Etude grammaticale d’un texte français antérieur à 1500
Rapport présenté par Nathalie Koble (traduction et lexique), Pierre Nobel (phonétique et morphologie) et Christine Ferlampin-Acher (syntaxe et remarques générales).
Remarques générales
Notes
La moyenne des copies ayant traité le sujet est de 7,52. Les notes s’échelonnent de 0 à 19. Les copies ayant obtenu 6 et moins (35%) correspondent à des candidats dont la préparation était de toute évidence insuffisante, dans la mesure où les questions étaient en général traitées à partir de vagues connaissances du français moderne, souvent erronées par ailleurs. A l’inverse les copies obtenant plus de 10 (35 %) correspondent à des candidats ayant préparé l’épreuve avec sérieux : en général dans ces copies le sens du texte est compris, le système médiéval est maîtrisé dans ses grandes lignes, et les catégories grammaticales sont en place. Les meilleures copies (3% des copies ont obtenu 16, 17 ou 18) ont réussi à traiter l’ensemble des questions et remplissent parfaitement le contrat.
L’épreuve
L’enjeu de l’épreuve d’ancien français est à la fois de tester la capacité des candidats à comprendre la langue d’un texte médiéval (aptitude nécessaire à qui enseigne, à quelque niveau que ce soit, la littérature des siècles anciens aux programmes) et à comprendre le système linguistique de ces textes, son fonctionnement et son évolution jusqu’au français moderne (aptitude nécessaire à qui enseigne la langue française).
Comme l’année passée, l’épreuve d’ancien français présentait, dans la formulation des questions, des aménagements, qui ne modifient fondamentalement ni son principe ni le contenu scientifique à maîtriser. L’épreuve d’ancien français vise à la fois à tester la connaissance que les candidats ont du (des) système(s) de la langue au Moyen Âge et de l’évolution de celle-ci jusqu’au français moderne, et leur aptitude à mener une réflexion grammaticale. Si les formulations peuvent varier, les orientations synchronique et diachronique restent fondamentales dans le traitement des questions. Lire les énoncés est nécessaire : la traduction ne portait que sur un extrait : certains candidats, sans réfléchir, ont traduit l’ensemble du texte, et se sont trouvés pénalisés car la durée de l’épreuve (2h30) ne permet pas de perdre du temps. Cependant cette nécessaire rapidité ne signifie pas que les candidats doivent se précipiter et réciter mécaniquement un savoir qu’ils plaqueraient artificiellement sur le sujet. L’épreuve impose de réfléchir, de sélectionner les connaissances, de les classer et de les adapter à l’énoncé. Cette nécessaire réflexion exclut la récitation de fiches apprises superficiellement. Une connaissance mûrie, réfléchie, de la langue française, de ses origines, de son histoire, de l’évolution des systèmes est nécessaire. Une préparation en amont de l’année de concours s’avère indispensable : ce n’est pas en six mois de mémorisation intensive et mécanique qu’on peut préparer l’épreuve d’ancien français et acquérir à la fois la méthode et les savoirs nécessaires à un futur enseignant de français.
Le français moderne reste l’horizon vers lequel tend l’épreuve d’ancien français. C’est pourquoi l’étude du passage de l’ancien français au français moderne occupe une place importante dans les sujets. Pour ce qui est du passage du latin à l’ancien français, il peut faire l’objet de questions : dans ce cas, si les étymons ne sont pas donnés, c’est que le candidat peut raisonner sans eux (en travaillant par exemple sur des suffixes connus). Il est inutile d’inventer des paradigmes latins de fantaisie : il vaut mieux raisonner sur des éléments bien maîtrisés.
En ce qui concerne les remarques concernant les différents types de questions, nous renvoyons aux rapports des concours 2007 et 2008.
Les pages qui suivent proposent un corrigé développé: on n’attendait pas des candidats qu’ils donnent des réponses aussi complètes, même si certains ont été capables de présenter des développements quasiment exhaustifs. Les bonnes copies ont su sélectionner les informations, les ordonner avec intelligence, clarté et rigueur, mettant en œuvre les qualités attendues chez un professeur.
1. Traduction
Le passage proposé en traduction présentait peu de difficultés d’interprétation. Les candidats ont dans l’ensemble compris le texte. Comme chaque année cependant, certaines copies témoignent d’une complète méconnaissance du texte au programme et d’un manque de bon sens évident, en montrant un Robin offrant à Marion comme preuve d’amour une huche à pain ou une hache, quand il ne s’agissait pas d’une « ourlette », dont l’identification a posé des problèmes au jury.
On rappellera que la question de traduction implique une double maîtrise, à la fois de la langue médiévale et de la langue contemporaine. On attire l’attention des candidats sur les négligences orthographiques (avec de nombreux pinçons là où l’on attendait des pinsons et des formes conjuguées du verbe braire qui faisaient de celui-ci un verbe du premier groupe), les fautes de ponctuation (voire l’absence de ponctuation), l’usage fautif des majuscules.
Un certain nombre de copies se sont trompées sur le découpage du texte à traduire : de toute évidence leurs auteurs ne savent pas compter les octosyllabes que se partagent deux interlocuteurs, et comptent un vers pour chaque portion. Une copie a clairement souligné d’ailleurs que le sujet présentait un comptage erroné des vers, ce qui n’était pas le cas. N’oublions pas que les textes choisis ont un sens, que ce n’est pas parce qu’il s’agit d’ancien français qu’il faut renoncer à toute exigence de compréhension et au bon sens. Une traduction complètement loufoque n’a guère de chance, même dans une scène de quiproquo comme celle-ci, d’être juste.
Voici pour finir quelques remarques de langue qui éclairent les points du texte qui ont donné lieu à des erreurs dans les traductions :
- sire a été traduit par « sire » dans beaucoup de copies, alors que ce terme désigne en français moderne un roi et qu’il fallait traduire ici par « seigneur ». On notera que dans un certain nombre de copies la traduction était fausse alors même que la question de vocabulaire présentait des remarques qui auraient dû permettre d’éviter l’erreur. Sire seigneur dans le texte à un spectre sémantique large ; il ne se limite pas au cadre strictement féodal et chevaleresque et dénote dans une adresse une marque de respect pour l’interlocuteur : « monsieur » était donc acceptable = > « mon cher monsieur »
Il faut penser l’épreuve d’ancien français comme un tout, et non comme le collage de questions indépendantes. L’étude de lexique peut et doit éclairer la traduction ; la syntaxe permet de comprendre l’organisation des phrases et donc de les traduire.
- v. 14-17 : de nombreuses copies confondent les syntaxes de l’interrogative directe et de l’interrogative indirecte. Il n’y a pas d’inversion du sujet dans une proposition interrogative indirecte.
- v. 14 et 19 : dans le cadre d’un dialogue, associée à une demande, la locution prépositionnelle « par amour » a un sens affaibli, elle équivaut à une formule de politesse, récurrente dans le corpus : « s’il vous plaît », « je vous en prie », « de grâce ». Accompagnant ici deux impératifs (« or me contés », « maine m’ent »), elle renvoie à cette valeur minimale, avec néanmoins un jeu, dans la chanson d’amour comme dans le discours du chevalier qui la reprend, sur le sens fort du substantif amour (d’où la traduction proposée par J. Dufournet : « par amour »).
- v. 20 « biaus sire » : formule type en apostrophe pour s’adresser à un interlocuteur masculin : « cher seigneur ». Garder l’adjectif « beau » fait ici contre-sens.
- v. 21 : le diminutif « Robinet » a une valeur affective : « mon Robin », « mon petit Robin », voire « Robin » sont acceptables, en aucun cas « Robinet » ! A nouveau le bon sens ne suit pas.
- v. 27 : « oie » marque l’acquiescement => « si, … », « oui… », en fonction de la façon dont est traduite la question précédente : « as- tu vu un oiseau, quelque oiseau ? », ou « n’as-tu pas vu… ? »
- v. 30 : « joliement » = « gaiement », « joyeusement » => le calque fait faux-sens en français moderne.
- v. 31 : « si m’aït Dieus » : la proposition en incise atteste de la valeur de vérité de la proposition dans laquelle elle s’insère (« aussi vrai que je demande à Dieu de m’aider »). Ici elle a une valeur presque exclamative => « que Dieu m’assiste », « par Dieu ».
Le barème adopté a permis de valoriser d’un point les copies présentant des qualités quant à l’expression, l’élégance, la justesse de la traduction.
2. Phonétique
a. Expliquez l’aboutissement de a latin dans les mots suivants : contés (v. 15) < computatis ; kiere (v. 22) < cara ; cans (v. 26) < campos ; teste (v. 51) < testa. Vous conduirez l’étude jusqu’au français moderne.
Pour la deuxième année consécutive, la question de phonétique historique ne demandait pas de retracer l’évolution d’un lexème entier, depuis le latin jusqu’en français moderne, mais tout simplement celle d’un phonème particulier, occupant différentes places dans le mot. Certains candidats, sans doute parce qu’ils n’ont rien appris d’autre, persistent à vouloir reconstituer l’évolution de cara à kiere et de computatis à contés. Rappelons ici, une fois pour toutes, qu’il s’agit de répondre à une question précise et non pas de servir à un correcteur des informations qu’il ne demande pas. Il en va de même de la question de graphie. Ce n’est pas parce qu’on reste sec sur la question du h qu’il est possible de divaguer sur la diphtongaison de e en ie dans hier. Ce n’est point demandé et cela ne sera point valorisé, pour la bonne raison que l’épreuve de grammaire demande rigueur et précision, exigences que l’on est en droit de formuler vis-à-vis de futurs enseignants du secondaire. Il ne s’agit pas seulement de vérifier les connaissances du candidat, mais également ses compétences. Nous tenons cependant à rappeler que les exigences formulées à son adresse se situent nettement en deçà du contenu de l’exposé qui suit.
Cette mise au point faite, il est possible de présenter une façon, parmi d’autres, de traiter la question.
En latin classique, l’opposition quantitative entre voyelles était pertinente et l’on distinguait deux types de a, un a long et un a bref. La distinction s’est perdue au moment du bouleversement vocalique. Il ne reste alors qu’un seul a. Il s’agit là de la voyelle la plus ouverte, donc forcément la plus résistante. Elle ne disparaît pas, mais évolue de façon différente suivant sa position dans le mot et suivant l’environnement consonantique.
I/ Dans trois mots, computa'tis, ca'ra, ca'mpos, nous sommes en présence d’un a latin tonique.
L’aboutissement différent dans les mots français s’explique par sa position en syllabe libre ou entravée.
D’autre part, en position libre et tonique, a connaît deux aboutissements, selon qu’il se trouve derrière une consonne qui se palatalise ou non :
A/ a latin tonique, libre, derrière une consonne non palatalisée
Le résultat contés s’explique du fait que a tonique libre de computa'tis s’est diphtongué en [a'´] au VIe siècle, au cours de la vague des diphtongaisons françaises. Il s’est sans doute rapidement monophtongué en ['´'] par une étape [´'´], s’expliquant par un phénomène d’assimilation.
[´'] se ferme en [e'] au cours du Moyen Âge. Il garde cette qualité en français moderne du fait qu’il est en position libre : il ne s’ouvre pas au moment où joue la loi de position (XVIIeXVIIIe siècle).
B/ a latin tonique, libre, derrière une consonne qui s’est palatalisée
Dans ca'ra > kiere, [k] initial, en picard, a connu un début de palatalisation. Au VIe siècle, [a'] s’est diphtongué en [a'´]. L’élément [a'] s’est ensuite fermé par l’avant, d’où une triphtongue [i'a´] (loi de Bartsch). La triphtongue se simplifie en [i'´] par assimilation du [a] à [´]. Cette diphtongue évolue ensuite vers ['i'e] par fermeture du second élément. Au moment de la bascule des diphtongues (XIIIe siècle), le premier élément se ferme en [j], d’où [je']. La graphie picarde kiere de notre texte transcrit sans doute cette prononciation. Elle est conservée en picard moderne où l’on dit toujours le markié pour le marché (< merca'rtu), la présence de ié dans ce mot s’expliquant de la même façon que dans kiere. En français commun, derrière [ß], résultat de la palatalisation de [k] initial, [je'] s’est réduit à [e']. Au moment où joue la loi de position (XVIIe-XVIIIe siècle), la voyelle s’ouvre en [´], d’où la transcription, en français moderne, par un accent grave : chère.
Une explication différente est donnée par G. Zink, Phonétique historique du français, Paris, PUF, 1986, p. 115-116 : a tonique derrière palatale se serait fermé en [e] au Ve siècle, tout comme en position atone. Sous l’accent, l’effet de fermeture se serait poursuivi, au début de la tenue qu’elle porte jusqu’à ['i]. Il en résulte ensuite une segmentation en ['i'e].
Les deux explications sont acceptées.
C/ a latin tonique entravé
En position entravée, dans le mot ca'mpos, a tonique ne se diphtongue pas, puisque la diphtongaison suppose la liberté de la voyelle et sa tonicité. [a'] va simplement se nasaliser, au XIe siècle, en [a~]. Il garde la qualité nasale jusqu’en français moderne.
II/ Dans te'sta et dans ca'ra, nous constatons la présence d’un a en position finale atone, derrière la syllabe tonique. La voyelle s’assourdit en [e≤] (e central) au VIIe siècle. Celui-ci se labialise en [œ] en moyen français. Ce phonème s’affaiblit pour devenir [\] (e caduc ou instable).
Ce traitement du a latin, qui évolue de façon fort différente suivant qu’il est en position libre ou entravée, précédé de palatale ou non, suivi de nasale ou non, tonique ou atone, fait que le français occupe une place particulière parmi les langues romanes où il représente l’idiome qui s’est assurément le plus éloigné de la langue mère.
b. Comparez la graphie des mots suivants : ier (v. 36) < latin heri ; a (v. 22) < latin habet ; hairon (v. 40) < francique *haigro ; herens (v. 41) < francique *hâring. Comparez ces graphies à celles du français moderne. Expliquez ces dernières et indiquez le statut de h dans la chaîne parlée, à l’époque actuelle, dans hier, hareng et héron.
Parmi les mots proposés, deux sont d’origine latine : ier et a, et deux d’origine germanique : hairon, herens, introduits en gallo-roman, au moment des invasions, c’est-à-dire au Ve-VIe siècle. Cette origine explique le sort de h dans les étymons.
I/ On constate que dans les deux lexèmes d’origine latine, h a disparu. En effet, prononcée à l’origine avec une forte aspiration, la spirante laryngale s’est amuïe très tôt dans la langue populaire latine. Elle ne survit dans aucune langue romane. Les transcriptions ier et a de notre texte correspondent donc à la prononciation.
II/ Dans les deux mots d’origine francique, introduits au VIe siècle, h transcrit la consonne aspirée, réapparue dans la prononciation après les invasions. Elle empêche l’élision de l’article défini masculin ou féminin qui le précède et provoque la contraction, appelée aussi amalgame, de l’article et des prépositions a et de en au et du : Einsi fuit li faucons por l’ane / Et li girfauz por le hairon (Chrétien de Troyes, Cligès), Mais quant jusque •au heron venoit,
(Gace de la Buigne), cités d’après Tobler-Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, IV, 838.
III/ Évolution
A/ Dans les mots d’origine francique, l’aspiration a disparu progressivement à l’époque moderne. Elle est cependant encore perceptible aujourd’hui en Lorraine.
Le Littré de 1880 note la prononciation ha-ran et hé-ron. On lit, d’autre part, sous l’entrée H du même dictionnaire : « Dans la prononciation, h s'aspire ou est muette. H muette ne se prononce pas : habile, huître, etc. dites : abile, uître etc. H initiale aspirée se prononce et empêche l'élision des voyelles ou la liaison des consonnes, s, t, etc. avec la voyelle qui suit. Ainsi on écrit et on prononce : le hasard, la haine, belle harangue, etc. […] Aujourd'hui, surtout à Paris, beaucoup n'aspirent pas l'h et se contentent de marquer l'hiatus : le éros, la onte, etc. ; mais, dans plusieurs provinces, la Normandie entre autres, l'aspiration est très nettement conservée, et cela vaut mieux. » En français normé, le h qu’on appelle toujours « aspiré », bien qu’on ne l’entende plus, forme disjonction et empêche toujours l’élision et la liaison. On prononcera donc le héron et le hareng, les / hérons, les / harengs, comme si le mot commençait par une consonne. On dit que la lettre joue le rôle de consonne Ø. Comme en ancien français, ce h provoque encore la contraction de l’article défini et des prépositions à et de en au et du : au hareng, du hareng, au héron, du héron.
C’est un trait qualifié de populaire que la prononciation les •aricots, c’est •onteux.
Certains auteurs font d’ailleurs faire la liaison ou l’élision, dans des dialogues, à des personnages issus de milieux populaires : Prends tes zardes et va-t-en (Hugo, Les Misérables) ; J’ai fait réchauffer l’haricot de mouton (Bernanos, Imposture), cités d’après Grevisse, Le Bon Usage, §48. Nous tenons là un témoignage de la disparition de l’aspiration du h.
Actuellement, plus aucun journaliste n’évite de faire la liaison dans les •handicapés, mot d’origine anglaise, où, d’après la norme, h devrait cependant être traité comme une consonne et empêcher la liaison (cf. Dictionnaire de l’Académie, 2000, avec des entrées ’HANDICAP et ’HANDICAPÉ, où le signe ’ « indique un h aspiré ». B/ La graphie hier est assurément étymologisante : h, purement graphique, est destiné à rappeler l’étymon latin heri. Par opposition au précédent h, il est appelé « muet ». La lettre ne joue pas le rôle de consonne : elle n’empêche ni l’élision, ni la liaison. On prononcera donc et on écrira, conformément à la norme, avant-•hier et cela ne date pas d’hier. La prononciation c’était •hier est possible aussi.
Dans a < habet, h étymologique n’a pas été restitué. On trouve cependant assez fréquemment la graphie ha en moyen français.
On saisit là l’une des raisons de la complexité du français moderne. La lettre h apparaît à l’initiale de différents mots. En français standard, elle ne correspond pas à un phonème. En revanche elle peut provoquer la disjonction, en fonction de l’origine du mot. Seule la linguistique historique explique le phénomène, qui devient alors compréhensible. Les grammaires modernes, tout comme le Dictionnaire de l’Académie, qui n’adoptent pas un point de vue historique, se contentent généralement de rédiger des listes de mots commençant par un h « aspiré » ou « muet », sans donner le système à la base de la répartition.
3. Morphologie
a. Analysez le statut et la fonction du s dans les mots suivants : contés (v. 15) ; biaus (v. 20) ; veïs (v. 25) ; cans (v. 26) ; Dieus (v. 31) ; cors (v. 31) ; brebis (v. 44).
Le principal reproche qui sera formulé à l’adresse des candidats est que souvent ils se sont contentés d’examiner un mot après l’autre, sans se donner la peine de regrouper les lexèmes où le statut et la fonction de s reçoivent la même explication. Il s’agit de trouver un plan et de structurer la réponse.
D’autre part, les questions de morphologie n’appellent pas un développement de phonétique historique. Il s’agit, au contraire, d’établir un système et de voir son évolution dans la diachronie du français.
La liste proposée regroupe des formes verbales : contés, veïs, des noms : cans, Dieus, cors, brebis et un adjectif : biaus. Il s’ensuit que s final n’aura pas le même statut, ni la même fonction partout. On pourra établir la distinction suivante :
I/ s a le statut de morphème grammatical indiquant la personne verbale. C’est le cas dans veïs où il signifie la deuxième personne du singulier, par opposition à –t, dans vit, qui signifie la troisième, -mes et –tes, dans veïmes, veïstes, la quatrième et cinquième, -ent dans virent, la sixième. La première, en ancien français, n’est pas marquée.
Dans contés, deuxième personne du pluriel de l’impératif, s n’indique pas la personne à lui seul, mais forme un morphème grammatical avec é qui précède. C’est donc –és, forme picarde de la désinence commune -ez, qui signifie la personne, par opposition à -ons, morphème de première personne du pluriel, et au morphème Ø de deuxième personne du singulier : conte.
Résumons : à la deuxième et à la première personne du pluriel, s se combine donc avec d’autres lettres pour former morphème, que ce dernier soit tonique et prenne la forme –és / -ez / -ons, ou atone sous la forme -mes et -tes. En revanche, à la deuxième personne du singulier, -s est à lui seul morphème et indique la personne.
II/ Du fait de l’existence d’une déclinaison en ancien français, dans les substantifs masculins et les adjectifs du même genre, s final peut signifier à la fois la fonction et le nombre. Il en va ainsi dans Dieus et cans. Dans les deux cas, -s est un morphème grammatical qui s’ajoute à la base Dieu et camp. Mais dans Dieus il signifie la fonction sujet et le nombre singulier, dans cans la fonction régime et le nombre pluriel.
L’ajout du morphème -s à camp modifie la base pour donner naissance à une variante combinatoire, can-. La base du nom Dieu est la même au cas sujet et au cas régime.
Les choses sont un peu plus complexes dans biaus, forme du cas sujet singulier, qui s’oppose à bel au cas régime singulier et au cas sujet pluriel. Nous avons affaire, là encore, à une variante combinatoire, biau-.
III/ Dans cors et brebis, s final n’a pas le statut de morphème grammatical et ne peut signifier de fonction particulière. Le premier mot est d’ailleurs régime singulier, le second sujet pluriel. Il n’y a cependant point d’ambiguïté. C’est l’emploi de la préposition ou la place du nom qui signifie cette fonction. Si s est incapable de remplir ce rôle, c’est parce qu’il est partie intégrante de la base qui a la même forme pour toutes les fonctions, au singulier et au pluriel. Le système du français ne permet pas l’ajout d’un morphème identique à la lettre qui termine la base pour indiquer une fonction ou le nombre.
On saisit peut-être là deux raisons qui ont entraîné ladite « ruine » de la déclinaison. En tant que morphème grammatical, -s pouvait signifier deux fonctions totalement opposées, le sujet et le régime. Il indiquait à la fois le singulier et le pluriel. La lettre ne remplissait cependant pas ce rôle dans toute une série de mots, dits « indéclinables », dont la base se terminait elle-même par s. La phrase où figurent ces termes n’en est pas pour autant ambiguë. D’autres indices signifient la fonction. Il n’en allait assurément pas de même en latin où la présence d’un morphème grammatical particulier, sous forme de suffixe, est indispensable au sens.
b. Reconstituez les paradigmes auxquels appartiennent le substantif oisel (v. 25) et l’adjectif bele (v. 31) et étudiez-en l’évolution jusqu’en français moderne.
I/ Les paradigmes de l’ancien français
Oisel, au vers 25, est au cas régime singulier. Il présente une variante combinatoire au cas sujet singulier et au cas régime pluriel : oiseaus ou oisiaus. Les formes de ces cas se caractérisent par l’adjonction d’un morphème grammatical -s à la base oisel-, qui provoque la vocalisation du l final de cette dernière et l’apparition d’un son de transition [a]. D’où la variante combinatoire oiseau-, ou oisiau- avec fermeture du e initial en i, dans la langue populaire. Cette fermeture est encore attestée, en français moderne, dans dépiauter ‘enlever la peau’ et fabliau.
La forme du cas sujet pluriel est identique à celle du cas régime singulier : oisel.
Bele, au vers 31, est un adjectif qualificatif substantivé. Les noms féminins en -e, comme les adjectifs du même genre et de la même forme, ont la particularité de ne pas se décliner. La fonction n’est donc pas marquée et l’on trouvera simplement une opposition entre la forme du singulier bele et celle du pluriel beles, où le morphème grammatical -s marque la pluralité.
En tant qu’adjectif, comme nous l’avons indiqué précédemment, le lexème présente une variante combinatoire au masculin : cas sujet singulier et cas régime pluriel beaus / biaus ≠ cas régime singulier et cas sujet pluriel : bel. L’adjectif féminin oppose simplement le pluriel beles au singulier bele. On l’analysera en base bel- + morphème de féminin –e, auquel s’ajoute le morphème de pluriel –s. Quant au neutre, il ne se décline pas et présente une seule forme : bel.
II/ L’évolution des paradigmes
La déclinaison de l’ancienne langue a disparu et la question est bien de déterminer quelles sont les formes qui ont survécu, dans un nouveau système qui oppose simplement le pluriel au singulier, par la présence d’un morphème grammatical –s.
Oiseau ne présente plus la variante combinatoire. Le français moderne distingue simplement entre oiseau- ≠ oiseaux, le nombre étant marqué par l’adjonction du morphème grammatical -x, variante contextuelle de -s. Le paradigme du substantif a donc été régularisé sur une seule base oiseau-, sans doute par extension de la forme du cas régime pluriel au singulier. L’ancien cas régime singulier oisel a disparu. On en garde le souvenir dans quelques dérivés : oisellerie, oiseleur.
–x apparaît comme marque du pluriel dans les noms en –eau, certains noms en –ou (bijou, caillou, etc.), et, moyennant variante, dans le type cheval/chevau-x ou vitrail/vitrau-x, dans les isolés œil/yeu-x, ciel/cieu-x. Il peut être considéré comme variante contextuelle de –s. Dans les manuscrits médiévaux, -x était l’abréviation consacrée pour –us, en fin de mot uniquement. On écrivait donc oiseax, oisiax au cas sujet singulier et au cas régime pluriel. Ultérieurement les digrammes et trigrammes au, eau, ou se sont imposés pour transcrire les sons [o] et [u]. La déclinaison a disparu, avec elle la forme du cas sujet singulier ; –x a été maintenu pour marquer la pluralité dans les noms en –eau, -au et –ou dont nous avons parlé.
Pour l’adjectif substantivé féminin bele, la situation ne change pas par rapport à l’ancien français. La langue moderne garde l’opposition singulier bele ≠ pluriel beles.
En revanche, en ce qui concerne l’adjectif beau, nous avons conservé les formes de l’ancien français. À l’écrit, on en trouve trois au singulier : beau / bel / belle, et deux au pluriel : beaux et belles. À l’oral, elles se réduisent à deux : [bo] et [b´l].
La distribution est cependant différente, puisque bel apparaît au masculin singulier devant un mot commençant par une voyelle ou un h dit « muet » : un bel arbre, un bel habit, beau devant un mot commençant par une consonne ou un h dit « aspiré » dont nous avons parlé précédemment : un beau regard, un beau hareng. Au masculin pluriel, s’est imposée une seule forme, beaux: de beaux •arbres, de beaux •habits (avec une liaison obligatoire entre l’adjectif et le nom), de beaux regards, de beaux harengs. On remarque que cette distribution évite l’hiatus, dans tous les cas, entre l’épithète et le nom qui suit. Le singulier beau résulte d’une régularisation du paradigme, comme c’est le cas pour oiseau.
Au féminin, pour l’adjectif, comme pour le substantif, n’existent que deux formes : belle et belles. On analysera belle en base bel- + morphème de féminin –e, belles en en base bel- + morphème de féminin –e, + morphème de pluriel –s. Le redoublement de l, dans la base peut être considéré comme diacritique et destiné à signifier la qualité du e qui précède. Là encore, l’hiatus n’est jamais possible ; soit l’élision, soit la liaison permet de l’éviter : une belle âme, de belles •âmes.
Le neutre survit dans l’expression bel et bien.
L’évolution du français va généralement dans le sens d’une simplification des paradigmes, ce qu’illustre parfaitement oiseau. Il n’en va pas de même de l’adjectif beau qui a gardé toutes les formes anciennes. À comparer leur distribution avec celle des adjectifs fou/fol/folle, vieux/vieil/vieille, nouveau/nouvel/nouvelle, à celle aussi du démonstratif ce/cet/cette, on invoquera assurément la résistance de la langue à l’hiatus pour justifier leur survie. Mais quoi qu’il en soit, l’existence de formes multiples, tout comme l’apparition de –x en variante contextuelle, trouve son explication pleine et entière dans la langue médiévale.
4. Syntaxe
Remarques générales
On rappelle la nécessité de construire la réponse à la question de syntaxe, en particulier quand il s’agit d’une question de synthèse comme c’est le cas ici. Une introduction (avec un relevé des occurrences, des définitions et la mise en place des critères de classement), un plan qui établisse un classement, une conclusion, sont attendus. L’introduction ne peut se réduire à un relevé des occurrences.
Les notions utilisées doivent être précises : on ne peut se contenter de parler de « question classique », « question normale »… L’ignorance d’oppositions aussi simples que « interrogation totale/interrogation partielle » ou « interrogation directe/interrogation indirecte » n’est pas acceptable de la part de futurs professeurs de français.
La spécificité du système médiéval et son fonctionnement doivent être mis en évidence. Les cas ambigus peuvent être discutés. Les meilleures copies ont présenté des analyses fines et nuancées témoignant d’une bonne compréhension de la syntaxe médiévale et des enjeux de son évolution.
Etudiez l’interrogation et la réponse dans l’ensemble du passage
Introduction
Q : question
R : réponse
a)Définition
L’interrogation est une modalité du discours. Voir Cl. Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000, §582 : « L’interrogation, modalité du non thétique, se distingue de l’assertion, qui implique l’adhésion à une valeur de vérité, et de la négation, qui inverse la valeur de vérité explicite ou implicite. L’interrogation fait appel à deux éléments :
–l’évocation d’un univers de croyances ;
- la suspension de l’assertion mise en débat –les interrogatifs pouvant être définis comme des « suspenseurs d’assertion » ou des « modalisateurs »- subordonnée dialectiquement à la réponse sollicitée, qui comble la valeur lacunaire de la question : l’interrogation suppose une ignorance, réelle ou feinte, de la part du locuteur, et marque une tension vers un état de connaissance.
L’interrogation se distingue ainsi de l’exclamation, qui exprime une appréciation affective du locuteur sur le contenu de l’énoncé, et n’attend pas de réponse, mais qui peut utiliser les mêmes struments. »
b)Relevé des cas discutés (10 cas)Nombreux cas: dialogue théâtral.
Q v. 15-17 : or me contés /Pour coi cheste canchon cantés / Si volentiers et si souvent ; R : v. 21
Q v. 25 veïs tu nul oisel / Voler par deseure ches cans ? ; oie v. 27
Q v. 27 je ne sai pas quans
Q v. 33-34 Mais veïs tu par chi devant/ Vers cheste riviere, nule ane ? R. v. 37-38 J’en vi ier …molin
Q Ch’est une beste qui recane ? v. 35
Q v. 38 Est che chou que vous demandés ?
Q R v. 40-42 Di moi : veïs tu nul hairon ? / Herens, sire ? Par me foi, non ; / Je n’en vi nis un puis quaresme
Q v. 48 Quele beste est che seur vo mains ? R ? 49 Ch’est uns faucons. Q. v. 48 Menjüe il pain ? R. v. 49 Non, mais boine char.
Q. v. 49 Chele beste ?
Q v. 52 Et ou alés vous ? R En riviere.
c)Catégories permettant l’étude des interrogations
- interrogation partielle ou totale (cf. Buridant, p. 683) : l’interrogation totale porte sur l’ensemble de la proposition mettant en question l’existence ou non d’une personne ou d’une situation, et se caractérise par le fait qu’elle appelle une réponse positive ou négative, oui ou non en français moderne ; l’interrogation partielle porte sur un élément précis d’une proposition, qu’elle appelle en réponse, évoqué par un strument interrogatif propre, comme qui, comment…
- interrogation effective/apparente (cf. Buridant, p. 683) : posée rhétoriquement, l’interrogation apparente n’attend véritablement pas de réponse : le locuteur ne pose pas sa question pour se renseigner sur quelque chose mais pour communiquer son propre point de vue à son interlocuteur.
- Interrogation à construction directe ou à construction indirecte : l’interrogation à construction directe pose la question sans verbe régisseur ; l’interrogation à construction indirecte, transposition de phrases interrogatives, fait dépendre de verbes régisseurs, dans une proposition complétive, une question.
- Les réponses dépendent du type d’interrogation. Elles peuvent être absentes, prendre la forme des particules oui ou non, de proposition(s) complète(s) ou de groupe(s).
d)Plan
Le plan s’articule autour des catégories liées à l’interrogation et des cas représentés dans le texte : Interrogation indirecte
Interrogation directe
-totale
- partielle
I. Interrogation indirecte
v. 15-17 or me contés / Pour coi cheste canchon cantés / Si volentiers et si souvent. La proposition interrogative indirecte est COD du verbe contés. Son verbe contés est en place 2, à l’impératif. C’est une interrogation partielle, qui est introduite par pour coi qui peut avoir soit une valeur causale, soit une valeur finale en ancien français (qu’il y ait ou non agglutination, contrairement au français moderne où la forme agglutinée pourquoi introduit un questionnement sur la cause, et la forme non agglutinée un questionnement sur la finalité). Ce strument (avec base –k- comme la plupart des struments d’interrogation partielle) est une locution qui peut se décomposer en préposition +pronom interrogatif ; il ne sature pas la première place dans la proposition.
L’interrogation partielle porte sur un constituant de la phrase (por coi…).
Les v. 20-22 (il i a bien pour coi, / car j’ain Robinet, et il moi,/ Et bien… kiere) apportent une réponse sur la cause. Le constituant de phrase sur lequel portait l’interrogation (por coi…) est repris textuellement, avant d’être développé (car …). L’interlocuteur a fait un choix quant au sémantisme de pour coi.
La réponse développée prend la forme d’une proposition introduite par car, connecteur de l’articulation du discours, qui introduit un rapport causal explicatif et qui connecte deux propositions déclaratives. La réponse ne reprend pas la question, comme cela est habituel. Sur le plan strictement syntaxique, il n’y a pas de réponse à la question posée.
Il n’y a de réponse que sur le plan sémantique.
Remarque : v. 27 Je ne sai pas quans.
Il s’agit là d’une formulation que Buridant classe comme locution invariable (§586,3), quans venant du latin quantos (étant donc un cas régime) et interrogeant sur le nombre ; ce strument présente la base -k-. quans est pronom COD de sai. Ph. Ménard, dans sa Syntaxe (§94) relève cette forme ne sai quans et note que quans est « beaucoup plus employé au cas régime qu’au cas sujet ». On peut aussi considérer qu’il y a un verbe sous-entendu : quans vi. Dans ce cas, il y aurait interrogative indirecte elliptique du verbe.
II. Interrogation directe
- Interrogation totale
- Phrases nominales
Herens sire? v. 41 Chele beste ? 50.
Ces groupes sont des phrases nominales et se comprennent par rapport à la situation d’énonciation.
Ils n’ont pas de réponse dans le texte. Valeur de reprise et de relance. Il s’agit d’une scène de théâtre : la réponse peut être remplacée par un geste, un signe, de l’interlocuteur.
- Phrases verbales
Veïs tu nul oisel… cans ? v. 25-26
Mais veïs tu par chi devant, / Vers cheste riviere, nule ane ? v . 33-34
Est che chou que vous demandés ? v. 38
Veïs tu nul hairon ? v. 40
Menjüe il pain ? v. 49
Le verbe occupe la place 1 (mais au v. 33 reste extérieur à la proposition). L’intonation n’est pas nécessairement spécifique (cf. Buridant, § 588). Dans l’édition moderne on note un point d’interrogation (intervention de l’éditeur). Cette interrogation appelle une réponse oui/non en français moderne.
On notera la présence de l’indéfini nul, attendu en modalité interrogative (contexte nonthétique) v. 34, 40 et 25.
Le sujet est inversé. Pronominal, il pourrait être omis, mais dans ces exemples il est à chaque fois exprimé.
Remarque: menjüe il ? en français moderne : mange-t-il ? A la troisième personne, entre le verbe à finale vocalique (mangea-t-il ?) ou terminé par e muet (mange-t-il ?) et le pronom il un t est apparu à partir du XVe siècle sous l’influence des verbes de groupes 2 et 3 (finit-il). Il est logiquement absent dans notre texte.
3. Un cas problématique : vers 35 : Interrogation apparente (ou rhétorique) ou interrogation totale sans inversion marquée par l’intonation ?
Ch’est une beste qui recane ? v. 35.
Question sans réponse exprimée dans le texte, qui présente l’ordre sujet-verbe, sans inversion du sujet. L’interrogation peut être marquée par l’intonation à l’oral. La syntaxe ici est la même que celle d’une affirmation : l’éditeur marque un point d’interrogation et fait le choix d’une interrogative.
L’absence de réponse inscrite dans le texte, étant donné qu’il s’agit de théâtre, autorise à présenter deux hypothèses :
- Interrogation totale sans inversion, marquée par l’intonation, ce qui est peu fréquent en ancien français. On suppose dans ce cas que le locuteur attend une réponse, qui ne vient pas.
- Interrogation apparente. Le locuteur n’attend pas de réponse. Celle-ci est évidente.
4. Les réponses
- pas de réponse à la question du v. 38
- négative : Non, mais boine char v. 50 ; non v. 41
- positive : oie v. 27
- j’en vi ier trois v. 36
Dans trois cas les réponses exprimées se présentent sous la forme des adverbes non et oie.
Non adverbe de négation, prédicatif. Non fait phrase. La dénégation se fait ici sans reprise du verbe de la question, sans verbe vicaire faire, et sans expression du pronom. Au XIIIe siècle cette expression de non seul est encore relativement rare (Buridant, §596,c). Non est suivi d’un groupe introduit par mais rectificatif au v. 50.
La réponse positive du v. 27 se fait grâce à oie, sans reprise du verbe. La forme oie est l’agglutination de o je, qui associe la particule o (tirée du démonstratif latin hoc), et le pronom personnel je, au CS. Oie fonctionne comme mot-phrase On notera que la forme concurrente, la forme figée oïl qui va s’imposer sous la forme oui, aurait pu être utilisée, mais que le texte ici préfère la forme dépendante de l’allocutaire (formulation conservatrice).
Cas particulier : Les v. 36-37 (j’en vi ier trois…), du fait de la reprise du verbe veoir, se comprend comme une réponse à la question des vers 33-34 (interrogation totale): le verbe est repris par Marion pour plus de clarté. Cependant c’est une réponse sans particule affirmative, qui correspondrait plutôt à une interrogation partielle portant sur le nombre. Ce type de réponse affirmative sans particule, sans verbe vicaire, avec reprise du verbe de la question et introduisant un nouveau complément est en effet rare pour les interrogations totales (elle correspond plutôt à la syntaxe des réponses aux interrogations partielles): cette syntaxe se trouve parfois dans les cas d’interrogation totale, avec avoir et estre, mais pas avec veoir.
- Interrogation partielle Quele beste est che seur vos main ? v. 48 Et ou alés vous ? v. 52.
Interrogation partielle portant sur l’attribut quele beste (v. 48) dans la locution présentative et sur le lieu v. 52. Les struments sont le pronom interrogatif ou et le déterminant quele. Le verbe est en deuxième place, le sujet est inversé. L’intonation à l’oral peut être montante et l’édition présente un ?
La réponse :
v. 49 Ch’est uns faucons. Cette réponse reprend le sujet et le verbe, dans l’ordre sujetverbe, et ajoute l’information demandée, l’attribut, qui estau cas sujet.
v. 53 En riviere. La réponse consiste simplement en la mention du complément de lieu sur lequel la question porte, le reste (verbe et sujet) est sous-entendu et peut être restitué. Reprise du constituant de la phrase sur lequel porte la question partielle (ou ?).
Conclusion : Le texte est un dialogue théâtral fondé sur un quiproquo : d’où la souplesse de la modalité interrogative, qui dans l’ensemble reflète les usages du XIIIe siècle. On notera que le texte mentionne les sujets postposés pronominaux qui pourraient être omis et en cela a une syntaxe moderne. Il ne présente en revanche pas les formulations du type cele demoiselle est elle ?… qui peuvent se trouver à partir du XIIIe siècle et qui se sont imposées en français moderne.
Comparaison avec le français moderne :
- Nul est moins systématiquement employé en contexte interrogatif en français moderne. On peut certes dire avez-vous vu nul homme à lui pareil ? Mais cette expression est recherchée, littéraire (or ici, même si c’est le chevalier et non Marion qui parle, on est dans le registre courant). L’usage de nul en contexte négatif est plus systématique en français moderne.
- quans et la locution associée ont disparu, quant est remplacé par combien déjà usité en ancien français.
- Les réponses affirmatives aux interrogations totales n’autorisent plus de variations morphologiques de la particule (qui ne peut plus prendre que la forme oui). -La place du verbe à l’initiale dans les interrogations totales, qui reste possible en français moderne, a tendance à être remplacée par des formulations en « est-ce que » qui permettent de retrouver l’ordre verbe-sujet. Cette formulation, présente au XVe siècle, se généralise au XVIe et au XVIIe s.
5 . Lexique
La question proposait aux candidats d’expliquer l’histoire de deux substantifs qui ont donné lieu à des évolutions de sens importantes dans l’histoire du français : sire et char/chair. L’un comme l’autre, très représentés dans le corpus, présentait en outre des effets de contextualisation intéressants dans l’extrait proposé. (2 points par mot)
Sire
Origine
Sire est en ancien français le cas sujet d’un substantif à deux bases, sire/seigneur, issu du comparatif latin de l’adjectif senex, qui signifie « âgé ».
En latin classique, l’emploi de l’adjectif fait l’objet d’un élargissement de sens : lorsqu’il confronte deux individus ou groupes d’individus, il dénote souvent moins l’âge que le respect et repose sur la notion de supériorité, dans le cadre d’une évaluation relationnelle.
En latin médiéval, le senior est utilisé substantivé dans le vocabulaire politique, pour faire référence aux grands propriétaires terriens de la société féodale ; dans la langue religieuse, il renvoye au Christ.
En ancien français
Le mot est très important dans la langue du Moyen Âge et dans la société médiévale. La notion qui domine dans tous ses emplois est celle de supériorité, d’un rapport de dominant à dominé, dont les effets de sens varient en fonction de son contexte d’emploi, que le candidat pouvait ici détaillé en quatre points, en fonction des domaines d’emploi :
- Acceptation féodale : le seigneur est le représentant du pouvoir et de l’autorité laïcs dans la société féodale : il est détenteur de terres qu’il administre, et exerce son autorité sur l’ensemble des vassaux dont il est le suzerain, au sein d’une organisation de type pyramidal. La relation du seigneur à son vassal est une relation de réciprocité dans le système féodal : par l’hommage, le vassal se reconnaît l’homme de son seigneur, auquel il doit l’aide et le conseil (auxilium et consilium) ; en échange de sa fidélité, le seigneur lui assure sa protection et sa subsistance (il peut lui octroyer un fief, qui lui donne le statut de seigneur)
- Par déplacement analogique, dans la langue religieuse : dans la langue chrétienne, dont les représentations sont calquées sur le modèle féodal, sire tient lieu de traduction pour dominus
- De la structure féodale à la structure familiale : sire/seigneur peut désigner le « maître », le « mari », dans l’espace familial.
- Par extension :
- « seigneur », « maître » (par rapport aux humains ou aux animaux).
- En apostrophe, le substantif est utilisé comme terme d’adresse pour marquer le respect par le locuteur de son interlocuteur. En ce sens, il est l’équivalent masculin de « dame »
Les candidats étaient invités à commenter le sens contextuel des occurrences de sire dans le fragment proposé, pour rendre compte à la fois des emplois du substantif en apostrophe, particulièrement nombreux dans un texte dramatique, et de l’emploi spécifique du mot dans le dialogue proposé, au début du Jeu. Deux commentaires pouvaient donner lieu à des développements :
- Les deux personnages se rencontrent dans cette scène pour la première fois. Le chevalier engage la conversation avec Marion, qui s’efforce poliment de répondre à toutes ses questions. En apostrophe, « sire », parfois renforcé par l’épithète « biaus » (v. 20), accompagne presque toutes les réponses, mettant en valeur la situation d’interlocution propre au jeu dramatique. Dans la pièce comme dans l’ensemble du corpus théâtral, « sire » en apostrophe est récurrent comme terme d’adresse, quel que soit le statut social des interlocuteurs.
- Mais dans le passage, le dialogue s’inscrit aussi dans un cadre formalisé, emprunté à la pastourelle (v. 14, 20, 27, 41, 47) : il confronte un chevalier et une bergère, d’emblée figurés dans une position sociale stéréotypée, sur laquelle joue Adam de la Halle en envisageant, dans l’extrait, ses conséquences linguistiques (les deux personnages appartiennent à deux univers de référence différents) : l’apostrophe récurrente rend insistante la position de supériorité du chevalier sur la bergère, position qui fera l’objet d’un renversement dans la suite du jeu.
- Dans l’épisode du jeu « Rois et reines », notamment, auquel se livrent les paysans de Robin et Marion, c’est ce travestissement des identités qui réactive la dénotation hiérarchique de « sire/seigneur » pour faire référence au roi, « primus inter pares » au sommet de la hiérarchie féodale.
- Les paradigmes morphologique et sémantique du substantif étaient très simples et demandaient peu de développements :
- Paradigme morphologique :
Il s’agit dans tous les cas de termes relevant de la société féodale et du système politique qui en découle :
-Seigneurie : (sens abstrait) « autorité du seigneur ».
-Seigneurial (adjectif dérivant de seigneur)
-Seigneuriage (« droit du seigneur »)
- Paradigme sémantique :
- suzerain
- pour les saints : preudom, saint
- espous, mari, ber/baron
- maistre
Evolution du mot
Avec la disparition de la déclinaison, chaque forme fait l'objet d'une évolution sémantique distincte, caractérisée par des restrictions de sens. En parallèle, se développent les emplois de sieur et de son dérivé monsieur.
-Sire fait l’objet d’une restriction de sens : au sg, il n’est quasiment plus utilisé que pour Dieu ou, en apostrophe, pour le roi.
Senti comme archaïque à l’époque classique, le sens féodal ne subsiste plus que dans l’expression dépréciative « triste sire », qui désigne métaphoriquement un individu au comportement peu recommandable.
-Seigneur :
- Le terme garde son sens ancien dans la langue religieuse et désigne Dieu ou le Christ. - dans la langue politique, le substantif suit les évolutions du système d’Ancien Régime, qui, de féodal, devient centralisé autour de la figure monarchique : jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, leseigneur est un gentilhomme, ou un personnage de haut rang.
Monseigneur, au XVIIe siècle, désigne le fils aîné du roi, à savoir le Dauphin, et, par extension, s’applique aux hauts dignitaires du royaume (princes, ducs, archevêques, maréchaux). On le conserve aujourd’hui pour les évêques.
- Aujourd’hui, seigneur garde essentiellement sa valeur historique (équivalent du suzerain dans le couple seigneur/vassal), ou sa valeur religieuse. Par métaphore, il peut désigner un personnage puissant ( comme dans l’expression « seigneur de la guerre »).
-Sieur (qui est la forme réduite de seigneur) : au XVIIe siècle, prend une valeur honorifique, avant d’être employé dans le discours juridique (le sieur untel) ou dans un sens dépréciatif.
-Monsieur(né de la soudure du possessif mon sur sieur, d’après le modèle de seigneur monseigneur, reste très vivant) : il désigne au XVIe siècle le « maître de maison » (celui qui a l’autorité sur les domestiques), puis, au XVIIe siècle, devient le titre de frère du roi ou de l’évêque d’une ville ; à cette époque, on l’utilise aussi de plus en plus souvent comme terme d’adresse pour un supérieur hiérarchique. Par la suite, il se généralise encore et on l’emploie aujourd’hui indifféremment pour s’adresser à toute personne de sexe masculin (mais l’ancien trait sémantique subsiste encore : les expressions « c’est un monsieur », c’est un grand monsieur » marquent respectivement le statut social et l’admiration) .
Char/chair < caro/carnis
Origine
Le substantif latin caro, carnis, admet dès l’époque classique un sens propre et un sens figuré :
- au sens propre, caro renvoie à la chair des animaux, au muscle, c’est-à-dire au sens moderne de « viande ». Il peut également renvoyer à la chair d’un fruit, à sa pulpe.
- au sens figuré, dans la langue philosophique, la chair désigne le corps humain, par opposition à l’esprit, chez Sénèque par exemple. Cette opposition se charge de nouvelles connotations en latin chrétien : caro renvoie à la nature humaine en tant qu’elle est incarnée, et par extension au monde d’ici-bas. Les connotations n’en sont pas systématiquement négatives (caro peut par métonymie désigner le Dieu incarné dans le christianisme => Cette polarité organise le sémantisme de chair en français.
En ancien français
1) dans le vocabulaire renvoyant à l’alimentation (viande, vitaille, en ancien français), char désigne d’abord la chair comestible des animaux, notamment des animaux à sang chaud, interdits par l’Eglise en certaines occasions : « char » s’oppose alors à « poisson ».
2) contrairement à l’hyperonyme « viande », chair peut désigner métonymiquement l’être humain :
- acception physique : char renvoie au corps humain. On voit apparaître des 1080 des expressions comme « homme de char » pour désigner un être humain vivant. Dès le 12e siècle, par spécialisation, char peut renvoyer à la couleur de la peau, au « teint ».
- acception figurée : char fait référence à des liens de consanguinité, sous l’influence de l’expression « char de ma char », qui est un écho de la Genèse et exprime un lien de parenté.
3) dans la continuité du latin ecclésiastique, char s’oppose à esprit ou à âme, comme ce qui est terrestre et corruptible par opposition à l’âme éternelle. Dans cette opposition, le substantif prend des connotations dévalorisantes renvoyant à la condition terrestre de l’homme. La chair est notamment associée au péché de luxure. Ces connotations apparaissent particulièrement dans le paradigme morphologique de char, en particulier.
Sens contextuel :
- char sert à désigner le régime alimentaire du faucon, attribut animal du chevalier qui part à la chasse, et dont Marion ignore les habitudes : la « char » renvoie à toute viande animale comestible - l’oiseau de proie est carnivore.
- dans la réponse du chevalier, le substantif, qualifié par l’épithète « boine », est chargé d’une connotation positive qui reflète le point de vue subjectif du locuteur : dans l’univers de référence du chevalier, la « char » est aussi l’alimentation privilégiée, par opposition au « pain », base de l’alimentation paysanne, spontanément suggéré par Marion.
Paradigmes :
- Paradigme- morphologique :
charnu, décharné, charnel, acharnement, s’acharner, charnage, carnaval
- Paradigme sémantique :
- viande, vitaille
- corps, teint ; llignage, parage , sang
- corps, luxure
Evolution du mot :
chair succède à char, en moyen français (hésitation de la prononciation de ar/er- devant consonne)
- La collision phonétique chair/chère (< cara) a contribué à faire disparaître le sens 1/ au profit de « viande », sauf dans des expressions comme « chair à pâté », « chair à saucisse », la chair du poisson
Les deux autres sens sont très vivants :
- chair s’est donc spécialisé pour ne renvoyer qu’à la chair de l’homme (cf « de chair et d’os », « chair humaine », « être bien en chair »), et prend diverses connotations selon les emplois :
- la chair renvoie à la surface du corps, envisagé comme un volume, notamment au pl., les chairs
- dans la langue picturale, notamment, « chair » désigne les parties du corps humain représentées nues.
- par analogie, « chair » renvoie à une couleur
3. Chair s’oppose toujours à esprit dans un contexte religieux ou philosophique. Il renvoie notamment à l’amour physique et à l’instinct sexuel (« la chair est faible », « la chair est triste », « péché de chair », « acte de chair »)
Les composés et dérives modernes sont très nombreux, construits sur la base latine ou sur la base moderne du substantif : incarnation, s’incarner, carnation, carnivore, carné, desincarner, carnaval etc.