LE PROCÈS

 

TABLE DES MATIÈRES

 

Chapitre 1

Arrestation de Joseph K.

Conversation avec madame Grubach, 

            puis avec mademoiselle Burstner                          4

 

Chapitre 2

            Interrogatoire                                                           41

 

Chapitre 3

Dans la salle vide

L’étudiant

            Les greffes                                                               60

 

Chapitre 4

            L’amie de mademoiselle Burstner                          89

 

Chapitre 5

            Le bourreau                                                            

 

Chapitre 6

L’oncle

            Leni                                                                         

 

Chapitre 7

L’avocat, l’industriel et le peintre

 

Chapitre 8

Monsieur Block le négociant

            K se défait de son avocat                                        

 

Chapitre 9

            À la cathédrale                                                       

 

Chapitre 10                                                       Chapitre 1

 

ARRESTATION DE JOSEPH K

CONVERSATION AVEC MADAME GRUBACH,

PUIS AVEC MADEMOISELLE BURSTNER

 

 

On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. La cuisinière de sa logeuse, Mme Grubach, qui lui apportait tous les jours son déjeuner à huit heures, ne se présenta pas ce matin-là. Ce n’était jamais arrivé. K. attendit encore un instant, regarda du fond de son oreiller la vieille femme qui habitait en face de chez lui et qui l’observait avec une curiosité surprenante, puis, affamé et étonné tout à la fois, il sonna la bonne. À ce moment on frappa à la porte et un homme entra qu’il n’avait encore jamais vu dans la maison. Ce personnage était svelte, mais solidement bâti, il portait un habit noir et collant, pourvu d’une ceinture et de toutes sortes de plis, de poches, de boucles et de boutons qui donnaient à ce vêtement une apparence particulièrement pratique sans qu’on pût cependant bien comprendre à quoi tout cela pouvait servir.

 

« Qui êtes-vous ? » demande K. en se dressant sur son séant.

 

Mais l’homme passa sur la question, comme s’il était tout naturel qu’on le prît quand il venait, et se contenta de demander de son côté :

 

« Vous avez sonné ?

 

– Anna doit me porter le déjeuner », dit K., essayant d’abord muettement de découvrir par déduction qui pouvait être ce monsieur. Mais l’autre ne s’attarda pas à se laisser examiner ; il se retourna vers la porte et l’entrouvrit pour dire à quelqu’un qui devait se trouver juste derrière :


Il veut qu’Anna lui apporte le déjeuner ! »

 

Un petit rire suivit dans la pièce voisine ; à en juger d’après le bruit, il pouvait se faire qu’il y eût là plusieurs personnes. Bien que l’étranger n’eût pu apprendre de ce rire rien qu’il ne sût auparavant, il déclara « C’est impossible » à K. sur un ton de commandement.

 

« Voilà qui est fort, répondit K. en sautant à bas de son lit pour enfiler son pantalon. Je voudrais bien voir qui sont ces gens de la pièce à côté, et comment Mme Grubach m’expliquera qu’elle puisse tolérer qu’on vienne me

déranger de la sorte. »

 

L’idée lui vint bien aussitôt qu’il n’eût pas dû parler ainsi à haute voix, car il avait l’air, en le faisant, de reconnaître en quelque sorte un droit de regard à l’étranger, mais il n’y attacha pas d’importance sur le moment. L’autre l’avait pourtant compris comme il n’aurait justement pas fallu, car il lui dit :

 

« N’aimeriez-vous pas mieux rester ici ?

 

–                Je ne veux ni rester ici ni vous entendre m’adresser la parole tant que vous ne vous serez pas présenté.

 

–                Je le faisais dans une bonne intention », dit l’étranger ; et il ouvrit spontanément la porte.

 

La pièce voisine, où K. entra plus lentement qu’il ne voulait, présentait au premier abord à peu près le même aspect que la veille. C’était le salon de Mme Grubach ; peut-être y avait-il dans cette pièce encombrée de meubles, de dentelles, de porcelaines et de photographies, un peu plus d’espace que d’ordinaire, mais on ne s’en rendait pas compte en entrant, et d’autant moins que la principale modification consistait dans la présence d’un homme assis près de la fenêtre ouverte et armé d’un livre dont il détacha son regard en voyant entrer Joseph K.

Vous auriez dû rester dans votre chambre, Franz ne vous l’a-t-il donc pas dit ?

 

–                Vous, je voudrais bien savoir ce que vous voulez », dit K. quittant des yeux sa nouvelle connaissance pour regarder sur le pas de la porte celui qu’on venait d’appeler Franz, et revenir ensuite à l’autre.

 

Par la fenêtre, on voyait la vieille femme qui était restée postée à la sienne – juste en face maintenant – avec une curiosité vraiment sénile, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer.

 

« Il faut tout de même, dit K., que Mme Grubach… »

 

Et il fit un mouvement, comme pour s’arracher aux deux hommes qui se tenaient pourtant loin de lui, et voulut continuer son chemin.

 

« Non, dit celui qui était près de la fenêtre, en jetant son livre sur une petite table et en se levant, vous n’avez pas le droit de sortir, vous êtes arrêté.

 

–                Ça m’en a tout l’air, dit K. Et pourquoi donc ? demandat-il ensuite.

 

–                Nous ne sommes pas ici pour vous le dire. Retournez dans votre chambre et attendez. La procédure est engagée, vous apprendrez tout au moment voulu. Je dépasse ma mission en vous parlant si gentiment. Mais j’espère que personne ne m’a entendu en dehors de Franz qui vous traite lui-même sur un pied d’amitié contraire à tous les règlements. Si vous continuez à avoir par la suite autant de chance qu’avec vos gardiens, vous pouvez avoir bon espoir. »

 

K. voulut s’asseoir, mais il s’aperçut alors qu’il n’y avait plus aucun siège dans la pièce, excepté la chaise près de la fenêtre.

Vous reconnaîtrez plus tard, dit Franz, combien nous vous avons dit vrai », et il s’avança sur lui suivi de son compagnon.

 

K. fut énormément surpris, surtout par le dernier, qui lui tapa à plusieurs reprises sur l’épaule. Tous deux regardèrent sa chemise de nuit et déclarèrent qu’il lui faudrait en mettre une bien plus mauvaise, mais qu’ils veilleraient avec grand soin sur cette chemise comme aussi sur tout le reste de son linge, et qu’ils le lui rendraient au cas où son affaire finirait bien.

 

« Il vaut beaucoup mieux, lui dirent-ils, nous confier vos objets à garder, car, au dépôt, il se produit souvent des fraudes et d’ailleurs on y revend tout, au bout d’un temps déterminé, sans s’inquiéter de savoir si le procès est fini. Or, on ne sait jamais, surtout ces derniers temps, combien ce genre d’affaires peut durer. Au bout du compte le dépôt vous rendrait bien le produit de la vente, mais d’abord ce ne serait pas grand-chose, car ce n’est pas la grandeur de l’offre qui décide du prix, mais celle du pot-de-vin, et puis l’expérience montre trop que ces sommes diminuent toujours avec les années en passant de main en main. »

 

K. fit à peine attention à ces discours ; il n’accordait pas grande importance au droit qu’il pouvait encore posséder sur son linge ; il lui semblait beaucoup plus urgent de se faire éclaircir sa situation ; mais, en présence de ces gens, il ne pouvait même pas réfléchir ; le ventre du second inspecteur – ce ne pouvaient être évidemment que des inspecteurs – s’aplatissait à chaque instant sur lui de la façon la plus cordiale, mais lorsqu’il levait les yeux, il découvrait une tête sèche et osseuse, armée d’un grand nez déjeté, qui n’allait pas sur ce gros corps et qui se concertait comme une personne à part avec le second inspecteur. Quels hommes étaient-ce donc là ? De quoi parlaient-ils ? À quel service appartenaient-ils ? K. vivait pourtant dans un État constitutionnel. La paix régnait partout ! Les lois étaient respectées ! Qui osait là lui tomber dessus dans sa maison ? Il avait toujours tendance


à prendre les choses légèrement, à ne croire au pire que quand il arrivait et à ne pas s’armer de précautions pour l’avenir, même alors que tout menaçait ; mais, dans le cas qui se présentait, cette attitude lui sembla déplacée ; sans doute cette scène n’était-elle qu’une plaisanterie, une grossière plaisanterie, que ses collègues de la banque avaient organisée à son intention pour des raisons qu’il ignorait – peut-être parce que c’était le jour de son trentième anniversaire – c’était possible, évidemment ; peut-être n’aurait-il qu’à éclater de rire pour que ses gardiens en fissent autant ; peut-être bien ces fameux inspecteurs n’étaient-ils que les commissionnaires du coin ; en tout cas ils leur ressemblaient ; et cependant, depuis l’instant où il avait aperçu Franz, K. était décidé à ne pas abandonner le moindre atout qu’il pût avoir contre ces hommes. Si l’on disait plus tard qu’il n’avait pas compris la plaisanterie, tant pis, ce n’était pas un gros danger ; sans être de ces gens à qui l’expérience profite toujours, il se rappelait avoir été puni par les événements, de s’être sciemment conduit avec imprudence dans certains cas, au contraire de ses amis. Cela ne se reproduirait pas, tout au moins cette fois-ci. S’il s’agissait d’une comédie, il allait la jouer lui aussi.

 

Pour le moment, il était encore libre.

 

« Permettez », dit-il, et, se glissant entre les gardiens, il entra vivement dans sa chambre.

 

« Il semble raisonnable », entendit-il dire derrière lui.

 

Aussitôt chez lui, il ouvrit brutalement les tiroirs de son secrétaire ; tout s’y trouvait dans le plus grand ordre ; mais l’émotion l’empêcha de découvrir immédiatement les pièces d’identité qu’il cherchait. Il finit par mettre la main sur un permis de bicyclette, et il allait déjà le présenter au gardien quand, se ravisant, il l’estima insuffisant et continua à chercher jusqu’à ce qu’il eût trouvé un extrait de naissance. Lorsqu’il revint dans la pièce voisine, la porte d’en face s’en ouvrait et Mme Grubach s’apprêtait à entrer. On n’aperçut d’ailleurs cette dame qu’un instant, car, à peine l’eut-elle reconnu, qu’elle s’excusa, visiblement gênée, disparut et referma la porte avec les plus grandes précautions.

 

« Entrez donc ! »

 

C’était tout ce que K. avait eu le temps de lui dire. Il restait là, planté avec ses papiers à la main au milieu de cette pièce, à regarder la porte qui ne se rouvrait pas ; un appel des gardiens le réveilla en sursaut ; ils étaient attablés devant la fenêtre ouverte, en train de manger son déjeuner.

 

« Pourquoi n’est-elle pas entrée ? demanda-t-il.

 

–  Elle n’en a pas le droit, dit le plus grand des deux gardiens. Vous savez bien que vous êtes arrêté.

 

–  Pourquoi serais-je donc arrêté ? Et de cette façon, pour comble ?

 

–  Voilà donc que vous recommencez ! dit l’inspecteur en plongeant une tartine beurrée dans le petit pot de miel.

Nous ne répondons pas à de pareilles questions.

 

–  Vous serez bien obligés d’y répondre, dit K. Voici mes papiers d’identité ; maintenant, montrez-moi les vôtres et faites-moi voir, surtout, votre mandat d’arrêt.

 

–  Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le gardien, que vous êtes long à entendre raison ! On dirait que vous ne cherchez qu’à nous irriter inutilement, nous qui, pourtant, sommes sans doute en ce moment les gens qui vous veulent le plus de bien.

 

–  Puisqu’on vous le dit » expliqua Franz, et, au lieu de porter à la bouche la tasse de café qu’il tenait à la main, il jeta sur K. un long regard peut-être très significatif, mais auquel K. ne comprit rien.

 

Il s’ensuivit un long dialogue de regards, malgré K. qui finit pourtant par exhiber ses papiers et par dire :

 

« Voici mes pièces d’identité.

 

–  Que voulez-vous que nous en fassions ? s’écria alors le grand gardien. Vous vous conduisez pis qu’un enfant. Que voulez-vous donc ? Vous figurez-vous que vous amènerez plus vite la fin de ce sacré procès en discutant avec nous, les gardiens, sur votre mandat d’arrestation et sur vos papiers d’identité ? Nous ne sommes que des employés subalternes ; nous nous connaissons à peine en papiers d’identité et nous n’avons pas autre chose à faire qu’à vous garder dix heures par jour et à toucher notre salaire pour ce travail. C’est tout ; cela ne nous empêche pas de savoir que les autorités qui nous emploient enquêtent très minutieusement sur les motifs de l’arrestation avant de délivrer le mandat. Il n’y a aucune erreur là-dedans. Les autorités que nous représentons – encore ne les connais-je que par les grades inférieurs – ne sont pas de celles qui recherchent les délits de la population, mais de celles qui, comme la loi le dit, sont « attirées », sont mises en jeu par le délit et doivent alors nous expédier, nous autres gardiens. Voilà la loi, où y aurait-il là une erreur ?

 

–  Je ne connais pas cette loi, dit K.

 

–  Vous vous en mordrez les doigts, dit le gardien.

 

–  Elle n’existe certainement que dans votre tête », répondit K.

 

Il aurait voulu trouver un moyen de se glisser dans la pensée de ses gardiens, de la retourner en sa faveur ou de la pénétrer complètement. Mais le gardien éluda toute explication en déclarant :

 

« Vous verrez bien quand vous la sentirez passer ! »

 

Franz s’en mêla :

 

« Tu vois ça, Willem, dit-il, il reconnaît qu’il ignore la loi, et il affirme en même temps qu’il n’est pas coupable !

 

–  Tu as parfaitement raison, dit l’autre, il n’y a rien à lui faire comprendre. »

 

K. ne répondit plus.

 

« Devrais-je, pensait-il, me laisser inquiéter par les bavardages de ces subalternes, puisqu’ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils ne sont pas autre chose ? En tout cas, ils parlent de sujets qu’ils ignorent complètement. Leur assurance ne peut s’expliquer que par leur bêtise. Quelques mots avec un fonctionnaire de mon niveau m’éclairciront beaucoup mieux la situation que les plus longs discours de ces deux bonshommes. »

 

Il fit un instant les cent pas dans l’espace libre de la pièce et vit la vieille femme d’en face qui avait traîné jusqu’à la fenêtre un vieillard plus vieux qu’elle encore qu’elle tenait par la taille.

 

K. sentit la nécessité de mettre fin à cette comédie :

 

« Conduisez-moi, dit-il, à votre supérieur.

 

– Quand il le demandera, pas avant, dit le gardien que l’autre avait appelé Willem. Et maintenant je vous conseille, ajouta-t-il, de retourner dans votre chambre et d’y attendre tranquillement ce qu’on décidera de vous. Ne vous épuisez pas en soucis superflus, c’est un conseil que nous vous donnons ; ramassez vos forces plutôt, car vous en aurez grand besoin. Vous ne nous avez pas traités comme notre présence le méritait, vous avez oublié que, quels que nous soyons, nous représentons, au moins maintenant, en face de vous, des hommes libres, et ce n’est pas une mince supériorité. Cependant nous sommes prêts, si vous avez de l’argent, à vous faire apporter un

petit déjeuner du café d’en face. »

 

K. ne répondit pas à cette proposition ; il resta là un moment sans rien dire. Peut-être s’il essayait d’ouvrir la porte de la pièce voisine, ou même celle du vestibule, les deux gardiens ne l’en empêcheraient-ils pas ? Peut-être fallait-il pousser les choses au pire ? Il se pouvait que ce fût la clef de la situation.

 

Mais peut-être aussi les gardiens lui mettraient-ils la main dessus s’il essayait : alors adieu la supériorité qu’il conservait tout de même sur eux à certains égards ! Aussi préféra-t-il attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement ; il revint donc dans sa chambre sans ajouter un seul mot.

 

Là, il se jeta sur son lit et prit sur la table de toilette une belle pomme qu’il avait mise de côté la veille pour son petit déjeuner. Il ne lui en restait pas d’autres, mais celuici, comme il s’en convainquit au premier coup de dent, valait beaucoup mieux que le breuvage que la faveur de ses gardiens aurait pu lui faire venir de quelque sale café de nuit. Il se sentait dispos et confiant ; à sa banque évidemment il ratait sa matinée, mais, étant donné le poste relativement supérieur qu’il occupait, on l’excuserait facilement. Devrait-il invoquer sa véritable excuse ? Il songeait à le faire. Si on ne voulait pas le croire, ce qui était assez naturel, il pourrait prendre comme témoins Mme Grubach ou les deux vieillards qui venaient maintenant de se mettre en marche pour se poster à la fenêtre en face de sa chambre. En se plaçant au point de vue de ses gardiens, K. restait étonné qu’on le renvoyât et qu’on le laissât seul dans sa chambre où il avait tant de facilités de se tuer. Mais, en même temps, il se demandait, en se plaçant à son propre point de vue, quelle raison il pourrait bien avoir de le faire. Ce ne pouvait tout de même pas être parce que ces deux hommes mangeaient son déjeuner dans la pièce voisine ! Il eût été si insensé de se suicider que, même s’il avait voulu le faire, il l’eût trouvé tellement stupide qu’il n’y serait jamais parvenu. Si ces gardiens n’avaient pas été des gens aussi visiblement bornés, on eût pu penser que c’était pour la même raison qu’ils ne voyaient pas de danger à le laisser seul. Ils pouvaient bien le regarder, si cela leur faisait plaisir ! Ils le verraient aller chercher un bon vieux schnaps qu’il conservait au fond de son petit placard, vider un verre pour remplacer son déjeuner et un second pour se donner du courage, mais par prudence seulement, pour prévoir l’improbable cas où ce courage serait nécessaire.

 

À ce moment il eut un tel sursaut d’effroi en s’entendant appeler de la pièce voisine que le verre en choqua ses dents.

 

« Le brigadier vous fait demander », lui disait-on.

 

Ce n’était que le cri qui l’avait effrayé, ce cri sec comme un ordre militaire dont il n’eut jamais cru capable le gardien Franz. Quant à l’ordre lui-même, il lui faisait plaisir ; il répondit « enfin ! » sur un ton de soulagement, ferma à clef le petit placard et se hâta d’aller dans la pièce voisine. Il trouva là les deux inspecteurs qui le chassèrent et le renvoyèrent immédiatement dans sa chambre comme si ç’eût été tout naturel.

 

« En voilà des idées, criaient-ils, vous voulez vous présenter en chemise devant le brigadier ? Il vous ferait passer à tabac, et nous aussi par la même occasion.

 

–                Laissez-moi donc tranquille, mille diables, s’écria K. repoussé déjà jusqu’à son armoire ; quand on vient me surprendre au lit, on ne peut tout de même pas s’attendre à me trouver en tenue de bal !

 

–                Nous n’y pouvons rien », dirent les inspecteurs qui devenaient presque tristes chaque fois que K. criait, ce qui le désorientait ou le ramenait un peu à la raison.

 

« Ridicules cérémonies », grommela-t-il encore, mais il prenait déjà une veste sur le dossier de sa chaise ; il la tint un instant suspendue des deux mains comme pour la soumettre au jugement des inspecteurs. Ils secouèrent la tête.

 

« Il faut une veste noire », dirent-ils.

 

Là-dessus, K. jeta sa veste sur le sol et dit, sans savoir luimême comment il l’entendait :

 

« Ce n’est pourtant pas le grand débat ! »

 

Les inspecteurs se mirent à sourire, mais maintinrent :

 

« Il faut une veste noire.

 

– Si cela doit accélérer les choses, je le veux bien », déclara K., et il ouvrit lui-même l’armoire, chercha longtemps parmi tous les habits, choisit son plus beau costume noir, une jaquette dont la coupe cintrée avait presque fait sensation parmi ses connaissances, sortit aussi une          chemise propre          et       commença   à        s’habiller soigneusement. Il pensait même, dans son for intérieur, qu’il avait accéléré les choses en faisant oublier aux inspecteurs de l’obliger à prendre un bain. Il les observa pour savoir s’ils n’allaient pas lui rappeler d’avoir à le faire, mais ils n’y songèrent naturellement pas ; en revanche, Willem n’oublia pas d’envoyer Franz au brigadier pour annoncer que K. s’habillait.

 

Quand il fut complètement vêtu, il dut traverser la pièce voisine avec Willem sur les talons pour se rendre dans la chambre suivante dont la porte était déjà ouverte à deux battants. Cette chambre, comme K. le savait bien, était occupée depuis peu de temps par une demoiselle Bürstner, dactylographe, qui se rendait de grand matin à son travail pour ne revenir que très tard et avec laquelle K. n’avait guère échangé que des bonjours au passage. La table de nuit qui se trouvait primitivement au chevet du lit avait été poussée au milieu de la chambre pour servir de bureau au brigadier qui se tenait assis derrière. Il avait croisé les jambes et posé un bras sur le dossier de la chaise.

 

Dans un coin de la chambre, trois jeunes gens regardaient les photographies de Mlle Bürstner ; elles étaient accrochées au mur sur une petite natte. Une blouse blanche pendait à la poignée de la fenêtre ouverte. En face, les deux vieillards étaient revenus voir ; ils se tenaient couchés sur l’appui, mais leur groupe s’était accru ; il y avait maintenant derrière eux un homme qui les dépassait de tout son buste ; sa chemise s’ouvrait sur sa poitrine et il tiraillait sa moustache rousse.

 

« Joseph K. ? » demanda le brigadier, peut-être simplement pour attirer sur soi les regards distraits de l’inculpé.

 

K. inclina la tête.

 

« Vous êtes sans doute fort surpris des événements de ce matin ? » demanda le brigadier en déplaçant des deux mains les quelques objets qui se trouvaient sur la petite table de nuit – la bougie, les allumettes, le livre et la boîte à ouvrage – comme si c’étaient des ustensiles dont il eût besoin pour le débat.

 

« Certainement, dit K. tout heureux de se trouver en face d’un homme raisonnable et de pouvoir parler de son affaire avec lui ; certainement, je suis surpris, mais je ne dirai pas très surpris.

 

–  Pas très surpris ? demanda le brigadier en replaçant la bougie au milieu de la petite table, et en groupant les autres choses tout autour.

 

–  Vous vous méprenez peut-être sur le sens de mes paroles, se hâta d’expliquer K. Je veux dire, – mais il s’interrompit ici pour chercher un siège. – Je puis m’asseoir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

 

–  Ce n’est pas l’usage, répondit le brigadier.

 

–  Je veux dire, répéta K. sans plus s’interrompre, que tout en étant très surpris, il y a trente ans que je suis au monde et qu’ayant dû faire mon chemin tout seul, je suis un peu immunisé contre les surprises ; je ne les prends plus au tragique, surtout celle d’aujourd’hui.

 

–  Pourquoi surtout celle d’aujourd’hui ?

 

–  Je ne veux pas dire que je considère cette histoire comme une plaisanterie ; l’appareil qu’on a déployé me paraît trop important pour cela. Si c’était une farce, il faudrait que tous les gens de la pension en fussent, et vous aussi ; cela dépasserait les limites d’une plaisanterie. Je ne veux donc pas dire que c’en soit une.

 

–  Fort juste, dit le brigadier en comptant les allumettes de la boîte.

 

–  Mais, d’autre part, continua K. en s’adressant à tout le monde – il aurait même beaucoup aimé que les trois amateurs de photographie se retournassent pour écouter aussi – mais d’autre part l’affaire ne saurait avoir non plus beaucoup d’importance. Je le déduis du fait que je suis accusé sans pouvoir arriver à trouver la moindre faute qu’on puisse me reprocher. Mais, ce n’est encore que secondaire. La question essentielle est de savoir par qui je suis accusé ? Quelle est l’autorité qui dirige le procès ? Êtes-vous fonctionnaires ? Nul de vous ne porte d’uniforme, à moins qu’on ne veuille nommer uniforme ce vêtement – et il montrait celui de Franz – qui est plutôt un simple costume de voyage. Voilà les points que je vous demande d’éclaircir ; je suis persuadé qu’au bout de l’explication nous pourrons prendre l’un de l’autre le plus amical congé. »

 

Le brigadier reposa la boite d’allumettes sur la table.

 

« Vous faites, dit-il, une profonde erreur. Ces messieurs que voici et moi, nous ne jouons dans votre affaire qu’un rôle purement accessoire. Nous ne savons même presque rien d’elle. Nous porterions les uniformes les plus en règle que votre affaire n’en serait pas moins mauvaise d’un iota. Je ne puis pas dire, non plus, que vous soyez accusé, ou plutôt je ne sais pas si vous l’êtes. Vous êtes arrêté, c’est exact, je n’en sais pas davantage. Si les inspecteurs vous ont dit autre chose, ce n’était que du bavardage. Mais, bien que je ne réponde pas à vos questions, je puis tout de même vous conseiller de penser un peu moins à nous et de vous surveiller un peu plus. Et puis, ne faites pas tant d’histoires avec votre innocence, cela gâche l’impression plutôt bonne que vous produisez par ailleurs. Ayez aussi plus de retenue dans vos discours ; quand vous n’auriez dit que quelques mots, votre attitude aurait suffi à faire comprendre presque tout ce que vous venez d’expliquer et qui ne plaide d’ailleurs pas en votre faveur. »

 

K. regarda le brigadier avec de grands yeux. Cet homme, qui était peut-être son cadet, lui faisait ici la leçon comme à un écolier. On le punissait par une semonce de sa franchise ? Et on ne lui apprenait rien ni du motif ni de l’autorité qui déterminait son arrestation !

 

Pris d’une certaine irritation, il se mit à faire les cent pas avec impatience, ce dont personne ne l’empêcha ; il rentra ses manchettes, tâta son plastron, lissa ses cheveux, dit « cela n’a pas l’ombre de sens commun » en passant devant les trois messieurs – ce qui les fit retourner et provoqua de leur part un regard plein de prévenance, mai aussi de gravité – et revint finalement faire halte devant la table du brigadier.

 

« M. Hasterer, le procureur, est un bon ami à moi, dit-il, puis-je lui téléphoner ?

 

–                Certainement, dit le brigadier, mais je ne vois pas bien à quoi cela peut rimer, à moins que vous n’ayez à lui parler de quelque affaire privée.

 

–                À quoi cela peut rimer ? s’écria K. plus désorienté qu’irrité. Qui êtes-vous donc ? Vous voudriez que ma conversation téléphonique rime à quelque chose, et vous agissez, vous, sans rime ni raison ? N’est-ce pas à en être pétrifié ? Pour commencer, on me tombe dessus, puis on fait cercle autour de moi, on me fait faire de la haute école ! À quoi rimerait-il de téléphoner à un procureur quand on prétend que je suis arrêté ? C’est bon, je ne téléphonerai pas.

 

–                Mais si, lui dit le brigadier en montrant de la main le vestibule où se trouvait le téléphone, téléphonez, je vous en prie.

 

–                Non, je ne veux plus », déclara K. en se dirigeant vers la croisée.

 

De l’autre côté, les trois curieux se tenaient toujours à leur fenêtre ; ils ne semblèrent troublés dans leur contemplation que lorsque K. vint les regarder. Les deux vieux voulaient s’en aller, mais l’homme qui se tenait derrière eux les rassura.

 

« Nous avons de fameux spectateurs ! » s’écria K. à haute voix en se tournant vers le brigadier et en les montrant de l’index. « Disparaissez ! » leur cria-t-il.

 

Ils reculèrent aussitôt de quelques pas ; les deux vieux allèrent même se cacher derrière l’homme, qui les couvrit de son large corps et dut, à en juger au mouvement de sa bouche, dire quelque chose que l’éloignement empêcha de comprendre. Mais ils ne disparurent pas complètement ; ils semblaient attendre l’instant où ils pourraient revenir à la fenêtre sans être vus.

 

« Quels malotrus ! » dit K. en se retournant.

 

Il lui sembla, en jetant un regard sur le brigadier, que ce policier l’approuvait. Mais il était fort possible aussi que le brigadier n’eût pas entendu, car il avait posé la main à plat sur la table et semblait comparer les longueurs de ses doigts. Les deux inspecteurs étaient assis sur une malle recouverte d’un tapis et se frottaient les genoux. Les trois jeunes gens s’étaient campés les mains sur les hanches et regardaient un peu partout d’un air désœuvré. Il régnait un calme aussi grand que dans un bureau oublié.

 

« Messieurs, dit K. – et il lui sembla un moment qu’il portait tous ces gens sur ses épaules – à en juger d’après votre attitude, mon affaire a l’air terminée. Je suis d’avis que le mieux est de ne pas réfléchir au bien ou au mal fondé de votre procédé et de mettre gentiment fin à cette histoire en nous serrant réciproquement la main. Si vous êtes du même avis, voilà. »

 

Et il s’avança vers la table du brigadier, la main tendue.

 

Le brigadier releva les sourcils, mordit ses lèvres et regarda la main de K. qui pensait toujours que l’autre allait la saisir. Mais le brigadier se leva, prit un chapeau melon posé sur le lit de Mlle Bürstner et le mit des deux mains avec circonspection comme on s’y prend pour essayer une coiffure neuve.

 

« Les choses vous paraissent bien simples, disait-il en même temps à K. Nous devrions, à votre avis, mettre gentiment fin à cette affaire ? Mais non, voyons, ce n’est pas possible ! Ce qui ne veut pas dire non plus que vous deviez désespérer. Pourquoi désespéreriez-vous ? Vous n’êtes qu’arrêté, rien de plus. C’est ce dont j’avais à vous informer ; j’ai vu comment vous le preniez, cela suffit pour aujourd’hui, et nous pouvons nous séparer, provisoirement bien entendu. Vous voulez sans doute aller maintenant à la banque ?

 

– À la banque ? demanda K., je croyais que j’étais arrêté. »

 

K. parlait sur un ton assez hautain, car, bien que sa poignée de main eût été refusée, il se sentait de plus en plus indépendant de tous ces gens-là, surtout depuis que le brigadier s’était levé. Il jouait avec eux. Il avait l’intention de les suivre jusqu’à la porte de la maison s’ils s’en allaient, et de leur offrir de l’appréhender. Aussi répéta-til :

 

« Comment puis-je donc aller à la banque, puisque je suis arrêté ?

 

–  C’est bien cela, dit le brigadier, qui était déjà près de la porte, vous ne m’avez pas bien compris ! Vous êtes arrêté, certainement, mais cela ne vous empêche pas de vaquer à votre métier. Personne ne vous interdira de mener votre existence ordinaire.

 

–  Cette détention n’a donc rien de bien terrible, dit alors K. en se rapprochant du brigadier.

 

–  J’ai toujours été de cet avis, répondit l’autre.

 

–  Il semble que dans ces conditions la notification de l’arrestation n’était même pas nécessaire », ajouta K. en approchant encore plus près.

 

Les autres arrivaient à leur tour. Ils formaient maintenant près de la porte un groupe étroitement serré.

 

« C’était mon devoir, dit le brigadier.

 

–  Un devoir stupide, dit K. impitoyablement.

 

–  Cela se peut, répondit le brigadier, mais nous n’avons pas de temps à perdre à de tels débats ! Je pensais que vous vouliez aller à votre banque. Puisque vous faites attention aux moindres mots, j’ajoute que je ne vous y oblige pas, j’avais seulement cru que vous le désiriez et, pour vous faciliter votre rentrée, pour qu’elle reste aussi inaperçue que possible, j’avais amené ces trois messieurs, qui sont vos collègues, en les priant de se tenir à votre disposition.

 

–  Comment ? » s’écria K. en regardant avec étonnement les trois comparses en question.

 

Ces jeunes gens insignifiants et anémiques, que son souvenir n’enregistrait encore que groupés autour des photos de Mlle Bürstner, étaient effectivement des employés de sa banque, non pas des collègues, c’était trop dire – il y avait déjà là une lacune dans l’omniscience du brigadier – mais c’étaient bien en vérité des employés subalternes de la banque. Comment cela avait-il pu lui échapper ? Avait-il fallu que son attention fût accaparée par le brigadier et les inspecteurs pour qu’il ne reconnût pas ces trois jeunes gens ! Il y avait là le raide Rabensteiner qui agitait constamment les mains, le blond Kullisch aux orbites creuses, et Kaminer qui, affligé d’un tic nerveux, souriait toujours intolérablement.

 

« Bonjour, messieurs, dit K. au bout d’un instant, en tendant la main aux trois jeunes gens qui s’inclinaient correctement. Je ne vous avais pas reconnus. Nous allons

au travail, n’est-ce pas ? »

 

Les messieurs approuvèrent de la tête en riant et avec beaucoup de zèle, comme s’ils n’avaient pas attendu autre chose depuis le début ; mais lorsque K. s’aperçut qu’il avait oublié son chapeau dans sa chambre, ils coururent tous l’un après l’autre le chercher, ce qui témoignait tout de même d’un certain embarras. K. resta là à les regarder par les deux portes ouvertes ; le dernier parti avait été naturellement l’indifférent Rabensteiner, qui avait adopté un petit trot élégant, mais de pure forme. Ce fut Kaminer qui rapporta le chapeau, et tandis qu’il le lui remettait, K. était obligé de se dire expressément comme à la banque, pour arriver à se contenir, que le sourire de Kaminer n’était pas intentionnel et que Kaminer ne pouvait même jamais sourire intentionnellement. Dans le vestibule, Mme Grubach ouvrit la porte à tout le monde ; elle n’avait pas l’air de se rendre compte de sa faute ; les yeux de K. furent attirés, comme toujours, par le lien de son tablier qui coupait son ventre puissant jusqu’à une profondeur vraiment superflue. En bas, ayant regardé sa montre, il décida de prendre une auto pour ne pas augmenter inutilement son retard. Kaminer courut au coin chercher une voiture ; les deux autres s’évertuaient visiblement à distraire K. lorsque Kullisch montra soudain le portail de la maison d’en face, où venait d’apparaître le grand homme au bouc blond ; un peu gêné dans le premier instant de se montrer dans toute sa longueur, cet homme eut un brusque recul et s’appuya contre le mur. Les vieux devaient se trouver encore dans l’escalier. K. en voulut à Kullisch d’attirer ainsi son attention sur cet individu qu’il avait déjà aperçu et à l’apparition duquel il s’était même attendu.

 

« Ne regardez donc pas », fit-il sans s’inquiéter de ce qu’une telle observation pouvait avoir de surprenant avec de libres citoyens.

 

Mais il n’eut pas besoin de s’expliquer, car l’auto venait d’arriver, tout le monde prit place et on fila. Il s’aperçut alors qu’il n’avait pas remarqué le départ du brigadier et des inspecteurs ; le brigadier lui avait masqué les employés ; maintenant, c’étaient les employés qui lui cachaient le brigadier. Il avait manqué de présence d’esprit et résolut de mieux s’observer à cet égard. Pourtant, il ne put s’empêcher de se retourner encore une fois et de se pencher sur l’arrière de l’auto pour essayer d’apercevoir le départ de ses visiteurs. Mais il se rassit sur-le-champ, sans avoir même tenté de les chercher des yeux, et se rencogna commodément dans la voiture. Malgré les apparences, il aurait eu bien besoin d’être encouragé en ce moment, mais ces messieurs semblaient fatigués : Rabensteiner regardait à droite. Kullisch à gauche, et seul Kaminer restait disponible avec son immuable ricanement au sujet duquel la pitié interdisait malheureusement toute espèce de plaisanterie.

 

***

 

Au début de cette année-là, K., qui restait en général jusqu’à neuf heures au bureau, avait coutume, en en sortant, de faire d’abord une petite promenade, soit seul, soit avec des collègues, puis de finir la soirée au café, où il restait jusqu’à onze heures ordinairement à une table réservée en compagnie de messieurs âgés. Mais il y avait des exceptions à ce programme : le directeur de la banque, qui appréciait beaucoup son travail et son sérieux, l’invitait parfois à venir se promener en auto ou à dîner dans sa villa. De plus, K. se rendait une fois par semaine chez une jeune fille du nom d’Elsa, qui était serveuse toute la nuit dans un café et ne recevait, le jour, ses visites que de son lit.

 

Mais ce soir-là – le temps avait passé très vite grâce à un travail assidu et à une foule de félicitations d’anniversaire aussi flatteuses qu’amicales – K. décida de rentrer chez lui immédiatement.

 

Il n’avait cessé d’y penser pendant toutes les menues pauses de son travail ; il lui semblait, sans trop savoir pourquoi, que les événements du matin devaient avoir causé un grand trouble dans toute la maison de Mme Grubach, et que sa présence était nécessaire pour ramener l’ordre. Sur quoi, toute trace disparaîtrait des incidents de la matinée et l’existence reprendrait son cours normal. Des trois employés de la banque, il n’y avait rien à redouter ; ils avaient replongé dans l’océan du personnel et rien ne semblait modifié dans leur attitude. K. les avait convoqués à plusieurs reprises, isolément ou simultanément, pour les observer. Chaque fois il avait pu les lâcher satisfait.

 

Lorsque, à neuf heures et demie du soir, il se retrouva devant sa maison, il découvrit sous la porte cochère un jeune garçon qui se tenait là, les jambes écartées, en train de fumer tranquillement sa pipe.

 

« Qui êtes-vous ? demanda K. aussitôt en rapprochant son visage du jeune homme, car on n’y voyait pas bien clair dans la pénombre du passage.

 

–                Je suis le fils du concierge, monsieur, répondit le garçon qui s’effaça en retirant sa pipe de sa bouche.

 

–                Le fils du concierge ? demanda K. en frappant impatiemment le sol du bout de sa canne.

 

–                Monsieur désire-t-il quelque chose ? Dois-je aller chercher mon père ?

 

–                Non, non », dit K. avec une note d’indulgence dans la voix, comme si le jeune homme avait fait quelque chose de mal qu’il voulût bien lui pardonner. « C’est bon », ajouta-t-il en repartant, mais avant de prendre l’escalier il se retourna encore une fois.

 

Il aurait pu aller droit dans sa chambre, mais, comme il voulait parler à Mme Grubach, il frappa d’abord à sa porte. Mme Grubach était assise, en train de raccommoder, près d’une table sur laquelle s’amoncelaient de vieux bas. K. s’excusa distraitement de venir si tard, mais Mme Grubach fut très aimable, elle ne voulut pas écouter ses excuses ; il savait bien, déclara-telle, qu’elle était toujours là pour lui et qu’il était son locataire préféré. K. fit des yeux le tour de la pièce ; elle avait complètement repris son ancien aspect : la vaisselle du déjeuner qui se trouvait le matin sur la petite table près de la fenêtre avait déjà disparu. « Que les mains des femmes, pensa-t-il, font de choses sans qu’on les entende » ; il eût peut-être brisé cette vaisselle sur place, mais il n’aurait certainement pas pu l’emporter. Il regarda Mme Grubach avec une certaine reconnaissance.

 

« Pourquoi êtes-vous encore à travailler si tard ? » demanda-t-il.

 

Ils étaient maintenant assis tous deux à la table, et K. plongeait de temps en temps ses mains dans le paquet de bas.

 

« Il y a tant de travail ! fit-elle ; dans la journée j’appartiens à mes locataires ; si je veux mettre mes affaires en ordre, il ne me reste que le soir.

 

–   J’ai dû vous donner aujourd’hui un gros travail supplémentaire, lui dit-il.

 

–   Et en quoi donc ? » demanda-t-elle en s’animant ; le bas qu’elle ravaudait resta dans son giron.

 

« Je veux parler des hommes qui sont venus ce matin.

 

–   Ah ! les hommes de ce matin ! dit-elle en reprenant son

air paisible, mais non, je n’ai pas eu grand mal. »

 

K. la regarda en silence reprendre son bas à raccommoder… « Elle a l’air, pensait-il, d’être étonnée de me voir aborder ce sujet ; on dirait même qu’elle m’en blâme ; il n’en est que plus urgent de parler. Il n’y a

qu’avec une vieille femme que je puisse le faire. »

 

« Si, dit-il au bout d’un moment ; cette histoire vous a certainement donné du travail, mais cela ne se reproduira plus !

 

–  Mais non, cela ne peut pas se reproduire, dit-elle à son tour en souriant à K. d’un air presque mélancolique.

 

–  Le pensez-vous sérieusement ? demanda K.

 

–  Oui, dit-elle plus bas, mais il ne faut surtout pas prendre la chose trop au tragique. Il s’en passe tellement dans le monde ! Puisque vous me parlez avec tant de confiance, monsieur K., je peux bien vous avouer que j’ai écouté un peu derrière la porte et que les deux inspecteurs m’ont fait quelques confidences. Il s’agit de votre bonheur, et c’est une question qui me tient vraiment à cœur, peut-être plus qu’il ne convient, car je ne suis que votre propriétaire. J’ai donc entendu quelques petites choses, mais rien de bien grave, on ne peut pas dire. Je sais bien que vous êtes arrêté, mais ce n’est pas comme on arrête les voleurs. Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre.

 

–  Ce n’est pas bête du tout, ce que vous dites là, madame Grubach, répondit K. Je suis du moins de votre avis en grande partie, mais je vais encore plus loin que vous ; ce n’est pas seulement quelque chose de savant, c’est un néant ridicule. J’ai été victime d’une agression, voilà le fait. Si je m’étais levé à mon réveil, sans me laisser déconcerter par l’absence d’Anna, et si j’étais allé vous trouver sans m’occuper de qui pouvait me barrer le chemin, si j’avais déjeuné pour une fois dans la cuisine et si je m’étais fait apporter par vous mes habits de ma chambre, bref si je m’étais conduit raisonnablement, il ne serait rien arrivé, tout aurait été étouffé dans l’œuf. Mais on est si peu préparé ! À la banque, par exemple, je serais toujours prêt, il ne pourrait rien se passer de ce genre ; j’ai un boy à moi sous la main, j’ai le téléphone pour la ville et le téléphone pour la banque. Il y a toujours des gens qui viennent, des clients ou des employés, et puis surtout je me trouve toujours en plein travail, j’ai donc toute ma présence d’esprit ; j’aurais un véritable plaisir à me retrouver placé là-bas en face d’une pareille histoire. Enfin, passons, c’est une chose finie et je ne voulais même pas en parler ; je voulais seulement savoir votre opinion, l’opinion d’une femme raisonnable, et je suis heureux de voir que nous sommes d’accord. Maintenant, tendez-moi la main ; il me faut une poignée de main pour me confirmer cet accord. »

 

« Me tendra-t-elle la main ? pensait-il ; le brigadier ne l’a pas fait. » Il prit un regard scrutateur pour observer Mme Grubach. Comme il s’était levé, elle se leva aussi, un peu gênée, car elle n’avait pas compris tout ce que K. lui avait expliqué. Et cette gêne lui fit dire une chose qu’elle n’aurait pas voulu et qui venait au mauvais moment :

 

« Ne le prenez pas si fort, monsieur K. »

 

Elle avait des larmes dans la voix et elle en oublia la poignée de main.

 

« Je ne le prends pas fort, que je sache », dit K. soudain lassé, en se rendant compte de l’inutilité des encouragements de cette femme.

 

À la porte, il demanda encore :

 

« Mlle Bürstner est-elle là ?

 

–  Non », dit Mme Grubach en souriant avec une sympathie en retard, tandis qu’elle donnait ce sec renseignement : « Elle est au théâtre. Lui vouliez-vous quelque chose ? Dois-je lui faire la commission ?

 

–  Je ne voulais lui dire que quelques mots.

 

–  Je ne sais malheureusement pas quand elle reviendra ; quand elle est au théâtre elle ne revient en général qu’assez tard.

 

–  C’est sans importance, dit K., qui se dirigeait déjà vers la porte, la tête baissée, pour s’en aller ; je voulais simplement m’excuser auprès d’elle de lui avoir emprunté sa chambre ce matin.

 

–  Ce n’est pas nécessaire, monsieur K., vous avez trop d’égards, la demoiselle n’en sait rien, elle avait quitté la maison de très bonne heure, et tout est de nouveau en place, voyez vous-même. »

 

Et elle alla ouvrir la porte de la chambre de Mlle Bürstner.

 

« Merci, je vous crois sur parole » dit K. en allant voir quand même.

 

La lune éclairait paisiblement la pièce obscure. Autant qu’on pût s’en rendre compte, tout était vraiment à sa place ; la blouse ne pendait plus à la poignée de la fenêtre, les oreillers du lit semblaient extrêmement hauts ; ils étaient baignés en partie par la lumière de la lune.

 

« La demoiselle revient souvent très tard, dit K. en regardant Mme Grubach comme si elle en était responsable.

 

–  C’est la jeunesse, dit Mme Grubach sur un ton d’excuse.

 

–  Certainement, certainement, dit K., mais cela peut aller trop loin.

 

–  Eh oui ! dit Mme Grubach, comme vous avez raison, monsieur ! Et c’est peut-être même le cas ! Je ne veux pas dire de mal de Mlle Bürstner, c’est une brave petite, bien gentille, bien aimable, bien convenable, et ponctuelle, et travailleuse ; j’apprécie beaucoup tout cela ; mais il y a une chose de vraie, elle devrait être plus fière, elle devrait avoir plus de retenue ; je l’ai déjà vue deux fois ce mois-ci dans des petites rues, et chaque fois avec quelqu’un de différent ; cela me fait beaucoup de peine. Je ne le raconte qu’à vous, monsieur K. Mais je ne pourrai pas éviter de lui en parler à elle-même. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose qui me la fasse suspecter.

 

–  Vous faites complètement fausse route, dit K. furieux et presque incapable de dissimuler sa colère ; d’ailleurs, vous vous êtes visiblement méprise sur le sens de ma réflexion au sujet de cette demoiselle. Je ne voulais pas dire ce que vous avez pensé ; je vous conseille même franchement de ne pas lui parler du tout ; je la connais très bien ; il n’y a rien de vrai dans ce que vous disiez. Mais peut-être vais-je trop loin, je ne veux vous empêcher de rien faire, dites-lui ce que vous voudrez.

 

–  Mais, monsieur K., dit Mme Grubach, en le suivant jusqu’à la porte qu’il avait déjà ouverte, je n’ai pas du tout l’intention de parler encore à la demoiselle ; il faut d’abord naturellement que je l’observe davantage ; il n’y a qu’à vous que j’aie confié ce que je savais. Après tout, c’est dans l’intérêt de tous les pensionnaires si l’on veut tenir leur pension propre ! Est-ce que je cherche à faire autre chose ?

 

–  Propre ! jeta encore K. par l’entrebâillement de la porte ; si vous voulez tenir la pension propre, il vous faut commencer par me donner congé… »

 

Puis il referma brutalement ; on frappa encore légèrement, mais il ne s’en inquiéta pas.

 

Pourtant, comme il n’avait aucune envie de dormir, il décida de ne pas se coucher ; cela lui fournirait en même temps l’occasion de constater l’heure à laquelle rentrerait Mlle Bürstner. Peut-être pourrait-il alors échanger encore quelques mots avec elle, si déplacé que ce pût être. Tout en regardant par la fenêtre, il pensa même un moment dans sa fatigue à punir Mme Grubach en décidant Mlle Bürstner à donner congé avec lui, mais l’exagération de ce procédé lui apparut aussitôt et il se soupçonna de chercher à quitter l’appartement à cause des événements du matin. Rien n’eût été plus fou ni surtout plus inutile et plus méprisable.

 

Quand il fut las de regarder la rue vide, il se coucha sur le canapé après avoir entrouvert la porte du vestibule pour pouvoir identifier du premier coup ceux qui rentreraient. Il resta là à fumer un cigare jusque vers onze heures. Puis, n’y tenant plus, il alla se promener un peu dans le vestibule comme s’il pouvait hâter par là l’arrivée de Mlle Bürstner. Il n’avait pas grand besoin d’elle et ne pouvait même pas se la rappeler très bien, mais il avait décidé de lui parler et il s’impatientait de voir qu’elle dérangeait par son retard la régularité de sa journée. C’était aussi la faute de Mlle Bürstner s’il n’avait pas dîné ce soir-là et s’il n’était pas allé voir Elsa dans la journée comme il se l’était promis. À vrai dire, pour rattraper le dîner et la visite, il n’aurait qu’à se rendre au café où Elsa était employée. C’était ce qu’il ferait dès qu’il aurait parlé à Mlle Bürstner.

 

Onze heures et demie étaient déjà passées quand il entendit un pas dans l’escalier. Tout absorbé par ses pensées il allait et venait dans le vestibule aussi bruyamment que dans sa propre chambre ; en entendant monter il se trouva surpris et se réfugia derrière sa porte ; c’était bien Mlle Bürstner qui revenait. En refermant la porte d’entrée elle jeta avec un frisson un châle de soie sur ses frêles épaules. Elle menaçait à chaque instant de retourner dans sa chambre où K. ne pourrait naturellement plus la voir après minuit ; il fallait donc qu’il lui parlât immédiatement. Malheureusement il avait oublié de faire de la lumière chez lui ; s’il sortait de cette pièce obscure il aurait l’air de vouloir sauter comme un brigand sur la jeune fille et lui ferait certainement grand-peur. Ne sachant que faire, comme il n’y avait plus de temps à perdre, il appela à voix basse par l’entrebâillement de la porte :

 

« Mademoiselle Bürstner. »

 

On eût dit d’une prière plutôt que d’un appel.

 

« Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda Mlle Bürstner en regardant autour d’elle avec des yeux ronds de surprise.

 

–  C’est moi, dit K. en s’avançant.

 

–  Ah ! monsieur K., dit en souriant Mlle Bürstner ; bonsoir, monsieur, et elle lui tendit la main.

 

–  J’avais quelques mots à vous dire, voulez-vous me permettre de le faire maintenant ?

 

–  Maintenant ? demanda Mlle Bürstner, faut-il absolument que ce soit maintenant ? n’est-ce pas un peu étrange, dites ?

 

–  Je vous attends déjà depuis deux heures.

 

–  Ma foi, comme j’étais au théâtre je ne pouvais pas m’en douter.

 

–  Les raisons que j’ai de vous parler ne se sont présentées qu’aujourd’hui.

 

–  Mon Dieu, je ne vois pas en principe d’obstacle à ce que vous veniez me parler, mais je suis horriblement fatiguée. Passez donc un instant chez moi. Il ne faut pas causer ici, nous réveillerions tout le monde et ce serait encore plus désagréable pour moi que pour les gens. Attendez là et éteignez dans le vestibule dès que j’aurai allumé chez moi. »

 

K. fit comme on le lui avait dit ; il attendit même un peu plus ; finalement, Mlle Bürstner l’appela à voix basse de sa chambre :

 

« Asseyez-vous », lui dit-elle en lui indiquant le divan.

 

Pour son compte elle resta debout, adossée au montant du lit malgré la lassitude dont elle avait parlé ; elle n’avait même pas enlevé son petit chapeau qui était orné d’une grande profusion de fleurs.

 

« Que me vouliez-vous donc ? dit-elle. Je suis vraiment

curieuse de l’apprendre. »

 

Elle croisa légèrement les jambes.

 

« Vous direz peut-être, commença K., que l’affaire ne

pressait pas tant qu’il en fallût parler maintenant, mais…

 

–          Je          n’écoute      jamais          les      circonlocutions,     dit

Mlle Bürstner.

 

–          Voilà qui facilite ma tâche, déclara K. Votre chambre a donc été un peu dérangée ce matin, et par ma faute en quelque sorte ; ce sont des étrangers qui l’ont fait malgré moi, et pourtant à cause de moi comme je vous l’ai déjà dit : c’est de quoi je voulais vous prier de m’excuser.

 

–          Ma chambre ? demanda Mlle Bürstner en scrutant le visage de K. au lieu d’examiner la pièce.

 

–          Je n’y peux rien, » dit K.

 

Ils se regardèrent tous deux dans les yeux pour la première fois.

 

« La façon dont la chose s’est passée ne mérite pas un mot en elle-même.

 

–          Et c’est pourtant le point le plus intéressant, dit Mlle Bürstner.

 

–          Non, dit K.

 

–          S’il en est ainsi, répondit Mlle Bürstner, je ne veux pas forcer vos confidences, admettons que la chose n’a rien d’intéressant, je ne soulève pas d’objection. Quant à l’excuse que vous me demandez, je vous l’accorde bien volontiers, et d’autant plus facilement que je ne peux pas trouver trace de désordre. »

 

Elle posa les mains à plat sur ses hanches et fit une ronde autour de la pièce. Parvenue à la petite natte à laquelle étaient accrochées les photographies, elle s’arrêta.

 

« Voyez pourtant ! s’écria-t-elle, mes photographies ont été vraiment dérangées ! Voilà qui n’est pas gentil ! Quelqu’un s’est donc vraiment introduit dans ma chambre ? »

 

K. fit oui de la tête tout en maudissant dans son for intérieur l’employé Kaminer qui ne pouvait jamais maîtriser sa stupide bougeotte.

 

« Il est étrange, dit Mlle Bürstner, que je sois obligée de vous défendre une chose que vous devriez vous interdire de vous-même et que je me voie contrainte de vous dire de ne pas pénétrer chez moi en mon absence !

 

–  Je vous ai pourtant expliqué, mademoiselle, dit K. en allant voir aussi, que ce n’était pas moi qui avais touché à vos photos ; mais, puisque vous n’y croyez pas, je suis bien forcé de vous avouer que la commission d’enquête a amené avec elle trois employés de la banque dont l’un a dû se permettre de déranger ces portraits ; je le ferai renvoyer à la première occasion.

 

« Oui, mademoiselle, il est venu ici une commission d’enquête, ajouta-t-il en voyant que la jeune fille ouvrait des yeux interrogateurs.

 

–  Pour vous ? demanda-t-elle.

 

–  Mais oui, répondit K.

 

–  Non ! s’écria la demoiselle en riant.

 

–  Si, dit K., vous me croyez donc innocent ?

 

–  Innocent ? dit la demoiselle, je ne voudrais pas prononcer un jugement qui est peut-être gros de conséquences, et puis je ne vous connais pas ; il me semble pourtant que, pour mettre tout de suite une commission d’enquête sur les talons de quelqu’un, il faudrait qu’on eût affaire à un sérieux criminel, et comme vous êtes en liberté car votre calme me permet de croire que vous ne venez pas de vous échapper de prison, vous n’avez sûrement pas commis un bien grand crime.

 

–  La commission d’enquête, dit K., peut fort bien avoir reconnu que je suis innocent ou tout au moins beaucoup moins coupable qu’on ne le pensait ?

 

–  Certainement, cela se peut, dit Mlle Bürstner soudain très attentive.

 

–  Voyez-vous, dit K., vous n’avez pas grande expérience des choses de la justice.

 

–  Non, en effet, dit Mlle Bürstner, et je l’ai souvent regretté, car je voudrais tout savoir, les histoires de justice m’intéressent énormément. La justice a une étrange puissance de séduction, ne trouvez-vous pas ? D’ailleurs, je vais certainement en apprendre beaucoup plus long à ce sujet, car je dois entrer le mois prochain dans une étude d’avocat.

 

–  C’est une excellente chose, dit K., vous pourrez peutêtre m’aider un peu dans mon procès.

 

–  Pourquoi pas ? dit Mlle Bürstner. J’aime bien utiliser ce que je sais.

 

–  J’en parle sérieusement, dit K., ou tout au moins avec le demi-sérieux que vous y mettez vous-même. L’affaire est trop peu importante pour que j’aie recours à un avocat, mais un conseil ne pourrait pas me faire de mal.

 

–  Si je dois jouer ce rôle de conseillère, déclara Mlle Bürstner, il faut tout de même que je sache de quoi il s’agit.

 

–  C’est bien là le hic, dit K., je ne le sais pas moi-même.

 

–  Vous vous êtes donc moqué de moi ? dit Mlle Bürstner terriblement déçue, vous auriez pu choisir alors un autre

moment. »

 

Et elle s’éloigna des photographies devant lesquelles ils étaient si longtemps restés l’un près de l’autre.

 

« Mais, mademoiselle, dit K., je ne plaisante pas du tout. Quand je pense que vous ne voulez pas me croire… Je vous ai déjà dit ce que je sais, et même plus que je n’en sais, car il ne s’agissait peut-être même pas d’une commission d’enquête, je lui ai donné ce nom parce que je n’en connais pas d’autre. On n’a fait d’enquête sur rien ; j’ai été simplement arrêté, mais par toute une commission. »

 

Mlle Bürstner qui s’était assise sur le divan se mit à rire de nouveau.

 

« Comment cela s’est-il donc passé ? demanda-t-elle.

 

–  Une chose effroyable, » dit K.

 

Mais il n’y pensait pas du tout ; il était tout ému du tableau qu’offrait Mlle Bürstner qui, le coude sur un coussin, soutenait sa tête d’une main et promenait lentement l’autre sur sa hanche.

 

« C’est bien trop général, dit-elle.

 

–  Qu’est-ce qui est trop général ? » demanda K.

 

Puis il se souvint et demanda :

 

« Faut-il vous montrer comment les choses se sont passées ? »

 

Il voulait se remuer un peu, mais sans partir :

 

« Je suis déjà bien fatiguée, dit Mlle Bürstner.

 

–  Vous êtes revenue si tard ! répondit K.

 

–  Voilà maintenant que vous me faites des reproches, répliqua Mlle Bürstner ; après tout vous avez raison, je n’aurais pas dû vous laisser entrer : d’ailleurs, ce n’était pas nécessaire, l’événement l’a bien prouvé.

 

–  C’était nécessaire, dit K., vous allez le comprendre vous-même. Puis-je éloigner la table de nuit de votre lit ?

 

–  Quelle mouche vous pique ! dit Mlle Bürstner, jamais de la vie !

 

–  Alors, je ne puis rien vous montrer, dit K. en sursautant comme si on venait de lui causer un tort irréparable.

 

–  Si c’est pour les besoins de votre explication, poussez tout de même la table de nuit, dit Mlle Bürstner qui ajouta au bout d’un moment d’une voix plus faible : « Je suis si

fatiguée ce soir que je vous en passe plus qu’il ne sied. »

 

K. poussa le petit meuble jusqu’au milieu de la chambre et s’assit derrière.

 

« Il faut que vous vous représentiez exactement la position des acteurs ; c’est une chose très intéressante. Moi je représente le brigadier, là-bas deux inspecteurs sont assis sur le bahut et les trois jeunes gens se tiennent debout en face des photographies. À l’espagnolette de la fenêtre une blouse blanche que je ne mentionne que pour mémoire ; et alors maintenant ça commence. Ah ! j’allais m’oublier, moi qui représente pourtant le personnage le plus important ! Je me tiens donc debout, ici, en face de la table de nuit. Le brigadier est assis le plus confortablement du monde, les jambes croisées, le bras pendant comme je vous le fais voir derrière le dossier de sa chaise…, un gros pignouf, pour dire son nom. Et alors ça commence réellement. Le brigadier appelle comme s’il avait à me réveiller, il pousse un véritable cri, il faut malheureusement pour vous le faire comprendre que je me mette à crier moi aussi ; ce n’est d’ailleurs que mon

nom qu’il crie de cette façon. »

 

Mlle Bürstner, qui écoutait en riant, mit bien son index sur sa bouche pour empêcher K. de crier, mais il était déjà trop tard ; K. était trop bien entré dans la peau de son personnage ; il cria lentement : « Joseph K. » moins fort d’ailleurs qu’il n’avait menacé de le faire, mais suffisamment cependant pour que le cri une fois lancé semblât ne se répandre que petit à petit dans la chambre.

 

On entendit alors frapper à la porte de la pièce voisine à petits coups secs et réguliers. Mlle Bürstner pâlit et porta la main à son cœur.

 

L’effroi de K. avait été d’autant plus grand qu’il était resté encore un instant incapable de penser à autre chose qu’aux événements du matin et à la jeune fille à laquelle ces événements l’avaient amené. À peine s’était-il ressaisi que Mlle Bürstner bondit vers lui et lui prit la main :

 

« Ne craignez rien, chuchota-t-il, ne craignez rien, j’arrangerai tout. Mais qui cela peut-il bien être ? Il n’y a ici que le salon et personne n’y couche.

 

–                Mais si, lui souffla Mlle Bürstner dans l’oreille, depuis hier il y a le neveu de Mme Grubach, un capitaine, qui y couche parce qu’elle n’a pas d’autre pièce libre. Je l’avais oublié moi aussi. Pourquoi a-t-il fallu que vous poussiez un tel cri ? Ah ! mon Dieu, que je suis malheureuse !

 

–                Vous n’en avez aucun motif » dit K. en l’embrassant sur le front, tandis qu’elle se laissait retomber dans les coussins. Mais elle se dressa d’un bond :

 

« Filez, filez ; partez ! mais partez donc ! Que voulezvous ? Il écoute à la porte, il entend tout ; comme vous me tourmentez !

 

–                Je ne partirai pas, dit K., avant de vous voir un peu rassurée. Venez dans l’autre coin, il ne pourra pas nous entendre. »

 

Elle s’y laissa conduire.

 

« C’est peut-être un incident ennuyeux pour vous mais vous ne courez aucun danger. Vous savez bien que Mme Grubach, dont tout dépend dans cette histoire – surtout puisque le capitaine est son neveu – a un véritable culte pour moi et qu’elle croit tout ce que je dis comme parole d’évangile. D’ailleurs, je la tiens, car elle m’a emprunté une assez grosse somme. Je prendrai sur moi de lui présenter l’explication que vous voudrez pour peu qu’elle soit conforme au but, et je m’engage à amener Mme Grubach non pas seulement à faire semblant d’y ajouter foi pour le public, mais à la croire réellement ; rien ne vous oblige à m’épargner : si vous voulez qu’on dise que je vous ai assaillie, c’est ce que je dirai à Mme Grubach, et elle le croira sans m’ôter sa confiance

tant cette femme m’est attachée. »

 

Mlle Bürstner, légèrement effondrée sur son siège, regardait muettement le sol.

 

« Pourquoi Mme Grubach ne croirait-elle pas, ajouta K.,

que je vous ai assaillie ? »

 

Il voyait devant lui les cheveux de la jeune fille, des cheveux bas, bouffants et fermes, à reflets rougeâtres et partagés par une raie. Il pensait que Mlle Bürstner allait tourner les yeux vers lui, mais elle lui dit sans changer de position :

 

« Excusez-moi, j’ai été effrayée par la soudaineté du bruit beaucoup plus que par les conséquences que pourrait avoir la présence du capitaine ; il y a eu un tel silence après votre cri ! Et c’est dans ce silence qu’on s’est mis tout à coup à frapper à la porte ; c’est cela qui m’a tant fait peur, d’autant plus que j’étais tout près ; on a frappé presque à côté de moi. Je vous remercie de vos propositions, mais je ne les accepte pas, c’est à moi de répondre de ce qui se passe dans ma chambre, et personne n’a à m’en demander compte ; je suis surprise que vous ne vous aperceviez pas de ce qu’il y a de blessant dans vos propositions, malgré l’excellence de vos intentions que je me plais à reconnaître ; mais maintenant allez-vous-en, laissez-moi seule, j’en ai plus besoin que jamais. Les trois minutes que vous m’aviez demandées se sont

transformées en une demi-heure et même plus. »

 

K. la prit d’abord par la main, puis par le poignet.

 

« Vous ne m’en voulez pas ? » dit-il.

 

Elle dégagea doucement sa main et répondit :

 

« Non, non, je n’en veux jamais à personne. »

 

Il la reprit par le poignet. Cette fois-ci elle le laissa faire et le ramena jusqu’à la sortie. Il était fermement décidé à partir. Mais, parvenu devant la porte, il eut un recul comme s’il ne s’était pas attendu à la trouver là ; Mlle Bürstner profita de cet instant pour se libérer, ouvrir et se glisser dans le vestibule d’où elle lui chuchota :

 

« Allons, venez maintenant, je vous en prie. Voyez – et elle montrait la porte du capitaine sous laquelle passait un rayon de lumière – il a allumé et il s’amuse à nous écouter faire.

 

– Je viens, je viens », dit K. en sortant rapidement.

 

Il l’attrapa et la baisa sur la bouche, puis sur tout le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu’il a fini par découvrir. Pour terminer il l’embrassa encore dans le cou, à l’endroit du gosier sur lequel il attarda longtemps ses lèvres. Il fut interrompu par un bruit qui venait de la chambre du capitaine.

 

« Maintenant, je m’en vais », dit-il.

 

Il voulait encore appeler Mlle Bürstner par son prénom, mais il l’ignorait. Elle lui adressa un signe de tête fatigué, lui laissa sa main à baiser, déjà tournée pour repartir comme si elle ignorait tout cela, et regagna sa chambre le dos voûté.

 

K. ne tarda pas à se coucher ; le sommeil le visita vite ; avant d’y succomber il réfléchit encore un peu à sa conduite : il en était satisfait, mais s’étonnait de ne pas l’être davantage ; il redoutait sérieusement la présence du capitaine pour Mlle Bürstner.

 

 

  

  

  

 

  

  

  

  

 

Chapitre 2

 

PREMIER INTERROGATOIRE

 

K. avait été avisé par téléphone qu’on procéderait le dimanche suivant à une petite enquête sur son affaire. On l’avait prévenu aussi que l’instruction se poursuivrait désormais régulièrement et que les interrogatoires auraient lieu, sinon toutes les semaines, du moins assez fréquemment ; il fallait, lui avait-on dit, terminer rapidement le procès dans l’intérêt de tout le monde, mais les interrogatoires n’en devaient pas moins être extrêmement minutieux, tout en restant assez courts cependant pour épargner un excès de fatigue. C’étaient là les raisons qui avaient engagé à choisir ce système de petits interrogatoires fréquents. Quant au dimanche, si on avait préféré ce jour c’était pour ne pas déranger K. dans son travail professionnel. On supposait qu’il était d’accord ; toutefois s’il préférait une autre date on tâcherait de lui faire plaisir dans la mesure du possible, en l’interrogeant de nuit par exemple, mais ce n’était pas un bon système, car K. ne serait pas assez dispos pour supporter une telle fatigue, de sorte qu’on s’en tiendrait au dimanche, s’il n’y voyait pas d’objection. Naturellement il était tenu de se présenter, il était inutile qu’on insistât làdessus ; on lui dit le numéro de la maison où il devrait venir ; il s’agissait d’un immeuble lointain situé dans une rue de faubourg où K. n’était jamais allé.

 

Il raccrocha le récepteur sans rien répondre quand on lui communiqua cette information ; il était décidé à se rendre là-bas ; c’était certainement nécessaire ; le procès se nouait et il fallait faire face à la situation ; il fallait que ce premier interrogatoire fût aussi le dernier. Il restait là pensivement près de l’appareil quand il entendit derrière lui la voix du directeur adjoint qui aurait voulu téléphoner, mais auquel il barrait le chemin.

 

« Mauvaises nouvelles ? » demanda le directeur adjoint d’un ton léger, non pour apprendre quelque chose, mais simplement pour éloigner K. de l’appareil.

 

« Non, non » dit K. en s’effaçant, mais sans partir.

 

Le directeur adjoint décrocha le récepteur et dit à K. sans lâcher l’appareil, en attendant sa communication :

 

« Une question, monsieur K. ; me feriez-vous le plaisir de venir dimanche matin pour une partie dans mon voilier ? Il y aura pas mal de monde et vous trouverez certainement des amis. Le procureur Hasterer entre autres. Voulez-vous

venir ? Allons, dites oui. »

 

K. tâcha de faire attention à ce que lui disait le directeur adjoint. C’était presque un événement, car cette invitation du directeur adjoint, avec lequel il ne s’était jamais très bien entendu, représentait de la part de son chef une tentative de réconciliation et montrait l’importance de la place que K. avait prise à la banque ; elle montrait le prix que le second chef de l’établissement attachait à l’amitié de K. ou tout au moins à sa neutralité. Bien que le directeur adjoint n’eût prononcé cette invitation qu’en attendant sa communication et sans lâcher le récepteur, elle constituait cependant une humiliation de sa part ; K.

lui en fit subir une seconde en répondant :

 

« Je vous remercie infiniment, mais j’ai déjà promis ma matinée de dimanche.

 

–  Dommage ! » dit le directeur adjoint en se retournant vers le téléphone où la conversation venait de s’engager.

 

La communication fut assez longue, mais K., distrait, resta tout le temps près de l’appareil. Ce ne fut qu’en voyant le directeur adjoint raccrocher qu’il sursauta et dit, pour excuser un peu son inutile présence :

 

« On vient de me téléphoner d’aller quelque part, mais on a oublié de me dire à quelle heure.

 

–  Rappelez donc, dit le directeur adjoint.

 

–  Oh ! ça n’a pas une telle importance ! » dit K., bien que cette affirmation diminuât la valeur déjà insuffisante de sa précédente excuse.

 

Le directeur adjoint lui parla encore en s’en allant de divers sujets. K. se contraignit à répondre, mais il pensait à autre chose. Il se disait que le mieux serait de se présenter, les autres jours, à neuf heures, puisque c’est l’heure où la justice commence à fonctionner en semaine.

 

Le dimanche, il fit un temps gris. K. se trouvait très fatigué, ayant passé la moitié de la nuit au restaurant à l’occasion d’une petite fête à la table des habitués, et il faillit en oublier l’heure. Il n’eut pas le temps de réfléchir et de coordonner les différents projets qu’il avait élaborés pendant la semaine ; il dut s’habiller au plus vite et se rendre sans déjeuner dans le faubourg qu’on lui avait indiqué. Bien qu’il n’eût guère le temps de regarder la rue, il aperçut en chemin – fait étrange – Rabensteiner, Kullisch et Kaminer ; les trois employés de la banque qui étaient mêlés à son affaire. Les deux premiers le croisèrent en tramway, mais Kaminer était assis à la terrasse d’un café bordé d’une balustrade sur laquelle il se pencha avec curiosité au moment où K. passa devant lui. Tous trois l’avaient suivi des yeux, surpris de voir courir ainsi leur supérieur ; c’était une sorte d’esprit de bravade qui avait empêché K. de prendre le tramway ; il éprouvait une répulsion à employer dans son affaire le secours de qui que ce fût ; il ne voulait avoir recours à personne pour être sûr de ne mettre personne dans le secret ; enfin, il n’avait pas la moindre envie de s’humilier devant la commission d’enquête par un excès de ponctualité.

 

En attendant, il se hâtait, soucieux d’arriver à neuf heures, bien qu’il n’eût pas été convoqué pour un moment précis.

 

Il avait pensé qu’il reconnaîtrait de loin la maison à quelque signe dont il n’avait encore aucune idée, ou à un certain mouvement devant ses portes. Mais la rue SaintJules où le bâtiment devait se trouver, et à l’entrée de laquelle il s’arrêta un instant, ne présentait de chaque côté qu’une longue série de hautes maisons grises et uniformes, grandes casernes de rapport qu’on louait à de pauvres gens. Par ce matin de dimanche, la plupart des fenêtres étaient occupées, des hommes en manches de chemise s’appuyaient là ou tenaient de petits enfants au bord de l’accoudoir avec prudence et tendresse. À d’autres fenêtres s’élevaient des piles de draps, de couvertures et d’édredons au-dessus desquelles passait parfois la tête d’une femme échevelée. On s’appelait, on se lançait des plaisanteries d’un côté à l’autre de la rue ; l’une de ces plaisanteries fit beaucoup rire aux dépens de K. Il y avait tout le long des maisons, à intervalles réguliers, de petits étalages de fruits, de viande ou de légumes un peu audessous du niveau de la rue : pour y accéder il fallait descendre quelques marches, des femmes allaient et venaient là, d’autres conversaient sur l’escalier. Un marchand des quatre-saisons qui criait ses denrées faillit renverser K. avec sa baladeuse. Au même moment, un gramophone, qui avait usé sa première vigueur dans des quartiers plus luxueux, entonna un hymne vainqueur.

 

K. s’enfonça lentement dans la rue comme s’il avait eu le temps maintenant, ou comme si le juge d’instruction l’avait vu par quelque fenêtre et savait qu’il était présent. Il était un peu plus de neuf heures. La maison était assez loin, elle avait une façade extraordinairement longue et une porte de formidables dimensions qui devait avoir été percée pour le charroi des marchandises des divers dépôts qui entouraient la grande cour, portes fermées et dont certains s’ornaient de noms de firmes que K. connaissait par la banque. À l’encontre de ses habitudes il s’occupa minutieusement de ces détails et s’arrêta même un instant à l’entrée de la cour. Près de lui, assis sur une caisse, un homme pieds nus lisait le journal. Deux jeunes garçons se balançaient aux deux bouts d’une voiture à bras. Devant une pompe une grêle fillette en camisole se tenait debout et regardait K. pendant que sa cruche s’emplissait. Dans un coin, entre deux fenêtres, on pendait du linge sur une corde ; un homme, au-dessous, dirigeait le travail en lançant des indications.

 

K. s’avançait déjà vers l’escalier quand il s’arrêta tout à coup en s’apercevant qu’il y en avait encore trois autres, sans compter un petit passage qui devait mener à une seconde cour. Il s’irrita de voir qu’on ne lui avait pas précisé la situation du bureau où il devait se rendre ; on l’avait vraiment traité avec une négligence étrange ou une indifférence révoltante ; il avait l’intention de le faire remarquer haut et ferme. Il finit tout de même par monter le premier escalier, jouant en pensée avec l’expression de l’inspecteur Willem qui lui avait dit que la justice était « attirée par le délit », d’où il suivait que la pièce cherchée se trouverait forcément au bout de l’escalier que K. choisissait par hasard.

 

En montant il dérangea des enfants qui jouaient sur le palier et qui le regardèrent d’un mauvais œil quand il traversa leurs rangs.

 

« Si je reviens ici, se disait-il, il faudra que j’apporte des bonbons pour gagner leurs bonnes grâces ou une canne pour les battre. »

 

Il dut même attendre un moment qu’une boule de jeu de quille eût achevé son chemin ; deux gamins qui avaient déjà de mauvaises têtes de rôdeurs adultes l’y obligèrent en le maintenant par le pantalon ; s’il les avait secoués il leur aurait fait du mal et il redoutait leurs cris.

 

Ce fut au premier étage que ses vraies recherches commencèrent.

 

Comme il ne pouvait demander le juge d’instruction il inventa un menuisier Lanz – ce nom lui vint à l’esprit parce que c’était celui du neveu de Mme Grubach – et il décida de demander à toutes les portes si c’était là qu’habitait le menuisier Lanz, afin de posséder un prétexte pour regarder l’intérieur. Mais il s’aperçut qu’on pouvait le faire la plupart du temps bien plus facilement encore, car presque toutes les portes étaient ouvertes pour permettre aux enfants d’aller et de venir. Elles laissaient voir en général de petites pièces à une fenêtre qui servaient de cuisine et de chambre à coucher. Des femmes armées de leur dernier nourrisson remuaient de leur main libre des casseroles sur le foyer. Des gamines vêtues d’un simple tablier semblaient faire tout le travail. Dans certaines chambres les lits étaient encore occupés par des malades, des dormeurs ou des gens qui se reposaient tout habillés. Quand une porte était fermée, K. frappait et demandait si le menuisier Lanz n’habitait pas là. La plupart du temps une femme ouvrait, écoutait la question et se retournait vers quelqu’un qui se redressait sur le lit.

 

« Ce monsieur demande s’il n’y a pas ici un menuisier Lanz.

 

–  Un menuisier Lanz ? demandait-on du lit.

 

–  Oui, » disait K. bien que le juge d’instruction ne fût pas là et qu’il n’eût plus rien à savoir.

 

Bien des gens pensaient qu’il devait tenir beaucoup à trouver ce menuisier Lanz ; ils réfléchissaient longuement et finissaient par nommer un menuisier, mais qui ne s’appelait pas Lanz, ou par dire un nom qui présentait avec celui de Lanz une lointaine ressemblance, ou encore ils allaient interroger le voisin, ou bien ils accompagnaient K. jusqu’à la porte de quelque appartement impossible où il pouvait y avoir à leur avis quelqu’un qui répondît au nom qu’on leur disait ou un monsieur qui saurait mieux renseigner K. Finalement, K. n’eut presque plus à interroger lui-même ; on le mena à peu près partout. Il en faillit déplorer sa méthode qui lui avait d’abord paru si pratique. Au cinquième étage, il décida de renoncer à ses recherches, prit congé d’un jeune ouvrier qui voulait très aimablement le mener un peu plus haut, et redescendit. Mais, dépité alors par l’inutilité de son entreprise, il finit tout de même par remonter et frappa à une porte du cinquième. La première chose qu’il vit dans la petite pièce fut une grande horloge qui marquait déjà dix heures.

 

« Est-ce ici chez le menuisier Lanz ? demanda-t-il.

 

–  Entrez », dit une jeune femme aux yeux noirs en train de laver du linge d’enfants dans un baquet, en lui montrant de sa main savonneuse la porte ouverte de la pièce voisine.

 

K. crut qu’il avait mis les pieds dans une réunion publique. Une foule de gens des plus divers emplissait une pièce à deux fenêtres autour de laquelle courait à faible distance du plafond une galerie bondée de monde et où les spectateurs ne pouvaient se tenir que courbés, la tête et le dos butant le plafond. Nul ne s’inquiéta de son entrée.

 

K., trouvant l’air trop épais, ressortit et dit à la jeune femme qui l’avait sans doute mal compris :

 

« Je vous avais demandé un certain Lanz qui est menuisier de son état.

 

– Mais oui ! dit la femme, vous n’avez qu’à entrer. »

 

K. ne l’eût sans doute pas fait si elle n’avait saisi juste à ce moment la poignée de la porte en disant :

 

« Après vous il faut que je ferme ; personne n’a plus le droit d’entrer.

 

– C’est fort raisonnable, dit K., mais la pièce est déjà trop pleine. »

 

Puis il entra tout de même. Entre deux hommes qui s’entretenaient contre la porte – l’un faisait des deux mains le geste de donner de l’argent, l’autre le regardait dans les yeux – une main vint agripper K. C’était celle d’un petit jeune homme aux joues rouges.

 

« Venez, venez », disait-il.

 

K. se laissa conduire ; il s’aperçut que la cohue laissait un étroit passage qui devait séparer deux partis ; c’était d’autant plus vraisemblable que tout le long des deux premières rangées, celle de droite et celle de gauche, il ne vit pas un seul visage tourné vers lui, mais seulement les dos de gens qui n’adressaient leurs discours et leurs gestes qu’à une moitié de l’assemblée. La plupart étaient vêtus de noir et portaient de longues redingotes de cérémonie qui pendaient mollement sur leurs corps. C’était ce vêtement qui désorientait K. ; sans lui il aurait cru se trouver dans une réunion politique.

 

À l’autre bout de la pièce, où on le conduisit, une petite table avait été posée en large sur une estrade basse et couverte de gens comme le reste de la salle ; derrière la table, près du bord de cette estrade, un petit homme gras et essoufflé était assis, en train de parler, au milieu de rires bruyants, avec un homme qui se tenait debout derrière lui, les jambes croisées et les coudes appuyés sur le dossier de la chaise de son interlocuteur. Il agitait parfois les bras en l’air comme pour caricaturer quelqu’un ; le jeune homme qui conduisait K. eut peine à exécuter sa mission. Il avait déjà cherché par deux fois, en se levant sur la pointe des pieds, à annoncer son visiteur sans parvenir à se faire voir du petit homme. Ce ne fut que quand l’une des personnes de l’estrade eut attiré son attention sur le garçon que le petit homme se retourna et écouta en se penchant la communication que l’autre lui chuchota. Puis il sortit sa montre et jeta un bref regard sur K.

 

« Vous auriez dû vous présenter, dit-il, il y a une heure et cinq minutes. »

 

K. voulut répondre quelque chose, mais il n’en eut pas le temps, car, à peine l’homme eut-il fini de parler, qu’un murmure général s’éleva dans la moitié droite de la salle.

 

« Vous auriez dû vous présenter il y a une heure et cinq minutes, » répéta alors l’homme en élevant la voix et en jetant les yeux sur le public.

 

La rumeur enfla subitement, puis, l’homme ne disant plus rien, s’apaisa petit à petit. Le calme était maintenant plus grand qu’au moment de l’entrée de K. Seuls les gens de la galerie ne cessaient de faire leurs remarques. Autant qu’on pût les distinguer dans la pénombre, la poussière et la fumée, ils semblaient bien plus mal vêtus que ceux d’en bas. Beaucoup d’entre eux avaient apporté des coussins qu’ils avaient mis entre leur tête et le plafond pour ne pas se cogner le crâne.

 

K., ayant décidé d’observer plus que de parler, renonça à s’excuser de son prétendu retard et se contenta de déclarer :

 

« Que je sois venu trop tard ou non, maintenant je suis ici. »

 

Les applaudissements retentirent de nouveau dans la moitié droite de la salle.

 

« Les faveurs de ces gens sont faciles à gagner », pensa K. inquiet seulement du silence de la moitié gauche devant laquelle il se tenait et d’où ne s’étaient élevées que des approbations isolées. Il se demanda ce qu’il pourrait dire pour gagner tout le monde d’un seul coup ou, si ce n’était pas possible, pour s’acquérir au moins un temps la sympathie de ceux qui s’étaient tus jusque-là.

 

« Oui, lui répondit alors le petit homme, mais je ne suis plus obligé de vous écouter maintenant. »

 

Le murmure recommença, mais il prêtait cette fois à des malentendus, car l’homme continuait à parler tout en faisant signe aux gens de se taire :

 

« Je le ferai pourtant aujourd’hui, une fois encore, par exception. Et maintenant avancez. »

 

Quelqu’un sauta au pied de l’estrade, laissant à K. une place libre qu’il vint prendre. Il se trouvait collé contre le bord de la table et il y avait une telle presse derrière lui qu’il était obligé de résister aux gens pour ne pas risquer de renverser la table du juge d’instruction et peut-être le juge avec.

 

Mais le juge d’instruction ne s’en inquiétait pas le moins du monde, il était confortablement assis sur sa chaise. Après avoir dit un mot à l’homme qui se tenait derrière lui, il saisit un petit registre, le seul objet qui se trouvât là. On eût dit un vieux cahier d’écolier tout déformé à force d’avoir été feuilleté.

 

« Voyons donc, dit le juge d’instruction en tournant les pages du registre et en s’adressant à K. sur le ton d’une constatation, vous êtes peintre en bâtiment ?

 

– Non, dit K., je suis fondé de pouvoir d’une grande banque. »

 

Cette réponse fut saluée par le parti de droite d’un rire si cordial que K. ne put s’empêcher de faire chorus. Les gens avaient posé leurs mains sur leurs genoux et se secouaient comme dans un terrible accès de toux ; le juge d’instruction, furieux et ne pouvant sans doute rien contre le parterre, chercha à se dédommager sur la galerie et la menaça en fronçant ses sourcils, qu’on ne remarquait pas d’ordinaire, mais qui parurent hérissés, noirs et terribles en ce moment d’irritation.

 

La moitié gauche de la salle avait conservé tout son calme ; les gens restaient bien alignés, le visage tourné vers l’estrade et écoutaient aussi tranquillement le vacarme d’en haut que celui d’à côté ; ils laissaient même certains d’entre eux sortir des rangs et se mêler de temps en temps à l’autre parti. Ces gens de gauche, qui étaient d’ailleurs les moins nombreux, n’étaient peut-être pas plus forts au fond que ceux de droite, mais le calme de leur conduite leur donnait plus d’autorité. Lorsque K. se mit à parler, il se sentait convaincu qu’ils étaient de son avis.

 

« Vous m’avez demandé, dit-il, monsieur le Juge d’instruction, si je suis peintre en bâtiment ; ou, pour mieux dire, vous ne m’avez rien demandé du tout, vous m’avez asséné votre constatation comme une vérité première ; cela caractérise bien la façon dont tout le procès a été mené contre moi ; vous pouvez m’objecter d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un procès. Dans ce cas, je vous donne cent fois raison ; vos procédés ne constituent une procédure que si je l’admets. C’est ce que je veux bien faire pour le moment ; en quelque sorte par pitié ; c’est à ce prix seul qu’on peut se résoudre à leur accorder quelque attention. Je ne dis pas qu’ils représentent un sabotage de la justice, mais j’aimerais vous avoir fourni cette expression pour qu’elle vous vînt à vous-même en y songeant. »

 

K. s’interrompit alors pour regarder dans la salle. Ses paroles avaient été sévères, plus sévères qu’il ne l’avait projeté, mais elles étaient restées justes. Elles auraient mérité les applaudissements de l’un ou de l’autre parti, pourtant tout le monde restait muet ; on attendait visiblement la suite avec une grande curiosité ; peut-être se préparait-on en cachette à un éclat qui mettrait fin à tout. Aussi K. fut-il ennuyé de voir entrer à ce moment la jeune laveuse qui, ayant sans doute terminé son travail, venait prendre sa part du spectacle ; il ne put empêcher le public, malgré toutes ses précautions, de détourner un peu le regard. Seul le juge d’instruction lui fit vraiment plaisir, car il semblait piqué par ses observations. Surpris par l’interpellation au moment où il s’était levé pour apostropher la galerie, il avait écouté jusque-là sans s’asseoir. Il profita de l’interruption pour le faire insensiblement, comme s’il eût fallu éviter de laisser remarquer ce geste.

 

Puis, pour se donner une contenance probablement, il reprit le registre en main.

 

« Tout cela ne sert à rien, dit K. Votre registre, monsieur le Juge, confirme lui-même mes paroles. »

 

Satisfait de n’entendre plus que son calme discours au sein de cette assemblée, il eut l’audace d’empoigner le cahier du juge d’instruction et de le brandir en le tenant du bout des doigts par une page du milieu comme s’il avait peur de le toucher, de sorte qu’on vit les feuillets pendiller de chaque côté, étalant au grand jour leurs pattes de mouche, leurs taches et leurs marques jaunâtres.

 

« Voilà les documents de M. le Juge d’instruction, dit K. en laissant retomber le registre sur la table. Continuez à les éplucher, monsieur le Juge d’instruction, je ne redoute pas ces feuilles accusatrices, bien qu’elles soient hors de ma portée, car je ne puis que les effleurer du bout des doigts. »

 

Le juge d’instruction prit le registre comme il était tombé sur la table, chercha à le retaper un peu et le remit devant ses yeux. C’était un signe de profonde humiliation, du moins était-on forcé de l’interpréter ainsi.

 

Les gens de la première rangée tendaient leurs visages vers K. avec une telle curiosité qu’il s’attarda un petit moment à les regarder. C’étaient de vieux hommes, plusieurs avaient la barbe blanche ; peut-être tout dépendait-il de ces vieillards, c’étaient peut-être eux qui pouvaient le mieux influencer cette assemblée que l’humiliation du juge d’instruction n’avait pas réussi à faire sortir de l’impassibilité où elle était tombée depuis le discours de K.

 

« Ce qui m’est arrivé, poursuivit-il un peu plus bas que précédemment, et il cherchait à chaque instant à scruter les visages de la première rangée – ce qui prêtait à son discours une apparence un peu distraite, ce qui m’est arrivé n’est qu’un cas isolé ; il n’aurait donc pas grande importance, car je ne le prends pas au tragique, s’il ne résumait la façon dont on procède avec bien d’autres qu’avec moi. C’est pour ceux-là que je parle ici et non pour moi. »

 

Il avait involontairement élevé la voix. Quelqu’un applaudit quelque part à bras tendus en criant :

 

« Bravo ! et pourquoi pas ? Bravo et encore bravo ! »

 

Certains vieillards du premier rang passèrent la main dans leur barbe ; l’exclamation n’en fit retourner aucun. K. ne lui attribua non plus aucune importance, mais il en fut tout de même encouragé, il n’estimait plus nécessaire que tout le monde l’applaudît ; il suffisait que la plupart des gens fussent poussés à la réflexion et qu’il en persuadât quelqu’un de temps à autre.

 

« Je ne cherche pas un succès d’orateur, dit-il, suivant le fil secret de sa pensée, je ne réussirais d’ailleurs pas. Monsieur le Juge d’instruction parle sans doute beaucoup mieux que moi, cela entre dans ses attributions. Je veux simplement soumettre au jugement du public une anomalie qui est publique. Écoutez ceci : j’ai été arrêté il y a environ dix jours – le fait en lui-même m’amuse, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. On est venu me surprendre au lit de grand matin ; peut-être – après ce qu’a dit le juge d’instruction cela m’apparaît fort possible – peut-être avait-on reçu l’ordre d’arrêter quelque peintre en bâtiment tout aussi innocent que moi, mais en tout cas c’est moi qu’on choisit pour opérer. La pièce voisine fut occupée par deux grossiers inspecteurs. Si j’avais été un bandit dangereux on n’aurait pas pris plus de précautions. Ces inspecteurs étaient d’ailleurs des individus sans moralité qui m’ont cassé les oreilles pour se faire soudoyer, pour m’escroquer mes habits et mon linge ; ils m’ont demandé de l’argent pour aller me chercher, disaient-ils à déjeuner, après avoir effrontément bu mon propre café au lait sous mes yeux. Et ce n’est pas tout ! On m’a conduit devant le brigadier dans une troisième pièce de l’appartement. C’était la chambre d’une dame pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et il a fallu que je voie cette chambre polluée, en quelque sorte à cause de moi, quoique sans ma faute, par la présence des inspecteurs et du brigadier. Il était difficile de garder son sang-froid. J’y réussis cependant et je demandai au brigadier avec le plus grand calme – s’il était ici il serait obligé de le reconnaître lui-même – pourquoi j’étais arrêté ? Que pensez-vous que me répondit alors cet homme – que je vois encore devant moi, assis sur la chaise de cette dame comme un symbole de l’orgueil stupide ? Messieurs, il ne me répondit rien : peut-être, d’ailleurs, n’en savait-il vraiment pas plus ; il m’avait arrêté, cela lui suffisait. Plus fort ! il avait amené dans la chambre de cette dame trois employés subalternes de ma banque qui passèrent leur temps à tripoter et à déranger ses photographies. La présence de ces employés avait naturellement encore un autre but : ils étaient destinés, tout comme ma logeuse et sa bonne, à répandre la nouvelle de mon arrestation, à nuire à ma réputation et à ébranler ma situation à la banque. Rien de tout cela n’a réussi, si faiblement que ce soit ; ma logeuse elle-même, une personne très simple – je veux la nommer ici afin de lui rendre hommage, elle s’appelle Mme Grubach – Mme Grubach elle-même a donc été assez raisonnable pour reconnaître qu’une pareille arrestation n’a pas plus d’importance qu’une attaque exécutée dans la rue par des individus mal surveillés. Tout cela ne m’a causé, je le répète, que des désagréments passagers, mais les conséquences n’auraient-elles pas pu être pires ? »

 

S’interrompant pour jeter un regard sur le juge d’instruction, K. remarqua que celui-ci faisait signe de l’œil à quelqu’un de la foule. Il sourit alors et dit :

 

« M. le Juge d’instruction est en train de donner à quelqu’un d’entre vous un signal secret. Il y a donc parmi vous des gens que l’on dirige d’ici. J’ignore si ce signal doit provoquer de votre part des huées ou des applaudissements, et je renonce volontairement, en trahissant prématurément la chose, à en connaître la signification. Elle m’est parfaitement indifférente et j’accorde pleine licence à M. le Juge d’instruction pour donner ses ordres à haute voix à ses employés stipendiés au lieu d’user de signes secrets ; il n’a qu’à leur dire carrément : “maintenant, sifflez”, ou : “maintenant,

applaudissez”. »

 

Le juge d’instruction, impatient ou gêné, faisait aller et venir son siège. L’homme qui se tenait derrière lui, et avec lequel il s’était déjà entretenu précédemment, se pencha de nouveau vers lui, soit pour l’encourager d’une façon générale, soit pour lui donner un conseil particulier. En bas, les gens s’entretenaient à voix basse, mais vivement. Les deux partis, qui semblaient avoir été précédemment d’opinions si différentes, se réunirent : quelques personnes se montraient K. du bout du doigt ; d’autres faisaient voir le juge.

 

Les émanations de la salle formaient une vapeur importune ; elles empêchaient même de bien voir les gens qui se trouvaient au fond. Elles devaient surtout incommoder les spectateurs de la galerie, qui étaient obligés pour se tenir au courant, d’interroger le public d’en bas, ce qu’ils ne faisaient qu’à voix basse, après avoir jeté un regard inquiet du côté du juge d’instruction. Les réponses revenaient à voix tout aussi basse derrière la main que le questionné mettait en écran sur sa bouche.

 

« Je vais avoir fini », dit K. en frappant du poing sur la table, car il n’y avait pas de sonnette.

 

La tête du juge d’instruction et celle de son conseiller se séparèrent d’un seul coup dans le sursaut de leur effroi.

 

« Cette affaire ne me touche pas ; je la juge donc de sangfroid et à supposer que vous attachiez quelque importance à ce prétendu tribunal, vous pouvez avoir grand avantage à m’écouter. Je vous prie donc de remettre à plus tard vos réflexions sur mes propos, car je ne dispose que de peu de

temps et je vais repartir bientôt. »

 

Le silence se fit immédiatement, tant K. était déjà maître de l’assemblée. On ne criait plus comme au début, on n’applaudissait même plus et l’on semblait déjà convaincu ou en bonne voie de le devenir.

 

« N’en doutons pas, messieurs, poursuivit K. tout bas, car il était heureux de jouir de l’attention passionnée de l’assemblée – il se produisait dans ce calme une sorte de bourdonnement plus excitant que les bravos les plus ravis – n’en doutons pas, messieurs, derrière les manifestations de cette justice, derrière mon arrestation par conséquent, pour parler de moi, et derrière l’interrogatoire qu’on me fait subir aujourd’hui, se trouve une grande organisation, une organisation qui non seulement occupe des inspecteurs vénaux, des brigadiers et des juges d’instruction stupides, mais qui entretient encore des juges de haut rang avec leur indispensable et nombreuse suite de valets, de scribes, de gendarmes et autres auxiliaires, peutêtre même de bourreaux, je ne recule pas devant le mot. Et maintenant le sens, messieurs, de cette grande organisation ? C’est de faire arrêter des innocents et de leur intenter des procès sans raison et, la plupart du temps aussi – comme dans mon cas – sans résultat. Comment, au milieu du non-sens de l’ensemble d’un tel système, la vénalité des fonctionnaires n’éclaterait-elle pas ?

 

« Il est impossible, messieurs, qu’elle n’éclate pas au grand jour ! Le plus grand juge n’arriverait pas à l’étouffer, même pour lui ! Et c’est pourquoi les inspecteurs cherchent à voler les effets sur le dos de l’accusé, c’est pourquoi les brigadiers s’introduisent chez les gens, c’est pourquoi des innocents doivent se voir déshonorés devant des assemblées entières au lieu d’être interrogés normalement ! Les inspecteurs ne m’ont parlé que de dépôts dans lesquels on place la propriété des accusés ; je voudrais bien voir ces dépôts, où un avoir péniblement amassé croupit sans fruit en attendant d’être volé par des fonctionnaires criminels ! »

 

K. fut interrompu par un glapissement venu du fond de la salle ; il mit sa main en visière sur ses yeux pour arriver à voir un peu, car la terne lueur du jour donnait un ton blanchâtre aux vapeurs de la salle et aveuglait quand on cherchait à voir. Le cri venait du côté de la laveuse dans laquelle K. avait reconnu, dès son entrée, un grave élément de désordre. Était-elle coupable cette fois-ci ? On ne pouvait pas s’en rendre compte. K. voyait seulement qu’un homme l’avait attirée dans un coin près de la porte et la pressait contre son corps. Mais ce n’était pas elle qui criait, c’était l’homme ; il avait la bouche grande ouverte et regardait au plafond.

 

Un petit cercle s’était formé autour des acteurs de cette scène et les gens de la galerie semblaient ravis de cette diversion au sérieux que K. avait introduit dans l’assemblée.

 

K., sous le coup de la première impression, voulut aller immédiatement rétablir l’ordre, pensant d’abord que tout le monde aurait à cœur de le soutenir et tout au moins de chasser le couple de la salle ; mais il se heurta dès les premiers rangs à des gens qui ne bougèrent pas et ne le laissèrent pas passer. Au contraire on l’en empêcha, et une main – il n’eut pas le temps de se retourner – le saisit même au col, dans le dos ; il cessa de penser au couple, il lui sembla qu’on cherchait à attenter à sa liberté et que son arrestation devenait vraiment sérieuse, aussi sauta-t-il d’un bond au pied de l’estrade. Il se trouvait maintenant face à face avec la foule. Avait-il mal jugé les gens ? Avait-il trop espéré de son discours ? Avait-on dissimulé tant qu’il avait parlé et les masques tombaient-ils maintenant qu’il s’agissait d’en venir aux actes ? Quelles têtes autour de lui ! De petits yeux noirs passaient dans la pénombre, les joues pendaient comme des joues d’ivrognes, les longues barbes étaient raides et rares, et quand on y portait la main c’était comme si on griffait le vide avec ses doigts, mais, sous les barbes – et ce fut là la vraie découverte de K. – des insignes de diverses tailles et de diverses couleurs brillaient sur les cols de ces gens. Tous semblaient porter ces insignes, tous faisaient partie du même clan, ceux de droite comme ceux de gauche, et, en se retournant brusquement, K. vit aussi les mêmes insignes au col du juge d’instruction qui, les mains croisées sur le ventre, regardait tranquillement la salle.

 

« Ah ! ah ! s’écria K. en levant les bras au ciel, car cette subite découverte avait besoin de quelque espace pour s’exprimer. Vous êtes donc tous, à ce que je vois, des fonctionnaires de la justice, vous êtes cette bande de vendus dont je parlais, vous vous êtes réunis ici pour écouter et espionner, vous avez fait semblant de former des partis pour me tromper ; si vous applaudissiez, c’était pour me sonder : vous vouliez savoir comment il faut s’y prendre pour induire un innocent en tentation. Eh bien ce n’était pas la peine : ou bien vous vous êtes amusés de voir que quelqu’un attendait de vous la défense de l’innocence ou bien… (« Laissez-moi ou je cogne ! » criat-il à un vieillard tremblotant qui s’était trop approché de lui) ou bien vous avez réellement appris quelque chose ; je

vous félicite de votre joli métier. »

 

Il prit rapidement son chapeau sur le bord de la table et se hâta de gagner la sortie au sein du calme général, calme qui ne pouvait s’expliquer que par la plus complète surprise. Mais le juge d’instruction semblait avoir été encore plus prompt que K., car il l’attendait déjà à la porte.

 

« Un instant », lui dit-il.

 

K. s’arrêta, mais sans regarder le juge, il n’avait d’yeux que pour la porte dont il avait déjà saisi la poignée.

 

« Je veux simplement, dit le juge, vous faire remarquer que vous vous êtes frustré vous-même aujourd’hui, sans avoir l’air de vous en rendre compte, de l’avantage qu’un

interrogatoire représente toujours pour un accusé. »

 

K. dit en regardant la porte :

 

« Bande de fripouilles que vous êtes ! s’écria-t-il, je vous fais cadeau de vos interrogatoires. »

 

Puis il ouvrit, et descendit à toute allure l’escalier. Derrière lui, il entendit s’élever le bruit de l’assemblée qui se ranimait pour discuter les événements comme une classe qui commente un texte.

 

 

  

  

  

 

  

  

  

 

 

Chapitre 3

 

DANS LA SALLE VIDE

L’ÉTUDIANT

LES GREFFES

 

 

K. attendit de jour en jour la semaine suivante une nouvelle convocation ; il n’arrivait pas à imaginer qu’on eût pris au pied de la lettre son refus d’être interrogé, et, n’ayant encore rien reçu le samedi soir, il pensa qu’il était convoqué tacitement pour le dimanche, à la même heure et au même endroit. Il s’y rendit donc le lendemain et prit immédiatement cette fois les escaliers et les couloirs les plus directs : quelques locataires se souvenant de lui, le saluèrent de leur seuil, mais il n’eut à demander son chemin à personne ; il ne tarda pas à arriver à la porte qui s’ouvrit dès qu’il eut frappé. Sans s’attarder à regarder la femme qui lui avait ouvert c’était celle de l’autre fois – et qui restait près de l’entrée, il allait se rendre dans la pièce voisine quand il s’entendit déclarer :

 

« Aujourd’hui, il n’y a pas de séance.

 

–  Pourquoi n’y aurait-il pas de séance ? » demanda-t-il incrédule.

 

Mais la femme le convainquit en lui ouvrant la porte de la salle. La salle était réellement vide et, dans ce vide, elle avait l’air encore plus misérable que le dimanche précédent. La table, toujours sur l’estrade, supportait quelques gros bouquins.

 

« Puis-je regarder ces livres ? demanda K. non par curiosité mais simplement pour pouvoir se dire qu’il n’était pas venu complètement en vain.

 

–  Non, dit la femme en refermant la porte, ce n’est pas permis ; ces livres appartiennent au juge d’instruction.

 

–  Ah ! ah ! voilà, fit K. en hochant la tête, ces livres sont sans doute des codes, et les procédés de notre justice exigent naturellement que l’on soit condamné non seulement innocent mais encore sans connaître la loi.

 

–  C’est sans doute ça, dit la femme qui n’avait pas très bien compris.

 

–  Bien, alors je m’en vais, dit K.

 

–  Dois-je dire quelque chose à M. le juge d’instruction ? demanda la femme.

 

–  Vous le connaissez ? demanda K.

 

–  Naturellement, dit la femme, mon mari est huissier au tribunal. »

 

Ce fut alors que K. remarqua que ce vestibule, où il n’y avait qu’un baquet de linge le dimanche précédent, était complètement aménagé en pièce d’habitation. La femme s’aperçut de son étonnement et dit :

 

« Oui, on nous loge ici gratis, mais nous devons déménager les jours de séance. La situation de mon mari offre bien des inconvénients.

 

–  Je suis moins surpris de la pièce, dit K. en la regardant avec malice, que d’apprendre que vous êtes mariée.

 

–  Faites-vous allusion, dit la femme, à l’incident par lequel j’ai mis fin à votre discours de la dernière séance ?

 

–  Évidemment, dit K. Aujourd’hui c’est passé et c’est déjà presque oublié ; mais, sur le moment, j’en ai été vraiment furieux. Et maintenant vous venez me dire que vous êtes une femme mariée !

 

–  Si j’ai interrompu votre discours, cela ne pouvait vous nuire. On vous a jugé très mal une fois que vous êtes parti. – C’est possible, dit K. éludant le dernier point, tout cela ne vous excuse pas.

 

–  Je suis excusée aux yeux de tous ceux qui me connaissent, dit la femme, l’homme qui m’a embrassée dimanche dernier me poursuit déjà depuis longtemps. Je ne parais peut-être pas très séduisante, mais je le suis pour celui-là. Il n’y a rien à faire contre lui, mon mari a bien dû en prendre son parti ; s’il veut garder sa situation il faut qu’il en passe par là, car ce garçon est étudiant et arrivera probablement à une très haute situation. Il est toujours sur mes talons ; il venait à peine de partir au moment où vous êtes entré.

 

–  Je n’en suis pas surpris, dit K., cela ressemble bien au reste.

 

–  Vous cherchez peut-être à introduire ici des réformes ? demanda la femme lentement et avec un air scrutateur, comme si elle disait une chose qui pût être aussi dangereuse pour elle que pour K. C’est ce que j’avais déjà conclu de votre discours qui m’a personnellement beaucoup plu, quoique je n’en aie entendu qu’une partie, car, au début, j’étais absente et à la fin j’étais couchée sur le plancher avec l’étudiant… C’est si dégoûtant, ici ! ditelle au bout d’un moment en prenant la main de K. Pensez-vous que vous réussirez à obtenir des

améliorations ? »

 

K. sourit en tournant légèrement sa main dans les mains douces de la jeune femme.

 

« À vrai dire, fit-il, je ne suis pas chargé d’obtenir ici des améliorations, comme vous dites, et si vous en parliez à quelqu’un, au juge d’instruction, par exemple, vous vous feriez moquer de vous ; je ne me serais jamais mêlé de ces choses-là de mon plein gré et le besoin d’améliorer cette justice n’a jamais troublé mon sommeil. Mais, ayant été arrêté, car je suis arrêté, j’ai bien été forcé de m’en mêler pour mon propre compte. Si je pouvais par la même occasion vous être utile en quoi que ce fût, je le ferais naturellement très volontiers, non seulement par amour du prochain, mais aussi parce qu’à votre tour vous pouvez me rendre service.

 

–  En quoi ? lui demanda la femme.

 

–  En me montrant, par exemple, maintenant, les livres qui sont sur la table.

 

–  Mais bien sûr ! » s’écria la femme en le faisant entrer en hâte derrière elle.

 

Les livres dont il s’agissait étaient de vieux bouquins usés ; l’un d’entre eux avait une reliure presque en lambeaux dont les morceaux ne tenaient plus que par des fils.

 

« Que tout est sale ici ! » dit K. en hochant la tête.

 

La femme épousseta les livres du coin de son tablier avant que K. mît la main dessus. Il prit le premier qui se présenta, l’ouvrit et aperçut une gravure indécente. Un homme et une femme nus étaient assis sur un canapé ; l’intention du graveur était visiblement obscène, mais il avait été si maladroit qu’on ne pouvait guère voir là qu’un homme et une femme assis avec une raideur exagérée, qui semblaient sortir de l’image et n’arrivaient à se regarder qu’avec effort par suite de l’inexactitude de la perspective. K. n’en feuilleta pas davantage ; il se contenta d’ouvrir le second livre à la page du titre ; il s’agissait là d’un roman intitulé Tourments que Marguerite eut à souffrir de son mari.

 

« Voilà donc, dit K., les livres de loi que l’on étudie ici !

Voilà les gens par qui je dois être jugé !

 

–  Je vous aiderai, voulez-vous ? dit la femme.

 

–  Pouvez-vous le faire vraiment sans vous mettre vousmême en danger ? N’était-ce pas vous qui disiez à l’instant que votre mari avait à craindre ses supérieurs ?

 

–  Je vous aiderai tout de même, dit la femme ; venez, il faut que nous en causions. Ne me parlez plus de mes

risques ; je ne crains le danger que quand je veux. »

 

Elle lui montra l’estrade et le pria de s’asseoir avec elle sur la marche.

 

« Vous avez de beaux yeux noirs, dit-elle quand ils furent installés, en regardant d’en bas le visage de K. On me dit que j’ai de beaux yeux, moi aussi, mais les vôtres sont bien plus beaux. Je les ai d’ailleurs remarqués tout de suite, la première fois que vous êtes venu ; c’est même à cause d’eux que je suis entrée ensuite dans la salle de réunions, ce que je ne fais jamais d’ordinaire et ce qui m’est même en quelque sorte défendu. »

 

« Voilà donc tout le mystère, pensa K. Elle s’offre à moi, elle est aussi corrompue que tous les autres ici ; elle a assez des gens de justice, ce qui est facile à comprendre, et elle s’adresse au premier venu en lui faisant

compliment de ses yeux. »

 

Et il se leva sans mot dire, comme s’il avait pensé tout haut et expliqué ainsi sa conduite à la femme.

 

« Je ne crois pas, dit-il, que vous puissiez m’aider ; pour m’aider vraiment il faudrait être en relation avec de hauts fonctionnaires, or, vous ne voyez probablement que les employés subalternes qui vont et viennent en foule ici. Ceux-là, certainement vous les connaissez bien et vous obtiendriez peut-être beaucoup d’eux, mais les plus grands services que vous pourriez leur faire rendre n’avanceraient en rien l’issue définitive de mon procès, vous n’auriez réussi qu’à vous aliéner de gaieté de cœur quelques amis, et c’est ce que je ne veux pas. Continuez à voir ces gens comme toujours ; il me semble en effet qu’ils vous sont indispensables ; je ne vous parle pas ainsi sans regret, car, pour répondre à votre compliment, je vous avouerai moi aussi que vous me plaisez, surtout quand vous me regardez avec cet air si triste, que rien ne motive d’ailleurs. Vous faites partie du groupe de gens que je dois combattre, mais vous vous y trouvez fort bien, vous aimez même l’étudiant, ou tout au moins vous le préférez, à votre mari, c’est une chose facile à lire dans vos paroles.

 

–                Non, s’écria-t-elle toujours assise, et elle saisit la main de K. d’un geste si rapide qu’il ne put l’éviter. Vous ne pouvez pas partir maintenant ; vous n’avez pas le droit de partir sur un jugement faux ; pourriez-vous réellement partir en cet instant ? Suis-je vraiment si insignifiante que vous ne vouliez même pas me faire le plaisir de rester avec moi un petit moment ?

 

–                Vous m’avez mal compris, dit K. en se rasseyant. Si vous tenez vraiment à ce que je reste, je le ferai volontiers, j’en ai le temps puisque je venais ici dans l’espoir d’un interrogatoire. Ce que je vous ai dit n’était que pour vous prier de n’entreprendre aucune démarche en ma faveur. Et il n’y a là rien qui puisse vous blesser si vous voulez bien songer que l’issue du procès m’est totalement indifférente et que je me moque d’être condamné, à supposer évidemment que le procès finisse un jour réellement, ce qui me paraît fort douteux ; je crois plutôt que la paresse, la négligence ou même la crainte des fonctionnaires de la justice les a déjà amenés à cesser l’instruction ; sinon cela ne tardera pas ; il est possible aussi qu’ils poursuivent l’affaire dans l’espoir d’un gros pot-de-vin ; mais ils en seront pour leur peine, je peux le dire d’ores et déjà, car je ne soudoierai personne. Vous pourriez peut-être me rendre service en disant au juge d’instruction, ou à tout autre personnage qui aime à répandre les nouvelles importantes, que nul des tours de force que ces messieurs emploient sans doute en abondance ne m’amènera jamais à soudoyer quelqu’un. Ce serait peine absolument perdue, vous le leur direz carrément. D’ailleurs, ils s’en sont peutêtre déjà aperçus tout seuls, et, même s’ils ne l’ont pas fait, je n’attache pas tellement d’importance à ce qu’on l’apprenne maintenant. Cela ne ferait que leur épargner du travail ; il est vrai que j’éviterais ainsi quelques petits désagréments, mais je ne demande pas mieux que d’essuyer ces légers ennuis pourvu que je sache que les autres en subissent le contrecoup ; et je veillerai à ce qu’il en soit ainsi. Connaissez-vous le juge d’instruction ?

 

–                Naturellement, dit la femme, c’est à lui que je pensais surtout quand je vous offrais de vous aider. J’ignorais qu’il ne fût qu’un employé subalterne, mais puisque vous me le dites c’est probablement exact. Je crois que le rapport qu’il fournit à ses chefs a tout de même une certaine influence. Il écrit tant de rapports ! Vous dites que les fonctionnaires sont paresseux, mais ce n’est sûrement pas vrai de tous, et surtout pas de celui-là ; il écrit énormément. Dimanche dernier, par exemple, la séance a duré jusqu’au soir. Tout le monde est parti, mais il est resté là ; il a fallu de la lumière, je n’avais qu’une petite lampe de cuisine, il s’en est déclaré satisfait et il s’est mis tout de suite à écrire. Mon mari, qui avait justement congé ce jour-là, était revenu entre-temps ; nous sommes allés chercher nos meubles et nous avons réemménagé ; il est venu encore des voisins et nous avons fait la causette à la lueur d’une bougie ; bref, nous avons oublié le juge et nous sommes allés nous coucher. Tout à coup, au milieu de la nuit, il devait être déjà très tard, je me réveille et je vois le juge à côté de mon lit ! Il tenait sa main devant la lampe pour empêcher la lumière de tomber sur mon mari ; c’était une précaution inutile, car mon mari a un tel sommeil que la lumière ne l’aurait jamais réveillé. J’étais si effrayée que j’en aurais crié ; mais le juge d’instruction a été très aimable, il m’a exhortée à la prudence, il m’a soufflé à l’oreille qu’il avait écrit jusqu’alors, qu’il me rapportait la lampe et qu’il n’oublierait jamais le spectacle que je lui avais offert dans mon sommeil. Tout cela n’est que pour vous dire que le juge d’instruction écrit vraiment beaucoup de rapports, surtout sur vous, car c’est votre interrogatoire qui a fourni la matière principale de la dernière séance de deux jours. Des rapports aussi longs ne peuvent tout de même pas rester sans aucune importance ; vous voyez aussi, d’après cet incident, que le juge d’instruction me fait la cour et que je peux avoir une grosse influence sur lui, surtout maintenant, les premiers temps, car il n’a dû me remarquer que tout dernièrement. Il tient beaucoup à moi, j’en ai eu d’autres preuves. Il m’a, en effet, envoyé hier, par l’étudiant, qui est son confident et son collaborateur, une paire de bas de soie pour que je nettoie la salle des séances ; mais ce n’était qu’un prétexte, car ce travail entre déjà obligatoirement dans les attributions de mon mari, on le paie pour cela. Ce sont de très beaux bas, regardez – et elle relevait les jambes pour les voir ellemême – ce sont de très beaux bas, trop même, ils ne sont

pas faits pour moi. »

 

Elle s’interrompit brusquement et posa sa main sur celle de K. comme pour le rassurer, tandis qu’elle lui chuchotait :

 

« Attention, Bertold nous regarde. »

 

K. leva lentement les yeux. Un jeune homme se tenait à la porte de la salle ; il était petit, il avait les jambes tortes et il portait toute sa barbe, une courte barbe rousse et rare dans laquelle il promenait ses doigts à tout instant pour se donner de la dignité. K. le regarda curieusement ; c’était la première fois qu’il rencontrait pour ainsi dire humainement un étudiant spécialisé dans cette science juridique qu’il ignorait complètement, un homme qui parviendrait probablement un jour à une très haute fonction. L’étudiant, lui, ne sembla pas s’inquiéter de K. le moins du monde ; il fit un simple signe à la femme en sortant une seconde un de ses doigts de sa barbe et alla se mettre à la fenêtre ; la femme se pencha vers K. et lui souffla :

 

« Ne m’en veuillez pas, je vous en prie, et ne me jugez pas mal non plus ; il faut que j’aille le retrouver, cet être horrible ; voyez-moi ces jambes tordues ! Mais je vais revenir tout de suite et je vous suivrai où vous voudrez ; j’irai où vous désirerez, vous ferez de moi ce qu’il vous plaira, je ne demande qu’à partir d’ici pour le plus longtemps possible, et tant mieux si je n’y reviens jamais ! »

 

Elle caressa encore la main de K., se leva en hâte et courut à la fenêtre.

 

Machinalement K. fit un geste dans le vide pour chercher à saisir la main de la laveuse, mais elle était déjà partie. Cette femme le tentait vraiment ; et, malgré toutes ses réflexions, il ne trouvait pas de raison valable de ne pas céder à la tentation. Il eut bien un instant l’idée qu’elle cherchait peut-être à le prendre dans ses filets pour le livrer à la justice, mais ce fut une objection qu’il détruisit sans peine. De quelle façon pourrait-elle bien le prendre ? Ne restait-il pas toujours assez libre pour anéantir d’un seul coup toute la justice, au moins en ce qui le concernait ? Ne pouvait-il se faire cette minime confiance ? Et puis cette femme avait bien l’air de demander sincèrement de l’aide, et cela pouvait être utile. Il n’y avait peut-être pas mieux à se venger du juge d’instructions et de toute sa séquelle qu’en lui enlevant cette femme et en la prenant pour son compte. Il se pourrait alors qu’un jour, après avoir longuement travaillé à des rapports menteurs sur K., le juge d’instruction, au beau milieu de la nuit, trouvât le lit de la femme vide. Et vide parce qu’elle appartiendrait à K., parce que cette femme, qui se tenait à la fenêtre en ce moment, ce grand corps souple et chaud, vêtu d’un vêtement noir d’une étoffe lourde et grossière, n’appartiendrait absolument qu’à lui.

 

Après avoir dissipé de cette façon les préventions qu’il nourrissait contre elle, il commença à trouver que le dialogue durait bien longtemps à la fenêtre et se mit à frapper sur l’estrade, d’abord des doigts, puis du poing. L’étudiant lui jeta un rapide coup d’œil par-dessus l’épaule de la femme, mais ne se dérangea pas et ne la serra que plus fort. Elle pencha la tête très bas comme si elle l’écoutait avec grande attention, et il profita de ce geste pour l’embrasser bruyamment dans le cou sans interrompre son discours réellement. K. crut y voir une confirmation de ce qu’elle disait elle-même au sujet de la tyrannie avec laquelle l’étudiant la traitait ; il se leva et se mit à faire les cent pas. Il se demandait comment il pourrait chasser l’étudiant le plus rapidement possible ; aussi ne fut-il pas mécontent que l’autre, impatienté sans doute par cette promenade qui dégénérait par moments en trépignements, lui lançât cette observation :

 

« Si vous êtes pressé, rien ne vous empêche de partir. Vous auriez pu le faire plus tôt, personne ne vous aurait regretté ; vous auriez même dû le faire, et dès mon entrée, et en vitesse ! »

 

Quelque fureur que cette sortie manifestât elle marquait aussi tout l’orgueil du futur fonctionnaire de la justice parlant à un quelconque accusé. K. s’arrêta tout près de lui en lui dit en souriant :

 

« Je suis impatient, c’est exact, mais la meilleure façon de calmer cette impatience sera que vous nous laissiez là. Si vous êtes venu pour étudier ici – car on m’a dit que vous êtes étudiant – je ne demande pas mieux que de vous laisser la place et de m’en aller avec cette femme. Il faudra que vous étudiiez d’ailleurs encore pas mal de temps avant de devenir juge ; je ne connais pas très bien votre justice, mais je pense qu’elle ne se contente pas des discours insolents dans lesquels vous vous montrez si fort.

 

–                On n’aurait pas dû le laisser en liberté, dit l’étudiant comme pour expliquer à la femme les offensantes paroles de K. C’était une maladresse. Je l’ai dit au juge d’instruction. On aurait dû au moins le faire rester chez lui entre les interrogatoires. Il y a des moments où je ne comprends pas le juge.

 

–                Pas tant de discours, dit K. en tendant la main vers la femme. Vous, arrivez !

 

–                Ah ! ah ! voilà ! dit l’étudiant. Non, non, celle-là vous ne l’aurez pas. »

 

Et, enlevant son amie sur un bras avec une force qu’on ne lui aurait jamais supposée, il se dirigea, le dos baissé, vers la porte, en jetant de temps à autre un regard de tendresse sur son fardeau. Cette fuite marquait indéniablement une certaine crainte de K. et cependant il eut l’audace de chercher encore à l’exciter en caressant et pressant le bras de la femme de sa main libre. K. fit quelques pas à ses côtés, prêt à le saisir et, s’il fallait, à l’étrangler, mais la laveuse lui dit alors :

 

« Il n’y a rien à faire – et elle passait sa main sur le visage de l’étudiant – cette petite horreur ne me lâchera pas.

 

–                Et vous ne voulez pas qu’on vous délivre ? s’écria K. en posant sur l’épaule de l’étudiant une main que l’autre chercha à mordre.

 

–                Non, s’écria la femme en repoussant K. des deux mains, non, non, surtout pas ça ! À quoi pensez-vous donc ? Ce serait ma perte. Laissez-le donc, je vous en prie, laissez-le donc, il ne fait qu’exécuter l’ordre du juge d’instruction en me portant à lui.

 

–                Eh bien, qu’il file ! et vous, que je ne vous voie plus ! » dit K. furieux de déception en assénant dans le dos de l’étudiant un coup qui le fit chanceler.

 

Mais, tout heureux de n’être pas tombé, l’autre n’en

courut que plus vite avec son fardeau sur les bras…

 

K. les suivit lentement ; il reconnaissait que c’était la première défaite irréfutable qu’il essuyait auprès de ces gens. Mais il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter ; s’il l’avait essuyée, c’était uniquement pour avoir provoqué le combat. S’il restait chez lui et continuait son existence ordinaire, il leur resterait mille fois supérieur et pourrait les écarter de son chemin d’un coup de pied. Il se représentait la belle scène grotesque que pourrait créer, par exemple, le spectacle de ce pitoyable étudiant, de ce morveux gonflé de soi, de ce mal bâti porteur de barbe, à genoux devant le lit d’Elsa et joignant les mains pour demander pardon. Cette idée lui plaisait tant qu’il décida de le conduire chez elle à la première occasion.

 

Il gagna la porte par curiosité pour voir où l’on menait la femme, car l’étudiant ne la porterait tout de même pas sur son bras dans les rues. Mais il n’eut pas à aller bien loin. On apercevait juste en face de la porte un étroit escalier de bois qui devait conduire aux mansardes (un tournant empêchait de voir où il menait). Ce fut dans cet escalier que l’étudiant s’engagea avec la femme dans ses bras, lentement, et soufflant déjà, car il était affaibli par sa course. La femme lança à K. un bonjour de la main et chercha à lui montrer en haussant les épaules à plusieurs reprises qu’elle n’était pas responsable de cet enlèvement, mais ce mouvement ne trahissait pas grand regret. K. la regarda sans expression, comme une femme qu’il n’eût pas connue : il ne voulait ni se montrer déçu ni faire voir qu’il pouvait surmonter facilement sa déception.

 

Les deux fuyards avaient déjà disparu qu’il restait encore sur le seuil. Il était bien obligé de voir que la femme l’avait trompé, et doublement, en alléguant qu’on l’emportait chez le juge, car le juge ne l’eût tout de même pas attendue dans un grenier ! L’escalier de bois n’expliquait rien, si longtemps qu’on l’interrogeât. K. remarqua près de la montée un petit écriteau qu’il courut voir et sur lequel on pouvait lire cette inscription tracée d’une maladroite écriture d’enfant : « Escalier des archives judiciaires. » Les archives de la justice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de rapport ! Ce n’était pas une installation de nature à inspirer grand respect et rien ne pouvait mieux rassurer un accusé que de voir le peu d’argent dont disposait cette justice qui était obligée de loger ses archives à l’endroit où les locataires de la maison, pauvres déjà parmi les pauvres, jetaient le rebut de leurs objets. À vrai dire, il était possible aussi qu’elle eût assez d’argent, mais que les employés se précipitassent dessus avant qu’elle n’eût pu s’en servir pour les affaires de la justice. C’était même très vraisemblable d’après ce que K. avait vu jusqu’ici, mais cette corruption, bien qu’un peu déshonorante pour l’accusé, était au fond encore plus rassurante que ne l’eût été la pauvreté du tribunal. K. comprenait maintenant que la justice rougît de faire venir l’inculpé dans un grenier pour le premier interrogatoire et qu’elle préférât aller le tarabuster dans sa propre maison. Quelle supériorité K. n’avait-il pas sur ce juge qu’on installait dans un grenier, alors qu’il disposait, lui, à la banque, d’une grande pièce précédée d’un vestibule et pourvue d’une immense fenêtre qui s’ouvrait sur la place la plus animée de la ville ! Évidemment il n’avait pas les bénéfices accessoires des pots-de-vin et il ne pouvait pas se faire servir par son groom une femme dans son bureau. Mais il y renonçait volontiers, tout au moins pour cette vie.

 

Il était encore planté devant la pancarte quand un homme monta l’escalier, regarda par la porte ouverte dans la pièce – d’où l’on apercevait aussi la salle des séances – et demanda finalement à K. s’il n’avait pas vu une femme là quelques instants auparavant.

 

« Vous êtes sans doute l’huissier ? dit K.

 

–   Oui, répondit l’homme, mais vous, n’êtes-vous pas l’accusé K. ? Je vous reconnais maintenant, moi aussi ; soyez le bienvenu. »

 

Et il tendit sa main à K. qui ne s’y attendait pas du tout.

 

« Il n’y a pas de séance aujourd’hui, ajouta-t-il devant le silence de K.

 

–   Je sais, dit K. en regardant le costume civil de l’huissier – il ne portait d’autre insigne professionnel que deux boutons dorés qui avaient l’air d’avoir été enlevés à un vieux manteau d’officier. – J’ai parlé à votre femme il n’y a qu’un instant ; mais elle n’est plus là, l’étudiant l’a portée au juge d’instruction.

 

–   Et voilà, dit l’huissier, on me l’emporte tout le temps. C’est pourtant dimanche aujourd’hui ! Je ne suis tenu à aucun travail, mais on m’envoie faire des commissions inutiles, rien que pour m’éloigner d’ici. Et on prend soin, par-dessus le marché, de ne pas m’envoyer bien loin pour que je puisse me figurer que je serai de retour à temps. Je me dépêche donc tant que je peux, je crie mon message par la porte à l’intéressé avec un tel essoufflement que c’est à peine s’il me comprend, je reviens à toute vitesse, mais l’étudiant a fait encore plus vite que moi ! C’est que son chemin n’est pas si long, il n’a que l’escalier du grenier à descendre. Si j’étais moins esclave, il y a longtemps que je l’aurais écrasé contre ce mur, ici, à côté de la pancarte. J’en rêve tout le temps… Ici, là, au-dessus du plancher, le voilà aplati, cloué, les bras en croix, les doigts écarquillés, les jambes tordues en rond, et des éclaboussures de sang tout autour. Mais jusqu’ici c’est resté un rêve.

 

–   Il n’y a pas d’autre moyen ? demanda K. en souriant.

 

–   Je n’en vois pas, répondit l’huissier. Et c’est devenu encore pire : jusqu’ici il se contentait d’emporter ma femme chez lui, mais maintenant, comme je m’y attendais depuis longtemps, il la porte au juge d’instruction.

 

–   Votre femme n’a-t-elle donc aucune responsabilité làdedans ? demande K. en se faisant violence tant la jalousie se mettait à le travailler lui aussi.

 

–   Mais si ! Bien sûr ! répondit l’huissier. C’est même elle la plus coupable. Elle s’est jetée à son cou. Lui, il court après toutes les femmes. Dans cette seule maison on l’a déjà mis à la porte de cinq ménages dans lesquels il s’était glissé. Malheureusement c’est ma femme qui est la plus belle de tout l’immeuble et c’est justement moi qui peux le moins me défendre.

 

–   S’il en est ainsi, dit K., il n’y a évidemment rien à faire.

 

–   Pourquoi donc ? demanda l’huissier. Il faudrait donner une bonne fois à cet étudiant, qui est un lâche, une telle rossée, quand il voudrait toucher ma femme, qu’il ne recommencerait jamais. Mais moi je n’en ai pas le droit et nul autre ne veut me faire ce plaisir, car tout le monde craint son pouvoir. Il faudrait quelqu’un comme vous.

 

–   Pourquoi donc ? demanda K. étonné.

 

–   Mais parce que vous êtes accusé ! répondit l’huissier.

 

–   Sans doute, dit K., mais c’est précisément pourquoi je devrais craindre qu’il ne se venge en influant, sinon sur l’issue du procès, tout au moins sur son instruction.

 

–Évidemment, dit l’huissier comme si le point de vue de K. était aussi juste que le sien. Mais en règle générale, on n’intente pas chez nous de procès qui ne puisse mener à rien.

 

–   Je ne suis pas de votre avis, dit K., mais cela ne m’empêchera pas de m’occuper à l’occasion de l’étudiant.

 

–   Je vous en serais très reconnaissant », dit l’huissier un peu cérémonieusement, mais il n’avait pas l’air de croire que son suprême désir pût jamais se réaliser.

 

« Il y a peut-être, dit K., bien d’autres employés qui mériteraient le même traitement, peut-être tous !

 

–   Mais oui, mais oui », répondit l’huissier comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle.

 

Puis il regarda K. avec plus de confiance qu’il ne lui en avait encore jamais témoignée malgré toute se cordialité, et ajouta :

 

« Tout le monde se révolte en ce moment. »

 

Mais l’entretien semblait lui être devenu un peu pénible, car il l’interrompit en disant :

 

« Il faut que je me présente au bureau ; voulez-vous venir avec moi ?

 

–   Je n’ai rien à faire là-bas, dit K.

 

–   Vous pourriez regarder les archives, personne ne s’inquiétera de vous.

 

–   Y a-t-il donc quelque chose de curieux à y voir ? demande K. en hésitant, mais avec une grande envie d’accepter.

 

–   Ma foi, lui répondit l’huissier, je pensais que cela vous intéresserait.

 

–   Soit, dit K. finalement, je vous suis. »

 

Et il monta l’escalier encore plus vite que l’huissier.

 

Il faillit tomber en entrant, car il y avait encore une marche derrière la porte.

 

« On n’a guère, dit-il, d’égards pour le public.

 

–   On n’en a aucun, dit l’huissier, vous n’avez qu’à voir

cette salle d’attente. »

 

C’était un long couloir où des portes grossières s’ouvraient sur les diverses sections du grenier. Bien que nul jour ne donnât là directement, il ne faisait pas complètement noir, car, au lieu d’être séparés du couloir par une paroi hermétique, bien des bureaux ne présentaient de ce côté qu’une sorte de grillage de bois qui laissait passer un peu la lumière et par lequel on pouvait voir les employés en train d’écrire à leurs pupitres ou debout contre la claire-voie et occupés à observer les gens qui passaient. Le public de la salle d’attente était d’ailleurs très restreint, à cause du dimanche ; il faisait un effet très modeste ; il était réparti presque régulièrement sur les bancs de bois disposés de chaque côté du couloir. Tous ces gens-là étaient vêtus négligemment, quoique la plupart, à en juger par leur physionomie, leur tenue, la coupe de leur barbe et mille impondérables, appartinssent aux meilleures classes de la société. Comme il n’y avait pas de portemanteaux, ils avaient déposé leurs chapeaux sous les bancs, chacun suivant sans doute en cela l’exemple des prédécesseurs. En voyant venir K. et l’huissier, ceux qui étaient le plus près de la porte se levèrent pour les saluer, ce que voyant les autres se crurent tenus aussi d’en faire autant, de sorte que tout le monde se leva au passage de ces deux messieurs. Personne d’ailleurs ne se redressait complètement, les dos restaient courbés et les genoux pliés : on aurait cru à des mendiants de coin de rue. K. attendit l’huissier qu’il avait précédé et lui dit :

 

« Qu’ils ont dû recevoir d’humiliations !

 

–   Oui, dit l’huissier, ce sont des accusés ; tous les gens que vous voyez là sont des accusés.

 

–   Vraiment, dit K., ce sont donc mes collègues ? »

 

Et, s’adressant au plus près de lui, un grand homme maigre déjà presque grisonnant, il lui demanda poliment :

 

« Qu’attendez-vous ici, monsieur ? »

 

Mais cette interpellation inattendue déconcerta l’homme d’une façon d’autant plus pénible à voir qu’il s’agissait visiblement de quelqu’un qui connaissait le monde, qui devait être très maître de lui en tout autre lieu et qui ne devait pas oublier facilement la supériorité qu’il s’était acquise sur les autres. Ici, il ne sut que répondre à une aussi simple question et il se mit à regarder ses compagnons comme s’ils eussent été tenus de l’aider et que personne ne pût exiger de lui aucune réponse tant que nul secours ne lui viendrait. L’huissier intervint alors et dit à l’homme pour le rassurer et l’encourager :

 

« Ce monsieur vous demande simplement ce que vous

attendez. Répondez donc ! »

 

La voix de l’huissier, plus familière sans doute à l’homme, obtint un meilleur résultat :

 

« J’attends… », commença-t-il, puis il s’arrêta net.

 

Il avait visiblement choisi son début pour répondre de façon précise à la question posée, mais la suite ne lui vint pas. Quelques accusés s’étaient rapprochés et entouraient le groupe ; l’huissier leur dit :

 

« Filez, filez, débarrassez le passage. »

 

Ils reculèrent légèrement, mais sans rejoindre leurs anciennes positions. Cependant, l’homme interrogé avait eu le temps de se ressaisir ; il sourit même en répondant :

 

« J’ai envoyé il y a un mois quelques requêtes à la justice et j’attends que l’on s’en occupe.

 

–  Vous avez l’air de vous donner beaucoup de mal, dit K.

 

–  Oui, fit l’homme, n’est-ce pas mon affaire ?

 

–  Tout le monde, dit K., ne pense pas comme vous ; voyez, moi, je suis accusé, mais aussi vrai que je veux aller au ciel, je n’ai jamais produit ni documents ni quoi que ce fût. Pensez-vous que ce soit nécessaire ?

 

–  Je ne sais pas au juste », dit l’homme, complètement dérouté à nouveau.

 

Il croyait visiblement que K. voulait plaisanter ; aussi eûtil sans doute préféré revenir complètement sur son ancienne réponse par crainte d’une nouvelle bévue, mais, devant le regard impatient de K., il se contenta de dire :

 

« En ce qui me concerne, j’ai produit des documents.

 

–  Vous n’avez pas l’air de croire que je suis accusé, dit K.

 

–  Oh ! si, monsieur ! bien sûr ! fit l’homme en s’effaçant légèrement sur le côté, mais sa réponse témoignait de plus de crainte que de foi.

 

–  Vous ne me croyez pas ? » demanda K.

 

Et, inconsciemment provoqué à ce geste par l’humilité de l’homme, il le saisit par le bras comme pour l’obliger à croire. Il ne voulait pas lui faire de mal et ne l’avait touché que très légèrement, mais l’homme poussa un hurlement comme si K. l’avait saisi avec des tenailles rougies au feu au lieu de l’effleurer du doigt. Ce cri ridicule acheva d’excéder K. ; si on ne croyait pas qu’il était accusé, c’était tant mieux après tout ; peut-être même l’homme le tenait-il pour un juge ; en guise d’adieu, il le serra plus fort, le repoussa jusque sur le banc et s’en alla.

 

« La plupart des accusés sont horriblement sensibles ! » dit l’huissier.

 

Derrière eux, presque tous les gens qui attendaient se groupèrent autour de l’homme qui avait déjà cessé de crier et semblèrent l’interroger sur les détails de l’incident. K. vit alors venir un gendarme qu’on reconnaissait surtout à son sabre dont le fourreau, à en juger du moins sur la couleur, devait être en aluminium. K. en fut si étonné qu’il tâta l’arme pour savoir. Le gendarme, qui avait été attiré par le cri de l’accusé, demanda ce qui s’était passé.

L’huissier chercha à le rassurer en quelques mots, mais le gendarme déclara qu’il devait aller se rendre compte par lui-même, salua et partit à petits pas rapides : c’était sans doute la goutte qui rendait ses pas si brefs.

 

K. ne s’inquiéta pas longtemps de lui ni des gens du couloir, car il découvrit vers le milieu un passage sans porte qui lui permettait d’obliquer à droite. Il demanda à l’huissier si c’était là le bon chemin, l’huissier lui fit oui de la tête et K. s’engagea dans le passage. Il lui était pénible d’être toujours obligé de précéder d’un ou deux pas son compagnon, car cette façon de marcher pouvait le faire prendre, au moins ici, pour un criminel qu’on amène au juge. Il attendait donc fréquemment son guide, mais celui-ci reprenait toujours un léger retard. Pour couper court à ce malaise, K. finit par déclarer :

 

« J’en ai assez vu, maintenant je voudrais partir.

 

–                Vous n’avez pas encore tout vu, dit l’huissier avec une désespérante candeur.

 

–                Je ne veux pas tout voir, dit K. qui se sentait d’ailleurs réellement fatigué, je veux m’en aller ; par où sort-on ?

 

–                Vous n’êtes tout de même pas perdu ? demande l’huissier étonné. Vous n’avez qu’à tourner au coin et à reprendre le couloir jusqu’à la porte.

 

–                Venez avec moi, dit K. ; montrez-moi le chemin, autrement je me tromperai ; il y en a tant !

 

–                Mais c’est le seul ! dit l’huissier d’un ton déjà réprobateur. Je ne peux pas revenir avec vous, il faut que je porte mon message, et j’ai déjà perdu beaucoup de temps pour vous.

 

–                Suivez-moi, répéta K. violemment, comme s’il venait de prendre l’huissier en flagrant délit de mensonge.

 

–                Ne criez donc pas comme ça ! souffla l’huissier, c’est plein de bureaux partout ; si vous ne voulez pas revenir tout seul, accompagnez-moi encore un instant, ou bien attendez ici que j’aie fait ma commission.

 

–                Non ! non ! dit K., je n’attends pas ; il faut me suivre tout de suite. »

 

Il n’avait pas encore eu le temps d’inspecter l’endroit où il se trouvait ; ce ne fut qu’en voyant s’ouvrir une des nombreuses portes de bois qui l’entouraient qu’il examina les lieux. Une jeune fille, attirée sans doute par son cri, se présenta : Que désirait monsieur ? Derrière elle, on voyait au loin un homme qui s’avançait aussi dans la pénombre. K. regarda l’huissier ; cet individu lui avait pourtant déclaré que personne ne s’inquiétait de lui ! Maintenant il avait déjà deux bureaucrates sur les bras ! Un peu plus, tous les employés viendraient lui tomber sur le dos pour lui demander ce qu’il faisait. La seule explication plausible qu’il pût donner de sa présence révélerait sa qualité d’accusé ; il lui faudrait dire la date du prochain interrogatoire ; et c’était justement ce qu’il ne voulait pas, car il n’était venu que par curiosité, ou – explication encore plus impossible à donner – guidé par le désir de constater que l’intérieur de cette justice était aussi répugnant que ses dehors ; et il lui semblait bien ne s’être pas trompé ; il ne voulait pas aller plus loin, il en avait assez, il se sentait suffisamment oppressé par ce qu’il avait vu jusque-là ; il ne serait déjà plus en état de faire face à la situation s’il rencontrait un des hauts fonctionnaires qui pouvaient surgir à tout moment de la première porte venue ; il voulait s’en aller, partir avec l’huissier, ou même seul s’il le fallait.

 

Mais son silence devait être surprenant, car la jeune fille et l’huissier s’étaient pris à le regarder comme s’il allait être incessamment l’objet de quelque grande transformation dont ils ne voulussent pas perdre le spectacle ; l’homme que K. avait vu de loin était arrivé lui aussi jusqu’à la porte ; il s’était appuyé des deux mains à la traverse et se balançait sur la pointe des pieds comme un spectateur impatient. La jeune fille fut la première à reconnaître que l’attitude de K. était causée par un malaise, elle lui apporta un fauteuil et lui demanda :

 

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

 

K. s’assit aussitôt et, pour mieux se tenir, appuya même les bras sur les deux accoudoirs.

 

« Vous éprouvez un peu de vertige, n’est-ce pas ? » dit la jeune fille.

 

Il voyait maintenant sa figure tout près de lui ; elle avait cette expression sévère que possèdent beaucoup de femmes dans leur plus belle jeunesse.

 

« Ne vous inquiétez pas de ce malaise, dit-elle, il n’a rien d’extraordinaire ici ; on éprouve presque toujours une crise de ce genre quand on met les pieds ici pour la première fois. C’est bien la première fois que vous venez ? Oui ? Alors, comme je vous le dis, ce n’est rien que de très courant. Le soleil chauffe tellement le toit ! et les poutres sont brûlantes ; c’est ce qui rend l’air si lourd et si oppressant. Ce n’est pas un endroit bien fameux pour y installer des bureaux malgré tous les avantages qu’il présente par ailleurs. Il y a des jours, ceux de grandes séances – et c’est souvent – où l’air est à peine respirable. Si vous songez aussi que tout le monde vient faire sécher son linge ici – on ne peut pas en empêcher complètement les locataires – vous ne trouverez rien d’étonnant à votre petit malaise. Mais on finit par s’habituer parfaitement à l’atmosphère de l’endroit. Quand vous reviendrez pour la deuxième ou troisième fois, vous ne sentirez presque plus cette oppression ; ne vous trouvez-vous pas déjà mieux ? »

 

K. ne répondit pas ; il était trop gêné de se sentir livré à ces gens par cette soudaine faiblesse ; d’ailleurs, depuis qu’il savait les causes de son mal, loin d’aller mieux, il se sentait un peu plus faible. La jeune fille s’en aperçut immédiatement ; pour soulager un peu le malade elle prit un harpon posé contre le mur et ouvrit juste au-dessus de K. une lucarne qui donnait en plein ciel. Mais il en tomba tant de suie qu’elle la referma immédiatement et dut essuyer de son mouchoir les mains de K., trop fatigué pour le faire lui-même ; il serait volontiers resté tranquillement assis jusqu’à ce qu’il eût repris assez de forces pour repartir, mais il n’y pourrait réussir que si on ne s’inquiétait pas de lui. Et voilà que pour comble la jeune fille déclara :

 

« Vous ne pouvez pas rester ici ; vous gênez la circulation. »

 

K. leva les sourcils comme pour demander quelle était cette circulation qu’il risquait tant de gêner là.

 

« Je vous mènerai à l’infirmerie, si vous voulez. Aidezmoi, s’il vous plaît », dit-elle à l’homme de la porte qui se rapprocha immédiatement.

 

Mais K. ne voulait pas aller à l’infirmerie ; il désirait justement éviter qu’on ne le conduisit plus loin ; plus il s’enfoncerait en ces lieux, plus son malaise s’aggraverait.

 

« Je peux déjà marcher », dit-il en se levant gauchement, ankylosé qu’il était par sa longue station assise.

 

Mais il ne put se tenir droit.

 

« Ça ne va pas », fit-il en secouant la tête.

 

Et il se rassit en soupirant. Il se rappela l’huissier qui aurait pu le reconduire si facilement, mais l’huissier devait être parti depuis longtemps, car K. avait beau regarder entre l’homme et la jeune fille qui se tenaient devant lui, il n’arrivait pas à le trouver.

 

« Je crois, dit l’homme, qui était vêtu élégamment – on remarquait surtout son gilet gris dont les pointes aiguës formaient comme une queue d’hirondelle – je crois que le malaise de ce monsieur est dû à l’atmosphère d’ici ; le mieux serait donc, pour lui comme pour nous, non pas de le mener à l’infirmerie, mais de le faire sortir des bureaux.

 

– C’est cela ! s’écria K., qui, de joie, interrompit presque cet homme. J’irai tout de suite mieux ; d’ailleurs, je ne me sens pas tellement faible ; j’ai besoin simplement qu’on me soutienne un peu sous les bras, je ne vous donnerai pas beaucoup de mal, et puis le chemin n’est pas long, vous n’avez qu’à me mener jusqu’à la porte, je m’assiérai encore un peu sur les marches et je serai remis du premier coup, car je n’ai jamais été sujet à de tels malaises, celuici me surprend beaucoup. Je suis habitué, moi aussi, à l’atmosphère des bureaux, mais ici, comme vous le dites vous-même, elle est vraiment exagérée. Auriez-vous la bonté de me reconduire un peu ? J’ai le vertige et je me trouve mal quand je me lève seul. »

 

Et il releva les épaules pour se faire prendre plus facilement sous les bras.

 

Mais l’homme ne lui obéit pas ; il resta tranquillement les deux mains dans ses poches et se mit à rire bruyamment :

 

« Vous voyez bien, dit-il à la jeune fille, n’avais-je pas deviné juste ? Ce n’est qu’ici que ce monsieur ne se trouve pas bien ; ailleurs, cela ne lui arrive pas. »

 

La jeune fille sourit aussi, mais donna une petite tape sur le bras de l’homme comme s’il était allé trop loin.

 

« À quoi songez-vous donc ! dit l’homme, riant toujours, je ne demande pas mieux que de reconduire ce monsieur !

 

–                Alors, c’est bon, dit la jeune fille en penchant un instant sa jolie tête. N’accordez pas trop d’importance à ce rire, ajouta-t-elle en s’adressant à K. qui, redevenu tout triste, regardait fixement devant lui et ne semblait pas avoir besoin d’explication. Ce monsieur – permettez-moi de vous le présenter (le monsieur permit ici d’un geste de la main) – ce monsieur est notre préposé aux renseignements. Il donne aux inculpés toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin, et, comme nos méthodes de procédure ne sont pas très connues dans la population, on demande beaucoup de renseignements. Il a réponse à tout. Vous n’avez qu’à le mettre à l’épreuve si vous en avez envie. Mais ce n’est pas là son seul mérite ; il a aussi le privilège de l’élégance ! Nous avons pensé (par « nous » j’entends les autres fonctionnaires) qu’il fallait vêtir élégamment le préposé aux renseignements pour impressionner favorablement le public, car c’est toujours à lui que les inculpés ont affaire en premier lieu. Les autres sont, hélas ! beaucoup plus mal vêtus ; vous n’avez qu’à me regarder ; la mode ne nous inquiète guère ; c’est qu’il n’y aurait pas grand intérêt pour nous à nous mettre en frais de toilette, étant donné que nous passons presque tout notre temps dans les bureaux ; c’est même là que nous dormons. Mais, comme je vous le disais, pour notre préposé aux renseignements nous avons jugé qu’un beau costume était nécessaire. Malheureusement, comme notre administration, un peu bizarre à cet égard, n’a pas voulu le fournir elle-même, nous avons fait une collecte – les inculpés ont donné aussi – c’est ainsi que nous avons pu acheter à notre collègue le bel habit que vous voyez et même quelques autres avec. Tout irait donc maintenant pour faire bonne impression s’il ne gâchait notre œuvre par ce rire qui effraie tous les inculpés.

 

–                Et voilà, dit ironiquement le préposé aux renseignements ; mais je ne vois pas, mademoiselle, pourquoi vous éprouvez le besoin de raconter tous nos secrets à ce monsieur, ou plutôt de les lui imposer, car il ne tient pas le moins du monde à les apprendre ; voyez-le

donc, il est tout absorbé par ses propres affaires. »

 

K. n’avait même pas envie de contredire ; l’intention de la jeune fille était peut-être excellente ; elle visait peut-être à le distraire ou à lui donner le temps de se remettre, mais elle avait raté son but.

 

« Il fallait bien que je lui explique votre rire, dit la jeune fille ; il était offensant.

 

– Je crois, répondit l’employé, que ce monsieur me pardonnerait de bien pires offenses pourvu que je le

reconduise à la sortie. »

 

K. ne dit rien ; il ne leva même pas les yeux ; il admettait qu’on parlât de lui comme d’une chose et préférait même qu’il en fût ainsi, mais soudain il sentit la main de l’informateur sur l’un de ses bras et celle de la jeune fille sur l’autre.

 

« Allons, debout, homme fragile ! dit le préposé aux renseignements.

 

–                Je vous remercie mille fois tous deux, fit K. en se levant lentement et en conduisant lui-même les mains de ses deux aides à l’endroit où il avait le plus besoin d’être soutenu.

 

–                On dirait, lui souffla la jeune fille à l’oreille pendant qu’ils gagnaient le couloir, on dirait à m’entendre que je cherche à faire valoir notre préposé aux renseignements ; qu’on en pense ce que l’on voudra, je ne cherche qu’à dire la vérité ; il n’a pas le cœur dur ; il n’est pas chargé de reconduire jusqu’à la porte les inculpés qui se trouvent mal, et il le fait cependant volontiers ; peut-être personne de chez nous n’a-t-il le cœur dur ; nous serions peut-être disposés à rendre service à tout le monde, mais, comme employés de la justice, nous faisons souvent l’effet d’être mauvais et de ne vouloir aider personne ; c’est une chose qui me fait littéralement souffrir.

 

–                Ne voulez-vous pas vous asseoir un peu ici ? » demanda le préposé aux renseignements.

 

Ils étaient déjà dans le couloir, et juste en face de l’accusé auquel K. s’était adressé en venant. K. rougissait presque d’être obligé de se montrer en tel équipage à cet homme devant lequel il se tenait si droit quelques instants plus tôt ; maintenant, deux personnes le soutenaient et le préposé aux renseignements faisait tourner son chapeau au bout de ses doigts ; ses cheveux étaient décoiffés et pendaient sur son front en sueur. Mais l’accusé ne semblait rien voir de tout cela ; il restait humblement debout devant le préposé aux renseignements – qui ne le voyait même pas – et ne cherchait qu’à faire excuser sa présence.

 

« Je sais, disait-il, qu’on ne peut pas s’occuper aujourd’hui de mon affaire. Mais je suis venu tout de même, pensant que je pourrais attendre ici ; c’est dimanche, j’ai le temps et je ne gêne personne.

 

–                Il n’y a pas lieu de tant vous excuser, dit le préposé aux renseignements, votre souci vous fait honneur ; évidemment, vous occupez inutilement une place dans la salle d’attente, mais tant que cela ne me gêne pas, je ne veux pas vous empêcher de vous tenir au courant de votre affaire ; quand on a vu comme moi tant d’inculpés qui négligent honteusement tous leurs devoirs, on apprend à patienter avec des gens comme vous. Asseyez-vous.

 

–                Hein ! Sait-il parler au public ? » souffla la jeune fille à K.

 

K. fit oui de la tête, mais il eut un sursaut en s’entendant demander soudain par le préposé aux renseignements :

 

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

 

– Non, dit K., je ne veux pas finir de me reposer ici. »

 

Il avait parlé avec la plus grande décision possible, mais il aurait éprouvé en réalité le plus vif plaisir à s’asseoir. Il ressentait une sorte de mal de mer. Il se croyait sur un bateau en mauvaise passe, il lui semblait qu’une eau furieuse frappait contre les cloisons de bois et il croyait entendre venir du fond du couloir un mugissement semblable à celui d’une vague qui allait passer sur sa tête ; on eût dit que le couloir tanguait et que de chaque côté les inculpés montaient et descendaient en cadence. Le calme de la jeune fille et de l’homme qui le conduisaient n’en devenait que plus incompréhensible. Le sort de K. était entre leurs mains ; s’ils le lâchaient, il tomberait comme une masse. Il sentait leurs pas réguliers sans pouvoir les accompagner, car on était presque obligé de le porter. Il finit bien par remarquer qu’on lui parlait, mais ne comprit pas ; il n’entendait qu’un grand vrombissement qui semblait emplir tout l’espace et que perçait incessamment une sorte de son aigu comme celui d’une sirène.

 

« Plus fort », souffla-t-il, la tête basse, en rougissant de ce qu’il disait, car il savait très bien, au fond, qu’on avait parlé assez haut.

 

Enfin, comme si le mur se fût déchiré brusquement, un courant d’air frais lui vint souffler à la face et il entendit dire à côté de lui :

 

« Il veut s’en aller à tout prix, et puis, quand on lui dit que la sortie est là, on a beau le lui répéter cent fois, il ne remue pas plus qu’une souche. »

 

Il vit alors qu’il se trouvait devant la porte de sortie ; la jeune fille la lui avait ouverte. Il lui sembla que toutes ses forces lui revenaient d’un coup, et, pour savourer un avant-goût de liberté, il descendit immédiatement sur la première marche, d’où il fit ses adieux à l’homme et à la jeune fille qui se tenaient penchés vers lui.

 

« Merci beaucoup », répéta-t-il.

 

Et il leur serra la main à plusieurs reprises ; il ne cessa que quand il crut voir que ces gens, habitués à l’atmosphère des bureaux, supportaient difficilement l’air relativement frais qui venait de l’escalier. C’est à peine s’ils purent répondre, et la jeune fille serait peut-être même tombée s’il n’avait refermé la porte en toute hâte ; il resta encore là un moment, sortit son miroir de poche et se donna un coup de peigne, ramassa son chapeau sur la marche suivante – où le préposé aux renseignements avait dû le jeter – et descendit l’escalier si vivement qu’il fut presque effrayé de cette transformation. Sa solide santé ne lui avait jamais causé pareille surprise. Son corps voulait-il donc se rebeller et lui préparer des ennuis d’un nouveau genre maintenant qu’il supportait si bien ceux du procès ? Peutêtre faudrait-il qu’il allât voir un médecin à la prochaine occasion ? En tout cas, il se proposait de mieux employer ses dimanches à l’avenir.

  

  

  

 

 

  

  

  

 

 

Chapitre 4

 

L’AMIE DE MADEMOISELLE BURSTNER

 

Les jours suivants, il fut impossible à K. d’échanger le moindre mot avec Mlle Bürstner ; il essaya de l’approcher des plus diverses façons, mais elle s’entendit toujours à l’empêcher de réussir ; il essaya de revenir chez lui aussitôt sorti du bureau et de rester sans lumière dans sa chambre à observer le vestibule du fond de son canapé. Si la bonne, croyant la chambre vide, en fermait la porte au passage, il se levait au bout d’un moment et la rouvrait. Le matin, il quittait son lit une heure plus tôt que de coutume pour tenter de rencontrer Mlle Bürstner seule quand elle se rendait au travail. Mais nulle de ses tentatives ne réussit. Il écrivit alors deux lettres à la jeune fille, l’une à son bureau et l’autre à son adresse privée : dans ces missives il cherchait à justifier une fois de plus sa conduite, s’offrait à toutes satisfactions, promettait de ne jamais dépasser les limites que Mlle Bürstner lui imposerait et ne lui demandait que de lui offrir un entretien, ajoutant qu’il ne pourrait parler à Mme Grubach tant qu’il ne l’aurait pas vue elle-même ; il lui disait, pour terminer, qu’il attendait chez lui tout le dimanche suivant un signe d’elle qui lui permît d’espérer le succès de sa demande ou lui expliquât tout au moins les raisons de son insuccès, raisons inimaginables puisqu’il lui promettait de faire tout ce qu’elle voudrait. Les lettres ne lui revinrent pas, mais il n’eut aucune réponse. En revanche, le dimanche suivant, il put voir se produire un signe d’une suffisante netteté. Dès le matin, par le trou de la serrure, il aperçut dans le vestibule un mouvement particulier qui ne tarda pas à s’expliquer. Une jeune fille qui donnait des leçons de français – c’était d’ailleurs une Allemande, et elle s’appelait Montag – être fragile, pâle et légèrement boiteux, qui avait habité jusque-là dans une chambre à part, déménageait pour venir loger avec Mlle Bürstner ; elle rôda pendant des heures dans le vestibule ; il lui restait toujours quelque livre oublié à aller chercher dans son ancienne chambre et à porter dans son nouvel appartement.

 

Quand Mme Grubach vint servir à K. son déjeuner – depuis qu’elle l’avait irrité, elle assumait elle-même tout son service – il ne put se retenir de lui adresser la parole, pour la première fois depuis le fameux soir :

 

« Pourquoi y a-t-il donc aujourd’hui un pareil bruit dans le vestibule ? demande-t-il en se servant le café ; ne pourraiton y mettre fin ? N’y a-t-il pas d’autre jour que le

dimanche pour faire les nettoyages ? »

 

Bien qu’il n’eût pas regardé Mme Grubach, il remarqua qu’elle poussait un soupir comme une personne soulagée. Elle voyait une sorte de pardon, ou tout au moins une sorte de début de pardon, jusque dans ces questions de K.

 

« Ce n’est pas un nettoyage, monsieur K., dit-elle, c’est simplement Mlle Montag qui déménage pour aller chez

Mlle Bürstner et qui transporte ses affaires. »

 

Elle n’ajouta rien, attendant de savoir comment K. prendrait la chose et s’il lui permettrait de continuer à parler. Mais K. la laissa d’abord faire en silence un moment en remuant pensivement la cuillère dans son café.

Puis il la regarda et dit :

 

« Avez-vous déjà abandonné vos anciens soupçons au sujet de Mlle Bürstner ?

 

– Ah ! Monsieur K., répondit alors Mme Grubach – qui n’attendait depuis le début que cette question – en tendant vers K. ses mains jointes, vous avez pris dernièrement si tragiquement une remarque de rien du tout ! J’étais bien éloignée de songer à vous blesser ni vous ni qui que ce fût ; vous me connaissez depuis assez longtemps, monsieur K., pour pouvoir en être convaincu ! Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai souffert ces jours derniers. Eh quoi ! c’est moi qui irais calomnier mes locataires ! Et vous, monsieur K., vous le croyiez et vous disiez qu’il

fallait vous donner congé ! vous donner congé ! »

 

Cette dernière exclamation se perdit dans les larmes ; Mme Grubach porta son tablier à son visage et se mit à sangloter bruyamment.

 

« Ne pleurez donc pas, dit K. en regardant par la fenêtre, car il ne songeait qu’à Mlle Bürstner et qu’elle allait héberger une jeune fille dans sa chambre. Ne pleurez donc pas », répéta-t-il en se retournant vers sa propriétaire.

 

Et, en voyant qu’elle pleurait toujours :

 

« Moi non plus je n’avais pas parlé aussi sérieusement que vous le pensez ; nous nous sommes mépris tous deux, cela peut arriver même à de vieux amis. »

 

Mme Grubach baissa un peu son tablier pour voir si K. faisait vraiment bon visage.

 

« Eh oui ! c’est comme ça ! » dit K.

 

Et comme l’attitude de Mme Grubach semblait montrer que le capitaine n’avait rien dit, il osa même ajouter :

 

« Croyez-vous donc vraiment que je pourrais me brouiller avec vous pour une étrangère ?

 

– C’est justement ça, monsieur K., dit Mme Grubach, car elle avait le malheur de dire toujours ce qu’il ne fallait pas dès que la contrainte l’abandonnait. Je ne cessais de me demander : Pourquoi M. K. s’occupe-t-il tant de Mlle Bürstner ? Pourquoi se dispute-t-il avec moi alors qu’il sait que de sa part le moindre mot peut m’empêcher de dormir ? Je n’ai rien dit de la demoiselle que ce que j’avais vu de mes yeux. »

 

K. ne répondit pas, car il n’aurait pu s’empêcher de mettre Mme Grubach à la porte au premier mot, et il ne voulait pas le faire. Il se contenta de boire son café et de faire sentir à Mme Grubach la superfluité de sa présence.

 

On recommençait à entendre dehors le pas traînant de Mlle Montag qui traversait le vestibule.

 

« Entendez-vous ? dit K. en indiquant le couloir du bout de l’index.

 

–  Eh oui ! dit Mme Grubach en soupirant ; je voulais l’aider et même lui prêter la bonne ; mais elle est très entêtée, elle a tout voulu déménager elle-même. Je m’étonne de la conduite de Mlle Bürstner ; je suis souvent lasse de garder Mlle Montag, et voilà que Mlle Bürstner la prend maintenant dans sa chambre !

 

–  Pourquoi vous en inquiéter ? dit K. en écrasant un restant de sucre dans sa tasse. Cela vous cause-t-il quelque tort ?

 

–  Non, dit Mme Grubach, en lui-même ce déménagement me fait même plaisir, car il me laisse une chambre à donner à mon neveu le capitaine. Je craignais depuis longtemps qu’il ne vous eût dérangé en restant dans le salon où j’avais été obligé de le loger, car il ne se gêne pas beaucoup.

 

–  Quelle idée ! dit K. en se levant ; il n’est pas question de cela ; vous avez l’air de me croire bien nerveux parce que je ne peux pas supporter ces pérégrinations de Mlle Montag ! Allons, bon ! la voilà qui retourne encore ! »

 

Mme Grubach sentit toute son impuissance :

 

« Dois-je lui dire, monsieur K., de remettre à un peu plus tard le reste de son déménagement ? Si vous voulez, je vais le faire tout de suite.

 

–  Elle doit pourtant aller, dit K., chez Mlle Bürstner ?

 

–  Oui, répondit Mme Grubach sans trop saisir l’intention de K.

 

–  Eh bien, alors, dit K., il faut bien qu’elle y porte ses affaires ! »

 

Mme Grubach se contenta de hocher la tête. Cette muette impuissance qui avait l’air d’une bravade augmenta encore l’irritation de K. ; il se mit à aller et venir de la porte à la fenêtre, empêchant ainsi sa propriétaire de s’en aller comme elle l’eût fait probablement sans cette navette.

 

K. venait juste d’atteindre la porte une fois de plus quand on frappa. C’était la bonne qui venait annoncer que Mlle Montag désirait échanger quelques mots avec M. K. et le priait de venir à la salle à manger où elle l’attendait. K. écouta pensivement, puis il se retourna d’un air presque ironique vers Mme Grubach qui en fut effrayée. Cette ironie semblait dire en effet que K. avait déjà prévu depuis longtemps l’invitation de Mlle Montag et qu’elle n’avait rien d’étonnant après tous les ennuis qu’il avait déjà dû essuyer ce matin-là de la part des locataires de Mme Grubach. Il renvoya la bonne en faisant dire qu’il venait, puis il alla à son armoire pour changer de veste, et, comme la propriétaire gémissait doucement sur l’importunité de Mlle Montag, il lui répondit seulement en la priant d’emporter la vaisselle du déjeuner.

 

« Mais vous n’avez touché à presque rien ! lui dit-elle.

 

– Emportez quand même ! » cria K.

 

Il lui semblait que Mlle Montag était mêlée jusqu’à cette vaisselle et qu’elle la lui empoisonnait.

 

En traversant le vestibule, il jeta un regard sur la porte, fermée, de Mlle Bürstner ; mais ce n’était pas là qu’il était invité, c’était à la salle à manger, et il l’ouvrit en coup de vent, sans même prendre la précaution de frapper.

 

La pièce était longue, étroite, avec une seule fenêtre. Il y avait juste assez de place pour permettre de disposer obliquement un buffet de chaque côté de la porte, tout le reste de l’espace étant occupé par une longue table qui commençait près de l’entrée et arrivait jusqu’à la grande fenêtre qui en était rendue presque inabordable. La table était déjà servie pour un grand nombre de convives, car le dimanche presque tous les locataires mangeaient là.

 

Quand K. entra, Mlle Montag quitta la fenêtre et s’avança au-devant de lui en suivant le bord de la table ; puis, la tête trop droite comme toujours, elle dit :

 

« Je ne sais pas si vous me connaissez ? »

 

K. la regarda en fronçant les sourcils :

 

« Mais si, dit-il, il y a déjà assez longtemps que vous habitez chez Mme Grubach.

 

–  Oui, répondit Mlle Montag, mais je ne pense pas que vous vous occupiez beaucoup de la pension.

 

–  Non, dit K.

 

–  Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » demanda Mlle Montag.

 

Ils approchèrent chacun une chaise du bout de la table et s’assirent l’un en face de l’autre. Mais Mlle Montag se releva aussitôt pour aller chercher son réticule qu’elle avait laissé sur le rebord de la fenêtre ; elle revint en le balançant du bout des doigts, puis elle dit :

 

« J’aurais simplement quelques mots à vous dire de la part de mon amie. Elle voulait venir elle-même, mais elle se sent un peu fatiguée aujourd’hui, et elle vous prie de l’excuser et de m’écouter à sa place. Elle n’aurait d’ailleurs rien pu vous apprendre d’autre que ce que je vais vous annoncer ; je pense même que je peux vous en dire plus long qu’elle, puisque je suis relativement moins intéressée à cette affaire. Ne le croyez-vous pas aussi ?

 

–  Que peut-il bien y avoir à dire ? » répondit K. fatigué de

voir le regard de Mlle Montag rivé à ses lèvres. »

 

Elle avait l’air de s’arroger ainsi un droit de suzeraineté jusque sur ses paroles à venir.

 

« Mlle Bürstner ne veut sans doute pas m’accorder l’entretien personnel que je lui avais demandé ?

 

–  C’est cela, dit Mlle Montag, ou plutôt ce n’est pas tout à fait cela ; vous vous exprimez trop brutalement. En général, un entretien ne s’accorde ni ne se refuse. Mais il peut se faire qu’on le tienne pour inutile, et c’est le cas. Maintenant, après votre réflexion, je puis parler ouvertement ; vous avez demandé, verbalement ou par écrit, un entretien à mon amie. Or, elle connaît – c’est du moins ce que je suis amenée à supposer – elle connaît déjà le sujet de cet entretien, et elle est convaincue, pour des raisons que j’ignore, qu’il ne pourrait servir à rien. D’ailleurs, elle ne m’en a parlé qu’hier et d’une façon très superficielle, disant que vous ne deviez pas attacher non plus beaucoup d’importance à cette entrevue – car vous n’en aviez eu l’idée que par hasard – et que vous reconnaîtriez vous-même bientôt, si vous ne l’aviez déjà fait, l’inutilité de tout cela sans explication particulière ; je lui répondis que c’était peut-être juste, mais que je trouverais préférable, pour la netteté de la situation, qu’elle vous répondit clairement. Je m’offris à le faire pour elle et mon amie accepta après quelque hésitation. J’espère avoir agi dans le sens qu’elle désirait elle-même, car la moindre incertitude est toujours pénible, même dans les plus petites choses, et, quand on peut l’éviter facilement, comme c’est le cas, il vaut mieux le faire immédiatement.

 

–  Je vous remercie », répondit K.

 

Il se releva lentement, regarda Mlle Montag, puis la table, puis la fenêtre – la maison d’en face était tout ensoleillée – et se dirigea vers la porte ; Mlle Montag le suivit quelques pas comme si elle n’avait pas complètement confiance, mais parvenus devant la porte, ils durent reculer tous deux, car elle s’ouvrit, poussée par le capitaine Lanz. K. ne l’avait encore jamais vu d’aussi près. C’était un homme de grande taille, qui pouvait avoir quarante ans ; son visage était charnu et hâlé ; il s’inclina légèrement pour saluer les deux personnes, puis se dirigea vers Mlle Montag et lui baisa respectueusement la main. Il avait une grande aisance de mouvements ; sa politesse envers Mlle Montag jurait avec l’attitude de K. ; cependant, Mlle Montag n’avait pas l’air d’en tenir rigueur à K., il lui sembla même qu’elle voulait le présenter au capitaine. Mais K. n’y tenait nullement ; il n’eût pu se montrer aimable ni avec elle ni avec lui ; ce baisemain avait associé à ses yeux la jeune fille à un groupe de conjurés qui, tout en se donnant l’apparence la plus inoffensive et la plus désintéressée, travaillait secrètement à le tenir éloigné de Mlle Bürstner. Ce ne fut pas la seule chose que K. crut voir ; il s’aperçut aussi que Mlle Montag avait choisi un bon moyen quoiqu’il présentât deux tranchants ; elle s’arrangeait pour exagérer l’importance des relations entre K. et Mlle Bürstner, et surtout l’importance de l’entretien demandé, et tournait la chose de telle sorte que ce fût K. qui parût tout exagérer ; il fallait lui montrer qu’elle faisait fausse route ; K. ne voulait rien exagérer, il savait que Mlle Bürstner était une petite dactylo qui ne lui résisterait pas longtemps. Encore ne faisait-il intentionnellement pas entrer en ligne de compte ce qu’il avait appris d’elle par Mme Grubach. Ce fut en réfléchissant à tout cela qu’il quitta la pièce sur un imperceptible salut ; il voulait retourner tout de suite dans sa chambre, mais un petit rire de Mlle Montag lui fit penser qu’il pourrait peut-être lui ménager une surprise ainsi qu’au capitaine Lanz. Il regarda autour de lui, l’œil et l’oreille au guet, épiant le bruit qui risquerait de présager un dérangement. Mais le calme régnait partout. On n’entendait que la conversation qui venait de la salle à manger et la voix de Mme Grubach dans le couloir de la cuisine. L’occasion semblait favorable, K. alla frapper à la porte de Mlle Bürstner ; comme rien ne bougeait, il frappa de nouveau, mais cette fois non plus, nulle réponse. Dormait-elle ou était-elle vraiment fatiguée ? Ou bien ne camouflait-elle sa présence que parce qu’elle pressentait que ce ne pouvait être que K. qui frappait aussi doucement. K. pensa qu’elle faisait semblant d’être absente ; il recommença plus fort, et, voyant que son toctoc n’avait aucun résultat, ouvrit finalement la porte avec prudence, non sans éprouver le sentiment de commettre une faute, et, qui pis est, une faute inutile. Il n’y avait personne dans la chambre ; elle ne rappelait d’ailleurs guère celle que K. avait connue. Maintenant, il y avait deux lits le long du mur ; près de la porte, on voyait trois chaises surchargées de linge et d’habits ; une armoire était grande ouverte. Mlle Bürstner avait dû partir pendant que Mlle Montag entretenait K. dans la salle à manger ; il n’en fut pas trop déconcerté, car il ne s’attendait guère à rencontrer la jeune fille ; c’était par défi, pour braver Mlle Montag, qu’il avait fait cette tentative ; il ne lui en fut que plus pénible d’apercevoir en refermant, par la porte qui donnait sur la salle à manger, Mlle Montag causant tranquillement avec le capitaine Lanz ; ils étaient peut-être là depuis le moment où K. avait ouvert la porte ; ils évitaient de se donner l’air d’observer, parlaient à voix basse et ne suivaient ses mouvements que comme on le fait dans une conversation en regardant distraitement autour de soi. Mais ces regards pesaient terriblement à K., il regagna sa chambre en hâte, en longeant le mur du couloir.

 

 

 

 

Chapitre 5

 

LE BOURREAU

 

L’un des soirs suivants, comme K. passait dans le corridor qui séparait son bureau de l’escalier principal – il avait été l’un des derniers à s’en aller et il ne restait plus à la banque que deux domestiques en train de liquider les dernières expéditions dans le petit rond de lumière d’une lampe électrique – il entendit pousser des soupirs derrière une porte qu’il avait toujours prise pour celle d’un simple cabinet de débarras. Tout étonné, il s’arrêta et écouta encore une fois pour être sûr de ne pas se tromper ; il y eut d’abord un moment de silence, puis les soupirs recommencèrent. Sa première idée fut d’aller chercher un domestique pour le cas où il aurait besoin d’un témoin ; mais il fut pris d’une si grande curiosité qu’il fit voler littéralement la porte sous sa main. Il se trouvait, comme il l’avait pensé, dans un cabinet de débarras ; le seuil était tout encombré d’imprimés inutilisables et de vieux encriers en terre cuite, mais trois hommes occupaient le milieu, un peu courbés à cause du plafond bas. Ils étaient éclairés par une bougie fixée sur un rayon.

 

« Que faites-vous là ? » demanda K., dont l’émotion précipitait le débit, mais sur un ton de voix assourdi.

 

L’un des hommes, qui avait l’air d’être le maître des deux autres, et qu’on apercevait le premier, était vêtu d’une sorte de combinaison de cuir sombre très décolletée qui laissait les bras entièrement nus. Il ne répondit rien. Mais les deux autres crièrent :

 

« Maître ! nous devons être fouettés parce que tu t’es

plaint de nous au juge d’instruction. »

 

Ce fut alors que K. reconnut en eux les inspecteurs Franz et Willem et vit que le troisième tenait en effet une verge à la main pour les battre.

 

« Comment ! dit K., les yeux fixés sur eux, je ne me suis pas plaint ; j’ai simplement exposé ce qui s’était passé chez moi, où vous ne vous êtes évidemment pas conduits d’une façon irréprochable.

 

–  Monsieur, dit Willem pendant que Franz cherchait à se cacher derrière lui pour se protéger du troisième, si vous saviez combien nous sommes mal payés, vous ne vous jugeriez pas ainsi. J’ai une famille à nourrir et Franz voulait se marier. On cherche à s’enrichir comme on peut et ce n’est pas par le seul travail qu’on y parvient, même en s’échinant comme un bœuf. Votre beau linge m’a tenté ; naturellement, il est interdit aux inspecteurs d’agir ainsi ; j’avais tort ; mais il est de tradition que le linge nous revienne ; il en a toujours été ainsi croyez-m’en ; c’est assez naturel d’ailleurs, car à quoi ces choses-là pourraient-elles bien servir à ceux qui ont le malheur d’être arrêtés ? Évidemment, si le public apprend l’histoire, il faut que le délit soit puni.

 

–  Je ne savais pas ce que vous me dites là, je n’ai d’ailleurs nullement demandé votre châtiment, il ne s’agissait pour moi que d’une question de principe.

 

–  Franz, dit alors Willem à son collègue, ne te disais-je pas que ce monsieur n’avait pas demandé notre punition ? Tu vois bien maintenant qu’il ne savait même pas que nous devions être punis.

 

–  Ne te laisse pas émouvoir par ces discours, dit le troisième à K., la punition est aussi juste qu’inévitable.

 

–  Ne l’écoute pas, dit Willem en s’interrompant seulement pour porter à sa bouche la main sur laquelle le bourreau venait de lui donner un coup de verge. Nous ne sommes punis que parce que tu nous as dénoncés, sans quoi il ne nous serait rien arrivé, même si l’on avait appris ce que nous avons fait ; nous avions toujours montré tous les deux, mais surtout moi, que nous étions de bons gardiens.

Tu avoueras toi-même que nous avons fait bonne garde du point de vue de l’autorité. Nous pouvions espérer avancer et nous serions certainement devenus fustigeurs nous aussi, comme l’inspecteur qui est là et qui a eu le bonheur de ne jamais être dénoncé – car cela n’arrive vraiment que très rarement – et maintenant, maître, tout est perdu, voilà notre carrière finie, on ne nous emploiera plus qu’à des travaux encore plus subalternes que la garde des prévenus, et, par-dessus le marché, nous avons à recevoir cette terrible bastonnade.

 

–  Cette verge fait-elle donc si grand mal ? demanda K. en examinant l’instrument que brandissait le bourreau.

 

–  C’est qu’il faudra nous déshabiller, dit Willem.

 

–  Ah ! dans ces conditions… » fit K., et il regarda le bourreau : c’était un homme bronzé comme un marin avec une tête farouche et décidée.

 

« N’y a-t-il donc, demanda-t-il, aucun moyen de leur éviter ces coups ?

 

–  Non », répondit le fustigeur en secouant la tête avec un sourire.

 

–  Déshabillez-vous », ordonna-t-il aux inspecteurs.

 

Et il dit à K. :

 

« Il ne faut pas croire tout ce qu’ils te disent ; la peur des coups les abrutit un peu ; ce que raconte celui-ci de sa carrière – et il montrait du doigt Willem – est absolument ridicule. Vois donc comme il est gras ; les premiers coups de verge se perdront dans sa graisse. Sais-tu comment il est devenu si gras ? C’est en mangeant le déjeuner de tous les gens qu’il a arrêtés. Est-ce qu’il n’a pas mangé le tien ? Eh bien, c’est bien ce que je te disais ! Un homme qui a un pareil ventre ne peut jamais devenir fustigeur, c’est absolument impossible.

 

–  Il y en a pourtant qui me ressemblent, affirma Willem en dénouant la ceinture de son pantalon.

 

–  Non, dit le bourreau en lui passant sa cravache sur le cou de telle façon que l’autre en frissonna, tu n’as pas à écouter, mais à te déshabiller.

 

–  Je te paierai grassement si tu les laisses partir, dit K. en sortant son portefeuille sans regarder le bourreau – car il vaut mieux traiter ce genre d’affaires les yeux baissés.

 

–  Tu voudrais me dénoncer, moi aussi, dit le bourreau, et me faire fustiger avec les autres ; non, non.

 

–  Sois donc raisonnable, dit K., si j’avais voulu faire punir ces deux-là je ne chercherais pas maintenant à acheter leur liberté ; je n’aurais qu’à fermer la porte, à ne plus rien voir ni entendre et à retourner chez moi ; tu vois bien que je ne le fais pas, je tiens beaucoup à les délivrer, et, si j’avais supposé qu’ils dussent être punis, je n’aurais jamais dit leurs noms, car je ne les tiens pas pour responsables. C’est l’organisation qui l’est, ce sont les hauts fonctionnaires.

 

–  Parfaitement, crièrent les inspecteurs, qui reçurent aussitôt un coup sur leurs échines nues.

 

–  Si tu tenais ici sous ton fouet l’un des magistrats, lui dit K. – et il rabaissait tout en parlant la verge que l’autre relevait déjà – je ne t’empêcherais sûrement pas de frapper, je te paierais au contraire afin que tu prennes des forces pour le service de la bonne cause.

 

–  Ce que tu dis n’est pas invraisemblable, déclara le bourreau, mais je ne me laisse pas soudoyer. Je suis

employé pour fustiger et je fustige. »

 

L’inspecteur Franz qui, s’attendant peut-être au succès de l’intervention de K. était resté jusque-là sur la réserve, s’avança vers la porte vêtu de son seul pantalon, et, s’agenouillant devant K., se pendit à son bras et lui dit :

 

« Si tu ne peux pas arriver à nous faire épargner tous les deux, essaie au moins de me délivrer, moi. Willem est plus vieux que moi, il a la peau plus dure à tous égards et a déjà subi une fois une peine de ce genre il y a quelques années, tandis que moi je ne suis pas encore déshonoré et je n’ai agi que poussé par Willem qui est mon maître dans le bien et dans le mal. Devant la banque ma pauvre fiancée attend le résultat et je ne sais où me cacher. »

 

Il essuya avec le pan de la veste de K. son visage ruisselant de larmes.

 

« Je n’attends plus », dit le bourreau en saisissant la verge des deux mains et en frappant sur Franz, tandis que Willem restait accroupi dans un coin et regardait à la dérobée sans risquer un seul mouvement de tête ; ce fut alors que s’éleva le cri de Franz, d’un seul jet et sur un seul ton ; il ne semblait pas provenir d’un homme, mais d’une machine à souffrir, tout le corridor en retentit, toute la maison dut l’entendre.

 

« Ne crie donc pas », lança K. hors de lui.

 

Et tout en regardant fiévreusement dans la direction d’où les domestiques devaient venir, il lui donna une bourrade sans violence, mais qui suffit à le faire tomber ; on vit l’homme qui battait des mains pour trouver le sol ; mais il n’échappa pas au bourreau ; la verge alla le trouver à terre, on la voyait monter et descendre en cadence tandis qu’il se roulait de douleur.

 

Déjà un domestique apparaissait au loin, suivi d’un autre à quelques pas. K. eut vite fait de refermer la porte, il s’approcha d’une fenêtre de la cour et l’ouvrit. Le cri avait cessé complètement. Pour empêcher les domestiques d’approcher il leur cria :

 

« C’est moi !

 

–                Bonsoir, monsieur le fondé de pouvoir, répondirent-ils, s’est-il passé quelque chose ?

 

–                Non, non, répondit K., ce n’est qu’un chien qui a hurlé dans la cour. »

 

Mais comme les domestiques ne bougeaient pas, il ajouta :

 

« Rien ne vous empêche de rester à votre travail. »

 

Et, pour ne pas avoir à causer avec eux, il se pencha à la fenêtre.

 

Au bout d’un moment, quand il regarda de nouveau dans le corridor, ils étaient déjà partis. Il resta pourtant à la croisée ; il n’osait plus retourner dans le cabinet de débarras et il ne voulait pas non plus rentrer chez lui. La cour qu’il regardait était petite, carrée et entourée de bureaux ; toutes les fenêtres étaient déjà noires, les plus hautes attrapaient tout de même un reflet de lune. K. cherchait à distinguer dans un coin ténébreux les voitures à bras qui devaient se trouver là, empêtrées les unes dans les autres. Il était tourmenté de n’avoir pu empêcher la correction des deux inspecteurs ; mais il n’y avait pas de sa faute ; si Franz n’avait pas crié – les coups devaient faire grand mal, mais dans un moment décisif il faut savoir se contenir – si donc Franz n’avait pas crié, K. eût très vraisemblablement trouvé un autre moyen de convaincre le bourreau. Si tous les employés subalternes de cette justice étaient des fripouilles, pourquoi le bourreau, celui qui avait de tous le service le plus inhumain, aurait-il fait exception à la règle ? K. avait bien vu l’éclair de convoitise qui était passé dans ses yeux à l’aspect des billets de banque. Cet homme n’avait évidemment frappé que pour faire augmenter le pot-devin, et K. n’aurait pas épargné, car il avait à cœur de délivrer les inspecteurs. Puisqu’il avait déjà commencé à lutter contre la corruption de la justice, il était tout naturel qu’il le fit aussi dans ce cas.

 

Mais, dès l’instant que Franz s’était mis à crier, K. n’avait plus rien à tenter, car il ne pouvait pas risquer de laisser venir les domestiques, et peut-être encore une foule de gens, qui l’auraient surpris en train de négocier avec les hommes du cabinet de débarras. C’était un sacrifice que personne ne pouvait vraiment exiger de lui. S’il avait eu l’intention de le faire, c’eût été presque plus facile ; il n’aurait eu qu’à se déshabiller lui-même et à s’offrir à la place des inspecteurs. Mais le bourreau n’eût certainement pas accepté cet ersatz puisqu’il n’en eût pas moins forfait gravement à son devoir sans en tirer nul bénéfice, et doublement forfait, car la personne de K. devait être sacrée pour les employés de la justice pendant toute la durée du procès. À moins que certaines dispositions ne prévissent des exceptions ? Quoi qu’il en fût, K. n’avait pu que refermer la porte, encore était-ce loin de lui épargner tout danger. Il était regrettable qu’il eût porté un coup à Franz, son émotion pouvait seule expliquer sa conduite.

 

Les pas des domestiques se firent entendre au loin ; pour ne pas se faire remarquer il ferma alors la fenêtre et se dirigea vers l’escalier principal. Près de la porte du débarras, il s’arrêta et écouta un instant ; on n’entendait pas un bruit, l’homme pouvait bien avoir tué les inspecteurs sous les coups ; n’étaient-ils pas complètement à sa merci ? K. allongeait déjà la main vers la poignée de la porte, mais il se reprit aussitôt. Il ne pouvait plus aider personne ; tous les domestiques allaient arriver. En revanche, il se promit de parler de cette histoire et de faire punir, dans la mesure où il le pourrait, les vrais coupables qui étaient les hauts fonctionnaires dont nul n’avait encore osé se montrer à lui. En redescendant le perron de la banque il observa attentivement tous les passants, mais aussi loin qu’il regardât nulle jeune fille n’attendait qui que ce fût. Les dires de Franz, qui déclarait que sa fiancée l’attendait là, représentaient donc un mensonge, excusable, à la vérité, car il n’avait eu d’autre but que d’accroître la pitié de K.

 

Le jour suivant, le souvenir des inspecteurs ne quitta pas l’esprit de K. Il fut distrait pendant tout son travail et, pour arriver à le finir, il resta encore au bureau un peu plus longtemps que la veille. En repartant, comme il passait devant le cabinet, son obsession le poussa à l’ouvrir, et ce qu’il aperçut alors au lieu de l’obscurité attendue le plongea dans l’affolement. Tout était exactement tel qu’il l’avait trouvé la veille en ouvrant la porte, les vieux imprimés, les encriers, le bourreau avec sa verge, les inspecteurs encore complètement habillés et la bougie sur le rayon. Et les inspecteurs se mirent à se plaindre comme la veille :

 

« Maître ! Maître ! »

 

K. referma aussitôt la porte et tapa même à coups de poing dessus comme si elle devait s’en trouver mieux fermée. Presque pleurant, il se rendit dans la pièce où les domestiques travaillaient tranquillement à la polycopie ; ils s’arrêtèrent étonnés dans leur besogne.

 

« Nettoyez donc une bonne fois ce cabinet de débarras !

leur cria-t-il, on nage dans la saleté ici ! »

 

Les domestiques dirent qu’ils le feraient dès le lendemain ; K. approuva, car il était vraiment trop tard pour les obliger encore comme il en avait eu l’idée. Il s’assit un instant près d’eux afin de les garder à vue, fourragea dans le tas de copies, en croyant se donner par là l’air d’examiner le travail, puis repartit, le cerveau vide et fatigué, en se rendant compte que les domestiques n’oseraient pas s’en aller en même temps que lui.

 

 

 

 

Chapitre 6

 

L’ONCLE

LENI

 

Un après-midi – c’était l’heure du courrier et K. se trouvait précisément très occupé – il vit venir à lui son oncle, un petit propriétaire foncier qui arrivait de sa campagne et qui pénétra dans le bureau en se glissant entre deux domestiques au moment où ils apportaient des papiers. K. fut moins effrayé du fait qu’il ne l’avait été de l’idée que son oncle allait arriver, quand cette pensée lui était venue il y avait déjà quelque temps. L’oncle était obligé de venir, K. s’en doutait depuis un mois. À ce moment-là, il lui avait semblé le voir, un peu voûté, écrasant son panama de la main gauche et tendant du plus loin la droite à son neveu – il la lançait au-dessus du bureau avec une précipitation brutale et renversait tout au passage. L’oncle se trouvait toujours pressé, poursuivi qu’il était par la malheureuse idée qu’il devait régler dans le seul jour où il restait dans la capitale tout ce qu’il s’était proposé et ne devait laisser, pour combler, échapper nul des entretiens, des affaires ou des plaisirs qui se présentaient à l’occasion. K., qui lui devait beaucoup, l’ayant eu pour tuteur, devait l’aider en tout cela et lui offrir en outre le gîte pour la nuit. Aussi l’appelait-il avec terreur « le fantôme rustique ».

 

Dès les premières effusions – l’oncle n’eut pas le temps de s’asseoir dans le fauteuil que son neveu lui offrait – il pria K. de lui accorder un bref entretien confidentiel.

 

« C’est une chose nécessaire, dit-il en avalant péniblement, c’est une chose nécessaire à ma tranquillité. »

 

K. renvoya aussitôt tous les domestiques en leur défendant de laisser entrer qui que ce fût.

 

« Qu’ai-je appris, Joseph ? » s’écria l’oncle dès qu’ils furent seuls, et il s’assit sur la table en fourrant pour plus de confort sous son derrière divers papiers qu’il ne regarda même pas.

 

K. se taisait ; il savait ce qui allait venir, mais, délesté soudain d’un travail épuisant, il commençait involontairement par s’adonner à une agréable lassitude et regardait par la fenêtre le côté opposé de la rue dont on ne voyait de son siège qu’une petite portion triangulaire, un morceau de mur vide entre deux vitrines.

 

« Tu regardes par la fenêtre ! s’écria l’oncle en levant les bras ; pour l’amour du Ciel, Joseph, réponds-moi ! dis-le moi s’il te plaît, cette chose est-elle vraie ? Peut-elle vraiment être vraie ?

 

–                Cher oncle, dit K. en s’arrachant à sa distraction, je ne vois pas du tout ce que tu me veux.

 

–                Joseph ! dit l’oncle sur un ton d’avertissement, tu as toujours dit la vérité autant que je sache. Tes derniers mots m’annonceraient-ils un changement ?

 

–                Je devine bien un peu ta pensée, dit alors K. docilement, tu as sans doute entendu parler de mon procès. Et par qui donc ?

 

–                Erna me l’a écrit, dit l’oncle, tu ne la vois jamais, tu ne t’inquiètes, hélas ! guère d’elle, mais elle l’a tout de même appris, j’ai reçu sa lettre aujourd’hui ; naturellement je suis venu tout de suite ; je n’avais pas d’autre motif, mais il me semble qu’il suffit. Je peux te montrer le passage – il tira la lettre de son portefeuille – voilà l’endroit, elle m’écrit : « Il y a longtemps que je n’ai pas vu Joseph ; la semaine dernière je suis allée le voir à la banque, mais il était si occupé qu’on ne m’a pas laissée entrer. J’ai attendu plus d’une heure, et puis j’ai été obligée de revenir à la maison à cause de la leçon de piano. J’aurais bien aimé lui parler, mais peut-être une occasion s’en présentera-t-elle bientôt. Pour mon anniversaire, il m’a envoyé une grande boîte de chocolat, c’était bien gentil de sa part. J’avais oublié de te l’écrire la dernière fois, je ne m’en souviens que maintenant que tu me le demandes. C’est que le chocolat disparaît tout de suite à la pension, on n’a pas le temps de savoir qu’on l’a reçu qu’il est déjà envolé. Mais en ce qui concerne Joseph, je voulais te dire autre chose ; comme je te l’écrivais plus haut, je n’ai pas pu le voir à la banque parce qu’il était en pourparlers avec un monsieur. Après avoir attendu tranquillement j’ai demandé à un domestique si l’entrevue devait durer encore longtemps ; il m’a dit que cela se pourrait bien parce qu’il s’agissait sans doute du procès qu’on avait intenté à M. le fondé de pouvoir. Je lui ai demandé ce que c’était que ce procès et s’il ne se trompait pas et que c’était bien un procès, et même grave, mais qu’il n’en savait pas plus long. Il disait qu’il aurait bien voulu aider M. le fondé de pouvoir qui était un homme bon et juste, mais qu’il ne savait comment s’y prendre et qu’il souhaitait que des gens influents s’en occupassent. Il pensait d’ailleurs que c’était ce qui se produirait sûrement et que tout prendrait une bonne fin, mais que la situation n’avait pas l’air bien fameuse pour le moment à en juger d’après l’humeur de M. le fondé de pouvoir.

Naturellement, je n’ai pas ajouté beaucoup d’importance à ce discours et j’ai cherché à rassurer cet homme naïf ; je lui ai défendu de parler de cette histoire, je tiens tout cela pour cancan. Tout de même il serait peut-être bon, cher papa, que tu t’en occupes à ton prochain passage ; il te sera facile d’apprendre des détails et d’intervenir, s’il y a lieu ; tu as des amis influents. Si ce n’était pas nécessaire, ce qui me semble plus vraisemblable, cela procurerait du moins à ta fille une occasion de t’embrasser qui lui ferait

le plus grand plaisir. »

 

« La brave enfant ! » dit l’oncle quand il eut fini de lire, et il essuya quelques larmes.

 

K. hocha la tête pensivement ; à la suite de ses derniers ennuis il avait complètement oublié Erna ; il avait même négligé de lui souhaiter son anniversaire. L’histoire du chocolat n’avait été visiblement inventée que pour le préserver des reproches de son oncle et de sa tante. C’était une chose très touchante et qu’il ne récompenserait certainement pas à sa valeur en envoyant régulièrement, comme il le ferait désormais, des cartes de théâtre à Erna. Mais dans sa situation présente il ne se sentait pas en état d’aller voir à sa pension une petite fille de dix-huit ans et de converser avec elle.

 

« Eh bien, que dis-tu maintenant ? demanda l’oncle à qui la lettre avait fait oublier toute hâte et toute émotion et qui semblait la relire encore.

 

–  Ma foi, cher oncle, dit K., c’est vrai.

 

–  Vrai ? s’écria l’oncle, qu’est-ce qui est vrai ? comment cela peut-il être vrai ? quel est ce procès ? ce n’est tout de même pas un procès criminel ?

 

–  C’en est un, dit K.

 

–  Et tu es assis là tranquillement quand tu as un procès criminel sur les bras ? s’écria l’oncle qui s’excitait de plus en plus.

 

–  Plus je suis calme, mieux ça vaut, dit K. avec lassitude, ne crains donc rien.

 

–  Cela ne saurait me tranquilliser, s’écria l’oncle, pense à toi, à tes parents, à notre bon renom, tu as été notre honneur jusqu’ici, tu ne dois pas devenir notre honte. Ton attitude – il considérait K. en inclinant la tête de côté – ton attitude ne me plaît pas ; ce n’est pas ainsi que se conduit un condamné innocent quand il est encore en pleine force. Dis-moi vite de quoi il s’agit afin que je puisse t’aider.

C’est de la banque naturellement ?

 

–  Non, dit K. en se levant, mais tu cries trop fort, mon cher oncle ; le domestique est sûrement derrière la porte à écouter ; cela m’est désagréable ; il vaut mieux nous en aller, je répondrai alors à toutes tes questions ; je sais très bien que je dois des comptes à la famille.

 

–  Parfait ! cria l’oncle, parfait, dépêche-toi, Joseph, dépêche-toi.

 

–  Je n’ai, dit K., que quelques ordres à donner », et il appela au téléphone son remplaçant qui ne tarda pas à arriver.

 

L’oncle, dans son excitation, montra de la main au remplaçant que K. l’avait fait appeler, ce que personne ne songeait à mettre en doute.

 

K., debout devant son bureau, expliqua à voix basse au jeune homme, qui écoutait d’un air froid mais attentif, ce qu’il aurait encore à faire en son absence, en montrant différents papiers. L’oncle commença par gêner en restant planté là avec des yeux surpris et en se mordillant nerveusement les lèvres, sans écouter, à dire vrai, mais l’apparence suffisait. Il se mit ensuite à aller et venir dans la pièce, s’arrêtant de temps à autre à regarder par la fenêtre ou à considérer une gravure, et poussant à chaque fois différentes exclamations comme : « Je n’y comprends absolument rien ! » ou : « Je vous demande un peu ce qui va sortir de là ! » Le jeune homme fit semblant de ne rien remarquer, il écouta posément jusqu’au bout les ordres de K., prit quelques notes et disparut après un petit salut à l’adresse de son chef comme aussi à celle de l’oncle, qui lui tournait malheureusement le dos à ce moment-là, occupé qu’il était à regarder par la fenêtre dont il froissait les rideaux à pleines mains. La porte était à peine refermée que l’oncle s’écria :

 

« Enfin ! Voilà donc ce guignol parti ! Nous allons

pouvoir faire comme lui. »

 

Il n’y eut malheureusement pas moyen de le décider à interrompre ses questions sur le procès dans le péristyle où évoluaient des employés et des domestiques et où le directeur adjoint vint à passer juste à ce moment.

 

« Eh bien, Joseph ! commença l’oncle en répondant par un léger salut aux révérences des gens présents, dis-moi maintenant bien franchement ce qu’est ce procès. »

 

K. débita quelques banalités, puis, une fois sur l’escalier, il expliqua à son oncle qu’il n’avait pas voulu parler devant les gens.

 

« Très bien, dit l’oncle, mais maintenant parle ! »

 

Et il écouta, la tête penchée, en fumant son cigare à petites bouffées hâtives.

 

« Avant tout, cher oncle, dit K., il ne s’agit pas d’un procès devant la justice ordinaire.

 

–  Voilà qui est mauvais ! fit l’oncle.

 

–  Comment ? dit K. en le regardant.

 

–  Je dis que c’est mauvais », répéta l’oncle.

 

Ils se tenaient à ce moment-là sur l’escalier du perron, et, comme le portier semblait prêter l’oreille, K. entraîna rapidement l’oncle plus bas. Ils débouchèrent dans le trafic animé de la rue. L’oncle, qui s’était accroché au bras de K., pressa moins violemment son neveu de questions ; ils allèrent même un moment sans parler.

 

« Mais comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il finalement en s’arrêtant si net que les gens derrière lui se retournèrent avec effroi.

 

« Ces choses-là ne viennent pourtant pas brusquement ! elles se préparent de longue date ! tu as bien dû les voir venir ? Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? Tu sais bien que je fais tout pour toi ; je suis encore un peu ton tuteur et jusqu’ici j’en ai toujours été fier. Naturellement, je suis toujours prêt à t’aider, seulement, c’est très difficile maintenant que le procès est engagé. Le mieux serait que tu prisses un petit congé que tu viendrais passer chez nous à la campagne. Je m’aperçois que tu as un peu maigri. À la campagne, tu te referas et ce sera une bonne chose, car bien des fatigues t’attendent encore. Ce séjour t’arrachera d’ailleurs un peu à la justice. Ici, ils ont tous les moyens possibles ; tu en es forcément victime : tout cela se passe automatiquement. À la campagne, ils seraient obligés de commencer par envoyer des gens ou de te réclamer par la poste, le télégraphe, le téléphone. C’est forcément d’un effet moins violent et, si cela ne te libère pas, tu as tout de même le temps de respirer.

 

–  Mais ils pourraient m’empêcher de partir ! déclara K. un peu influencé par le discours de son oncle.

 

–  Je ne crois pas qu’ils le feraient, répondit l’oncle pensivement, ils gardent assez de pouvoir, même en te laissant voyager.

 

–  Je pensais, dit K. en prenant son oncle sous le bras pour l’empêcher de s’arrêter, que tu accorderais à cette histoire encore moins d’importance que moi ; mais je vois que tu la prends encore plus mal.

 

–  Joseph ! Joseph ! s’écria l’oncle en cherchant à se dégager pour pouvoir s’arrêter – mais K. ne le lâcha pas – Joseph, on t’a changé, je t’avais toujours connu un jugement sûr et voilà que la tête t’abandonne ; veux-tu donc perdre ton procès ? Sais-tu ce que cela signifierait ? Cela voudrait dire tout simplement que tu serais rayé de la société, et toute ta parenté avec ; en tout cas, ce serait la pire humiliation. Joseph, ressaisis-toi, je t’en prie, ton indifférence me rend fou. À te voir, on croirait presque le proverbe : « Avoir un pareil procès c’est déjà l’avoir perdu. »

 

–  Cher oncle, dit K., tu t’excites ; il ne sert à rien de s’exciter ; pas plus à moi qu’à toi. Ce n’est pas en s’excitant qu’on gagne les procès ; permets-moi de faire valoir un peu mon expérience, tu sais bien que j’écoute toujours la tienne, même quand elle me surprend. Puisque tu dis que toute la famille aurait à souffrir du procès, ce que je ne comprends pas pour ma part – mais c’est secondaire – je veux bien faire tout ce que tu me diras, mais je ne crois pas que ce séjour à la campagne soit profitable dans le sens où tu l’entends, car une fuite équivaudrait à un aveu. D’ailleurs, si je suis plus exposé aux poursuites en restant ici, j’y suis mieux aussi pour me défendre.

 

–  Fort bien, dit l’oncle sur un ton qui marquait un rapprochement, je ne te faisais cette proposition que parce que je te voyais gâcher ici ta cause par ton indifférence et que j’aurais trouvé meilleur de m’en occuper à ta place, mais si tu veux t’y mettre toi-même de toutes tes forces c’est naturellement beaucoup mieux.

 

–  Nous voilà donc d’accord là-dessus, déclara K., et peuxtu me dire maintenant ce que je devrais faire en premier ?

 

–  Il faut me laisser le temps de réfléchir, dit l’oncle, songe qu’il y a vingt ans que j’ai quitté la ville, le flair s’émousse, on ne sait plus à quelle porte on doit frapper. Les relations que j’entretenais avec des personnalités qui auraient peut-être pu te servir dans cette aventure se sont relâchées d’elles-mêmes. Je suis un peu abandonné à la campagne, tu le sais, c’est dans des occasions comme celle-ci qu’on le remarque. Ton affaire se présente à moi d’une façon bien inopinée, quoique la lettre d’Erna m’y ait un peu préparé et que ton attitude présente confirme presque mes pressentiments. Mais peu importe ;

l’essentiel est maintenant de ne pas perdre une minute. »

 

Parlant encore, il s’était dressé sur la pointe des pieds, et il avait déjà fait signe à une auto ; tout en jetant une adresse au chauffeur, il poussait K. dans la voiture.

 

« Nous allons de ce pas, dit-il, chez maître Huld l’avocat ; c’est un de mes anciens condisciples ; tu le connais certainement de nom ; tu dis que non ? voilà qui est étrange ! Il a pourtant une assez grosse réputation comme défenseur et avocat des pauvres. Mais c’est surtout l’homme en lui qui m’inspire confiance.

 

–  Je suis d’accord avec toi dans tout ce que tu entreprends », dit K. malgré la hâte et la brusquerie avec lesquelles son oncle traitait l’affaire.

 

Il n’était pas très réjouissant pour un accusé d’aller trouver l’avocat des pauvres.

 

« Je ne savais pas, dit-il, qu’il fallût prendre un avocat dans une affaire de ce genre.

 

–  Mais, voyons, dit l’oncle, c’est tout naturel ! Pourquoi n’en prendrait-on pas ? Et maintenant raconte-moi tout ce qui s’est passé jusqu’ici pour me mettre au courant de l’affaire. »

 

K. dévida immédiatement son histoire sans en rien taire, car il ne pouvait protester que par une entière franchise contre l’opinion de son oncle qui voyait une grande honte dans ce procès. Il ne mentionna qu’une fois, et de façon superficielle, le nom de Mlle Bürstner ; mis cela n’entamait pas sa loyauté puisque la jeune fille n’avait rien à voir avec le procès. Tout en parlant, il regardait par la portière ; il vit alors qu’ils se rapprochaient du faubourg où se trouvaient les bureaux de la justice et il le fit observer à son oncle, mais l’oncle ne vit rien de bien curieux dans cette coïncidence. La voiture s’arrêta devant une sombre maison. L’oncle sonna à la première porte du rez-de-chaussée ; il souriait en faisant voir ses grandes dents pendant qu’ils attendaient la réponse, et chuchotait à son neveu :

 

« Huit heures… ce n’est vraiment pas une heure pour les clients ! mais Huld ne m’en voudra pas. »

 

Deux grands yeux noirs vinrent se montrer derrière le judas de la porte, regardèrent un instant les visiteurs, puis disparurent ; mais la porte ne s’ouvrit pas. L’oncle et K. se confirmèrent réciproquement le fait qu’ils avaient vu les yeux.

 

« C’est une nouvelle bonne qui a peur des étrangers », dit l’oncle en frappant de nouveau.

 

Les deux yeux apparurent encore, ils avaient presque l’air triste, mais peut-être n’était-ce qu’une illusion d’optique provoquée par la flamme du gaz qui brûlait en sifflant audessus de leur tête sans donner cependant plus qu’une faible lueur.

 

« Ouvrez ! cria l’oncle en frappant du poing, ce sont des amis de monsieur l’avocat.

 

– Monsieur l’avocat est malade », chuchota quelqu’un derrière eux.

 

C’était un monsieur en robe de chambre, debout sur le seuil d’une porte, à l’autre extrémité du couloir, qui avait fait cette déclaration d’une voix extrêmement basse. L’oncle, déjà furieux de sa longue attente, se retourna d’un coup pour crier :

 

« Malade ? vous dites qu’il est malade ? » et il s’avança d’un air menaçant comme si ce monsieur eût représenté la maladie elle-même.

 

« On vous ouvre », dit le monsieur en montrant la porte de l’avocat, puis il referma sa robe de chambre et disparut.

 

La porte s’était vraiment ouverte. Une jeune fille – K. reconnut les yeux noirs du judas, c’étaient des yeux un peu saillants – une jeune fille se tenait dans le vestibule, enveloppée d’un long tablier blanc et une bougie à la main.

 

« Une autre fois, vous ouvrirez un peu plus tôt, dit l’oncle avant de la saluer, tandis que la jeune fille faisait une petite courbette. Viens, Joseph, dit-il ensuite à K.

 

– Monsieur l’avocat est malade », dit la jeune fille en voyant que l’oncle se dirigeait vers l’une des portes sans prendre le temps de s’arrêter.

 

K. ne cessait de la regarder avec étonnement bien qu’elle se fût déjà retournée pour refermer. Elle avait une figure poupine et toute ronde ; non seulement ses pâles joues et son menton, ses tempes elles-mêmes étaient rondes, et son front était rond aussi.

 

« Joseph ! » cria encore l’oncle, puis il demanda à la jeune fille : « C’est le cœur sans doute ?

 

–  Je crois », dit la jeune fille qui était revenue leur montrer le chemin avec sa lumière et leur ouvrir la porte de la chambre.

 

Dans un angle de cette pièce, où la lueur de la bougie ne pénétrait pas encore, un visage à longue barbe s’éleva audessus du lit :

 

« Qui vient donc là, Leni ? demanda l’avocat, aveuglé par la lumière.

 

–  C’est Albert, c’est ton vieil ami, dit l’oncle.

 

–  Hélas ! Albert, fit l’avocat en se laissant retomber sur son oreiller comme s’il n’avait rien à cacher à ce visiteur.

 

–  Cela va-t-il tellement mal ? demanda l’oncle en s’asseyant sur le bord du lit. Je ne pense pas, c’est un accès de faiblesse cardiaque comme tu en as déjà eu si souvent et qui passera comme les autres.

 

–  C’est possible, fit l’avocat à voix basse, mais il est pire que tous les autres. J’ai peine à respirer, je ne dors pas et je perds mes forces chaque jour.

 

–  Ah ! Ah ! dit l’oncle en appuyant son panama de sa grande main sur son genou. Voilà de mauvaises nouvelles ! Es-tu bien soigné, tout au moins ? il fait si triste ici, si sombre. Il y a déjà longtemps que je ne suis plus venu, il me semble qu’autrefois ta maison était plus gaie. Ta petite demoiselle a l’air d’être bien triste, elle aussi, à moins que ce ne soit un masque. »

 

La jeune fille restait toujours avec sa bougie près de la porte ; autant que le vague de son regard permît de s’en rendre compte, elle semblait regarder K. plutôt que l’oncle, même quand celui-ci parlait d’elle.

 

K. s’appuyait sur un siège qu’il avait poussé à proximité de la jeune fille.

 

« Quand on est malade comme moi, dit l’avocat, on a besoin de repos ; ce calme n’est pas triste pour moi. »

 

Il ajouta au bout d’un moment :

 

« Et puis Leni me soigne bien, elle est gentille. »

 

Mais l’oncle ne fut pas convaincu, il était visiblement prévenu contre la jeune infirmière ; il eut beau ne pas répondre à l’avocat, il ne cessa de la suivre d’un regard sévère quand il la vit aller vers le lit, poser la bougie sur la table de nuit, se pencher sur maître Huld et chuchoter avec lui en rangeant les oreillers.

 

Oubliant presque tout égard pour le malade, il se leva et se mit aller et venir derrière elle d’un tel air que K. n’eût pas été étonné de le voir attraper cette femme par la robe et la repousser loin du lit ; quant à lui, il observait avec calme ; la maladie de l’avocat ne lui était pas entièrement désagréable, car, s’il n’avait pu s’opposer au zèle que l’oncle voulait déployer pour sa cause, il acceptait volontiers que le cours de ce zèle fût détourné sans intervention de sa part. L’oncle déclara, peut-être uniquement pour offenser la garde-malade :

 

« Mademoiselle, laissez-nous un instant, s’il vous plaît,

j’ai une affaire personnelle à discuter avec mon ami. »

 

L’infirmière, qui était encore profondément penchée sur l’avocat et s’occupait de border le lit du côté du mur, détourna seulement la tête et répondit sur un ton calme qui contrastait étrangement avec les propos de l’oncle, tantôt hachés par la fureur, tantôt d’un débit débordant :

 

« Vous voyez bien que monsieur est si malade qu’il ne

peut discuter nulle affaire en ce moment. »

 

Elle n’avait sans doute répété l’expression de l’oncle que pour plus de commodité, mais, même à un indifférent, l’intention pouvait paraître ironique ; aussi l’oncle sursauta-t-il comme si on l’avait piqué.

 

« Quelle diablesse ! » s’écria-t-il d’une voix à peine compréhensible dans le premier gargouillement de l’émotion.

 

K., prenant peur, bien qu’il se fût attendu à quelque chose de ce genre, courut à l’oncle avec l’intention arrêtée de lui fermer la bouche des deux mains, le malade se redressa heureusement à ce moment, sa silhouette surgit derrière la jeune fille ; l’oncle fit l’horrible grimace d’un monsieur qui avale une chose répugnante, puis déclara plus calmement :

 

« Je n’ai pas encore perdu la raison, mademoiselle. Si ce que je demande n’était pas possible, je ne le demanderais pas. Maintenant, laissez-nous, s’il vous plaît. » L’infirmière se tenait debout, au chevet du lit, la tête tournée en plein vers l’oncle ; K. crut remarquer qu’elle caressait la main de l’avocat.

 

« Tu peux tout dire devant Leni, fit le malade d’un ton suppliant.

 

–                La chose ne me concerne pas, dit l’oncle, ce n’est pas de mon secret qu’il s’agit », et il se retourna comme pour indiquer qu’il ne voulait plus discuter, mais qu’il laissait encore un instant de réflexion à son interlocuteur.

 

« De qui s’agit-il donc ? demande l’avocat d’une voix mourante en se recouchant.

 

–                De mon neveu, je l’ai fait venir ici, et il présenta : M.  le fondé de pouvoir Joseph K.

 

–                Oh ! dit le malade plus vivement en avançant la main vers K. ; excusez-moi, je ne vous avais pas vu.

 

–                Va, Leni », dit-il ensuite à l’infirmière qui ne fit plus aucune difficulté, et il lui tendit la main comme si elle partait pour longtemps.

 

« Tu n’es donc pas venu, dit-il enfin à l’oncle qui s’était rapproché plus amicalement, tu n’es pas venu pour le

malade, mais pour l’affaire. »

 

Il semblait que l’idée qu’on vînt le voir à cause de sa maladie l’eût paralysé jusqu’alors tant il parut ravigoté à partir de ce moment-là. Il restait appuyé sur un coude, ce qui devait être assez fatigant, et il tiraillait constamment une mèche de sa grande barbe.

 

« Tu as l’air d’aller déjà bien mieux, dit l’oncle, depuis

que cette sorcière est partie. »

 

Il s’interrompit pour souffler « Je parie qu’elle écoute », et bondit vers la porte.

 

Mais personne n’était derrière, l’oncle revint, non point déçu – car l’absence de l’infirmière lui paraissait encore pire – mais irrité.

 

« Tu te méprends sur son compte », dit l’avocat sans la défendre davantage – peut-être pour marquer qu’elle n’en avait pas besoin.

 

Puis il continua d’un ton plus cordial :

 

« Quant à l’affaire de monsieur ton neveu, je m’estimerais évidemment heureux si mes forces pouvaient suffire à une tâche aussi pénible ; je crains beaucoup qu’elles ne soient pas à la hauteur de la situation, mais je ne ménagerai rien ; si je ne peux pas faire face à tout il sera toujours temps de m’adjoindre un confrère. À parler franc, cette cause m’intéresse trop pour que je renonce d’avance à m’en occuper personnellement. Si mon cœur me lâche trop tôt il aura du moins trouvé une digne occasion de le faire. »

 

K. pensait ne pas comprendre un mot de tous ces discours, il ne cessait de regarder l’oncle pour y trouver un sens, mais celui-ci restait assis avec sa bougie à la main, sur la petite table de nuit d’où une bouteille de potion avait déjà roulé sur le tapis : il approuvait d’un hochement de tête les moindres mots de l’avocat, se montrait d’accord sur tous les points, et adressait de temps à autre à son neveu un regard qui l’exhortait à la même approbation. L’oncle avait-il déjà parlé de ce procès ? Mais non, c’était chose impossible, tout ce qui avait précédé la scène infirmait cette supposition. Aussi dit-il :

 

« Je ne comprends pas.

 

–  Me serais-je mépris ? demanda l’avocat aussi surpris et embarrassé que K. ; ma précipitation m’a peut-être lancé sur une fausse piste ? De quoi vouliez-vous donc me parler ? Je pensais qu’il s’agissait de votre procès.

 

–  Naturellement », dit l’oncle, et il demanda à K. : « Que veux-tu donc ?

 

–  Mais, dit K., d’où savez-vous donc quoi que ce soit de moi et de mon procès ?

 

–  Ah ! c’était ça ! dit l’avocat en souriant, vous savez pourtant bien que je suis avocat : je fréquente les gens de justice, on parle toujours des procès et on retient ceux qui vous frappent le plus, surtout quand il s’agit du neveu d’un ami. Il n’y a rien là de surprenant, me semble-t-il.

 

–  Que veux-tu donc encore ? dit l’oncle à K. ; tu as l’air inquiet.

 

–  Vous fréquentez les gens de justice ? demanda K.

 

–  Mais oui ! » dit l’avocat.

 

Et l’oncle déclara :

 

« Tu questionnes comme un enfant.

 

–  Qui verrais-je donc, ajouta l’avocat, sinon les gens de mon rayon ? »

 

C’était dit sur un ton si irréfutable que K. ne répondit pas un mot.

 

« Vous travaillez pourtant, aurait-il voulu dire – et de fait il ne put s’empêcher de l’articuler nettement – pour la justice du palais de justice et non pas pour celle du grenier ?

 

–  Songez donc, poursuivit alors l’avocat sur le ton de quelqu’un qui explique par parenthèse une chose toute naturelle, songez donc que ces relations-là servent beaucoup ma clientèle, et à bien des égards. Je ne devrais même pas le dire. Naturellement ma maladie me gêne beaucoup pour le moment, mais j’ai toujours à la justice de bons amis qui viennent me voir et j’apprends tout de même les nouvelles. Peut-être plus vite que bien des gens qui passent leur temps au tribunal. C’est ainsi que j’ai là

en ce moment une personne qui m’est très chère. »

 

Et il montrait un coin obscur.

 

« Où donc ? » demande K. presque impertinemment sous le coup de la première surprise.

 

Il regarda perplexement autour de lui ; la lumière de la petite bougie était loin de porter jusqu’au mur d’en face. Mais, de fait, quelque chose commença à se remuer dans le coin. À la lumière de la bougie que l’oncle levait maintenant, on découvrit un monsieur d’un certain âge assis près d’une petite table. Il avait dû retenir son souffle pour arriver à rester si longtemps inaperçu ; il se leva cérémonieusement, visiblement mécontent de voir qu’on avait attiré l’attention sur lui, et agita ses mains comme de petites ailes pour exprimer qu’il refusait toute présentation et tout salamalec, qu’il ne voulait en aucune façon gêner les autres et suppliait qu’on le laissât dans son obscurité et qu’on oubliât sa présence. Mais ce n’était plus faisable.

 

« Vous nous avez surpris », dit l’avocat pour expliquer.

 

Et il l’encourageait du geste à approcher, ce que l’autre fit lentement en regardant autour de lui avec mille hésitations, mais non sans dignité.

 

« M. le chef de bureau… – Ah ! pardon ! je ne vous ai pas encore présentés. – Voici mon ami Albert K. et son neveu, M. le fondé de pouvoir Joseph K. ; et voici M. le chef de bureau. M. le chef de bureau a eu l’amabilité de venir me voir. Un profane ne peut soupçonner tout le prix de cette visite ; pour s’en douter il faut être initié, il faut connaître le travail qui accable ce cher monsieur. Il est donc venu malgré tout et nous étions en train de causer paisiblement, dans la mesure où ma faiblesse le permettait. Nous n’avions pas défendu à Leni de laisser entrer les visites, car nous n’en attendions aucune, nous pensions que nous resterions seuls. C’est à ce moment, mon cher Albert, que se sont produits tes coups de poing contre la porte, et M. le chef de bureau s’est retiré dans un coin avec la chaise et la table ; mais je m’aperçois que, si nous le désirons, nous avons un sujet de conversation commun ; réunissons-nous donc à nouveau… Monsieur le chef de bureau… ajouta-t-il en inclinant la tête avec un sourire servile et en montrant un fauteuil près du lit.

 

– Je ne puis plus, hélas ! rester que quelques minutes, dit aimablement le chef de bureau en s’asseyant profondément dans le fauteuil et en regardant sa montre. Les affaires m’appellent. Mais je ne veux pas laisser passer l’occasion de faire la connaissance d’un ami de mon ami. »

 

Et il adressa une petite courbette à l’oncle qui parut très satisfait de ce nouvel ami ; son tempérament l’empêcha, à dire vrai, de manifester ses sentiments, mais il accompagna les paroles du chef de bureau d’un rire aussi bruyant que gêné. Horrible tableau ! K. pouvait le contempler tout à son aise, car personne ne s’occupait de lui. Le chef de bureau, du moment qu’on l’appelait à concourir à l’entretien, saisit, suivant son habitude, le dé de la conversation. L’avocat, dont la faiblesse précédente n’avait peut-être été destinée qu’à éloigner les nouveaux visiteurs, se mit à écouter attentivement, la main à l’oreille, et l’oncle qui n’avait pas lâché la bougie – il la balançait sur sa cuisse et l’avocat regardait souvent ce manège avec inquiétude – l’oncle eut bientôt oublié toute gêne pour s’adonner au ravissement où le plongeaient l’éloquence du chef de bureau et les gestes onduleux dont il accompagnait son discours. K., qui s’appuyait au montant du lit, fut complètement négligé, peut-être même avec intention, par le chef de bureau, et ne servit que d’auditeur aux vieux messieurs. Il savait d’ailleurs à peine de quoi il était question, il laissait errer ses pensées, tantôt songeant à l’infirmière et à la brusquerie avec laquelle l’oncle l’avait traitée, tantôt se demandant s’il n’avait pas déjà vu la tête du chef de bureau. Peut-être était-ce au milieu du public de son premier interrogatoire ? Peut-être aussi se trompait-il ; quoi qu’il en fût, le chef de bureau aurait été admirablement fait pour figurer parmi les vieux messieurs à barbe rare du premier rang de l’auditoire.

 

K. en était là de ses réflexions quand un bruit de porcelaine cassée fit dresser l’oreille à tout le monde.

 

« Je vais voir ce qui s’est passé » dit-il en sortant lentement comme pour permettre aux autres de le retenir.

 

À peine fut-il dans le vestibule, cherchant à se retrouver au milieu des ténèbres, qu’une petite main vint se poser sur la sienne qui n’avait pas encore lâché la poignée de la porte. La petite main referma la porte tout doucement.

C’était celle de l’infirmière, qui l’avait entendu venir.

 

« Il n’est rien arrivé, dit-elle ; j’ai jeté simplement une assiette contre le mur pour vous faire sortir. »

 

Embarrassé, K. déclara :

 

« Moi aussi, je pensais à vous.

 

– Tant mieux ! Venez ! »

 

Ils se trouvèrent au bout de quelques pas devant une porte à vitres dépolies que la jeune fille lui ouvrit.

 

« Entrez », dit-elle.

 

C’était sans doute le cabinet de l’avocat. Autant qu’on pût distinguer les objets dans la lumière de la lune, qui éclairait maintenant un petit rectangle de plancher devant les deux grandes fenêtres, cette pièce était ornée de vieux meubles pesants.

 

« Ici », dit l’infirmière en montrant un coffre sombre avec un dossier de bois sculpté.

 

Une fois assis, K. poursuivit son examen ; il se trouvait dans une haute salle au milieu de laquelle la clientèle de l’avocat des pauvres devait se trouver absolument perdue. Il crut voir de quels petits pas les clients s’approchaient de l’immense bureau. Mais il oublia bientôt cette impression ; il n’eut plus d’yeux que pour la jeune fille qui était assise tout près de lui et le pressait presque contre l’accoudoir.

 

« Je pensais, dit-elle, que vous viendriez de vous-même, sans que j’eusse à vous appeler. C’est tout de même curieux : d’abord, au moment où vous êtes entré, vous n’avez cessé de me regarder, et maintenant vous me faites attendre. Appelez-moi Leni, ajouta-t-elle hâtivement, comme si cette appellation ne devait pas être négligée un seul instant.

 

–  Volontiers, lui répondit K., mais la bizarrerie dont vous parlez, Leni, est bien facile à expliquer. Il fallait que j’écoute d’abord le bavardage des vieux messieurs, je ne pouvais m’éloigner sans raison, et puis je ne suis pas un effronté, j’ai un caractère plutôt timide, et vous n’avez pas l’air non plus de vous emballer du premier coup.

 

–  Ce n’est pas cela, dit Leni en posant son bras sur l’accoudoir et en regardant K. dans les yeux ; ce n’est pas cela, mais je ne vous plaisais pas, et je ne vous plais sans doute toujours pas.

 

–  Plaire, dit K. en éludant, plaire serait un mot bien faible…

 

–  Oh ! » dit-elle en souriant.

 

La réflexion de K. suivie de cette petite exclamation procurait à Leni une certaine supériorité ; aussi K. se tut-il un moment. Comme s’il était déjà habitué à l’obscurité de la pièce, il pouvait distinguer maintenant divers détails de l’installation. Il remarqua surtout une grande toile pendue à droite de la porte et se pencha en avant pour mieux la voir. Elle représentait un homme en robe de juge, assis sur un trône élevé dont la dorure éclaboussait tout le tableau. Ce qu’il y avait de curieux dans ce portrait c’était l’attitude du magistrat : au lieu de rester assis là dans une calme majesté, il appuyait fortement le bras gauche contre le dossier et le bras du fauteuil, mais le bras droit restait complètement dégagé, la main seule sur l’accoudoir, comme si le juge allait bondir dans un violent mouvement d’indignation pour dire une chose décisive, peut-être même pour prononcer le grand verdict. L’accusé devait être supposé au pied de l’escalier dont on apercevait les degrés supérieurs qui étaient couverts d’un tapis jaune.

 

« Peut-être est-ce mon juge ? dit K. en montrant du doigt le tableau.

 

–  Je le connais, dit Leni en regardant, elle aussi ; il vient assez fréquemment ; le portrait date de sa jeunesse, mais il est impossible qu’il lui ait jamais ressemblé : le vrai juge est extrêmement petit. Cela ne l’empêche pas de s’être fait représenter immense, car il est énormément vaniteux, comme d’ailleurs tous ici. Moi aussi, je suis vaniteuse, je suis très fâchée de ne pas vous plaire ! »

 

K. ne répondit à cette dernière réflexion qu’en passant le bras autour de Leni et en l’attirant près de lui. Elle appuya silencieusement la tête contre son épaule. Mais, pensant toujours au juge, il demanda :

 

« Quel grade a-t-il ?

 

–  Il est juge d’instruction, dit-elle en prenant la main de K. (il l’avait saisie par la taille) et en jouant avec ses doigts.

 

–  Encore une fois un simple juge d’instruction ! fit K. déçu, les grands fonctionnaires se cachent. Il est pourtant assis sur un trône !

 

–  Tout cela n’est qu’invention, dit Leni, le visage penché sur la main de K. En réalité, il s’assied sur une chaise de cuisine sur laquelle on pose une vieille couverture de cheval pliée en quatre. Mais ne pouvez-vous donc penser qu’à votre procès ? ajouta-t-elle lentement.

 

–  Non, pas du tout, fit K. J’y pense même probablement trop peu.

 

–  Ce n’est pas par là que vous péchez, dit Leni. Ce que j’ai entendu dire, c’est que vous êtes trop entêté.

 

–  Qui a dit cela ? » demanda K.

 

Il sentait le corps de Leni appuyé sur sa poitrine et regardait l’opulente et ferme torsade de ses cheveux foncés.

 

« Je ne peux pas en dire si long, répondit Leni, ne me demandez pas de noms, mais corrigez-vous de votre défaut, ne soyez pas si obstiné ; on n’a pas d’arme contre cette justice, on est obligé d’avouer. Avouez donc à la première occasion, ce n’est qu’ensuite que vous pourrez essayer de vous échapper, ensuite seulement ; et, même alors, vous ne réussirez que si quelqu’un vous vient en aide, mais ne vous en inquiétez pas, je m’en occuperai moi-même.

 

–  Vous avez l’air de bien connaître cette justice et les mensonges qu’il y faut, dit K. en l’asseyant sur ses genoux car elle se pressait trop fort contre lui.

 

–  C’est bien comme ça », dit-elle en s’installant à l’aise après avoir égalisé les plis de sa blouse et de sa robe.

 

Puis elle se pendit des deux mains à son cou, renversa la tête en arrière et le regarda longuement.

 

« Et si je n’avoue pas, vous ne pourrez pas m’aider ? » demanda-t-il pour essayer.

 

« Je me fais des aides, pensait-il presque étonné ; d’abord Mlle Bürstner, ensuite la femme de l’huissier, et finalement cette petite infirmière qui semble avoir un si incompréhensible besoin de moi. La voilà assise sur mes

genoux comme si c’était sa vraie place. »

 

« Non, répondit Leni en secouant lentement la tête, je ne pourrai pas vous aider si vous n’avouez pas. Mais vous ne tenez pas du tout à ce que je vous aide, vous vous en moquez complètement, vous êtes têtu et vous ne vous laissez pas convaincre… Avez-vous une amie ? demandat-elle au bout d’un instant.

 

–  Non, dit K.

 

–  Oh ! que si ! fit-elle.

 

–  Oui, c’est vrai, dit K., je la reniais et je porte pourtant sa

photographie sur moi. »

 

Et, sur la prière de Leni, il lui fit voir une photographie d’Elsa ; pelotonnée sur les genoux de K., Leni étudia l’image : c’était un instantané ; Elsa avait été prise à la fin d’une de ces danses tourbillonnantes qu’elle aimait exécuter au cabaret où elle servait ; sa robe volait en spirale autour d’elle, elle avait posé ses mains sur ses hanches fermes et regardait de côté en riant ; on ne pouvait pas voir sur l’image à qui elle riait ainsi.

 

« Et elle est lacée très serré, dit Leni en montrant l’endroit où cela se voyait à son avis ; elle ne me plaît pas ; elle est brutale et maladroite. Mais peut-être avec vous est-elle douce et gentille, la photo a l’air de le montrer. Ces grandes filles si solides ne savent souvent qu’être douces et gentilles ; seulement serait-elle capable de se sacrifier pour vous ?

 

–  Non, dit K., elle n’est ni douce ni gentille, et elle ne serait pas capable de se sacrifier pour moi. D’ailleurs, je ne lui ai jamais rien demandé de tout cela, je n’ai même encore jamais regardé cette photo aussi attentivement que vous.

 

–  C’est que vous ne tenez pas beaucoup à cette jeune fille, dit Leni ; elle n’est donc pas votre amie ?

 

–  Si, dit K., je ne retire pas le mot.

 

–  Il se peut bien, répondit Leni, qu’elle soit votre amie maintenant, mais vous ne la regretteriez pas beaucoup si vous la perdiez ou si vous la changiez pour une autre, pour moi par exemple.

 

–  Évidemment, c’est une idée qui peut venir, dit K. en souriant, mais Elsa a une grande supériorité sur vous : elle ne sait rien de mon procès, et même si elle en savait quelque chose elle n’y penserait jamais. Elle ne chercherait jamais à me persuader de céder.

 

–  Ce n’est pas là une supériorité, dit Leni ; si elle n’en a pas d’autre je ne perds pas courage. A-t-elle quelque défaut physique ?

 

–  Un défaut physique ? demanda K.

 

–  Oui, dit Leni, moi, j’en ai un petit, voyez. »

 

Elle écarta le majeur et l’annulaire de sa main droite, entre lesquels la peau avait poussé jusqu’au bout de la deuxième phalange.

 

K. ne remarqua pas immédiatement dans le noir ce qu’elle voulait lui montrer, elle guida sa main dans l’ombre et lui fit tâter la petite peau.

 

« Quel phénomène ! » s’écria K.

 

Et, après avoir jeté un coup d’œil d’ensemble sur la main, il ajouta :

 

« La jolie serre que voilà ! »

 

Leni regardait avec une sorte de fierté l’étonnement de K. qui ne cessait d’ouvrir et de refermer ces deux doigts ; finalement, il les embrassa avant de les abandonner.

 

« Oh ! s’écria-t-elle aussitôt, vous m’avez embrassée. »

 

Hâtivement, la bouche ouverte, elle grimpa sur ses genoux ; K. la regardait, stupéfait. Maintenant qu’elle était tout près de lui il remarquait qu’elle dégageait un parfum amer et brûlant, une sorte d’odeur de poivre ; elle attira la tête de K. sur sa poitrine, se pencha dessus, puis mordit et embrassa son cou, elle donna même des coups de dents dans ses cheveux.

 

« Vous m’avez prise en échange, s’écria-t-elle de temps en temps, vous le voyez bien maintenant, vous m’avez

prise en échange ! »

 

Mais, à ce moment, son genou glissa, elle poussa un petit cri et tomba presque sur le tapis. K. la saisit par la taille pour la retenir, mais il fut entraîné dans sa chute.

 

« Maintenant, dit-elle, tu m’appartiens. Voici la clef de la maison, viens quand tu veux », lui souffla-t-elle pour finir.

 

Et elle lui lança encore un baiser au jugé pendant qu’il s’en allait. Lorsqu’il sortit de la maison, une légère pluie tombait ; il voulait gagner le milieu de la rue pour essayer de voir Leni à sa fenêtre un dernière fois quand l’oncle surgit d’une automobile qui attendait devant la maison et que K. était trop distrait pour avoir aperçue ; l’oncle saisit son neveu par le bras et le repoussa contre la porte de l’immeuble, comme s’il voulait l’y clouer.

 

« Comment, s’écria-t-il, as-tu pu faire cela ? Tu as porté le pire tort à ton affaire qui était justement en bon chemin ! Tu vas te cacher avec une petite saleté, qui est visiblement, pour comble, la maîtresse de l’avocat, et tu passes des heures sans revenir, tu ne cherches même pas un prétexte, tu ne caches rien, tu agis au grand jour, tu voles la rejoindre et tu restes près d’elle ! Et tu nous plantes là tous trois : l’oncle qui s’éreinte pour toi, l’avocat qu’il te faut gagner, et le chef de bureau surtout, ce personnage si puissant qui peut tout dans ton affaire à la phase où elle en est ! Nous cherchons à trouver un moyen de t’aider ; il faut que je traite l’avocat très prudemment, il faut que l’avocat, de son côté, ménage le chef de bureau, et devant tant de difficultés, ton devoir serait tout au moins de me soutenir tant que tu pourrais ! Mais non, tu restes dehors ! Il vient forcément un moment où rien ne peut plus se cacher ! Évidemment, ce sont des hommes polis, ils n’en parlent pas, ils m’épargnent, mais à la fin ils n’ont plus pu se maîtriser et, ne pouvant parler de la chose, ils n’ont plus prononcé un mot. Nous sommes restés un quart d’heure à ne rien dire et à écouter pour savoir si tu n’allais pas revenir. En vain. Finalement le chef de bureau, qui était resté bien plus longtemps qu’il ne voulait, s’est levé pour prendre congé, il me plaignait visiblement, mais sans rien pouvoir pour m’aider ; il a attendu encore à la porte un bon moment avec une incroyable amabilité, puis il est parti. Tu peux penser si ce départ m’a soulagé, je ne pouvais plus respirer. L’avocat, qui est malade, en a souffert encore plus, il ne pouvait plus parler, cet excellent homme, quand je lui ai dit adieu.

Tu as probablement contribué à son complet effondrement, tu as précipité la mort d’un homme qui était ton seul recours. Et moi, ton oncle, tu me laisses attendre ici des heures en pleine pluie ; touche, je suis

complètement trempé. »

 

 

  

 

 

Chapitre 7

 

L’AVOCAT, L’INDUSTRIEL ET LE PEINTRE

 

Un jour d’hiver – la neige tombait dans une lumière grisâtre – K. se tenait à son bureau ; il était déjà extrêmement fatigué malgré l’heure matinale. Pour se délivrer des petits employés il avait dit au domestique, sous prétexte d’un gros ouvrage, de ne laisser entrer personne. Mais, au lieu de travailler, il se retournait sur son siège et remuait les objets de sa table ; finalement il allongea machinalement son bras sur le bureau et resta là sans mouvement, la tête basse.

 

L’idée de son procès ne le lâchait plus, il s’était déjà demandé souvent s’il ne serait pas bon de préparer un rapport écrit pour sa défense et de l’envoyer au tribunal : il y aurait exposé brièvement son existence en expliquant, à propos de tous les événements un peu importants qui lui étaient arrivés, les motifs qu’il avait eus d’agir comme il l’avait fait, et en jugeant ensuite ces motifs suivant ses opinions présentes ; il eût donné pour terminer les raisons de ce dernier jugement. Un tel rapport lui paraissait bien supérieur à la méthode de défense des avocats qui n’étaient d’ailleurs pas des gens irréprochables. K. ne savait pas en effet ce que l’avocat entreprenait ; ce n’était sûrement pas grand-chose, il y avait déjà plus d’un mois que son défenseur avait cessé de le convoquer, et il n’avait d’ailleurs jamais eu l’impression, à nulle des consultations précédentes, que cet homme pût beaucoup pour lui. Maître Huld ne lui avait presque rien demandé, et il y avait cependant tant de questions à poser ! Ces questions, c’était l’essentiel. K. sentait lui-même tout ce qu’il eût été nécessaire de demander. Mais l’avocat, au lieu de questionner, se lançait dans de longs discours ou bien restait sans rien dire en face de lui en se penchant légèrement sur sa table, sans doute à cause d’une certaine surdité, tiraillait une mèche de sa barbe et regardait les dessins du tapis, à l’endroit peut-être où K. avait roulé avec Leni. De temps à autre il lui donnait quelques avertissements creux, comme on fait avec les enfants. Discours aussi inutiles qu’ennuyeux que K. se proposait de ne pas payer un centime au moment de l’addition. Quand l’avocat pensait l’avoir suffisamment humilié, il se mettait en général à le remonter un peu. Il avait, disait-il, gagné en tout ou en partie bien des procès de ce genre, qui, peut-être plus limpides, n’en paraissaient cependant pas moins désespérés. Il en avait la liste ici dans son tiroir – et il frappait n’importe où sur la table – mais le secret professionnel l’empêchait malheureusement de montrer les dossiers. La grande expérience qu’il avait acquise au cours de tous ces débats n’en profiterait pas moins à K. : il s’était mis évidemment à l’œuvre sur-le-champ et il avait déjà dressé la première requête. Cette requête était très importante, car tout le procès dépendait souvent de la première impression produite par la défense. Par malheur – et il fallait naturellement qu’il en avertît K. dès maintenant – il arrivait souvent que ces premières requêtes ne fussent pas lues par le tribunal. On les classait tout simplement en déclarant que l’interrogatoire de l’accusé était provisoirement plus important que tous les écrits possibles. On ajoutait, si le requérant insistait trop, que sa demande serait lue en même temps que tous les autres documents, avant le jugement définitif, quand le dossier serait complet. Cela n’était, hélas ! pas toujours vrai, ajoutait encore l’avocat, la première requête restait en général dans quelque tiroir où on finissait par la perdre et, même dans le cas où on la gardait jusqu’à la fin, on ne la lisait ordinairement pas, comme l’avocat l’avait appris – quoique, à vrai dire, par des bruits plus ou moins autorisés. Cette situation était regrettable, mais non sans quelque motif. K. ne devait pas perdre de vue que les débats n’étaient pas publics, qu’ils pouvaient le devenir si le tribunal le jugeait nécessaire, mais que la loi ne prescrivait pas cette publicité. Aussi les dossiers de la justice, et principalement l’acte d’accusation, restaient-ils secrets pour l’accusé et son avocat, ce qui empêchait en général de savoir à qui adresser la première requête et ne permettait au fond à cette requête de fournir d’éléments utiles que dans le cas d’un hasard heureux. Les requêtes vraiment utiles ne pouvaient se faire, ajoutait maître Huld, que plus tard, au cours des interrogatoires, si les questions que l’on posait à l’inculpé permettaient de distinguer ou de deviner les divers chefs d’accusation et les motifs sur lesquels ils s’appuyaient. Naturellement, dans de telles conditions, la défense se trouvait placée dans une situation très défavorable et très pénible, mais c’était intentionnel de la part du tribunal. La défense n’est pas, en effet, disait encore maître Huld, expressément permise par la loi ; la loi la souffre seulement, et on se demande même si le paragraphe du Code qui semble la tolérer la tolère réellement. Aussi n’y a-t-il pas, à proprement parler, d’avocat reconnu par le tribunal en cause, tous ceux qui se présentent devant lui comme défenseurs ne sont en réalité que des avocats marrons. Évidemment ce fait était très déshonorant pour toute la corporation ; K. n’aurait qu’à regarder la salle spécialement réservée aux avocats quand il irait dans les bureaux de la justice, il reculerait probablement d’effroi en voyant la société qui s’y rassemblait ; le seul aspect du réduit qu’on leur avait réservé dans le bâtiment montrait le mépris du tribunal pour ces gens-là. La pièce ne recevait le jour que par une petite lucarne, si haute que pour regarder de l’autre côté – en respirant la fumée de la cheminée voisine et en se barbouillant le visage de suie – il fallait d’abord trouver un confrère qui vous fît la courte échelle ; il y avait, de plus, depuis plus d’un an, dans le plancher de cette pièce – pour ne donner qu’une idée de son délabrement – un trou par lequel un homme ne pouvait peut-être passer, mais suffisamment grand tout de même pour qu’une jambe s’y enfournât complètement. Or, cette salle des avocats se trouvait au deuxième étage du grenier ; si l’un de ces messieurs s’enfonçait dans le trou, sa jambe pendait donc au premier, et au beau milieu du couloir où attendaient les inculpés. Les avocats n’exagéraient donc pas en déclarant cette situation franchement honteuse. Nulle réclamation n’y faisait. Et il leur était strictement interdit de rien modifier à leurs propres frais ; la justice avait d’ailleurs ses raisons pour leur faire subir ce traitement. Elle cherchait à éliminer le plus possible la défense ; elle voulait que l’accusé répondit lui-même de tout. Au fond, ce point de vue n’était pas mauvais ; mais rien n’eût été plus erroné que d’en conclure que les avocats fussent inutiles à l’accusé devant ce tribunal. Bien au contraire, nulle part ils ne pouvaient lui être plus utiles, car en général les débats n’étaient pas seulement secrets pour le public, mais aussi pour l’accusé : dans la mesure, naturellement, où le secret était possible, mais il l’était précisément dans une très large mesure. L’accusé ne possédait, en effet, nul droit de regard sur les dossiers et il était très difficile de savoir d’après les interrogatoires ce qu’il pouvait y avoir dans ces dossiers, surtout pour l’accusé qui se trouvait intimidé et dont l’attention était distraite par toutes sortes de soucis. C’était là que la défense intervenait. Généralement les avocats n’avaient pas le droit d’assister aux entrevues avec le juge d’instruction, aussi devaient-ils interroger l’accusé le plus tôt possible après son interrogatoire et tâcher de démêler ce qu’il pouvait y avoir d’utile pour la défense dans ses rapports souvent très confus. Mais ce n’était pas encore là le plus important, car on ne pouvait apprendre grandchose de cette façon, bien qu’à vrai dire un homme compétent s’en tirât mieux qu’un autre ne l’eût fait. Le gros atout c’étaient les relations personnelles de l’avocat, c’était en elles que se trouvait la principale valeur de la défense. K. devait bien avoir constaté, d’après ses propres expériences, que l’organisation de la justice laissait à désirer dans les grades inférieurs, qu’on y trouvait des employés vénaux ou infidèles ; l’enceinte présentait des brèches de ce côté. C’était à ces brèches que se pressait la majorité des avocats, c’était là qu’ils soudoyaient, qu’ils cherchaient, qu’ils espionnaient ; il s’était même produit, du moins dans le passé, des vols de documents. Il était indéniable que certains défenseurs atteignaient de cette façon des résultats momentanés étonnamment favorables à l’accusé : c’était même de quoi profitaient tous ces petits avocaillons pour attirer de nouveaux clients, mais de tels résultats n’avaient aucune influence, ou presque, sur l’évolution des débats. Seules d’honnêtes relations personnelles avec d’importants fonctionnaires – pris dans les grades inférieurs évidemment – pouvaient avoir une vraie valeur ; c’étaient les seules qui influassent sur l’évolution du procès, imperceptiblement d’abord, mais de plus en plus nettement par la suite. Peu d’avocats réussissaient naturellement par cette voie : c’était là que le choix de K. se révélait particulièrement heureux. Il n’y avait, disait le docteur Huld, qu’un ou deux défenseurs qui pussent se vanter de relations comme les siennes. Ceux-là ne s’inquiétaient pas, bien sûr, des connaissances qu’on pouvait faire dans la salle des avocats ; ils n’avaient rien à voir avec les gens. Leurs relations n’en étaient que plus étroites avec les fonctionnaires de la justice. Il n’était même pas toujours nécessaire au docteur Huld d’aller attendre la problématique apparition des juges d’instruction dans les antichambres de ces messieurs pour essayer d’obtenir d’eux, avec plus ou moins de bonheur, un résultat presque toujours trompeur et soumis à leur fantaisie. Non, K. avait pu constater que les fonctionnaires – et parfois des fonctionnaires de haut rang – venaient le renseigner d’eux-mêmes, ouvertement, ou tout au moins d’une façon facilement interprétable, et discuter avec lui de l’évolution prochaine des débats ; dans certains cas, ils se laissaient même convaincre et adoptaient parfois l’opinion qu’on leur soufflait. Évidemment il ne fallait pas trop s’y fier ; si catégoriquement qu’ils exprimassent leur revirement et leur faveur pour la défense, ils rentraient peut-être immédiatement dans leur bureau donner pour les débats du lendemain des directives toutes différentes et peut-être encore plus sévères pour l’accusé que ne l’était le premier point de vue dont ils prétendaient s’être complètement défaits. C’était une chose contre laquelle on ne pouvait rien, car les assurances qu’ils vous avaient données sans témoin restaient précisément sans témoin et n’auraient pu leur imposer aucune obligation, même si la défense n’eût pas été contrainte de travailler à garder leurs faveurs. Il fallait dire aussi que, lorsque ces messieurs se mettaient en rapport avec les défenseurs – quand ils avaient affaire à des gens compétents – ce n’était pas uniquement par amitié ou par philanthropie, mais parce qu’à certains égards ils dépendaient des avocats.

 

C’était là qu’apparaissait justement le défaut d’une organisation judiciaire qui stipulait dès le début le secret des pièces. Les fonctionnaires manquaient de contact avec la société ; pour les procès courants ils étaient bien armés, ces procès suivaient leurs cours pour ainsi dire d’euxmêmes, on n’avait à intervenir que de loin en loin et légèrement ; mais, dans les cas ou extrêmement simples ou particulièrement ardus, ils se trouvaient souvent perplexes ; à passer jour et nuit enfouis dans leurs codes, ils finissaient par perdre le sens exact des relations humaines, et ce sens leur faisait défaut dans les cas que nous précisions. Ils venaient alors demander conseil aux avocats, suivis d’un domestique qui portait les documents, si secrets en général. À cette fenêtre qu’on voyait on aurait pu trouver souvent bien des messieurs, et des derniers dont on s’y fût attendu, en train de regarder dans la rue de l’air le plus découragé, pendant que l’avocat compulsait leurs dossiers pour pouvoir leur donner conseil. On voyait bien d’ailleurs dans ces occasions-là combien ces messieurs prenaient leur métier au sérieux et dans quel désespoir les jetaient les obstacles que leur déformation professionnelle les empêchait de surmonter.

 

Leur situation, ajoutait l’avocat, n’était d’ailleurs jamais bien facile, il ne fallait pas leur faire le tort de le croire. La hiérarchie de la justice comprenait des degrés infinis au milieu desquels les initiés eux-mêmes avaient peine à se retrouver. Or, les débats devant les tribunaux restant secrets en général pour les petits fonctionnaires tout comme pour le public, ils ne pouvaient jamais les suivre jusqu’au bout ; les causes entraient donc souvent dans le ressort de leur juridiction sans qu’ils sussent pour où. Aussi ignoraient-ils les enseignements que l’on peut tirer de l’étude des diverses phases d’un procès, du verdict et de ses considérants. Ils n’avaient le droit de s’occuper que de la partie de la procédure que la loi leur réservait et en savaient souvent moins sur la suite, c’est-à-dire sur les résultats de leur propre travail, que la défense qui restait en général en contact avec l’accusé jusqu’à la fin des débats. De ce côté les fonctionnaires de la justice avaient donc aussi beaucoup à apprendre des avocats. K. pouvaitil s’étonner encore, en présence d’une telle situation, de cette irritabilité des fonctionnaires qui se manifestait souvent à l’endroit des accusés de la façon la plus blessante. Chacun en faisait l’expérience. Tous les fonctionnaires étaient en état d’irritation, même quand ils semblaient sereins. Naturellement, les petits avocats avaient beaucoup à en souffrir. On racontait à ce sujet une anecdote qui paraissait fort vraisemblable : un vieux fonctionnaire, paisible et brave homme s’il en fut, avait étudié sans répit pendant un jour et une nuit – car ces employés sont extrêmement laborieux – une cause des plus épineuses particulièrement compliquée par les requêtes des avocats. Le matin, après vingt-quatre heures d’un travail ingrat, il alla s’embusquer derrière la porte et jeta au bas de l’escalier tous les avocats qui voulurent entrer. Les avocats se réunirent sur l’un des paliers inférieurs pour discuter de la conduite qu’ils devaient tenir ; d’une part, ils n’avaient pas expressément le droit d’entrer, ce qui les empêchait d’entreprendre légalement quoi que ce fût contre le fonctionnaire – qu’ils avaient d’ailleurs tout intérêt à ménager, comme on l’a déjà expliqué – mais d’autre part, toute journée qu’ils ne passaient pas au tribunal étant complètement perdue pour eux, ils tenaient énormément à pénétrer dans la salle. Finalement ils tombèrent d’accord qu’il fallait fatiguer le vieux monsieur. Ils grimpèrent donc à tour de rôle ; une fois en haut ils se laissaient chasser après une longue résistance passive ; les collègues recueillaient l’accidenté au pied de l’escalier. Cela dura à peu près une heure, au bout de laquelle le vieux monsieur, épuisé déjà par une nuit de travail, se sentit vraiment trop fatigué et réintégra son bureau. Ceux d’en bas ne voulurent d’abord pas y croire. Ils dépêchèrent l’un d’entre eux avec mission de regarder si la salle était vide. Ils n’entrèrent qu’à son retour et n’osèrent pas dire un mot, car les avocats sont bien loin de vouloir introduire dans le système judiciaire quelque amélioration que ce soit, alors que tout accusé, même le plus simple d’esprit – et c’est très caractéristique – commence toujours, dès son premier contact avec la justice, par méditer des projets de réforme, gaspillant ainsi un temps et des forces qu’il pourrait employer beaucoup plus utilement. La seule méthode raisonnable était, disait le docteur Huld, de s’accommoder de la situation telle qu’elle était. Même s’il eût été possible d’améliorer certains détails – et c’était une billevesée – on n’aurait pu obtenir de résultats, dans l’hypothèse la plus favorable, que pour les cas qui se présenteraient à l’avenir, et on se serait énormément nui en attirant sur soi l’attention de fonctionnaires rancuniers. Il fallait éviter à tout prix de se faire remarquer, rester tranquille même si on y éprouvait la plus grande répugnance, tâcher de comprendre que cet immense organisme judiciaire restait toujours en quelque sorte dans les airs et que si l’on cherchait à y modifier quelque chose de sa propre autorité on supprimait le sol sous ses pas, se mettant ainsi en grand danger de tomber, alors que l’immense organisme pouvait facilement – tout se tenant dans son système – trouver une pièce de rechange et rester comme auparavant, à moins – et c’était le plus probable – qu’il n’en devînt encore plus vigoureux, plus attentif, plus sévère et plus méchant. Le mieux était donc de laisser faire l’avocat au lieu de le déranger. Les reproches ne servaient sans doute pas à grand-chose, surtout quand on ne pouvait faire comprendre aux gens toute l’importance de leurs motifs, mais il fallait tout de même dire à K. combien il avait desservi sa propre cause en se conduisant comme il l’avait fait avec le chef de bureau. Le nom de cet homme influent devait être, désormais, presque supprimé de la liste des personnages auprès desquels on pouvait entreprendre quelque chose pour K. ; il faisait intentionnellement semblant de n’entendre aucune allusion au procès, si superficielle qu’elle fût : c’était bien net. Ces fonctionnaires se conduisaient à maints égards comme des enfants. La chose la plus innocente – et malheureusement l’attitude de K. ne l’était pas – pouvait parfois les blesser à tel point qu’ils en cessaient de parler à leurs meilleurs amis, se détournaient quand ils les rencontraient et travaillaient en tout contre eux. Mais il arrivait aussi qu’une petite plaisanterie, que l’on risquait en désespoir de cause, les fît rire sans grand motif et vous les ramenât brusquement de la façon la plus surprenante. Leur commerce était à la fois très compliqué et très facile ; nul principe ne pouvait le régler.

 

On s’étonnait parfois dans de telles conditions, qu’une vie suffît pour arriver à admettre qu’on pût réussir quelquefois. Il y avait bien, évidemment, de ces heures mélancoliques, comme tout le monde en connaît, où l’on croyait n’avoir rien atteint, où il semblait qu’on n’avait jamais réussi que dans des procès destinés de toute éternité au succès et qui auraient abouti même sans vous, alors qu’on avait perdu tous les autres malgré toutes les courses, la peine et les petits résultats apparents qui vous avaient fait tant de plaisir. Et il semblait, à ces moments, qu’il n’y eût plus à se fier à rien et que, si l’on avait eu à répondre à certaines questions précises, on n’aurait même pas osé nier qu’on avait lancé dans de mauvaises voies, avec la meilleure intention du monde, des procès qui auraient dû réussir d’eux-mêmes. Il y avait évidemment jusque dans ce sentiment une sorte de certitude, mais c’était la seule qui vous restât. Ces accès de scepticisme – car ce n’étaient évidemment que des accès – menaçaient surtout les avocats quand on leur retirait des mains un procès qu’ils avaient déjà mené assez loin et qui leur donnait entière satisfaction. C’était sans doute la pire des choses qui pût arriver à un défenseur. Ce malheur ne se produisait jamais par la faute de l’accusé ; un accusé qui avait choisi un avocat était forcé de le conserver quoi qu’il advînt. Commet d’ailleurs aurait-il pu se débrouiller seul après s’être fait assister ? Cela n’arrivait donc jamais, mais il arrivait quelquefois que la procédure prît une direction dans laquelle l’avocat n’avait plus le droit de la suivre. On lui retirait à la fois le procès, l’accusé et tout ; les plus utiles relations ne servaient plus alors de rien, car les fonctionnaires eux-mêmes étaient tenus dans l’ignorance. Le procès venait d’entrer dans une phase où on n’avait plus le droit d’aider, où il se trouvait entre les mains de cours de justice inaccessibles et où l’avocat ne pouvait plus voir l’inculpé. Un beau jour, en arrivant chez soi, on découvrait sur sa table toutes les requêtes qu’on avait rédigées avec tant de zèle et d’espoir ; elles vous avaient été renvoyées comme n’ayant plus le droit de figurer dans la nouvelle phase du procès. Ce n’étaient plus que chiffons de papier. Cela ne signifiait d’ailleurs pas que le procès fût encore perdu. Il n’y avait du moins aucune raison impérieuse d’admettre cette hypothèse : il se trouvait simplement qu’on ne savait plus rien du procès et qu’on n’en saurait jamais plus rien. De tels cas ne représentaient heureusement que des exceptions et, même si le procès de K. devait jamais entrer dans cette voie, il était loin pour le moment d’une telle phase et laissait encore largement à faire à l’avocat. K. pouvait être bien sûr que l’occasion ne serait pas perdue. La requête, comme on l’avait dit, n’était pas encore envoyée, mais cela n’était pas urgent, il était beaucoup plus important, pour le moment, d’établir les premiers contacts avec les fonctionnaires utiles, et la chose était déjà faite, – avec des succès différents, il fallait l’avouer franchement. Il valait mieux provisoirement ne pas révéler de détails qui ne pouvaient influencer K. que dans un sens défavorable, en lui donnant trop d’espoirs ou de craintes : qu’il lui suffît de savoir que certains fonctionnaires avaient fait preuve du plus grand empressement et que d’autres s’étaient montrés moins favorables mais n’avaient pas refusé leur aide. Au total le résultat était donc très satisfaisant mais il ne fallait pas en tirer de conclusions, car toutes les négociations préliminaires commençaient de la même façon, et ce n’était que par la suite des débats qu’on pouvait voir si elles avaient servi. En tout cas rien n’était perdu, et, si l’on pouvait réussir malgré tout à gagner le chef de bureau – diverses démarches avaient déjà été entreprises dans ce sens – la plaie serait nette, comme disent les chirurgiens, et on pourrait attendre la suite avec confiance.

 

Quand il était lancé dans ce genre de discours, l’avocat ne tarissait plus : il recommençait à chaque visite. Il y avait toujours des progrès, mais jamais on n’avait le droit de dire en quoi ces progrès consistaient. On ne cessait de travailler à la première requête, mais elle n’était jamais finie, ce qui se révélait excellent dès la consultation suivante, car le moment – chose qu’on n’avait pas pu prévoir – aurait été très mal choisi par l’envoi de ce document. Si K., épuisé de discours, faisait parfois remarquer que l’affaire n’avançait guère, même en tenant compte de toutes les difficultés, on lui répondait qu’elle allait fort bien son petit chemin, mais qu’elle en serait évidemment beaucoup plus loin si on s’était adressé à temps à l’avocat. Malheureusement, on ne l’avait pas fait, et cette négligence amènerait par la suite de bien pires ennuis que des pertes de temps.

 

La seule interruption bienfaisante au cours de ces consultations était la visite de Leni qui savait toujours s’arranger pour apporter le thé à maître Huld pendant que K. se trouvait là. Elle restait alors derrière lui en se donnant l’air de regarder l’avocat – qui se penchait très bas sur sa tasse pour verser le thé avec une sorte de convoitise et l’engloutir – et elle se faisait prendre en cachette la main par K. Il régnait un silence complet ; l’avocat buvait, K. pressait la main de Leni, et Leni osait parfois caresser doucement les cheveux de K.

 

« Tu es encore là ? demandait l’avocat quand il avait fini.

 

– Je voulais remporter la tasse », disait Leni.

 

Il y avait encore un dernier serrement de mains ; l’avocat s’essuyait la bouche et recommençait à exhorter K. avec une vigueur nouvelle.

 

Mais que voulait-il ? L’encourager ? Ou le désespérer complètement ? K. ne pouvait pas le démêler, mais il ne tarda pas à tenir pour certain que sa défense n’était pas en bonnes mains.

 

Il se pouvait fort bien que l’avocat dît vrai quoiqu’il cherchât évidemment à se donner le premier rôle et qu’il n’eût jamais eu à s’occuper d’un procès aussi important que lui semblait celui de K. Mais ces relations qu’il faisait toujours valoir avaient un air réellement suspect ; ne les utilisait-il vraiment qu’au profit de K. ? Il n’oubliait jamais de dire qu’il ne s’agissait que de fonctionnaires subalternes, par conséquent d’employés extrêmement dépendants, dont l’évolution du procès pouvait, en certains cas, favoriser l’avancement. N’étaient-ce pas eux, après tout, qui utilisaient l’avocat pour obtenir l’évolution désirée, évolution nécessairement nuisible à l’accusé ? Peut-être n’agissaient-ils pas ainsi dans tous les procès, ce n’eût pas été vraisemblable, il y avait sûrement des causes dans lesquelles ils donnaient un coup de main à l’avocat pour le récompenser de ses services, car ils devaient avoir à cœur de lui conserver sa réputation ; mais si les choses se passaient vraiment ainsi, dans quel sens interviendraient-ils à propos du procès de K. qui était très épineux, comme le disait maître Huld, et devait donc constituer un événement sensationnel qui avait sûrement accaparé dès le début toute l’attention du tribunal ? Hélas ! il n’y avait pas grand doute à conserver. On voyait bien que la première requête n’était pas encore envoyée, et pourtant le procès durait depuis des mois. Rien n’en était encore qu’au début, d’après ce que disait l’avocat ; la méthode était évidemment excellente si l’on voulait endormir l’accusé et le maintenir dans l’inaction pour qu’il restât surpris par le verdict ou tout au moins par le résultat de l’enquête quand on lui apprendrait inopinément qu’elle avait été défavorable et que l’affaire était renvoyée devant un tribunal supérieur.

 

Il était absolument nécessaire que K. intervînt lui-même. C’était surtout quand il était très fatigué, comme en cette matinée d’hiver où tout le trouvait aboulique, que cette conviction devenait despotique. Il avait oublié ses mépris du début ; s’il avait été seul au monde, il aurait pu négliger son procès, en admettant qu’on le lui eût intenté, ce qui ne serait pas arrivé. Mais maintenant son oncle l’avait mené chez l’avocat, et des considérations de famille entraient en jeu ; sa situation avait cessé d’être complètement indépendante de l’évolution du procès, il avait même imprudemment parlé lui-même à des amis de cette affaire avec une inexplicable satisfaction ; d’autres l’avaient apprise on ne savait comment ; ses relations avec Mlle Bürstner semblaient être restées en suspens en même temps que son litige… bref, il n’avait guère plus le choix d’accepter ou de refuser le procès ; il s’y trouvait en plein et il fallait se défendre ; s’il se fatiguait, gare à lui !

 

Il n’avait pas encore trop à s’inquiéter pour le moment. Il avait su arriver à la banque, en un temps relativement court, et à la force du poignet, à la place qu’il occupait ; il avait su s’y maintenir entouré de l’estime de tous, il n’avait donc qu’à consacrer à son procès une partie des facultés qui lui avaient permis une telle ascension ; nul doute alors que tout ne finît bien ; il était surtout nécessaire, s’il voulait parvenir au but, d’éliminer a priori toute idée de culpabilité. Il n’y avait pas de délit, le procès n’était pas autre chose qu’une grande affaire comme il en avait souvent traité avantageusement pour la banque, une affaire à propos de laquelle, comme de règle, divers dangers se présentaient auxquels il lui fallait parer. Il ne devait donc pas arrêter son esprit sur l’idée d’une faute, mais songer uniquement à son propre intérêt. À cet égard il était nécessaire de retirer à l’avocat le droit de le représenter, et le plus tôt serait le mieux ; c’était peut-être, comme cet homme le lui avait dit, une chose complètement inouïe et un geste extrêmement blessant, mais K. ne pouvait pas admettre qu’il se heurtât dans son procès à des obstacles qui vinssent de son propre défenseur. Une fois l’avocat évincé, il fallait envoyer la requête immédiatement et là-dessus insister ferme, et chaque jour s’il se pouvait, pour qu’on la prît en considération. Il ne suffirait évidemment pas pour cela de rester comme les autres assis dans le couloir et de poser son chapeau sous le banc, il faudrait harceler chaque jour les employés, les faire assiéger par les femmes ou par quelque tiers que ce fût, et les contraindre à s’asseoir à leur table et à étudier la requête au lieu de regarder dans le couloir à travers le grillage de bois. Nulle relâche dans ces efforts, il faudrait tout organiser et surveiller parfaitement ; il faudrait que la justice se heurtât une bonne fois à un accusé qui sût se défendre.

 

Mais, bien que K. se fiât à lui-même pour exécuter ce programme, il était écrasé par la difficulté de rédiger la première requête. Une semaine auparavant il ne pensait encore qu’avec une sorte de honte qu’il pût être obligé un jour de rédiger ce document de sa propre main, mais que ce dût être difficile, il n’y avait jamais songé. Il se rappelait qu’un matin où il était accablé de travail il avait tout jeté de côté et pris subitement son bloc-notes pour essayer de tracer le plan d’une requête de ce genre qu’il destinait à son lent avocat, et qu’à ce moment la porte s’était ouverte, livrant passage au directeur adjoint qui était entré en éclatant de rire.

 

Ce rire avait alors été très pénible à K., bien qu’il ne visât naturellement pas la requête, dont le directeur adjoint ne savait rien, mais une plaisanterie financière qu’il venait d’apprendre à l’instant. Il avait fallu un dessin pour la faire comprendre et le directeur adjoint l’avait exécuté, en se penchant sur la table de K. et en lui prenant le crayon des mains, sur le bloc destiné à la requête.

 

Aujourd’hui K. ignorait toute vergogne ; il fallait que cette requête se fît. S’il n’arrivait pas à en trouver le temps au bureau, ce qui était très probable, il la rédigerait chez lui pendant la nuit. Si les nuits ne suffisaient pas, il demanderait un congé ; l’essentiel était de ne pas prendre de demi-mesures, car c’était la pire méthode, non seulement en affaires, mais toujours et partout. Cette requête constituait évidemment un travail presque interminable. Sans être d’un caractère inquiet, on pouvait facilement penser qu’il serait impossible de jamais la finir. Non par paresse ou par calcul (ces raisons ne pouvaient valoir que dans le cas de maître Huld), mais parce que, dans l’ignorance où l’on était de la nature de l’accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans ses moindres détails, l’exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects. Et quel triste travail, pour comble ! Il était peut-être bon pour occuper l’esprit affaibli d’un retraité et l’aider à passer les longs jours. Mais maintenant que K. avait besoin de recueillir toutes ses forces cérébrales pour son travail, que chaque heure passait trop vite – car il était en plein essor et constituait déjà une menace pour le directeur adjoint – maintenant qu’il voulait jouir comme un jeune homme de ses courtes soirées et de ses brèves nuits, c’était maintenant qu’il devait se mettre à la rédaction de cette requête ! Il s’épuisait en gémissements. Machinalement, pour mettre fin à ses tourments, il pressa le bouton électrique qui correspondait à la sonnerie de l’antichambre. En faisant ce mouvement il aperçut la pendule. Elle marquait onze heures : il avait donc passé deux heures, un temps énorme, un temps précieux, à rêvasser, et il était naturellement encore plus fatigué qu’avant. Mais, après tout, ce temps n’était pas complètement perdu ; il lui avait permis de prendre des décisions qui pouvaient être très utiles. Les domestiques apportèrent avec le courrier les cartes de visite de deux messieurs qui attendaient K. depuis très longtemps. C’étaient justement deux gros clients de la banque qu’on n’aurait jamais dû laisser poser ainsi. Pourquoi venaientils à un si mauvais moment ?… Et pourquoi – c’était ce qu’on croyait les entendre demander derrière la porte fermée – pourquoi le laborieux K. gaspillait-il le meilleur de ses heures de travail à s’occuper de ses affaires privées ? Encore fatigué de ses soucis précédents et déjà las de ceux qui allaient venir, il se leva pour recevoir le premier de ces visiteurs.

 

C’était un petit homme gaillard, un industriel qu’il connaissait bien. Il exprima le regret d’avoir dérangé K. au milieu d’un travail important, et K. déplora de son côté d’avoir fait si longtemps attendre ce monsieur. Mais il le fit si distraitement et d’un ton qui passait tellement à côté que l’industriel en aurait été nécessairement frappé s’il n’eût été si fort absorbé par son affaire. Il sortit des comptes et des tableaux de chiffres de toutes ses poches, les étala devant K., expliqua plusieurs nombres, corrigea une petite faute de calcul qui lui avait sauté aux yeux malgré la rapidité de son examen, rappela à K. qu’il avait conclu avec lui, l’année précédente, une affaire du même genre, mentionna, comme par parenthèse, que cette foisci, une autre banque voulait s’en occuper à tout prix, et se tut finalement pour avoir l’opinion de K. ; K. avait bien suivi au début le discours de l’industriel ; l’importance de l’affaire lui était bien apparue et l’idée avait bien absorbé son attention, mais hélas ! pour fort peu de temps ; il n’avait pas tardé à cesser d’écouter pour opiner simplement du bonnet à chaque exclamation de l’autre, puis il n’avait même plus fait ce geste et s’était borné à regarder le tête chauve qui se penchait sur les papiers ; il se demandait à quel moment cet homme finirait par s’apercevoir qu’il parlait dans le désert. Aussi, quand l’autre se tut, K. crut-il réellement qu’il ne le faisait que pour lui permettre de reconnaître qu’il était incapable d’écouter. Mais il remarqua, avec regret, au regard attentif de l’industriel – visiblement prêt à toutes les réponses – qu’il fallait continuer l’entretien. Il inclina donc la tête comme s’il avait reçu un ordre et se mit à promener lentement son crayon sur les papiers en s’arrêtant de temps à autre pour pointer un chiffre quelconque. L’industriel pressentait des objections ; peut-être ses chiffres n’étaient-ils pas exacts, peut-être n’étaient-ils pas probants, en tout cas il recouvrit les papiers de la main et reprit un exposé général de l’affaire en s’approchant tout près de K.

 

« C’est difficile », dit K. en faisant la moue.

 

N’ayant plus rien où se raccrocher du moment que les papiers étaient cachés maintenant, il se laissa tomber sans forces contre le bras de son fauteuil. Il ne leva même que faiblement les yeux quand la porte de la direction s’ouvrit et que le directeur adjoint lui apparut, comme voilé par une gaze. Il ne réfléchit à rien, ne pensant qu’au résultat immédiat de cette intervention qui le soulageait considérablement, car l’industriel, s’étant levé d’un bond, s’était hâté d’aller à la rencontre du directeur adjoint. Mais K., redoutant que celui-ci ne vînt à disparaître, aurait voulu rendre l’autre dix fois plus prompt. Sa crainte était d’ailleurs mal fondée, les messieurs se rencontrèrent, se tendirent la main et s’avancèrent ensemble vers son bureau ; l’industriel se plaignit du peu d’intérêt qu’il avait rencontré pour son affaire chez le fondé de pouvoir et montra K. qui se replongea dans les papiers sous le regard du directeur adjoint. Quand les deux hommes se furent penchés sur sa table et que l’industriel se fut mis en devoir de démontrer au directeur adjoint l’intérêt de ses propositions, il sembla à K. que les deux hommes, qu’il se représentait exagérément grands, négociaient au-dessus de lui à son propre sujet : il leva prudemment les yeux, cherchant lentement à voir ce qui se passait là-haut, prit au hasard l’un des papiers du bureau, le posa sur le plat de sa main et le tendit à ces messieurs, tout en se levant lentement. Ce geste ne correspondait à aucune nécessité ; K. obéissait simplement au sentiment qu’il lui faudrait agir ainsi quand il aurait enfin terminé la grande requête qui le libérerait complètement. Le directeur adjoint, entièrement absorbé par la conversation, ne jeta qu’un regard distrait sur le papier ; ce qui était important pour le fondé de pouvoir ne l’était pas pour lui ; il prit simplement le document des mains de K., lui dit « merci, je sais déjà », et reposa tranquillement la feuille sur la table ; K. dépité, le regarda de travers, mais le directeur adjoint ne s’en aperçut même pas ou, s’il en aperçut, n’en fut qu’encouragé, il éclata plusieurs fois de rire, embarrassa l’industriel par une réponse subtile et le tira aussitôt d’embarras en se faisant à lui-même une nouvelle objection, puis l’invita finalement à se rendre dans son bureau pour y conclure l’affaire.

 

« C’est une chose très importante, dit-il à l’industriel, je m’en rends parfaitement compte. M. le Fondé de pouvoir – mais même à ce moment-là il ne parlait qu’à l’industriel – M. le Fondé de pouvoir sera certainement heureux que nous l’en soulagions, car elle demande qu’on y réfléchisse à tête reposée, et il me semble très surmené aujourd’hui ; il y a d’ailleurs quelques personnes qui l’attendent depuis longtemps dans l’antichambre. »

 

K. eut juste assez de présence d’esprit pour se détourner du directeur adjoint et n’adresser qu’à l’industriel un sourire qui fut aimable quoique figé ; il n’intervint pas autrement, il resta penché en avant et appuyé des deux mains à sa table comme un commis derrière son pupitre, à regarder les deux messieurs qui prirent les papiers sous ses yeux tout en continuant à parler et disparurent dans le bureau de la direction. À la porte, l’industriel se retourna encore une fois et déclara qu’il partait sans adieu, car il se proposait de repasser pour entretenir M. le fondé de pouvoir du résultat des négociations ; il avait d’ailleurs, ajouta-t-il, une autre petite communication à lui faire.

 

K. se retrouva enfin seul ; il ne songea pas un instant à faire entrer d’autres clients et ne pensa même pas que confusément à la chance dont il profitait : les gens de l’antichambre croyaient qu’il discutait encore avec l’industriel et personne, même le domestique, ne se serait permis d’entrer. Il se dirigea vers la fenêtre, s’assit sur le rebord en se tenant à l’espagnolette et regarda la place audehors. La neige continuait à tomber, le temps ne s’éclaircissait pas.

 

Il resta ainsi longtemps sans savoir au juste ce qui l’inquiétait ; il ne se tournait que par moments, avec une légère crainte, vers la porte du vestibule quand il croyait entendre un bruit. Mais, comme personne n’entra, il se calma, alla au lavabo, se lava à l’eau froide et revint s’asseoir, la tête plus libre, à sa fenêtre. La résolution qu’il avait prise de se défendre lui-même lui paraissait plus difficile à exécuter qu’il ne l’avait pensé d’abord. Tant qu’il avait rejeté le soin de sa défense sur l’avocat, il ne s’était trouvé en somme que peu touché par le procès ; il l’avait observé de loin sans en être jamais atteint directement ; il avait eu loisir d’examiner à son gré le marche de son affaire ou de s’en désintéresser. Mais maintenant, s’il assumait lui-même la tâche de sa défense, il devrait s’exposer seul à tous les coups de la justice, provisoirement tout au moins ; le résultat serait, plus tard, la libération définitive ; en attendant, il faudrait faire face à des dangers beaucoup plus grands que jusqu’alors. S’il en avait douté, ses rapports de ce jour-là avec l’industriel et le directeur adjoint lui auraient largement prouvé le contraire. Quelle attitude avait-il eue, dans l’embarras où le plongeait déjà la seule décision de se défendre luimême ! Et que serait-ce par la suite ! Quel avenir se préparait-il ? Trouverait-il la bonne voie, celle qui mènerait au résultat à travers tous les obstacles ? Une défense minutieuse – et nulle autre n’avait de sens – n’exigeait-elle pas nécessairement qu’il renonçât à tout travail ? Y parviendrait-il sans casse ? Et à la banque que ferait-il ? Il ne s’agissait pas seulement de la requête, pour laquelle un congé fût très risqué en ce moment ; il s’agissait de tout un procès dont la durée ne pouvait être prévue. Quel obstacle tout d’un coup dans la carrière de K. !

 

Et il devait travailler pour la banque ! Il regarda son bureau. Il fallait faire introduire des clients et discuter maintenant avec eux ? Pendant que son procès continuait, pendant que là-haut, dans le grenier, les employés de la justice restaient penchés sur le dossier de ce procès, il lui fallait régler les affaires du service ? N’était-ce pas une espèce de supplice approuvé par le tribunal comme complément du procès ? En tiendrait-on seulement compte à la banque dans l’appréciation de son travail ? Jamais de la vie. Son procès n’y était pas complètement inconnu…, mais de qui… et dans quelle mesure ? Le directeur adjoint l’ignorait en tout cas, car il eût fallu voir comme il s’en fût servi ! Il n’aurait connu aucune espèce d’humanité ni de solidarité. Et le directeur ?

Certainement, il était favorable à K. : s’il avait eu vent de son procès il aurait probablement cherché à alléger le service de K. dans la mesure où il l’eût pu, mais il n’y aurait sûrement pas réussi ; car, maintenant que le contrepoids constitué jusqu’alors par K. commençait à s’affaiblir, il subissait de plus en plus l’influence du directeur adjoint qui exploitait à son propre profit le mauvais état de santé de son chef. Que pouvait donc espérer K. ? Peut-être en ruminant ainsi ne faisait-il pas nécessaire de chercher à ne pas se duper et à voir aussi clair que possible ?

 

Sans grand motif, pour retarder tout simplement le moment de se mettre au travail, il essaya d’ouvrir la fenêtre. Elle résistait, il dut s’y prendre des deux mains. Le brouillard, mêlé de fumée, envahit la pièce et l’emplit d’une légère odeur de brûlé. Quelques flocons de neige pénétrèrent aussi, poussés par le vent.

 

« Vilain automne ! » dit derrière K. l’industriel qui était rentré inaperçu en revenant de chez le directeur adjoint.

 

K. fit oui de la tête et regarda avec inquiétude le portefeuille d’où l’industriel s’apprêtait à sortir ses papiers pour lui communiquer le résultat de ses négociations avec le directeur adjoint. Mais l’industriel, qui avait suivi le regard de K., frappa sur sa serviette et dit sans l’ouvrir :

 

« Vous voulez savoir les résultats ? J’ai le contrat en poche, ou presque. Un homme charmant, votre directeur

adjoint… mais il faut se méfier ! »

 

Il se mit à rire et serra la main de K., s’attendant à le faire rire aussi. Mais K. trouvait maintenant suspect qu’on ne voulût pas lui montrer les papiers ; il ne voyait absolument rien de drôle à la remarque de l’industriel.

 

« Monsieur le Fondé de pouvoir, lui dit alors cet homme, vous souffrez sans doute du temps. Vous avez l’air tout ennuyé.

 

–                Oui, dit K. en portant la main à ses tempes, des maux de tête, des ennuis de famille.

 

–                Parfaitement », dit l’industriel qui était un homme impatient et ne pouvait jamais écouter jusqu’au bout, tout le monde a sa croix à porter.

 

K. avait fait machinalement un pas vers la porte comme pour le raccompagner, mais l’autre reprit :

 

« J’aurais encore quelques mots à vous dire, monsieur le Fondé de pouvoir. Je crains beaucoup de vous importuner en vous parlant de cela aujourd’hui, mais je suis déjà venu deux fois ces temps derniers et je l’ai oublié chaque fois. Si je remets encore la chose, qui sait si elle aura encore sa raison d’être ? Et ce serait peut-être dommage, car après tout ma communication peut avoir une certaine valeur. »

 

K. n’avait pas eu le temps de répondre que l’industriel était déjà tout près de lui, lui frappait légèrement du revers du doigt sur la poitrine et lui demandait à voix basse :

 

« Vous avez un procès, n’est-ce pas ? »

 

K. recula en s’écriant :

 

« C’est le directeur adjoint qui vous l’a dit !

 

–                Jamais de la vie, répondit l’industriel, comment pourrait-il le savoir ?

 

–                Par vous peut-être ? demanda K., déjà bien plus maître de lui.

 

–                Il m’arrive par-ci par-là de petites nouvelles du tribunal, déclara alors l’industriel, c’est justement à ce sujet que j’aurais à vous dire deux mots.

 

–                Mais tout le monde est donc en rapport avec la justice ! » dit K. en laissant tomber sa tête.

 

Il amena l’industriel vers le bureau. Ils se rassirent tous deux comme précédemment et l’industriel déclara :

 

« Ce que je peux vous communiquer n’est peut-être pas très important, mais dans ce genre d’affaires il ne faut jamais rien négliger. D’ailleurs, j’avais envie de vous rendre service, si modestement que ce fût. Ne nous sommes-nous pas toujours entendus en affaires ? Eh bien !… »

 

K. voulut alors s’excuser de son attitude précédente, mais l’industriel, n’admettant aucune interruption, remonta sa serviette sous son bras pour montrer qu’il était pressé et poursuivit :

 

« J’ai entendu parler de votre procès par un certain Titorelli. C’est un peintre, Titorelli n’est que son pseudonyme, j’ignore son véritable nom. Voilà déjà des années qu’il vient me voir de temps à autre à mon bureau et qu’il m’apporte de petits tableaux pour lesquels – c’est presque un mendiant – je lui donne toujours une espèce d’aumône. Ce sont d’ailleurs de jolis tableaux, des landes, des paysages, enfin vous voyez ça. Ces achats auxquels nous étions déjà habitués tous les deux se passaient toujours le mieux du monde ; mais, à la fin, il s’est présenté trop souvent et je le lui ai reproché ; nous en sommes venus à parler, j’étais curieux de savoir comment il pouvait vivre de sa seule peinture, et j’ai alors appris à mon grand étonnement qu’il vivait surtout du portrait. Il travaillait, me déclara-t-il, pour le tribunal. Je lui demandai pour lequel. Ce fut alors qu’il m’en parla. Vous êtes mieux placé que tout autre pour imaginer la stupéfaction que me causèrent ses récits. Depuis ce temps j’apprends toujours à chacune de ses visites quelque nouvelle de la justice et je finis par acquérir petit à petit une grande expérience de la chose. À vrai dire, ce Titorelli est bavard et je dois souvent le faire taire non seulement parce qu’il est menteur – c’est indéniable – mais encore et surtout parce qu’un homme d’affaires qui ploie comme moi sous le faix de ses propres soucis n’a pas le temps de s’inquiéter des histoires des autres. Mais passons. Je me suis dit que ce Titorelli pourrait peut-être vous servir, il connaît beaucoup de juges et, bien qu’il n’ait peut-être pas lui-même grande influence, il peut vous renseigner sur la meilleure façon d’approcher certains magistrats. Et quand bien même ses conseils ne seraient pas définitifs, vous pourriez, vous, en tirer grand parti. Car vous êtes presque un avocat. Je dis toujours : M. K. est presque un avocat. Ah ! je n’ai pas peur pour votre procès ! Mais voulez-vous aller maintenant chez Titorelli ? Sur ma recommandation, il fera certainement tout ce qui lui sera possible. Je pense vraiment que vous devriez y aller. Pas aujourd’hui nécessairement ; quand vous voudrez, à l’occasion. D’ailleurs, du fait que je vous le conseille, vous n’êtes pas obligé d’y aller. Si vous pensez pouvoir vous passer de lui, il vaut certainement mieux le laisser de côté. Peut-être avez-vous déjà arrêté vous-même un plan précis que Titorelli risquerait de déranger. Dans ce cas-là, n’allez pas le voir, je vous en prie. Il faut d’ailleurs certainement se faire violence pour aller chercher des conseils chez un pareil oiseau. Enfin, voyez vous-même ce que vous avez à faire. Voici un mot de recommandation et l’adresse du bonhomme avec. »

 

Déçu, K. prit la lettre et la mit dans sa poche. Même au cas le plus favorable, l’avantage qu’il pourrait retirer de cette recommandation était relativement moindre que l’ennui de savoir que l’industriel avait connaissance du procès et que le peintre risquait d’en répandre le bruit. Il put à peine se résoudre à remercier brièvement le client qui gagnait déjà la porte.

 

« J’irai, finit-il par lui dire en prenant congé, ou bien je lui écrirai de passer me voir au bureau, car je suis très occupé en ce moment.

 

– Je savais bien, dit l’industriel, que vous trouveriez la meilleure solution. À dire vrai je pensais que vous auriez préféré éviter de faire venir à la banque des gens comme ce Titorelli et de parler ici avec lui de votre procès. Il n’est pas toujours bon non plus de laisser des lettres dans les mains de personnages de ce genre. Mais vous avez sûrement réfléchi à tout et vous savez ce que vous pouvez faire. »

 

K. opina du bonnet et raccompagna l’industriel jusque dans l’antichambre. Mais, malgré son calme extérieur, il commençait à se faire peur. Il n’avait dit, à la vérité, qu’il écrirait à Titorelli que pour montrer au gros client qu’il appréciait sa recommandation et qu’il ne voulait pas tarder un instant à réfléchir aux possibilités de rencontrer le peintre, mais, s’il avait jugé l’aide de l’artiste utile, il lui eût écrit sur-le-champ. Il avait fallu la réflexion de l’industriel pour lui faire remarquer les dangers qu’une lettre risquait de lui faire courir. Pouvait-il donc se fier si peu à son propre jugement ? S’il pouvait inviter expressément par lettre un individu équivoque à se présenter à la banque et s’il pouvait songer à lui parler de son procès à deux pas de la porte du directeur adjoint, n’était-il pas possible aussi, n’était-il pas même très probable, qu’il côtoyait d’autres périls sans s’en douter et qu’il était en train de se jeter sur des écueils inaperçus ? Il n’aurait pas toujours quelqu’un à ses côtés pour le prévenir. Et c’était maintenant – maintenant qu’il voulait ramasser toutes ses forces pour entrer en lice – c’était maintenant qu’il fallait qu’il lui vînt sur sa propre vigilance des doutes qu’il n’avait encore jamais connus ! Fallait-il que les difficultés qu’il rencontrait dans son travail professionnel vinssent lui faire obstacle aussi dans son procès ! Il ne comprenait plus du tout comment il avait pu concevoir l’idée d’écrire à Titorelli et de l’inviter à la banque.

 

Il en hochait encore la tête quand le domestique s’approcha de lui pour lui faire remarquer trois messieurs qui étaient assis sur une banquette dans l’antichambre. Ils attendaient depuis déjà longtemps d’être reçus dans le bureau de K. Ils s’étaient levés en voyant le domestique lui parler, chacun cherchant une occasion de se faufiler le premier. Puisque la banque avait si peu d’égards que de leur faire perdre leur temps dans cette salle d’attente, ils ne voulaient plus observer aucune espèce de retenue.

 

« Monsieur le Fondé de pouvoir ! » appelait déjà l’un d’eux.

 

Mais K. s’étant fait apporter sa fourrure, leur déclara à tous les trois, en enfilant son vêtement avec l’aide du domestique :

 

« Excusez-moi, messieurs, je le regrette beaucoup, je n’ai pas le temps de vous recevoir en ce moment. Je vous en demande infiniment pardon, mais j’ai à régler en ville des affaires de la dernière urgence et je suis obligé de partir sur-le-champ. Vous avez vu vous-mêmes combien je viens d’être pris. Auriez-vous l’amabilité de revenir demain ou quelque autre jour ? À moins que vous ne préfériez que nous parlions de vos affaires par téléphone. Si vous voulez, vous pourriez peut-être aussi me mettre tout de suite au fait en deux mots et je vous donnerais par lettre une réponse détaillée. Le mieux serait évidemment que vous repassiez. »

 

Ces propositions de K. provoquèrent chez les messieurs, auxquels on annonçait maintenant que leur attente avait été vaine, un tel étonnement qu’ils se regardèrent les uns les autres sans mot dire.

 

« Nous sommes donc d’accord ? » demanda K. en se tournant vers le domestique qui lui apportait son chapeau.

 

Par la porte ouverte du bureau, on voyait que la neige tombait de plus en plus fort. Il releva donc son col et le boutonna sous son menton.

 

À ce moment, le directeur adjoint sortait de la pièce voisine ; il regarda en souriant K. discuter en manteau de fourrure avec les messieurs de l’antichambre et demanda : « Vous partez maintenant, monsieur le Fondé de pouvoir ?

 

–  Oui, dit K. en se redressant, les affaires m’appellent en ville. »

 

Mais le directeur adjoint s’était déjà tourné vers les messieurs.

 

« Et ces messieurs ? demanda-t-il. Je crois qu’il y a déjà longtemps qu’ils attendent.

 

–  Nous nous sommes déjà arrangés », dit K.

 

Mais il n’y avait plus moyen de contenir les trois messieurs ; ils cernèrent K. et déclarèrent qu’ils n’auraient pas attendu des heures si leurs affaires n’avaient pas été urgentes, si elles n’avaient pas demandé à être discutées sur-le-champ, et à fond, et en particulier. Le directeur adjoint les écouta un instant, puis il examina K. qui restait là, le chapeau à la main, époussetant de temps à autre cette coiffure par endroits, et dit enfin :

 

« Il y a, messieurs, une solution très simple. Si vous voulez vous contenter de moi, je me chargerai très volontiers de vous recevoir à la place de M. le Fondé de pouvoir. Il faut évidemment régler cela tout de suite. Nous sommes des gens d’affaires comme vous, et nous savons ce que vaut le temps. Voulez-vous entrer par ici ? »

 

Et il ouvrit la porte qui conduisait à l’antichambre de son bureau.

 

Comme le directeur adjoint s’entendait à s’approprier ce que K. était obligé de sacrifier ! Mais K. ne sacrifiait-il pas plus qu’il n’était absolument nécessaire ? Pendant qu’il courait chez un peintre inconnu pour satisfaire aux exigences d’un espoir incertain, et bien infime comme il devait se l’avouer lui-même, son prestige souffrait ici d’un irréparable dommage. Il eût bien mieux valu sans doute retirer son manteau de fourrure et rattraper au moins les deux clients qui devaient attendre encore dans la pièce à côté. K. l’eût peut-être essayé s’il n’avait aperçu à ce moment-là, dans son propre bureau, le directeur adjoint qui cherchait quelque chose dans le classeur comme si ç’eût été le sien. Lorsque K., irrité, s’approcha de la porte, le directeur adjoint lui cria :

 

« Ah ! vous n’êtes pas encore parti ! »

 

Et il tournait vers K. un visage dont les rides sévères semblaient indiquer non point l’âge, mais la force ; sur quoi il se remit tout de suite à fouiller.

 

« Je cherche, expliqua-t-il, la copie d’un contrat qui doit se trouver chez vous d’après ce que dit le représentant de

la firme. Voulez-vous me donner un coup de main ? »

 

K. fit un pas, mais le directeur adjoint lui dit :

 

« Merci, je l’ai déjà trouvée. »

 

Et il retourna dans son bureau avec un gros paquet d’écrits qui contenait non seulement la copie du contrat, mais bien d’autres papiers aussi.

 

« Je ne suis pas de taille maintenant, se disait K., mais une fois que j’en aurai fini avec mes ennuis personnels, il sera le premier à le sentir, et à le sentir amèrement. »

 

Un peu calmé par cette pensée, il chargea le domestique, qui lui tenait déjà la porte ouverte depuis un bon moment, de faire savoir à l’occasion au directeur que les affaires l’avaient appelé en ville, et il quitta la banque presque heureux de pouvoir se donner un moment à son affaire.

 

Il prit une voiture et se rendit immédiatement chez le peintre qui habitait dans un faubourg diamétralement opposé à celui des bureaux du tribunal. C’était un coin encore plus pauvre que celui de la justice, avec des maisons encore plus sombres et des rues pleines d’une boue qui noircissait la neige fondue. Dans la maison qu’habitait le peintre, un seul battant de la grande porte était ouvert ; un trou était percé dans le mur d’où K., en se rapprochant, vit jaillir tout d’un coup un horrible liquide jaune et fumant qui fit prendre la fuite à un rat. Au pied de l’escalier, un marmot pleurait, couché à plat ventre sur le sol ; mais on l’entendait à peine dans le fracas qui sortait d’un atelier de ferblantier situé de l’autre côté du passage. La porte de l’atelier était ouverte ; on apercevait trois ouvriers groupés en demi-cercle autour d’on ne savait quelle pièce qu’ils frappaient à coups de marteau. Une grande plaque de fer-blanc accrochée au mur jetait une lueur blafarde entre deux de ces ouvriers ; elle faisait briller leurs visages et leurs tabliers de travail. K. ne jeta sur ce tableau qu’un regard distrait ; il voulait en finir le plus rapidement possible, sonder le peintre en quelques mots, et revenir aussitôt à la banque. S’il obtenait le moindre résultat, ce petit succès aurait la meilleure influence sur son travail de la journée. Au troisième étage, hors d’haleine, il dut ralentir son allure ; l’escalier, comme les étages, était démesurément haut, et le peintre habitait une mansarde. L’air était oppressant ; nulle cour d’aération ne donnait sur la cage d’escalier resserrée entre de grands murs percés seulement de loin en loin, dans leur partie la plus haute, de minuscules lucarnes. Au moment où K. s’arrêta, quelques fillettes débouchèrent d’une porte et se mirent à monter en riant. K. les suivit lentement, rattrapa une retardataire qui avait trébuché, et lui demanda pendant que les autres continuaient à monter en groupe :

 

« Y a-t-il dans la maison un peintre Titorelli ? »

 

La fillette, une gamine bossue qui avait à peine treize ans, lui donna un petit coup de coude et le regarda en coulisse. Ni sa jeunesse ni son infirmité n’avaient pu la préserver de la plus complète corruption. Elle ne souriait même pas, elle examinait gravement K. d’un regard fixe et provocant. K. fit comme s’il n’avait pas vu et lui demanda :

 

« Connais-tu le peintre Titorelli ? »

 

Elle fit oui de la tête, et demanda à son tour :

 

« Que lui voulez-vous ? »

 

K. pensa qu’il serait avantageux de se renseigner rapidement sur Titorelli :

 

« Je veux faire mon portrait, dit-il.

 

– Votre portrait ? » demanda-t-elle en ouvrant démesurément la bouche et en tapant légèrement sur le bras de K. comme s’il venait de dire une chose extraordinairement surprenante ou maladroite ; puis elle leva des deux mains sa robe, qui était déjà très courte, et rattrapa du plus vite qu’elle put les autres fillettes dont les cris se perdaient déjà dans les hauteurs de l’escalier. Mais au tournant suivant K. les retrouva toutes. La petite bossue les avait sans doute informées de son intention, et elles l’attendaient là, de chaque côté de l’escalier, en se pressant contre les murs pour lui permettre de passer commodément et en rectifiant de la main les plis de leurs tabliers. Leurs visages et leur attitude exprimaient un mélange de puérilité et de corruption. Elles se reformèrent en riant derrière K. et le suivirent, précédées de la petite bossue qui avait pris la direction. K. lui dut de trouver immédiatement le bon chemin. Sans elle, il serait monté tout droit ; mais elle lui montra qu’il devait obliquer pour aller chez Titorelli. L’escalier qui y conduisait était encore plus étroit, très long, tout droit, visible en son entier ; il s’arrêtait net à la porte. Cette porte, qui était relativement très éclairée, car elle recevait d’en haut le jour d’une petite lucarne oblique, était fait de planches en bois blanc sur lesquelles s’étalait le nom de Titorelli, peint en rouge à gros coups de pinceau. K. n’avait pas monté la moitié de l’escalier en compagnie de son escorte que la porte s’entrouvrit et qu’un homme, attiré sans doute par le tapage de tant de pas, apparut dans l’entrebâillement, vêtu d’une simple chemise de nuit.

 

« Oh ! » cria-t-il en voyant cette foule, et il disparut aussitôt.

 

La petite bossue applaudit de plaisir, et les autres gamines se pressèrent derrière K. pour le faire avancer plus vite.

 

Elles n’étaient pas encore en haut quand le peintre ouvrit complètement et invita K. à entrer avec une profonde révérence. Il fit signe aux gamines de partir et n’en voulut admettre aucune malgré l’instance de leurs prières et les tentatives qu’elles firent pour pénétrer contre son gré. La petite bossue réussit seule à s’introduire dans la chambre en se glissant sous le bras qu’il tendait en travers de la porte, mais le peintre s’élança à sa poursuite, l’empoigna par les jupes, la fit tourner autour de lui et la déposa audehors à côté des autres gamines qui n’avaient tout de même pas osé franchir le seuil pendant sa courte absence.

 

K. ne savait que penser de cette scène ; il semblait en effet que tout cela se passât le plus amicalement du monde. Les gamines, au pied de la porte, levèrent toutes le menton, et lancèrent au peintre des plaisanteries que K. ne comprit pas ; Titorelli riait aussi tout en balançant la petite bossue. Puis il ferma la porte, fit une nouvelle révérence à K. et se présenta en disant :

 

« Titorelli, artiste peintre. »

 

K. répondit, en lui montrant la porte derrière laquelle les fillettes chuchotaient :

 

« Elles ont l’air d’être très bien vues dans la maison !

 

– Ah ! les petites fripouilles ! » dit le peintre en cherchant vainement à boutonner le col de sa chemise de nuit.

 

Il était d’ailleurs pieds nus, il n’avait pu encore passer qu’un large caleçon de toile jaunâtre retenu à la ceinture par un lacet et dont les longues extrémités flottaient autour de ses chevilles.

 

« Ces petites horreurs m’excèdent », poursuivit-il en renonçant à refermer sa chemise de nuit dont le dernier bouton venait juste de sauter.

 

Il alla chercher une chaise et invita K. à s’asseoir.

 

« J’ai fait une fois le portrait de l’une d’entre elles – elle n’est même pas là aujourd’hui – et depuis elles sont toutes sur mon dos. Quand j’y suis, elles n’entrent que si je le leur permets ; mais quand je n’y suis pas, il y en a toujours au moins une ici. Elles ont fait fabriquer une clef de ma porte qu’elles se prêtent l’une à l’autre ; on ne peut se faire une idée d’un tel tracas. Je rentre, par exemple, avec une dame dont je dois exécuter le portrait, j’ouvre la porte avec ma clef, et je trouve la petite bossue près de la table en train de se peindre les lèvres en rouge avec le pinceau, pendant que ses frères et sœurs, qu’on l’a chargée de surveiller, se déchaînent à travers la chambre et me font des saletés dans tous les coins. Ou bien encore, comme hier soir, je rentre tard à la maison – c’est la raison qui, jointe à mon état de santé, est cause du désordre de la pièce, je vous prie de m’en excuser – je rentre donc tard et je grimpe dans mes draps, quand je me sens la jambe pincée ; je regarde sous le lit et j’en sors encore une de ces péronnelles. Pourquoi viennent-elles ainsi me harceler chez moi, je n’en sais rien ; vous avez pu remarquer que je ne cherche pas à les attirer. Naturellement, dans mon travail, elles me dérangent aussi. Si on n’avait pas mis cet atelier gratuitement à ma

disposition il y a longtemps que j’aurais déménagé. »

 

Juste à ce moment, derrière la porte, une petite voix pointue cria peureusement :

 

« Titorelli, pouvons-nous entrer ?

 

–  Non, répondit le peintre.

 

–  Et toute seule, je ne peux pas non plus ? demanda encore la voix.

 

–  Non plus », dit le peintre.

 

Et il alla fermer la porte à clé.

 

Cependant K. examinait la pièce ; il n’aurait jamais eu de lui-même l’idée qu’on pût appeler atelier cette misérable chambrette. On ne pouvait y faire plus de deux pas ni en long ni en large. Tout y était en bois, murs, plancher et plafond. De minces jours couraient entre les planches. Le lit se trouvait en face de K., contre le mur ; il était surchargé de couvertures, d’oreillers et d’édredons de diverses couleurs. Au milieu de la pièce, une toile était montée sur un chevalet et recouverte d’une chemise dont les manches brimbalaient jusqu’au sol. La fenêtre était derrière K., mais le brouillard empêchait de voir plus loin que le toit de la maison voisine qui était recouvert de neige.

 

Le grincement de la clef dans la serrure rappela à K. son intention de ne pas rester. Il sortit donc de sa poche le mot de l’industriel, le tendit au peintre et lui dit :

 

« J’ai appris votre adresse par ce monsieur que vous connaissez et c’est sur son conseil que je suis venu vous trouver. »

 

Le peintre parcourut la lettre d’un regard et la jeta sur le lit. Si l’industriel n’avait pas affirmé expressément qu’il connaissait Titorelli et parlé de lui comme d’un pauvre homme qui en était réduit à ses aumônes, on aurait vraiment pu croire que Titorelli ne le connaissait pas ou tout au moins ne se souvenait pas de lui. Pour comble, il demanda :

 

« Voulez-vous acheter des tableaux ou faire faire votre portrait ? »

K. regarda l’artiste avec étonnement. Qu’y avait-il donc dans la lettre ? Il avait cru tout naturellement que l’industriel expliquait qu’il ne venait que pour son procès. Il était vraiment accouru avec trop de précipitation ; il n’avait réfléchi à rien. Mais il fallait répondre au peintre et, jetant un regard sur le chevalet, il demanda :

 

« Vous étiez en train de travailler à une toile ?

 

–  Oui, dit le peintre en faisant suivre à la chemise du chevalet le même chemin qu’à la lettre. C’est un portrait.

Un bon travail, mais il n’est pas encore fini. »

 

Le hasard était favorable à K. ; on ne pouvait lui offrir plus belle occasion de parler de la justice, car le portrait était celui d’un juge. Il ressemblait d’ailleurs étonnamment au tableau que K. avait vu dans le cabinet de maître Huld. Sans doute s’agissait-il ici d’un tout autre juge (c’était un gros homme avec une grande barbe noire qui lui mangeait les joues), sans doute aussi le tableau de l’avocat était-il une peinture à l’huile alors que celui-ci n’était que rehaussé de légères teintes de pastel. Mais tout le reste se ressemblait : ici aussi le juge paraissait sur le point de se lever d’un air menaçant du trône dont il avait déjà saisi le bras pour se redresser. K. faillit dire : « Mais c’est un juge ! » Mais il se retint encore un moment et s’approcha du tableau comme pour en étudier le détail. Le dossier du trône était surmonté en son milieu d’un grand personnage allégorique dont il ne put s’expliquer le sens ; il s’en enquit auprès du peintre. Titorelli lui répondit que ce détail n’était pas achevé, alla prendre un pastel sur une petite table et souligna légèrement la silhouette sans la rendre d’ailleurs plus claire aux yeux de K.

 

« C’est la Justice, dit-il enfin.

 

–  Ah ! en effet, je commence déjà à la reconnaître, répondit K. Voici le bandeau autour des yeux, et voici la balance aussi. Mais on dirait qu’elle a des ailes aux talons ou qu’elle est en train de courir ?

 

–  Oui, dit le peintre. C’est sur commande que j’ai dû la traiter ainsi ; elle doit représenter en effet à la fois la Justice et la Victoire.

 

–  C’est un alliage difficile, déclara K. en souriant. La Justice ne doit pas bouger, autrement la balance vacille et ne peut plus peser juste.

 

–  J’ai fait comme voulait mon client, dit le peintre.

 

–  Évidemment ! dit K. qui n’avait cherché à blesser personne. Vous avez peint l’allégorie telle qu’elle est représentée sur le vrai trône.

 

–  Non, dit le peintre, je n’ai jamais vu l’allégorie ni le trône, je fais ça de chic, mais comme on me l’a prescrit.

 

–  Comment ! demanda K., feignant à dessein l’incompréhension. C’est pourtant bien un juge qui est assis sur ce fauteuil ?

 

–  Oui, dit le peintre, mais pas un grand ; il ne s’est jamais assis sur un pareil trône.

 

–  Et il s’est fait peindre quand même dans une attitude si solennelle ? Il se tient là comme un président de cour !

 

–  Oui, ces messieurs sont assez vaniteux, répondit le peintre. Mais l’autorité supérieure les autorise à se faire représenter ainsi. On leur prescrit exactement à tous comment ils ont le droit de se faire peindre. Malheureusement, ce tableau ne permet pas de juger des détails du costume ni des fioritures du trône, le pastel ne va pas très bien pour ce genre-là.

 

–  En effet, dit K., je trouve étrange que vous ayez employé le pastel.

–  C’est le juge qui l’a voulu ainsi, dit le peintre. Il le destine à une dame. »

 

L’aspect du tableau semblait lui avoir donné de l’ardeur au travail : il retroussa ses manches de chemise, prit quelques crayons dans sa main, et K. vit se former autour de la tête du juge, sous la pointe frémissante des pastels, une ombre rougeâtre dont l’auréole alla s’éteindre au bord du tableau. Petit à petit, ce jeu d’ombres finit par entourer la tête d’une sorte de couronne ou de noble parure. En revanche, à une faible nuance près, tout restait clair autour de l’image allégorique ; elle en prenait un relief saisissant, mais ne ressemblait plus beaucoup à la déesse de la Justice non plus qu’à celle de la Victoire ; elle avait parfaitement l’air d’être la déesse de la Chasse. Le travail du peintre intéressait K. plus qu’il n’eût voulu ; il finit pourtant par se reprocher d’être resté si longtemps là et de n’avoir rien entrepris pour son affaire.

 

« Comment ce juge s’appelle-t-il donc ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

 

–  Je n’ai pas le droit de le dire », répondit le peintre.

 

Profondément penché sur son tableau, il négligeait nettement le visiteur qu’il avait pourtant reçu d’abord avec tant d’égards. K. prit cela pour un caprice et s’en irrita à cause du temps qu’il perdait.

 

« Vous êtes sans doute, demanda-t-il, un homme de confiance de la justice ? »

 

Titorelli mit aussitôt ses crayons de côté, se leva, se frotta les mains et regarda K. en souriant.

 

« Il faut toujours, déclara-t-il, commencer par la vérité. Vous êtes venu pour que je vous parle de la justice, comme on me le dit dans votre mot, et vous commencez, pour m’amadouer, par me parler de mes tableaux. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez pas savoir que ce n’est pas de mise chez moi.

 

– Non, je vous en prie ! » ajouta-t-il en voyant K. se préparer à une objection, pour éluder catégoriquement.

 

Il poursuivit :

 

« D’ailleurs, votre réflexion est parfaitement exacte, je suis un homme de confiance de la justice. »

 

Il fit une pause comme pour laisser à son interlocuteur le temps de s’accommoder de ce fait. Les gamines derrière la porte se faisaient entendre de nouveau. Elles devaient se bousculer pour regarder par le trou de la serrure ; peutêtre pouvait-on aussi voir dans la pièce par les fissures de la porte. K. ne s’excusa pas, pour ne pas détourner le peintre du vrai sujet de la conversation ; mais il ne voulait pas non plus lui permettre d’exagérer et de se rendre inaccessible, aussi demanda-t-il simplement :

 

« Est-ce là un poste officiellement reconnu ?

 

–                Non », dit le peintre brièvement, comme si cette constatation devait l’empêcher de continuer.

 

Mais K. ne voulait pas le laisser se taire ; il déclara :

 

« Souvent ces postes officieux donnent beaucoup plus d’influence que les situations officielles.

 

–                C’est ce qui se passe dans mon cas, dit le peintre en hochant la tête et en fronçant les sourcils. Comme je parlais hier de votre histoire avec l’industriel en question, il m’a demandé si je ne pourrais pas vous aider ; je lui ai répondu : « Il n’a qu’à passer chez moi », et je suis heureux de voir que vous êtes venu si tôt. L’affaire a l’air de vous tenir bien au cœur, ce qui ne me surprend évidemment pas. Mais peut-être aimeriez-vous d’abord retirer votre manteau ? »

Bien que K. eût l’intention de ne pas s’attarder, cette invitation du peintre lui fit le plus grand plaisir. L’air de la pièce lui était devenu pesant ; il avait déjà regardé souvent avec surprise le petit poêle de fonte qui était dressé dans le coin de la chambre : ce poêle n’était pas allumé ; la lourdeur de l’atmosphère ne pouvait pas s’expliquer. Pendant qu’il déposait son manteau de fourrure – il déboutonna même sa veste – le peintre lui dit pour s’excuser :

 

« J’ai besoin de chaleur, il fait très bon ici, n’est-ce pas ?

À cet égard, la pièce est très bien située. »

 

K. ne répondit rien ; ce n’était pas précisément la chaleur qui le gênait, mais plutôt cette lourde atmosphère qui l’empêchait presque de respirer ; la chambre ne devait pas avoir été aérée depuis longtemps. Ce désagrément s’accrut encore pour K. quand le peintre le pria de prendre place sur le lit, tandis qu’il s’asseyait lui-même devant le chevalet sur la seule chaise de la pièce. Titorelli parut même ne pas comprendre pourquoi K. restait sur le bord ; il lui dit de ne pas se gêner, de s’installer confortablement, et, le voyant hésiter, il alla lui-même l’enfoncer dans les oreillers et les édredons. Puis il revint à sa sellette et posa enfin, pour la première fois, une question positive qui fit oublier tout le reste à K.

 

« Êtes-vous innocent ? demanda-t-il.

 

–  Oui », dit K.

 

Il était heureux de répondre à cette question, d’autant plus que ce n’était pas à titre officiel et qu’il n’engageait ainsi aucune responsabilité. Personne ne l’avait encore interrogé aussi franchement. Pour savourer cette joie, il répéta encore :

 

« Je suis complètement innocent.

 

–  Ah ! ah ! » fit le peintre en inclinant la tête avec un air de réfléchir.

 

Puis il la releva subitement et dit :

 

« Si vous êtes innocent, la chose est donc très simple. »

 

Le regard de K. s’assombrit. Cet homme qui se disait le confident de la justice parlait comme un enfant.

 

« Mon innocence, répondit-il, ne simplifie l’affaire en rien. »

 

Il ne put s’empêcher de sourire, et, hochant lentement la tête :

 

« Il y a tant de subtilités dans lesquelles la justice se perd ! Elle finit par découvrir un crime là où il n’y a jamais rien eu.

 

–  Évidemment, évidemment, dit le peintre, comme si K. l’eût dérangé inutilement dans ses pensées. Mais vous êtes tout de même innocent ?

 

–  Oui, dit K.

 

–  C’est l’essentiel », répondit le peintre.

 

Les objections ne l’influençaient pas, mais, malgré son ton décidé, on n’arrivait pas à savoir s’il parlait par conviction ou par simple indifférence.

 

K., désirant au préalable élucider ce point, lui dit :

 

« Vous connaissez certainement la justice beaucoup mieux que moi ; je n’en sais guère que ce qu’on a voulu m’en dire. Mais j’ai trouvé tout le monde d’accord pour affirmer qu’aucune accusation n’était lancée à la légère et qu’une fois l’accusation portée, le tribunal est fermement convaincu de la culpabilité de l’accusé ; on ne peut, paraît-il, que très difficilement l’ébranler dans cette conviction.

 

–  Difficilement ? demanda le peintre en lançant une main en l’air. Dites que jamais la justice ne se laisse enlever cette conviction ! Si je peignais ici tous les juges côte à côte et que vous vous défendissiez devant cette toile, vous auriez sûrement plus de succès que devant le vrai tribunal.

 

–  Oui », dit K. pour lui-même, oubliant que son seul but avait été de sonder le peintre.

 

Derrière la porte, une gamine recommença à demander :

 

« Titorelli ! Ne va-t-il pas partir bientôt ?

 

–  Taisez-vous, cria le peintre dans la direction de la porte ; ne voyez-vous donc pas que je m’entretiens avec ce monsieur ? »

 

Mais la gamine ne se tint pas pour satisfaite ; elle demanda encore :

 

« Tu vas faire son portrait ? »

 

Et comme le peintre ne répondait pas, elle ajouta :

 

« Ne le fais pas surtout ! Il est trop laid ! »

 

Il s’ensuivit dans l’escalier un incompréhensible mélimélo d’exclamations approbatrices. Le peintre bondit vers la porte, l’entrebâilla – on vit les mains tendues des gamines qui suppliaient – et dit :

 

« Si vous ne restez pas tranquilles, je vous jette toutes en bas de l’escalier. Asseyez-vous là sur les marches et ne bougez plus. »

 

Elles n’obéirent sans doute pas immédiatement, car il dut encore ordonner :

 

« Allons, assises et dépêchons ! »

 

Ce fut seulement alors que le calme se fit.

 

« Je vous présente toutes mes excuses », dit le peintre en revenant vers K.

 

Celui-ci s’était à peine retourné vers la porte ; il avait laissé l’artiste complètement libre de prendre ou non sa défense et de choisir les moyens qu’il voudrait. Il resta tout aussi passif quand Titorelli se pencha vers lui et lui chuchota à l’oreille pour ne pas être entendu du dehors :

 

« Ces gamines appartiennent aussi à la justice.

 

–  Comment ? » demanda K. en retournant la tête et en le regardant avec étonnement.

 

Mais Titorelli se rassit sur sa sellette et dit en plaisantant, comme pour expliquer :

 

« Il n’est rien qui ne relève de la justice !

 

–  Première nouvelle », fit brièvement K.

 

La portée générale de la réflexion du peintre enlevait tout caractère inquiétant à sa remarque au sujet des fillettes. K. n’en resta pas moins un instant à regarder la porte derrière laquelle les gamines restaient tranquillement assises. Seule, l’une d’entre elles avait passé par une fente une paille qu’elle faisait monter et descendre lentement.

 

« Vous n’avez pas l’air, dit le peintre, de bien connaître encore la justice (il avait largement écarté les jambes et tambourinait de la pointe du pied sur le plancher). Vous n’en aurez d’ailleurs pas besoin, puisque vous êtes innocent ; vous vous en tirerez tout seul.

 

–  Comment vous y prendrez-vous donc ? demanda K. Ne me disiez-vous pas à l’instant que la justice n’admet aucune espèce de preuve ?

 

–  Elle n’admet pas de preuve devant le tribunal, dit le peintre en levant l’index, comme pour faire remarquer à K. une subtile distinction, mais il en va tout autrement des preuves que l’on produit officieusement, dans la salle de délibération, dans les couloirs, ou dans cet atelier. »

 

Ce      qu’il   expliquait    maintenant semblait       plus vraisemblable à K. ; cela ressemblait beaucoup à ce que disaient d’autres. C’était même très rassurant. S’il était vraiment aussi facile que maître Huld l’avait dit à K. de faire influencer le juge par des amis, les relations du peintre      avec   les magistrats    pouvaient    être    très importantes ; il ne fallait pas les mépriser ! Titorelli pouvait prendre bon rang parmi les auxiliaires que K. réunissait petit à petit autour de lui.

 

Ne vantait-on pas à la banque les talents d’organisateur de M. le Fondé de pouvoir ? C’était le moment de les essayer. Le peintre examinait l’effet que son explication avait produit sur K. ; puis il lui dit d’un ton légèrement inquiet :

 

« N’êtes-vous pas frappé de voir que je parle presque comme un juriste ! C’est le résultat de mon contact constant avec ces messieurs de la justice. J’en retire sûrement grand profit, mais l’élan artistique y perd énormément.

 

–  Comment êtes-vous donc entré en relations avec les juges ? demanda K., voulant gagner la confiance de Titorelli avant de le prendre carrément à son service.

 

–  De la plus simple des façons, répondit le peintre. J’ai hérité ces relations. Mon père était déjà peintre du tribunal. C’est une situation qui s’hérite toujours. On n’a que faire de nouveaux venus dans ce métier. Suivant les grades des fonctionnaires, on se trouve en effet en face de prescriptions si différentes, si multiples et surtout si secrètes que personne ne les connaît en dehors de certaines familles. J’ai dans ce tiroir que vous voyez làbas le règlement que détenait mon père et que je ne montre à personne. Or, il faut le posséder à fond pour être autorisé à faire le portrait des juges. Même si je le perdais, j’en connais par cœur tant de points que personne ne pourrait me disputer ma place. Tout juge, vous le comprenez bien, veut être peint comme les grands juges d’autrefois, et il n’y a que moi qui sache le faire.

 

–  Voilà qui est enviable, dit K., songeant à sa situation à la banque. Votre position est donc inébranlable.

 

–  Oui, inébranlable, dit le peintre en se redressant fièrement. Aussi puis-je me permettre d’aider de temps en temps un pauvre diable d’inculpé.

 

–  Et comment vous y prenez-vous ? » demanda K., comme si ce n’était pas lui que le peintre vînt de traiter de pauvre diable.

 

Mais Titorelli ne laissa pas la conversation s’égarer, il déclara :

 

« Dans votre cas, puisque vous êtes complètement

innocent, voici ce que j’entreprendrai… »

 

K. commençait déjà à trouver fatigant qu’on lui reparlât de son innocence à tout instant. Il lui semblait parfois que le peintre faisait de son acquittement la condition d’une collaboration qui devenait inutile par là même. Mais il se contraignit et ne l’interrompit pas. Il ne voulait pas renoncer à cette aide, il y était bien décidé ; elle ne lui semblait d’ailleurs pas plus problématique que celle de l’avocat. Il la préférait même beaucoup à l’autre, car elle s’offrait plus innocemment et plus franchement.

 

Le peintre rapprocha sa sellette du lit et poursuivit à voix basse :

 

« J’ai oublié de vous demander le mode d’acquittement que vous préférez. Trois possibilités se présentent : l’acquittement réel, l’acquittement apparent et l’atermoiement illimité. L’acquittement réel est évidemment le meilleur, mais je n’ai pas la moindre influence en ce qui concerne cette solution. Il n’y a personne à mon avis qui puisse déterminer un acquittement réel. C’est l’innocence de l’accusé qui doit seule le provoquer. Puisque vous êtes innocent, il vous serait effectivement possible de vous fier à cette seule innocence. Mais dans ce cas vous n’avez besoin ni de

mon aide, ni de celle de personne. »

 

K. fut d’abord complètement ahuri par cet exposé méthodique, mais, se reprenant, il répondit, aussi bas que l’autre avait parlé :

 

« Je crois que vous vous contredisez.

 

–   En quoi ? » dit le peintre patiemment.

 

Et il renversa la tête en souriant. Ce sourire éveilla chez K. le sentiment qu’il s’agissait de découvrir des contradictions non dans les paroles du peintre, mais dans les procédés de la justice elle-même. Pourtant, il ne recula pas et dit :

 

« Vous m’avez fait remarquer tout à l’heure que la justice n’admettait pas de preuves, puis vous avez restreint la portée de vos paroles en disant qu’il ne s’agissait que de la justice officielle, et maintenant vous allez jusqu’à dire que l’innocent peut se passer d’aide. C’est une première contradiction. De plus, vous m’aviez déclaré qu’on pouvait influencer personnellement les juges, alors que vous niez maintenant que l’acquittement réel, comme vous l’appelez, puisse jamais s’obtenir par relations ; c’est votre deuxième contradiction.

 

–   Elles sont faciles à expliquer, répondit le peintre. Il s’agit là de deux choses différentes, d’une part de ce que dit la loi et d’autre part de ce que j’ai appris personnellement ; il faut bien vous garder de confondre. Dans la loi, quoique je ne l’aie pas lue, il est dit naturellement que l’innocent est acquitté, mais elle ne vous enseigne pas qu’on peut influencer les juges. Or, j’ai appris tout le contraire ; je n’ai jamais eu vent d’aucun acquittement réel, mais en revanche j’ai vu jouer bien des influences. Il est possible évidemment que, dans tous les cas que j’ai connus, nul innocent n’ait été en jeu, mais ne serait-ce pas invraisemblable ? Sur tant de cas, pas un seul innocent ? J’étais encore petit garçon que j’entendais déjà mon père parler procès à la maison ; les juges qui venaient à l’atelier colportaient les anecdotes de la justice ; on ne parle d’ailleurs pas d’autre chose dans notre milieu. Dès que j’ai eu moi-même la possibilité d’aller au tribunal, je l’ai toujours utilisée ; j’ai assisté à toutes les grandes séances, j’ai suivi, autant qu’on le peut, un nombre infini de procès, et, je dois l’avouer, je n’ai jamais vu un acquittement réel.

 

–   Ainsi donc, pas un seul acquittement réel ! dit K., comme pour donner réponse à ses espoirs. Voilà qui confirme l’opinion que j’avais déjà de la justice. Aucune chance de ce côté non plus. Un seul bourreau pourrait remplacer tout le tribunal.

 

–   Il ne faut pas généraliser, dit le peintre mécontent ; je ne vous ai parlé que de mon expérience personnelle.

 

–   Ne suffit-elle donc pas ? dit K. Auriez-vous entendu parler d’acquittements qu’on eût prononcés autrefois ?

 

–   On dit qu’il y en a eu, fit le peintre. Mais il est très difficile de le savoir : les sentences du tribunal ne sont jamais publiées ; les juges eux-mêmes n’ont pas le droit de les voir, aussi n’a-t-on conservé que des légendes sur la justice du passé. Elles parlent bien de véritables acquittements, et même dans la plupart des cas, et rien n’empêche de les croire, mais rien non plus ne peut prouver leur véracité. Il ne faut cependant pas les négliger complètement ; elles doivent contenir une part de vérité, et d’ailleurs elles sont très belles, j’en ai pris plusieurs moi-même comme sujets de tableaux.

 

–   De simples légendes, dit K., ne changent pas mon opinion. On ne peut pas, n’est-ce pas, exciper de ces

légendes devant le tribunal ? »

 

Le peintre dit :

 

« Non, on ne peut pas.

 

–   Alors, inutile d’en parler » déclara K.

 

Il admettait provisoirement toutes les opinions du peintre, même quand il les trouvait invraisemblables et qu’elles en contredisaient d’autres ; il n’avait pas le temps pour le moment d’examiner ni de réfuter ce qu’on lui disait ; il estimerait avoir atteint tout le possible s’il arrivait à décider le peintre à l’aider de quelque façon que ce fût, même par une intervention dont le succès restât douteux.

Aussi dit-il :

 

« Laissons donc de côté l’acquittement réel ; vous aviez mentionné deux autres solutions.

 

–   Oui : l’acquittement apparent et l’atermoiement illimité. C’est d’eux seuls qu’il peut être question, dit le peintre. Mais ne voulez-vous pas retirer votre veste avant d’aborder ce sujet ?

 

–   C’est vrai, dit K. sentant qu’il suait fortement quand on

lui rappela la chaleur. C’est presque insupportable. »

 

Le peintre fit oui de la tête, comme s’il comprenait fort bien le malaise de K.

 

« Ne pourrait-on pas ouvrir la fenêtre ? demanda K.

 

–   Non, dit le peintre ; ce n’est qu’une vitre enchâssée dans le cadre, on ne peut pas l’ouvrir. »

 

K. s’aperçut alors qu’il n’avait cessé d’espérer depuis le début que le peintre allait se lever pour ouvrir d’un coup la fenêtre ou qu’il allait le faire lui-même. Il était prêt à respirer de tous ses poumons le pire brouillard. La sensation d’être complètement isolé de l’air dans cet endroit lui causait un vertige.

 

Il frappa légèrement de la main sur l’édredon qui se trouvait à côté de lui :

 

« Mais c’est désagréable et malsain ! dit-il d’une voix faible.

 

– Oh ! non, dit le peintre, prenant la défense de sa fenêtre ; quoique ce soit une simple vitre, comme on ne peut jamais l’ouvrir la chaleur se conserve bien mieux qu’avec une double fenêtre. Et si je veux aérer, ce qui n’est pas très nécessaire, car l’air passe par toutes les fentes, je n’ai qu’à ouvrir l’une des portes ou même toutes les deux. »

 

K., un peu consolé par cette explication, jeta un regard autour de lui pour trouver la deuxième porte. Le peintre s’en aperçut et dit :

 

« Elle est derrière vous, j’ai été forcé de mettre le lit en travers. »

 

Ce fut alors seulement que K. remarqua la petite porte.

 

« Oui, tout est trop petit ici, dit le peintre comme pour prévenir une critique de K. J’ai été obligé de m’arranger de mon mieux. Le lit est évidemment très mal placé devant la porte. Toutes les fois que vient le juge dont je fais le portrait en ce moment, il se heurte contre ce lit. Je lui ai donné une clef de cette porte pour qu’il puisse m’attendre ici quand je n’y suis pas ; mais il arrive généralement de grand matin quand je suis encore en train de dormir, il m’arrache naturellement toutes les fois à mon sommeil en ouvrant la porte à mon chevet. Vous perdriez toute espèce de respect pour les juges si vous entendiez les jurons avec lesquels je le reçois quand il passe sur mon lit le matin. Je pourrais bien lui retirer la clef, mais la situation n’en serait que pire. On n’a qu’à donner un coup de coude pour arracher de leurs gonds toutes les portes d’ici. »

 

K. se demandait depuis le début de ce discours s’il devait retirer sa veste ; il finit par s’apercevoir qu’il ne tiendrait pas plus longtemps s’il ne le faisait aussitôt ; il l’enleva donc, mais la garda sur son genou pour pouvoir la remettre tout de suite si l’entretien ne se poursuivait pas. À peine fut-il en manches de chemise que l’une des gamines s’écria :

 

« Il a déjà ôté sa veste ! »

 

Et on les entendit toutes se presser contre les fentes pour voir elles-mêmes le spectacle.

 

« Les fillettes croient, expliqua le peintre, que je vais faire votre portrait, et que c’est pour cela que vous vous déshabillez.

 

– Ah ! voilà ! » dit K. sans grand humour, car il ne se sentait pas beaucoup mieux qu’auparavant malgré sa tenue plus sommaire.

 

Il demanda d’un ton grognon :

 

« Comment appeliez-vous donc les deux autres solutions ? »

 

Il avait déjà oublié les termes du peintre.

 

« L’acquittement apparent et l’atermoiement illimité, répondit Titorelli. C’est à vous de choisir. Je peux vous aider pour les deux, mais non sans peine, évidemment : leur seule différence est que l’acquittement apparent réclame un effort violent et momentané, et l’atermoiement illimité un petit effort chronique. Parlons d’abord, si vous voulez, de l’acquittement apparent. Si c’est lui que vous désirez, je vais vous écrire sur un papier une attestation d’innocence. La formule de cette attestation m’a été transmise par mon père, elle est complètement inattaquable. Une fois l’attestation écrite, je ferai le tour des juges que je connais. Je commencerai donc, par exemple, par exhiber le certificat ce soir au juge dont je fais le portrait quand il viendra poser chez moi. Je lui présente mon papier, je lui explique que vous êtes innocent et je me porte moi-même caution de cette innocence. Ce n’est pas un simple engagement de forme, c’est une véritable caution, c’est une chose qui

m’engage. »

 

Le regard du peintre exprimait une sorte de reproche à l’endroit de K. qui lui imposait le fardeau d’une pareille garantie.

 

« Ce serait tout à fait aimable, dit K., mais ainsi le juge vous croirait et ne m’acquitterait tout de même pas réellement ?

 

–  C’est ce que je vous disais. D’ailleurs, il n’est pas sûr du tout que tous me croient. Bien des juges peuvent me demander de vous présenter d’abord à eux. Il faudrait alors que vous veniez. À vrai dire, dans ce cas-là, la cause est à moitié gagnée, surtout si je vous avise à l’avance de la façon dont il faut vous comporter avec eux. Ce sera moins facile avec ceux qui m’évinceront par principe, et le cas se présentera. Bien que je sois décidé à faire toutes les tentatives possibles, nous devrons renoncer à eux. Ce ne sera pas trop grave, d’ailleurs, car quelques juges ne suffisent pas à décider dans une pareille question. Quand j’aurai réuni sur mon attestation un nombre suffisant de signatures, j’irai trouver le juge même qui instruit votre procès. Il est possible que j’aie déjà sa signature sur mon papier, les choses se passeront alors encore plus rapidement. Mais en général, parvenu à cette phase des opérations, on ne rencontre plus guère d’obstacles ; c’est la période où l’accusé possède le plus d’assurance. Car – c’est curieux à constater, mais c’est un fait qu’on est bien obligé d’admettre – les gens ont beaucoup plus d’assurance à ce moment qu’après celui de l’acquittement. Il n’y a plus grand-chose à faire une fois parvenu là. Le juge a sur l’attestation la garantie d’un certain nombre d’autres juges, il peut vous acquitter sans crainte et c’est ce qu’il fera certainement pour me faire plaisir à moi et obliger aussi quelques autres amis, après avoir réglé certaines formalités. Quant à vous, vous dites adieu au tribunal et vous êtes libre.

 

–  Et alors je suis libre ? dit K. avec hésitation.

 

–  Oui, dit le peintre, mais seulement en apparence ou, pour mieux dire, provisoirement. En effet, les juges subalternes, comme ceux que j’ai pour amis, n’ont pas le droit de prononcer d’acquittement définitif ; ce droit n’appartient qu’au tribunal suprême que nous ne pouvons toucher, ni vous, ni moi, ni personne. Ce qui s’y passe, nous n’en savons rien, et, d’ailleurs, entre parenthèses, nous ne voulons pas le savoir. Les juges que nous cherchons à mettre dans notre jeu n’ont pas le grand droit de laver l’inculpé d’une accusation, ils n’ont que celui de l’en délivrer. C’est à dire que ce mode d’acquittement vous soustrait provisoirement à l’accusation, mais sans l’empêcher de rester suspendue sur vous avec toutes les conséquences que cela peut entraîner s’il intervient un ordre supérieur. Mes relations avec la justice me permettent de vous expliquer comment la différence entre les deux acquittements se manifeste pratiquement. Pour un acquittement réel toutes les pièces du procès doivent se trouver anéanties, elles disparaissent totalement, on détruit tout, non seulement l’accusation, mais encore les pièces du procès et jusqu’au texte de l’acquittement, rien ne subsiste. Il en va autrement dans le cas de l’acquittement apparent. L’acte qui le statue n’introduit dans le procès aucune autre modification que celle d’enrichir les dossiers du certificat d’innocence, du texte de l’acquittement et de ses considérants. À tous autres égards la procédure se poursuit. On continue à la diriger vers les instances supérieures et à la ramener dans les petits secrétariats comme l’exige la continuité de la circulation des pièces dans les bureaux, elle ne cesse ainsi de passer par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins amples et des arrêts plus ou moins grands. On ne peut jamais savoir le chemin qu’elle fera. À voir la situation du dehors on peut parfois s’imaginer que tout est oublié depuis longtemps, que les papiers sont perdus et l’acquittement complet ; mais les initiés savent bien que non. Il n’y a pas de papier qui se perde, la justice n’oublie jamais. Un beau jour – personne ne s’y attend – un juge quelconque regarde l’acte d’accusation, voit qu’il n’a pas perdu vigueur et ordonne immédiatement l’arrestation. Encore ai-je admis qu’un long temps se soit écoulé entre l’acquittement et la nouvelle arrestation, ce qui est possible, et j’en pourrais citer des cas, mais il est tout aussi possible qu’en revenant du tribunal l’acquitté trouve déjà des gens qui l’attendent sur son trottoir pour l’arrêter une seconde fois. Alors évidemment adieu la liberté.

 

–  Et le procès recommence à nouveau ? demanda K. presque incrédule.

 

–  Évidemment, répondit le peintre, le procès reprend, mais il reste toujours la possibilité de provoquer un nouvel acquittement apparent ; il faut alors recommencer à ramasser toutes ses forces ; on ne doit jamais se rendre. »

 

Peut-être le peintre avait-il dit ces derniers mots sous l’impression du découragement que K. commençait à marquer.

 

« Mais, demanda K. comme pour aller au-devant de certaines révélations éventuelles du peintre, le deuxième acquittement n’est-il pas plus difficile à obtenir que le premier ?

 

–  On ne peut rien dire précis à cet égard, répondit le peintre. Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l’accusé par la seconde arrestation ? Il n’en est rien. Au moment de l’acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation. Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s’être transformée, une foule d’autres motifs peuvent avoir modifié leur opinion sur le cas, il faut donc s’adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement ; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier.

 

–  Et il n’est quand même pas définitif non plus ? dit K., niant déjà lui-même d’un mouvement de tête.

 

–  Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite.

Cela tient à la nature de l’acquittement apparent. »

 

K. se tut.

 

« L’acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité ? »

 

K. fit : « oui. »

 

Le peintre s’était renversé confortablement sur son siège, la chemise ouverte sur la poitrine et une main passée dessous dont il se caressait les flancs.

 

« L’atermoiement illimité…, dit-il, s’arrêtant un instant pour regarder devant lui comme s’il cherchait une explication parfaitement pertinente, l’atermoiement illimité maintient indéfiniment le procès dans sa première phase. Il est nécessaire pour y parvenir que l’accusé et son auxiliaire, mais particulièrement l’auxiliaire, restent en contact constant avec la justice. Je vous le répète, cela n’exige pas une aussi grande dépense de forces que l’obtention de l’acquittement apparent, mais il faut peutêtre faire encore plus attention. On ne peut pas perdre des yeux le procès, il faut aller chez le juge intéressé à intervalles réguliers, y retourner à toutes les grandes occasions et chercher de toutes les façons à se conserver ses faveurs ; si on ne le connaît pas soi-même il faut faire faire pression sur lui par des juges que l’on connaît, sans renoncer pour cela toutefois à lui parler directement. Si on ne néglige rien, on peut se dire avec assez de certitude que le procès ne sortira pas de sa première phase. Sans doute ne cesse-t-il pas, mais l’accusé peut être à peu près aussi sûr de ne pas être condamné que s’il était en liberté. La prolongation indéfinie présente sur l’acquittement apparent l’avantage d’assurer à l’accusé un avenir moins incertain ; elle le préserve de l’effroi d’une subite arrestation ; il n’a pas à craindre avec elle de se trouver soudain obligé d’assumer les pénibles démarches qu’entraîne toujours la recherche de l’acquittement apparent au moment où les circonstances s’y prêtent le moins pour lui. Évidemment, l’atermoiement illimité entraîne aussi pour l’accusé certains désagréments dont il ne faut pas négliger l’importance. Je ne veux pas parler du fait qu’il ne se trouve jamais libre, il ne le serait pas non plus à proprement parler avec l’acquittement apparent. Il s’agit d’autre chose. En effet, l’instruction ne peut être suspendue sans au moins un semblant de cause. Aussi faut-il qu’elle se poursuive théoriquement. On doit donc de temps en temps prendre certaines dispositions, organiser des interrogatoires, ordonner des perquisitions, etc., etc. Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action. Cela comporte évidemment pour l’accusé certains désagréments qu’il ne faudrait cependant pas vous exagérer non plus. Tout cela reste en effet apparence ; les interrogatoires par exemple sont très courts ; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois ; on peut même, avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période ; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé. »

 

Le peintre n’avait pas fini que K. remettait déjà sa veste sur son bras et se levait pour s’en aller.

 

« Il se lève déjà ! cria-t-on derrière la porte.

 

–  Vous voulez déjà partir ? demanda le peintre en se levant aussi. C’est certainement l’air qui vous chasse d’ici, j’en suis fâché. J’aurais encore bien des choses à vous dire. J’ai dû me résumer beaucoup trop succinctement, mais j’espère m’être fait comprendre.

 

–  Oh ! oui, » dit K. qui avait pris la migraine à force d’efforts d’attention.

 

Malgré cette affirmation, le peintre dit encore une fois, en résumant, comme pour laisser K. sur une consolation :

 

« Les deux méthodes ont ceci de commun qu’elles empêchent la condamnation de l’accusé.

 

–  Mais elles empêchent aussi son acquittement réel, dit K. tout bas comme s’il eût été honteux de l’avoir compris.

 

–  Vous avez saisi le fin mot », dit le peintre hâtivement.

 

K. mit la main sur son manteau, mais il ne put même pas se résoudre à enfiler son veston. S’il se fût écouté, il eût tout empoigné et serait parti dans la rue en manches de chemise ; les gamines elles-mêmes ne purent pas le décider à se vêtir bien qu’elles se criassent – prématurément – les unes aux autres qu’il était en train de s’habiller. Le peintre, ayant à cœur de donner une interprétation à l’attitude de K., déclara :

 

« Vous ne vous êtes pas encore décidé entre mes propositions. Je vous approuve. Je vous aurais déconseillé moi-même de choisir immédiatement. Les avantages et les ennuis s’équivalent à un rien près. Il faut tout peser minutieusement. Mais, d’autre part, on ne doit pas perdre trop de temps.

 

– Je reviendrai bientôt, » dit K. qui, pris d’une soudaine décision, enfila sa veste, jeta son manteau sur son épaule et se précipita vers la porte, derrière laquelle les gamines se mirent alors à hurler.

 

K. crut les voir à travers le bois.

 

« Tenez-moi parole, dit le peintre sans le suivre, autrement je viendrai à la banque pour vous interroger moi-même.

 

–                Ouvrez-moi donc, dit K. en tirant sur la poignée que les gamines devaient retenir, car elle résista fortement.

 

–                Voulez-vous donc, lui demanda Titorelli, que les petites vous ennuient tout le long de l’escalier ? Passez plutôt par là », et il montrait la porte qui se trouvait derrière le lit.

 

K., ne demandant pas mieux, revint vers le lit. Mais, au lieu d’ouvrir, le peintre se glissa sous le meuble et demanda des profondeurs où il gisait :

 

« Une seconde encore seulement ! N’aimeriez-vous pas voir une toile que je pourrais vous vendre ? »

 

K. ne voulut pas être impoli, car l’artiste s’était vraiment occupé de lui et lui avait même promis de lui continuer ses services sans qu’on eût encore parlé, par suite de la distraction de K., d’aucune espèce de dédommagement ; aussi K. ne pouvait-il éluder l’invitation ; quoique frémissant d’impatience il se fit montrer le tableau. Le peintre sortit de dessous le lit un tas de toiles encore sans cadres recouvertes d’une telle poussière que, lorsqu’il souffla sur la première, K. en resta un bon moment dans un nuage et la respiration coupée.

 

« C’est une lande, » dit-il à K. en lui tendant le tableau.

 

La toile représentait deux grêles arbres posés sur une herbe sombre à une grande distance l’un de l’autre. Au fond, le soleil se couchait dans un grand luxe de couleurs.

 

« Bien ! dit K., j’achète ça. »

 

Il avait parlé trop sèchement, aussi fut-il content quand il vit que le peintre, loin de se formaliser, lui présentait un second tableau :

 

« Voilà, dit-il, le pendant du premier. »

 

C’était peut-être bien conçu comme le pendant du premier, mais on ne remarquait pas la moindre différence ; il y avait encore les arbres, l’herbe et le coucher de soleil. Mais cette similitude importait peu à K.

 

« Ce sont de beaux paysages, dit-il, je vous les achète tous deux et je les pendrai dans mon bureau.

 

–                Le motif a l’air de vous plaire ! dit le peintre en prenant un troisième tableau. Cela tombe bien, car j’ai encore ici une toile du même genre. »

 

La toile n’était pas du même genre, c’était exactement la même. Titorelli exploitait parfaitement cette occasion de vendre ses vieux tableaux.

 

« Je prends celle-là aussi, dit K. Quel est le prix des trois ?

 

–                Nous en reparlerons une autre fois, dit le peintre. En ce moment, vous êtes pressé et nous restons de toute façon en relations. Je suis heureux de voir que ces tableaux vous plaisent, je vais vous donner tous ceux que j’ai ici. Ils représentent tous des landes. Bien des gens ne les aiment pas parce qu’ils trouvent ces paysages un peu tristes, mais il y en a d’autres, comme vous, qui apprécient justement

cette mélancolie. »

 

K. n’était pas en humeur de s’occuper des expériences professionnelles du peintre-mendiant :

 

« Emballez-les toutes, dit-il en le coupant au beau milieu de son discours, mon domestique viendra les chercher demain.

 

– Ce n’est pas nécessaire, dit le peintre. J’espère pouvoir

trouver un porteur qui vous accompagnera tout de suite. »

 

Et il ouvrit enfin la porte en se penchant au-dessus du lit.

 

« N’hésitez donc pas, dit-il, à monter sur le matelas,

personne n’entre ici autrement. »

 

K. n’avait pas besoin de cet encouragement pour passer sans aucun scrupule ; il avait même déjà mis le pied au beau milieu de l’édredon quand, regardant par la porte ouverte, il recula avec un sursaut :

 

« Qu’est-ce là ? demanda-t-il au peintre.

 

– De quoi êtes-vous étonné ? questionna l’autre aussi surpris. Ce sont les bureaux de la justice. Ne saviez-vous pas qu’il y en avait ici ? Il y en a dans presque tous les greniers, pourquoi n’y en aurait-il pas ici ? Mon atelier lui-même fait partie de ses locaux, mais la justice l’a mis à ma disposition. »

 

K. n’était pas si effrayé d’avoir trouvé en cet endroit les archives de la justice que de constater son ignorance de toutes les choses du tribunal. Il lui semblait que la grande règle devait être pour un accusé de se trouver toujours prêt à tout, de ne jamais se laisser surprendre, de ne pas regarder à droite quand son juge se trouvait à gauche, et c’était justement contre cette grande règle qu’il recommençait toujours à pécher.

 

Un long couloir s’étendait devant lui, d’où venait un air auprès duquel celui de l’atelier semblait rafraîchissant. Des bancs couraient de chaque côté, comme dans la salle d’attente du secrétariat dont relevait l’affaire de K. L’installation de ces bureaux semblait être réglée partout par des prescriptions minutieuses. Pour le moment, il n’y avait pas grande affluence. Un homme se tenait assis, ou plutôt à demi couché sur l’un des bancs, le visage enfoui dans ses mains et la face contre le bois ; il semblait être en train de dormir ; un autre était debout dans la pénombre à l’autre extrémité du couloir. K. se redécida à grimper sur le lit, le peintre le suivit, les toiles sous les bras. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un huissier – K. savait déjà les reconnaître au bouton d’or qu’ils portaient sur leur costume civil – et le peintre chargea cet homme de porter les tableaux de K. ; K. titubait plutôt qu’il ne marchait, il tenait son mouchoir pressé contre sa bouche. Ils se trouvaient déjà près de la sortie quand les gamines se précipitèrent au-devant d’eux ; le passage par le grenier n’avait donc même pas épargné à K. cette rencontre ! Elles avaient dû voir qu’on ouvrait l’autre porte de l’atelier et elles avaient fait un détour pour arriver de ce côté.

 

« Je ne peux plus vous accompagner, cria le peintre en riant sous l’assaut des gamines, au revoir. Ne perdez pas

trop de temps à réfléchir. »

 

K. ne lui jeta pas un seul regard. Une fois dans la rue il arrêta le premier fiacre qu’il put trouver. Il lui tardait d’être débarrassé de l’huissier dont le bouton d’or lui faisait mal aux yeux, bien que personne d’autre que lui ne l’aperçût probablement. Le serviteur de la justice voulut encore monter sur le siège du cocher, mais K. le chassa immédiatement. Midi avait déjà sonné depuis longtemps quand la voiture s’arrêta devant la banque. K. aurait volontiers laissé les tableaux là, mais il craignit qu’une occasion ne l’obligeât à montrer au peintre qu’il les avait. Aussi les fit-il monter dans son bureau où il les enferma dans le tiroir le plus bas de sa table pour les cacher au directeur adjoint.

 

 

  

  

  

 

  

  

  

 

  

  

  

 

 

Chapitre 8

 

MONSIEUR BLOCK LE NÉGOCIANT

K. SE DÉFAIT DE SON AVOCAT

 

K. avait tout de même fini par se décider à remercier son avocat. Il ne pouvait s’empêcher à vrai dire de se demander s’il faisait bien d’agir ainsi, mais la conviction qu’il avait de la nécessité de ce geste l’emporta sur ses hésitations. L’effort que lui avait coûté sa décision l’avait cependant tellement fatigué, le jour venu de passer à l’action, qu’il ne put travailler que très lentement au bureau et que dix heures étaient déjà passées quand il se trouva devant la porte de l’avocat. Avant de sonner, il se demanda encore s’il ne vaudrait pas mieux régler cette question par lettre ou par téléphone, car il pensait que l’entrevue serait certainement très pénible. Tout bien pesé, il préféra pourtant la solution de l’entretien personnel : l’avocat, de toute autre façon, ne répondrait que par le silence ou par une formule toute faite, et K. ne pourrait jamais savoir – à moins que Leni ne réussît à en deviner quelque chose – comment maître Huld aurait pris la nouvelle de son évincement ni ce qui en résulterait, suivant les doctes prévisions de cet expert ; tandis que s’il tenait l’avocat devant lui et le surprenait brutalement avec sa communication il arriverait facilement à déchiffrer tout ce qu’il voudrait sur son visage et dans ses réactions, même si l’autre restait avare de mots. Il n’était même pas impossible que K. revînt alors sur sa décision.

 

Comme d’ordinaire, le premier coup de sonnette fut vain.

 

« Leni pourrait se dépêcher un peu plus », pensa-t-il.

 

Mais il était déjà bien beau que nul autre ne s’en mêlât, car il y avait toujours dans ces occasions-là quelque voisin qui se mettait à protester comme le monsieur en robe de chambre du premier jour. Tout en poussant le bouton pour la seconde fois, K. se retourna pour voir la porte de derrière, mais cette fois elle resta fermée aussi. Finalement, deux yeux apparurent au judas : ce n’étaient pas ceux de Leni. Quelqu’un fit tourner la poignée tout en restant appuyé contre la porte, se retourna vers l’intérieur en criant : « C’est lui », et n’ouvrit complètement qu’après.

 

K. poussait déjà la porte, car il avait entendu une clef tourner dans la serrure du voisin ; aussi, quand le couloir s’ouvrit, pénétra-t-il comme un bolide, ce qui lui permit de voir Leni – c’était bien elle à qui l’on s’était adressé – s’enfuir en chemise par le corridor qui desservait les pièces. Il la suivit un instant des yeux, puis regarda l’individu qui avait ouvert. C’était un petit homme sec qui portait toute sa barbe et tenait une bougie à la main.

 

« Vous êtes employé ici ? demanda K.

 

–   Non, répondit l’homme, je ne suis pas de la maison ; l’avocat n’est que mon représentant, je suis ici pour une affaire judiciaire.

 

–   Sans veste ? demanda K. en montrant de la main l’insuffisance vestimentaire du monsieur.

 

–   Toutes mes excuses, dit l’homme en s’éclairant à l’aide de sa bougie, comme s’il ne s’était pas encore aperçu de son état.

 

–   Leni est votre maîtresse ? » demanda K. sèchement.

 

Il avait un peu écarté les jambes et tenait son chapeau derrière son dos, les mains croisées. Rien que par son gros manteau de fourrure il se sentait déjà très supérieur à ce

petit homme desséché…

 

« Oh ! Ciel ! fit celui-ci en levant une main pour se défendre devant son visage terrifié. Non, non, qu’allezvous penser là ?

 

–   Vous avez l’air digne de foi, cependant suivez-moi », dit K.

 

Il lui fit signe de son chapeau et le fit passer devant lui.

 

« Comment vous appelez-vous donc ? lui demanda-t-il en chemin.

 

–   Block, le négociant Block », dit le petit homme en se retournant vers K. pour se présenter ; mais K. ne lui permit pas de s’arrêter.

 

« C’est votre vrai nom ? demanda-t-il.

 

–   Certainement, lui fut-il répondu, pourquoi en douteriezvous donc ?

 

–   Je pensais, lui répondit K., que vous pouviez avoir des

raisons de taire votre véritable nom. »

 

Il se sentait aussi libre d’esprit que lorsqu’on cause à l’étranger avec de petites gens, gardant pour soi tout ce qui est personnel, et ne parlant qu’avec sérénité des intérêts de l’interlocuteur, ce qui les élève à vos yeux mais permet en revanche de s’en détacher quand on veut.

 

À la porte du cabinet de maître Huld, K. s’arrêta, ouvrit et cria au négociant qui continuait à avancer docilement :

 

« Pas si vite, éclairez ici. »

 

Pensant que Leni pouvait s’être cachée là, il fit explorer tous les coins, mais la pièce était vide. Devant le grand portrait du juge, il arrêta son compagnon par les bretelles :

 

« Le connaissez-vous, celui-là ? » lui demanda-t-il en levant l’index.

 

Le négociant, de son côté, leva la bougie, regarda en l’air en clignant des yeux et répondit :

 

« C’est un juge.

 

–     Un grand juge ? » demanda K. en se plaçant à côté de Block pour observer l’impression que lui produisait le tableau. Le négociant leva les yeux avec admiration.

 

« C’est un grand juge, fit-il.

 

–     Vous n’y connaissez pas grand-chose, dit K. De tous les petits juges d’instruction, c’est le plus petit qu’on puisse trouver.

 

–     Ah ! je me rappelle maintenant, dit le négociant en penchant la bougie, je l’ai déjà entendu dire moi aussi.

 

–     Mais évidemment ! s’écria K. Je n’y pensais plus !

Évidemment, vous le saviez déjà !

 

–     Et pourquoi donc ? Et pourquoi donc ? » demandait le négociant tout en gagnant la porte sous la pression de son compagnon.

 

Quand ils furent dans le couloir, K. lui dit :

 

« Vous savez où Leni s’est cachée ?

 

–     Cachée ? dit le négociant, non ; mais elle pourrait bien se trouver à la cuisine en train de préparer un bouillon pour l’avocat.

 

–     Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? demanda K.

 

–     Je voulais vous y conduire, mais vous m’avez rappelé, répondit le négociant comme troublé par des ordres contradictoires.

 

–     Vous vous croyez sans doute très malin ? Eh bien, conduisez-moi ! »

 

K. n’était encore jamais allé à la cuisine ; elle était immense et pourvue d’un grand luxe d’ustensiles : à lui seul le fourneau était trois fois plus grand qu’une cuisinière ordinaire, mais on ne distinguait pas le détail du reste, car la pièce n’était éclairée que par une petite lampe accrochée à l’entrée. Devant le fourneau, Leni, en tablier blanc comme toujours, vidait des œufs dans une casserole posée sur une, lampe à alcool.

 

« Bonsoir, Joseph ! dit-elle en jetant un regard à K.

 

– Bonsoir », dit K. en indiquant une chaise du doigt au négociant qui s’y assit.

 

Quant à lui, s’approchant par-derrière de Leni, il se pencha sur son épaule et lui demanda :

 

« Qui est cet homme ? »

 

Leni passa une main autour de la taille de K., tandis que de l’autre elle continuait à battre les œufs, puis elle le fit venir devant elle et lui dit :

 

« C’est un pauvre homme, un pauvre négociant, un certain

Block. Tu n’as qu’à le voir ! »

 

Ils se retournèrent tous deux pour le regarder. Le négociant était resté assis sur le siège que K. lui avait indiqué, il avait soufflé la bougie dont la lumière n’était plus nécessaire et pressait la mèche entre ses doigts pour l’empêcher de fumer.

 

« Tu étais en chemise », dit K. en retournant la tête de Leni vers le fourneau.

 

Elle se tut.

 

« C’est ton amant ? » demanda-t-il.

 

Elle voulut attraper la casserole, mais K. lui saisit les deux mains et lui dit :

 

« Allons, réponds. »

 

Elle répondit :

 

« Viens dans le bureau, je t’expliquerai tout.

 

–  Non, dit K., je veux que tu t’expliques ici. »

 

Elle se pendit à son cou pour l’embrasser. Mais K. la repoussa et lui dit :

 

« Je ne veux pas que tu m’embrasses en ce moment.

 

–  Joseph, lui dit Leni sur un ton suppliant mais en le regardant dans les yeux, tu n’es tout de même pas jaloux de M. Block ? »

 

Puis, se tournant vers le négociant, elle ajouta :

 

« Aide-moi donc, Rudi, tu vois bien qu’on me suspecte, laisse ta bougie. »

 

On eût pu croire qu’il n’avait pas fait attention à ce que Leni venait de lui dire, mais il était parfaitement au courant.

 

« Je ne vois pas pourquoi vous seriez jaloux, fit-il sans grande promptitude d’esprit.

 

–  Je ne le vois pas non plus » dit K., et il le regarda en souriant.

 

Leni éclata de rire et profita de l’inattention de K. pour se pendre à son bras et lui chuchoter :

 

« Laisse-le maintenant, tu vois bien quel homme c’est. Je me suis un peu occupée de lui parce que c’est un gros client de l’avocat, la chose n’a pas d’autre raison. Et toi ? Veux-tu lui parler aujourd’hui ? Il est très malade, mais, si tu veux, je t’annoncerai tout de même. Seulement il faudra que tu restes avec moi cette nuit. Il y a si longtemps que tu n’es plus venu nous voir ! L’avocat luimême te demandait. Ne néglige pas ton procès. Moi aussi j’ai à te faire part de diverses choses que j’ai apprises.

Mais commence toujours par enlever ton manteau. »

 

Elle l’aida à retirer sa fourrure, le débarrassa de son chapeau, courut au vestibule pour les pendre, puis revint en hâte et regarda où en était son lait de poule.

 

« Dois-je t’annoncer ou lui porter son lait avant ?

 

–  Commence par m’annoncer », dit K.

 

Il était dépité, son intention première ayant été de discuter d’abord à fond de son dessein avec Leni ; la présence du négociant l’en avait empêché en lui en ôtant l’envie. Mais maintenant son affaire commençait à lui paraître trop importante pour qu’il permît à ce petit Block d’y jouer un rôle qui serait peut-être décisif. Aussi rappela-t-il Leni – elle était déjà dans le couloir.

 

« Porte-lui tout de même le lait d’abord ! ordonna-t-il, il faut qu’il prenne des forces pour l’entretien que nous allons avoir, il en aura besoin.

 

–  Vous êtes aussi un client de l’avocat ? » dit à voix basse, de son coin, le négociant sur le ton d’une constatation.

Mais il fut déçu.

 

« Que vous importe ? » dit K.

 

Et Leni ajouta :

 

« Te tairas-tu ? Je lui apporte le lait, dit-elle en se tournant vers K. ; et elle versa le lait de poule dans une tasse. Il n’y aura plus à craindre ensuite que de le voir s’endormir trop tôt, car il dort dès qu’il a mangé.

 

–  Ce que je lui dirai le réveillera, » déclara K. constamment soucieux de faire comprendre à Leni qu’il avait l’intention de parler de choses très importantes à l’avocat.

 

Il voulait que ce fût Leni qui l’interrogeât la première avant d’aborder le sujet. Mais elle se contentait d’exécuter ses ordres à la lettre. En passant devant lui avec son lait de poule, elle le frôla intentionnellement et lui souffla :

 

« Dès qu’il aura mangé, je t’annoncerai, pour te retrouver le plus tôt possible.

 

–  Va ! dit K.

 

–  Sois donc plus gentil » répondit-elle en se retournant une dernière fois sur le pas de la porte.

 

K. la suivit des yeux ; maintenant il était complètement décidé à se défaire de l’avocat ; il valait mieux n’en rien dire à Leni ; elle ne connaissait pas assez l’histoire, et elle le lui eût certainement déconseillé ; or, si K. hésitait encore cette fois, il resterait dans l’inquiétude par la suite et ce serait à recommencer, car sa résolution était bien arrêtée. Plus il apporterait de hâte à la mettre à exécution, plus il éviterait de dégâts ; le négociant saurait d’ailleurs peut-être le renseigner à ce sujet.

 

K. se tourna vers lui ; à peine le négociant s’en fut-il aperçu qu’il voulut se lever.

 

« Restez assis, dit K. en installant une chaise près de la sienne. Êtes-vous déjà un vieux client de l’avocat ?

 

–  Oui, dit le négociant, un très ancien client.

 

–  Depuis combien d’années vous assiste-t-il ?

 

–  Je ne sais pas comment vous l’entendez, répondit l’autre. Dans les questions que soulèvent mes affaires – j’ai un gros commerce de grains – il me conseille depuis que je m’occupe de l’entreprise, c’est-à-dire quelque vingt ans, et pour mon procès – c’est de lui que vous vouliez sans doute parler – il me représente depuis le début, il y a déjà plus de cinq ans.

 

« Oui, beaucoup plus, ajouta-t-il en sortant un vieux portefeuille, j’ai tout inscrit ici ; si vous le désirez je puis vous dire la date exacte ; on n’arrive pas à tout retenir. Mon procès doit durer depuis bien plus longtemps, il a commencé peu après la mort de ma femme qui est

survenue il y a plus de cinq ans et demi. »

 

K. se rapprocha encore de lui.

 

« Il s’occupe donc aussi, demanda-t-il, des questions de

droit courantes ? »

 

Cette combinaison des affaires et du droit lui paraissait extrêmement rassurante.

 

« Bien sûr » dit le négociant.

 

Puis il souffla à K. :

 

« On dit même qu’il est plus capable dans ce genre d’affaires que dans les autres. »

 

Mais il sembla se repentir d’en avoir trop dit, car, posant une main sur l’épaule de K., il ajouta :

 

« Je vous en supplie, ne me trahissez pas. »

 

K. lui frappa sur la cuisse pour le rassurer et lui dit :

 

« Non, je ne suis pas un traître.

 

–  C’est qu’il est très rancunier, fit le négociant.

 

–  Avec un client aussi fidèle que vous, dit K., il ne fera certainement rien.

 

–  Oh ! si ! dit le négociant, quand il est excité, il ne se connaît plus ; d’ailleurs on ne peut pas dire que je lui sois fidèle.

 

–  Comment cela ? demanda K.

 

–  Dois-je vous le confier ? demanda à son tour le négociant légèrement hésitant.

 

–  Je pense que vous le pouvez, dit K.

 

–  Eh bien, fit le négociant, je vais vous confesser une partie de mon secret, mais il faudra qu’à votre tour vous m’en révéliez un aussi pour que nous restions solidaires en face de l’avocat.

 

–  Quelle prudence ! dit K., mais soit, je vous confierai un secret qui vous rassurera complètement. En quoi consiste donc votre infidélité ?

 

–  J’ai, dit le négociant hésitant, et du même ton qu’il eût avoué quelque chose de déshonorant, j’ai d’autres avocats que lui.

 

–  Ce n’est pas bien grave, dit K. un peu déçu.

 

–  Ici, non, dit le négociant qui respirait péniblement depuis qu’il avait fait cet aveu mais commençait tout de même à reprendre un peu confiance sous l’impression de la réflexion de K. Seulement ce n’est pas permis ; et c’est encore moins permis quand il s’agit d’avocats marrons.

Or, c’est justement le cas. J’ai cinq avocats marrons.

 

–  Cinq ! » s’écria K.

 

C’était le nombre qui le plongeait dans l’étonnement.

 

« Cinq avocats en plus de celui-ci ? »

 

Le négociant fit « oui » de la tête.

 

« Je suis en train de négocier avec un sixième.

 

–  Mais pourquoi donc tant d’avocats ? demanda K.

 

–  J’ai besoin de tous !

 

–  Pouvez-vous m expliquer comment ?

 

–  C’est bien facile, dit le négociant. Avant tout – c’est bien évident, je ne veux pas perdre mon procès. Aussi ne puis-je rien négliger de ce qui risque de me servir ; même si l’espoir est très faible je n’ai pas le droit de ne pas courir ma chance. J’ai donc consacré à mon procès tout ce que je possède. J’ai retiré tout mon argent de mon entreprise ; autrefois, mes bureaux garnissaient presque tout un étage ; aujourd’hui, je me contente dans l’arrièremaison d’une petite pièce et d’un simple apprenti. Ce n’est pas seulement le retrait de l’argent qui a causé cette régression, c’est surtout la diminution de ma puissance de travail. Quand on veut faire quelque chose pour son procès on ne peut plus s’occuper de rien.

 

–  Vous allez donc travailler vous-même à la justice ? demanda K. C’est de cela précisément que j’aimerais vous entendre parler.

 

–  Je ne peux pas vous apprendre grand-chose à ce sujet, dit le négociant, j’avais bien essayé de le faire au début, mais j’y ai vite renoncé. C’est un travail extrêmement épuisant dont on ne tire pas grand profit ; il m’est vite devenu complètement impossible de travailler et de négocier dans les bureaux du tribunal. Le seul fait d’y rester assis et d’y attendre son tour demande déjà un gros effort, mais vous connaissez bien vous-même l’atmosphère de ces bureaux.

 

–  Comment savez-vous donc que j’y suis allé ? demanda K.

 

–  Je me trouvais dans la salle d’attente au moment où vous y êtes passé.

 

–  Quelle curieuse coïncidence ! s’écria K. oubliant complètement, dans l’intérêt qu’il prenait pour ce fait, le ridicule du négociant. Vous m’avez donc vu traverser ? Vous étiez dans, la salle d’attente au moment où je suis passé ? Oui, en effet, j’y suis allé une fois.

 

–  Ce n’est pas un bien grand hasard, fit le négociant, j’y suis presque tous les jours.

 

–  Maintenant, dit K., je vais probablement y aller fréquemment moi aussi, mais j’y serai probablement reçu bien moins respectueusement que l’autre fois. Tout le monde s’était levé, on avait dû me prendre pour un juge.

 

–  Non, dit le négociant, c’était pour l’huissier que nous nous étions levés. Pour vous, nous savions bien que vous étiez accusé. Ces nouvelles-là se répandent très vite.

 

–  Vous le saviez déjà ? dit K. Mon attitude a dû, dans ce cas, vous paraître bien orgueilleuse. Personne n’a rien dit dans ce sens ?

 

–  Non, fit le négociant, au contraire. Mais ce ne sont que des bêtises.

 

–  Quelles bêtises ? demanda K.

 

–  Pourquoi me demandez-vous cela ? » dit le négociant impatienté.

 

« Vous avez l’air de ne pas connaître encore ces gens et vous le prendrez peut-être mal. Il ne vous faut pas perdre de vue qu’au cours de ces longues procédures on parle souvent de bien des choses que la raison ne peut plus contrôler ; on est beaucoup trop fatigué, bien des sujets vous laissent froid et on se rabat sur des superstitions. Je parle des autres, mais au fond je ne vaux pas mieux. L’une de ces superstitions consiste à croire qu’on peut lire l’issue du procès sur la tête de l’accusé, et surtout dans le dessin de ses lèvres. Les gens qui croient à de tels présages ont donc dit que d’après vos lèvres vous ne tarderiez certainement pas à être condamné. Je vous le répète, c’est un préjugé ridicule que l’expérience dément dans la plupart des cas, mais, quand on vit dans ce milieu, il est difficile d’échapper à de telles pensées. Vous n’avez pas idée de la force que peut avoir cette superstition. Vous avez parlé là-bas à un homme, n’est-ce pas ? Il a à peine pu vous répondre. On peut avoir évidemment bien des raisons de se troubler, mais l’une d’entre elles, dans ce cas, était certainement l’aspect de votre bouche. Il a même raconté plus tard qu’il avait cru voir sur vos lèvres le signe de sa propre condamnation.

 

–  Sur mes lèvres ? demanda K. en sortant un miroir de poche dans lequel il se regarda. Je ne vois rien de particulier sur mes lèvres. Et vous ?

 

–  Moi non plus, dit le négociant, rien de rien.

 

–  Que ces gens sont superstitieux ! s’écria K.

 

–  Ne vous l’avais-je pas dit ? demanda le négociant.

 

–  Se fréquentent-ils donc tellement ? dit K. Échangent-ils donc leurs impressions ? Jusqu’ici, je me suis tenu complètement à l’écart.

 

–  En général, dit le négociant, ils ne se fréquentent pas ; ce serait impossible ; ils sont trop ! ils ont d’ailleurs peu d’intérêts communs. S’il arrive parfois qu’un groupe s’en découvre, il ne tarde pas à voir qu’il s’est trompé. Rien ne peut se faire en commun contre le tribunal. Tout cas est examiné à part ; il n’y a pas justice plus minutieuse. On ne peut donc parvenir à rien en se liguant. Des isolés arrivent parfois à obtenir quelque chose en secret, mais les autres ne l’apprennent qu’après, personne ne sait comment la chose s’est faite. Il n’y a pas de solidarité, on se rencontre bien de temps en temps dans les salles d’attente, mais on y parle peu. Les opinions superstitieuses existent déjà depuis très longtemps et se multiplient d’elles-mêmes.

 

–  J’ai vu, dit K., ces messieurs faire antichambre là-bas, et leur attente m’a paru si inutile !

 

–  L’attente n’est pas inutile, dit le négociant. Ce qui est inutile, c’est de se mêler personnellement de son procès. Je vous ai déjà dit qu’en dehors de maître Huld j’avais encore cinq avocats. On devrait donc penser – c’est ce que je faisais moi-même au début – que je peux leur laisser tout le soin de mon affaire. Ce serait entièrement faux. C’est encore moins facile que si je n’en avais qu’un. Vous ne me comprenez sans doute pas ?

 

–  Non, dit K. en posant sa main sur celle du négociant pour le calmer, car il allait beaucoup trop vite. Mais je vous prierai de parler un peu plus lentement, car tout cela a beaucoup d’importance pour moi, et je n’arrive pas bien à vous suivre.

 

–  Vous faites bien de me le rappeler, déclara le négociant, vous êtes un nouveau, un néophyte ; votre procès n’a que six mois, n’est-ce pas ?

 

–  Oui.

 

–  J’en ai entendu parler ; quel jeune procès ! Mais moi voilà cent mille fois que je réfléchis à ces choses, elles sont toutes naturelles pour moi.

 

–  Vous devez être heureux que votre procès soit déjà si avancé ? » dit K., ne voulant pas lui demander directement où en étaient ses affaires.

 

La réponse qu’il reçut ne fut pas plus précise que sa question.

 

« Oui, dit le négociant en inclinant la tête, voilà déjà cinq ans que je pousse mon procès, ce n’est pas un petit travail ! »

 

Puis il se tut un instant. K. épiait le retour de Leni. D’une part il n’eût pas aimé qu’elle revînt prématurément, car il avait encore beaucoup de questions à poser et ne voulait pas être surpris en entretien confidentiel avec le négociant ; mais, d’autre part, il était irrité qu’elle restât, malgré sa présence, si longtemps auprès de l’avocat ; le lait de poule ne justifiait pas une absence d’une telle durée.

 

« Je me rappelle encore le temps, fit le négociant – et K. fut tout de suite absorbé – je me rappelle encore le temps où mon procès avait à peu près l’âge du vôtre. Je n’avais alors pour avocat que maître Huld, mais je n’étais pas très content de lui. »

 

« Je vais tout savoir », pensa K. en hochant vivement la tête comme si ce geste pouvait encourager le négociant à dire tout ce qui valait d’être su.

 

« Mon procès, poursuivit M. Block, n’avançait pas ; on fixait bien des interrogatoires, et je m’y rendais même toujours, je réunissais des documents, je présentais tous mes livres d’affaires – ce qui n’était même pas nécessaire, comme je l’ai appris plus tard – je ne cessais d’aller trouver mon avocat, il avait même présenté plusieurs

requêtes à la justice…

 

–    Plusieurs requêtes ? demanda K.

 

–    Mais oui, bien sûr, fit le négociant.

 

–    Voilà, dit K., qui m’intéresse énormément, avec moi il en est encore à travailler à la première. Il n’a rien fait. Je vois maintenant qu’il me néglige honteusement.

 

–    Il peut y avoir d’excellents motifs, dit le négociant, à ce que la requête ne soit pas encore finie. Pour les miennes, d’ailleurs, nous avons vu plus tard qu’elles n’avaient servi absolument à rien. J’ai pu en lire une moi-même grâce à la complaisance d’un employé. Elle était, je l’avoue, pleine d’érudition ; mais au fond il n’y avait rien dedans : beaucoup de latin, que je ne comprends pas, et puis des pages et des pages d’appels à la justice, ensuite des flatteries pour certains fonctionnaires, qui n’étaient pas expressément nommés, mais que les initiés devaient pouvoir reconnaître, après cela le propre éloge de l’avocat, un éloge à propos duquel il se roulait devant la justice avec l’humilité d’un chien, et enfin l’examen de vieux cas judiciaires qui devaient ressembler au mien. Cet examen était fait, à vrai dire, autant que j’aie pu le suivre, avec le plus grand soin. Remarquez bien qu’en vous disant tout cela, je ne prétends pas juger le travail de l’avocat ; d’ailleurs la requête que j’ai lue n’en était qu’une entre bien d’autres ; mais, et c’est là le point dont je veux vous parler, de toute façon je n’ai jamais pu constater un seul progrès dans mon procès.

 

–    Quel sorte de progrès vouliez-vous donc constater ? demanda K.

 

–    Votre question est fort sensée, dit le négociant en souriant ; il est bien rare en ces sortes d’affaires qu’on puisse observer un progrès, mais je ne le savais pas alors. Je suis négociant, et je l’étais à cette époque encore plus que maintenant ; j’aurais voulu des progrès tangibles, il eût fallu que tout cela s’organisât pour prendre fin ou que je visse l’affaire partie en bon chemin. Mais il ne se produisait que des interrogatoires qui se ressemblaient presque tous ; je savais d’avance les réponses ; je les connaissais comme une litanie ; il m’arrivait plusieurs fois par semaine des employés de la justice au magasin, dans ma maison ou n’importe où, c’était évidemment gênant (à cet égard c’est bien mieux aujourd’hui, le téléphone me dérange moins) ; et puis le bruit de mon procès commençait à filtrer, des commerçants de mes amis le connaissaient, mes parents ne l’ignoraient plus ; j’essuyais donc des dommages de partout, mais nul signe ne m’annonçait que les premiers débats dussent bientôt avoir lieu. J’allai donc me plaindre à mon avocat. Il me donna de longues explications, mais il refusa nettement de faire quoi que ce fût dans le sens que je désirais, disant que personne ne pouvait influer sur la date des débats et qu’il était absolument inimaginable de les hâter dans une requête, ainsi que je l’eusse voulu, que cela ne s’était jamais vu et ne pourrait que nuire et à lui et à moi. Je pensais que ce que celui-ci ne voulait ou ne pouvait pas, un autre le voudrait et le pourrait. Je cherchai donc d’autres avocats. Mais, j’aime mieux vous le dire tout de suite : nul d’entre eux n’a jamais demandé ni obtenu qu’on fixe une date pour les débats ; c’est, à une réserve près, dont je vous parlerai plus tard, une chose réellement impossible ; à cet égard maître Huld ne m’avait donc pas trompé ; mais je n’ai pas eu à regretter non plus de m’être adressé à d’autres avocats. Maître Huld a dû vous parler assez souvent des avocats marrons et vous les a sans doute dépeints très méprisables, ce qui est d’ailleurs exact. Mais il lui échappe toujours, quand il se compare à eux, une petite faute sur laquelle je voudrais attirer votre attention au passage. Pour distinguer de ces gens-là les avocats de sa connaissance il dit toujours « les grands avocats », en parlant de ceux qu’il connaît. Le terme est faux ; naturellement tout le monde peut se dire « grand » s’il lui plaît, mais, dans le cas qui nous occupe, c’est l’usage judiciaire qui fait autorité. Cet usage distingue bien, outre les avocats marrons, les grands et les petits avocats. Mais maître Huld et ses collègues ne sont que de petits avocats ; les grands, dont je n’ai jamais qu’entendu parler et que je n’ai jamais pu voir, sont d’un rang aussi supérieur à celui des petits avocats que les petits avocats eux-mêmes sont supérieurs à ces avocats marrons qu’ils méprisent.

 

–    Les grands avocats ? demanda K. Qui est-ce ? Comment peut-on les voir ?

 

–    Vous n’avez donc, dit le négociant, jamais entendu parler d’eux ? Il n’y a peut-être pas un accusé qui, après en avoir entendu parler, n’ait rêvé d’eux pendant un temps. Ne vous laissez pas aller à une pareille faiblesse. Qui sont-ils ? Je n’en sais rien. Quant à les voir, c’est impossible. Je ne connais pas un seul cas dont on puisse affirmer sûrement qu’ils se soient mêlés. Ils défendent bien quelques clients, mais cela ne dépend pas du désir de l’accusé ; ils ne défendent que qui ils veulent ; il faut sans doute, pour qu’ils s’occupent d’une cause, qu’elle soit déjà sortie du ressort des petits tribunaux. D’ailleurs, il vaut mieux ne pas penser à eux ; autrement – j’en ai fait l’expérience personnelle – on se met à trouver les consultations, les conseils et l’assistance des autres si bêtes et si inutiles qu’on aimerait mieux tout envoyer au diable, aller se coucher et ne plus rien savoir, ce qui serait naturellement encore plus stupide ; et puis on ne resterait pas longtemps tranquille au lit.

 

–    Vous n’avez donc jamais songé aux grands avocats ?

demanda K.

 

–    Pas longtemps, dit le négociant en recommençant à sourire. Malheureusement, on n’arrive pas à les oublier complètement, c’est une idée qui vous tracasse surtout la nuit, Mais à ce moment-là je voulais obtenir des résultats qui fussent immédiats, c’est pourquoi je suis allé trouver les avocats marrons.

 

–    Comme vous voilà près l’un de l’autre ! » s’écria Leni qui était revenue avec sa tasse et se tenait sur le pas de la porte.

 

Ils étaient vraiment près l’un de l’autre ; au moindre mouvement, leurs têtes se seraient cognées ; le négociant, qui n’était pas seulement petit, mais aussi légèrement bossu, obligeait K. à se tenir penché très bas pour entendre ce qu’il disait :

 

« Un instant encore, cria K., pour évincer Leni un moment, en faisant un mouvement d’impatience de la main qu’il tenait toujours posée sur celle du négociant.

 

–    Il a voulu que je lui raconte mon procès, dit le négociant à Leni.

 

–    Raconte, raconte », dit celle-ci.

 

Elle parlait affectueusement au négociant, mais sur un ton de condescendance. Cela ne plaisait pas à K. Comme il venait de s’en apercevoir, l’homme avait tout de même une certaine valeur ; il possédait principalement une expérience dont il savait fort bien parler… Leni devait probablement mal le juger. K. fut ennuyé de la voir retirer des mains de M. Block la bougie qu’il n’avait cessé de tenir pendant tout ce temps, lui essuyer les doigts du coin de son tablier, puis s’agenouiller auprès de lui pour gratter une goutte de cire qui avait coulé sur son pantalon.

 

« Vous vous apprêtiez à me parler des avocats marrons, dit K. en écartant sans un mot la main de Leni.

 

–    Que veux-tu donc ? demanda Leni, en donnant une tape à K. pour pouvoir continuer son travail.

 

–    Parfaitement, des avocats marrons, dit le négociant en se passant la main sur le front comme s’il réfléchissait.

 

K., désirant aider ses souvenirs, lui rappela :

 

« Vous vouliez obtenir des résultats qui fussent immédiats, c’est pourquoi vous étiez allé trouver les avocats marrons.

 

–    Parfaitement, » dit le négociant, mais il ne continua pas.

 

« Il ne veut sans doute pas en parler devant Leni » pensa K., et, maîtrisant son impatience d’apprendre la suite, il cessa d’insister.

 

« M’as-tu annoncé ? demanda-t-il à Leni.

 

–    Naturellement, fit-elle. Il t’attend. Maintenant, laisse

Block, tu pourras lui parler plus tard, il reste ici. »

 

K. hésitait encore.

 

« Vous restez ici ? » demanda-t-il au négociant, car il voulait sa propre réponse.

 

Il n’admettait pas que Leni parlât de Block comme d’un absent ; il était plein contre elle, ce jour-là, d’une secrète irritation ; mais ce fut encore elle qui répondit pour Block :

 

« Il couche fréquemment ici.

 

– Il couche ici ? » s’écria K.

 

Il avait pensé que le négociant n’attendrait là que juste le temps nécessaire pour régler l’affaire avec l’avocat, qu’ils s’en iraient ensuite ensemble et qu’ils pourraient parler à fond tranquillement de tous les sujets qui l’intéressaient.

 

« Eh ! oui, dit Leni, ce n’est pas tout le monde qui peut, comme toi, mon cher Joseph, être reçu par l’avocat n’importe quand. Tu n’as pas l’air d’être étonné qu’il te reçoive à onze heures du soir malgré sa maladie. Tu trouves tout de même trop naturel ce que tes amis font pour toi. Enfin…, c’est volontiers, moi surtout. Je ne veux

pas d’autre remerciement que de savoir que tu m’aimes. » « Que je t’aime ? » pensa K. dans le premier moment ; ce ne fut qu’ensuite qu’il se dit : « Ah ! oui, je l’aime. » Cependant, négligeant tout le reste, il déclara :

 

« Il me reçoit parce que je suis son client. Si l’on avait besoin d’un tiers pour se faire recevoir dans de telles conditions on ne pourrait plus faire un pas sans avoir à mendier et à remercier.

 

« Qu’il est mauvais aujourd’hui, n’est-ce pas ? » demanda Leni au négociant.

 

« C’est moi qui suis l’absent cette fois-ci, pensa K., et il en voulut presque à Block quand il le vit prendre à son compte l’impolitesse de Leni en disant à la jeune fille :

 

« L’avocat le reçoit aussi pour d’autres raisons. Son cas est plus intéressant que le mien. Et puis, son procès n’en est qu’au début, il ne peut donc être déjà gâché, et l’avocat doit avoir encore plaisir à s’en occuper. Cela changera par la suite.

 

– Et patati et patata, dit Leni en regardant Block avec un rire ironique. Voyez-moi donc ce bavard ! Il n’y a rien à croire de ce qu’il dit, tu sais, ajouta-t-elle en se tournant vers K. Il est gentil, mais il est encore plus bavard. Peutêtre est-ce une des raisons pour lesquelles l’avocat ne peut pas le souffrir. En tout cas, il ne le reçoit que quand ça lui chante. J’ai déjà pris grand-peine à chercher à modifier cette situation, mais il n’y a rien à y faire. Rends-toi compte : il m’arrive d’aller lui annoncer Block et il le reçoit, mais c’est trois jours après. Et si Block n’est pas là quand on lui dit de venir, tout est perdu et c’est une chose à recommencer. C’est pourquoi je lui ai permis de coucher ici, car il est déjà arrivé que l’avocat me sonnât dans la nuit pour le recevoir. Aussi maintenant il est prêt même la nuit. À vrai dire, il arrive aussi que l’avocat le décommande quand il s’aperçoit qu’il est là. »

 

K. regarda le négociant d’un air interrogateur. Mais Block opinait du bonnet ; il déclara aussi franchement qu’auparavant – peut-être son humiliation l’avait-elle rendu distrait :

 

« Oui, par la suite, on devient très esclave de son avocat.

 

– Il ne se plaint que pour faire semblant, dit Leni. Il aime beaucoup coucher ici, il me l’a avoué souvent. »

 

Là-dessus, elle alla ouvrir une petite porte.

 

« Veux-tu voir sa chambre à coucher ? » demanda-t-elle.

 

K. alla voir et découvrit du seuil une pièce basse et sans fenêtre qu’un lit étroit emplissait complètement. Il fallait en enjamber le pied pour pouvoir se coucher dedans. À hauteur du chevet, on voyait dans le mur une niche dont le rebord supportait une bougie, un encrier et un porte-plume minutieusement alignés, ainsi qu’un paquet de papiers, probablement des pièces du procès…

 

« Vous couchez dans la chambre de bonne ? demanda K.

en se tournant vers le négociant.

 

– C’est Leni qui me l’a offerte, répondit Block, c’est très avantageux. »

 

K. le regarda longuement. La première impression que lui avait faite le négociant avait peut-être été la bonne ; Block possédait évidemment de l’expérience, car son procès durait déjà depuis longtemps, mais il l’avait chèrement payée. Tout d’un coup, K. ne put plus supporter de le voir.

 

« Mets-le au lit ! » cria-t-il à Leni qui sembla ne pas comprendre.

 

Quant à lui, il allait se rendre chez l’avocat et se délivrer, en le remerciant, non seulement de lui, mais aussi de Leni et du négociant ; mais il n’avait pas encore atteint la porte que Block l’appela à voix basse :

 

« Monsieur le Fondé de pouvoir ! »

 

K. se retourna d’un air sévère.

 

« Vous avez oublié votre promesse, dit Block en tendant vers lui un visage suppliant. Vous deviez me dire un secret vous aussi.

 

–                C’est vrai, dit K. en jetant un coup d’œil sur Leni qui le regardait attentivement. Eh bien, écoutez-moi ; d’ailleurs, ce n’est presque plus un secret. Je vais de ce pas remercier l’avocat.

 

–                Il va le remercier ! » s’écria le négociant qui, à ces mots, se leva d’un bond et se mit à courir à travers la cuisine en levant les bras vers le ciel.

 

Il ne cessait de répéter.

 

« Il congédie son avocat ! »

 

Leni voulut tout de suite aller se jeter sur K. mais le négociant se trouva sur son chemin ; elle le repoussa d’une bourrade et, les poings encore fermés, se lança aux trousses de K. ; mais il avait une grande avance. Il avait déjà mis le pied dans la chambre de l’avocat lorsque Leni le rattrapa. Il repoussa la porte derrière lui, Leni mit le pied contre le battant, le tint ouvert, saisit K. par le bras et chercha à le ramener. Mais il lui serra si violemment le poignet qu’elle fut obligée de le lâcher en poussant un soupir de douleur. Elle n’osa pas rentrer tout de suite dans la chambre et K. ferma la porte à clef.

 

« Il y a longtemps que je vous attends », dit l’avocat du fond de son lit en reposant sur la table de nuit un acte qu’il venait de lire à la lueur de la bougie.

 

Puis, ayant chaussé ses lunettes, il regarda K. sévèrement. K. dit au lieu de s’excuser :

 

« Je ne vais pas tarder à partir. »

 

Comme ce n’était pas une excuse, l’avocat ne répondit pas ; il se contenta de déclarer :

 

« À l’avenir, je ne vous recevrai plus à une heure aussi tardive.

 

–  Vous prévenez mes désirs, » dit K.

 

L’avocat le regarda d’un air interrogateur :

 

« Asseyez-vous, dit-il.

 

–  Parce que vous le désirez. dit K. en approchant de la table de nuit une chaise sur laquelle il s’assit.

 

–  Il m’a semblé que vous fermiez la porte à clef, dit l’avocat.

 

–  Oui, » fit K., c’était à cause de Leni.

 

Il n’avait l’intention d’épargner personne. Mais l’avocat lui demanda :

 

« S’est-elle encore montrée importune ?

 

–  Importune ? demanda K.

 

–Oui » dit l’avocat en riant ; puis il fut pris d’une quinte de toux suivie d’un nouvel accès de rire. « Vous avez pourtant bien dû remarquer déjà son importunité ? demanda-t-il en tapotant la main que K. appuyait distraitement sur la table de nuit et que le geste de l’avocat lui fit retirer vivement. Vous n’y accordez pas beaucoup d’importance, dit maître Huld devant le silence de K. ; tant mieux ; sans quoi, j’aurais peut-être dû m’excuser auprès de vous. C’est une bizarrerie de Leni ; je la lui ai d’ailleurs pardonnée depuis longtemps, et je ne vous en parlerais pas si vous ne veniez de fermer la porte. Cette bizarrerie – vous êtes le dernier auquel je devrais l’expliquer, mais vous avez l’air si déconcerté que je le fais tout de même – cette bizarrerie consiste en ceci que Leni trouve très beaux presque tous les accusés, elle s’accroche à tous, elle les aime tous, et il me semble bien d’ailleurs qu’elle est payée de retour ; pour me distraire, elle m’en parle parfois, quand je lui en donne la permission. Je ne suis pas si surpris de tout cela que vous le paraissez en ce moment. Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé ; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice ; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi ? me demanderez-vous ; ma réponse ne vous satisfera pas ; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables – c’est du moins ce que je dois dire en ma qualité d’avocat – ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés ; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet. À vrai dire, parmi les beaux, il y en a aussi de plus spécialement beaux. Mais tous sont beaux, même

Block, ce pauvre malheureux. »

 

Quand l’avocat eut terminé, K. s’était repris complètement ; il avait même hoché visiblement la tête aux derniers mots de maître Huld pour se confirmer luimême dans l’idée – qu’il nourrissait depuis longtemps – que l’avocat cherchait toujours, en débitant des généralités sans rapport avec la question, à détourner son attention du vrai problème qui consistait à savoir ce que maître Huld avait pratiquement fait pour lui… L’avocat dut bien remarquer que K. lui opposait cette fois plus de résistance que de coutume, car il se tut pour lui permettre de parler à son tour, et, le voyant rester muet, lui demanda :

 

« Veniez-vous me trouver aujourd’hui dans un dessein particulier ?

 

–  Oui, dit K. en mettant sa main devant la bougie pour mieux regarder l’avocat. Je voulais vous dire que désormais je vous retire le soin de m’assister.

 

–  Vous ai-je bien compris ? demanda l’avocat en se redressant à moitié, une main sur ses oreillers pour soutenir le poids de son corps.

 

–  Je le suppose, dit K., tendu sur sa chaise comme un chasseur à l’affût.

 

–  Eh bien, c’est un projet dont nous pouvons parler, dit l’avocat au bout d’un instant.

 

–  Ce n’est plus un projet, dit K.

 

–  Il se peut, dit l’avocat, cependant nous n’allons rien précipiter. »

 

Il employait le mot « nous », comme s’il avait voulu priver K. de son libre arbitre et s’imposer à lui comme son conseiller s’il cessait d’être son représentant.

 

« Rien n’est précipité, dit K. qui se leva lentement et passa derrière sa chaise ; c’est mûrement réfléchi et même peutêtre trop ; ma décision est définitive.

 

–  Alors, permettez-moi encore quelques mots », dit l’avocat en relevant l’édredon pour s’asseoir au bord du lit.

 

Ses jambes hérissées de poils blancs frissonnaient. Il pria K. de lui passer une couverture du canapé ; K. alla la chercher et dit à maître Huld :

 

« Vous vous exposez bien inutilement à prendre froid.

 

–  Le motif en vaudrait la peine ! dit l’avocat en se couvrant les épaules de l’édredon et s’emmaillotant les jambes dans la couverture. Votre oncle est mon ami, et vous, au cours du temps, vous m’êtes devenu cher aussi, je l’avoue franchement, je n’ai pas à en rougir. »

 

Ces touchants discours du vieillard ennuyèrent extrêmement K., car ils le contraignaient à s’expliquer longuement – ce qu’il eût aimé éviter – et le déconcertaient aussi, comme il devait se l’avouer pour être franc, bien que sa décision n’en fût pas amoindrie.

 

« Je vous remercie, dit-il, de votre bonne amitié, je rends hommage à vos efforts. Vous vous êtes occupé de mon affaire autant qu’il vous était possible et de la façon qui vous semblait la plus avantageuse pour moi, mais j’ai acquis ces derniers temps la conviction que ces efforts ne suffisaient pas. Je n’essaierai pas de convertir à mes opinions un homme qui a comme vous tellement plus d’âge et d’expérience que moi ; si je l’ai parfois tenté involontairement, je vous prie de m’en excuser, mais l’affaire est trop importante ; j’estime qu’il est nécessaire d’intervenir avec beaucoup plus d’énergie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

 

–  Je vous comprends, dit l’avocat, vous êtes impatient.

 

–  Je ne suis pas impatient, dit K. un peu piqué et surveillant moins ses paroles. Vous avez dû remarquer qu’à ma première visite, lorsque je suis venu vous voir avec mon oncle, je m’inquiétais bien peu de mon procès ; quand on ne me le rappelait pas de force, pour ainsi dire, je l’oubliais complètement. Mais mon oncle tenait à ce que je vous charge de me représenter et je lui ai obéi pour lui faire plaisir. J’eusse dû attendre désormais que le procès me pesât moins que jamais, car, si l’on se fait représenter, c’est tout de même pour se soulager de ses propres obligations. Mais c’est le contraire qui est arrivé… Mon procès ne m’a jamais causé autant de soucis que depuis que vous m’assistez. Quand j’étais seul, je ne m’en occupais pas, et j’en sentais à peine le poids ; maintenant, avec un défenseur, tout était prêt pour qu’on avance, j’attendais votre intervention de plus en plus impatiemment, mais rien ne s’est jamais produit. Vous m’avez bien donné sur la justice divers renseignements que nul autre n’aurait peut-être pu me fournir. Mais cela ne saurait me suffire quand je sens mon procès rester dans les ténèbres au moment où il devient de plus en plus menaçant. »

 

K. avait écarté sa chaise et se tenait là les deux mains dans les poches en face de son avocat.

 

« Au bout d’un certain temps de métier, dit l’avocat tranquillement et à voix basse, on ne voit plus rien se produire de neuf. Que de clients se sont tenus ainsi devant moi à la même phase de leur procès et m’ont adressé le même langage !

 

–                Eh bien ! dit K., ces clients-là n’avaient pas moins raison que moi. Cela ne réfute pas ce que j’ai dit.

 

–                Je n’avais pas l’intention de réfuter vos paroles, dit l’avocat, mais je voulais ajouter que je me serais attendu à plus de jugement de votre part, étant donné surtout que je vous ai donné sur la justice et sur mon rôle plus de lumières qu’à mes autres clients. Et maintenant il me faut voir que malgré tout vous manquez de confiance en moi !

Vous ne facilitez pas ma tâche. »

 

Comme il s’humiliait devant K. ! Il n’avait plus aucun égard pour l’honneur de sa profession qui est cependant si chatouilleux sur le chapitre de la dignité ! Et pourquoi faisait-il cela ? Il semblait être très occupé comme avocat ; il était riche, par surcroît, il ne pouvait donc attacher grande importance à un manque à gagner ni à la perte d’un client. De plus, il était maladif et aurait dû chercher de lui-même à se délester d’un peu de travail. Et cependant il s’accrochait à K. ! Pourquoi ? Était-ce par sympathie personnelle pour l’oncle ou bien considérait-il réellement le procès de K. comme une affaire sensationnelle dans laquelle il pouvait espérer se distinguer, soit pour K., soit – possibilité qu’on ne devait jamais exclure – pour ses amis et la justice ? Son attitude n’en disait rien à K., si brutalement qu’il examinât maître Huld. On aurait presque pu croire que l’avocat masquait ses sentiments à dessein pour attendre l’effet de ses mots ; mais il interpréta sans doute le silence de K. beaucoup trop favorablement, car il poursuivit en ces termes :

 

« Vous n’avez certainement pas été sans remarquer que je n’occupe pas de secrétaire malgré l’importance de mon cabinet ? Autrefois, c’était différent ; il y eut un temps où je faisais travailler quelques jeunes juristes, mais aujourd’hui j’opère seul. Cela tient en partie à la modification de ma clientèle – car je me limite de plus en plus aux affaires du genre de la vôtre – et en partie à l’expérience que j’ai acquise de ces questions. J’ai vu que je ne pouvais confier à personne le soin de s’occuper de ces travaux sans risquer de pécher contre ma clientèle et les devoirs que j’assumais. Mais, pour tout faire par moimême comme je l’avais résolu, j’ai été obligé de repousser presque toutes les demandes des gens qui venaient me trouver et n’ai plus pu céder qu’à ceux qui me tenaient particulièrement au cœur ; passons ; sans aller chercher loin, on trouverait pas mal d’individus qui se ruent sur mes moindres miettes. Je suis tout de même tombé malade à force de me surmener. Mais, malgré tout, je ne regrette pas ma décision ; j’aurais peut-être dû refuser plus de causes que je n’ai fait, mais en tout cas j’ai eu le plaisir de vérifier que j’avais eu parfaitement raison de m’adonner complètement à celles dont je m’étais chargé ; le succès couronne mes efforts. J’ai lu un jour une très belle formule qui caractérise parfaitement la différence qu’il y a entre l’avocat des causes ordinaires et celui des causes dont je m’occupe maintenant : le premier conduit son client jusqu’au jugement par un fil, mais l’autre le prend sur ses épaules dès le début et le porte, sans le déposer, jusqu’au jugement et même plus loin. C’est bien cela. Mais je me trompais peut-être un peu quand je disais que je ne me repens jamais de cet énorme labeur. Lorsqu’on le méconnaît trop, comme dans votre

cas, alors, alors je me prends presque à le regretter. »

 

Ces discours éveillèrent chez K. plus d’impatience que de conviction. Il devinait au ton de l’avocat ce qui l’attendait s’il cédait ; les encouragements recommenceraient, on lui rappellerait que la requête avançait, que les employés de la justice avaient l’air mieux disposés, mais qu’il y avait aussi de grandes difficultés qui se mettaient à la traverse…, bref, on lui ressortirait pour la centième fois tout ce qu’il savait déjà jusqu’à l’écœurement, on recommencerait à le bercer d’espoirs trompeurs et à le tourmenter de menaces imprécises. Il fallait y couper court ; c’est pourquoi il déclara :

 

« Que vous proposez-vous d’entreprendre pour moi si

vous continuez à vous occuper de mon affaire ? »

 

L’avocat se résigna à cette question blessante et répondit :

 

« Je continuerai les démarches que j’ai déjà entreprises pour vous.

 

–                C’est bien ce que je pensais, dit K. Il est inutile d’insister.

 

–                Je ferai encore une tentative, dit l’avocat, comme si c’était lui qui avait à souffrir les ennuis dont K. se plaignait. Il me semble en effet que si vous en êtes venu non seulement à juger faussement de la valeur de mon assistance juridique, mais encore plus généralement à vous conduire comme vous le faites dans cette affaire, c’est qu’on vous a témoigné trop d’égards, tout inculpé que vous êtes, ou plutôt qu’on vous a traité avec négligence, une négligence apparente s’entend. Ce n’était pas sans raison, mais il vaut souvent mieux être enchaîné que libre. Si vous connaissiez la façon dont on procède avec les autres accusés, peut-être en tireriez-vous une leçon. Vous allez voir, je vais appeler Block, ouvrez la porte et prenez place ici à côté de la table de nuit.

 

–                Très volontiers, » dit K. en faisant ce que l’avocat lui demandait.

 

Il était toujours prêt à s’instruire. Mais, pour ne rien laisser au hasard, il demanda encore à maître Huld :

 

« Vous savez que je vous retire le soin de me représenter ?

 

–                Oui, dit l’avocat. Mais c’est une décision sur laquelle vous pouvez revenir aujourd’hui même. »

 

Il se recoucha dans son lit, tira l’édredon jusqu’à ses genoux et se tourna du côté du mur, puis il sonna.

 

Leni parut au même instant ; elle jeta un coup d’œil rapide pour tâcher de voir ce qui s’était passé ; le fait que K. restait assis tranquillement au chevet de maître Huld lui parut assez rassurant. K. la regardait fixement ; elle lui adressa un sourire.

 

« Va chercher Block », dit l’avocat.

 

Mais au lieu d’y aller, elle se contenta de crier sur le seuil :

 

« Block ! l’avocat ! »

 

Puis, profitant probablement de ce que l’avocat restait tourné vers le mur sans s’inquiéter de ce qui se passait, elle se glissa derrière la chaise de K. De ce moment elle ne cessa de le déranger en se penchant sur le dossier ou en lui caressant les cheveux et les joues, très tendrement à vrai dire et avec beaucoup de prudence.

 

À bout de patience, K. essaya de l’en empêcher en l’attrapant par une main qu’elle finit par lui abandonner après une certaine résistance.

 

Block était arrivé aussitôt appelé, mais il restait sur le seuil et semblait se demander s’il devait entrer. Il levait les sourcils et penchait la tête comme pour épier, attendant sans doute que l’ordre fût répété. K. aurait voulu l’encourager à approcher, mais il avait décidé de rompre définitivement non seulement avec l’avocat, mais avec toute cette maison ; aussi resta-t-il immobile. De son côté, Leni se taisait. Block, voyant qu’après tout on ne le chassait pas, entra sur la pointe des pieds, l’air anxieux, les mains crispées derrière le dos. Il avait laissé la porte

ouverte pour pouvoir repartir à la première alerte…

 

Il ne vit pas K. Il n’avait d’yeux que pour le haut édredon sous lequel il ne pouvait pourtant même pas apercevoir l’avocat qui s’était étroitement rencogné contre le mur.

Mais maître Huld fit entendre sa voix :

 

« Block est ici ? » demanda-t-il.

 

Cette question atteignit Block – qui avait déjà fait du chemin – en pleine poitrine, puis en plein dos ; il chancela, et, s’arrêtant, l’échine courbée, il déclara :

 

« Pour vous servir.

 

–                Que veux-tu ? demanda l’avocat. Tu viens à un bien mauvais moment.

 

–                Ne     m’a-t-on      pas     appelé ? »    demanda      Block, s’interrogeant        lui-même     plutôt           qu’il   n’interrogeait l’avocat.

 

Il levait les mains pour se protéger et se tenait prêt à décamper.

 

« On t’a appelé, fit l’avocat, cela n’empêche pas que tu viens à un mauvais moment. »

 

Et il ajouta au bout d’un silence :

 

« Tu viens toujours à un mauvais moment. »

 

Depuis que l’avocat parlait Block ne regardait plus le lit ; ses yeux se perdaient dans la contemplation d’on ne savait trop quel coin de la chambre ; il ne jetait que de loin en loin un coup d’œil furtif sur le lit, comme si le regard que l’avocat lui lançait parfois de côté avait été trop aveuglant. Il ne lui était d’ailleurs pas moins difficile d’écouter, car maître Huld parlait contre le mur, à voix basse et très rapidement.

 

« Voulez-vous que je m’en aille ? demanda Block.

 

–  Puisque tu es là, dit l’avocat, tu peux rester. »

 

On eût pu croire que l’avocat, loin de satisfaire son client, l’avait menacé de le battre, car Block se mit alors à trembler réellement.

 

« Je suis allé hier, dit l’avocat, voir le troisième juge, mon ami, et j’ai amené petit à petit la conversation sur toi.

Veux-tu savoir ce qu’il m’a dit ?

 

–  Oh ! oui, je vous en prie », dit Block.

 

Et comme l’avocat ne se pressait pas de répondre, il répéta sa prière en s’inclinant comme s’il allait se mettre à genoux. Mais K. le tança vertement :

 

« Que fais-tu là ? » lui cria-t-il.

 

Et comme Leni avait cherché à l’empêcher de parler, il lui saisit l’autre main. Ce n’était pas un geste d’amitié, aussi se mit-elle à gémir en cherchant à lui échapper.

 

Ce fut Block qui fut puni de l’exclamation de K. Maître Huld lui demanda :

 

« Qui est ton avocat ?

 

–  C’est vous.

 

–  Et outre moi ? demanda l’avocat.

 

–  Personne, dit Block.

 

–  N’obéis donc à personne qu’à moi. »

 

Block était parfaitement d’accord ; il toisa K. d’un regard méchant et secoua vivement la tête en le regardant. Si l’on avait voulu traduire ce geste par des paroles, on n’aurait abouti qu’à de grossières insultes. Et c’était avec cet homme que K. avait voulu s’entretenir de sa propre affaire !

 

« Je ne te dérangerai plus, dit K., renversé sur son siège. Agenouille-toi, rampe à quatre pattes, et fais tout ce que tu voudras. Je ne m’en inquiéterai pas. »

 

Mais Block avait le sentiment de l’honneur, avec K. tout au moins, car il alla sur lui en agitant les poings et lui cria aussi fort qu’il osait en présence de l’avocat :

 

« Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi, ce n’est pas permis. Pourquoi m’offensez-vous ? et ici, pour comble, devant M. l’Avocat qui ne nous tolère vous et moi que par pitié ! Vous ne m’êtes pas supérieur, vous êtes accusé, vous aussi, vous avez aussi un procès. Mais, si vous restez un monsieur tout de même, moi aussi je suis un monsieur, si ce n’est pas un plus grand que vous. Et je veux qu’on me parle en s’adressant à moi comme tel, et surtout vous.

Si vous vous croyez préféré parce que vous avez le droit de rester assis ici et d’écouter tranquillement pendant que je rampe à quatre pattes (pour employer votre expression), je vous rappelle le vieux dicton : « Il est meilleur pour un homme suspect de s’agiter que de se reposer, car celui qui se repose risque toujours sans le savoir de se trouver sur l’un des plateaux et d’être pesé dans la balance avec le poids de ses péchés. »

 

K. ne dit rien ; il restait là, tout étonné, devant le trouble du client. Combien de fois ce Block n’avait-il pas changé d’attitude rien que pendant la dernière heure ! Était le procès qui le ballottait ainsi de droite et de gauche sans lui permettre de distinguer qui était ami ou ennemi ? Ne voyait-il donc pas que l’avocat l’humiliait intentionnellement et à seule fin de faire parade de sa puissance devant K., peut-être pour essayer de le subjuguer aussi ? Mais si Block n’était pas capable de s’en rendre compte ou s’il craignait maître Huld à tel point que l’intelligence de la situation ne lui servît à rien, comment se faisait-il qu’il restât tout de même assez malin ou assez hardi pour tromper l’avocat en lui taisant tous ceux qu’il avait pris en dehors de lui pour l’assister ? Et comment osait-il attaquer K. qui pouvait à chaque instant trahir son dangereux secret ? Mais il osait bien pis, car, s’étant dirigé vers le lit de maître Huld, il alla jusqu’à se plaindre de K. :

 

« Monsieur l’Avocat, lui dit-il, avez-vous entendu comment cet homme m’a parlé ? On peut compter les heures qu’a duré son procès et il voudrait déjà me donner des conseils, à moi qui en ai un depuis cinq ans. Il ose même m’insulter. Il ne sait rien et il m’insulte, moi qui ai étudié si scrupuleusement, dans la mesure où me le permettent mes faibles forces, ce qu’exigent les convenances, le devoir et les traditions judiciaires.

 

–                Ne t’inquiète de personne, dit l’avocat, et fais ce qui te paraît juste.

 

–                Certainement, » dit Block, comme pour s’encourager lui-même, et, risquant un rapide coup d’œil sur l’avocat, il s’agenouilla tout près du lit.

 

« Je suis à genoux, mon avocat », s’écria-t-il.

 

Mais l’avocat se tut. Block caressa prudemment l’édredon d’une main. Dans le silence qui régnait, Leni, s’arrachant des mains de K., déclara :

 

« Tu me fais du mal. Laisse-moi. Je vais trouver Block. »

 

Elle se dirigea vers Block et s’assit sur le bord du lit. Block fut tout heureux de sa venue, il la pria immédiatement, par une pantomime agitée, de s’entremettre pour lui auprès de l’avocat. Visiblement, il avait besoin des déclarations de maître Huld, mais c’était peut-être simplement pour les faire exploiter par ses autres défenseurs. Leni devait savoir comment il fallait prendre l’avocat ; elle montra la main de maître Huld et avança ses lèvres comme pour un baiser. Block aussitôt exécuta un baisemain et le répéta même deux fois sur l’invitation de Leni. Mais l’avocat se taisait toujours. Alors Leni se pencha sur lui – on vit son corps se dessiner magnifiquement dans ce mouvement – et, profondément inclinée sur le visage de maître Huld, elle caressa ses longs cheveux blancs. Ce geste arracha tout de même une réponse au vieillard :

 

« Je tremble de le lui dire », déclara-t-il.

 

Et on le vit secouer la tête, peut-être était-ce pour mieux sentir la pression de la main de Leni. Block écoutait, la tête penchée, comme s’il faisait une chose défendue.

 

« Pourquoi trembles-tu donc ? » demanda Leni.

 

K. avait l’impression d’assister à un dialogue préparé d’avance qui avait dû se répéter et se répéterait encore souvent et qui ne pouvait garder de nouveauté que pour Block.

 

« Comment s’est-il conduit aujourd’hui ? » demanda l’avocat au lieu de répondre.

 

Avant de parler, Leni jeta les yeux sur Block ; elle le laissa un moment tendre les bras vers elle et se tordre les mains dans un geste de supplication. Finalement, elle hocha gravement la tête, puis, se tournant vers l’avocat, elle déclara :

 

« Il s’est tenu tranquille, il a bien travaillé. »

 

Un vieux négociant était là, un homme qui portait une grande barbe et qui suppliait une jeune fille de lui accorder un bon point ! Quelles que fussent ses arrièrepensées, rien ne pouvait le justifier aux yeux de qui assistait à cette scène ; il en avilissait le spectateur. Tel était donc le résultat de cette méthode de l’avocat, – à laquelle K. fort heureusement ne s’était pas exposé longtemps : le client finissait par en oublier tout le monde et par ne plus espérer se traîner jusqu’à la fin de son procès que par ce honteux labyrinthe. Ce n’était plus là un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir.

 

K. écoutait et pesait les mots tout en restant supérieur à la scène, comme s’il avait été chargé de retenir exactement tout ce qui se disait ici pour en référer en haut lieu.

 

« Qu’a-t-il fait tout le jour ? demanda l’avocat.

 

–     Pour qu’il ne me dérange pas, répondit Leni, je l’ai enfermé à clef dans la chambre de bonne où il se tient en général. J’ai pu le voir de temps en temps par la lucarne. Il est resté tout le temps à genoux sur son lit, il avait posé sur le rebord de la fenêtre les écrits que tu lui as prêtés et il n’a pas cessé de les lire. Cela m’a fait bonne impression ; car la fenêtre ne donne que sur une cour sombre où il n’y a presque pas de lumière. Comme il lisait quand même j’ai trouvé que c’était une grande marque de docilité.

 

–     Je suis heureux de cette bonne nouvelle, dit l’avocat.

Mais a-t-il lu intelligemment ? »

 

Pendant tout ce dialogue, Block ne cessait de remuer les lèvres ; sans doute formulait-il les réponses qu’il espérait de Leni.

 

« Je ne peux pas, déclara Leni, te répondre avec certitude. Mais, en tout cas, j’ai vu qu’il lisait sérieusement. Il a lu toujours la même page en suivant les lignes du doigt. Toutes les fois que j’ai regardé, il soufflait comme si cette lecture lui causait de grandes difficultés. Les écrits que tu lui as prêtés doivent être très difficiles à comprendre.

 

–     Oui, dit l’avocat, ils le sont ; je ne crois pas non plus qu’il y comprenne grand-chose. Ils ne sont destinés qu’à lui donner une idée de la difficulté du combat auquel je me livre pour sa défense. Et pour qui me suis-je plongé dans ce difficile combat ? Pour… – c’est presque ridicule à dire – pour un Block. Il faut qu’il apprenne à comprendre ce que cela signifie. A-t-il étudié sans arrêt ?

 

–     Presque sans arrêt, répondit Leni. Une seule fois il m’a demandé de l’eau pour boire. Je lui ai passé un verre par la lucarne. Puis, à huit heures, je l’ai laissé sortir et je lui

ai fait manger un morceau. »

 

Block effleura K. du regard comme si l’on venait de raconter de lui quelque chose d’extrêmement glorieux et qui dût vivement impressionner les auditeurs. Il avait l’air empli d’espoir, il reprenait un peu d’aisance, il se remuait de temps en temps sur ses genoux. Il n’en fut que plus saisissant de voir comment il se figea aux prochains mots de l’avocat.

 

« Tu le loues, dit en effet maître Huld, mais c’est précisément ce qui me rend si difficile de parler. Car le juge ne s’est prononcé favorablement ni sur Block, ni sur son procès.

 

–     Il ne s’est pas prononcé favorablement ? dit Leni.

Comment cela est-il possible ? »

 

Block la regarda avec une telle fixité qu’on eût cru qu’il lui supposait le pouvoir de retourner encore à son avantage les paroles que le juge venait pourtant de laisser tomber depuis longtemps.

 

« Non, dit l’avocat, il ne s’est pas prononcé favorablement. Il a même eu l’air d’être désagréablement surpris quand je me suis mis à parler de Block. « Ne me parlez pas de Block », m’a-t-il dit. « C’est mon client », lui ai-je répondu. « Vous le laissez abuser de vous » m’at-il redit. « Je ne le crois pas, ai-je répondu. Block travaille avec beaucoup de zèle à son procès, il ne cesse pas de s’occuper de son affaire ; il habite presque chez moi pour se tenir mieux au courant. C’est un zèle qu’on ne trouve pas toujours. Évidemment, personnellement, il est plutôt désagréable, il a de fort vilaines manières, et il est sale par-dessus le marché, mais du point de vue processif il est vraiment irréprochable. » En disant irréprochable, j’exagérais avec intention. Mais il m’a répondu : « Block est simplement malin. Il a amassé beaucoup d’expérience et il sait faire traîner son procès en longueur. Mais son ignorance est encore bien plus grande que sa malice. Que dirait-il s’il apprenait que son procès n’a pas encore commencé, que le coup de sonnette du

début n’a même pas été donné ? »

 

– Silence, Block », ajouta-t-il, car Block se mettait à se lever sur des genoux vacillants pour demander sans doute une explication.

 

C’était la première fois que l’avocat s’adressait directement à lui d’une façon un peu détaillée. Maître Huld regardait d’une prunelle fatiguée, moitié dans le vide, moitié vers Block, qui se laissa retomber lentement sur les genoux sous l’impression de ce regard.

 

« Ces déclarations du juge, continua maître Huld, n’ont aucune importance pour toi. Ne t’effraie donc pas au moindre mot. Si cela se répète, je ne t’en dirai plus rien. On ne peut pas lâcher une phrase sans que tu regardes comme si on prononçait ta condamnation. Rougis d’avoir une telle conduite devant mon client. Tu ébranles la confiance qu’il a placée en moi. Que veux-tu donc ? Ne vis-tu pas encore ? Ne restes-tu pas sous ma protection ? Stupide peur ! Tu as lu je ne sais où que la condamnation tombait dans bien des cas à un moment complètement imprévu et de n’importe quelle bouche ; à beaucoup de réserves près, ce n’est pas faux évidemment, mais il est tout aussi exact que ton inquiétude me répugne et que j’y vois un regrettable manque de confiance. Qu’ai-je donc dit ? J’ai répété les paroles d’un magistrat. Tu sais bien que les opinions les plus diverses s’accumulent autour des litiges. Ce juge, par exemple, fait commencer le procès à un autre moment que moi. Divergence de points de vue, c’est tout. À un certain moment du procès, une vieille tradition veut qu’on donne un coup de sonnette. Aux yeux de ce juge, c’est alors seulement que commencent les choses. Je ne peux pas te dire présentement tout ce qui réfute cette opinion, d’ailleurs tu ne le comprendrais pas, qu’il te suffise de savoir que bien des arguments l’infirment. »

 

Embarrassé, Block se mit à gratter la peau de la descente de lit. Sa crainte des déclarations du juge lui faisait oublier par moments l’esclavage dans lequel le tenait l’avocat ; il ne pensait plus alors qu’à soi et retournait les paroles du juge dans tous les sens.

 

« Block, dit Leni sur un ton de remontrance en le tirant légèrement en l’air par le col de son veston, laisse maintenant cette peau de bête et écoute l’avocat. »

 

K. ne comprenait pas comment son défenseur avait pu penser le ramener à lui par cette mise en scène. Elle eût suffi à le chasser s’il n’avait eu depuis longtemps l’intention de ne pas revenir.

 

 

  

  

  

 

  

  

  

 

  

  

  

 

 

Chapitre 9

 

À LA CATHÉDRALE

 

K. se trouva chargé de montrer quelques monuments artistiques à un client italien très utile à la banque et qui venait pour la première fois dans la ville. C’était une mission qui l’eût certainement fort honoré en d’autres temps, mais qu’il n’accepta cette fois qu’à contrecœur, car il n’arrivait plus à sauver son prestige à la banque qu’au prix des plus grands efforts. Toute heure qu’il passait hors du bureau lui causait d’énormes soucis ; il ne pouvait plus employer son temps de travail aussi utilement qu’autrefois ; il ne parvenait à passer bien des heures qu’en faisant semblant de s’occuper ; son inquiétude n’en était que plus grande quand il n’était pas à la banque. Il croyait voir alors le directeur adjoint, qui était toujours aux aguets, venir faire de petites visites dans son bureau, s’asseoir à sa table, perquisitionner dans ses papiers, recevoir des clients avec lesquels K. se trouvait depuis longtemps en relations presque amicales, les détourner de leur conseiller habituel et trouver même dans le travail de M. le Fondé de pouvoir de ces fautes dont K. se sentait maintenant menacé de toutes parts et qu’il ne pouvait plus éviter. Aussi, toutes les fois qu’on le chargeait de sortir pour aller voir quelque client ou même pour un petit voyage – ce qui s’était répété souvent ces derniers temps par un pur effet du hasard – il pensait toujours, si honorable que fût la mission, qu’on ne cherchait qu’à l’éloigner afin de contrôler son travail ou qu’on pensait pouvoir se passer facilement de lui. Il aurait d’ailleurs pu sans grande difficulté échapper à toutes ces missions, mais il ne l’osait pas, car, si légèrement que ses craintes fussent fondées, il les eût avouées en refusant. Aussi se donnait-il toujours l’air d’accepter de bon cœur ces sorties. À la veille d’un dur voyage de deux jours il avait même caché un grave refroidissement pour qu’on ne le remplaçât pas en objectant le mauvais temps. C’était en revenant, fou de névralgies, qu’il avait appris qu’on le destinait à escorter le gros client italien. La tentation de refuser avait été grande cette fois-là, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas d’un travail strictement professionnel ; le devoir mondain qu’il aurait à remplir avait évidemment une grande importance, mais non pour lui : il savait bien qu’il ne pouvait se maintenir que par des succès d’affaires et que, s’il n’y réussissait pas, personne ne lui tiendrait compte d’avoir plongé dans le plus grand ravissement ce monsieur qui venait d’Italie ; il ne voulait pas s’éloigner un seul jour du théâtre de son travail, redoutant trop de ne pouvoir plus rentrer, crainte qu’il reconnaissait lui-même extrêmement exagérée, mais qui l’oppressait malgré tout. Il n’arrivait cependant à trouver aucun prétexte qui fût plausible. Sans être grande, sa connaissance de l’italien suffisait pour guider un touriste, et le grand malheur était surtout qu’on lui savait à la banque quelques connaissances artistiques dont on s’était exagéré l’importance en apprenant qu’il avait été un temps membre du comité de protection des monuments artistiques de la ville – c’était d’ailleurs pour des raisons d’affaires. On avait su que l’Italien était un grand amateur d’art et on avait trouvé tout naturel de choisir K. pour l’escorter.

 

Ce matin-là, le temps était sale et pluvieux lorsqu’il arriva au bureau, fâché déjà de la journée qui l’attendait ; il était venu dès sept heures pour pouvoir expédier tout de même un peu de travail en attendant son visiteur. Il se trouvait très fatigué, car il avait passé la moitié de la nuit à étudier une grammaire italienne pour se remettre au courant, et la fenêtre à laquelle il n’était que trop accoutumé de s’asseoir depuis quelque temps l’attirait beaucoup plus que son bureau, mais il résista à la tentation et se mit à la besogne. Malheureusement, le domestique arriva juste à ce moment pour annoncer que M. le Directeur envoyait voir si M. le Fondé de pouvoir était déjà là et lui faisait demander de bien vouloir venir au salon de réception où attendait le monsieur d’Italie.

 

« J’y vais », dit K.

 

Il enfonça un petit dictionnaire dans sa poche, mit sous son bras un album des curiosités de la ville qu’il avait déjà préparé à l’intention de l’étranger et se dirigea vers le bureau du directeur en passant par celui de l’adjoint. Il se félicitait d’être venu si tôt et de pouvoir se trouver sur-lechamp à la disposition de la banque, car on ne devait pas s’attendre sérieusement à le rencontrer là ce matin.

 

Naturellement, le bureau du directeur adjoint était encore aussi désert qu’en pleine nuit ; le domestique avait dû venir chercher son chef et ne pas trouver âme qui vive.

 

Lorsque K. entra au salon, les deux messieurs quittèrent les fauteuils profonds dans lesquels ils étaient assis ; le directeur sourit aimablement, visiblement charmé de l’arrivée de K., et opéra immédiatement les présentations : l’Italien serra énergiquement la main de K. et parla en riant de quelqu’un qui se levait au chant du coq. K. ne comprit pas bien à qui se rapportait cette allusion ; l’Italien avait employé un mot étrange dont il ne saisit le sens qu’au bout d’un instant. Il répondit par quelques phrases de politesse ; l’étranger les prit encore en riant, il caressait nerveusement sa grosse moustache gris-bleu. Cette moustache devait être parfumée, on était presque tenté de la toucher et de la sentir. Quand ils furent tous assis et qu’on eut abordé les préliminaires, K. s’aperçut avec un grand malaise qu’il ne comprenait l’Italien que par moments. Quand ce monsieur parlait lentement, il saisissait à peu près tout ; mais ce n’était qu’une exception ; la plupart du temps, les discours coulaient de sa bouche comme d’une source ; il agitait la tête en même temps comme s’il en eût été ravi. Quand il parlait à cette vitesse il s’embrouillait régulièrement dans un dialecte qui n’avait plus rien d’italien pour K. mais que le directeur comprenait et parlait même couramment, ce que K. aurait dû prévoir, car le client était du sud de l’Italie où le directeur avait passé quelques années. K. s’aperçut qu’il lui serait très difficile de s’entendre avec l’étranger dont le français n’était pas plus intelligible que l’italien ; et puis sa barbe empêchait de voir le mouvement des lèvres qui aurait peut-être aidé l’auditeur. K. commença donc à prévoir une foule de désagréments, mais renonça provisoirement à essayer de comprendre en présence du directeur qui le faisait si facilement, l’effort était bien inutile, et il se contenta de regarder d’un air chagrin l’aisance que l’Italien gardait tout en restant plongé au fond de son fauteuil ; il tiraillait fréquemment son petit veston collant et une fois, en levant les bras et en faisant tourner les mains, il essaya de représenter quelque chose que K. n’arriva pas à comprendre bien qu’il se penchât en avant pour observer plus attentivement. Finalement, la fatigue reprit K. ; il ne suivit plus que passivement, en observant machinalement les yeux, les alternances du discours, et, à son grand effroi, il se surprit à temps sur le point de se lever, de tourner le dos et de partir tant il était distrait et las. Mais l’Italien, ayant enfin regardé sa montre, se leva rapidement et, après avoir pris congé du directeur, s’approcha de K. si près que celui-ci dut reculer son fauteuil pour conserver la liberté de ses mouvements. Le directeur, lisant certainement dans ses yeux la détresse où il se trouvait en face de cet Italien, se mêla alors à la conversation, et si finement qu’il eut l’air de ne donner que de petits conseils alors qu’en réalité il expliquait brièvement à K. tout ce que disait le client qui ne cessait de lui couper la parole.

 

K. apprit ainsi que l’Italien avait encore quelques affaires à régler et que, faute de temps pour tout, il abandonnait l’intention de visiter toutes les curiosités ; il préférait se limiter – si K. était du même avis : le dernier mot lui revenait – à explorer la cathédrale, mais à fond. Il se disait extrêmement heureux d’avoir à faire cette visite en compagnie d’un homme aussi habile qu’érudit – c’était pour K., qui ne s’occupait malheureusement que de ne pas l’écouter pour pouvoir saisir au vol les paroles du directeur – et le priait de bien vouloir se trouver à la cathédrale deux heures plus tard, c’est-à-dire à dix environ, si ce moment lui convenait. Il espérait pouvoir venir sûrement à ce moment-là.

 

K. répondit dans le sens demandé, l’Italien serra la main du directeur, puis celle de K., puis encore celle du directeur, et partit escorté des deux hommes ; il n’était plus tourné vers eux qu’à moitié, mais il continuait à parler ; à la porte, K. resta encore un instant avec le directeur qui avait l’air plus souffrant ce jour-là et qui crut devoir s’excuser auprès de lui ; il dit à K. en le gardant tout près qu’il avait eu d’abord l’intention d’accompagner lui-même l’Italien, mais – il ne donna pas de raison plus précise – qu’il avait mieux aimé ensuite lui envoyer K.

 

Si K. ne comprenait pas très bien dès le début, qu’il n’en fût pas déconcerté, il ne tarderait pas à le faire, et s’il ne pouvait pas tout saisir ce ne serait pas un grand malheur, car l’Italien n’attachait pas une telle importance à être compris. K. parlait d’ailleurs un italien excellent et se tirerait merveilleusement d’affaire. Ce fut là-dessus que K. partit. Il passa le temps qui lui restait encore à chercher dans le dictionnaire et à copier sur un carnet les mots rares dont il avait besoin pour l’explication de la cathédrale. C’était un travail horriblement ennuyeux ; des domestiques apportaient le courrier, des employés venaient pour poser des questions, et, voyant K. plongé dans son labeur, restaient sur le seuil de la porte mais ne repartaient pas qu’on ne les eût entendus ; quant au directeur adjoint, ne voulant pas perdre l’occasion de déranger K., il arrivait à chaque instant, lui prenait le dictionnaire de la main et le feuilletait visiblement sans aucun motif ; des clients apparaissaient dans la pénombre de l’antichambre toutes les fois que la porte s’ouvrait et s’inclinaient en hésitant, car ils voulaient se faire apercevoir, mais ils n’étaient pas sûrs qu’on les vît. Ce petit univers dont K. était le centre évoluait autour de lui pendant qu’il rassemblait les mots dont il allait avoir besoin, les cherchait dans le dictionnaire, s’exerçait à les prononcer puis essayait finalement de les apprendre par cœur. Mais sa mémoire, si bonne autrefois, semblait l’avoir abandonné ; il lui en venait par moments une telle fureur contre cet italien qui lui donnait pareil labeur qu’il enterrait son dictionnaire sous les papiers avec la ferme résolution de cesser de se préparer ; mais il ne tardait pas à reconnaître qu’il ne pourrait tout de même pas rester en face des œuvres d’art de la cathédrale à faire les cent pas sans rien dire en compagnie de l’étranger et il ressortait le dictionnaire avec encore plus de fureur.

 

Juste au moment où il allait partir – il était neuf heures et demie – le téléphone l’appela ; c’était Leni qui venait lui dire bonjour et lui demander de ses nouvelles ; K. la remercia hâtivement et lui dit qu’il ne pouvait pas lui parler davantage parce qu’il était obligé de se rendre à la cathédrale.

 

« À la cathédrale ! s’écria Leni.

 

–  Mais oui, dit K., à la cathédrale.

 

–  Pourquoi donc à la cathédrale ? » dit Leni.

 

K. chercha à le lui expliquer rapidement, mais à peine avait-il commencé que Leni déclara brusquement :

 

« On te harcèle ! »

 

Cette compassion qu’il ne demandait pas et qu’il n’avait pas attendue ne plut pas à K., il prit donc congé en deux mots ; mais, en raccrochant le récepteur, il dit, moitié pour lui, moitié pour la jeune fille qui ne l’entendait plus :

 

« Oui, c’est vrai, on me harcèle ! »

 

Cependant, le temps avait passé, et il risquait presque maintenant d’être en retard. Il fila en automobile ; il avait eu juste le temps de se rappeler au dernier moment le recueil de photographies qu’il n’avait pas eu l’occasion de donner le matin et il était allé le chercher. Il le garda sur ses genoux, et ne cessa pendant tout le trajet de tambouriner avec impatience sur cet album. Quoique la pluie se fût un peu calmée, le temps restait froid, humide et sombre ; on verrait mal dans la cathédrale, et avec la longue station qu’il faudrait taire sur ces dalles glacées, le refroidissement de K. s’aggraverait considérablement.

 

La place de la cathédrale était complètement vide, K. se rappela que tout enfant il avait déjà remarqué que les maisons de cette place étroite avaient toujours les rideaux baissés. Avec le temps qu’il faisait ce jour-là c’était une chose qu’on comprenait plus facilement. La cathédrale paraissait vide, comme la place ; personne n’avait l’idée d’y venir à cette heure-là. Il parcourut les deux nefs latérales et n’y trouva qu’une vieille femme emmitouflée dans un fichu qui se tenait agenouillée devant une statue de la Vierge. Il aperçut aussi de loin un sacristain boiteux qui disparut par une porte dans un mur. K. avait été ponctuel ; dix heures sonnaient juste au moment où il entrait, mais l’Italien n’était pas encore là. Il revint donc à l’entrée principale, y resta un instant, perplexe, puis fit le tour de la cathédrale sous la pluie pour voir si le client de la banque ne l’attendait pas par hasard à une autre porte. Il ne le trouva nulle part. Le directeur s’était donc trompé sur l’heure ? Allez comprendre cet Italien ! Quoi qu’il en fût, K. devait commencer par attendre au moins une demiheure. Comme il était fatigué il chercha à s’asseoir et rentra dans la cathédrale où il trouva sur une marche un petit morceau de tapis qu’il poussa de la pointe du soulier jusqu’au pied du banc le plus proche ; il s’enveloppa plus étroitement de son manteau, releva son col et s’assit. Pour se distraire, il ouvrit l’album et se mit à le feuilleter, mais il ne tarda pas à y renoncer, car il faisait si sombre qu’on ne pouvait pas distinguer le moindre détail du bas-côté le plus voisin.

 

Un grand triangle de flammes de cierges brillait au loin sur le maître-autel. K. n’aurait pas su dire s’il les avait déjà vues. Peut-être venait-on à peine de les allumer. Les sacristains sont silencieux par profession, on ne les remarque pas. En se retournant par hasard, il aperçut derrière lui, à quelques pas, contre un pilier, un grand cierge qui brûlait aussi. Si beau que ce fût, c’était insuffisant pour éclairer les sculptures qui se trouvaient presque toutes dans l’ombre des bas-côtés ; l’obscurité n’était qu’accrue par ces lumières. L’Italien avait donc agi avec autant de discernement que d’impolitesse en ne venant pas ; il n’aurait rien pu voir. On aurait été obligé de se contenter d’explorer quelques statues pouce par pouce avec la lampe de poche de K.

 

Pour voir ce que cette méthode donnait, K. se dirigea vers une petite chapelle latérale, monta quelques marches et, se penchant sur la balustrade de marbre, éclaira le bas-relief de l’autel. La lumière du tabernacle contrariait celle de la lampe électrique. La première chose qu’il aperçut ou devina fut un grand chevalier cuirassé de son armure qui était sculpté sur l’un des bords du bas-relief.

 

Il s’appuyait sur son épée qu’il avait plantée devant lui dans le sol nu – d’où ne sortait que de loin en loin une petite tige d’herbe – et semblait observer attentivement une scène qui devait se passer devant ses yeux. On était étonné de voir qu’il restait ainsi sur place sans s’approcher. Peut-être montait-il la garde. K., qui n’avait plus vu de bas-relief depuis longtemps, s’attarda à examiner le chevalier, bien qu’il fût constamment contraint de cligner des yeux, car il ne pouvait supporter la lumière verte de la lampe. En en promenant le rayon sur le reste de l’autel il découvrit une mise au tombeau conforme au modèle courant et qui était d’ailleurs de facture récente. Il rentra alors sa lampe et retourna à sa place.

 

Il devait être devenu inutile d’attendre encore l’Italien, mais dehors il pleuvait sûrement à torrents, et comme K. trouvait l’église moins froide qu’il n’avait pensé d’abord, il décida de rester là pour le moment. La grande chaire se dressait près de lui. Sur son petit toit rond, on avait disposé obliquement deux croix d’or nues qui se touchaient par la pointe. Le revêtement extérieur de l’appui et la partie qui le séparait de la colonne étaient ornés de pampres verts parmi lesquels s’ébattaient de petits anges.

 

K. s’avança près de la chaire et l’examina sous toutes ses faces. La sculpture de la pierre était extrêmement fouillée, l’ombre profonde qui régnait entre les feuillages et celles qu’ils portaient sur le fond semblaient incrustées dans le relief ; K. mit sa main dans l’un des creux et tâta prudemment la pierre ; il ne s’était jamais aperçu de l’existence de cette chaire. À ce moment-là un hasard lui fit remarquer, derrière la première rangée de bancs, un bedeau qui se tenait debout, dans une longue robe noire et flottante et s’occupait à regarder une tabatière dans sa main gauche.

 

« Que veut cet homme ? pensa K. Lui serais-je suspect ?

Cherche-t-il un pourboire ? »

 

Mais quand le bedeau vit que K. le remarquait, il lui montra on ne sait quel endroit, du bout de son index qui maintenait encore contre le pouce une petite prise de tabac. Son geste était presque incompréhensible, K. attendit encore un instant, mais le bedeau ne cessa pas son geste et confirma en hochant la tête qu’il donnait une indication.

 

« Que veut-il donc ? » se demanda K. à voix basse.

 

N’osant appeler en de tels lieux il sortit son portemonnaie et traversa la première rangée de bancs pour rejoindre l’homme. Mais l’autre fit non de la main, haussa les épaules et partit en boitillant. C’était en marchant d’une façon semblable à ce boitillement rapide que K. essayait dans son enfance d’imiter le mouvement d’un cavalier sur son cheval.

 

« Quel enfant ! pensa K., il a juste encore assez de raison pour le service de l’église. Comme il s’arrête quand je m’arrête ! Comme il m’épie quand je repars ! »

 

Il le suivit en souriant tout le long de la nef latérale presque jusqu’à hauteur du maître-autel. Le vieux ne cessait de lui montrer quelque chose, mais K. se refusait à regarder, pensant que le geste du bedeau n’avait d’autre but que de l’empêcher de le suivre. Finalement, il le laissa, ne voulant pas trop l’inquiéter ; il ne fallait pas l’effaroucher si l’Italien devait encore venir.

 

En repassant par la grande nef pour retrouver la place à laquelle il avait laissé son album, il remarqua contre un pilier qui touchait presque les bancs du chœur une petite chaire supplémentaire, toute simple, en pierre blanche et nue. Elle était si petite que de loin elle avait l’air d’une niche encore vide destinée à recevoir une statue. Le prédicateur ne pouvait sûrement pas s’éloigner de l’appui d’un seul pas. De plus, la voûte de pierre de la chaire commençait extrêmement bas et s’élevait sans aucun ornement, mais suivait une telle courbe qu’un homme de taille moyenne ne pouvait se tenir droit dans la tribune et se trouvait obligé de rester constamment penché en dehors de l’appui. Le tout semblait organisé pour le supplice du prédicateur, on ne comprenait pas à quoi cette chaire pouvait servir alors qu’on en avait à sa disposition une autre qui était si grande et ornée avec tant d’art.

 

Cette petite chaire n’aurait d’ailleurs pas frappé K. si elle n’avait été éclairée par une lampe du genre de celles qu’on allume avant le sermon. Allait-il y avoir un sermon ? Dans cette église vide ? K. regarda l’escalier de la chaire qui montait en spirale autour du pilier et qui était si étroit qu’on eût dit qu’il n’avait pas été construit pour l’usage des hommes mais simplement comme motif ornemental. Pourtant, sur les derniers degrés – K. en sourit d’étonnement – un prêtre se tenait bien là, une main posée sur la rampe et prêt à monter l’escalier, le regard dirigé sur K. Il fit même un signe de tête, sur quoi K. se signa et s’inclina, ce qu’il aurait dû faire plus tôt. Le prêtre prit un petit élan et se mit à monter à pas courts et rapides. Allait-il donc vraiment commencer un sermon ? Le bedeau de tout à l’heure était-il moins privé de raison qu’il n’en avait l’air ? Avait-il voulu amener K. au prédicateur, ce qui s’expliquait en effet dans une église aussi déserte ? Mais n’y avait-il pas d’autre part, devant une statue de la Vierge, une vieille femme qu’on aurait dû amener aussi, et, s’il devait se donner un sermon, pourquoi n’y préludait-on pas par les orgues ? Mais les orgues se taisaient et ne scintillaient que faiblement du haut des ténèbres où elles nichaient sous la voûte.

 

K. se demanda s’il ne devait pas se dépêcher de s’en aller ; s’il ne le faisait pas maintenant, il devrait y renoncer pour tout le temps du sermon ; il serait obligé de rester, et c’était une telle perte de temps ! Il y avait déjà longtemps qu’il pouvait ne plus se considérer comme tenu d’attendre l’Italien, il regarda sa montre ; elle marquait onze heures. Mais pouvait-on vraiment prêcher dans ce désert ? K. pouvait-il représenter à lui seul tout le troupeau des fidèles ? Et s’il n’était qu’un touriste de passage ? Au fond, n’en était-il pas un ? Il n’était pas imaginable qu’on allât prêcher maintenant, un jour de semaine, à onze heures, par le plus horrible des temps. L’abbé – ce jeune homme brun au visage rasé ne pouvait être qu’un abbé – ne montait sûrement là-haut que pour éteindre cette lampe qu’on avait dû allumer par erreur.

 

Mais il n’en était pas ainsi ; au contraire, ayant examiné la lampe, il en remonta la mèche, puis se retourna lentement vers l’appui et en saisit le rebord à deux mains. Il resta un instant dans cette position, regardant à l’entour sans remuer la tête. K. s’était reculé et se tenait maintenant devant le premier banc, les bras posés sur l’accoudoir. Il vit dans le flou, quelque part, le bedeau qui s’accroupissait paisiblement, le dos voûté comme un homme qui a fini son travail. Quel silence dans cette cathédrale ! Il fallait pourtant que K. le troublât ; il n’avait pas l’intention de rester ; si l’abbé était obligé de venir prêcher dans l’église à une heure déterminée, sans tenir compte du public, il n’avait qu’à le faire ; il y réussirait tout aussi bien sans l’assistance de K., car la présence de ce seul auditeur n’accroîtrait sûrement pas beaucoup l’effet de la prédication. K. se mit donc lentement en mouvement, traversa la nef le long du banc, en tâtonnant de la pointe des pieds, arriva dans l’allée centrale et redescendit sans accroc, à ceci près que les dalles de pierre résonnaient au moindre pas et que les voûtes répétaient le bruit de sa marche en plus sourd, suivant les lois d’une infatigable progression, avec des échos variés.

 

Il se sentait un peu perdu en traversant sous les yeux du prêtre ces longues rangées de bancs vides ; la taille de la cathédrale lui semblait juste à la limite de ce que l’homme peut supporter. En passant devant son ancienne place il saisit au vol son album sans s’arrêter un seul instant.

 

Il était sur le point de quitter la zone des bancs et approchait déjà de l’espace libre qui le séparait de la sortie quand il entendit pour la première fois la voix du prêtre. C’était une voix puissante et cultivée. Comme elle résonna dans l’église toute prête à la recevoir ! Mais ce n’étaient pas les fidèles que l’ecclésiastique appelait, il n’y avait pas à s’y tromper ni à chercher d’échappatoire :

il venait d’appeler : Joseph K.

 

K. s’arrêta net, les yeux au sol. Il était encore libre, il pouvait encore avancer et s’échapper par l’une des trois petites portes ténébreuses qu’il découvrait à quelques pas de lui. Cela signifierait qu’il n’avait pas compris ou tout au moins que, s’il avait compris, il ne se souciait pas de ce qu’on lui disait. Tandis que, s’il se retournait, c’était fini, il était pris, il avouait qu’il avait bien compris, qu’il était bien celui qu’on appelait et qu’il était prêt à obéir.

 

Si le prêtre avait répété, K. serait certainement parti, mais, comme le silence dura aussi longtemps qu’il attendit, il tourna légèrement la tête pour voir ce que faisait l’abbé. L’abbé était resté en chaire aussi calme qu’auparavant, mais on voyait nettement qu’il avait remarqué le geste de K. Il eût été désormais enfantin de ne pas se retourner complètement. K. exécuta donc un demi-tour et vit que le prêtre lui faisait signe de se rapprocher. Comme tout était net maintenant, il se rendit vers la chaire à grands pas – à la fois par curiosité et pour hâter le terme de l’affaire. Il s’arrêta à la hauteur des premiers bancs, mais la distance était encore trop grande aux yeux du prêtre qui lui montra du bout de l’index en tendant le bras une place tout près de la chaire. K. obéit, à l’endroit indiqué il était déjà obligé de renverser fortement la tête pour voir son interlocuteur.

 

« Tu es Joseph K., dit l’abbé.

 

–  Oui », dit K. en songeant avec quelle franchise il prononçait autrefois son nom.

 

Depuis quelque temps, au contraire, ce lui était un vrai supplice ; et maintenant tout le monde savait ce nom.

 

Qu’il était beau de n’être connu qu’une fois qu’on s’était présenté !

 

« Tu es accusé, dit l’abbé d’une voix extrêmement basse.

 

–  Oui, dit K., on m’en a avisé.

 

–  Alors, tu es celui que je cherche, dit l’abbé. Je suis l’aumônier de la prison.

 

–  Ah ! bien, dit K.

 

–  Je t’ai fait venir ici, dit l’abbé, pour te parler.

 

–  Je ne le savais pas, dit K. J’étais venu ici pour montrer la cathédrale à un Italien.

 

–  Laisse là l’accessoire, dit l’abbé. Que tiens-tu dans ta main ? Est-ce un livre de prières ?

 

–  Non, répondit K., c’est un album des curiosités de la ville.

 

–  Lâche-le », lui dit l’abbé.

 

K. le jeta si violemment qu’il se déchira en claquant et roula sur le sol.

 

« Sais-tu que ton procès va mal ? demanda l’abbé.

 

–  C’est bien ce qu’il me semble, dit K. Je me suis donné beaucoup de mal, mais jusqu’ici sans résultat ; à vrai dire, ma requête n’est pas encore terminée.

 

–  Comment penses-tu que cela finira ? dit l’abbé.

 

–  Autrefois, je pensais, dit K., que mon procès finirait bien, mais maintenant j’en doute parfois. Je ne sais pas comment il finira. Le sais-tu, toi ?

 

–  Non, dit l’abbé, mais je crains qu’il ne finisse mal. On te tient pour coupable. Ton procès ne sortira peut-être pas du ressort d’un petit tribunal. Pour le moment, on considère du moins ta faute comme prouvée.

 

–  Mais je ne suis pas coupable ! dit K., c’est une erreur. D’ailleurs, comment un homme peut-il être coupable ?

Nous sommes tous des hommes ici, l’un comme l’autre.

 

–  C’est juste, répondit l’abbé, mais c’est ainsi que parlent les coupables.

 

–  Es-tu prévenu contre moi, toi aussi ? demanda K.

 

–  Je n’ai pas de prévention contre toi, répondit l’abbé.

 

–  Je te remercie, dit K. Mais tous ceux qui s’occupent du procès ont une prévention contre moi. Ils la font partager à ceux qui n’ont rien à y voir, ma situation devient de plus en plus difficile.

 

–  Tu te méprends sur les faits, dit l’abbé. La sentence ne vient pas d’un seul coup, la procédure y aboutit petit à petit.

 

–  Voilà donc où j’en suis, dit K. en laissant retomber la tête.

 

–  Que vas-tu faire maintenant pour ton procès ? demanda l’abbé.

 

–  Je vais encore chercher de l’aide, dit K. en relevant la tête pour voir ce que l’ecclésiastique en pensait. Il y a certaines possibilités que je n’ai pas encore exploitées.

 

–  Tu vas trop chercher l’aide des autres, et surtout celle des femmes, lui répondit l’abbé d’un air désapprobateur. Ne t’aperçois-tu donc pas qu’elles ne sont pas d’un vrai secours ?

 

–  Parfois, dit K., et même souvent, je pourrais te donner raison, mais pas toujours. Les femmes ont une grande puissance. Si j’arrivais à décider quelques femmes que je connais à se liguer pour travailler en ma faveur je finirais bien par aboutir. Surtout avec cette justice où l’on ne trouve guère que des coureurs de jupons. Montre une femme au loin au juge d’instruction, il renversera sa table et l’accusé pour pouvoir arriver à temps. »

 

L’abbé pencha la tête vers l’appui ; c’était la première fois qu’il semblait oppressé par le toit de la chaire. Quel temps pouvait-il faire dehors ? Ce n’était plus une journée grise, c’était déjà la pleine nuit. Nulle couleur des grands vitraux n’arrivait à couper du moindre reflet l’ombre des murs.

 

Et c’était pourtant maintenant que le sacristain se mettait à éteindre l’un après l’autre tous les cierges du maître-autel.

 

« M’en veux-tu ? demanda K. à l’abbé. Tu ne sais peutêtre pas quelle justice tu sers. »

 

Il ne reçut pas de réponse.

 

« Je n’ai parlé que de mes expériences », dit K.

 

Mais nulle réponse ne vint encore de là-haut.

 

« Je ne voulais pas t’offenser », dit K.

 

Mais l’abbé lui cria d’en haut :

 

« Ne vois-tu donc pas à deux pas ? »

 

Il avait crié dans la colère, mais en même temps comme un homme qui, voyant tomber quelqu’un, crie lui-même involontairement parce qu’il se sent effrayé.

 

Et maintenant ils se taisaient tous deux. L’abbé ne pouvait certainement pas distinguer K. dans les ténèbres qui régnaient en bas de la chaire alors que K. le voyait nettement dans la lumière de la petite lampe. Pourquoi l’abbé ne descendait-il pas ? Il n’avait pas tenu de sermon, mais donné simplement à K. quelques indications qui lui feraient probablement plus de tort que de bien s’il en tenait scrupuleusement compte. Pourtant, la bonne intention de l’abbé paraissait hors de doute.

 

K. pourrait s’entendre avec lui s’il descendait de sa chaire, il n’était pas impossible que le prêtre lui donnât un conseil acceptable et décisif qui lui montrerait, par exemple, non comment on pouvait influencer la procédure, mais comment on pouvait sortir de l’encerclement du procès, comment on pouvait le contourner et vivre en dehors de lui. Cette possibilité devait forcément exister, K. avait souvent pensé à elle dans les derniers temps. Mais si l’abbé la connaissait la révélerait-il quand on l’en prierait ? N’appartenait-il pas lui-même à la justice ? N’avait-il pas lui-même fait violence à la douceur de son naturel pour vitupérer rudement K. lorsqu’il avait attaqué le tribunal ?

 

« Ne veux-tu pas descendre ? demanda K. Il n’y a pas de sermon à faire. Viens vers moi.

 

– Oui, maintenant je peux venir », dit l’abbé.

 

Il se repentait peut-être d’avoir crié. En décrochant la lampe il dit :

 

« J’étais obligé de commencer par parler de loin. Quand je ne le fais pas je me laisse trop facilement influencer et j’en oublie mon ministère. »

 

K. l’attendit au pied de l’escalier. L’abbé lui tendit la main au passage avant même d’être en bas.

 

« Peux-tu me donner un peu de temps ? demanda K.

 

–  Autant que tu voudras, » dit l’abbé en tendant à K. la petite lampe pour la lui faire porter. Même de près il conservait dans toute sa personne une certaine solennité.

 

« Tu es très aimable pour moi », dit K.

 

Ils allaient et venaient l’un à côté de l’autre dans les ténèbres du bas-côté.

 

« Tu es une exception parmi les gens de justice. J’ai plus de confiance en toi qu’en tout autre d’entre eux quoique j’en connaisse beaucoup. Avec toi, je peux parler franchement.

 

–  Ne te méprends pas, dit l’abbé.

 

–  Sur quoi me méprendrais-je donc ? demanda K.

 

–  C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi : « Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme ce réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit : “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais distoi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle, Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui on s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir ? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille : “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. ”

 

–  Le gardien a donc trompé l’homme, dit aussitôt K. que l’histoire avait vivement intéressé.

 

–  Ne te hâte pas de juger, dit l’abbé, n’adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. Je t’ai raconté l’histoire dans le texte de l’Écriture. On n’y dit pas que l’homme ait été trompé.

 

–  C’est pourtant évident, dit K. Le gardien n’a parlé que quand il a été trop tard.

 

–  Il n’avait pas encore été interrogé, dit l’abbé, songe aussi qu’il n’était qu’une simple sentinelle et que comme sentinelle il a fait tout son devoir.

 

–  Pourquoi crois-tu qu’il ait fait tout son devoir ? demanda K. Il ne l’a pas fait. Son devoir était peut-être d’éloigner les étrangers, mais il aurait dû laisser passer cet homme auquel l’entrée était destinée.

 

–  Tu ne respectes pas assez l’Écriture, tu changes l’histoire, dit l’abbé. L’histoire contient, au sujet de l’entrée, deux importantes déclarations du gardien, l’une au début, l’autre à la fin. La première dit qu’il ne pouvait laisser entrer l’homme à ce moment, et l’autre : « Cette entrée n’était faite que pour toi. » S’il y avait une contradiction entre ces deux explications tu aurais peutêtre raison, le gardien aurait trompé l’homme. Mais il n’y a pas de contradiction. La première explication annonce même la deuxième. On pourrait presque dire que le gardien outrepassait son devoir en permettant à l’homme d’envisager la possibilité de pénétrer plus tard. Il semble qu’à ce moment-là son devoir ait été simplement de refuser l’entrée à l’homme et, de fait, bien des exégètes s’étonnent que le gardien ait pu laisser passer une telle allusion, car il paraît aimer l’exactitude et fait scrupuleusement son devoir. Il veille de longues années sans abandonner son poste et ne ferme la porte que tout à fait à la fin ; il a conscience de l’importance de sa mission, car il dit : « Je suis puissant », et il respecte ses supérieurs puisqu’il déclare : « Je ne suis que la dernière des sentinelles. » Il n’est pas bavard puisqu’il ne pose de longtemps que des questions indifférentes, comme dit le texte de l’Écriture ; il n’est pas vénal puisqu’il dit quand il accepte des cadeaux : « Je ne les prends que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose » ; il ne se laisse ni émouvoir ni irriter quand il s’agit de l’accomplissement de son devoir puisqu’il est dit de l’homme : « Il fatigue la sentinelle de ses prières » ; enfin, son physique lui-même annonce un caractère pédant, car il a un grand nez pointu et une longue barbe rare et noire à la tartare. Peut-on trouver plus fidèle portier ? Mais il est dans son caractère d’autres traits qui sont extrêmement favorables à celui qui demande l’entrée et qui nous expliquent en tout cas que le gardien ait pu outrepasser son devoir en laissant percer l’allusion dont je parlais au sujet des possibilités que l’homme du pays pouvait avoir plus tard de pénétrer au cœur de la Loi. On ne saurait nier en effet que ce portier ne soit un peu naïf et vaniteux – ce qui découle de naïf dans une certaine mesure. Quelque exactes que soient ses déclarations au sujet de sa puissance et de celle des autres gardiens, dont il dit qu’il ne pourrait lui-même soutenir la vue, quelque exactes, disje, que soient ces déclarations, le ton sur lequel il les fait montre que sa façon de voir est troublée par la naïveté et l’orgueil. Les glossateurs disent à ce propos qu’on peut à la fois comprendre une chose et se méprendre à son sujet. De toute façon on est forcé d’admettre que, si faiblement que se manifestent cet orgueil et cette naïveté, ils réduisent l’efficacité de la surveillance de l’entrée, il y a des trous dans le caractère du gardien. Il faut ajouter à cela que le portier semble être aimable par nature. Il ne reste pas toujours officiel. Il plaisante dès le début en invitant l’homme à entrer malgré la défense qu’il maintient, puis, au lieu de le renvoyer, il lui donne, dit-on, lui-même un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. La patience avec laquelle il souffre pendant des années les insistances de l’homme le montre accessible à la pitié, comme aussi les petites conversations qu’il engage, les présents qu’il accepte et la générosité avec laquelle il permet à l’homme de maudire à ses côtés la cruauté du hasard qu’il représente pourtant ici, lui le portier. Tous n’auraient pas agi ainsi. Et finalement ne s’abaisse-t-il pas vers l’homme sur un simple signe pour lui donner la possibilité de poser sa suprême question ? On ne peut relever de traces d’impatience que dans les mots : « Tu es insatiable » ; encore le portier sait-il qu’à ce moment tout est fini ; bien des gens vont même plus loin et disent que cette parole exprime une sorte d’admiration amicale, bien qu’à vrai dire légèrement condescendante. De toute façon le personnage du gardien se présente tout autrement que tu ne le pensais.

 

–  Tu connais mieux l’histoire que moi et depuis plus longtemps, dit K.

 

Puis ils se turent un instant, au bout duquel K. déclara :

 

« Tu penses donc que l’homme n’a pas été trompé ?

 

–  Ne te méprends pas à mes paroles, répondit l’abbé. Je me contente d’exposer les diverses thèses en présence. N’attache pas trop d’importance aux gloses. L’Écriture est immuable et les gloses ne sont souvent que l’expression du désespoir que les glossateurs en éprouvent. Dans le cas que nous considérons, il y a même des commentateurs qui voudraient que ce fût le gardien qui eût été trompé.

 

–  Voilà qui va loin, dit K. Et comment le prouvent-ils ?

 

–  Cette affirmation, dit l’abbé, s’appuie sur la naïveté du portier. On dit qu’il ne connaît pas l’intérieur de la Loi, mais seulement le chemin qu’il fait devant la porte. Les glossateurs tiennent pour enfantine l’idée qu’il a de l’intérieur et pensent qu’il redoute lui-même ce dont il veut faire peur à l’homme ; et qu’il le redoute même plus que l’homme, car celui-ci ne demande qu’à entrer, même quand on lui a parlé des terribles sentinelles, tandis que le gardien, lui, ne veut pas entrer du moins n’en est-il pas question. D’autres disent bien qu’il faut qu’il soit déjà entré, puisqu’il a été pris au service de la Loi et que l’engagement n’a pu se passer qu’à l’intérieur. Mais on a le droit de leur répondre qu’il peut aussi bien avoir été nommé de l’intérieur sans entrer et que de toute façon il ne saurait être allé bien loin puisqu’il ne peut déjà plus soutenir la vue de la troisième sentinelle. D’ailleurs, il n’est dit nulle part qu’au cours des nombreuses années pendant lesquelles l’homme attend, le portier raconte jamais quoi que ce soit de l’intérieur si l’on excepte sa réflexion au sujet des sentinelles. Il se pourrait évidemment qu’il lui fût défendu d’en parler, mais il n’en dit rien non plus. On conclut de tout cela qu’il ignore et l’apparence et l’importance de l’intérieur et qu’il se trompe à leur sujet. Et il se trompe aussi sur l’homme de la campagne, car il est inférieur à cet homme et il ne le sait pas. Qu’il le traite en inférieur, cela se voit à nombre de passages dont tu dois te souvenir encore. Mais qu’en réalité il lui soit inférieur, la thèse que je t’expose ici déclare que c’est tout aussi net. D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or, l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui plaît ; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S’il s’assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement ; l’histoire ne mentionne pas qu’il y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir ; il n’a pas le droit de s’éloigner à l’extérieur, ni non plus, selon toute apparence, de pénétrer à l’intérieur, même s’il le veut. De plus, s’il est au service de la Loi, il ne la sert qu’en ce qui concerne cette entrée ; il ne sert donc effectivement que pour cet homme auquel l’entrée est destinée, et c’est encore une raison de voir en lui son subalterne, Il faut admettre qu’il a dû faire son service inutilement bien des années – tout un âge d’homme pour ainsi dire – car il est dit qu’un homme vient, un homme mûr par conséquent, ce qui suppose que le gardien a dû attendre très longtemps avant de remplir son office, attendre, pour être précis, autant qu il a pu plaire à l’homme qui est venu quand il a voulu. Et il n’est pas jusqu’à la fin de sa faction qui ne dépende de cet homme puisqu’elle ne cesse qu’à la mort du visiteur ; il lui reste donc subordonné jusqu’au bout. Or, le texte montre à chaque instant que le gardien semble ignorer tout cela. Les glossateurs n’y voient d’ailleurs rien de surprenant, car il se trompe, à leur avis, encore plus grossièrement sur un autre point, savoir sur son propre métier. Ne dit-il pas en effet à la fin : « Maintenant je pars et je ferme » ? Mais il était dit au début que la porte de la Loi était ouverte comme toujours ; or, si elle est ouverte « toujours », c’està-dire indépendamment de la durée de la vie de l’homme auquel elle est destinée, la sentinelle elle-même ne pourra pas la fermer. Ici les opinions divergent. D’aucuns disent que le gardien, en déclarant qu’il va fermer la porte, ne veut que donner une réponse, d’autres qu’il veut souligner son devoir, d’autres enfin qu’il cherche à plonger l’homme dans un dernier remords, dans un dernier regret. Mais un grand nombre de glossateurs sont d’accord pour affirmer qu’il ne pourra pas fermer la porte. Ils pensent même qu’à la fin tout au moins, la sentinelle reste inférieure en savoir à l’homme, car l’homme voit l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi, alors que le gardien reste toujours le dos tourné à l’entrée en sa qualité de sentinelle et ne témoigne par aucune déclaration qu’il ait remarqué un changement.

 

–  Voilà qui est bien fondé, dit K., qui avait suivi certains passages de l’explication de l’abbé en les répétant à mivoix. Voilà qui est bien fondé, et je crois moi aussi maintenant que le gardien est dupe. Mais cela ne supprime pas ma première opinion qui coïncide même en partie avec celle que je viens d’acquérir. Peu importe en effet que le gardien voie clair ou non. Je disais que l’homme est trompé. Si le gardien voit clair, on pourrait en douter, mais s’il est trompé, l’homme aussi doit l’être à plus forte raison. Le gardien cesse dans ce cas d’être un trompeur, mais il apparaît si naïf qu’on devrait le chasser immédiatement. Songe en effet que si l’erreur où il se trouve ne lui nuit pas, elle est mille fois dangereuse pour l’homme.

 

–  Tu touches ici à la thèse opposée, lui dit l’abbé. Certains commentateurs déclarent en effet que l’histoire ne donne à personne le droit de juger le portier. Quel qu’il nous apparaisse, il n’en reste pas, moins un serviteur de la Loi ; il appartient donc à la Loi ; il échappe donc au jugement humain. Et dans ce cas on doit cesser aussi de le croire inférieur à l’homme. Car le seul fait d’être lié par son service à une entrée – fût-ce une seule – de la Loi, le place incomparablement plus haut que l’homme qui vit dans le monde si librement que ce soit. C’est la première fois que l’homme vient à la Loi, le gardien, lui, s’y trouve déjà. C’est la Loi qui l’emploie ; douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi.

 

–  Je ne suis pas de cet avis, dit K. en hochant la tête. Car si on l’adopte, il faut croire tout ce que dit le gardien. Or, ce n’est pas possible, tu en as longuement exposé les raisons toi-même.

 

–  Non, dit l’abbé, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire.

 

–  Triste opinion, dit K., elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde. »

 

K. termina sur cette observation, mais ce n’était pas son jugement définitif. Il était trop fatigué pour pouvoir approfondir jusque dans ses dernières conséquences toute la portée de cette histoire, et puis elle poussait sa pensée dans des voies inaccoutumées, elle l’incitait à des préoccupations fantastiques mieux faites pour être discutées par les gens de justice que par lui. L’histoire du début était devenue méconnaissable, il ne voulait plus que l’oublier ; l’abbé le souffrit avec beaucoup de tact et accepta sa réflexion sans dire un mot, bien qu’elle ne concordât pas avec son propre sentiment.

 

Ils continuèrent un moment à se promener en silence ; K. ne lâchait pas l’abbé d’un pas, car les ténèbres l’empêchaient de se diriger. La lampe qu’il portait à la main était éteinte depuis longtemps. Il vit scintiller un moment, juste en face de lui, la statue d’argent d’un grand saint qui rentra aussitôt dans l’ombre. Pour ne pas rester complètement seul avec l’abbé, il lui demanda :

 

« Ne sommes-nous pas arrivés tout près de l’entrée principale ?

 

–    Non, dit l’abbé, nous en sommes bien loin. Veux-tu déjà t’en aller ? »

 

Bien que K. n’y eût pas pensé sur le moment, il dit aussitôt :

 

« Certainement ; je suis obligé de partir. Je suis fondé de pouvoir d’une banque où l’on m’attend, je ne suis venu que pour montrer la cathédrale à l’un de nos clients étrangers.

 

–    Eh bien, va, dit l’abbé en lui tendant la main.

 

–    C’est que je n’arrive pas à me retrouver tout seul dans ce noir, dit K.

 

–    Rejoins le mur de gauche, dit l’abbé, et suis-le sans

jamais le lâcher, tu trouveras une sortie. »

 

L’abbé s’était à peine éloigné de quelques pas, mais K. criait déjà très fort :

 

« Attends encore, s’il te plaît.

 

–    J’attends, dit l’abbé.

 

–    N’as-tu plus rien à me demander ? demanda K.

 

–    Non, dit l’abbé.

 

–    Tu étais si aimable pour moi tout à l’heure, dit K. Tu m’expliquais tout, mais maintenant tu me laisses comme si tu ne te souciais pas de moi.

 

–    Mais tu m’as dit qu’il te fallait partir, répondit l’abbé.

 

–    Mais oui, fit K., comprends-le.

 

–    Comprends d’abord toi-même qui je suis, dit l’abbé.

 

–    Tu es l’aumônier des prisons », dit K. en se rapprochant de lui.

 

Il n’avait pas besoin de revenir à la banque aussi tôt qu’il l’avait dit ; il pouvait fort bien rester encore.

 

« J’appartiens donc à la justice, dit l’abbé. Dès lors, que pourrais-je te vouloir ? La justice ne veut rien de toi. Elle

te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas. » Chapitre 10

 

L’avant-veille de son trente et unième anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et gras, et surmontés de hauts-deforme qui semblaient vissés sur leur crâne. Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant la chambre de K.

 

Bien qu’on ne lui eût pas annoncé la visite, K., vêtu de noir lui aussi, s’était assis près de sa porte dans l’attitude d’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait d’enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient petit à petit sur les siens. Il se leva immédiatement et regarda curieusement les deux messieurs.

 

« C’est donc vous qui m’êtes envoyés ? » demanda-t-il.

 

Les messieurs firent oui de la tête et se désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et regarda encore une fois dans la rue sombre. De l’autre côté, presque toutes les fenêtres restaient noires comme la sienne ; beaucoup avaient les rideaux baissés. À une fenêtre éclairée de l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre.

 

« Ce sont de vieux acteurs de seconde zone qu’on m’envoie, se dit K. en se tournant vers eux pour s’en convaincre encore une fois. On cherche à en finir avec moi à bon marché. »

 

Puis, se plantant brusquement en face d’eux, il leur demanda :

 

« À quel théâtre jouez-vous ?

 

– Théâtre ? » dit l’un des messieurs en demandant conseil à l’autre du regard.

 

L’autre se comporta comme un muet luttant contre son organisme rebelle.

 

« Ils ne sont pas préparés à être interrogés », se dit K.

 

Et il alla chercher son chapeau.

 

À peine dans l’escalier, les deux messieurs voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit :

 

« Dans la rue, dans la rue, je ne suis pas malade ! »

 

Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres. Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte.

 

En passant sous les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu dans la pénombre de sa chambre. « Ce sont peut-être des ténors », pensait-il en voyant leurs gros doubles mentons. La propreté de leurs visages le dégoûtait. On voyait encore la main savonneuse qui s’était promenée dans les commissures de leurs paupières, qui avait frotté leurs lèvres supérieures et gratté les fentes de leurs mentons.

 

À cet aspect, K. s’arrêta, les autres en firent autant ; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses et de fleurs.

 

« Pourquoi est-ce précisément vous qu’on a envoyés ? » cria-t-il plutôt qu’il ne le demanda.

 

Les messieurs ne devaient pas savoir que répondre ; ils attendirent en laissant pendre leur bras libre, comme les infirmiers quand le malade qu’ils promènent veut se reposer.

 

« Je n’irai pas plus loin », dit K. pour essayer.

 

Cette fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre ; il leur suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le soulevant ; mais K. résista. « Je n’aurai plus besoin de beaucoup de forces, je vais toutes les employer là », pensa-t-il. Il songeait à ces mouches qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. « Ces messieurs vont avoir du travail », se dit-il.

 

À ce moment, Mlle Bürstner surgit par un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout, n’étaitce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande. D’ailleurs, peu importait à K. que ce fût bien Mlle Bürstner. Il ne songea qu’à l’inutilité de sa résistance. Il n’y avait rien de bien héroïque à résister, à causer des difficultés aux deux messieurs et à chercher en se défendant à jouir d’un dernier semblant de vie. Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K. les mena sur les traces de la jeune fille, non pour la rattraper, ni non plus pour la voir le plus longtemps qu’il le pourrait, mais simplement pour ne pas oublier l’avertissement qu’elle représentait pour lui.

 

« La seule chose que je puisse faire maintenant, se disait-il – et le synchronisme de ses pas et de ceux des deux messieurs confirmait ses pensées – la seule chose que je puisse faire maintenant c’est de garder jusqu’à la fin la clarté de mon raisonnement. J’ai toujours voulu dans le monde mener vingt choses à la fois, et, pour comble, dans un dessein qui n’était pas toujours louable. C’était un tort ; dois-je montrer maintenant que je n’ai rien appris d’une année de procès ? Dois-je partir comme un imbécile qui n’a jamais rien pu comprendre ? Dois-je laisser dire de moi qu’au début de mon procès je voulais le finir et qu’à la fin je ne voulais que le recommencer ? Je ne veux pas qu’on dise cela. Je suis heureux qu’on m’ait donné ainsi ces deux messieurs à demi muets qui ne comprennent rien, et qu’on m’ait laissé le soin de me dire à moi-même ce qu’il faut. »

 

La jeune fille venait d’entrer dans une ruelle latérale, mais K., pouvant se passer d’elle maintenant, s’abandonna à ses compagnons. Complètement d’accord désormais, ils s’engagèrent tous les trois sur un pont baigné par le clair de lune ; les messieurs obéissaient déjà docilement à ses moindres mouvements ; quand il se tourna vers le parapet, ils suivirent son indication et firent front à la rivière. L’eau qui brillait et frissonnait dans la lumière de la lune se divisait autour d’une petite île sur laquelle se pressaient des feuillages épais. Sous les arbres couraient des allées de gravier qu’on ne pouvait voir, bordées de confortables bancs sur lesquels K. s’était souvent délassé et prélassé en été.

 

« Je ne voulais pas m’arrêter, dit-il à ses deux compagnons, un peu honteux de leur docilité.

 

L’un des deux sembla faire à l’autre, derrière lui, un léger reproche au sujet de cet arrêt qui prêtait à malentendus, puis ils poursuivirent leur chemin.

 

Ils arrivèrent à des rues qui montaient et où l’on découvrait, tantôt près tantôt loin, des sergents de ville arrêtés ou en train de faire les cent pas. L’un d’entre eux, qui portait une grosse moustache et qui tenait la main sur la garde de son sabre, s’approcha intentionnellement de ce groupe qui lui paraissait suspect. Les messieurs firent halte ; l’agent semblait déjà ouvrir la bouche, mais K. entraîna de force ses deux compagnons. Il se retourna plusieurs fois prudemment pour voir si le sergent de ville suivait ; mais dès qu’ils eurent tourné un coin qui les cacha, il se mit à courir grand train, et les messieurs furent obligés d’en faire autant au prix du pire essoufflement.

 

Ils arrivèrent donc rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près d’une maison d’extérieur encore très urbain. Ce fut là que les messieurs stoppèrent, soit qu’ils se fussent assignés ce but depuis le départ, soit qu’ils fussent trop épuisés pour pouvoir avancer encore. Ils lâchèrent K. qui attendit en silence, enlevèrent leurs hauts-de-forme et essuyèrent de leur mouchoir leur front en sueur tout en examinant la carrière. Le clair de lune baignait tout avec ce calme et ce naturel qui n’est donné à nulle autre lumière.

 

Après avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise. K. frissonna involontairement ; le monsieur lui donna dans le dos une petite tape d’encouragement, puis il plia soigneusement les vêtements comme des choses dont on aura encore besoin dans un temps qu’on ne peut pas prévoir. Pour ne pas exposer K. immobile à la fraîcheur de l’air nocturne, il le prit ensuite sous le bras et lui fit faire les cent pas pendant que l’autre monsieur cherchait dans la carrière un endroit qui pût convenir. Lorsque cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K. jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une pierre arrachée. Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus. Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. Aussi l’un des messieurs pria-t-il l’autre de lui confier pour un instant le soin de disposer K. tout seul, mais les choses n’en allèrent pas mieux. Ils finirent par le laisser dans une position qui n’était même pas la meilleure de celles qu’ils avaient déjà obtenues. L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière. Ce furent alors les mêmes horribles politesses que précédemment ; l’un des deux, allongeant la main audessus de K., tendit à l’autre le couteau, l’autre le lui rendit de la même façon. K. savait très bien maintenant que son devoir eût été de prendre lui-même l’instrument pendant qu’il passait au-dessus de lui de main en main et de se l’enfoncer dans le corps. Mais il ne le fit pas, au contraire ; il tourna son cou encore libre et regarda autour de lui. Il ne pouvait pas soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne pouvait pas décharger les autorités de tout le travail ; la responsabilité de cette dernière faute incombait à celui qui lui avait refusé le reste de forces qu’il lui aurait fallu pour cela. Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière. Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.

 

Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

 

« Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.

 

FIN