de l'homme, Adam en était témoin, et le dépositaire  de la promesse du Sauveur [22] qui devait naître de la femme. Et quoi que les  hommes étant encore si proches de la création ne pussent avoir oublié leur  création, et leur chute, et la promesse de que Dieu leur avait faite d'un  Rédempteur, néanmoins comme dans ce premier âge du monde ils se laissèrent  emporter à toutes sortes de désordres, il y avait cependant des Saints, comme  Énoch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis dés le  commencement du monde. Ensuite Dieu a envoyé Noé, qui a vu la malice des hommes  au plus haut degré ; et il l'a sauvé en noyant toute la terre par un miracle qui  marquait assez, et le pouvoir qu'il avait de sauver le monde, et la volonté  qu'il avait de le faire, et de faire naître de la femme celui qu'il avait  promis. Ce miracle suffisait pour affermir l'espérance des hommes ; et la  mémoire en étant encore assez fraîche parmi eux, Dieu fit ses promesse à Abraham  qui était tout environné d'idolâtres, et il lui fit connaître le mystère du  Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac [23] et de Jacob l'abomination  était répandue sur toute la terre ; mais ces Saints vivaient en la foi ; et  Jacob mourant, et bénissant ses enfants s'écrie par un transport qui lui fait  interrompre son discours : J'attends, ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez  promis, salutare tuum expectabo Domine. (Genes. 49. 18.).

Les Égyptiens étaient infectés et d'idolâtrie et de magie ; le peuple de Dieu  même était entraîné par leurs exemples. Mais cependant Moïse et d'autres  voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant les biens  éternels qu'ils leur préparait.

Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses divinités ; les  Poètes ont fait diverses théologies ; les Philosophes se sont séparés en mille  sectes différentes : et cependant il y avait toujours au coeur de la Judée des  hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui n'était connu que  d'eux.

Il est venu enfin en la consommation des temps : et depuis, quoiqu'on [24]  ait vu naître tant de schismes et d'hérésies, tant renverser d'États, tant de  changements en toute choses ; cette Église qui adore celui qui a toujours été  adoré a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, et  tout à fait divin, c'est que cette Religion qui a toujours duré a toujours été  combattue. Mille fois elle a été à la veille d'une destruction universelle ; et  toutes les fois qu'elle a été en cet état Dieu l'a relevée par des coups  extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est étonnant, et qu'elle se soit  maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tyrans.

[§] Les états périraient si on ne faisait plier souvent les lois à la  nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert cela, et n'en a usé. Aussi il  faut ces accommodements, ou des miracles. Il n'est pas étrange qu'on se conserve  en pliant, et ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore périssent‑ils  enfin entièrement : il n'y en a point qui ait duré 1500. ans. Mais que cette  Religion se soit [25] toujours maintenue, et inflexible ; cela est divin.


[§] Ainsi le Messie a toujours été crû. La tradition d'Adam était encore  nouvelle en Noé et en Moïse. Les Prophètes l'on prédit depuis, en prédisant  toujours d'autres choses, dont les événements qui arrivaient de temps en temps à  la vue des hommes marquaient la vérité de leur mission, et par conséquent celle  de leurs promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit que la loi qu'ils  avaient n'était qu'en attendant celle du Messie ; que jusques là elle serait  perpétuelle, mais que l'autre durerait éternellement ; qu'ainsi leur loi ou  celle du Messie dont elle était la promesse seraient toujours sur la terre. En  effet elle a toujours duré ; et JÉSUS‑CHRIST est venu dans toutes les  circonstances prédites. Il a fait des miracles, et les Apôtres aussi qui ont  converti les Païens ; et par là les Prophéties étant accomplies le Messie est  prouvé pour jamais.

[§] La seule Religion contraire à la nature en l'état qu'elle est, qui [26]  combat tous nos plaisirs, et qui paraît d'abord contraire au sens commun est la  seule qui ait toujours été.

[§] Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l'établissement et la  grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux‑mêmes des sentiments  conformes à ce qu'elle nous enseigne : et enfin elle doit être tellement l'objet  et le centre où toutes choses tendent, que qui en saura les principe puisse  rendre raison et de toute la nature de l'homme en particulier, et de toute la  conduite du monde en général.

Sur ce fondement les impies prennent lieu de blasphémer la Religion  Chrétienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste  simplement en l'adoration d'un Dieu considéré comme grand, puissant, et éternel  ; ce qui est proprement le Déisme presque aussi éloigné de la Religion  Chrétienne que l'Athéisme qui y est tout à fait contraire. Et delà ils concluent  que cette religion n'est pas véritable ; parce que si elle l'était il faudrait  que Dieu [27] se manifestât aux hommes par des preuves si sensibles qu'il fût  impossible que personne le méconnût.

Mais qu'il en concluent ce qu'ils voudront contre le Déisme, ils n'en  concluront rien contre la Religion Chrétienne qui reconnaît que depuis le péché  Dieu ne se montre point aux hommes avec toute l'évidence qu'il pourrait faire,  et qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les  deux natures divine et humaine, a retiré les hommes de la corruption du péché  pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.

Elle enseigne donc aux hommes ces deux vérités, et qu'il y a un Dieu dont ils  sont capables, et qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend  indignes. Il importe également aux hommes de connaître l'un et l'autre de ces  points ; et il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans  connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui  l'en peut guérir. Une seule de ces [27] connaissances fait ou l'orgueil des  Philosophes qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des Athées  qui connaissent leur misère sans Rédempteur.

Et ainsi, comme il est également de la nécessité de l'homme de connaître ces  deux points, il est aussi également de la miséricorde de Dieu de nous les avoir  fait connaître. La Religion Chrétienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.


Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne  tendent pas à l'établissement des deux chefs de cette Religion.

[§] Si l'on ne se connaît point plein d'orgueil, d'ambition, de  concupiscence, de faiblesse, de misère et d'injustice, on est bien aveugle. Et  si en le connaissant on ne désire d'en être délivré que peut‑on dire d'un homme  si peu raisonnable ? Que peut‑on donc avoir Que de l'estime pour une Religion  qui connaît si bien les défauts de l'homme ; et que du désir pour la vérité  d'une Religion qui y promet des remèdes si souhaitables ?

[29]

III.

Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l'homme, et par  le péché originel.

LES grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut  nécessairement que la véritable religion nous enseigne, qu'il y a en lui quelque  grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère.  Car il faut que la véritable Religion connaisse à fond notre nature,  c'est‑à‑dire qu'elle connaisse tout ce qu'elle a de grand, et tout ce qu'elle a  de misérable, et la raison de l'un et de l'autre. Il faut encore qu'elle nous  rende raison des étonnantes contrariétés qui s'y rencontrent. S'il y a un seul  principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie Religion nous  enseigne à n'adorer que lui, et a n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons  dans l'impuissance [30] d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer  autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous  instruise aussi de cette impuissance, et qu'elle nous en apprenne les remèdes.

Il faut rendre l'homme heureux qu'elle lui montre qu'il y a un Dieu, qu'on  est obligé de l'aimer, que notre véritable félicité est d'être à lui, et notre  unique mal d'être séparé de lui. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes  plein de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l'aimer, et qu'ainsi  nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, et notre concupiscence nous en  détournant, nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de  l'opposition que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu'elle nous  en enseigne les remèdes, et les moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine sur  cela toutes les Religions, et qu'on voie s'il y en a une autre que la Chrétienne  qui y satisfasse.


Sera‑ce celle qu'enseignaient les [31] Philosophes qui nous proposent pour  tout bien un bien qui est en nous ? Est‑ce là le vrai bien ? Ont‑ils trouvé le  remède à nos maux ? Est‑ce avoir guéri la présomption de l'homme que de l'avoir  égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux bêtes, et qui nous ont donné les  plaisirs de la terre pour tout bien ont‑ils apporté le remède à nos  concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel  vous ressemblez, et qui vous a fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre  semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les  autres disent : Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et  regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ?  Sera‑t‑il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons  nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à guérir l'orgueil, et la  concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera notre bien, nos devoirs, les  faiblesses qui nous en détournent, les remèdes qui [32] les peuvent guérir, et  le moyen d'obtenir ces remèdes ? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de  Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrétienne.

C'est en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous‑même le remède à vos  misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu'à connaître que ce n'est  point en vous que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les Philosophes vous  l'ont promis ; ils n'ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable  bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient‑ils donné des remèdes à  vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales  sont l'orgueil qui vous soustrait à Dieu, et la concupiscence qui vous attache à  la terre ; et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces  maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a été que pour exercer  votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui êtes semblables par votre  nature. Et ceux qui ont vu la [33] vanité de cette prétention vous ont jeté dans  l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille à  celle des bêtes, et vous ont porté à chercher votre bien dans les concupiscences  qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous instruire de  vos injustices. N'attendez donc ni vérité ni consolation des hommes. Je suis  celle qui vous ai formé, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais  vous n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai formé. J'ai créé l'homme  saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui ai  communiqué ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme voyait alors la  Majesté de Dieu. Il n'était pas dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la  mortalité, et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir tant de  gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui‑même,  et indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à ma domination : et s'égalant  à moi par le désir de [34] trouver la félicité en lui‑même, je l'ai abandonné à  lui ; et révoltant toutes les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai  rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes,  et dans un tel éloignement de moi qu'à peine lui reste‑t‑il quelque lumière  confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou  troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison  l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent  ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force, ou en le  charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et  plus impérieuse.

[§] Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque  instinct impuissant du bonheur de leur première nature ; et ils sont plongés  dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue  leur seconde nature.

[§] De ces principes que je vous [35] ouvre vous pouvez reconnaître la cause  de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés.


[§] Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que ce  sentiment de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s'il ne faut pas que la  cause en soit une autre nature.

[§] Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous‑même. Humiliez  vous, raison impuissance, taisez vous, nature imbécile ; apprenez que l'homme  passe infiniment l'homme ; et entendez de votre Maître votre condition véritable  que vous ignorez.

[§] Car enfin si l'homme n'avait jamais été corrompu il jouirait de la vérité  et de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avait jamais été que corrompu  il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais malheureux que  nous sommes, et plus que s'il n'y avait aucune grandeur dans notre condition,  nous avons une idée du bonheur, et ne [36] pouvons y arriver ; nous sentons une  image de la vérité, et ne possédons que le mensonge ; incapables d'ignorer  absolument, et de savoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons été  dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.

[§] Qu'est‑ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon  qu'il y a eu autrefois en l'homme un véritable bonheur dont il ne lui reste  maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye inutilement de  remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le  secours qu'il n'obtient pas des présentes, et que les unes et les autres sont  incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que  par un objet infini et immuable ?

[§] Chose étonnante cependant, que le mystère le plus éloigné de nôtre  connaissance qui est celui de la transmission du péché originel soit une chose  dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de [37] nous‑mêmes. Car  il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus nôtre raison que de dire que  le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de  cette source semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît  pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu'y a‑t‑il de  plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement  un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir eu si peu de  part qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ? Certainement rien  ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère le  plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous‑mêmes. Le  noeud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme. De sorte  que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n'est  inconcevable à l'homme;

[§] Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le [38] donne  pour tel. On ne doit donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine,  puis qu'on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est  plus sage que toute la sagesse des homme, Quod stultum est Dei sapientius est  hominibus (I. Cor. I. I. [sic pour 1, 25]). Car sans cela que dira‑t‑on qu'est  l'homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. et comment s'en fût il  aperçu par sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; et que sa  raison bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on le lui  présente ?


[§] Ces deux états d'innocence, et de corruption étant ouverts il est  impossible que nous ne les reconnaissions pas.

[§] Suivons nos mouvements, observons nous nous‑mêmes, et voyons si nous n'y  trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.

[§] Tant de contradictions se trouveraient elles dans un sujet simple ?

[§] Cette duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pensé que  nous avions deux âmes, un [39] sujet simple leur paraissant incapable de telles  et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement  de coeur.

[§] Ainsi toutes ces contrariétés qui semblaient devoir le plus éloigner les  hommes de la connaissance d'une Religion, sont ce qui les doit plutôt conduire à  la véritable.

Pour moi j'avoue qu'aussitôt que la Religion Chrétienne découvre ce principe  que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à  voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle qu'elle  marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme.

[§] Sans ces divines connaissances qu'ont pu faire les hommes, sinon ou  s'élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou  s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Car ne voyant pas la vérité  entière ils n'ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la  nature comme incorrompue, les autres comme irréparable. [40] Ils n'ont pu fuir  ou l'orgueil, ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ;  puisqu'ils ne pouvaient sinon ou s'y abandonner par lâcheté, ou en sortir par  l'orgueil. Car s'ils connaissaient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la  corruption ; de sorte qu'ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient  dans l'orgueil. Et s'ils reconnaissaient l'infirmité de la nature, ils en  ignoraient la dignité ; de sorte qu'ils pourvoient bien en éviter la vanité,  mais c'était en se précipitant dans le désespoir.


De là viennent les diverses sectes des Stoïciens et des Épicuriens, des  Dogmatistes et des Académiciens, etc. La seule Religion Chrétienne a pu guérir  ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre  ; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité de l'Évangile. Car elle  apprend aux justes qu'elle élève jusqu'à la participation de la Divinité même,  qu'en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui  les rend durant toute leur [41] vie sujets à l'erreur, à la misère, à la mort,  au péché ; et elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grâce de leur  Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu'elle justifie, et consolant ceux  qu'elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l'espérance  par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché,  qu'elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans  désespérer ; et qu'elle élève infiniment plus que l'orgueil de la nature, mais  sans enfler ; faisant bien voir par là qu'étant seule exempte d'erreur et de  vice, il n'appartient qu'à elle et d'instruire et de corriger les hommes.

[§] Le Christianisme est étrange. Il ordonne à l'homme de reconnaître qu'il  est vil et même abominable ; et il lui ordonne en même temps de vouloir être  semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait  horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject. [42]

[§] L'Incarnation montre à l'homme la grandeur de sa misère par la grandeur  du remède qu'il a fallu.

[§] On ne trouve pas dans la Religion Chrétienne un abaissement qui nous  rendre incapable du bien, ni une sainteté exempte du mal.

[§] Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme que celle‑là, qui  l'instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce, à cause du  double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d'orgueil.

[§] Les Philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux  deux états. Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est pas  l'état de l'homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et c'est  aussi peu l'état de l'homme. Il faut des mouvements de bassesse, non d'une  bassesse de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à  la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne  de la grâce et non [43] du mérite, et parés avoir passé par la bassesse.

[§] Nul n'est heureux comme un vrai Chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni  aimable. Avec combien peu d'orgueil un Chrétien se croit‑il uni à Dieu ? Avec  combien peu d'abjection s'égale‑t‑il aux vers de la terre ?

[§] Qui peut donc refuser à ses célestes lumières de les croire, et de les  adorer ? Car n'est‑t‑il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous‑  mêmes des caractères ineffaçables d'excellence ? Et n'est‑t‑il pas aussi  véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable  condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la  vérité de ces deux états, avec une voix si puissante, qu'il est impossible d'y  résister ?

[44]

IV.


Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse à nous

Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils soient capables d'être unis à  Dieu n'est autre chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils l'ont bien  sincère, qu'ils la suivent aussi loin que moi, et qu'ils reconnaissent que cette  bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous‑mêmes incapables de  connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capable de lui. Car je  voudrais bien savoir d'où cette créature qui se reconnaît si faible a le droit  de mesurer la miséricorde de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui  suggère. L'homme sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il  est lui‑même : et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que  Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui  [45] demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime et le  connaisse ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et  aimable à lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance.  Car il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est, et qu'il aime quelque  chose. Dons s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il trouve  quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne  quelques rayons de son essence, ne sera‑t‑il pas capable de le connaître, et de  l'aimer en la manière qu'il lui plaira de se communiquer à lui ? Il y a donc  sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements,  quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente qui n'est ni sincère ni  raisonnable, si elle ne nous fait confesser, que ne sachant de nous‑mêmes qui  nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.

[46]

V.

Soumission, et usage de la raison.

La dernière démarche de la raison, c'est de connaître qu'il y a une infinité  de choses qui la surpassent. Elle est bien faible si elle ne va jusques là.

[§] Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il  faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui  pèchent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif,  manque de se connaître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque de  savoir où il faut se soumettre ; ou en soumettant en tout, manque de savoir où  il faut juger.

[§] Si on soumet tout à la raison, notre Religion n'aura rien de mystérieux  et se surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre Religion sera  absurde et ridicule.


[§] La raison, dit Saint Augustin ne se soumettrait jamais, si elle ne [47]  jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste  qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit soumettre, et qu'elle ne se  soumette pas quand elle juge avec fondement qu'elle ne le doit pas faire : mais  il faut prendre garde à ne sa pas tromper.

[§] La piété est différente de la superstition. Pousser la piété jusqu'à la  superstition c'est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission  superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous reprochent que d'exiger cette  soumission dans les choses qui ne sont pas matière de soumission.

Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison dans les  choses qui sont de foi : et rien de se contraire à la raison que le désaveu de  la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excès également  dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.

[§] La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire.  Elle est au dessus, et non pas contre.

[48]

VI.

Foi sans raisonnement.

Si j'avais vu un miracle, disent quelques gens, je me convertirais. Ils ne  parleraient pas ainsi s'ils savaient ce que c'est que conversion. Ils  s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnaître qu'il y a un Dieu, et que  l'adoration consiste à lui tenir de certains discours tels à peu prés que les  païens en faisaient à leurs idoles. La conversion véritable consiste a  s'anéantir devant cet Être souverain qu'on a irrité tant de fois, et qui peut  nous perdre légitimement à toute heure ; à reconnaître qu'on ne peut rien sans  lui, et qu'on n'a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à  reconnaître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous, et que sans  un médiateur il ne peut y avoir de commerce.

[§] Ne vous étonnez pas de voie des personnes simples croire sans  raisonnement. Dieu leur donne l'amour [49] de sa justice et la haine d'eux‑  mêmes. Il incline leur coeur à croire. On ne croire jamais d'une créance utile  et de foi, si Dieu n'incline le coeur, et on croira dés qu'il l'inclinera. Et  c'est ce que David connaissait bien lorsqu'il disait : Inclina cor meum, Deus,  in testimonia tua.


[§] Ceux qui croient sans avoir examiné les preuves de la Religion, c'est  parce qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu'ils  entendent dire de notre Religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a  faits. Ils ne veulent aimer que lui. Ils ne veulent haïr qu'eux‑mêmes. Ils  sentent qu'ils n'en ont pas la force ; qu'ils sont incapables d'aller à Dieu ;  et que si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec  lui. Et ils entendent dire dans notre Religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et  ne haït que soi‑même ; mais qu'étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu  s'est faut homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader  des hommes qui [50] ont cette disposition dans le coeur, et cette connaissance  de leur devoir et de leur incapacité.

[§] Ceux que nous voyons Chrétiens sans la connaissance des prophéties et des  preuves, ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette  connaissance. Ils en jugent par le coeur, comme les autres en jugent par  l'esprit. C'est Dieu lui‑même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très  efficacement persuadés.

J'avoue bien qu'un de ces Chrétiens qui croient sans preuves n'aura peut‑  être pas de quoi convaincre un infidèle qui en dira autant de soi. Mais ceux qui  savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est  véritablement inspiré de Dieu, quoi qu'il ne pût le prouver lui‑même.

[51]

VII.

Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la  Religion Chrétienne.

AVIS.

Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines  sortes de personnes qui n'étant pas convaincues des preuves de la Religion, et  encore moins des raisons des Athées, demeurent en un état de suspension entre la  foi et l'infidélité. L'auteur prétend seulement leur montrer par leurs propres  principes, et par les simples lumières de la raison, qu'ils doivent juger qu'il  leur est avantageux de croire, et que ce serait le parti qu'ils devraient  prendre, si ce choix dépendait de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en  attendant qu'ils aient trouvé la lumière nécessaire pour se convaincre de la  vérité, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, et se dégager de tous  les empêchements qui les [52] détournent de cette foi, qui sont principalement  les passions et les vains amusements.


L'Unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une  mesure infinie. Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur  néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice  divine.

Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité et l'infini, qu'entre  notre justice et celle de Dieu.

[§] Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme, par  exemple, nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est  vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est  faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoutant l'unité il  ne change point de nature. Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans  savoir ce qu'il est : et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de  ce que nous ne connaissons pas parfaitement sa nature.

[53] Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi  par laquelle nous la connaissons certainement, ni de toutes les autres preuves  que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec  vous que par vos principes mêmes ; et je ne prétends vous faire voir par la  manière dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre  conséquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle‑ci, et quel parti  vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence  de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connaître s'il y a un  Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas ; il n'y a point  de milieu. Mais de quel côté pencherons‑ nous ? La raison, dites vous, n'y peut  rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à  cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez vous ? Par  raison vous ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre ; par raison vous ne pouvez  nier aucun des deux.

[54] Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix ; car vous ne  savez pas s'ils ont tort, et s'ils ont mal choisi. Non, direz vous ; mais je les  blâmerai d'avoir fait non ce choix, mais un choix : et celui qui prend croix, et  celui qui prend pile ont tous deux tort : le juste est de ne point parier.

Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ; vous êtes embarqué ;  et ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez  vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu  est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien.  Pariez donc qu'il est sans hésiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut‑être  trop. Voyons : puis qu'il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous  n'auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y  en avait dix à gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie  pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il  y [55] a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil  hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouer est si peu de chose, et de si  peu de durée, qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion.


Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il  est certain qu'on hasarde ; et que l'infinie distance qui est entre la certitude  de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on gagnera égale le bien fini  qu'on expose certainement à l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi :  tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins  il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher  contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce  qu'on expose, et l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la vérité  infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais  l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde  selon la proportion des hasards de gain et de perte : et [56] de là vient que  s'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer égal  contre égal ; et alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude  de ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en  soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie,  quand il n'y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain  que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif, et si les hommes sont  capables de quelques vérités ils le doivent être de celle là.

Je le confesse, je l'avoue. mais encore n'y aurait‑il point de moyen de vois  un peu plus clair ? Oui, par le moyen de l'Écriture, et par toutes les autres  preuves de la Religion qui sont infinies.

Ceux qui espèrent leur salut, direz vous, sont heureux en cela. Mais ils ont  pour contrepoids la crainte de l'enfer.

Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer, ou celui qui est dans l'ignorance  s'il y a un enfer, et dans la certitude la damnation s'il y en a ; ou [57] celui  qui est dans une certaine persuasion qu'il y a un enfer, et dans l'espérance  d'être sauvé s'il est ?

Quiconque n'ayant plus que huit jours à vivre ne jugerait pas que le parti de  croire que tout cela n'est pas un coup de hasard, aurait entièrement perdu  l'esprit. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont  une même chose.

Quel mal vous arrivera‑t‑il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête,  humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, véritable. A la vérité vous ne  serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais  n'en aurez vous point d'autre ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ;  et qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude  du gain, et tant de néant dans ce que vous hasarderez, que vous connaîtrez à la  fin que vous avez parié pour une chose certaine et infinie, et que vous n'avez  rien donné pour l'obtenir.


Vous dites que vous êtes fait de telle sorte que vous ne sauriez [58] croire.  Apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, et  que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc à vous convaincre, non pas par  l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous  voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin : vous voulez guérir de  l'infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été  tels que vous, et qui n'ont présentement aucun doute. Ils savent ce chemin que  vous voudriez suivre, et ils sont guéris d'un mal dont vous voulez guérir.  Suivez la manière par où ils ont commencé ; imitez leurs actions extérieures, si  vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures ; quittez ces  vains amusements qui vous occupent tout entier.

J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites vous, si j'avais la foi. Et moi  je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or  c'est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais [59] la foi : je ne le  puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous  pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai.

[§] Il ne faut pas se méconnaître ; nous sommes corps autant qu'esprit : et  delà vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule  démonstration. Combien y a‑t‑il peu de choses démontrées ? Les preuves ne  convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle  incline les sens qui entraînent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré  qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ; et qu'y a‑t‑il de plus  universellement crû ? C'est donc la coutume qui nous ne persuade ; c'est elle  qui fait tant de Turcs, et de Païens ; c'est elle qui fait les métiers, les  soldats, etc. Il est vrai qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la  vérité ; mais il faut avoir recours à elle, quand une fois l'esprit a vu où est  la vérité ; afin de nous abreuver et de nous teindre de cette créance qui nous  échappe à [60] toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves présentes c'est  trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de  l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les  choses, et incline toutes nos puissances à cette créance, en sorte que notre âme  y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la  conviction, si les sens, nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire  marcher nos deux pièces ensembles ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit  d'avoir vues unes fois en la vie ; et les sens, par la coutume, et en ne leur  permettant pas de s'incliner au contraire.

VIII.

Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement,  et qui commence à lire l'Écriture.


Envoyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces [61] contrariétés  étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet,  et l'homme sans lumière, abandonné à lui‑même, et comme égaré dans ce recoin de  l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il  deviendra en mourant ; j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté  endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître  où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment  on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes  auprès de moi de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits  que moi, et ils me disent que non. Et sur cela ces misérables égarés ayant  regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants s'y sont donnés, et  s'y sont attachés. Pour moi je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la  société de ces personnes semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes  comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient pas à mourir : je [62] mourrai seul :  il faut donc faire comme si j'étais seul : or si j'étais seul, je ne bâtirais  pas des maisons, je ne m'embarrasserais point dans des occupations tumultuaires,  je ne chercherais l'estime de personne, mais je tâcherais seulement de découvrir  la vérité.

Ainsi considérant combien il y a d'apparences qu'il y a autre chose que ce  que je vois, j'ai recherché si ce Dieu dont tout le monde parle n'aurait point  laissé quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout  qu'obscurité. La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et  d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une divinité, je me  déterminerais à n'en rien croire. Si je voyais partout les marques d'un  Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier, et trop  peu pour m'assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent  fois que si un Dieu soutient la nature, elle le marquât sans équivoque, et que  si les marques qu'elle en donne son trompeuses elle [63] les supprimât tout à  fait ; qu'elle dît tout, ou rien ; afin que je visse quel parti je dois suivre.  Au lieu qu'un l'état où je suis, ignorant ce que je suis, et ce que je dois  faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier  à connaître où est le vrai bien pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour  cela.

Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde, et dans  tous les temps. Mais elles n'ont ni morale qui me puisse plaire, ni preuves  capables de m'arrêter. Et ainsi j'aurais refusé également la Religion de  Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des  Égyptiens, par cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de  vérité que l'autre, ni rien qui détermine, la raison ne peut pencher plutôt vers  l'une que vers l'autre.

Mais en considérant ainsi cette inconstante et bizarre variété de moeurs et  de créances dans les divers temps, je trouve en une petite partie du [64] monde  un peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre, et dont les  histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons. Je  trouve donc ce peuple grand et nombreux, qui adore un seul Dieu, et qui se  conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont  les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous les hommes  sont corrompus et dans la disgrâce de Dieu ; qu'ils sont tous abandonnés à leur  sens et à leur propre esprit ; et que de là viennent les étranges égarements, et  les changements continuels qui arrivent entre eux, et de Religion, et de coutume  ; au lieu qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduite : mais que Dieu ne  laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres ; qu'ils sont au  monde pour l'annoncer ; qu'il sont formés exprès pour être les hérauts de ce  grand avènement, et pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente  de ce libérateur.

La rencontre de ce peuple m'étonne, [65] et me semble digne d'une extrême  attention par quantité de choses admirables et singulières qui y paraissent.


C'est un peuple tout composé de frères ; et au lieu que tous les autres sont  formés de l'assemblage d'une infinité de familles, celui‑ci, quoique si  étrangement abondant, est tout sorti d'un seul homme ; et étant ainsi une même  chair et membres les uns des autres, ils composent une puissance extrême d'une  seule famille. Cela est unique.

Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connaissance des hommes ; ce  qui me semble lui devoir attirer une vénération particulière, et principalement  dans la recherche que nous faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps  communiqué aux hommes, c'est à ceux‑ci qu'il faut recourir pour en savoir la  tradition.

Ce peuple n'est pas seulement considérable par son antiquité, mais il est  encore singulier en sa durée, qui a toujours continué depuis son origine jusqu'à  maintenant ; car au lieu [66] que les peuples de Grèce, d'Italie, de Lacédémone,  d'Athènes, de Rome, et les autres qui sont venus si longtemps après ont fini il  y a longtemps, ceux‑ci subsistent toujours et malgré les entreprises de tant de  puisants Rois qui ont cent fois essayé de les faire périr, comme les historiens  le témoignent, et comme il est aisé de le juger par l'ordre naturel des choses,  pendant un si long espace d'années, ils se sont toujours conservés ; et  s'étendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme  dans sa durée celle de toute notre histoire.

La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne  loi du monde, la plus parfaite, et la seule qui ait toujours été gardée sans  interruption dans un État. C'est ce que Philon Juif montre en divers lieux, et  Josèphe admirablement contre Appion, où il fait voir qu'elle est si ancienne,  que le nom même de loi n'a été connu des plus anciens que plus de mille ans  après ; en sorte qu'Homère qui a parlé [67] de tant de peuples ne s'en est  jamais servi. Et il est aisé de juger de la perfection de cette loi par sa  simple lecture, où l'on voit qu'on y a pourvu à toutes choses avec tant de  sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens Législateurs  Grecs et Romains en ayant quelque lumière en ont emprunté leurs principales lois  ; ce qui paraît par celles qu'ils appellent des douze tables, et par les autres  preuves que Josèphe en donne.

Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de  toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir à mille observations  particulières et pénibles sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose  étonnante qu'elle se soit toujours conservée durant tant de siècles parmi un  peuple rebelle et impatient comme celui‑ci ; pendant que tous les autres États  ont changé de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles à  observer;

[§] Ce peuple est encore admirable en sincérité. Ils gardent avec amour et  fidélité le livre où Moïse [68] déclare qu'ils ont toujours été ingrats envers  Dieu, et qu'il sait qu'ils le seront encore plus après sa mort ; mais qu'il  appelle le ciel et la terre à témoins contre eux qu'il le leur a assez dit :  qu'enfin Dieu s'irritant contre eux les dispersera par tous les peuples de la  terre : que comme ils l'ont irrité en adorant des Dieux qui n'étaient point leur  leurs Dieux, il les irritera en appelant un peuple qui n'était point son peuple.


[§] Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la vérité du livre qui  contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que  fait un particulier, et qu'il jette parmi le peuple, et un livre qui fait lui‑  même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le  peuple.

[§] C'est un livre fait par des auteurs contemporains. Toute histoire qui  n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sibylles et de  Trismegiste, et tant d'autres qui ont eu crédit au monde, et se trouvent faux  dans la suite des temps. [69] Mais il n'en est pas de même des auteurs  contemporainsŠ

IX.

Injustice, et corruption de l'homme.

L'HOMME est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son  mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut ; et l'ordre de la pensée  est de commencer par soi, par son auteur, et sa fin. Cependant à quoi pense‑t‑on  dans le monde . Jamais à cela ; mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir  de la réputation, à se faire Roi, sans penser à ce que c'est que d'être Roi, et  d'être homme.

[§] La pensée de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il fallait  qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable. Mais elle en a de tels que  rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse  par ses défauts !

[§] S'il y a un Dieu il ne faut aimer [70] que lui, et non les créatures. Le  raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fondé que sur ce  qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, disent‑ils, jouissons  donc des créatures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu ils eussent  conclu tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne  jouissons donc pas des créatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à  la créature est mauvais ; puisque cela nous empêche ou de servir Dieu si nous le  connaissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de  concupiscence. Donc nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr  nous‑mêmes, et tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.

[§] Quand nous voulons penser à Dieu, combien sentons nous de choses qui nous  en détournent, et qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais et  même né avec nous.


[§] Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il [71]  est injuste que nous le voulions. si nous naissions raisonnables, et avec  quelque connaissance de nous‑mêmes et des autres, nous n'aurions point cette  inclination. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend à soi. Cela est contre  tout ordre. Il faut tendre au général. Et la pente vers soi est le commencement  de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.

[§] Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du  corps, les communautés elles‑mêmes doivent tendre à un autre corps plus général.

[§] Quiconque ne hait point en soi cet amour propre, et cet instinct qui le  porte à se mettre au dessus de tout, est bien aveugle ; puisque rien n'est si  opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela ; et  il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose.  C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous  défaire, et dont il faut nous défaire.

Cependant nulle autre Religion que la Chrétienne n'a remarqué que ce fût un  péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni  n'a pensé à nous en donner les remèdes.

[§] Il y a une guerre intestine dans l'homme entre la raison et les passions.  Il pourrait jouir de quelque paix s'il n'avait que la raison sans passions, ou  s'il n'avait que les passions sans raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne  peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en  guerre avec l'autre. Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui‑même.

[§] Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce  qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu.  Tous les hommes presque sont dans l'un ou l'autre de ces deux aveuglements.

[73]

X.

Juifs.

DIEU voulant faire paraître qu'il pouvait former un peuple saint d'une  sainteté invisible, et le remplir d'une gloire éternelle, a fait dans les biens  de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce ; afin qu'on jugeât  qu'il pouvait faire es choses invisibles, puisqu'il faisait bien les visibles.

Il a donc sauvé son peuple du déluge en la personne de Noé, il l'a fait  naître d'Abraham, il l'a racheté d'entre ses ennemis, et l'a mis dans le repos.


L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un  peuple d'Abraham simplement pour l'introduire dans une terre abondante. Mais  comme la nature est une image de la grâce, aussi ces miracles visibles sont les  images des invisibles qu'il voulait faire.

[§] Une autre raison pour laquelle [74] il a formé le peuple Juif, c'est  qu'ayant dessein de priver les siens des biens charnels et périssables, il  voulait montrer par tant de miracles, que ce n'était pas par impuissance.

[§] Ce peuple était plongé dans ces pensées terrestres ; que Dieu aimait leur  père Abraham, sa chair, et ce qui en sortirait ; et que c'était pour cela qu'il  les avait multipliés, et distingués de tous les autres peuples, sans souffrir  qu'ils s'y mêlassent, qu'il les avait retirés de l'Égypte avec tous ces grands  signes qu'il fit en leur faveur ; qu'il les avait nourris de la manne dans le  désert, qu'il les avait menés dans une terre heureuse et abondante ; qu'il leur  avait donné des Rois, et un temple bien bâti, pour y offrir des bêtes, et pour y  être purifiés par l'effusion de leur sang ; et qu'il leur devait enfin envoyer  le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde.

[§] Les Juifs étaient accoutumés aux grands et éclatants miracles ; et  n'ayant regardé les grands coups de la mer rouge et la terre de Chanaan [75] que  comme un abrégé des grandes choses de leur Messie, ils attendaient de lui encore  des choses plus éclatantes, et dont tout ce qu'avait fait Moïse ne fût que  l'échantillon.

[§] Ayant donc vieilli dans ces erreurs charnelles, JÉSUS‑CHRIST est venu  dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu ; et ainsi ils n'ont pas  pensé que ce fût lui. Après sa mort Saint Paul est venu apprendre aux hommes que  toutes ces choses étaient arrivées en figure ; que le Royaume de Dieu n'était  pas dans la chair, mais dans l'esprit ; que les ennemis des hommes n'étaient pas  les Babyloniens, mais leurs passions ; que Dieu ne se plaisait pas aux temples  faits de la main des hommes, mais en un coeur pur et humilié ; que la  circoncision du corps était inutile, mais qu'il fallait celle du coeur, etc.

[§] Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en était  indigne, et ayant voulu néanmoins les prédire afin qu'elles fussent crues, en  avait prédit le temps [76] clairement, et les avait même quelquefois exprimées  clairement, mais ordinairement en figures ; afin que ceux qui aimaient les  choses a figurantes s'y arrêtassent, et que ceux qui aimaient les b figurées,  les y vissent. C'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peuples se sont  partagés : les spirituels l'ont reçu ; et les charnels qui l'on rejeté, sont  demeurés pour lui servir de témoins.

<EN : marge>a C'est‑à‑dire les choses charnelles qui servaient de figures. b  C'est‑à‑dire les vérités spirituelles figurées par les choses charnelles.


[§] Les Juifs charnels n'entendaient ni la grandeur ni l'abaissement du  Messie prédit dans leurs prophéties. Ils l'ont méconnu dans sa grandeur, comme  quant il est dit, que le Messie sera Seigneur de David quoique son fils, qu'il  est devant Abraham, et qu'il l'a vu. Ils ne le croyaient pas si grand qu'il fût  de toute éternité. Et ils l'ont méconnu de même dans son abaissement et dans sa  mort. Le messie, disaient‑ils, demeure éternellement, et celui‑ci dit qu'il  mourra. Ils ne le croyaient donc ni mortel ni éternel : ils ne cherchaient en  lui qu'une grandeur charnelle. [77]

[§] Ils ont tant aimé les choses figurantes, et les ont si uniquement  attendues, qu'ils ont méconnu la réalité quand elle est venue dans le temps et  en la manière prédite.

[§] Ceux qui ont peine à croire en cherchent un sujet en ce que les Juifs ne  croient pas. Si cela était si clair, dit‑on, pourquoi ne croyaient‑ils pas ?  Mais c'est leur refus même qui est le fondement de notre créance. Nous y serions  bien moins disposés s'ils étaient des nôtres. Nous aurions alors un bien plus  ample prétexte d'incrédulité, et de défiance. Cela est admirable de voir les  Juifs grands amateurs des choses prédites, et grands ennemis de  l'accomplissement, et que cette aversion même ait été prédite.

[§] Il fallait que pour donner foi au Messie, il y eût des prophéties  précédentes, et qu'elles fussent portées par des gens non suspects, et d'une  diligence, d'une fidélité, et d'un zèle extraordinaire, et connu de toute le  terre.

Pour faire réussir tout cela, Dieu a [78] choisi ce peuple charnel, auquel il  a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur, et  dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait ; et ainsi il a eu une  ardeur extraordinaire pour ses Prophètes, et a porté à la vue de tout le monde  ces livres où le Messie est prédit, assurant toutes les nations qu'il devait  venir, et en la manière prédite dans leurs livres qu'ils tenaient ouverts à tout  le monde. Mais étant déçus par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie, ils  ont été ses plus grands ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins  suspect de nous favoriser, qui fait pour nous, et qui par le zèle qu'il a pour  sa loi et pour ses Prophètes porte et conserve avec une exactitude incorruptible  et sa condamnation et nos preuves.

[§] Ceux qui ont rejeté et crucifié JÉSUS‑CHRIST qui leur a été en scandale,  sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui, et qui disent qu'il sera  rejeté et en scandale. Ainsi ils ont marqué que c'était [79] lui en le refusant  : et il a été également prouvé et par les Juifs justes qui l'ont reçu, et par  les injustes qui l'ont rejeté, l'un et l'autre ayant été prédit.


[§] C'est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel dont  ce peuple était ennemi sous le charnel qu'il aimait. Si le sens spirituel eût  été découvert, ils n'étaient pas capables de l'aimer ; et ne pouvant le porter  ils n'eussent pas eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs  cérémonies. Et s'ils avaient aimé ces promesses spirituelles, et qu'ils les  eussent conservées incorrompues jusques au Messie, leur témoignage n'eût pas eu  de force, puis qu'ils en eussent été amis. Voilà pourquoi il était bon que le  sens spirituel fût couvert. Mais d'un autre côté si ce sens eût été tellement  caché qu'il n'eût point du tout paru, il n'eût pu servir de preuve au Messie.  Qu'a‑t‑il donc été fait ? Ce sens a été couvert sous le temporel dans la foule  des passages, et a été découvert clairement en quelques‑uns. [80] Outre que le  temps et l'état du monde ont été prédits si clairement que le Soleil n'est pas  plus clair. Et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques  endroits, qu'il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans  l'esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître.

Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens spirituel est couvert  d'un autre en une infinité d'endroits, et découvert en quelques uns, rarement à  la vérité : mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont  équivoques, et peuvent convenir aux deux ; au lieu que les lieux où il est  découvert sont univoques, et ne peuvent convenir qu'au sens spirituel.

De sorte que cela ne pouvait induire en erreur, et qu'il n'y avait qu'un  peuple aussi charnel que celui‑là qui s'y pût méprendre.

Car quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d'entendre  les véritables bien, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens au [81] biens  de la terre ? Mais ceux qui n'avaient de biens qu'en Dieu, les rapportaient  uniquement à Dieu. Car il y a deux principes qui partagent les volontés des  hommes, la cupidité, et la charité. Ce n'est pas que la cupidité ne puisse  demeurer avec la foi, et que la charité ne subsiste avec les biens de la terre.  Mais la cupidité use de Dieu, et jouit du monde, et la charité au contraire use  du monde et jouit de Dieu.

Or la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses. Tout ce qui nous  empêche d'y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures quoique bonnes sont  ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est  l'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.

Ainsi le mot d'ennemi dépendant de la dernière fin, les justes entendaient  par là leurs passions, et les charnels entendaient les Babyloniens, de sorte que  ces termes n'étaient obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit Isaïe  (8. 16.) : Signa legem in discipulis meis ; et que JÉSUS‑ CHRIST [82] sera  pierre de scandale (8. 14.) ; mais bienheureux ceux qui ne seront point  scandalisés en lui (Matth. 1. 6.). Ozée le dit aussi parfaitement (14. 10.) : Où  est le sage ; et il entendra ce que je dis ? car les voies de Dieu sont droites  ; les justes y marcheront, mais les méchants y trébucheront.

Et cependant ce Testament fait de telle sorte qu'en éclairant les uns il  aveugle les autres, marquait en ceux‑mêmes qu'il aveuglait, la vérité qui devait  être connue des autres. Car les biens visibles qu'ils recevaient de Dieu étaient  si grands et si divins, qu'ils paraissait bien qu'il avait le pouvoir de leur  donner les invisibles et un Messie.


[§] Le temps du premier avènement de JÉSUS‑CHRIST est prédit ; le temps du  second ne l'est point ; parce que le premier devait être caché ; au lieu que le  second doit être éclatant et tellement manifeste que ses ennemis même le  reconnaîtront. Mais comme dans son premier avènement, il ne devait venir  qu'obscurément, et pour être connu seulement de ceux qui fonderaient les  Écritures, Dieu [83] avait tellement disposé les choses, que tout servait à la  faire reconnaître. Les Juifs le prouvaient en le recevant ; car ils étaient les  dépositaires des prophéties : et ils le prouvaient aussi en ne le recevant point  ; parce qu'en cela ils accomplissaient les prophéties.

[§] Les Juifs avaient des miracles, des prophéties qu'ils voyaient accomplir,  et la doctrine de leur loi étaient de n'adorer et de n'aimer qu'un Dieu ; elle  était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie  Religion ; Aussi l'était elle. Mais il faut distinguer la doctrine des Juifs,  d'avec la doctrine de la loi des Juifs. Or la doctrine des Juifs n'était pas  vraie, quoiqu'elle eût les miracles, les prophéties, et la perpétuité ; parce  qu'elle n'avait pas cet autre point de n'adorer et n'aimer que Dieu.

La Religion Juive doit donc être regardée différemment dans la tradition de  leurs Saints, et dans la tradition du peuple. La morale et la félicité en sont  ridicules dans la tradition [84] du peuple ; mais elle est incomparable dans  celle de leurs Saints. Le fondement en est admirable. C'est le plus ancien livre  du monde et le plus authentique. Et au lieu que Mahomet pour faire subsister le  sien a défendu de le lire, Moïse pour faire subsister le sien a ordonné à tout  le monde de le lire.

[§] La Religion Juive est toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans  sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses  effets, etc.

Elle a été formée sur la ressemblance de la vérité du Messie ; et la vérité  du Messie a été reconnue par la Religion des Juifs qui en était la figure.

Parmi les Juifs la vérité n'était qu'en figure. Dans le ciel elle est  découverte. Dans l'Église elle est couverte, et reconnue par le rapport à la  figure. La figure a été faite sur la vérité, et la vérité a été reconnue sur la  figure.

[§] Qui jugera de la Religion des Juifs par les grossiers la connaîtra [85]  mal. Elle est visible dans les saints livres, et dans la tradition des  Prophètes, qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient pas la loi à la lettre.  Ainsi notre Religion est divine dans l'Évangile, les Apôtres, et la tradition ;  mais elle est tout défigurée dans ceux qui la traitent mal.

[§] Les Juifs étaient de deux sortes. Les uns n'avaient que les affections  païennes ; les autres avaient les affections Chrétiennes.


[§] Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand Prince temporel.  Selon les Chrétiens charnels, il est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous  donner des Sacrements qui opèrent tout sans nous. ni l'un ni l'autre n'est la  Religion Chrétienne ni Juive.

[§] Les vrais Juifs et les vrais Chrétiens ont reconnu un Messie qui les  ferait aimer Dieu, et par cet amour triompher de leurs ennemis.

[§] Le voile qui est sur les livres de l'Écriture pour les Juifs, y est aussi  pour les mauvais Chrétiens, et pour tous ceux qui ne se haïssent pas [86] eux‑  mêmes. Mais qu'on est bien disposé à les entendre, et à connaître JÉSUS‑ CHRIST  quand on se hait véritablement soi‑même !

[§] Les Juifs charnels tiennent milieu entre les Chrétiens et les Païens. Les  Païens ne connaissent point Dieu, et n'aiment que la terre. Les Juifs  connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre. Les Chrétiens connaissent le  vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les Juifs et les Païens aiment les mêmes  biens. Les Juifs et les Chrétiens connaissent le même Dieu.

[§] C'est visiblement un peuple fait exprès pour servir de témoins au Messie.  Il porte les livres, et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est  prédit ; car il est dit que les jugements de Dieu leur sont confiés, mais comme  un livre scellé.

[§] Tandis que les Prophètes ont été pour maintenir la loi, le peuple a été  négligent. Mais depuis qu'il n'y a plus eu de Prophètes, le zèle a succédé : ce  qui est une providence admirable.

[86]

XI.

Moïse.

LA création du monde commençant à s'éloigner, Dieu a pourvu d'un historien  contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre ; afin que  cette histoire fût la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent  apprendre une chose si nécessaire à savoir, et qu'on ne peut savoir que par‑là.


[§] Moïse était habile homme. Cela est clair. Donc s'il eût eu dessein de  tromper, il l'eût fait en sorte qu'on ne l'eût pu convaincre de tromperie. Il a  fait tout le contraire ; car s'il eût débité des fables, il n'y eût point eu de  Juif qui n'en eût pu reconnaître l'imposture.

Pourquoi, par exemple, a‑t‑il fait la vie des premiers hommes si longues, et  si peu de génération ? Il eût pu se cacher dans une multitude de générations ;  mais il ne le pouvait en si [88] peu ; car ce n'est pas le nombre des années,  mais la multitude des générations qui rend les choses les plus mémorables qui se  soient jamais imaginées, savoir la création, et le déluge, si proche qu'on y  touche, par le peu qu'il fait de générations. De sorte qu'au temps où il  écrivait ces choses, la mémoire en devait encore être toute récente dans  l'esprit de tous les Juifs.

[§] Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu au moins Abraham, et Abraham a  vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et la création sont  vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l'entendent bien.

[§] La longueur de la vie des Patriarche, au lieu de faire que les histoires  passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que  l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans l'histoire de ses ancêtres, c'est  qu'on n'a jamais guère vécu avec eux, et qu'il sont morts [89] souvent devant  que l'on eût atteint l'âge de raison. Mais lorsque les hommes vivaient si  longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères, et ainsi ils les  entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent‑ils entretenus sinon de  l'histoire de leurs ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle là,  et qu'il n'avaient ni les sciences, ni les arts qui occupent une grande partie  des discours de la vie ? Aussi l'on voit qu'en ce temps là, les peuples avaient  un soin particulier de conserver leurs généalogies.

XII.

Figures.

IL y a des figures claires et des démonstratives ; mais il y en a d'autres  qui semblent moins naturelles, et qui ne prouvent qu'à ceux qui sont persuadés  d'ailleurs. Ces figures là seraient semblables à celles de ceux qui fondent des  prophéties sur l'Apocalypse qu'ils expliquent à leur [90] fantaisie. Mais la  différence qu'il y a, c'est qu'ils n'en ont point d'indubitables qui les  appuient. Tellement qu'il n'y a rien de si injuste, que quand ils prétendent que  les leurs sont aussi bien fondées que quelques unes des nôtres ; car ils n'en  ont pas de démonstratives comme nous en avons. La partie n'est donc pas égale.  Il ne faut pas égaler et confondre ces choses parce qu'elles semblent être  semblables par un bout, étant si différentes par l'autre.

[§] JÉSUS‑CHRIST figuré par Joseph bien aimé de son père, envoyé du père pour  voir ses frères, est l'innocent vendu par ses frères vingt deniers, et par là  devenu leur Seigneur, leur Sauveur, et le Sauveur des étrangers, et le Sauveur  du monde ; ce qui n'eût point été sans le dessein de le perdre, sans la vente et  la réprobation qu'ils en firent.


[§] Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels ; JÉSUS‑CHRIST sur  la croix entre deux larrons. Joseph prédit le salut à l'un et la mort à l'autre  sur les mêmes apparences ; [91] JÉSUS‑CHRIST sauve l'un et laisse l'autre après  les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire ; JÉSUS‑CHRIST fait. Joseph demande  à celui qui sera sauvé qu'il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire  ; et celui que JÉSUS‑CHRIST sauve lui demande qu'il se souvienne de lui quand il  sera en son Royaume.

[§] La Synagogue ne périssait point, parce qu'elle était la figure de  l'Église ; mais parce qu'elle n'était que la figure, elle est tombée dans la  servitude. La figure a subsisté jusqu'à la vérité ; afin que l'Église fût  toujours visible, ou dans la peinture qui la promettait, ou dans l'effet.

XIII.

Que la Loi était figurative.

POUR prouver tout d'un coup les deux Testaments, il ne faut que voir si les  prophéties de l'un sont accomplies en l'autre.

[§] Pour examiner les prophéties il [92] faut les entendre. Car si l'on croit  qu'elle n'ont qu'un sens, il est sûr que le Messie ne sera point venu. Mais si  elle sont deux sens, il est sûr qu'il sera venu en JÉSUS‑CHRIST.

Toute la question est donc de savoir si elle sont deux sens ; si elles sont  figures ou réalités ; c'est‑à‑dire, s'il y faut chercher quelque autre chose que  ce qui paraît d'abord, ou s'il faut s'arrêter uniquement à ce premier sens  qu'elles présentent.

Si la loi et les sacrifices sont la vérité, il faut qu'ils plaisent à Dieu et  qu'ils ne lui déplaisent point. S'ils sont figures, il faut qu'ils plaisent, et  déplaisent.

Or dans toute l'Écriture ils plaisent, et déplaisent. Donc ils sont figures.

[§] Il est dit que la loi sera changée ; que le sacrifice sera changé ;  qu'ils seront sans Rois, sans Princes, et sans sacrifices ; qu'il sera fait une  nouvelle alliance ; que la loi sera renouvelée ; que les préceptes qu'ils ont  reçus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu [93]  n'en a point demandé.


Il est dit au contraire que la loi durera éternellement ; que cette alliance  sera éternelle ; que le sacrifice sera éternel ; que le sceptre ne sortira  jamais d'avec eux, puis qu'il n'en doit point sortir que le Roi éternel  n'arrive. Tous ces passages marquent‑ils que ce soit réalité ? Non. Marquent ils  aussi que ce soit figure ? Non : mais que c'est réalité ou figure. Mais les  premiers excluants la réalité marquent que ce n'est que figure.

Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la réalité : tous peuvent  être dits de la figure : donc ils ne sont pas dits de la réalité, mais de la  figure.

[§] Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figures, il faut  voir si les Prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur  pensée, en sorte qu'ils ne vissent que cette ancienne alliance ; où s'ils y  voyaient quelque autre chose dont elles fussent la peinture ; car dans un  portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu'examiner ce qu'ils  disent.

Quand ils disent qu'elle sera éternelle, entendent‑ils parler de l'alliance  de laquelle ils disent qu'elle sera changée ? et de même des sacrifices, etc.

[§] Les Prophètes ont dit clairement qu'Israël serait toujours aimé de Dieu,  et que la loi serait éternellement ; et ils ont dit que l'on n'entendrait point  leur sens, et qu'ils était voilé.

[§] Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre importante où l'on  trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins que le sens en est voilé et  obscurci : qu'il est caché en sorte qu'on verra cette lettre, sans la voir, et  qu'on l'entendra sans l'entendre ; que doit on en penser sinon que c'est un  chiffre a double sens ; et d'autant plus qu'on y trouve des contrariétés  manifestes dans le sens littéral ? Combien doit‑on donc estimer ceux qui nous  découvrent le chiffre, et qui nous apprennent à connaître le sens caché, et  principalement quand les principes qu'ils en prennent sont tout à fait naturels  et clairs ? C'est ce qu'a [95] fait JÉSUS‑CHRIST et les Apôtres. Ils ont levé le  sceau, ils ont rompu le voile, et découvert l'esprit. Ils nous ont appris pour  cela que les ennemis de l'homme sont ses passions ; que le Rédempteur serait  spirituel ; qu'il y aurait deux avènements, l'un de misère, pour abaisser  l'homme superbe, l'autre de gloire, pour élever l'homme humilié ; que  JÉSUS‑CHRIST sera Dieu et homme.

[§] JÉSUS‑CHRIST n'a fait autre chose qu'apprendre aux hommes qu'ils  s'aimaient eux‑mêmes, et qu'ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux,  et pécheurs ; qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât, béatifiât, et guérît ;  que cela se ferait en se haïssant soi‑même, et en le suivant par la misère et la  mort de la croix.

[§] La lettre tue : tout arrivait en figures : il fallait que le Christ  souffrit : un Dieu humilié : circoncision du coeur : vrai jeûne : vrai sacrifice  : vrai temple : double loi : double table de la loi : double temple : double  captivité : voilà le chiffre qu'il nous a donné. [96]


Il nous a appris enfin que toutes ces choses n'étaient que figures, et ce que  c'est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du Ciel,  etc.

[§] Dans ces promesses là chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son coeur,  les biens temporels, ou les biens spirituels ; Dieu, ou les créatures ; mais  avec cette différence, que ceux qui y cherchent les créatures, les y trouvent,  mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec ordre de  n'adorer que Dieu, et de n'aimer que lui : au lieu que ceux qui y cherchent  Dieu, le trouvent, et sans aucune contradiction, et avec commandement de n'aimer  que lui.

[§] Les sources des contrariétés de l'Écriture sont un Dieu humilié jusqu'à  la mort de la croix, un Messie triomphant de la mort par sa mort, deux natures  en JÉSUS‑CHRIST, deux avènements, deux états de la nature de l'homme.

[§] Comme on ne peut bien faire le caractère d'une personne qu'en [97]  accordant toutes les contrariétés, et qu'il ne suffit pas de suivre une suite de  qualités accordante, sans concilier les contraires ; aussi pour entendre le sens  d'un auteur, il faut accorder tous les passages contraires.

Ainsi pour entendre l'Écriture, il faut avoir un sens dans lequel tous les  passages contraires s'accordent. Il ne suffit pas d'en avoir un qui convienne à  plusieurs passages accordants ; mais il faut en avoir un qui concilie les  passages même contraires.

Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s'accordent, ou il  n'a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l'Écriture, ni des  Prophètes. Ils avaient effectivement trop de bon sens. Il faut donc en chercher  un qui accorde toutes les contrariétés.

Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs. Mais en JÉSUS‑CHRIST toutes  les contradictions sont accordées.

Les Juifs ne sauraient accorder la cassation de la Royauté et Principauté  prédite par Ozée avec la prophétie de Jacob. [98]

Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume pour réalités, on ne peut  accorder tous les passages d'un même auteur, ni d'un même livre, ni quelque fois  d'un même chapitre. Ce qui marque assez quel était le sens de l'auteur.

[§] Il n'était point permis de sacrifier hors de Jérusalem, qui était le lieu  que le Seigneur avait choisi, ni même de manger ailleurs les décimes.


[§] Ozée a prédit qu'ils seraient sans Roi, sans Prince, sans sacrifice, et  sans Idoles. Ce qui est accompli aujourd'hui, ne pouvant faire de sacrifice  légitime hors de Jérusalem.

[§] Quand la parole de Dieu qui est véritable, est fausse littéralement, elle  est vraie spirituellement. Sede à dextris meis. Cela est faux littéralement dit,  cela est vrai, spirituellement. En ces expressions il est parlé de Dieu à la  manière des hommes ; et cela ne signifie autre chose sinon que l'intention que  les hommes ont en faisant asseoir à leur droit, Dieu l'aura [99] aussi. C'est  donc une marque de l'intention de Dieu, et non de sa manière de l'exécuter.

Ainsi quand il est dit : Dieu a reçu l'odeur de vos parfums, et vous donnera  en récompense une terre fertile et abondante ; c'est‑à‑dire, que la même  intention qu'aurait un homme qui agréant vos parfums vous donnerait en  récompense une terre abondante, Dieu l'aura pour vous, parce que vous avez eu  pour lui, la même intention qu'un homme a pour celui à qui il donne des parfums.

[§] L'unique objet de l'Écriture est la charité. Tout ce qui ne va point à  l'unique but en est la figure ; car puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y  va point en mots propres est figure.

Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité, pour satisfaire notre  faiblesse qui recherche la diversité, par cette diversité qui nous mène toujours  à notre unique nécessaire. Car une seul chose est nécessaire, et nous aimons la  diversité, et [100] Dieu satisfait à l'un et à l'autre par ces diversités qui  mènent à ce seul nécessaire.

[§] Les Rabbins prennent pour figures les mamelles de l'Épouse, et tout ce  qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont de biens temporels.

[§] Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi de l'homme que  la concupiscence qui le détourne de Dieu, ni d'autre bien que Dieu, et non pas  une terre fertile. Ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et  le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens ; qu'ils sen saoulent, et  qu'ils y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur coeur, qui n'ont de  déplaisir que d'être privés de sa vue, qui n'ont de désir que pour le posséder,  et d'ennemis que ceux qui les en détournent, qu'ils s'affligent de se voir  environnés et dominés de tels ennemis ; qu'ils se consolent ; il y a un  libérateur pour eux ; il y a un Dieu pour eux. Un Messie a été promis pour  délivrer des ennemis ; et il en est venu un pour [101] délivrer des iniquités,  mais non pas des ennemis.


[§] Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on  peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens, et alors je ne saurais  montrer que la prophétie soit accomplie. Mais ont peut bien croire aussi que ce  sera des iniquités. Car dans la vérité les Égyptiens ne sont pas des ennemis,  mais les iniquités le sont. Ce sont mot d'ennemis est donc équivoque.

Mais s'il dit à l'homme, comme il fait qu'il délivrera son peuple de ses  péchés, aussi bien qu'Isaïe et les autres, l'équivoque est ôtée, et le sens  double des ennemis réduit au sens simple d'iniquités ; car s'il avait dans  l'esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter par ennemis ; mais s'il pensait  aux ennemis, il ne les pouvait pas désigner par iniquités.

Or Moïse, David et Isaïe usaient des mêmes termes. Qui dira donc qu'ils  n'avaient pas même sens, et que le sens de David est manifestement d'iniquités  lorsqu'il [102] parlait d'ennemis, ne fût pas le même que celui de Moïse en  parlant d'ennemis ?

Daniel chap. 9. prie pour la délivrance du peuple de la captivité de leurs  ennemis ; mais il pensait aux péchés ; et pour le montrer il dit, que Gabriel  lui vint dire qu'il était exaucé, et qu'il n'y avait que septante semaines à  attendre, après quoi le peuple serait délivré d'iniquité, le Saint des Saints  amènerait la justice éternelle, non la légale, mais l'éternelle.

Dés qu'une fois on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas voir.  Qu'on lise l'ancien Testament en cette vue, et qu'on voie si les sacrifices  étaient vrais, si la parenté d'Abraham était la vraie cause de l'amitié de Dieu,  si la terre promise était le véritable lieu du repos. Non. Donc c'étaient des  figures. Qu'on voie de même toutes les cérémonies ordonnées, et tous les  commandements qui ne sont pas de la charité ; on verra que ce sont les figures.

[103] XIV.

Jésus‑Christ.

LA distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus  infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans  les recherches de l'esprit.

La grandeur des gens d'esprit est invisible aux riches, aux Rois, aux  conquérants, et à tous ces grands de chair.

La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels, et  aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de différents genres.


Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs  victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n'ont nuls rapport  avec celles qu'ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux mais c'est  assez.

Les Saints ont leur empire, leur [104] éclat, leurs victoires, et n'ont nul  besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre,  et qui n'ajoutent ni n'ôtent à la grandeur qu'ils désirent. Ils sont vus de Dieu  et des Anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

Archimède sans aucun éclat de naissance serait en même vénération. Il n'a pas  donné des batailles, mais il a laissé à tout l'univers des inventions  admirables. O qu'il est grand et éclatant aux yeux de l'esprit !

JÉSUS‑CHRIST sans bien et sans aucune production de science au dehors, est  dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions ; il n'a point régné  ; mais il a ét humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux démons, sans  aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe, et en une prodigieuse  magnificence aux yeux du coeur, et qui voient la sagesse !

Il eût été inutile à Archimède de faire le Prince dans ses livres de  Géométrie, quoiqu'il le fût.

[105] Il eût été inutile à notre Seigneur JÉSUS‑CHRIST pour éclater dans son  règne de sainteté de venir en Roi. Mais qu'il est bien venu avec l'éclat de son  ordre !

Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de JÉSUS‑CHRIST, comme si  cette bassesse était du même ordre que la grandeur qu'il venait faire paraître.  Qu'on considère cette grandeur là dans sa vie, dans sa passion, dans son  obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur fuite, dans sa  secrète résurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu'on n'aura pas  sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas.

Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme  s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'admirent que les  spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la  sagesse.

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre, et les Royaumes ne  valent pas le moindre des esprits ; [106] car il connaît tout cela, et soi‑même  ; et le corps rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes  leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ; car elle est  d'un ordre infiniment plus élevé.


De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est  impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps et tous les esprits ensemble ne  sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d'un  autre ordre tout surnaturel.

[§] JÉSUS‑CHRIST a été dans une obscurité (selon ce que le monde appelle  obscurité) telle que les historiens qui n'écrivent que les choses importantes  l'ont à peine aperçu.

[§] Quel homme eut jamais plus d'éclat que JÉSUS‑CHRIST ? Le peuple Juif tout  entier le prédit avant sa venue. Le peuple Gentil l'adore après qu'il est venu.  Les deux peuples Gentil et Juif le regardent comme leur centre. Et cependant  quel homme jouit jamais moins de tout [107] cet éclat ? De trente trois ans il  en vit trente sans paraître. Dans les trois autres il passe pour imposteur ; les  Prêtres et les principaux de sa nation le rejettent ; ses amis et ses proches le  méprisent. Enfin il meurt d'une mort honteuse, trahi par un des siens, renié par  l'autre, et abandonné de tous.

Quelle part a‑t‑il donc à cet éclat ? Jamais homme n'a eu tant d'éclat :  jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout cet éclat n'a servi qu'à nous, pour  nous le rendre reconnaissable : et il n'en a rien eu pour lui.

[§] JÉSUS‑CHRIST parle des plus grandes choses si simplement, qu'il semble  qu'il n'y a pas pensé ; et si nettement néanmoins, qu'on voit bien ce qu'il en  pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable.

[§] Qui a appris aux Évangélistes les qualités d'une âme véritablement  héroïque pour la peindre si parfaitement en JÉSUS‑CHRIST ? Pourquoi le font‑ils  faible dans son agonie ? Ne savent‑ils pas peindre une mort constante ? Oui sans  doute ; [108] car le même Saint Luc peint celle de Saint Étienne plus forte que  celle de JÉSUS‑CHRIST. Ils le font donc capable de crainte avant que la  nécessité de mourir soit arrivé, et en suite tout fort. Mais quand ils le font  troublé, c'est quand il se trouble lui‑même ; et quand les hommes le troublent,  il est tout fort.

[§] L'Évangile ne parle de la virginité de la Vierge que jusqu'à la naissance  de JÉSUS‑CHRIST : tout par rapport à JÉSUS‑CHRIST.

[§] Les deux Testaments regardent JÉSUS‑CHRIST, l'ancien comme son attente,  le nouveau comme son modèle ; tous deux comme leur centre.

[§] Les Prophètes ont prédit, et n'ont pas été prédits. Les Saints ensuite  sont prédits, mais non prédisants. JÉSUS‑CHRIST est prédit et prédisant.

[§] JÉSUS‑CHRIST pour tous, Moïse pour un peuple.


Les Juifs bénis en Abraham. Je bénirai ceux qui te béniront. Mais toutes  nations bénites en sa semence.

Lumen ad revelationem gentium.

Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant de la loi. Mais en  parlant de JÉSUS‑CHRIST, il faut dire : fecit taliter omni nationi.

Aussi c'est à JÉSUS‑CHRIST d'être universel. L'Église même n'offre le  sacrifice que pour les fidèles : JÉSUS‑CHRIST a offert celui de la croix pour  tous.

[§] Tendons donc les bras à notre libérateur, qui ayant été promis durant  quatre mille ans, est enfin venu souffrir et mourir pour nous sur la terre dans  les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites. Et attendant  par sa grâce la mort en pais dans l'espérance de lui être éternellement unis,  vivons cependant avec joie, soit dans les biens qu'il lui plaît de nous donner,  soit dans les maux qu'il nous envoie pour notre bien, et qu'il nous a appris à  souffrir par son exemple.

[110] XV.

Preuves de JÉSUS‑CHRIST par les prophéties.

LA plus grande des preuves de JÉSUS‑CHRIST ce sont les prophéties. C'est  aussi à quoi Dieu a le plus pourvu ; car l'événement qui les a remplies est un  miracle subsistant depuis la naissance de l'Église jusqu'à la fin. Ainsi Dieu a  suscité des Prophètes durant seize cents ans ; et pendant quatre cens ans après  il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui portaient dans tous  les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de  JÉSUS‑CHRIST, dont l'Évangile devant être cru par tout le monde, il a fallu non  seulement qu'il y ait eu des prophéties pour le faire croire, mais encore que  ses prophéties fussent répandues par tout le monde, pour le faire embrasser par  tout le monde.

[§] Quand un seul homme aurait [111] fait un livre des prédictions de  JÉSUS‑CHRIST pour le temps, et pour la manière, et que JÉSUS‑CHRIST serait venu  conformément à ces prophéties, ce serait un force infinie. Mais il y a bien plus  ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille ans, qui constamment et sans  variation viennent l'un ensuite de l'autre prédire ce même avènement. C'est un  peuple entier qui l'annonce, et qui subsiste pendant quatre mille années, pour  rendre en corps témoignage des assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent  être détournés par quelques menaces et quelque persécution qu'on leur fasse :  ceci est tout autrement considérable.


[§] Le temps est prédit par l'état du peuple Juif, par l'état du peuple  Païen, par l'état du temple, par le nombre des années.

[§] Les Prophètes ayant donné diverses marques qui devaient toutes arriver à  l'avènement du Messie, il fallait que toutes ces marques arrivassent en même  temps ; et ainsi il fallait que la quatrième monarchie [112] fût venue lorsque  les septante semaines de Daniel seraient accomplies ; que le sceptre fût alors  ôté de Jude ; et qu'alors le Messie arrivât. Et JÉSUS‑ CHRIST est arrivé  alorsqui s'est dit le Messie.

[§] Il est prédit que dans la quatrième Monarchie, avant la destruction du  second temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée, et en la septantième  semaine de Daniel, les Païens seraient instruits, et amenés à la connaissance du  Dieu adoré par les Juifs ; que ceux qui l'aiment seraient délivrés de leurs  ennemis, et remplis de sa crainte et de son amour.

Et il est arrivé qu'en la quatrième Monarchie, avant la destruction du second  temple, etc. les Païens en foule adorent Dieu, et mènent une vie angélique ; les  filles consacrent à Dieu leur virginité, et leur vie ; les hommes renoncent à  tout plaisir : ce que Platon n'a pu persuader à quelque peu d'hommes choisis et  si instruits, une force secrète le persuade à cent milliers d'hommes ignorants  par la vertu de peu de paroles. [113]

Qu'est‑ce que tout cela ? C'est ce qui a été prédit si longtemps auparavant.  Effundam spiritum meum super omnem carnem (1. 28.). Tous les peuples étaient  dans l'infidélité et dans la concupiscence ; toute la terre devient ardente de  charité : les Princes renoncent à leurs grandeurs : les riches quittent leurs  biens ; les filles souffrent le martyre ; les enfants abandonnent la maison de  leurs pères, pour aller vivre dans les déserts. D'où vient cette force ? C'est  que le Messie est arrivé. Voilà l'effet et les marques de sa venue.

Depuis deux mille ans le Dieu des Juifs était demeuré inconnu parmi l'infinie  multitude des nations païennes ; et dans le temps prédit les Païens adorent en  foule cet unique Dieu : les temps sont détruits : les Rois mêmes se soumettent à  la croix. Qu'est‑ce que tout cela ? C'est l'Esprit de Dieu qui est répandu sur  la terre.

[§] Il est prédit que le Messie viendrait établir une nouvelle alliance qui  ferait oublier la sortie d'Égypte (Ier. 23. 7.) ; qu'il mettrait sa loi non dans  [114] l'extérieur, mais dans les coeurs (Isai. 51. 7.) ; qu'il mettrait sa  crainte, qui n'avait été qu'au dehors, dans le milieu du coeur (Ier. 31. 33.).


Que les Juifs réprouveraient JÉSUS‑CHRIST, et qu'ils seraient réprouvés de  Dieu (Idem 32. 40.), parce que la vigne élue ne donnerait que du verjus (Is. 5.  2. 3. 4. etc.). Que le peuple choisi serait infidèle, ingrat et incrédule,  populum non credentem, et contradicentem (Is. 65. 20.). Que Dieu les frapperait  d'aveuglement, et qu'ils tâtonneraient en plein midi comme des aveugles (Deut.  28. 28. 29.).

Que l'Église serait petite en son commencement, et croîtrait ensuite (Ezech.  17.).

Il est prédit qu'alors l'idolâtrie serait renversée ; que ce Messie abattrait  toutes les idoles, et ferait entrer les hommes dans le culte du vrai Dieu  (Ezech. 30. 13.).

Que les temples des idoles seraient abattus, et que parmi toutes les nations,  et en tous les lieux du monde on lui offrirait une hostie pure, et non pas des  animaux (Malach. 1. 11.).

Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite. [115]

Qu'il serait Roi des Juifs et des Gentils.

Et jamais il n'est venu ni devant ni après aucun homme qui ait rien enseigné  approchant de cela.

[§] Après tant de gens qui ont prédit cet avènement, JÉSUS‑CHRIST est enfin  venu dire : me voici, et voici le temps. Il est venu dire aux hommes, qu'ils  n'ont point d'autres ennemis qu'eux mêmes ; que ce sont leurs passions qui les  séparent de Dieu ; qu'il vient pour les en délivrer, et pour leur donner sa  grâce, afin de former de tous les hommes une Église sainte ; qu'il vient ramener  dans cette Église les Païens et les Juifs ; qu'il vient détruire les idoles des  uns, et la superstition des autres.

Ce que les Prophètes, leur a‑t‑il dit, ont prédit devoir arriver, je vous dis  que mes Apôtres vont être rebutés ; Jérusalem sera bientôt détruite ; les Païens  vont entrer dans la connaissance de Dieu ; et mes Apôtres les y vont faire  entrer, après que vous aurez tué l'héritier de la vigne. [116]

Ensuite les Apôtres ont dit aux Juifs : vous allez entrer dans la  connaissance de Dieu.

A cela s'opposent tous les hommes par l'opposition naturelle de leur  concupiscence. Ce Roi des Juifs et des Gentils est opprimé par les uns et par  les autres qui conspirent sa mort. Tout ce qui qu'il y a de grand dans le monde  s'unit contre cette Religion naissante, les savants, les sages, les Rois. Les  uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et malgré toutes ces  oppositions, voilà JÉSUS‑CHRIST, en peu de temps, régnant sur les uns et les  autres ; et détruisant et le culte Judaïque dans Jérusalem qui en était le  centre, et dont il fait sa première Église ; et le culte des idoles dans Rome  qui en était le centre, et dont il fait sa principale Église.


Des gens simples et sans force, comme les Apôtres et les premiers Chrétiens,  résistent à toutes les puissances de la terre ; se soumettent les Rois, les  savants, et les sages ; [117] et détruisent l'idolâtrie si établie. Et tout cela  se fait par la seule force de cette parole, qui l'avait prédit.

[§] Qui ne reconnaîtrait JÉSUS‑CHRIST à tant de circonstances qui en ont été  prédites ? Car il est dit.

Qu'il aura un Précurseur (Malach. 3. 1.).

Qu'il naîtra enfant (Is. 9. 6.).

Qu'il naîtra dans la ville de Béthléem ; qu'il sortira de la famille de Juda  et de David ; qu'il paraîtra principalement dans Jérusalem (Mich. 5. 2.).

Qu'il doit aveugler les sages et les savants, et annoncer l'Évangile aux  pauvres et aux petits ; ouvrir les yeux des aveugles, et rendre la santé aux  infirmes, et mener à la lumière ceux qui languissent dans les ténèbres (Is. 6.  8. 29.).

Qu'il doit enseigner la voie [118] parfaite, et être précepteur des Gentils.  (Is. 42. 55.).

Qu'il doit être la victime pour les péchés du monde (Is. 53.).

Qu'il doit être la pierre d'achoppement et de scandale (Is. 8. 14.).

Que Jérusalem doit heurter contre cette pierre (ibid. 15.).

Que les édifiants doivent rejeter cette pierre (Ps. 117.).

Que Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin (ibid.).

Et que cette pierre doit croître en une Montaigne immense, et remplir toute  la terre (Deut. 2. 35.).


Qu'ainsi il doit être rejeté, méconnu, trahi, vendu, souffleté, moqué,  affligé en une infinité de manières, abreuvé de fiel (Zachée. 11. 12.) ; qu'il  aurait les pieds et les mains percées, qu'on lui cracherait au visage, qu'il  serait tué, et ses habits jetés au sort (Ps. 68. 22. et 21. 17. 18. 19.).

Qu'il ressusciterait ; le troisième jour. (Is. 15. 10. ; Ozée 6,. 3.)

Qu'il monterait au ciel, pour s'asseoir à la droite de Dieu. (Ps. 109. 1.)  [119]

Que les Rois s'armeraient contre lui. (Ps. 2. 2.)

Qu'étant à la droite du Père, il sera victorieux de ses ennemis. (Ps. 109.  1.)

Que les Rois de la terre, et tous les peuples l'adoreraient. (Is. 60. 10.)

Que les Juifs subsisteront en nation. (Ierem. 31. 36.)

Qu'ils seront errants, sans Rois, sans sacrifice, sans autel, etc. (Ozee 3.  4.) sans Prophètes ; attendant le salut, et ne le trouvant point. (Amos. Is.  41.)

[§] Le Messie devait lui seul produire un grand peuple, élu, saint, et choisi  ; le conduire, le nourrir, l'introduire dans le lieu de repos et de sainteté ;  le rendre saint à Dieu, en faire le temple de Dieu, le réconcilier à Dieu, le  sauver de la colère de Dieu, le délivrer de la servitude du péché qui règne  visiblement dans l'homme ; donner des lois à ce peuple, graver ces lois dans  leur coeur, s'offrir à Dieu pour eux, se sacrifier pour eux, être un hostie sans  tache, et lui même sacrificateur ; il devait s'offrir lui même, et offrir son  corps et son sang, et néanmoins offrir pain [120] et vin à Dieu. JÉSUS‑CHRIST a  fait tout cela.

[§] Il est prédit qu'il devait venir un libérateur, qui écraserait la tête au  démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés, ex omnibus iniquitatibus :  qu'il devait y avoir un nouveau Testament qui serait éternel ; qu'il devait y  avoir une autre prêtrise selon l'ordre de Melchisedech ; que celle‑là serait  éternelle ; que le CHRIST devait être glorieux, puissant, fort, et néanmoins si  misérable qu'il ne serait pas reconnu ; qu'on ne le prendrait pas pour ce qu'il  est, qu'on le rejetterait, qu'on le tuerait ; que son peuple qui l'aurait renié,  ne serait plus son peuple ; que les idolâtres le recevraient, et auraient  recours à lui ; qu'il quitterait Sion pour régner au centre de l'idolâtrie ; que  néanmoins les Juifs subsisteraient toujours ; qu'il devait sortir de Juda, et  qu'il n'y aurait plus de Rois.


[§] Les Prophètes sont mêlés de prophéties particulières, et de celles du  Messie ; afin que les prophéties du [121] Messie ne fussent pas sans preuves, et  que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit.

[§] Non habemus Regnem nisi Cæsarem, disaient les Juifs. Donc JÉSUS‑ CHRIST  était le Messie ; puisqu'ils n'avaient plus de Roi qu'un étranger, et qu'ils  n'en voulaient point d'autre.

[§] Les septante semaines de Daniel sont équivoques pour le terme du  commencement, à cause des termes de la prophétie, et pour le terme de la fin, à  cause des diversités des Chronologistes. Mais toute cette différence ne va qu'à  deux cens ans.

[§] Les prophéties qui représentent JÉSUS‑CHRIST pauvre, le représentent  aussi maître des nations.

Les prophéties qui prédisent le temps, ne le prédisent que maître des Gentils  et souffrant, et non dans les nues ni juge. Et celles qui le représentent ainsi  jugeant les nations et glorieux, ne marquent point le temps. (Is. 53. Zach. 9.  9.)

[§] Quand il est parlé du Messie, [122] comme grand et glorieux, il est  visible que c'est pour juger le monde, et non pour le racheter. (Is. 65. 15.  16.)

[122] XVI

Diverses preuves de JÉSUS‑CHRIST.

POUR ne pas croire les Apôtres, il faut dire qu'ils ont été trompés, ou  trompeurs. L'un et l'autre est difficile. Car, pour le premier, il n'est pas  possible de s'abuser à prendre un homme pour être ressuscité. Et pour l'autre,  l'hypothèse qu'ils aient été fourbes, est étrangement absurde. Qu'on la suive  tout au long. Qu'on s'imagine ces douze hommes assemblés après la mort de  JÉSUS‑CHRIST, faisans le complot de dire qu'il est ressuscité. Ils attaquent par  là toutes les puissances. Le coeur des l'hommes est étrangement penchant à la  légèreté, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu'un d'eux se fût  démenti par tous ces attraits, et qui plus est par les prisons, par les  tortures, et par la mort, il étaient perdus. Qu'on suive cela.

[§] Tandis que JÉSUS‑CHRIST était avec eux, il les pouvait soutenir. Mais  après cela, s'il ne leur est apparu, qui les a fait agir ?


[§] Le style de l'Évangile est admirable en une infinité de manières, et  entre autres en ce qu'il n'y a aucune invective de la part des historiens contre  Judas, ou Pilate, ni contre aucun des ennemis ou des bourreaux de JÉSUS‑CHRIST.

Si cette modestie des historiens Évangéliques avait été affectée, aussi bien  que tant d'autres traits d'un si beau caractère, et qu'ils ne l'eussent affectée  que pour la faire remarquer eux mêmes, ils n'auraient pas manqué de se procurer  des amis, qui eussent fait ces remarques à leur avantage. Mais ils ont agi de la  sorte sans affectation, et par un mouvement tout désintéressé, ils ne l'ont fait  remarquer par personne : je [124] ne sais même si cela a été remarqué jusques  ici : et c'est ce qui témoignage la naïveté avec laquelle la chose a été faite.

[§] JÉSUS‑CHRIST a fait des miracles, et les Apôtres ensuite, et les premiers  Saints en ont fait aussi beaucoup ; parce que les prophéties n'étant pas encore  accomplies, et s'accomplissant par aux, rien ne rendait témoignage que les  miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les nations. Comment cette  prophétie se fût elle accomplie sans la conversion des nations ? Et comment les  nations se fussent elles converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet  des prophéties qui le prouvent ? Avant donc qu'il fût mort, qu'il fût  ressuscité, et que les nations fussent converties, tout n'était pas accompli. Et  ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps‑là. Maintenant il n'en faut  plus pour prouver la vérité de la Religion Chrétienne ; car les prophéties  accomplies sont un miracle subsistant. [125]

[§] L'état où l'on voit les Juifs est encore une grande preuve de la  Religion. Car c'est une chose étonnante de voir ce peuple subsister depuis tant  d'années, et de la voir toujours misérable ; étant nécessaire pour la preuve de  JÉSUS‑CHRIST, et qu'ils subsistent pour le prouver, et qu'ils soient misérables  puisqu'ils l'ont crucifié. Et quoiqu'il soit contraire d'être misérable et de  subsister, il subsiste néanmoins toujours malgré sa misère.

[§] Mais n'ont ils pas été presqu'au même état au temps de la captivité ?  Non. Le sceptre ne fût point interrompu par la captivité de Babylone, à cause  que le retour était promis, et prédit. Quand Nabuchodonosor emmena le peuple, de  peur qu'on ne crût que le sceptre fût ôté de Juda, il leur fût dit auparavant,  qu'ils y seraient peu, et qu'ils seraient rétablis. Ils furent toujours consolés  par les Prophètes, et leurs Rois continuèrent. Mais la seconde destruction est  sans promesse de rétablissement, sans [126] Prophètes, sans Rois, sans  consolation, sans espérance ; parce que le sceptre est ôté pour jamais.

Ce n'est pas avoir été captif que de l'avoir été avec l'assurance d'être  délivré dans soixante et dix ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir.

[§] Dieu leur a promis qu'encore qu'il les dispersât aux extrémités du monde,  néanmoins s'ils étaient fidèles à sa loi, il les rassemblerait. Ils y sont très  fidèles, et demeurent opprimés. Il faut donc que le Messie soit venu ; et que la  loi qui contenait ces promesses soit finie par l'établissement d'une loi  nouvelle.


[§] Si les Juifs eussent été tous convertis par JÉSUS‑CHRIST, nous n'aurions  plus que des témoins suspects ; et s'ils avaient été exterminés, nous n'en  aurions point du tout.

[§] Les Juifs refusent, mais non pas tous. Les Saints le reçoivent, et non  les charnels. Et tant s'en faut que cela soit contre sa gloire, que c'est le  dernier trait qui l'achève. La [127] raison qu'ils en ont, et la seule qui se  trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud, et dans les Rabbins, n'est que  parce que JÉSUS‑CHRIST n'a pas dompté les nations à main armée. JÉSUS‑CHRIST a  été tué, disent‑ils ; il a succombé ; il n'a pas dompté les Païens par sa force  ; il ne nous a pas donné leurs dépouilles ; il ne donne point de richesses.  N'ont‑ils que cela à dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais  point celui qu'ils se figurent.

[§] Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius, Cyrus, Alexandre,  les Romains, Pompée, et Hérode agir sans le savoir pour la gloire de l'Évangile  !

[127] XVII

Contre Mahomet.

LA Religion Mahométane a pour fondement l'Alchoran et Mahomet. Mais ce  Prophète qui devait être la dernière attente du monde a‑t‑il été prédit ? Et  quelle marque [128] a‑t‑il que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire  Prophète ? Quels miracles dit‑il lui même avoir faits ? Quel mystère a‑t‑il  enseigné selon sa tradition même ? Quelle morale, et quelle félicité ?

[§] Mahomet est sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien  puissantes ; n'ayant que leur propre force.

[§] Si deux hommes disent des choses qui paraissent basses ; mais que les  discours de l'un aient un double sens entendu par ceux qui le suivent, et que  les discours de l'autre n'aient qu'un seul sens ; si quelqu'un n'étant pas du  secret entend discourir les deux en cette sorte, il en fera un même jugement.  Mais si en suite dans le reste du discours l'un dit des choses angéliques, et  l'autre toujours des choses basses et communes, et mêmes sottises, il jugera que  l'un parlait avec mystère, et non pas l'autre ; l'un ayant assez montré qu'il  est incapable [129] de telles sottises, et capable d'être mystérieux ; et  l'autre qu'il est incapable de mystères, et capable de sottises.


[§] Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet, et qu'on peut faire  passer pour avoir un sens mystérieux, que je veux qu'on en juge ; mais par ce  qu'il y a de clair, par son paradis, et par le reste. C'est en cela qu'il est  ridicule. Il n'en est pas de même de l'Écriture. Je veux qu'il y ait des  obscurités ; mais il y a des clartés admirables, et des prophéties manifestes  accomplies. La partie n'est donc pas égale. Il ne faut pas confondre et égaler  les choses, qui ne se ressemblent que par l'obscurité et non pas par les  clartés, qui méritent quand elles sont divines qu'on révère les obscurités.

[§] L'Alchoran dit que S. Matthieu était homme de bien. Donc Mahomet était  faux Prophète ; ou en appelant gens de biens des méchants ; ou en ne les croyant  pas sur ce qu'ils ont dit de JÉSUS‑CHRIST.

[§] Tout homme peut faire ce qu'à fait Mahomet ; car il n'a point fait de  miracles, il n'a point été prédit, etc. Nul homme ne peut [130] faire ce qu'à  fait JÉSUS‑CHRIST.

[§] Mahomet s'est établi en tuant ; JÉSUS‑CHRIST en faisant tuer les siens.  Mahomet en défendant de lire ; JÉSUS‑CHRIST en ordonnant de lire. Enfin cela est  si contraire, que si Mahomet a pis la voie de réussir humainement, JÉSUS‑CHRIST  a pris celle de périr humainement. Et au lieu de conclure, que puisque Mahomet a  réussi, JÉSUS‑CHRIST a bien pu réussir ; il faut dire, que puisque Mahomet a  réussi, le Christianisme devait périr, s'il n'eût été soutenu par une force  toute divine.

[130] XVIII.

Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres.

DIEU a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut ceux qui le  chercheraient. Mais les hommes s'en rendent si indignes, qu'il est [131] juste  qu'il refuse à quelques uns à cause de leur endurcissement ce qu'il accorde aux  autres par une miséricorde qui ne leur est pas due. S'il eût voulu surmonter  l'obstination des plus endurcis, il l'eût pu, en se découvrant si manifestement  à eux, qu'ils n'eussent pu douter de la vérité de son existence ; et c'est ainsi  qu'il paraîtra au dernier jour, avec un tel éclat de foudres, et un tel  renversement de la nature, que les plus aveugles le verront.

Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître dans son avènement de  douceurs ; parce que tant d'hommes se rendants indignes de sa clémence, il a  voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. Il n'était  donc pas juste qu'il parût d'une manière manifestement divine, et absolument  capable de convaincre tous les hommes ; mais il n'était pas juste aussi qu'il  vînt d'une manière si cachée qu'il ne pût être reconnu de ceux qui le  chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à  ceux‑là : et ainsi [132] voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de  tout leur coeur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur coeur, il tempère sa  connaissance, en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le  cherchent, et obscures à ceux qui ne le cherchent pas.

[§] Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez  d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.


Il y a assez de clarté pour éclairer les élus, et assez d'obscurité pour les  humilier.

Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés, et assez de clarté pour  les condamner et les rendre inexcusables.

[§] Si le monde subsistait pour instruire l'homme de l'existence de Dieu, sa  divinité y reluirait de toutes parts d'une manière incontestable. Mais comme il  ne subsiste que par JÉSUS‑CHRIST, et pour JÉSUS‑CHRIST, et pour instruire les  hommes et de leur corruption, et de leur Rédemption, tout y éclate des preuves  [133] de ces deux vérités. Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni  une présence manifeste de Divinité ; mais la présence d'un Dieu qui se cache ;  tout porte ce caractère.

[§] S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait  équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute Divinité,  qu'à l'indignité où seraient les hommes de le connaître. Mais de ce qu'il paraît  quelquefois et non pas toujours, cela ôte l'équivoque. S'il paraît une fois, il  est toujours. Et ainsi on n'en peut conclure autre chose, sinon qu'il y a un  Dieu, et que les hommes en sont indignes.

[§] Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l'esprit. Or  la clarté parfaite ne servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté.

[§] S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait pas sa corruption.  S'il n'y avait point de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il  est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et  découvert en [134] partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de  connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans  connaître Dieu.

[§] Tout instruit l'homme de sa condition ; mais il le faut bien entendre ;  car il n'est pas vrai que Dieu se découvre en tout ; et il n'est pas vrai qu'il  se cache en tout. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux qui le  tentent, et qu'il se découvre à ceux qui le cherchent ; parce que les hommes  sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu ; indignes par leur  corruption ; capables par leur première nature.

[§] Il n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l'homme, ou la  miséricorde de Dieu, ou l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la puissance de  l'homme avec Dieu.

[§] Tout l'univers apprend à l'homme, ou qu'il est corrompu, ou qu'il est  racheté. Tout lui apprend sa grandeur, ou sa misère. L'abandon de Dieu paraît  dans les Païens, la protection de Dieu paraît dans les Juifs. [135]


[§] Tout tourne en bien pour les élus jusqu'aux obscurités de l'Écriture ;  car ils les honorent, à cause des clartés divines qu'ils y voient : et tout  tourne en mal aux réprouvés jusqu'aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause  des obscurités qu'ils n'entendent pas.

[§] Si JÉSUS‑CHRIST n'était venu que pour sanctifier, toute l'Écriture et  toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles.  Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe,  nous ne pouvons convaincre l'obstination des infidèles : mais cela ne fait rien  contre nous, puisque nous disons, qu'il n'y a point de conviction dans toute la  conduite de Dieu, pour les esprits opiniâtres, et qui ne recherchent pas  sincèrement la vérité.

[§] JÉSUS‑CHRIST est venu, afin que ceux qui ne voyaient point vissent, et  que ceux qui voyaient devinssent aveugles : il est venu guérir les malades, et  laisser mourir les sains ; appeler les pécheurs à la [136] pénitence et les  justifier, et laisser ceux qui se croyaient justes dans leurs péchez ; remplir  les indignes, et laisser les riches vides.

[§] Que disent les Prophètes de JÉSUS‑CHRIST ? qu'il sera évidemment Dieu ?  Non : mais qu'il est un dieu véritablement caché ; qu'il sera méconnu ; qu'on ne  pensera point que ce soit lui ; qu'il sera une pierre d'achoppement, à laquelle  plusieurs heurteront, etc.

[§] C'est pour rendre le Messie connaissable aux bons, et méconnaissable aux  méchants que Dieu l'a fait prédire de la sorte. Si la manière du Messie eût été  prédite clairement, il n'y eût point eu d'obscurité même pour les méchants. Si  le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons ;  car la bonté de leur coeur ne leur eût pas fait entendre qu'un , [1] par  exemple, signifie 600. ans. Mais le temps a été prédit clairement, et la manière  en figures.

Par ce moyen les méchants prenant les biens promis pour des biens [137]  temporels s'égarent malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s'égarent  pas ; car l'intelligence des biens promis dépend du coeur qui appelle bien ce  qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du coeur ; et  ainsi la prédiction claire du temps, et obscure des biens ne trompe que les  méchants.

[§] Comment fallait‑il que fût le Messie, puisque par lui les sceptre devait  être éternellement en Juda, et qu'à son arrivée les sceptre devait être ôté de  Juda ?

Pour faire qu'en voyant ils ne voient point, et qu'entendant ils n'entendent  point, rien ne pouvait être mieux fait.


[§] Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est caché, il faut lui rendre  grâce de ce qu'il s'est pas découvert aux sages ni aux superbes indignes de  connaître un Dieu si saint.

[§] La Généalogie de JÉSUS‑CHRIST dans l'Ancien Testament est mêlée parmi  tant d'autres inutiles qu'on ne [138] peut presque la discerner. Si Moïse n'eût  tenu registre que des ancêtres de Jésus‑Christ, cela eût été trop visible. Mais  après tout, qui regarde de prés, voit celle de JÉSUS‑CHRIST bien discernée par  Thamar, Ruth, etc.

[§] Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent  bien les choses. Par exemple, les deux Généalogie de S. Matthieu, et de S. Luc ;  il est visible que cela n'a pas été fait de concert.

[§] Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en  faisons profession. Mais que l'on reconnaisse la vérité de la Religion dans  l'obscurité même de la Religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et  dans l'indifférence que nous avons de la connaître.

[§] S'il n'y avait qu'une Religion, Dieu serait trop manifeste ; s'il n'y  avait de Martyrs qu'en notre Religion, de même.

[§] JÉSUS‑CHRIST pour laisser les méchants dans l'aveuglement, ne dit [139]  pas qu'il n'est point de Nazareth, ni qu'il n'est point fils de Joseph.

[§] Comme Jésus‑Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, la vérité  demeure aussi parmi les opinions communes sans différence à l'extérieur. Ainsi  l'Eucharistie parmi le pain commun.

[§] Si la miséricorde de Dieu est si grande, qu'il nous instruit  salutairement, même lorsqu'il se cache, quelle lumière n'en devons nous pas  attendre lorsqu'il se découvre ?

[§] On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pour principe qu'il  aveugle les uns, et qu'il éclaire les autres.

[139] XIX

Que les vrais Chrétiens et les vrais Juifs n'ont qu'une même Religion.


LA Religion des Juifs semblait consister essentiellement en la paternité  d'Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, [140] en l'Arche,  au Temple de Jérusalem, et enfin en la loi, et en l'alliance de Moïse.

Je dis, qu'elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en  l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.

Que Dieu n'avait point d'égard au peuple charnel qui devait sortir d'Abraham.

Que les Juifs seront punis de Dieu comme les étrangers s'ils l'offensent. Si  vous oubliez Dieu, et que vous suiviez des dieux étrangers, je vous prédis, que  vous périrez de la même manière que les nations que Dieu a exterminées devant  vous. (Deuter. 8. 19. 20.)

Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs, s'ils l'aiment.

Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu, et non  d'Abraham. Vous êtes véritablement notre Père, et Abraham ne nous a pas connus,  et Israël n'a pas eu connaissance de nous ; mais c'est vous qui êtes notre Père,  et notre rédempteur. (Is. 63. 16.)

Moïse même leur a dit, que Dieu [141] n'accepterait pas les personnes. Dieu,  dit‑il, n'accepte pas les personnes, ni les sacrifices. (Deuter. 10. 7.)

Je dis, que la circoncision du coeur est ordonnée. Soyez circoncis du coeur ;  retranchez les superfluités de votre coeur, et ne vous endurcissez plus ; car  votre Dieu est un Dieu grand, puissant, et terrible, qui n'accepte pas les  personnes. (Deut. 10. 16. 17. ; Ierem. 4. 4.)

Que Dieu dit, qu'il le ferait un jour. Dieu te circoncira le coeur, et à tes  enfants, afin que tu l'aime de tout ton coeur. (Deut. 30. 6.)

[§] Je dis, que la circoncision était une figure ; qui avait été établie,  pour distinguer le peuple Juifs de toutes les autres nations.

Et de là vient qu'étant dans le désert, ils ne furent pas circoncis, parce  qu'ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples ; et que depuis que  JÉSUS‑CHRIST est venu cela n'est plus nécessaire. [142]

Que l'amour de Dieu est recommandé en tout. Je prends à témoin le ciel et la  terre que j'ai mis devant vous la mort et la vie ; afin que vous choisissiez la  vie, et que vous aimiez Dieu, et que vous lui obéissiez ; car c'est Dieu qui est  votre vie. (Deut. 30. 19. 20.)


Il est dit, que les Juifs faute de cet amour seraient réprouvés pour leurs  crimes, et les Païens élus en leur place. Je me cacherai d'eux dans la vue de  leurs derniers crimes ; car c'est une nation méchante et infidèle. (Deut. 32.  20. 21.) Ils m'ont provoqué à courroux par les choses que ne sont point des  Dieux ; et je les provoquerai à jalousie par un peuple qui n'est pas mon peuple,  et par une nation sans science et sans intelligence. (Is. 65.)

Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d'être uni à Dieu.  (Ps. 72.)

Que leurs fêtes déplaisent à Dieu. (Amos. 5. 21.)

Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu, et non seulement des méchants  Juifs, mais qu'il ne plaît pas même en ceux des bons, comme il paraît par le  Psaume 49. où, avant que d'adresser son discours aux méchants par ces paroles,  Peccatori autem dixit Deus, il dit qu'il ne veut point des sacrifices des bêtes,  ni de leur sang.

Que les sacrifices des Païens seront reçus de Dieu ; et que Dieu retirera sa  volonté des sacrifices des Juifs. (Malac. 1. 11. ; I Rois. 15. 22. ; Ozée 6. 6.)

Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie ; et que l'ancienne sera  rejetée. (Ierem. 31. 31.)

Que les anciennes choses seront oubliées. (Is. 43. 18. 19.)

Qu'on en se souviendra plus de l'Arche. (Ierem. 3. 16.)

Que le temple serait rejeté. (Ierem. 7. 12. 13. 14.)

Que les sacrifices seraient rejetés, et d'autres sacrifices purs établis.  (Malach. 1. 10. 11.)

Que l'ordre de la sacrificature d'Aaron sera réprouvé, et celle de  Melchisedech introduite par le Messie. (Ps. 109.)

Que cette sacrificature serait éternelle. (ibid.)

Que Jérusalem serait réprouvée, et un nouveau nom donné. (Is. 65.)


Que ce dernier nom serait meilleurs que celui des Juifs, et éternel. (Is. 56.  5.) [143]

Que les Juifs devaient être sans Prophètes, sans Rois, sans Princes, sans  sacrifices, sans autel. (Ozée 3. 4.)

Que les Juifs subsisteraient toujours néanmoins en peuple. (Ierem. 31. 36.)

[144] XX.

On ne connaît Dieu utilement que par Jésus‑Christ.

LA plupart de ceux qui entreprennent de prouver la Divinité aux impies,  commencent d'ordinaire par les ouvrages de la nature, et ils y réussissent  rarement. Je n'attaque pas la solidité de ces preuves consacrées par l'Écriture  sainte : elles sont conformes à la raison ; mais souvent elles ne sont pas assez  conformes, et assez proportionnées à la disposition de l'esprit de ceux pour qui  elles sont destinées.

Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours à ceux qui ont la foi  vive dans le coeur, et qui voient incontinent, que tout ce qui [145] est, n'est  autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. C'est à eux que toute la  nature parle pour son auteur, et que les Cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais  pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a dessein de la  faire revivre ; ces personnes destituées de foi, et de charité, qui ne trouvent  que ténèbres et obscurité dans toute la nature ; il semble que ce ne soit pas le  moyen de les ramener, que de ne leur donner pour preuves de ce grand et  important sujet que le cours de la Lune ou des planètes, ou des raisonnements  communs, et contre lesquels ils se sont continuellement roidis. L'endurcissement  de leur esprit les a rendus sourds à cette voix de la nature, qui a retenti  continuellement à leurs oreilles ; et l'expérience fait voir, que bien loin  qu'on les emporte par ce moyen, rien n'est plus capable au contraire de les  rebuter, et de leur ôter l'espérance de trouver la vérité, que de prétendre les  en convaincre seulement par ces sortes de raisonnements, et de leur [146] dire,  qu'ils y doivent voir la vérité à découvert.


Ce n'est pas de cette sorte que l'Écriture, qui connaît mieux que nous les  choses qui sont de Dieu, en parle. Elle nous dit bien, que la beauté des  créatures fait connaître celui qui en est l'auteur ; mais elle ne nous dit pas,  qu'elles fassent cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit au contraire,  que quand elles le font, ce n'est pas par elles mêmes, mais par la lumière que  Dieu répand en même temps dans l'esprit de ceux à qui il se découvre par ce  moyen. Quod notum est Dei, manifestatum est in illis, Deus enim illis  manifestavit (Rom. 1. 19.). Elle nous dit généralement, que Dieu est un Dieu  caché, Vere tu es Deus absconditus [N.D.C. Is. 45, 15] ; et que depuis la  corruption de la nature, il a laissé les hommes dans un aveuglement dont ils ne  peuvent sortir que par JÉSUS‑CHRIST, hors duquel toute communication avec Dieu  nous est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius, aut cui volueri filius revelare  (Matth. 11. 27).

C'est encore ce que l'Écriture [147] nous marque, lorsqu'elle nous dit en  tant d'endroits, que ceux qui cherchent Dieu le trouve ; car on ne parle point  ainsi d'une lumière claire et évidente : on ne la cherche point ; elle se  découvre, et se fait voir d'elle même.

[§] Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des  hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait à  quelques uns, ce ne serait que pendant l'instant qu'ils voient cette  démonstration ; mais une heure après ils craignent de s'être trompés. Quod  curiositate cognoverint, superbiâ amiserunt. [N.D.C. cf. Aug., Serm. CXLI In Jn  14, 6, II, 2, P. L. 38, 777, li. 9 : quod curiositate invenerunt, superbia  perdiderunt]

D'ailleurs ces sortes de preuves ne nous peuvent conduire qu'à une  connaissance spéculative de Dieu, et ne le connaître que de cette sorte, c'est  ne le connaître pas.

La Divinité des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des  vérités Géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est la part des Païens. Elle  ne consiste pas simplement en un Dieu qui exerce sa [148] providence sur la vie  et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années à ceux qui  l'adorent ; c'est le partage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, et de Jacob, le  Dieu des Chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui  remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède : c'est un Dieu qui leur fait  sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au  fonds de leur âme, qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour ;  qui les rend incapables d'autre fin que de lui‑même.

Le Dieu des Chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme, qu'il est son  unique bien, que tout son repos est en lui, et qu'elle n'aura de joie qu'à  l'aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent  et l'empêchent de l'aimer de toutes ses forces. L'amour propre et la  concupiscence qui l'arrêtent lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir,  qu'elle a ce fonds d'amour propre, et que lui seul l'en peut guérir. [149]

Voilà ce que c'est que de connaître Dieu en Chrétien. Mais pour le connaître  de cette manière, il faut connaître en même temps sa misère, son indignité, et  le besoin qu'on a d'un médiateur pour se rapprocher de Dieu, et pour s'unir à  lui. Il ne faut point séparer ces connaissances ; parce qu'étant séparées, elles  sont non seulement inutiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle  de notre misère fait l'orgueil. La connaissance de notre misère sans celle de  JÉSUS‑CHRIST fait le désespoir. Mais la connaissance de Jésus‑Christ nous  exempte et de l'orgueil, et du désespoir ; parce que nous y trouvons Dieu, nôtre  misère, et la voie unique de la réparer.


Nous pouvons connaître Dieu, sans connaître nos misères ; ou nos misères,  sans connaître Dieu ; ou même Dieu et nos misères, sans connaître le moyen de  nous délivrer des misères qui nous accablent. Mais nous ne pouvons connaître  JÉSUS‑CHRIST, sans connaître tout [150] ensemble et Dieu, et nos misères, et le  remède de nos misères ; parce que JÉSUS‑CHRIST n'est pas simplement Dieu, mais  que c'est un Dieu réparateur de nos misères.

Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans JÉSUS‑CHRIST, ne trouvent aucune  lumière qui les satisfasse, ou qui leur soit véritablement utile. Car, ou ils  n'arrivent pas jusqu'à connaître qu'il y a un Dieu ; ou, s'ils y arrivent, c'est  inutilement pour eux ; parce qu'ils se forment un moyen de communiquer sans  médiateur avec ce Dieu qu'ils ont connu sans médiateur. De sorte qu'ils tombent  ou dans l'Athéisme, ou dans le Déisme, qui sont deux choses que la Religion  Chrétienne abhorre presque également.

Il faut donc tendre uniquement à connaître JÉSUS‑CHRIST, puisque c'est par  lui seul que nous pouvons prétendre connaître Dieu d'une manière qui nous soit  utile.

C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes, c'est‑à‑dire des misérables, et  des pécheurs. Il est le [151] centre de tout, et l'objet de tout ; et qui ne le  connaît pas, ne connaît rien dans l'ordre du monde, ni dans soi même. Car non  seulement nous ne connaissons Dieu que par JÉSUS‑CHRIST, mais nous ne nous  connaissons nous mêmes que par JÉSUS‑CHRIST.

Sans JÉSUS‑CHRIST il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère ;  avec JÉSUS‑CHRIST l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est tout notre  bonheur, notre vertu, notre vie, notre lumière, notre espérance ; et hors de lui  il n'y a que vice, misère, ténèbres, désespoir, et nous ne voyons qu'obscurité  et confusion dans la nature de Dieu, et dans notre propre nature.

[152] XXI.

Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard  de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

RIEN n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés que  l'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité  ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la  saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en  disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de  Pyrrhoniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute  connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun  avec des raisons si peu vraisemblables qu'elles augmentent la confusion et  l'embarras de l'homme, lorsqu'il n'a [ 153] point d'autre lumière que celle  qu'il trouve dans sa nature.


Les principales raisons des Pyrrhoniens sont, que nous n'avons aucune  certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce  que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent‑ils, ce sentiment naturel  n'est pas une preuve convaincante de leur vérité ; puis que n'y ayant point de  certitude hors la foi ; si l'homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon  méchant, s'il a esté de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en  doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains  selon nôtre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il  veille, ou s'il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement  veiller, qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures,  les mouvements ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on agit de  même qu'éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par  notre propre aveu, ou, quoiqu'il [154] nous en paraisse, nous n'avons aucune  idée du vrai, tous nos sentiments étants alors des illusions, qui sait si cette  autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu  différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme  on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes ?

Je laisse les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la  coutume, de l'éducation, des moeurs, des pays, et les autres choses semblables,  qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces  vains fondements.

L'unique fort des Dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et  sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons,  disent‑ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment,  et par une intelligence vive et lumineuse ; et c'est de cette dernière sorte que  nous connaissons les premiers principes. C'est en vain que le [155] raisonnement  qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n'ont que  cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point,  quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance  conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude  de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des  premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement,  nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celle que nos raisonnements nous  donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligences et de sentiment qu'il  faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y  a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison  démontre ensuite, qu'il n'y a point deux nombres carrés, dont l'un soit double  de l'autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout  avec certitude, quoique par [156] différentes voies. Et il est aussi ridicule  que la raison demande au sentiment, et à l'intelligence des preuves de ces  premiers principes pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'intelligence  demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre.  Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudrait juger  de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la  raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au  contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et  par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que  très peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent être  acquises que par le raisonnement.


Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne  parti, et se range nécessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrrhonisme ; car qui  penserait demeurer neutre serait Pyrrhonien par excellence : [157] cette  neutralité est l'essence du Pyrrhonisme ; qui n'est pas contr' eux est  excellemment pour eux. Que sera donc l'homme en cet état ? Doutera‑t‑il de tout  ? Doutera‑t‑il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera‑t‑il s'il  est ? On n'en saurait venir là : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de  Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et  l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira‑t‑il au contraire, qu'il possède  certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut montrer aucun  titre, et est forcé de lâcher prise ?

Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les Pyrrhoniens, et la  raison confond les Dogmatistes. Que deviendrez‑vous donc, ô hommes, qui cherchez  votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une  de ces sectes, ni subsister dans aucune.

Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité. Considérons‑le maintenant à  l'égard de la félicité qu'il [158] recherche avec tant d'ardeur en toutes ses  actions. Car tous les hommes désirent d'être heureux ; cela est sans exception.  Quelques différents moyens qu'il y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui  fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui  est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais  la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de  tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendant.

Et cependant depuis un si grand nombre d'années, jamais personne sans la foi  n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent,  Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ;  savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous âges,  et de toutes conditions.

Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous  convaincre de l'impuissance où nous sommes, d'arriver au bien par [159] nos  efforts. Mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement  semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence ; et c'est de là que nous  attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en  l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais ; l'espérance nous pipe,  et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ai esté  capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, êtres, éléments,  plantes, animaux, insectes, maladies, guerre, vices, crimes, etc. L'homme estant  déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait esté capable de se  porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel,  jusqu'à sa destruction propre, toute contrainte qu'elle est à la raison et à la  nature tout ensemble.


Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les  curiosités et dans les sciences, les [160] autres dans les voluptés. Ces trois  concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu'ont <SIC>appelle Philosophes  n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus  approché ont considéré, qu'il est nécessaire que le bien universel que tous les  hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses  particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui estant  partagées affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a  pas, qu'elles ne le contentent par la jouissants de celle qui lui appartient.  Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à  la fois sans diminution, et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre  son gré. Ils l'ont compris, mais ils ne l'ont pu trouver ; et au lieu d'un bien  solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu  fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous.  Nos passions nous [161] poussent au dehors, quand même les objets ne  s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux‑  mêmes, et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les Philosophes  ont beau dire : rentrez en vous mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les  croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car  qu'y a‑t‑il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stoïciens, et  de plus faux que tous leurs raisonnements ?

Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois, et que puisque  le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu'il possède, les  autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne  peut imiter.

[§] La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui  ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu  renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer à la  raison, et devenir bêtes. [162] Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres ;  et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l'injustice des  passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent : et les passions sont  toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.

Voilà ce que peut l'homme par lui même et par ses propres efforts à l'égard  du vrai, et du bien. Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le  Dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le Pyrrhonisme.  Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons  le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables et de certitude et  de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir, que pour nous faire  sentir, d'où nous sommes tombés.

[§] Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est‑il heureux qu'en Dieu ?  Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est‑il si contraire à Dieu ?

[§] L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent  en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut  retrouver. Il le cherche par tout avec inquiétude et sans succès dans des  ténèbres impénétrables.


C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris à tâche  d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en  représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti  se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de  l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi  les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la  grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force,  qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour  montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la  misère ; puis que c'est être d'autant plus misérable, qu'on est [164] tombé de  plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les  autres par un cercle sans fin, estant certain qu'à mesure que les hommes ont  plus de lumière ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la  grandeur. En un mot l'homme connaît qu'il est misérable. Il est donc misérable,  puis qu'il le connaît ; mais il est bien grand, puis qu'il connaît qu'il est  misérable.

Quelle chimère est‑ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel  sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ;  dépositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il  se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredits toujours,  jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible.

[165] XXII.

Connaissance générale de l'homme.

LA première chose qui s'offre à l'homme, quand il regarde, c'est son corps,  c'est à dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour  comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au  dessus de lui, et tout ce qui est au dessous, afin de reconnaître ses justes  bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui  l'environnent. Qu'il contemple la nature dans sa haute et pleine majesté. Qu'il  considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer  l'univers. Que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que  cet astre décrit. Et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui même n'est qu'un  point très délicat, à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le  firmament embrassent. Mais [166] si notre vue s'arrête là, que l'imagination  passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout  ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de  la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau  enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité  des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est par tout, la  circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de  la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.


Que l'homme estant revenu à soi, considère ce qu'il est, au prix de ce qui  est. Qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que  de ce que lui paraîtra ce petit cachot, où il se trouve logé, c'est‑à‑dire ce  monde visible, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi‑  même son juste prix.

Qu'est‑ce qu'un homme dans [167] l'infini ? Qui le peut comprendre ? Mais  pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce  qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre  dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des  jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines,  des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces  gouttes. Que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses  conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui  de notre discours. Il pensera peut‑être, que c'est là l'extrême petitesse de la  nature. Je veux lui peindre non seulement l'univers visible, mais encore tout ce  qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de  cet atome imperceptible. Qu'il y voie un infinité de mondes, dont chacun a son  firmament, ses planètes, sa terre, en la même [168] proportion que le monde  visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il  retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la  même chose, sans fin et sans repos. qu'il se perde dans ces merveilles aussi  étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car, qui  n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers,  imperceptible lui‑même dans le sein du tout, soi maintenant un colosse, un  monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut  arriver ?

Que si considérera de la sorte, s'effrayera sans doute, de se voir comme  suspendu dans la masse que la nature lui a donné entre ces deux abîmes de  l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de  ces merveilles ; et je croix que sa curiosité se changeant en admiration, il  sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec  présomption. [169]

Car enfin, qu'est‑ce l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini,  un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment  éloigné des deux extrêmes ; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il  est tiré, que de l'infini où il est englouti.

Son intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que  son corps dans l'étendue de la nature ; et tout ce qu'elle peut faire est  d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel  d'en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et  portées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L'auteur de  ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire.


Cet état qui tient le milieu entre les extrêmes. Trop de bruit nous assourdit  ; trop de lumière nous éblouit ; trop de distance, é trop de proximité [170]  empêchent la vue ; trop de longueur, et trop de breveté obscurcissent un  discours ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances déplaisent. Nous ne  sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous  sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les  souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieilles empêchent l'esprit ; trop et  trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d'instruction  l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n'étaient pas  ; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui resserre nos connaissances en de  certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et  d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains  et flottants entre l'ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller  plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se [171] dérobe, et  fuit d'une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C'est nôtre condition  naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du  désir d'approfondir tout, et d'édifier une tour, qui s'élève jusqu'à l'infini.  Mais tout notre édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

[171] XXIII.

Grandeur de l'homme.

JE puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds ; et je le concevrais  même sans teste; si l'expérience ne m'apprenait que c'est par là qu'il pense.  C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne le peut  concevoir.

[§] Qu'est‑ce qui sent du plaisir en nous ? Est‑ce la main ? Est‑ce le bras ?  Est‑ce la chair ? Est‑ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose  d'immatériel.

[§] L'homme est si grand, que sa grandeur parois même en ce qu'il [172] se  connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est  être misérable, que de se connaître misérable ; mais c'est aussi être grand, que  de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur.  Ce sont misères de grand Seigneur, misères d'un Roi dépossédé.

[§] Qui se trouve malheureux de n'être pas Roi, sinon un Roi dépossédé ?  Trouverait‑on Paul Émile malheureux de n'être plus consul ? Au contraire tout le  monde trouvait qu'il était heureux de l'avoir été ; parce que sa condition  n'était pas de l'être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n'être  plus Roi, parce que sa condition était de l'être toujours, qu'on trouvait  étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une  bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un oeil ? On ne s'est peut  être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux ; mais on est  inconsolable de n'en avoir qu'un. [173]


[§] Nous avons un si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons  souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme : et toute  la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande  marque de leur misère, et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur  excellence. Car quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé et  commodité essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est dans  l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque  avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux, s'il n'est placé aussi  avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde :  rien ne le peut détourner de ce désir ; et c'est la qualité la plus ineffaçable  du coeur de l'homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui  les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux  mêmes par leur [174] propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute  leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la  raison ne les convainc de sa bassesse.

[§] L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un  roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une  vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait,  l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il  meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut  nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser.  voilà le principe de la morale.

[§] Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux  bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir  sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser  ignorer l'un et l'autre. [175] Mais il est très avantageux de lui représenter  l'un et l'autre.

[§] Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime ; car il a en lui une  nature capable de bien ; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y  sont. Qu'il se méprise parce que cette capacité est vide ; mais qu'il ne méprise  pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse ; qu'il s'aime : il a en  lui la capacité de connaître la vérité, et d'être heureux ; mais il n'a point de  vérité ou constante ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l'homme à désirer  d'en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la suivre où il la trouvera  ; et sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions, je  voudrais qu'il haït en soi la concupiscence qui la détermine d'elle même ; afin  qu'elle ne l'aveuglât point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point  quand il aura choisi.

[176] XXIV.


Vanité de l'homme.

NOUS ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre  propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire ;  et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à  embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si  nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous  empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être  d'imagination : nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et  nous serions volontiers poltrons, pour acquérir la réputation d'être vaillants.  Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un  sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait  pour conserver son honneur, celui‑là serait infâme. [177]

[§] La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on  l'attache, même à la mort, on l'aime.

[§] L'orgueil contrepèse toutes nos misères. Car, ou il les cache, ou s'il  les découvre, il se glorifie de les connaître.

[§] L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au lieu de nos misères  et de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu'on en  parle.

[§] La vanité est si ancrée dans le coeur de l'homme, qu'un goujat, un  marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les  Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir  la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de  l'avoir lu ; et moi qui écris ceci, j'ai peut‑être cette envie ; et peut être  que ceux qui le liront l'auront aussi.

[§] Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, et qui nous  tiennent à la gorge, nous avons [178] un instinct que nous ne pouvons réprimer,  qui nous élève.

[§] Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la  terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes  si vains, que l'estime qui nous environnent nous amuse et nous contente.


[§] La chose la plus important à la vie c'est le choix d'un métier. Le hasard  en dispose. La coutume fait les maçons, [179] les soldats, les couvreurs. C'est  un excellent couvreur, dit‑on ; et en parlant des soldats, ils sont bien fous,  dit‑on. Et les autres au contraire ; il n'y a rien de grand que la guerre, le  reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces  métiers, et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la  vertu, et l'on haït l'imprudence. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche que dans  l'application : et la force de la coutume est si grande, que des pays entiers  sont tous de maçons, d'autres tous de soldats. Sans doute que la nature n'est  pas si uniforme. C'est donc la coutume qui fait cela, et qui entraîne la nature.  Mais quelque fois aussi la nature la surmonte, et retient l'homme dans son  instinct, malgré toute la coutume bonne ou mauvaise.

[§] La curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour  en parler. On ne voyagerait pas sur la mer pour le seul plaisir de voir, sans  espérance de s'en entretenir jamais avec personne.

[§] On ne se soucie pas d'être estimé dans les villes où l'on ne fait que  passer ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s'en soucie. Combien  de temps faut‑il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

[§] Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

[§] Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme  trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé [180] pour  l'arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui  ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si  vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans  réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse.  Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est  agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par  l'avenir, et pensons à disposer les choses pour un temps où nous n'avons aucune  assurance d'arriver.

Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toûjours occupée au passé et à  l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce  n'est que pour en prendre des lumières, pour disposer l'avenir. Le présent n'est  jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est  notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; [181]  et nous disposant toûjours à être heureux, il est indubitable que nous ne le  serons jamais, si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut  jouir en cette vie.

[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire  des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité manque d'y faire  réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. Et  tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut  défendre.

[§] Cromwell allait ravager toute la Chrétienté : la famille Royale était  perdue, et la sienne à jamais puissante ; sans un petit grain de sable qui se  mit dans son urètre. Rome même allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier,  qui n'était rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille  abaissé, et le Roi rétabli.


[182] XXV.

Faiblesse de l'homme.

CE qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa  faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition ; non pas parce  qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si  chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à  toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c'est sa faute, et non  pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait  beaucoup de ces gens là au monde ; afin de montrer que l'homme est bien capable  des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas  dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et qu'il est au contraire dans la  sagesse naturelle.

[§] La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne  la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. [183]

[§] Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieil, de même.  Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut  trouver la vérité.

Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est  encore tout prévenu. Si trop longtemps après, on n'y entre plus.

Il n'y a qu'un point indivisible, qui soit le véritable lieu de voir les  tableaux. Les autres sont trop prés, trop loins, trop hauts, trop bas. La  perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la  morale qui l'assignera.

[§] Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion, est  d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Car elle serait règle  infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais estant le  plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même  caractère le vrai et le faux.


Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler  [184] et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi  dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses  sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien  ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une  satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par  imagination se plaisant tout autrement en eux mêmes que les prudents ne se  peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils  disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et  cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des  écoutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de  même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ;  à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L'une les  comble de gloire, l'autre les couvre de honte.

Qui dispense la réputation ? Qui [185] donne le respect et la vénération aux  personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion ? Combien toutes les  richesses de la terre sont elles insuffisantes sans son contentement ?

L'opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, et le bonheur,  qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont  je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione  Regina del mundo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal s'il y en a.

[§] On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité,  en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la  Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession.  Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice  qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au  delà.

[§] L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en  fondant jusques dans leur source, pour y faire remarquer le défaut [186]  d'autorité et de justice. Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et  primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour  tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste  l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les  grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des  coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois  pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.

[§] Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne  faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au dessous un précipice, quoique sa  raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en  sauraient soutenir la pensée sans pâtir et suer. Je ne veux pas rapporter tous  les effets. Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats,  l'écrasement d'un charbon emportent la raison hors des gonds ?

[§] Ne diriez‑vous pas que ce [187] Magistrat dont la vieillesse vénérable  impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime,  et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter aux vaines  circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez‑le entrer  dans la place où il doit rendre la justice. La voilà prêt à ouïr avec une  gravité exemplaire. Si l'Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné  une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que le barbier l'ait mal rasé,  et que le hasard l'ait encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du  Magistrat.


[§] L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne  soit sujet a être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui.  Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le  bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas  bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le  rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez [188] qu'il puisse trouver la  vérité, chassez cet animal qui tient la raison en échec, et trouble cette  puissante intelligence qui gouverne les villes et les Royaumes.

[§] Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous  gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne  doute point que les petites n'y fassent impression à proportion.

Notre propre intérêts est encore un merveilleux instrument pour nous crever  agréablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet,  combien un Avocat bien payé par avance trouve‑t‑il plus juste la cause qu'il  plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui pour ne  pas tomber dans cet amour propre ont esté les plus injustes du monde à  contre‑biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur  faire recommander par leurs proches parents.

[§] La justice et la vérité sont [189] deux pointes si subtiles, que nos  instruments sont trop émoussez pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils  en écachent la pointe, et appuient tout au tour, plus sur le faux que sur le  vrai.

[§] Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les  charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes  des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur  enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles.

Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a  principe quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne  fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens.  Parce, dit‑on, que vous avez crû dés l'enfance qu'un coffre était vide lorsque  vous n'y voyiez rien, vous avez crû le vide possible : c'est une illusion de vos  sens fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres  disent au [190] contraire : parce qu'on vous a dit dans l'école, qu'il n'y a  point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement  avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre  première nature. Qui a donc trompé, les sens ou l'instruction ?

[§] toutes les occupations des hommes sont a avoir du bien ; et le titre par  lequel ils le possèdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont  fait les lois. Ils n'ont aussi aucune force pour le posséder sûrement : mille  accidents le leur ravissent. il en est de même de la science : la maladie nous  l'ôte.


[§] L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ineffaçables sans la  grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l'abuse. Les deux principes de  vérité, la raison, et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité,  s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses  apparences : et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle  à leur tour : elle [191] s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les  sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à  l'envi.

[§] Qu'est‑ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ?  Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leur pères, comme la  chasse dans les animaux.

Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par  expérience. Et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la  coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est  donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature,  qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est‑elle pas naturelle ? J'ai  bien peur que cette nature, ne soit elle‑même qu'une première coutume, comme la  coutume est une seconde nature.

[192] XXVI.

Misère de l'homme.

Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la  misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l'agitation  perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.

L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle  sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu  de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en  ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse  disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort, et l'embarrasse si  étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable  d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de  s'oublier soi‑même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans  [193] réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser.


C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout  ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet  pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se  sentir soi même, et d'éviter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le  dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l'attention que l'on ferait  sur soi même durant ce temps‑là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente.  Elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la  contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses  extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans  cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir, et  d'être avec soi.

On charge les hommes dés l'enfance du soin de leur honneur, de leurs biens,  et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les  accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les  charge d'affaires : on leur fait entendre, qu'ils ne sauraient être heureux,  s'ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune,  leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis soient en bon état,  et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur  donne des charges et des affaires qui les font tracasser dés la pointe du jour.  Voilà, direz‑vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait‑on  faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu'on pourrait  faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient,  et ils penseraient à eux même ; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi  après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils  tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous  entiers, et les dérobe à eux mêmes.

C'est pourquoi quand je me suis [195] mis à considérer les diverses  agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent à la Cour, à  la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent  tant de querelles, de passions, et d'entreprises périlleuses et funestes ; j'ai  souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en  repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait  demeurer chez soi, n'en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d'une  place : et si on ne cherchait simplement qu'à vivre, on aurait peu de besoin de  ces occupations si dangereuses.

Mais quand j'y ai regardé de plus prés, j'ai trouvé que cet éloignement que  les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux‑mêmes, vient d'une cause bien  effective, c'est‑à‑dire du malheur naturel de notre condition faible et  mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous  empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il  est vrai que c'est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier  l'homme avec soi‑même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de  soi‑même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus  agréables à plusieurs, que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est‑ce  pas en arrêtant l'homme dans lui même qu'elle produit tous ces effets  merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soumettant dans le  sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui l'en doit  entièrement délivrer.


Mais pour tous ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en  eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos et de  se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui  n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien  que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit,  il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi même un amas de  misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu'il est incapable de  remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les  biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui  qu'on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu'on  le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le  soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l'avenir  : et si on ne l'occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est‑elle pas assez grande d'elle même, pour rendre celui  qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est ? Faudra‑t‑il encore le  divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c'est  rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue [198] de ses misères  domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en  sera‑t‑il de même d'un Roi ? Et sera‑t‑il plus heureux en s'attachant à ces  vains amusements, qu'à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant  pourrait‑on donner à son esprit ? Ne serait‑ce pas faire tort à sa joie,  d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer  adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation  de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'épreuve ; qu'on  laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans  l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l'on verra, qu'un Roi  qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre.  Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des  personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le  divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199]  loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point  de vide. C'est à dire, qu'ils sont environnés de personnes, qui ont un soin  merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi  ; sachant qu'il sera malheureux, tout Roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges,  d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez y garde. Qu'est‑ce autre chose d'être Surintendant, Chancelier,  premier Président, que d'avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous  côtés, pour ne leur laisser par une heure en la journée où ils puissent penser à  eux mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les renvoie à leurs  maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les  assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que  personne ne les empêche plus de songer à eux. [200]


De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux  autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait en  effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni  qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au  jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert.  Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre  malheureuse condition qu'on recherche ; mais c'est le tracas qui nous détourne  d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que  la prison est un supplice si horrible ; et qu'il y a si peu de personnes qui  soient capables de souffrir la solitude.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux  qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements  des hommes, connaissent bien à la vérité une partie [201] de leurs misères ; car  c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses,  et si méprisables : mais ils n'en connaissent pas le fonds qui leur rend ces  misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéries de cette misères  intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi‑même.  Ce lièvre qu'ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la  chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu'ils cherchent  avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas,  et de plus vain ; s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y  pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en même temps  qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les  détourne de la vue d'eux‑mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un  objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne  répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent [202] pas eux mêmes. Un  Gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble dans  la chasse : il dira, que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres  choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque  chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l'on  avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l'on ne  pense pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le  repos ; et l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement  et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle.  Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première  nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n'est en effet que dans le  repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus,  qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, [203] qui les porte à tendre  au repos par l'agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils  n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils  envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques  obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou  l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se  verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorité privée ne  laisserait pas de sortir du fonds du coeur, où il a ses racines naturelles, et  de remplir l'esprit de son venin.


C'est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du  repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il serait  mieux d'avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans  l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de  grandes difficultés, et qui n'était guère [204] plus raisonnable que le dessein  de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait que l'homme se pût contenter de  soi même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son coeur  d'espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait être heureux ni  devant ni après avoir conquis le monde. Et peut‑être que la vie molle que lui  conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que  l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il méditait.

On doit donc reconnaître, que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait  même sans aucune cause étrangère d'ennui par le propre état de sa condition  naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille  causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De  sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il  se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il  s'afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont [205]  infiniment moins raisonnables que son ennui.

[§] D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui  accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus  maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un  cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas  davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut  gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux  pendant ce temps‑là, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de  la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui  lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des  objets bas et ridicules, indignes de son application. C'est une joie de malade  et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son  dérèglement. C'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange  [206] que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les  divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du  sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que  l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume, avec  tant d'application d'esprit, et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le  lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joue qu'un autre. Voilà la source de  leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux  savants qu'ils ont résolu une question d'Algèbre qui ne l'avait pu être jusques  ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite  d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les  autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus  sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité : et ceux là  sont les plus sots de [207] la bande, puis qu'ils le sont avec connaissance ; au  lieu qu'on peut penser des autres, qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient  cette connaissance.


[§] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose,  qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut  gagner tous chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut‑être, que  c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse  jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas  l'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion  l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui même, en  s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui  donnât à condition de ne point jouer ; et qu'il se forme un objet de passion,  qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208]  seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c'est à dire qu'ils ont pour  objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d'occuper l'esprit  de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il  n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité  d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu'en nous causant  une misère plus réelle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche  principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le  temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à  chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous  trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

[§] Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont  avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont  pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une [209] consolation  bien misérable, puis qu'elle vas non pas à guérir le mal, mais à le cacher  simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense  pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de  l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en  quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute  chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement  qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce  qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l'un  et l'autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de  l'homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout,  et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur  qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans  les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il [210]  n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

XXVII.

Pensées sur les miracles.

IL faut juger de la doctrine par les miracles : il faut juger des miracles  par la doctrine. La doctrine discerne les miracles : et les miracles discernent  la doctrine. Tout cela est vrai ; mais cela ne se contredit pas.


[§] Il y a des miracles qui sont des preuves certaines de la vérité ; et il y  en a qui ne sont pas des preuves certaines de la vérité ; et il y en a qui ne  sont pas des preuves certaines de vérité. Il faut une marque pour les connaître  ; autrement ils seraient inutiles. Or ils ne sont pas inutiles, et sont au  contraire fondements.

Il faut donc que la règle qu'on nous donne soit telle, qu'elle ne détruise  pas la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui est la fin  principale des miracles.

[§] S'il n'y avait point de miracles joints à la fausseté, il y aurait  certitude. [211] S'il n'y avait point de règle pour les discerner, les miracles  seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire.

Moïse en a donné une, qui est lorsque le miracle mène à l'idolâtrie (Deut.  13. 1. 2. 3. etc.) ; et que JÉSUS‑CHRIST une : Celui, dit‑il, qui fait des  miracles en mon nom, ne peut à l'heure même mal parler de moi (Matt. 7. 38.).  D'où il s'ensuit que quiconque se déclare ouvertement contre JÉSUS‑CHRIST ne  peut faire de miracles en son nom. Ainsi s'il en fait, ce n'est point au nom de  JÉSUS‑CHRIST, et il ne doit point être écouté. Voilà les occasions d'exclusion à  la foi des miracles marquées. Il ne faut pas y donner d'autres exclusions. Dans  l'ancien Testament, quand on vous détournera de Dieu. Dans le nouveau, quand on  vous détournera de JÉSUS‑CHRIST.

D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut ou se soumettre, ou avoir  d'étranges marques du contraire. Il faut voir si celui qui le fait nie un Dieu,  ou JÉSUS‑CHRIST.

[§] Toute Religion est fausse, qui [212] dans sa foi n'adore pas un Dieu  comme principe de toutes choses, et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu  comme objet de toutes choses.

Toute Religion qui ne reconnaît pas maintenant JÉSUS‑CHRIST est notoirement  fausse, et les miracles ne lui peuvent de rien servir.

[§] Les Juifs avaient une doctrine de Dieu, comme nous en avons une de  JÉSUS‑CHRIST, et confirmée par miracle, et défense de croire à tous faiseurs de  miracles qui leur enseigneraient une doctrine contraire, et de plus ordre de  recourir aux grands Prêtres, et de s'en tenir à eux. Et ainsi toutes les raisons  que nous avons pour refuser de croire les faiseurs de miracles, il semble qu'ils  les avaient à l'égard de JÉSUS‑CHRIST et des Apôtres.

Cependant il est certain, qu'ils étaient très coupables de refuser de les  croire à cause de leurs miracles puisque Jésus‑Christ dit, qu'ils n'eussent pas  esté coupables, s'ils n'eussent point vu ses miracles ; [213] Si opera non  fecissem in eis qua nemo alius fecit, peccatum non haberent. Si je n'avais fait  parmi eux des oeuvres que jamais aucun autre n'a faites, ils n'auraient point de  péché (Iean. 25. 24.).


Il s'ensuit donc, qu'il jugeait que ses miracles étaient des preuves  certaines de ce qu'il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de le  croire. Et en effet c'est particulièrement les miracles qui rendaient les Juifs  coupables dans leur incrédulité. Car les preuves qu'on eût pu tirer de  l'Écriture pendant la vie de JÉSUS‑CHRIST n'auraient pas esté démonstratives. On  y voit par exemple que Moïse a dit, qu'un Prophète viendrait ; mais cela  n'aurait pas prouvé que JÉSUS‑CHRIST fût ce Prophète, et c'était toute la  question. Ces passages faisaient voir qu'il pouvait être le Messie, et cela avec  ses miracles devait déterminer à croire qu'il l'était effectivement.

[§] Les prophéties seules ne pouvaient pas prouver JÉSUS‑CHRIST pendant sa  vie. Et ainsi on n'eût pas esté coupable de ne pas croire [214] en lui avant sa  mort, si les miracles n'eussent pas esté décisifs. Donc les miracles suffisent  quand on ne voit pas que la doctrine soit contraire, et on y doit croire.

[§] JÉSUS‑CHRIST a prouvé qu'il était le Messie, en vérifiant plutôt sa  doctrine et sa mission par ses miracles que par l'Écriture et par les  prophéties.

C'est par les miracles que Nicodème reconnaît que sa doctrine est de Dieu :  Scimus quia à Deo venisti, Magister ; nemo enim potest hæc signa facere quæ tu  facis, nisi fuerit Deus cum eo (Iean. 32.). Il ne juge pas des miracles par la  doctrine, mais de la doctrine par les miracles.

Aussi quand même la doctrine serait suspecte comme celle de JÉSUS‑ CHRIST  pouvait l'être à Nicodème, à cause qu'elle semblait détruire les traditions des  Pharisiens, s'il y a des miracles clairs et évidents du même côté, il faut que  l'évidence du miracle l'emporte sur ce qu'il y pourrait avoir de difficulté de  la part de la doctrine ; [215] ce qui est fondé sur ce principe immobile, que  Dieu ne peut induire en erreur.

Il y a un devoir réciproque entre Dieu et les hommes. Accusez moi, dit Dieu  dans Isaïe (Isa. 18.). Et en un autre endroit : Qu'ai‑je dû faire à ma vigne,  que je ne lui aie fait ? (ibid. 5. 42.)

Les hommes doivent à Dieu de recevoir la Religion qu'il leur envoie. Dieu  doit aux hommes de ne les pas induire en erreur.

Or ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient  une fausse doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens  commun, et si un plus grand faiseur de miracles n'avait déjà averti de ne les  pas croire.


Ainsi s'il y avait division dans l'Église, et que les Ariens, par exemple,  qui se disaient fondez sur l'Écriture comme les Catholiques, eussent fait des  miracles, et non les Catholiques, on eût esté induit en erreur. Car comme un  homme qui nous annonces les secrets de Dieu n'est pas digne d'être crû sur son  [216] autorité privée ; aussi un homme qui pour marque de la communication qu'il  a avec Dieu ressuscite les morts, prédit l'avenir, transporte les Montaignes,  guérit les maladies, mérite d'être crû, et on est impie si on ne s'y rend ; à  moins qu'il ne soit démenti par quelque autre qui fasse encore de plus grands  miracles.

Mais n'est‑il pas dit que Dieu nous tente ? Et ainsi ne nous peut‑il pas  tenter par des miracles qui semblent porter à la fausseté ?

Il y a bien de la différence entre tenter et induire en erreur. Dieu tente ;  mais il n'induit pas en erreur. Tenter c'est procurer les occasions qui  n'imposent point de nécessité. Induire en erreur c'est mettre l'homme dans la  nécessité de conclure, et suivre une fausseté. C'est ce que Dieu ne peut faire,  et ce qu'il ferait néanmoins, s'il permettait que dans une question obscure il  se fît des miracles du côté de la fausseté.

On doit conclure delà, qu'il est impossible qu'un homme cachant sa [217]  mauvaise doctrine, et n'en faisant paraître qu'une bonne, et se disant conforme  à Dieu et à l'Église, fasse des miracles, pour couler insensiblement une  doctrine fausse et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu, qui  connaît les coeurs, fasse miracles en faveur d'une personne de cette sorte.

[§] Il y a bien de la différence entre n'être pas pour JÉSUS‑CHRIST et le  dire ; ou n'être pas pour JÉSUS‑CHRIST et feindre d'en être. Les premiers  pourraient peut‑être faire des miracles, non les autres ; car il est clair des  uns, qu'ils font contre la vérité, non des autres ; et ainsi les miracles sont  plus clairs.

Les miracles discernent donc aux choses douteuses, entre les peuples Juif, et  Païens ; Juif, et Chrétien : Catholique, hérétique ; calomniez, calomniateurs ;  entre les trois croix.

C'est ce que l'on a vu dans tous les combats de la vérité contre l'erreur,  d'Abel contre Caïn, de Moïse contre les magiciens de Pharaon, d'Élie contre les  faux Prophètes, de [218] JÉSUS‑CHRIST contre les Pharisiens, de Saint Paul  contre Barjesus, des Apôtres contre les Exorcistes, des Chrétiens contre les  infidèles, des Catholiques contre les hérétiques. Et c'est ce qui se verra aussi  dans le combat d'Élie et d'Énoch contre l'Antechrist. Toujours le vrai prévaut  en miracles.

Enfin jamais en la contention du vrai Dieu, ou de la vérité de la Religion,  il n'est arrivé de miracle du côté de l'erreur, qu'il n'en soit aussi arrivé de  plus grand du côté de la vérité.


Par cette règle, il est clair que les Juifs étaient obligez de croire JÉSUS‑  CHRIST. JÉSUS‑CHRIST leur étaient suspects. Mais ses miracles étaient infiniment  plus clairs que les soupçons que l'on avait contre lui. Il le fallait donc  croire.

[§] Du temps de JÉSUS‑CHRIST les uns croyaient en lui ; les autres n'y  croyaient pas, à cause des prophéties qui disaient, que le Messie devait naître  en Béthléem, au lieu qu'on croyait que JÉSUS‑CHRIST, était né dans [219]  Nazareth. Mais ils devaient mieux prendre garde, s'il n'était pas né en  Béthléem. Car ses miracles estant convainquants, ces prétendues contradictions  de sa doctrine à l'Écriture, et cette obscurité ne les excusait pas, mais les  aveuglait.

[§] JÉSUS‑CHRIST guérit l'aveugle né, et fit quantité de miracles au jour du  sabbat. Par où il aveuglait les Pharisiens, qui disaient, qu'il fallait juger  des miracles par la doctrine.

Mais par la même règle qu'on devait croire JÉSUS‑CHRIST, on ne devra point  croire l'Antechrist.

JÉSUS‑CHRIST ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moise. L'Antechrist et les  faux Prophètes prédits par l'un et l'autre Testament parleront ouvertement  contre Dieu et contre JÉSUS‑CHRIST. Qui serait ennemi couvert, Dieu ne  permettrait pas qu'il fît des miracles ouvertement.

[§] Moïse a prédit JÉSUS‑CHRIST, et ordonné de le suivre. JÉSUS‑CHRIST a  prédit [220] l'Antechrist, et défendu de le suivre.

[§] Les miracles de JÉSUS‑CHRIST ne sont pas prédits par l'Antechrist. Mais  les miracles de l'Antechrist sont prédits par JÉSUS‑CHRIST. Et ainsi, si JÉSUS‑  CHRIST n'était pas le Messie il aurait bien induit en erreur, mais on n'y  saurait être induit avec raison par les miracles de l'Antechrist. Et c'est  pourquoi les miracles de l'Antechrist ne nuisent point à ceux de Jésus‑ Christ.  Aussi quand JÉSUS‑CHRIST a prédit les miracles de l'Antechrist, a‑t‑il crû  détruire la foi de ses propres miracles.

[§] Il n'y a nulle raison de croire à l'Antechrist, qui ne soit à croire en  JÉSUS‑CHRIST. Mais il y en a à croire en Jésus‑Christ qui ne sont pas à croire à  l'Antechrist.

[§] Les miracles ont servi à la fondation, et serviront à la continuation de  l'Église jusqu'à l'Antechrist, jusqu'à la fin.

C'est pourquoi Dieu afin de conserver cette preuve à son Église, ou il a  confondu les faux miracles, ou il les a prédits. Et par l'un et l'autre il [221]  s'est élevé au dessus de ce qui est surnaturel à notre égard, et nous y a élevez  nous mêmes.


Il en arrivera de même à l'avenir : ou Dieu ne permettra pas de faux  miracles, ou il en procurera de plus grands.

Car les miracles ont une telle force, qu'il a fallu que Dieu ait averti,  qu'on n'y pensât point, quand ils seraient contre lui, tout clair qu'il soit  qu'il y a un Dieu, sans quoi ils eussent esté capables de troubler.

Et ainsi tant s'en faut que ces passages du 13. chap. du Deutéronome, qui  portent, qu'il ne faut point croire ni écouter ceux qui feront des miracles, et  qui détournent du service de Dieu ; et celui de S. Marc ; Il s'élèvera de faux  Christs, et des faux Prophètes qui feront des prodiges et des choses étonnantes,  jusqu'à séduire, s'il était possibles, les élus mêmes (Marc. 13. 22.) ; et  quelques autres semblables fassent contre l'autorité des miracles, que rien n'en  marque davantage la force.

[§] Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'est le défaut de  [222] charité : Vous ne croyez pas, dit JÉSUS‑CHRIST parlant aux Juifs, parce  que vous n'estes pas de mes brebis (Ioan. 10. 26.). Ce qui fait croire les faux  c'est le défaut de charité : Eo quod caritatem veritatis non receperunt ut salvi  fierent, ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio (2.  Thess. 2. 10.).

[§] Lors que j'ai considéré d'où vient qu'on ajoute tant de foi à tant  d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remèdes, jusqu'à mettre souvent sa vie  entre leurs mains, il m'a paru que la véritable cause de cela est qu'il y a de  vrais remèdes ; car il ne serait pas possible qu'il y en eût tant de faux, et  qu'on y donnât tant de créance, s'il n'y en avait de véritables. Si jamais il  n'y en avait eu, et que tous les maux eussent esté incurables, il est impossible  que les hommes se fussent imaginez qu'il en pourraient donner ; et encore plus  que tant d'autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantez d'en avoir.  De même que si un homme se vantait d'empêcher de mourir, personne ne le  croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple [223] de cela. Mais comme il y a eu  quantité de remèdes qui se sont trouvez véritables par la connaissance même des  plus grands hommes, la créance des hommes s'est pliée par là ; parce que la  chose ne pouvant être niée en général, puis qu'il y a des effets particuliers  qui sont véritablement, le peuple qui ne peut pas discerner lesquels d'entre ces  effets particuliers sont les véritables, les croit tous. De même ce qui fait  qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a de vrais, comme  le flux de la mer.


Ainsi il me paraît aussi évidemment qu'il n'y a tant de faux miracles, de  fausses révélations, de sortilèges, etc. que parce qu'il y en a de vrais ; ni de  fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Car s'il n'y avait  jamais eu rien de tout cela, il est comme impossible, que les hommes se le  fussent imaginé, et encore plus que tant d'autres l'eussent crû. Mais comme il y  a eu de très grandes choses véritables, et qu'ainsi elles ont esté crues par de  grands hommes, cette impression a esté cause que presque [224] tout le monde  s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et ainsi au lieu de conclure,  qu'il n'y a point de vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, il faux dire au  contraire, qu'il y a des vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il  n'y en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais ; et qu'il n'y a de  même de fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Cela vient de  ce que l'esprit de l'homme se trouvant plié de ce côté là par la vérité, devient  susceptible par là de toutes les faussetés.

[§] Il est dit : croyez à l'Église ; mais il n'est pas dit : croyez aux  miracles ; à cause que le dernier est naturel, et non pas le premier. L'un avait  besoin de précepte, non pas l'autre.

[§] Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups  extraordinaires, qu'on doit bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort  du secret de la nature qui le couvre, que pour exciter notre foi à le servir  avec d'autant plus d'ardeur [225] que nous le connaissons avec plus de  certitude.

Si Dieu se découvrait continuellement, il n'y aurait point de mérite à le  croire ; et s'il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se  cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu'il veut engager dans son  service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la  vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude, loin de la  vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature, qui nous le  couvre, jusques à l'incarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru, il s'est  encore plus caché en se couvrant de l'humanité. Il était bien plus  reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s'est rendu  visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit à ses  Apôtres, de demeurer avec les hommes jusqu'à son dernier avènement, il a choisi  d'y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, savoir sous  les [226] espèces de l'Eucharistie. C'est ce Sacrement que S. Jean appelle dans  l'Apocalypse une manne cachée [N. D. C. Apoc. 2,17] ; et je crois qu'Isaïe le  voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie : véritablement tu es  un Dieu caché [N. D. C.. Is. 45, 15]. C'est là le dernier secret où il peut  être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a esté pénétré par plusieurs  infidèles, qui, comme dit S. Paul, ont reconnu un Dieu invisible, par la nature  visible [N. D. C.. Rom. 1, 20]. Beaucoup de Chrétiens hérétiques l'ont connu à  travers son humanité, et adorent JÉSUS‑CHRIST Dieu et homme. Mais pour nous,  nous devons nous estimer heureux de ce que Dieu nous éclaire jusques à la  reconnaître sous les espèces du pain et du vin.


On peut ajouter à ces considérations le secret de l'Esprit de Dieu caché  encore dans l'Écriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le  mystique ; et les Juifs s'arrêtant à l'un, ne pensent pas seulement qu'il y en  ait un autre, et ne songent pas à le chercher. De même que les impies voyant les  effets naturels, les [227] attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un  autre auteur. Et comme les Juifs voyant un homme parfait en JÉSUS‑CHRIST, n'ont  pas pensé à y chercher un autre homme : Nous n'avons pas pensé que ce fût lui,  dit encore Isaïe [N. D. C.. Is. 53, 3]. Et de même enfin que les hérétiques  voyant les apparences parfaites de pain dans l'Eucharistie ne pensent pas à y  chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystère. Toutes  choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrétiens doivent le reconnaître  en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens éternels où elles  conduisent. Les joies temporelles couvrent les maux éternels qu'elles causent.  Prions Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout ; et rendons lui des  grâces infinies, de ce que s'estant caché en toutes choses pour tant d'autres,  il s'est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous.

[228]

XXVIII.

Pensées Chrétiennes.

LES impies qui s'abandonnent aveuglément à leurs passions sans connaître  Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vérifient par eux‑ mêmes ce  fondement de la foi qu'ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans  la corruption. Et les Juifs qui combattent si opiniâtrement la Religion  Chrétienne, vérifient encore cet autre fondement de cette même foi qu'ils  attaquent, qui est que JÉSUS‑CHRIST est le véritable Messie, et qu'il est venu  racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misère où ils  étaient ; tant par l'état où l'on les voit aujourd'hui et qui se trouve prédit  dans les prophéties, que par ces mêmes prophéties qu'ils portent, et qu'ils  conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnaître le  Messie. Ainsi les preuves de la corruption des [229] hommes, et de la rédemption  de JÉSUS‑CHRIST, qui sont les deux principales vérités du Christianisme, se  tirent des impies qui vivent dans l'indifférence de la Religion, et des Juifs  qui en sont les ennemis irréconciliables.

[§] La dignité de l'homme consistait dans son innocence à dominer sur les  créatures, et à en user ; mais aujourd'hui elle consiste à s'en séparer, et à  s'y assujettir.

[§] Il y a un grand nombre de vérités, et de foi, et de morale, qui semblent  répugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.

La source de toutes les hérésies est l'exclusion de quelques unes de ces  vérités. Et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est  l'ignorance de quelques unes de nos vérités.

Et d'ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités  opposées, et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils  s'attachent [230] à l'une, et ils excluent l'autre.

Les Nestoriens voulaient qu'il y eût deux personnes en JÉSUS‑CHRIST, parce  qu'il y a deux natures : et les Eutychiens au contraire, qu'il n'y eût qu'une  nature parce qu'il n'y a qu'une personne. Les Catholiques sont Orthodoxes, parce  qu'ils joignent ensemble les deux vérités de deux natures et d'une seule  personne.


Nous croyons que la substance du pain étant changée en celle du corps de  notre Seigneur JÉSUS‑CHRIST, il est présent réellement au S. Sacrement. Voilà  une des vérités. Une autre est, que ce Sacrement est aussi une figure de la  croix, et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi Catholique  qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées.

L'hérésie d'aujourd'hui ne concevant pas que ce Sacrement contient tout  ensemble et la présence de JÉSUS‑CHRIST, et sa figure, et qu'il soit sacrifice,  et commémoration de sacrifice, croit qu'on ne peut [231] admettre l'une de ces  vérités, sans exclure l'autre.

Par cette raison ils s'attachent à ce point, que ce Sacrement est figuratif ;  et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette  vérité ; et de là vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des  Pères qui le disent. Enfin ils nient la présence réelle ; et en cela ils sont  hérétiques.

C'est pourquoi le plus court moyen pour empêcher les hérésies, est  d'instruire de toutes les vérités : et le plus sûr moyen de les réfuter, est de  les déclarer toutes.

[§] La grâce sera toujours dans le monde, et aussi dans la nature. Il y aura  toujours des Pélagiens, et toujours des Catholiques ; parce que la première  naissance fait les uns, et que la seconde naissance fait les autres.

[§] C'est l'Église qui mérite avec JÉSUS‑CHRIST qui en est inséparable la  conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la véritable Religion. Et ce sont  ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées.  [232]

[§] Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps.  Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient  plus à JÉSUS‑CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les austérités, et toutes  les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l'Église, et de la communion du chef de  l'Église qui est le Pape.

[§] Ce sera une des confusions des damnés, de voir qu'il seront condamnés par  leur propre raison, par laquelle ils ont prétendu condamner la Religion  Chrétienne.

[§] Il faut juger de ce qui est bon ou mauvais, par la volonté de Dieu qui ne  peut être ni injuste ni aveugle, et non pas par la notre propre, qui est  toujours pleine de malice et d'erreur.


[§] JÉSUS CHRIST a donné dans l'Évangile cette marque pour reconnaître ceux  qui ont la foi, qui est qu'ils parleront un langage nouveau. Et en effet le  renouvellement des pensées et des désires cause celui des discours. Car ces  nouveautés qui ne [233] peuvent déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui  peut plaire, sont différentes des nouveautés de la terre, en ce que les choses  du monde quelques nouvelles qu'elles soient vieillissent en durant, au lieu que  cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage. Notre vieil  homme périt, dit Saint Paul, et se renouvelle de jour en jour [N. D. C. Col. 3,  9 ‑ 10], et il ne sera parfaitement nouveau que dans l'éternité, où l'on  chantera sans cesse ce Cantique nouveau dont parle David dans ses Psaumes [N. D.  C. Ps 149], c'est‑à‑dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de la charité.

[§] Quand Saint Pierre et les Apôtres délibèrent d'abolir la circoncision, où  il s'agissait d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les  Prophètes, mais simplement la réception du Saint Esprit en la personne des  incirconcis. Ils jugent plus sûr que Dieu approuve ceux qu'il remplit de son  Esprit, que non pas qu'il faille observer la loi. Ils savaient que la fin de la  loi n'était que le S. Esprit ; et qu'ainsi puisqu'on [234] l'avait bien sans  circoncision, elle n'était pas nécessaire.

[§] Deux lois suffisent pour régler toute la République Chrétienne, mieux que  toutes les lois politiques, l'amour de Dieu, et celui du prochain.

[§] La Religion est proportionnée à toute sorte d'esprits. Le commun des  hommes s'arrête à l'état et à l'établissement où elle est : et cette Religion  est telle, que son seul établissement est suffisant pour en prouver la vérité.  Les autres vont jusqu'aux Apôtres. Les plus instruits vont jusqu'aux  commencement du monde. Les Anges la voient encore mieux, et de plus loin ; car  ils la voient en Dieu même.

[§] Ceux à qui Dieu a donné la Religion par sentiments du coeur sont bien  heureux, et bien persuadés. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la  leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui  même dans le coeur, sans quoi la foi est inutile pour le salut. [235]

[§] Dieu pour se réserver à lui seul le droit de nous instruire, et pour nous  rendre la difficulté de notre être inintelligible, nous en a caché le noeud si  haut, ou pour mieux dire si bas, que nous étions incapables d'y arriver. De  sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raison mais par la simple  soumission de la raison que nous pouvons véritablement nous connaître.


[§] Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être  étrangement forts en raison. Que disent‑ils donc ? Ne voyons nous pas,  disent‑ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les  Chrétiens ? Ils ont leurs cérémonies, leurs Prophètes, leurs Docteurs, leurs  Saints, leurs Religieux comme nous etc. Cela est‑il contraire à l'Écriture ? Ne  dit‑elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en  voilà assez pour demeurer en repos. Mais si vous désirez de tout votre coeur de  la connaître, ce n'est pas assez : regardez au détail. C'en serait [236]  peut‑être assez pour une vaine question de Philosophie ; mais ici où il y va de  toutŠ Et cependant après une réflexion légère de cette sorte, on s'amusera, etc.

[§] C'est une chose horrible de sentir continuellement s'écouler tout ce  qu'on possède, et qu'on s'y puisse attacher, sans avoir envie de chercher s'il  n'y a point quelque chose de permanent.

[§] Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions :  si n pouvait y être toujours : s'il est sûr Qu'on n'y sera pas longtemps, et  incertain si on y sera une heure. Cette dernière supposition est la nôtre.

[§] Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité.  Car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous êtes perdu. Mais, dites  vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait laissé des signes de sa  volonté. Aussi a‑t‑il fait ; mais vous les négligez. Cherchez‑les du moins :  cela le vaut bien.

[§] Les Athées doivent dire des [237] choses parfaitement claires. Or il  faudrait avoir perdu le sens pour dire qu'il est parfaitement clair que l'âme  est mortelle. Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic :  mais il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle.

[§] Qui peut ne pas admirer et embrasser une Religion, qui connaît à fond ce  qu'on reconnaît d'autant plus qu'on a plus de lumière.

[§] Un homme qui découvre des preuves de la Religion Chrétienne est comme un  héritier qui trouve des titres de sa maison. Dira‑t‑il qu'ils sont faux ; et  négligera‑t‑il de les examiner ?

[§] Je ne vois pas qu'ils y ait plus de difficulté de croire la résurrection  des corps, et l'enfantement de la Vierge, que la création. Est‑il plus difficile  de reproduire un homme, que de le produire ? Et si on n'avait jamais su ce que  c'est que génération, trouverait‑on plus étrange qu'un enfant vint d'une fille  seule, que d'un homme et d'une femme ? [238]

[§] Il y a grande différence entre repos et sûreté de conscience. Rien ne  doit donner le repos que la recherche sincère de la vérité. Et rien ne peut  donner l'assurance que la vérité.


[§] Il y a deux vérités de foi également constantes : l'une, que l'homme dans  l'état de la création, ou dans celui de la grâce, est élevé au dessus de toute  la nature, rendu semblable à Dieu, et participant de la divinité : l'autre,  qu'en l'état de corruption, et du péché, il est déchu de cet état, et rendu  semblable aux bêtes. Ces deux propositions sont également fermes et certaines.  L'Écriture nous les déclare manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux :  Delicia mea, esse cum filiis, hominum (Prov. 8. 31.). Effundam  spiritum meum super omnem carnem (Ioel. 2. 28.). Dij estis. etc. (Ps.  81. 6). Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro sænum (Is. 40. 6.).  Homo comparatus est jumentis insipientibus, et similis factus est illis  (Ps. 48. 1.). Dixi in corde meo de fillis hominum, ut probaret eos Deus,  et ostenderet similes esse bestiis. etc. (Eccles. 3. 18.)

[§] On ne se détache [239] douleur. On ne sent pas son lien quand on suit  volontairement celui qui entraîne, comme dit S. Augustin. Mais quand on commence  à résister, et à marcher en s'éloignant, on souffre bien ; le lien s'étend, et  endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt  qu'à la mort. Notre Seigneur a dit, que depuis la venue de Jean Baptiste,  c'est‑à‑dire, depuis son avènement dans chaque fidèle, le Royaume de Dieu  souffre violence, et que les violents le ravissent. Avant que l'on soit touché,  on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire  en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut  faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit S. Léon, avec celui sans lequel  nous ne pouvons rien. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre tout sa  vie ; car il n'y a point ici de paix. JÉSUS‑CHRIST est venu apporter le couteau,  et non pas la paix. Mais néanmoins il faut avouer, que comme l'Écriture dit, que  la [240] sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, aussi ont peut dire que  cette guerre, qui paraît dure aux hommes, est une paix devant Dieu ; car c'est  cette paix que JÉSUS‑CHRIST a aussi apportée. Elle ne sera néanmoins parfaite,  que quand le corps sera détruit ; et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en  souffrant néanmoins de bon coeur la vie, pour l'amour de celui qui a souffert  pour nous et la vie, et la mort, et qui peut nous donner plus de biens, que nous  n'en pouvons ni demander, ni imaginer, comme dit Saint Paul.

[§] Il faut tâcher de ne s'affliger de rien, et de prendre tout ce qui  arriver pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on pèche en ne le  faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les péchés sont péchés est  seulement parce qu'ils sont contraires à la volonté de Dieu. Et ainsi l'essence  du péché, consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous connaissons en  Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous découvre sa volonté par  les événements, ce [241] serait un péché de ne s'y pas accommoder.

[§] Lorsque la vérité est abandonnée et persécutée, il semble que ce soit un  temps où le service qu'on rend à Dieu, en la défendant, lui est bien agréable.  Il veut que nous jugions de la grâce par la nature. Et ainsi il permet de  considérer, que comme un Prince chassé de son pays par ses sujets a des  tendresses extrêmes pour ceux qui lui demeurent fidèles dans la révolte publique  ; de même, il semble que Dieu considère avec une bonté particulière ceux qui  défendent la pureté de la Religion, quand elle est combattue. Mais il y a cette  différence entre les Rois de la terre, et le Roi des Rois, que les Princes ne  rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu'ils les trouvent tels ; au lieu que  Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidèles sans sa grâce, et qu'il les rend  fidèles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les Rois témoignent  d'ordinaire avoir de l'obligation à ceux qui demeurent dans le devoir et dans  leur obéissance, [242] il arrive au contraire que ceux qui subsistent dans le  service de Dieu lui en sont eux mêmes infiniment redevables.


[§] Ce ne sont ni les austérités du corps, ni les agitations du coeur qui  méritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il  faut ces deux choses pour sanctifier, peines, et plaisirs. S. Paul a dit, que  ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes  en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent ; puis qu'étant avertis  que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de  rencontrer des marques qu'ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines là  ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car  de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde, ne le font que parce  qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre, que dans ceux de  l'union avec Dieu, et que ce [243] charme victorieux les entraîne, et les  faisant repentir de leur premier choix les rend des pénitents du diable  selon la parole de Tertullien ; de même on ne quitterait jamais les plaisirs  du monde pour embrasser la croix de JÉSUS‑ CHRIST, si on ne trouvait plus de  douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement, et dans le rebut  des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il  ne faut pas croire que la vie des Chrétiens soit une vie de tristesse. On ne  quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez toujours, dit Saint  Paul, rendez grâces toujours, réjouissez vous toujours. [I Thess. 5, 16]  C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir  offensé, et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un  champ, en a une telle joie, selon JÉSUS‑CHRIST, qu'elle lui fait vendre tout ce  qu'il a pour l'acheter [cf. Mat 12, 44]. Les gens du monde ont leur tristesse,  mais ils n'ont point cette joie que le monde ne peut donner ni ôter, dit  JÉSUS‑CHRIST même. [244] Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse.  Et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres  plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui  nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous  conserver cette crainte, qui conserve et modère notre joie. Et selon qu'on se  sent trop emporter vers l'un, se pencher vers l'autre pour demeurer debout.  Souvenez vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez vous de  l'affliction dans les jours de réjouissance, dit l'Ecriture, jusqu'à ce que la  promesse que JÉSUS‑ CHRIST nous en a faite de rendre sa joie pleine en nous soit  accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas  que la piété ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La véritable  piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de  satisfactions qu'elle en remplit et l'entrée et le progrès et le couronnement.  C'est une lumière si éclatante [245] qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui  appartient. S'il y a quelque tristesse mêlée, et sur tout à l'entrée, c'est de  nous qu'elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n'est pas l'effet de la  piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Ôtons  l'impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la  dévotion, mais à nous mêmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre  correction.

[§] Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir  le regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il  n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriveront peut‑ être jamais.  Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons  user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement rapportée.  Cependant le monde est si inquiet qu'on ne pense presque jamais à la vie  présente, et à l'instant où l'on vit, mais à celui où l'on vivra. De sorte qu'on  est toujours en [246] état de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant.  Notre Seigneur n'a pas voulu que notre prévoyance s'étendit plus loin que le  jour où nous sommes. Ce sont les bornes qu'il nous faut garder et pour notre  salut, et pour notre propre repos.


[§] On se corrige quelquefois mieux par la vue du mal, que par l'exemple du  bien ; et il est bon de s'accoutumer à profiter du mal, puisqu'il est si  ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

[§] Dans le 13. chapitre de S. Marc, JÉSUS‑CHRIST fait un grand discours à  ses Apôtres sur son dernier avènement. Et comme tout ce qui arrive à l'Église  arrive aussi à chaque Chrétien en particulier, il est certain que tout ce  chapitre prédit aussi bien l'état de chaque personne qui en se convertissant  détruit le vieil homme en elle, que l'état de l'univers entier qui sera détruit  pour faire place à de nouveaux cieux et à une nouvelle terre, comme dit  l'Ecriture. La prédiction qui y est contenue de la ruine [247] du temple  réprouvé, qui figure la ruine de l'homme réprouvé, qui est en chacun de nous, et  dont il est dit, qu'il ne sera laissé pierre sur pierre, marque qu'il ne doit  être laissé aucune passion du vieil homme. Et ces effroyables guerres civiles et  domestiques représentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se  donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint. etc.

[§] Le Saint Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont  morts dans la grâce de Dieu, jusqu'à ce qu'il y paroisse visiblement dans la  résurrection : et c'est ce qui rend les reliques des Saints si dignes de  vénération. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas même dans le  sépulcre, où leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants  devant Dieu, à cause que le péché n'y est plus, au lieu qu'il y réside toujours  durant cette vie, au moins quant à sa racine ; car les fruits du péché n'y sont  pas toujours. Et cette malheureuse racine, qui en est inséparable [248] pendant  la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puis qu'ils sont  plutôt dignes d'être haïs. C'est pour cela que la mort est nécessaire pour  mortifier entièrement cette malheureuse racine ; et c'est ce qui la rend  souhaitable.

[§] Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés leurs crimes :  Seigneur, diront les uns et les autres, quand vous avons nous vu avoir  faim ? etc. (Matth. 23. 37 44.)

[§] JÉSUS‑CHRIST n'a point voulu du témoignage des démons, ni de ceux qui  n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et de Jean Baptiste.

[§] En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois ; mais cela me fait  souvenir de ma faiblesse, que j'oublie à toute heure ; ce qui Œinstruit autant  que ma pensée oubliée ; car je ne tends qu'à connaître mon néant.


[§] Les défauts de Montaigne sont grands. Ils est plein de mots sales et  déshonnêtes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l'homicide volontaire, et sur  la mort son horribles. Ils inspire une nonchalance du salut [249] sans crainte  et sans repentir. Son livre n'étant point fait pour porter à la piété, il n'y  était pas obligé ; mais on est toujours obligé de n'en pas détourner. quoi qu'on  puisse dire pour excuser ses sentiments trop libres sur plusieurs choses, on ne  saurait excuser en aucune sorte ses sentiments tout païens sur la mort ; car il  faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir Chrétiennement : or  il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre.

[§] Ce qui nous trompe en comparant ce qui s'est passé autrefois dans  l'Église à ce qui s'y voit maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde Saint  Athanase, Sainte Thérèse, et les autres Saints comme couronnés de gloire.  Présentement que le temps a éclairci les choses, cela paraît véritablement  ainsi. Mais au temps que l'on persécutait ce grand Saint, c'était un homme qui  s'appelait Athanase, et Sainte Thérèse dans le sien était une Religieuse comme  les autres. Élie était un homme [250] comme nous, et sujets aux mêmes passions  que nous, dit l'Apôtre Saint Jacques, pour désabuser les Chrétiens de cette  fausse idée qui nous fait rejeter l'exemple des Saints comme disproportionné à  notre état : c'étaient des Saints, disons nous, ce n'est pas comme nous.

[§] A ceux qui ont de la répugnance pour la Religion, il faut commencer par  leur montrer, qu'elle n'est point contraire à la raison ; ensuite qu'elle est  vénérable, et en donner le respect ; après la rendre aimable, et faire souhaiter  qu'elle fût vraie ; et puis montrer par les preuves incontestables qu'elle est  vraie ; faire voir son antiquité, et sa sainteté par sa grandeur, et par son  élévation ; et enfin qu'elle est aimable, parce qu'elle promet le vrai bien.

[§] Un mot de David, ou de Moïse, comme celui‑ci, que Dieu circoncira les  coeurs, [Deut. 30, 6] fait juger de leur esprit. que tous leurs autres  discours soient équivoques, et qu'il soit incertain s'ils sont de Philosophes,  ou de Chrétiens, un mot de cette nature [251] détermine tout le reste. Jusque là  l'ambiguïté dure, mais non pas après.

[§] De se tromper en croyant vraie la Religion Chrétienne, il n'y a pas grand  chose à perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse !

[§] Les conditions les plus aisée à vivre selon le monde sont les plus  difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire. Rien n'est si difficile selon  le monde que la vie Religieuse ; rien n'est plus facile que de la passer selon  Dieu. Rien n'est plus aisé que d'être dans une grande charge, et dans de grands  biens selon le monde ; rien n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et  sans y prendre de part et de goût.

[§] L'ancien Testament contenait les figures de la joie future, et le nouveau  contient les moyens d'y arriver. Les figures étaient de joie, les moyens sont de  pénitence. Et néanmoins l'agneau Pascal était mangé avec des laitues sauvages,  cum amaritudinibus, [Ex. 22, 8] pour marquer [252] toujours qu'on ne  pouvait trouver la joie que par l'amertume.

[§] Le mot de Galilée prononcé comme par hasard par la foule des Juifs, en  accusant JÉSUS‑CHRIST devant Pilate, donna sujet à Pilate d'envoyer JÉSUS‑  CHRIST à Hérode ; en quoi fut accompli le mystère, qu'il devait être jugé par  les Juifs et les Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de  l'accomplissement du mystère.


[§] Un homme me disait un jour, qu'il avait grande joie et confiance en  sortant de confession. Un autre me disait, qu'il était en crainte. Je pensai sur  cela que de ces deux on en ferait un bon, et que chacun manquait encore en ce  qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre.

[§] Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage, lorsqu'on est  assuré qu'il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l'Église sont de  cette nature.

[§] Comme les deux source de nos péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu  nous a découvert en lui deux [253] qualités pour les guérir, sa miséricorde, et  sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, et le propre de la  miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes oeuvres, selon ce  passage : La miséricorde de Dieu invite à pénitence [Rom. 2, 4], et cet  autre : Faisons pénitence pour voir s'il n'aurait point pitié de nous  [Jonas 3, 2]. Ainsi tant s'en faut que la miséricorde de Dieu autorise le  relâchement, qu'il n'y a rien au contraire qui le combatte davantage ; et qu'au  lieu de dire : s'il n'y avait point en Dieu de miséricorde, il faudrait faire  toute sorte d'efforts pour accomplir ses préceptes ; il faut dire au contraire,  que c'est parce qu'il y a en Dieu de la miséricorde, qu'il faut faire tout ce  qu'on peut pour les accomplir.

[§] L'histoire de l'Église doit proprement être appelée l'histoire de la  vérité.

[§] Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence  des yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi, libido sciendi, [254]  libido dominandi [cf. I Jn 2, 16]. Malheureuse la terre de malédiction que  ces trois fleuves de feu embrassent plutôt qu'ils n'arrosent. Heureux ceux qui  étant sur ces fleuves non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement  affermis ; non pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre, dont ils  ne se relèvent jamais avant la lumière, mais après s'y être reposés en paix ;  tendent la main à celui qui les doit relever, pour les faire tenir debout et  fermes dans les porches de la sainte Jérusalem, où ils n'auront plus à craindre  les attaques de l'orgueil ; et qui pleurent cependant, non pas de voir écouler  toutes les choses périssables, mais dans le souvenir de leur chère patrie, de la  Jérusalem céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de  leur exil.

[§] Un miracle, dit‑on, affermirait ma créance. On parle ainsi quand on ne le  voit pas. Les raisons qui étant vues de loin semblent borner notre vue, ne la  bornent plus quand on y est arrivé. On commence à voir au delà. Rien n'arrête la  volubilité [255] de notre esprit. Il n'y a point, dit‑on, de règle qui n'ait  quelque exception, ni de vérité si générale qui n'ait quelque face par où elle  manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous donner  prétexte d'appliquer l'exception au sujet présent, et de dire : cela n'est pas  toujours vrai ; donc il y a des cas où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à  montrer que celui‑ci en est, et il faut être bien maladroit si on n'y trouve  quelque jour.


[§] La charité n'est pas un précepte figuratif. Dire que JÉSUS‑CHRIST, qui  est venu ôter les figures, pour mettre la vérité, ne soit venu que pour mettre  la figure de la charité, et pour en ôter la réalité qui était auparavant ; cela  est horrible.

[§] Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point. On le sent en  mille choses. C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c'est  que la foi parfaite, Dieu sensible au coeur.

[§] La science des choses extérieure ne nous consolera pas de l'ignorance  [256] de la morale au temps de l'affliction ; mais la science des moeurs nous  consolera toujours de l'ignorance des choses extérieures.

[§] L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire, qu'il est un sot, il le  croit ; et à force de se le dire à soi même, on se le fait croire. Car l'homme  fait lui seul une conversation intérieure, qu'il importe de bien régler, _  corrumptunt bonos mores colloquia prava. ‑‑ [I Cor. 15, 33] Il faut se tenir en  silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu ; et ainsi on se le  persuade à soi même.

[§] Quelle différence entre un soldat et un Chartreux quant à l'obéissance ?  Car ils sont également obéissants, et dépendants, et dans des exercices  également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir le maître, et ne le  devient jamais ; car les capitaines et les Princes même sont toujours esclaves  et dépendants. Mais il espère toujours l'indépendance, et travaille toujours à y  venir ; au lieu que le Chartreux fait voeu de n'être jamais indépendant. Ils ne  diffèrent [257] pas dans la servitude perpétuelle que tous deux ont toujours ;  mais dans l'espérance que l'un a toujours, et que l'autre n'a pas.

[§] La propre volonté ne se satisferait jamais quand elle aurait tout ce  qu'elle souhaite. Mais on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Avec elle  on ne peut être que mal content ; sans elle on ne peut être que contant.

[§] Il est injuste qu'on s'attache à nous, quoiqu'on le fasse avec plaisir et  volontairement. Nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître le désir ; car  nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire.  Ne sommes nous pas prêt à mourir ? et ainsi l'objet de leur attachement  mourrait. Comme nous serions coupables de faire croire une fausseté, quoique  nous la persuadassions doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela  on nous fît plaisir ; de même nous sommes coupables, si nous nous faisons aimer,  et si nous attirons les gens à s'attacher à nous. Nous devons avertir [258] ceux  qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire,  quelque avantage qui nous en revint. De même nous les devons avertir, qu'ils ne  doivent pas s'attacher à nous : car il faut qu'ils passent leur vie à plaire à  Dieu, ou à le chercher.

[§] C'est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, et  dans les cérémonies ; mais c'est être superbe de ne vouloir pas s'y soumettre.


[§] Toutes les Religions et toutes les sectes du monde ont eu la raison  naturelle pour guide. Les seuls Chrétiens ont été astreints à prendre leurs  règles hors d'eux‑mêmes, et à s'informer de celles que JÉSUS‑CHRIST a laissées  aux anciens pour nous être transmises. Il y a des gens que cette contrainte  lasse. Ils veulent avoir, comme les autres peuples, la liberté de suivre leurs  imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les Prophètes faisaient  autrefois aux Juifs : Allez au milieu de l'Église ; informez vous des lois  que les anciens lui ont [259] laissées, et suivez ses sentiers. Ils  répondent comme les Juifs : Nous n'y marcherons pas ; nous voulons suivre les  pensées de notre coeur, et être comme les autres peuples. [I Rois 8, 20]

[§] Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, et l'inspiration.  La Religion Chrétienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais  enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue la  raison, et la coutume : au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preuves par  la raison, et s'y confirmer par la coutume ; mais elle veut qu'on s'offre par  l'humiliation aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire  effet ; ne evacuetur crux Christi. [I Cor. 1, 17]

[§] Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement, que quand on le  fait par un faux principe de conscience.

[§] Les Juifs qui ont été appelés à dompter les nations et les Rois, ont été  esclaves du péché ; et les Chrétiens dont la vocation a été à servir, et à être  sujets, sont les enfants libres. [260]

[§] Est‑ce courage à un homme mourant, d'aller dans la faiblesse, et dans  l'agonie affronter un Dieu tout puissant et éternel ?

[§] Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger.

[§] LA bonne crainte vient de la foi ; la fausse crainte vient du doute. La  bonne crainte porte à l'espérance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on espère  au Dieu que l'on croit : la mauvaise porte au désespoir, parce qu'on craint le  Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns craignent de le perdre, et les autres  de le trouver.

[§] Salomon et Job ont le mieux connu la misère de l'homme, et en ont le  mieux parlé ; l'un le plus heureux des hommes, et l'autre le plus malheureux ;  l'un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l'autre la réalité des  maux.


[§] Dieu n'entend pas que nous soumettions notre créance à lui sans raison,  et nous assujettir avec tyrannie. Mais il ne prétend pas aussi nous rendre  raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés, il [261] entend nous  faire voir clairement des marques divines en lui, qui nous convainquent de ce  qu'il est, et s'attirer l'autorité par des merveilles et des preuves que nous ne  puissions refuser, et qu'ensuite nous croyions sans hésiter les choses qu'il  nous enseigne, quand nous n'y trouverons pas d'autre raison de les refuser,  sinon que nous ne pouvons pas par nous mêmes connaître si elles sont ou non.

[§] Il n'y a que trois sortes de personnes ; les uns qui servent Dieu l'ayant  trouvé ; les autres qui s'emploient à le chercher ne l'ayant pas encore trouvé ;  et d'autres enfin qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les premiers  sont raisonnables, et heureux. Les derniers sont fous, et malheureux. Ceux du  milieu sont malheureux, et raisonnables.

[§] La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et de principes  différents qu'elle soit avoir toujours présents, qu'à toute heure elle  s'assoupit, ou elle s'égare, faute de les voir tous à la fois. Il n'en est pas  ainsi du sentiment. Il agit en un instant, et [262] toujours est prêt à agir. Il  faut donc, après avoir connu la vérité par la raison, tâcher de la sentir, et de  mettre notre foi dans le sentiment du coeur ; autrement elle sera toujours  incertaine et chancelante.

[§] Il est de l'essence de Dieu, que sa justice soit infinie aussi bien que  sa miséricorde. Cependant sa justice et sa sévérité envers les réprouvés est  encore moins étonnante que sa miséricorde envers les élus.

XXIX.

Pensées Morales.

LES sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure  ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre  extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que  les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent  dans cette même [263] ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une  ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux qui sont sortis de  l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de  cette science suffisante, et font les entendus. Ceux là troublent le monde, et  jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour  l'ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés.

[§] Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi habiles les  méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du  hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par une  pensée plus relevée. Certains zélés qui n'ont pas grande connaissance les  méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles ;  parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais  les Chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se  vont les opinions, succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière. [264]


[§] L'âme aime la main ; et la main, si elle avait une volonté, devrait  s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime. Tout amour qui va au delà est  injuste.

Qui adhæret Domino, unus spiritus est (I Cor. 6. 17.). On s'aime,  parce qu'on est membre du corps dont JÉSUS‑CHRIST est le chef. On aime JÉSUS‑  CHRIST parce qu'il est le chef du corps dont on est membre. Tout est un : l'un  est en l'autre. Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière,  jamais ils ne seraient dans leur ordre, qu'en soumettant cette volonté  particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils  sont dans le désordre et dans le malheur. Mais en ne voulant que le bien du  corps, ils font leur propre bien.

[§] La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions  purement humaines. La concupiscence fait les volontaires, la forces les  involontaires.

[§] D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux  [265] nous irrite ? C'est à cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit,  et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en  aurions plus de pitié que de colère.

Épictète demande aussi pourquoi nous ne nous fâchons pas, si on dit que nous  avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous  raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, c'est que nous  sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes  pas si assurés que nous choisissions le vrai. De sorte que n'en ayant  d'assurance, qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre  voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et  encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer  nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a  jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. [266]

[§] Le peuple a les opinions très saines ; par exemple, d'avoir choisi le  divertissement et la chasse, plutôt que la poésie : les demi‑savants s'en  moquent, et triomphent à montrer là dessus la folie du monde : mais par une  raison qu'ils ne pénètrent pas on a raison : d'avoir aussi distingué les hommes  par le dehors, comme par la naissance ou le bien. Le monde triomphe encore cela  est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable.

[§] C'est un grand avantage que la qualité, qui dés dix huit ou vingt ans met  un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à  cinquante ans. Ce sont trente ans gagnés sans peine.


[§] Il y a de certaines gens qui pour faire voir qu'on a tort de ne les pas  estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualités qui  font cas d'eux. Je voudrais leur répondre : montrez nous le mérite par où vous  avez attiré l'estime de ces personnes là, et nous vous estimerons de même. [267]

[§] Les choses qui nous tiennent le plus au coeur ne sont rien le plus  souvent ; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant  que notre imagination grossit en Montaigne. Un autre tour d'imagination nous le  fait découvrir sans peine.

[§] Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui en ôtant  le tronc s'emportent comme des branches.

[§] Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière, et étale  la raison en tout son lustre. Quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas  réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient  fière par le retour.

[§] Ce n'est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le  divertissement ; car il vient d'ailleurs, et de dehors ; et ainsi il est  dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents qui sont  les afflictions inévitables.

[§] Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : il ne faut que les [268]  appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour  défendre le bien public, et plusieurs le sont ; mais pour la Religion, peu.

[§] On ne passe point dans le monde pour se connaître envers, si l'on n'a mis  l'enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle  de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et  ne mettent guère de différence entre le métier de poète, et celui de brodeur.  Ils ne sont point appelés ni poètes ; ni géomètres ; mais ils jugent de tous  ceux là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parlait,  quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que  d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage : mais alors on s'en  souvient ; car il est également de ce caractère, qu'on ne dise point d'eux  qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise  d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est [269] donc une fausse  louange quand on dit d'un homme lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie  ; et c'est une mauvaise marque quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit  de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins. Il n'aime que ceux qui  peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira‑t‑on ; mais je n'ai que  faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la  veux faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à  tous nos besoins.


[§] Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourrait faire si  on était malade ; et quand on l'est, on prend médecine gaiement ; le mal y  résout. On n'a plus les passions et les désirs des divertissements et des  promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités  de la maladie. La nature donne alors des passions, et des désirs conformes à  l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous mêmes, et  [270] non pas la nature qui nous troublent ; parce qu'elles joignent à l'état où  nous sommes, les passions de l'état où nous ne sommes pas.

[§] Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et  d'humilité aux humbles. Aussi ceux de Pyrrhonisme et de doute sont matière  d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent de l'humilité humblement ;  peu de la chasteté chastement ; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que  mensonge, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons, et nous déguisons à nous  même.

[§] Diseur de bons mots, mauvais caractère.

Le mot de MOI dont l'auteur se sert dans la pensée suivante, ne  signifie que l'amour propre. C'est un terme dont il avait accoutumé de se servir  avec quelques uns de ses amis. [N. D. E.]

[§] Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se  contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout,  direz vous ; car en agissant [271] comme nous faisons obligeamment pour tout le  monde, on n'a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le  moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu'il  est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot  le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu'ils se fait le  centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il le veut asservir ; car  chaque moi est l'ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres.  Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice ; et ainsi vous ne le  rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le rendez  aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous  demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

[§] Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa  perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée  : tel qu'était Épaminondas, qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême  bénignité ; car autrement [272] ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre  pas sa grandeur, pour être dans une extrémité ; mais bien en touchant les deux à  la fois, et remplissant tout l'entre‑deux. Mais peut‑être que ce n'est qu'un  soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est  jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au  moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue.

[§] Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous  divertir d'y penser.


[§] J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites :  mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand  j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui  sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant, que  les autres en les ignorant ; et que je leur ai pardonné de ne s'y point  appliquer. Mais j'ai crû trouver au [273] moins bien des compagnons dans l'étude  de l'homme, puis que c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a  encore moins qui l'étudient que la Géométrie.

[§] Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence ; comme en  un vaisseau. Quand tous vont vers le dérèglement, nul ne semble y aller. Qui  s'arrête, fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe.

[§] Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu'il se  trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie  ordinairement de ce coté‑là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela,  parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il manquait seulement à voir  tous les côtés. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir ; et peut‑être que  cela vient de ce que naturellement l'esprit ne se peut tromper dans le côté  qu'il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. [274]

[§] La vertu d'un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce  qu'il fait d'ordinaire.

[§] Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes  passions. Mais les uns sont au haut de la roue, et les autres prés du centre, et  ainsi moins agités par les mêmes mouvements.

[§] On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a trouvées  soi‑même, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

[§] Quoique les personnes n'aient point d'intérêts à ce qu'ils disent, il ne  faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent point ; car il y a des gens  qui mentent simplement pour mentir.

[§] L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents, que  celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas  aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que  lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand  on se [275] voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend  pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout,  par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au  reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et  séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la  tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont  tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre, et parce cette extrémité  ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.


[§] C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir  les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait‑ on  voir, sinon la fin de la victoire ? Et dés qu'elle est arrivée, on en est saoul.  Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans  les disputes le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée,  point du tout. Pour [276] la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir  naissant de la dispute. De même dans les passions, il y a du plaisir à en voir  deux contraires se heurter ; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que  brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.  Ainsi dans la comédie les scènes contentes sans crainte ne valent rein, ni les  extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.

[§] On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout  le reste ; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne  se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

[§] Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ; et cela non pas en  passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais  par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal ; car de dire  des sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en  dire à dessein, c'est ce qui [277] n'est pas supportable, et d'en dire de telles  que celles là.

[§] Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre,  que ce sont aux qui s'éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme  ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le  langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le  port règle ceux qui sont dans un vaisseau. Mais où trouverons nous ce point dans  la morale ?

[§] Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence ; au contraire,  on est bien aise de pouvoir rendre ce témoignage d'humanité, et s'attirer la  réputation de tendresse, sans qu'il en coûte rien : ainsi ce n'est pas grand  chose.

[§] Qui aurait eu l'amitié du Roi d'Angleterre, du Roi de Pologne, et de la  Reine de Suède, aurait‑il crû pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde.

[§] Les choses ont diverses qualités, et l'âme diverses inclinations ; car  [278] rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais  simplement à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois  d'une même chose.

[§] Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une  chose, qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal, ce que mille  choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui aurait trouvé le secret de se  réjouir du bien sans être touché du mal contraire, aurait trouvé le point.


[§] Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits, et de pieux,  dont chacun doit régner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois ;  et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l'un de l'autre  ; car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s'entendent pas ; et leur faute  est de vouloir régner par tout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne  fait rien au royaume des savants : elle n'est maîtresse que des actions  extérieures.

[§] Ferox gens nullam esse vitam [279] sine armis putat [Tite Live,  XXXIV, 17]. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux que  la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'amour  paraît si fort et si naturel.

[§] Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans  corrompre son jugement par la manière de la lui proposer ! Si on dit : je le  trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou  l'on l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ; car alors il juge selon  ce qu'il est, c'est à dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres  circonstances, dont on n'est pas auteur l'auront disposé ; si ce n'est que ce  silence ne fasse aussi son effet selon le tour et l'interprétation qu'il sera en  humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage et du ton de  la voix : tant il est aisé de démontrer un jugement de son assiette naturelle,  ou plutôt tant il y a peu de ferme et de stable.

[§] Les Platoniciens, et même Épictète et ses sectateurs croient [280] que  Dieu est seul digne d'être aimé, et admiré ; et cependant ils ont désiré d'être  aimés et admirés des hommes. Ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils se  sentent portés à l'aimer et à l'adorer, et qu'ils y trouvent leur principale  joie, qu'ils s'estiment bons à la bonne heure. Mais s'ils y sentent de la  répugnance ; s'ils n'ont aucune pente qu'à se vouloir établir dans l'estime des  hommes ; et que pour toute perfection ils fassent seulement que sans forcer les  hommes ils leurs fassent trouver leur bonheur à les aimer ; je dirai que cette  perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n'ont pas désiré  uniquement que les hommes l'aimassent : ils ont voulu que les hommes  s'arrêtassent à eux : ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire des  hommes.

[§] Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que  par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à  l'autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se  battre sur cela. Il [281] a quatre laquais, et je n'en ai qu'un. Cela est  visible ; il n'y a qu'à compter ; c'est à moi de céder ; et je suis un sot si je  le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des  biens.

[§] Le temps amortit les afflictions et les querelles ; parce qu'on change,  et qu'on devient comme un autre personne. Ni l'offensant, ni l'offensé ne sont  plus les mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverrait après  deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.


[§] Il est indubitable que l'âme est mortelle, ou immortelle. Cela doit  mettre une différence entière dans la morale. Et cependant les Philosophes ont  conduit la morale indépendamment de cela. Quel étrange aveuglement !

[§] Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie  en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour  jamais.

[282]

XXX.

Pensées sur la mort, qui ont été extraites d'une lettre écrite par Monsieur  Pascal sur le sujet de la mort de Monsieur son Père.

Quand nous sommes dans l'afflictions à cause de la mort de quelque personne  pour qui nous avions de l'affection, ou pour quelque autre malheur qui nous  arrive, nous ne devons pas chercher de la consolation dans nous‑mêmes, ni dans  les hommes, ni dans tout ce qui est créé ; mais nous la devons chercher en Dieu  seul. Et la raison en est que toutes les créatures ne sont pas la première cause  des accidents que nous appelons maux, mais que la providence de Dieu en étant  l'unique et véritable cause, l'arbitre et la souveraine, il est indubitable  qu'il faut recourir directement à la source, et remonter jusques à l'origine  pour [283] trouver un solide allégement. Que si nous suivons ce précepte, et que  nous considérions cette mort qui nous afflige, non pas comme un effet du hasard  ni comme une nécessité fatale de la nature, ni comme le jouet des éléments et  des parties qui composent l'homme (car Dieu n'a pas abandonné ses élus au  caprice du hasard) mais comme une suite inévitable, juste, et sainte d'un arrêts  de la providence de Dieu, pour être exécuté dans la plénitude de son temps ; et  enfin que tout ce qui est arrivé a été de tout temps présent et préordonné en  Dieu : si, dis‑je, par un transport de grâce nous regardons cet accident, non  dans lui même et hors de Dieu, mais hors de lui même, et dans la volonté même de  Dieu, dans la justice de son arrêts, dans l'ordre de sa providence qui en est la  véritable cause, sans qui il ne fût pas arrivé, par qui seule il est arrivé, et  de la manière dont il est arrivé, nous adorerons dans un humble silence la  hauteur impénétrable de ses secrets : nous [284] vénérerons la sainteté de ses  arrêts : nous bénirons la conduite de sa providence : et unissant notre volonté  à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose  qu'il a voulue en nous, et pour nous de toute éternité.

[§] Il n'y a de consolation qu'en la vérité seule. Il est sans doute que  Sénèque et Socrate n'ont rien qui nous puisse persuader et consoler dans ces  occasions. Ils ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le  premier ; ils ont tous pris la mort comme naturelle à l'homme ; et tous les  discours qu'ils ont fondés sur ce faux principe sont si vains et si peu solides,  qu'ils ne servent qu'à montrer par leur inutilité, combien l'homme en général  est faible, puisque les plus hautes productions de plus grands d'entre les  hommes sont si basses et si puériles.


Il n'en est pas de même de JÉSUS‑CHRIST : il n'en est pas ainsi des livres  Canoniques. La vérité y est découverte, et la consolation y est jointe aussi  infailliblement qu'elle est [285] infailliblement séparée de l'erreur.  Considérons donc la mort dans la vérité que le Saint Esprit nous a apprise. Nous  avons cet admirable avantage de connaître que véritablement et effectivement la  mort est une peine du péché, imposée à l'homme, pour expier son crime ;  nécessaire à l'homme, pour le purger du péché ; que c'est la seule qui peut  délivrer l'âme de la concupiscence des membres, sans laquelle les Saints ne  vivent point en ce monde. Nous savons que la vie et la vie des Chrétiens est un  sacrifice continuel, qui ne peut être achevé que par la mort : nous savons que  JÉSUS‑CHRIST entrant au monde s'est considéré et s'est offert à Dieu comme un  holocauste et une véritable victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa  résurrection, son ascension, sa séance éternelle à la droite de son Père, et sa  présence dans l'eucharistie ne sont qu'un seul et unique sacrifice : nous savons  que ce qui est arrivé en JÉSUS‑CHRIST doit arriver en tous ses membres. [286]

Considérons donc la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie  ne fassent d'impression dans l'esprit des Chrétiens qu'à proportion qu'ils  interrompent ou qu'ils accomplissent ce sacrifice. n'appelons mal que ce qui  rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ; et sur cette règle examinons  la nature de la mort.

Pour cela il faut recourir à la personne de JÉSUS‑CHRIST ; car comme Dieu ne  considère les hommes que par le médiateur JÉSUS‑CHRIST, les hommes aussi ne  devraient regarder ni les autres, ni eux mêmes que médiatement par JÉSUS‑CHRIST.

Si nous ne passons par ce milieu nous ne trouvons en nous que de véritables  malheurs, ou des plaisirs abominables ; mais si nous considérons toutes choses  en JÉSUS‑CHRIST, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute  édification.

Considérons donc la mort en JÉSUS‑CHRIST, et non pas sans [287] JÉSUS‑  CHRIST. Sans JÉSUS‑CHRIST elle est horrible, elle est détestable, et l'horreur  de la nature. En JÉSUS‑CHRIST elle est tout autre : elle est aimable, sainte, et  la joie du fidèle. Tout est doux en JÉSUS‑CHRIST jusqu'à la mort ; et c'est  pourquoi il a souffert, et est mort pour sanctifier la mort et les souffrances ;  et comme Dieu et comme homme il a été tout ce qu'il y a de grand, et tout ce  qu'il y a d'abject ; afin de sanctifier en soi toutes choses excepté le péché,  et pour être le modèle de toutes les conditions.


Pour considère ce que c'est que la mort et la mort en JÉSUS‑CHRIST, il faut  voir quel rang elle tient dans son sacrifice continuel et sans interruption, et  pour cela remarquer que dans les sacrifices la principale partie est la mort de  l'hostie. L'oblation, et la sanctification qui précèdent son des dispositions ;  mais l'accomplissement est la mort, dans laquelle, par l'anéantissement de la  vie, la créature rend à Dieu tout l'hommage dont elle est capable en  s'anéantissant [288] devant les yeux de sa Majété et en adorant la souveraine  existence, qui existe seule essentiellement. Il est vrai qu'il y a encore une  autre partie après la mort de l'hostie, sans laquelle sa mort est inutile ;  c'est l'acceptation que Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans  l'Écriture : et odoratus est dominus odorem suavitatis, (Gen. 8. 11.) et  Dieu a reçu l'odeur du sacrifice. C'est véritablement celle‑là qui couronne  l'oblation ; mais elle est plutôt une action de Dieu vers la créature, que de la  créature vers Dieu, et elle n'empêche pas que la dernière action de la créature  ne soit la mort.

Toutes ces choses ont été accomplies en JÉSUS‑CHRIST, en entrant au monde. Il  s'est offert : obtulit semet ipsum per Spiritum Sanctum. (Hebr. 9. 14.)  Ingrediens mundum dixit : ecce venio : in capite libri scriptum est de me, ut  faciem, Deus, voluntatem tuam. (Hebr. 10. 5. 7.) Il s'est offert lui même  par le Saint Esprit. Entrant dans le monde, il a dit : Seigneur, les sacrifices  ne vous sont point [289] agréables ; mais vous m'avez formé un corps. Alors j'ai  dit : me voici ; je viens selon qu'il est écrit de moi dans le livre, pour  faire, mon Dieu, votre volonté ; (Ps. 39. [ : ]) Voilà son oblation. Sa  sanctification a suivi immédiatement son oblation. Ce sacrifice a duré toute sa  vie, et a été accompli par sa mort. Il a fallu qu'il ait passé par les  souffrances, pour entrer en sa gloire : (Luc. 24. 26.) et quoiqu'il fût  fils de Dieu, il a fallu qu'il ait appris l'obéissance. (Hebr. 5. 8.)  Mais aux jours de sa chair ayant offert avec un grand cri et avec larmes ses  prières et ses supplications à celui qui le pouvait tirer de la mort, il a été  exaucé selon son humble respect pour son Père ; ( Ibid. ) et Dieu l'a  ressuscité, et il lui a envoyé sa gloire figurée autrefois par le feu du ciel  qui tombait sur les victimes, pour brûler et consumer son corps, et le faire  vivre de la vie de la gloire. C'est ce que JÉSUS‑CHRIST a obtenu, et qui a été  accompli par sa résurrection.

Ainsi ce sacrifice étant parfait par la mort de JÉSUS‑CHRIST, et [290]  consommé même en son corps par sa résurrection, où l'image de la chair du péché,  a été absorbée par la gloire, JÉSUS‑CHRIST avait tout achevé de sa part ; et il  ne restait plus sinon que le sacrifice fût accepté de Dieu, et que comme la  fumée s'élevait, et portait l'odeur au trône de Dieu, aussi JÉSUS‑CHRIST fût en  cet état d'immolation parfaite offert, porté, et reçu au trône de Dieu même : et  c'est ce qui a été accompli en l'ascension, en laquelle il est monté et par sa  propre force et par la force de son Saint Esprit qui l'environnait de toutes  parts. Il a été enlevé ; comme la fumée des victimes qui est la figure de  JÉSUS‑CHRIST était portée en haut par l'air qui soutenait qui est la figure du  Saint Esprit : et les Actes des Apôtres nous marquent expressément qu'il fût  reçu au ciel, pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a été  accepté, et reçu dans le sein de Dieu.

Voilà l'état des choses en notre souverain Seigneur. Considérons les [291] en  nous maintenant. Lors que nous entrons dans l'Église qui est le monde des  fidèles et particulièrement des élus, où JÉSUS‑CHRIST entra dés le moment de son  incarnation par un privilège particulier au fils unique de Dieu, nous somme  offerts et sanctifiés. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit à la  mort, dans laquelle l'âme quittant véritablement tous les vices et l'amour de la  terre dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie, elle achève son  immolation et est reçue dans le sein de Dieu.


Ne nous affligeons donc pas de la mort des fidèles, comme les Païens qui  n'ont point d'espérance. Nous ne les avons pas perdus au moment de leur mort.  Nous les avions perdus pour ainsi dire dés qu'ils étaient entrés dans l'Église  par le baptême. Dès lors ils étaient à dieu : leurs actions ne regardaient le  monde que pour Dieu. Dans leur mort ils se sont entièrement détachés des péchés  ; et c'est en ce moment qu'ils ont été [292] reçus de Dieu, et que leur  sacrifice a reçu son accomplissement et son couronnement.

Ils ont fait ce qu'ils avaient voué : ils ont achevé l'oeuvre que Dieu leur  avait donné à faire : ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils avaient  été créés. La volonté de Dieu s'est accomplie en eux ; et leur volonté est  absorbée en Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce que Dieu a uni ; et  étouffons ou modérons par l'intelligence de la vérité les sentiments de la  nature corrompue et déçue, qui n'a que de fausses images, et qui trouble par ses  illusions la sainteté des sentiments que la vérité de l'Évangile nous doit  donner.

Ne considérons donc plus la mort comme des Païens, mais comme des Chrétiens,  c'est à dire avec l'espérance, comme Saint Paul l'ordonne, puisque c'est le  privilège spécial des Chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne  infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple  [293] inviolable et éternel du Saint Esprit, comme la foi nous l'apprend.

Car nous savons que les corps des Saints sont habités par le Saint Esprit  jusques à la résurrection qui se fera par la vertu de cet Esprit qui réside en  eux pour cet effet. C'est le sentiment des Pères. C'est pour cette raison que  nous honorons les reliques des morts : et c'est sur ce vrai principe que l'on  donnait autrefois l'Eucharistie dans la bouche des morts ; parce que comme on  savait qu'ils étaient le temple du Saint Esprit, on croyait qu'ils méritaient  d'être aussi unis à ce Saint Sacrement. Mais l'Église a changé cette coutume,  non pas qu'elle croie que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison,  que l'Eucharistie étant le pain de vie et des vivants, il ne doit pas être donné  aux morts.

Ne considérons plus fidèles qui sont morts en la grâce de Dieu comme ayant  cessé de vivre, quoique la nature le suggère ; mais comme commençant à vivre,  comme la vérité l'assure. Ne considérons plus [294] leurs âmes comme péries et  réduites au néant, mais comme vivifiées et unies au souverain vivant : et  corrigeons ainsi par l'attention à ces vérités les sentiments d'erreurs qui sont  si empreints en nous mêmes, et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à  l'homme.

[§] Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi  même ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est à dire  sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi même serait fini et  rapportant à Dieu.

L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais il ne pouvait pas  ne point s'aimer sans péché.


Depuis, le péché originel étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces  amours ; et l'amour pour soi même étant rété seul dans cette grande âme capable  d'un amour infini, cet amour propre s'est étendu et débordé dans le vide que  l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s'est aimé seul, et [295] toutes choses  pour soi, c'est à dire infiniment.

Voilà l'origine de l'amour propre. Il étaient naturel à Adam, et juste en son  innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré ensuite de son péché.  Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès.

Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres.  L'application en est aisée à faire au sujet de l'horreur que nous avons de la  mort. Cette horreur était naturelle et juste dans Adam innocent ; parce que sa  vie étant très agréable à Dieu, elle devait être agréable à l'homme : et la mort  eût été horrible, parce qu'elle eût fini une vie conforme à la volonté de Dieu.  Depuis, l'homme ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme  ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu.

Ce changement ayant infecté une si sainte vie, l'amour de la vie est  néanmoins demeuré ; et l'horreur [296] de la mort étant rétée pareille, ce qui  était juste en Adam est injuste en nous.

Voilà l'origine de l'horreur de la mort, et la cause de sa défectuosité.

Éclairons donc l'erreur de la nature par la lumière de la foi.

L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est en l'état d'innocence ; parce  qu'elle n'eût pu entrer dans le Paradis qu'en finissant une vie toute pure. Il  était juste de la haïr quand elle n'eût pu arriver qu'en séparant une âme sainte  d'un corps saint : mais il est juste de l'aimer quand elle sépare une âme sainte  d'un corps impur. Il était juste de la fuir, quand elle eût rompu la paix entre  l'âme et le corps ; mais non pas quand elle en calme la dissension  irréconciliable. Enfin quand elle eût affligé un corps innocent, quand elle eût  ôté au corps la liberté d'honorer Dieu, quand elle eût séparé de l'âme un corps  soumis et coopérateur à ses volontés, quand elle eût fini tous les biens dont  l'homme est capable, il était juste de l'abhorrer ; mais quand elle finit une  vie [297] impure, quand elle ôte au corps la liberté de pécher, quand elle  délivre l'âme d'un rebelle très puissant et contredisant tous les motifs de son  salut, il est très injuste d'en conserver les mêmes sentiments.

Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie,  puisque nous l'avons reçu de Dieu ; mais que ce soit pour la même vie pour  laquelle Dieu nous l'a donné, et non pas pour un objet contraire.


Et en consentant à l'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, et que  JÉSUS‑CHRIST même à eu pour la sienne, portons‑nous à haïr une vie contraire à  celle que JÉSUS‑CHRIST a aimée, et n'appréhender que la mort que JÉSUS‑CHRIST a  appréhendée, qui arrive à un corps agréable à Dieu ; mais non pas à craindre une  mort, qui punissant un corps coupable et purgeant un corps vicieux, nous doit  donner des sentiments tout contraires, si nous avons un peu de foi, d'espérance,  et de charité.

C'est un des grands principes du Christianisme, que tout ce qui est [298]  arrivé à JÉSUS‑CHRIST doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque  Chrétien : que comme JÉSUS‑CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est  ressuscité d'une nouvelle vie, et est monté au ciel, où il est assis à la droite  de Dieu son Père ; ainsi le corps et l'âme doivent souffrir, mourir,  ressusciter, et monter au ciel.

Toutes ces choses s'accomplissent dans l'âme durant cette vie, mais non dans  le corps.

L'âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême. L'âme  ressuscite à une nouvelle vie dans ces sacrements. Et enfin l'Âme quitte la  terre et monte au ciel en menant une vie céleste, ce qui fait dire à Saint Paul,  Conversatio nostra in cælis est. [Philip. 3, 20]

Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie, mais les mêmes  choses s'y passent ensuite.

Car à la mort le corps meurt à sa vie mortelle : au Jugement il ressuscitera  à une nouvelle vie : après le Jugement il montera au ciel, et y demeurera  éternellement. [299]

Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l'âme, mais en différents  temps, et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'âme sont  accomplis, c'est à dire après la mort : de sorte que la mort est le couronnement  de la béatitude de l'âme et le commencement de la béatitude du corps.

Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des âmes :  et Saint Augustin nous apprend sur ce sujet, que Dieu en a disposé de la sorte,  de peur que si le corps de l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le  baptême, on ne fût entré dans l'obéissance de l'Évangile que par l'amour de la  vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l'on tend  à l'immortalité par les ombres de la mort. [cf. s. Aug. Cité de Dieu, XIII, 4]


[§] Il n'est pas juste que nous soyons sans ressentiment et sans douleur dans  les afflictions et les accidents fâcheux qui nous arrivent comme des Anges qui  n'ont aucune sentiment de la nature : il n'est pas juste aussi que nous soyons  sans consolation comme des [300] Païens qui n'ont aucun sentiment de la grâce :  mais il est juste que nous soyons affligés et consolés comme Chrétiens, et que  la consolation de la grâce l'emporte par dessus les sentiments de la nature ;  afin que la grâce soit non seulement en nous, mais victorieuse en nous ;  qu'ainsi en sanctifiant le nom de notre Père, sa volonté devienne la nôtre ; que  sa grâce règne et domine sur la nature ; et que nos afflictions soient comme la  matière d'un sacrifice que sa grâce consomme et anéantisse pour la gloire de  Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et préviennent les sacrifice  universel où la nature entière doit être consommée par la puissance de  JÉSUS‑CHRIST.

Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfections, puisqu'elles  serviront de matière à cet holocauste ; car c'est le but des vrais Chrétiens de  profiter de leurs propres imperfections, parce que tout coopère en bien pour les  élus.

Et si nous y prenons garde de prés nous trouverons de grands avantages [301]  pour notre édification en considérant la chose dans la vérité ; car puisqu'il  est véritable que la mort du corps n'est que l'image de celle de l'âme, et que  nous bâtissons sur ce principe, que nous avons sujet d'espérer du salut de ceux  dont nous pleurons la mort ; il est certain que si nous ne pouvons arrêter le  cours de notre tristesse et de notre déplaisir, nous en devons tirer ce profit,  que puisque la mort du corps est si terrible, qu'elle nous cause de tels  mouvements, celle de l'âme nous en devrait bien causer de plus inconsolables.  Dieu a envoyé la première à ceux que nous regrettons : nous espérons qu'il a  détourné la seconde : considérons donc la grandeur de nos maux, et que l'excès  de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie.

Il n'y a rien qui la puisse modérer sinon la crainte que leurs âmes ne  languissent pour quelque temps dans les peines qui sont destinées à urger le  reste des péchés de cette vie : et c'est pour fléchir la colère de Dieu sur eux  [302] que nous devons soigneusement nous employer.

La prière et les sacrifices sont un souverain remède à leurs peines. Mais une  des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les  choses qu'ils nous ordonneraient s'ils étaient encore au monde, et de nous  mettre pour eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent.

Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte, puisque  ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous : et comme  les hérésiarques sont punis en l'autre vie des péchés auxquels ils ont engagé  leurs sectateurs dans lesquels leur venin vit encore ; ainsi les morts sont  récompensés outre leur propre mérité pour ceux auxquels ils ont donné suite par  leurs conseils et leur exemple.

[§] L'homme est assurément trop infirme pour pouvoir juger sainement de la  suite des choses futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par  des prévoyantes [303] indiscrètes et téméraires. Remettons nous à Dieu pour la  conduite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas dominant en nous.

Saint Augustin nous apprend, qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Ève,  et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l'Ève est l'appétit  concupiscible, et l'Adam est la raison. [cf. s. Aug. De Gn ctr Man, II, 20]


La nature nous tente continuellement : l'appétit concupiscible désire souvent  : mais le péché n'est pas achevé si la raison ne consent.

Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l'empêcher :  mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam, qu'il demeure  victorieux, que JÉSUS‑CHRIST en soit vainqueur, et qu'il éternellement en nous.

XXXI.

Pensées diverses.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus [304] d'hommes  originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

[§] On peut avoir le sens droit, et n'aller pas également à toutes choses ;  car il y en a qui l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent  dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes. Les  autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes.  Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de  principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande  pénétration qui puisse y aller ; et ceux là ne seraient peut être pas grands  géomètres ; parce que la Géométrie comprend un grand nombre de principes, et  qu'une nature d'esprit peut être telle, qu'elle ne puisse pénétrer jusqu'au  fond, et quelle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits, l'un de pénétrer vivement et profondément  les conséquences des principes, [305] et c'est là l'esprit de justesse : l'autre  de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là  l'esprit de Géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue  d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit,  et pouvant être aussi étendu et faible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de Géométrie et l'esprit de  finesse. En l'un les principes sont palpables, mais éloignez de l'usage commun,  de sorte qu'on a peine à tourner la teste de ce côté là manque d'habitude ; mais  pour peu qu'on s'y tourne on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir  tout à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est  presque impossible qu'ils échappent.


Mais dans l'esprit de finesse les principes sont dans l'usage commun, et  devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la teste ni de se  faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue : mais il faut l'avoir  bonne ; car les principes [306] en sont si déliés et en si grand nombre, qu'il  est presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène à  l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ;  et ensuite l'esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes  connus.

Tous les géomètres seraient donc fins, s'ils avaient la vue bonne ; car ils  ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent : et les esprits  fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes  inaccoutumés de Géométrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est  qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Géométrie : mais ce  qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui  est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de  Géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes,  ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas  ainsi [307] manier. On les voit à peine : on les sent plutôt qu'on ne les voit :  on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas  d'eux‑mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un  sens bien délicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent  les démontrer par ordre comme en Géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi  les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut  tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de  raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. et ainsi il est rare que les  géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres ; à cause que les  géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent  ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes,  ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas  que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans  art ; car l'expression en passe tous les hommes, et le [308] sentiment n'en  appartient qu'à peu.

et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutumé de juger d'une seule  vue, sont si étonnez quand on leur présente des propositions où ils ne  comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des  principes stériles et qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail,  qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprit faux ne sont jamais ni  fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu  qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ;  autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les  principes bien éclaircis. et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la  patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et  d'imagination qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

[§] La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la  mort sans péril. [309]


[§] Il arrive souvent qu'on prend pour prouver certaines choses des exemples  qui sont tels, qu'on pourrait prendre ces choses pour prouver ces exemples ; ce  qui ne laisse pas de faire son effet ; car comme on croit toujours que la  difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs.  Ainsi quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière  d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle  générale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire  celle qu'on emploie à la prouver ; car quand on propose une chose à prouver,  d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et au  contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l'entend  aisément.

[§] Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte  les objets qui se présentent à eux : mais nous le supposons bien gratuitement ;  car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien [310] qu'on applique les mêmes  mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient,  par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par  les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche : et de cette  conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité  d'idée ; mais cela n'est pas absolument convainquant, quoiqu'il y ait bien à  parier pour l'affirmative.

[§] Tout notre raisonnement ce réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie  est semblable et contraire au sentiment ; semblable, parce qu'elle ne raisonne  point ; contraire, parce qu'elle est fausse : de sorte qu'il est bien difficile  de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie :  et j'en dis de même de mon côté. On aurait besoin d'une règle. La raison s'offre  ; mais elle est pliable à tous sens ; et ainsi il n'y en a point.

[§] Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle, sont à l'égard des autres, [311]  comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit :  il y a deux heures que nous sommes ici. L'autre dit : il n'y a que trois quarts  d'heure. Je regarde ma montre : je dis à l'un : vous vous ennuyez ; et à l'autre  : le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque  de ceux qui disent, que le temps me dire à moi, et que j'en juge par fantaisie :  ils ne savent pas que j'en juge par ma montre.

[§] Il y a en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas de même. C'est que le  lieu, l'assistance, etc. les échauffe, et tire de leur esprit plus qu'ils n'y  trouveraient sans cette chaleur.

[§] C'est une grand mal de suivre l'exception, au lieu de la règle. Il faut  être sévère, et contraire à l'exception. Mais néanmoins comme il est certain  qu'il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais  justement.

[§] Il est vrai en un sens de dire que tout le monde est dans [312]  l'illusion : car encore que les opinion du peuple soient saines, elles ne le  sont pas dans sa teste ; parce qu'il croit que la vérité est où elle n'est pas.  La vérité est bien dans leurs opinions ; mais non pas au point ils se le  figurent.


[§] Ceux qui sont capables d'inventer son rares : ceux qui n'inventent point  sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts. et l'on voit que  pour l'ordinaire ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent, et  qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir avoir, et  qu'ils cherchent par leurs inventions, et à traiter de mépris ceux qui  n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms  ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de  se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est ; et l'on doit se contenter  d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix.

[§] L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte  qu'à faute de vrais objets, [313] il faut qu'ils s'attachent aux faux.

[§] Plusieurs choses certaines sont contredites : plusieurs passent sans  contradiction. Ni la contradiction n'est marque de fausseté ; ni  l'incontradiction n'est marque de vérité.

[§] César était trop vieux, ce me semble, pour s'aller amuser à conquérir le  monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c'était un jeune homme qu'ils était  difficile d'arrêter : mais César devait être plus mûr.

[§] Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en  bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre  qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la  coutume fait tout. Mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient  que les effets et qui ne voient pas les causes, sont à l'égard de ceux qui  découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui  ont de l'esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont [314]  visibles seulement à l'esprit. et quoique ce soit par l'esprit que ces effets là  se voient, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les  sens corporels sont à l'égard de l'esprit.

[§] Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l'ignorance de la  vanité des plaisirs absents cause l'inconstance.


[§] Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait  peut‑être autant que les objets que nous voyons tous les jours. et si un artisan  était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est Roi, je crois  qu'il serait presque aussi heureux qu'on Roi qui rêverait toutes les nuits douze  heures durant qu'il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous  sommes poursuivis par des ennemis, et agitez par ces fantômes pénibles, et qu'on  passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on  souffrirait presque autant que se cela était véritable, et on appréhenderait le  dormir, [315] comme on appréhende le réveil, quand on craint d'entrer dans de  tels malheurs en effet. et en effet il serait à peu prés les mêmes maux que la  réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et se diversifient, ce  qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la  continuité, qui n'est pas pourtant si continue et égale, qu'elle ne change  aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage ; et  alors on dit : il me semble que je rêve : car la vie est un songe un peu moins  inconstant.

[§] Mais les Princes et les Rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas  toujours sur leurs trônes ; ils s'y ennuieraient. La grandeur a besoin d'être  quittée pour être sentie.

[§] C'est une plaisante chose à considérer de ce qu'il y a des gens dans le  monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature s'en sont  faites eux‑mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme par exemple les  voleurs, etc.

[§] Ces grands efforts d'esprit où [316] l'âme touche quelquefois, sont  choses où elle ne se tient pas. Elle y faute seulement, mais pour retomber  aussitôt.

[§] Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assuré de  lui plaire : et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien,  dans l'idée même qu'il a du bien : et c'est un bizarrerie qui déconcerte ceux  qui veulent gagner leur affection.

[§] Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme  l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les  mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir  choisir, pour se le former et ne le point gâter ; et on ne saurait faire ce  choix, si on ne l'a déjà formé, et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d'où  bien heureux sont ceux qui sortent.

[§] On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des  choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde [317] nous  surpasse visiblement. Mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses,  nous nous croyons plus capables de les posséder. et cependant il ne faut pas  moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut  infinie dans l'un et dans l'autre cas : et il me semble que qui aurait compris  les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu'à connaître  l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se  touchent, et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en  Dieu, et en Dieu seulement.

Si l'homme commençait par s'étudier lui‑même, il verrait combien il est  incapable de passer outre. Comment se pourrait‑il qu'une partie connût le tout ?  Il aspirera peut‑être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de  la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel  enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans  l'autre et sans le tout. [318]


L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu  pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour  le composer, de chaleur et d'aliments pour se nourrir, d'air pour respirer. Il  voit la lumière : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air  pour subsister. et pour connaître l'air, il faut savoir par où il a rapport à la  vie de l'homme.

La flamme ne subsiste point sans l'air. Donc pour connaître l'un il faut  connaître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes,  médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et  insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens  impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de  connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

et ce qui achève peut‑être notre [319] impuissance à connaître les choses,  c'est qu'elles sont simples en elles‑mêmes, et que nous sommes composez de deux  natures opposées et de divers genre d'âme et de corps : car il est impossible  que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. et quand on  prétendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien  davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que  de dire que la matière se puisse connaître soi‑même.

C'est cette composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous les  Philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui  n'appartient qu'aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux  corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à  leur centre, qu'ils fuient leurs destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils  ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses  qui n'appartiennent qu'aux esprits. et en parlant [320] des esprits, ils les  considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une  autre ; qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les idées des choses en nous, nous teignons des qualités  de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait à nous croire composer toutes choses d'esprit et de corps,  que ce mélange là nous serait bien compréhensible ? C'est néanmoins la chose que  l'on comprend le moins. L'homme est à lui‑même le plus prodigieux objet de la  nature ; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que  c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un  esprit. C'est là la comble de ses difficultés ; et cependant c'est son propre  être. Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non  potest, et hoc tamen homo est. [s. Aug. Cité de Dieu, XXI, 10]


[§] Lorsque dans les choses de la nature, dont la connaissance ne nous [321]  est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peut‑être  pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes ; comme  par exemple la Lune à qui on attribue les changements de temps, les progrès des  maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de l'homme que d'avoir une  curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir ; et je ne sais si ce ne  lui est point un moindre mal d'être dans l'erreur pour les choses de cette  nature, que d'être dans cette curiosité inutile.

[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire  des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, faute d'y faire  réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. et  tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut  défendre.

[§] Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c'est là ma place au  soleil : voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.  [322]

[§] L'esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le coeur  en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les  causes de l'amour : cela serait ridicule.

JÉSUS‑CHRIST, et Saint Paul ont bine plus suivi cet ordre du coeur qui est  celui de la charité que celui de l'esprit ; car leur but principal n'était pas  d'instruire, mais d'échauffer. S. Augustin de même. Cet ordre consiste  principalement à la digression sur chaque point, qui a rapport à la fin, pour la  montrer toujours.

[§] On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandes robes,  et comme des personnages toujours graves et sérieux. C'étaient d'honnêtes gens,  qui riaient comme les autres avec leurs amis. et quand ils ont fait leurs lois  et leurs traités de politique, ç'a été en se jouant, et pour se divertir.  C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus  philosophe était de vivre simplement et tranquillement.

[§] Il y en a qui masquent toute [323] la nature. Il n'y a point de Roi parmi  eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume.

[§] Quand dans un discours ont trouve des mots répétés, et qu'essayant de les  corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut  laisser ; ç'en est la marque ; et c'est là la part de l'envie qui est aveugle,  et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit ; car il  n'y a point de règle générale.

[§] Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui  font de fausses fenêtre pour la symétrie. Leur règle n'est pas de parler juste,  mais de faire des figures justes.


[§] Il y a un modèle d'agrément et de beauté, qui consiste en un certain  rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est, et la chose qui  nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson,  discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout  ce qui n'est [324] point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

[§] Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique,  et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu'on  sait bien quel est l'objet de la Géométrie, et quel est l'objet de la Médecine ;  mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On  ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter ; et à faute de  cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or,  merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon,  beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une  jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et au lieu  de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire ; parce qu'on sait  mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux  qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut‑être en cet équipage ; [325] et  il y a bien des villages où l'on la prendrait pour la Reine : et c'est pourquoi  il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village.

[§] Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans  soi‑même la vérité de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût ; et on se  sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre  de son bien, mais du nôtre ; et qu'ainsi ce bienfait nous le rend aimable ;  outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline  nécessairement le coeur à l'aimer.

[§] Il faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréable, et du réel ; mais il  faut que cet agréable soit réel.

[§] Quand on voit le style naturel, on est tout étonné, et ravi ; car on  s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont  le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous  surpris de trouver un auteur : plus poëticè quam humane locutus [326] est  [le mot est de Pétrone] Ceux là honorent bien la nature, qui lui apprennent  qu'elle peut parler de tout, et même de Théologie.

[§] Dans le discours, il ne faut point détourner l'esprit d'une chose à une  autre, si ce n'est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, et  non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on  quitte tout là : tant il est difficile de rient obtenir de l'homme que par le  plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut.

[§] L'homme aime la malignité ; mais ce n'est pas contre les malheureux, mais  contre les heureux superbes : et c'est se tromper que d'en juger autrement.


[§] L'Épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien ; parce qu'elle ne  les console pas, et ne fait que donner une point à la gloire de l'auteur. Tout  ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta.  [Horace, Épître aux Pisons, 447] Il faut plaire à ceux qui ont les  sentiments humains et tendres, et non aux âmes barbares et inhumaines. 1. C'est  ici une lettre hébraïque.

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑ FIN DU FICHIER penseesXX1 ‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑

 

 

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